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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX   MONDES 


L1X«    ANNÉE.     —    TROISIÈME     PÉRIODE 


TOME   XCVI.    —    1"   NONEMBRE    1889. 


Paris.  —  Maison  Quantin,  L.-Henrj-  Mny,  directeur,  7,  nie  Saint-Benoit. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LIX*    ANNEE.     —    TROISIEME     PERIODE 


TOME  QUATEE-YINGT-SEIZIÈME 


PARIS 


BUREAU    DE    LA    REVUE    DES    DEUX    MONDES 

RUE      DE      l'université,      15 

1889 


AP 

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pe  r.  9, 


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IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON 


DEUXIÈME     PARTIE     (1) 


VI. 

Il  n'y  avait  point  eu  de  réplique  à  la  sortie  de  M"^®  de  Laverdun. 
Le  comte,  visiblement  troublé,  et,  sans  doute,  ébranlé  aussi  par  ces 
accens  d'un  orgueil  audacieux,  mais,  en  même  temps,  d'une  sincérité 
peu  suspecte  dans  sa  véhémence  même,  s'était  retiré,  muet  et  morne. 
—  En  quittant  l'appartement  de  sa  femme,  il  avait  rencontré  sa  fille, 
qui,  bien  que  prévenue  par  un  valet  de  la  longue  durée  probable  de 
l'absence  de  la  comtesse,  s'était  inquiétée  à  la  fin  et  venait  aux  infor- 
mations... Alors,  entre  Béatrix  et  son  père  (qu'elle  n'avait  pas  revu 
depuis  de  longues  années),  une  scène  de  reconnaissance  avait  eu 
lieu,  singulière  et  émouvante,  malgré  sa  brièveté. 

—  Gomment  !  avait  dit  la  jeune  fille,  vous,  mon  père  !..  Vous  êtes 
ici,  et  personne  ne  me  prévient! 

—  Ma  chère  petite,  je  ne  fais  que  passer...  Mais,  croyez-le,  je 
n'attendais,  pour  vous  embrasser,  que  de  vous  savoir  seule. 

—  Et...  vous  ne  restez  pas?  pas  même  un  jour,  pas  même  une 
soirée  ? 

—  Je  ne  puis,  hélas!..  Vous  savez...  Mes  voyages,  auxquels  je 
m'efforce  de  donner  une  utiUté  ou  un  but  scientifique... 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  octobre. 


6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Ah!..  Vous  ne  nous  aimez  guère! 

M.  de  Laverdun  avait  saisi  les  mains  de  sa  fille  en  un  mouve- 
ment de  repentir  ou  de  honte. 

—  Si,  si!..  Beaucoup...  Et  je  reviendrai  bientôt.  Au  revoir,  chrre 
enfant  ! 

Le  soir  mémo,  la  comtesse  avait  reçu  une  lettre  de  son  mari, 
lettre  portant  l'en-tétc  d'un  des  grands  cercles  de  Paris. 

((  Je  ne  puis  revenir,  disait  cette  lettre,  sur  les  résolutions  dont 
je  vous  ai  lait  part.  Mais  je  désire,  par-dessus  tout,  éviter  l'appa- 
rence même  du  scandale  et  vous  épargner  une  humiliante  extré- 
mité. En  conséquence,  je  vous  donne  le  temps  nécessaire  pour 
rompre  décemment  le  projet  de  mariage  que  je  réprouve  et  auquel 
je  refuserai  toujours  mon  consentement.  Faites  pour  le  mieux  :  vous 
avez  un  an  devant  vous.  Si,  dans  un  an,  je  n'ai  pas  la  preuve  que 
vous  vous  êtes  dégagée  de  toute  promesse  envers  les  Montignnn, 
je  vous  dicterai  mes  volontés  à  l'égard  de  Béatrix.  —  Quant  à  vous 
croire  sur  parole,  je  le  voudrais.  J'ajoute  que  je  le  pourrais  presque, 
aujourd'hui  que  ma  tendresse  est  éteinte  et  mon  cœur  apaisé.  Mais 
cela  suffirait-il  ?  Soyez  juge.  Et,  si  vous  acquérez  la  conviction  que 
chacun,  autour  de  vous,  est  complice  de  mon  scepticisme  et  vous 
injurie  du  même  doute,  essayez  de  passer  outre.  Vous  reconnaîtrez 
que  c'est  impossible. 

'(  Je  retourne  à  Laverdun  ,  renonçant  provisoirement  à  mes 
courses  lointaines.  Vous  me  reverrez  donc  avant  peu.  A  bientôt! 

«  Laverdun.  » 

La  comtesse  n'eut  pas  besoin  de  méditer  longtiement  pour  com- 
prendre la  situation  qui  lui  était  faite.  Il  lui  fallait,  ou  emporter  la 
place  de  haute  lutte ,  ou  temporiser.  C'est  à  ce  dernier  parti 
qu'elle  s'arrêta  :  elle  était  femme.  Et,  en  outre,  elle  n'avait  plus  sa 
belle  sécurité  d'autrefois  quant  au  prestige  de  son  impeccabilité  : 
son  mari,  venant  après  M.  de  Montignan,  avait  achevé  d'ébranler 
sa  foi  aux  déférences  de  jugement  dont  elle  s'était  crue  le  plus 
assurée. 

Sa  confiance  en  elle-même  et  sa  croyance  aux  respects  d'autruî 
avaient  ])u  longtemps  l'aveugler,  et  d'autant  mieux  que  son  mari 
ne  l'avait  ouvertement,  jusqu'à  ce  jour,  insultée  d'aucun  doute; 
mais,  si  empoité  que  se  fût  montré  son  orgueil,  il  n'avait  pu  lui 
faire  illusion  davantage,  à  la  lumière  brutale  et  crue  dont  s'était 
éclairée  soudain  sa  méprise. 

Elle  put,  au  reste,  acquérir,  dès  le  lendemain  même  de  la  visite 
de  M.  de  Laverdun,  une  certitude  à  peu  près  inverse  de  celle  (jui 
avait,  si  longtemps,  fait  sa  force  ou  son  insouciance.  —  Sa  plus 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  7 

intime  amie,  la  marquise  de  Gastreville,  vint  la  voir  à  l'heure  habi- 
tuelle. 

Demeurant  dans  le  voisinage  et  obéissant,  non-seulement  à  une 
réelle  attraction  sympathique,  mais  à  ce  besoin  un  peu  servile, 
qu'on  éprouve  dans  tous  les  milieux,  de  se  frotter  souvent  à  plus 
riche  que  soi,  M"^  de  Gastreville  ne  se  déshabituait  point  d'entrer, 
presque  chaque  jour,  chez  la  comtesse.  Elle  continuait  de  goûter 
ces  visites  fréquentes,  même  depuis  que  les  rêves  de  son  ambition 
maternelle  s'en  étaient  allés  à  vau-l'eau.  —  En  voyant  paraître  cette 
amie  fidèle,  la  mère  de  Béatrix  éprouva  incontinent  la  tentation  de 
se  livrer  à  une  expérience  instructive. 

—  Imaginez-vous,  dit-elle,  ma  chère  amie,  que,  pour  la  première 
fois  de  ma  vie,  j'attends  M.  de  Montignan. 

Sous  ses  bandeaux  ondulés  et  légèrement  grisonnans,  la  marquise 
de  Gastreville  sourit  avec  une  ironie  discrète. 

—  Gomment  entendez-vous  cela?  demanda-t-elle. 

Et,  tandis  qu'elle  posait  sa  question,  son  bienveillant  visage  expri- 
mait une  affectueuse,  mais  tant  soit  peu  narquoise  surprise. 

—  Mais...  je  veux  dire,  tout  naturellement,  que  c'est  la  première 
fois  qu'il  se  fait  attendre. 

—  A  la  bonne  heure  ! 

—  Pourquoi  dites-vous  :  A  la  bonne  heure? 

—  Dame  !  il  me  semble  que  tout  autre  sens  que  celui  auquel  vous 
me  conseillez  vous-même  de  m'arrêter  eût  été  énigmatique,  la  pré- 
sence de  M.  'de  Montignan  n'étant  pas  précisément  rare  chez  vous. 

—  Et  à  quoi  attribuez-vous  la  fréquence  de  ses  visites? 

—  Mais...  au  plaisir  que  vous  trouvez  à  les  recevoir,  simplement. 

—  Et  cela  ne  vous  a  jamais  choquée? 

—  Moi?..  Oh!  Dieu!  non.  Vous  êtes  veuve,  ma  chère  amie,  ou 
c'est  tout  comme,  et,  par  conséquent,  bien  libre... 

—  Là,  franchement,  vous  qui  me  connaissez  depuis  si  longtemps 
et  qui  m'aimez  un  peu,  je  pense,  pour  qui  me  prenez-vous? 

M"^®  de  Gastreville  leva  les  yeux  vers  son  amie,  avec  une  espèce 
d'inquiétude.  Et,  de  fait,  par  l'amertume  de  son  accent,  comme  par 
le  tour  sarcastique  de  sa  question,  M^'^dc  Laverdun  avait  pu,  à  bon 
droit,  faire  naître  quelque  perplexité  dans  l'esprit  de  son  interlocu- 
trice. 

—  Pour  qui  je  vous  prends?  Vous  voulez  rire !. .  Mais  pour  la  plus 
charmante... 

—  Ah!  non,  ce  n'est  pas  cela  que  je  vous  demande,  ma  bonne 
amie...  Me  prenez-vous  pour  une  femme  vertueuse? 

—  Certes!..  Autant  qu'il  est  possible. 

—  Ge  n'est  guère!  fit  la  comtesse  avec  une  moue  blessée. 
Puis,  se  redressant  : 


8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Enfin,  pour  vous  et  pour  tout  le  monde,  il  est  évident  que... 
je  n'aurais  plus  grand'chose  à  refuser  à  M.  de  Montignan,  s'il  s'avi- 
sait encore  de  me  demander  quelque  chose,  n'est-ce  pas? 

—  Est-ce  mon  opinion  ou  celle  du  monde  que  vous  désirez  con- 
naître? 

—  L'une  et  l'autre. 

M*"®  de  Castreville,  ayant  regardé  son  amie,  n'hésita  plus. 

—  La  mienne,  dit-elle,  c'est  que  vous  ne  vous  êtes  pas  assez 
préoccupée  de  celle  des  autres. 

—  Ce  qui,  au  juste,  signifie?  demanda  encore  la  comtesse  en 
insistant. 

—  Cela  signifie  que  l'orgueil,  selon  moi,  fortifié  par  l'ennui,  a  pu 
vous  aveugler,  mais  non  vous  perdre...  En  d'autres  termes,  je  vous 
crois  parfaitement  innocente,  mais  peu  de  gens  pensent  comme  moi. 

—  Merci!  dit  simplement  M""^  de  Laverdun. 

Là-dessus,  elle  laissa  tomber  la  conversation  et  suivit  le  cours 
de  ses  réflexions  jusqu'au  moment  où  M.  de  Montignan,  —  qui 
n'avait  point  assisté  à  la  réception  diurne  de  M'^*"  liéatrix  et  qui  ne 
savait  rien  de  la  visite  que  le  comte  avait  faite  à  sa  femme, —  ^int, 
sans  arrière-pensée,  satisfaire  la  plus  chère  de  ses  habitudes. 

Comme  la  marquise  de  Castreville  était  partie  depuis  longtemps, 
la  mère  de  Béatrix  n'eut  point  à  se  contraindre.  Elle  exhala  libre- 
ment sa  plainte. 

—  Hélas  !  fit  le  père  de  Régis  en  hochant  la  tête  d'un  air  sincè- 
rement contrit.  C'est  ma  faute...  Et  j'aurais  dû  prévoir...  non  pas 
la  visite  de  votre  mari,  ni  même  son  mauvais  vouloir  irréductible, 
car  je  n'ai  jamais  su  très  clairement  que  sa  jalousie  me  fît  l'hon- 
neur de  viseï-  ma  personne,  à  l'exclusion  de  tous  autres  fervcns... 
mais  j'aurais  dû  prévoir  les  jugemens  téméraires  et  la  calomnieuse 
indulgence  du  monde  à  votre  égard...  Que  décidez-vous? 

—  Je  ne  céderai  point. 

—  Mais,  si  M.  de  Laverdun  ne  cède  pas  non  plus? 

—  J'irai,  au  besoin,  jusqu'au  scandale.  Je  me  séparerai  de  mon 
mari  avec  éclat. 

—  Prenez  gaide ! 

—  Qu'ai-je  à  redouter,  après  tout?..  Mais  il  sera  toujours  temps 
d'en  venir  là.  Et  j'essaierai  d'abord  d'un  atermoiement. 

—  Bravo!  Voilà  qui  est  beaucoup  plus  sage...  Nos  enfans  sont 
encore  très  jeunes  ;  et,  même  après  ce  que  nous  leur  avons  dit, 
ils  peuvent  attendre.  En  quelques  années,  voire  en  quelques  mois, 
il  se  passe  bien  des  choses. 

—  La  difficulté,  fit  observer  M""*"  de  Laverdun,  c'est,  non  pas 
tant  de  leur  faire  prendre  patience  que  de  leur  expliquer  la  pro- 
longation du  délai... 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALOX.  9 

—  Bah!  interrompit  M.  de  Montignan,  il  y  a  leur  âge,  d'abord... 
Et  puis,  en  ce  qui  concerne  Régis,  il  ne  sera  pas  si  difficile  de  trou- 
ver une  explication  plausible.  Mon  fils  sait  que  votre  mari  ne  m'aime 
pas,  s'il  ne  connaît  pas  bien  la  raison  de  cette  antipathie...  raison 
que  je  n'ai  aucune  envie  de  lui  révéler,  cela  va  de  soi. 

—  Alors,  vous  vous  chargez  de  lui  faire  accepter  l'idée  d'une 
attente  plus  ou  moins  longue? 

—  Parfaitement. 

—  Moi,  je  me  charge  d'imposer  à  ma  fille  la  résignation,  si  besoin 
est...  du  moins,  une  résignation  temporaire. 

—  A  merveille!..  Mais,  écoutez-moi ,  "ma  très  chère  amie...  Je 
désire  que  vous  gagniez  la  partie;  je  le  désire,  non-seulement  pour 
nos  enfans,  mais  pour  vous-même.  Et  je  voudrais  que  vous  sortis- 
siez de  ce  mauvais  pas,  absoute  et  grandie  aux  yeux  de  votre  mari, 
comme  vous  le  méritez.  Aussi  m'effacerai-je  autant  qu'il  vous  plaira. . . 
fût-ce  complètement  et  pour  jamais,  s'il  le  faut. 

—  Non,  non,  mon  ami.  Je  ne  renierai  rien  ni  personne.  Car,  si  je 
prétends  à  la  victoire,  c'est  que  j'ai  le  bon  droit  de  mon  côté.  Et 
ma  maladresse  égalerait  ma  lâcheté  si,  voulant  obtenir  un  triomphe 
ou,  à  tout  le  moins,  les  honneurs  de  la  guerre,  je  commençais  par 
baisser  pavillon...  Continuez-moi  votre  amitié  et  vos  visites,  comme 
si  de  rien  n'était,  et  ne  vous  tourmentez  point. 

Peut-être  sa  quiétude  était-elle  affectée.  En  tout  cas,  M.  de  Mon- 
tignan ne  désespéra  pas  du  résultat  final,  quand  il  vit  son  amie 
aussi  calme  que  résolue,  après  une  courte  crise  de  révolte  et  d'em- 
portement. 

Mais,  de  la  part  de  son  fils,  il  eut  à  soutenir  un  choc  qu'il  n'avait 
pas  pressenti.  —  Ayant  tenu  à  le  mettre  au  courant,  sans  tarder, 
des  termes  assez  peu  précis  où  devaient  s'enfermer  ses  espérances, 
il  le  vit  pâlir  plus  que  de  raison. 

—  Ah!  voilà,  pardieu!  bien  de  quoi  se  désoler!  T'avais-je  promis 
de  te  conduire  à  l'autel  sous  quinze  jours?  Ne  t'avais-je  pas  averti, 
n'avais-tu  pas  prévu  toi-même  qu'il  pourrait  survenir  quelque  ani- 
croche ? 

—  Oui,  répliqua  le  jeune  homme,  mais  nous  n'avions  prévu  ni 
l'un  ni  l'autre  que  le  vélo  de  M.  de  Laverdun  interviendrait,  si 
prompt  et  si  formel...  C'est  bien  moi,  ma  personne,  qu'il  repousse, 
et  qu'il  repousse  pour  toujours. 

—  Qui  te  dit  rien  de  pareil?..  Je  t'annonce,  honnêtement,  dès 
que  j'en  suis  informé,  que  le  père  de  Béatrix  met  des  bâtons  dans 
nos  roues.  Reste  à  savoir  ce  qui  cassera  d'abord,  des  roues  ou  des 
bâtons. 

—  Mais,  demanda  Régis  en  regardant  son  père  avec  une  invo- 


10  RE7UE    DES    DEUX    MONDES. 

lontaire  fixité,  pourriez-vous  m'afîirmer  que  l'on  ne  vous  a  pas  lait 
touclier  du  doif^t  quel((ue  infrunchissable  barrière? 

—  Que  veux-tu  dire?..  Car  ta  question  cache  une  arrière-pensée. 
Régis  balbutia  deux  ou  trois  paroles  inintelligibles.  Et  son  père, 

impatienté,  reprit  : 

—  Çà!  voyons,  finis-en...  Dis  ce  que  tu  sais,  si  tu  sais  quelque 
chose. 

Le  jeune  homme  alors  acheva  de  se  troubler.  —  Mais,  sous  l'œil 
impérieux,  presque  irrité  déjà,  dont  il  sentait  que  le  feu  et  la  colère 
allaient  bientôt  violer  sa  discrétion  et  mettre  à  nu  son  cœur,  il  pa- 
rut prendre  son  courage. 

—  Eh  bien!  mon  père,  voici  ce  que  j'ai  entendu... 

Après  une  courte  pause,  il  raconta  tout  d'un  trait  ce  qu'il  avait 
surpris  ou  cru  surprendre  du  secret  paternel. 

M.  de  Montignan  n'eut  qu'un  moment  d'hésitation. 

—  Ce  qu'on  a  dit  de  moi,  Régis,  de  moi  et  de  M""^  de  Laverdun, 
y  as- tu  ajouté  foi? 

—  J'ai  voulu  en  douter,  mon  père. 

Le  jeune  homme  courbait  la  tête,  dans  une  attitude  d'humilité 
et  de  confusion. 

—  Cela  signifie  que  tu  n'en  doutes  plus?..  Pourquoi?  De  quel 
droit,  s'il  te  plaît? 

Ayant  vainement  attendu  que  son  fils  lui  répondît,  il  reprit,  plus 
violent  : 

—  Tu  n'as  donc  rien  trouvé  d'invraisemblable  à  ces  honteux 
commérages?..  Allons!  réponds. 

—  M""^  de  Laverdun  a  dû  être  et  est  encore  si  belle  !  murmura 
Régis.  Et,  d'ailleurs,  ce  refus,  cette  opposition ,  cette  hostilité  de 
son  mari... 

—  Soit!  fit  M.  de  Montignan.  Il  n'a  pas  dû  te  paraître  invrai- 
semblable que  M"^®  de  Laverdun  ait  été  pour  moi  autre  chose  qu'une 
amie...  Mais,  si  j'ai  pu  songer  à  te  faire  épouser  sa  fille... 

—  Oh!  oui,  s'écria  Régis  en  interrompant  avec  élan,  voilà  bien 
ce  que  je  me  refusais  à  croire  ! 

—  Et,  maintenant?.. 

—  Je  n'attends  qu'une  parole  de  vous  pour  chasser  mon  dernier 
doute. 

Il  disait  vrai.  Jamais  il  n'avait  admis  que  son  père  se  fût  abaissé, — 
du  moins,  sans  quelque  mobile  impérieux  et  caché, —  jusqu'à  la  honte 
de  cette  combinaison  répugnante.  Mais,  d'autre  part,  il  avait  eu 
beau  faire,  rien  ne  l'avait  débarrassé  de  ses  importuns  soupçons. 
Son  père  était  resté  trop  jeune,  M'"'^  de  Laverdun  trop  belle  pour 
que  leur  intimité,  si  ancienne,  ne  parût  pas  suspecte.  Et  il  l'avait 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  11 

entendu  caractériser,  cette  intimité!  Et  il  avait  à  se  plaindre  d'une 
hostilité,  qui,  faute  d'une  telle  explication,  eût  été  peu  naturelle... 
Si  encore  M.  de  Monlignan  avait  eu  pour  son  amie  cette  sorte  d'in- 
dilïerence  poliment  aflectueuse  qui  naît  ordinairement  d'un  galant 
commerce  trop  prolongé,  la  foi  ou,  à  délaut,  le  respect  filial  l'eût 
emporté  peut-être  sur  la  vraisemblance.  Régis  avait  même  essayé 
de  se  persuader  que,  si  M""^  de  Laverdun  eût  été  la  maîtresse  de 
son  père,  quelques  traces  de  sa  chute  lussent  demeurées  visibles. 
Mais,  outre  qu'il  était  obligé  de  convenii',  à  part  lui,  que  ces 
choses-là  ne  laissent  généralement  pas  beaucoup  de  traces,  — 
témoin  ses  éphémères  amours  de  garnison,  dont  il  avait  gardé 
tout  juste  le  souvenu*  et  dont  il  n'était  pas  très  assure  de  recon- 
naître les  héroïnes,  le  cas  échéant,  —  certain  regard  admii-atif  et 
attendri,  qu'il  avait  surpris  au  passage,  lui  avait  donné  trop  à  pen- 
ser pour  qu'une  conviction  fâcheuse  ne  s'installât  point  dans  son 
esprit. 

Cependant,  un  mot  bien  net  et  bien  franc  de  son  père  devait  suf- 
fire à  triompher  de  toutes  ses  mauvaises  pensées.  —  Et  c'est  ce 
mot  qu'il  sollicitait,  qu'il  attendent. 

On  le  lui  fit  attendre.  Soit  que  M.  de  Montignan  fût  mécontent 
de  la  perspicacité  de  son  hls,  soit  qu'il  souffrît  dans  sa  vanité 
d'homme,  —  dans  celte  vanité  parfois  si  féroce,  —  d'avoir  à  con- 
fesser sa  défaite,  il  ne  se  pressait  pas  de  répondre.  Et  Régis,  dont 
le  front  et  le  regard  avaient  été  un  moment  tout  illuminés  pai*  l'es- 
poir, se  taisait  aussi,  redevenu  sombre  et  anxieux. 

A  la  fin,  le  cœur  du  père  et  la  déhcatesse  du  galant  homme  par- 
lèrent. 

—  S'il  ne  te  faut  que  la  garantie  de  ma  parole,  je  te  la  donne... 
Sur  mon  honneur,  entends-tu?  je  t'^itteste  que  M"''^de  Laverdun  n'a 
jamais  été  pour  moi  qu'une  amie,  des  plus  bienveillantes,  mais  des 
plus  respectables. 

Régis,  en  mi  transport  de  joie,  sauta  au  cou  de  son  père. 

—  Ah  !  s'écria-t-il,  le  reste  importe  peu  I  Quels  que  soient  les 
obstacles,  nous  en  viendrons  abouti 

—  J'y  compte  bien. 

La  semaine  suivante,  Béatrix  recevait  encore  ses  amis.  Et,  tout 
comme  à  la  réception  précédente,  le  jeune  prince  de  Poigny  se 
montrait  fort  empressé,  ce  qui  ne  laissa  pas  de  projeter  une  ombre 
nouvelle  sur  l'intime  contentement  de  Régis.  Mais  c'était  une  occa- 
sion pour  celui-ci  de  chercher  à  préciser  sa  situation  au  regard  de 
la  jeune  lille. 

Dans  le  salon  Louis  XV  qui  était  la  pièce  centrale  du  rez-de- 
chaussée,  quelques  rayons  de  soleil,  d'une  morne  et  douteuse  gaiié. 
luttaient  péniblement  d'éclat  avec  la  lueur  rougeoyante  du  brasier 


12  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'abritait  le  large  manteau  d'une  cheminée  de  marbre  blanc,  aux 
sculptures  rococo.  En  un  coin  sombre,  le  samovar  chantait  sur  son 
réchaud.  Et,  parmi  les  meubles  dorés,  à  travers  le  damas  cerise  et 
les  tapisseries  d'Aubusson,  allaient  et  venaient,  riant  ou  causant 
haut,  des  hommes  en  redingote,  des  femmes  et  des  jeunes  filles 
en  toilette  de  ville.  Une  joie  moderne  animait  ce  luxe  d'un  autre 
siècle,  se  reflétant  dans  les  glaces  festonnées  des  trumeaux,  sous 
les  guirlandes  et  au  milieu  des  entrelacs  fleuris. 

—  Et  ce  bal?  demanda  Triseuil;  aura-t-il  lieu,  décidément? 
Fringant  et  lustré,  le  jeune  comte  abordait  un  groupe  formé  par 

son  ami,  le  prince  de  Poigny,  que  la  duchesse  de  Losne  venait  de 
rejoindre.  M""  Suzanne  Dernier,  Béatrix  de  Laverdun  et  le  marquis 
de  Castreville. 

—  11  aura  lieu,  répondit  Béatrix;  et,  si  vous  voulez,  ce  sera  vous 
qui  conduirez  avec  moi  le  cotillon. 

—  Je  ne  réclame  pas,  dit  Poigny,  parce  que  Triseuil  est  mon 
ami,  et  que,  d'ailleurs,  il  fait  autorité  en  la  matière...  Mais  il  me 
semblait,  mademoiselle,  vous  avoir  parlé,  le  premier,  de  ce  bal  et 
de  ce  cotillon. 

—  Bah  !  fit  M""®  de  Losne  en  intervenant  avec  sa  rondeur  habi- 
tuelle, tu  renonces  à  tes  droits?  Tu  es  d'humeur  bénévole,  vrai- 
ment !  Et,  à  ta  place... 

Triseuil  avait  souri  en  regardant  son  ami  d'un  air  de  complai- 
sance. 

—  Servez-nous  d'arbitre,  madame,  interrompit-il. 

—  Je  ne  peux  pas,  mon  cher  enfant.  Je  viens  de  faire  connaître 
mon  opinion. 

—  N'importe!  Je  m'inclinerai  devant  votre  sentence...  si  made- 
moiselle est  disposée  à  la  ratifier. 

Pendant  ce  dialogue,  Béatrix  se  montrait  assez  embarrassée  entre 
les  deux  compétiteurs  à  qui  son  étourderie  de  débutante  avait  con- 
féré des  droits  égaux.  Mais,  en  cet  instant,  Bégis,  qui  s'était  rap- 
proché, intervint  à  son  tour. 

—  Eh  bien  !  fit-il  avec  aplomb,  au  risque  de  compliquer  encore 
votre  situation,  mademoiselle  Béatrix,  j'oserai  vous  rappeler  que 
c'est  à  moi  que  vous  avez  parlé  d'abord  de  danser  ensemble  ce  pre- 
mier cotillon. 

Son  regard  disait  clairement  à  la  jeune  fdle  qu'il  désirait  qu'elle 
parût  d'intelligence  avec  lui. 

—  C'est  vrai,  murmura  Béatrix.  J'avais  encore  oublié  cela! 

—  Le  troisième  larron  !  grommela  la  duchesse.  Mais,  bah  !  ce 
bal  ne  sera  pas  l'unique  manilcstalion  de  votre  activité,  je  pense. 
Et,  la  prochaine  fois...  A  propos,  est-ce  là  vraiment  tout  ce  que 
vous  a  suggéré  l'esprit  d'innovation  dont  vous  vous  réclamiez  l'autre 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  13 

jour?  Un  bal  d"habits  de  couleur!..  Ah!  j'ai  grand'peur,  mes  pau- 
vres amis,  que  vous  ne  fassiez  l'analogue  de  ce  que  firent  naguère 
les  royalistes...  et  le  roi.  Ayant  à  restaurer  la  monarchie,  ils  com- 
mandèrent les  voitures,  pour  l'entrée  dans  Paris...  Et  voilà  la  seule 
besogne  qu'ils  aient  pu  brasser  ensemble!..  Enfin,  vous  nous  mon- 
trerez du  moins  vos  habits,  tandis  qu'ils  ne  nous  ont  même  pas 
montré  leurs  voitures. 

Contente  de  sa  boutade,  elle  allait  s'éloigner  lorsque  le  marquis 
de  Gastreville,  souriant  dans  sa  moustache  ébouriffée,  dit  avec  une 
évidente  intention  de  méchanceté  : 

—  Le  cotillon,  depuis  qu'on  l'a  si  abominablement  compliqué, 
est  bien  difficile  à  conduire.  Je  ne  m'en  chargerais  pas,  moi,  un 
vétéran.  Mais  la  jeunesse  ne  doute  de  rien...  Il  est  vrai  que  la  danse 
m'a  toujours  assommé  et  qu'elle  amuse  les  jeunes  gens...  du  moins, 
ceux  d'aujourd'hui,  paraît-il.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  doute  que  l'on 
puisse  se  tirer  d'affaire  par  la  bonne  volonté,  le  goût  de  la  danse... 
et  l'aplomb. 

—  Est-ce  pour  moi  que  vous  dites  cela,  monsieur  de  Gastreville  ? 
—  demanda  Triseuil  d'un  air  moitié  figue,  moitié  raisin. 

Et,  tout  doucement,  le  sang  lui  montait  aux  joues  et  jusqu'au 
front,  colorant  en  rose  vil  sa  peau  d'homme  blond  bien  portant. 

—  Pour  vous?  fit  Gastreville  d'un  air  aimable.  Oh!  non  pas, 
monsieur  de  Triseuil.  On  sait  de  reste  que  vous  pourriez  vous  ap- 
proprier, à  la  seule  condition  de  la  transposer  dans  un  genre  moins 
héroïque,  la  réponse  du  Gid  :  a  Je  suis  jeune,  il  est  vrai...  » 

—  Avec  ou  sans  transposition,  monsieur,  interrompit  Fiégis,  il 
y  a  des  jeunes  gens  de  mon  âge...  et  de  ma  connaissance  qui  ne 
se  gêneraient  pas  pour  répondre  ainsi,  ou  à  peu  près,  à  quiconque 
se  permettrait  de  vouloir  leur  faire  la  leçon. 

Lui,  il  n'avait  pas  rougi  de  colère,  mais  il  avait  pâli.  Suzanne 
Bernier,  qui  l'observait,  lui  prit  la  main  et,  l'entraînant,  fit  signe  à 
Béatrix  de  les  rejoindre. 

Lorsque  celle-ci  eut  déféré  à  l'invitation,  la  gentille  personne 
prononça  d'un  ton  doctoral  : 

—  Vous  êtes  bien  imprudens  :  vous,  d'oublier  vos  promesses 
de  danse;  et  vous,  de  vous  souvenir  de  celles  qui  vous  ont  été 
faites. 

—  Que  voulez-vous  dire,  Suzanne?  demanda  Béatrix  intriguée. 

—  Je  veux  dire  qu'un  cotillon  à  conduire  est  chose  grave. 

Elle  raillait  insensiblement,  comme  elle  avait  coutume,  avec  son 
sourire  doux  et  sa  mine  virginale, 

—  Si  grave,  reprit-cllc,  qu'il  eût  été  sage  de  laisser  ce  soin  à 
M.  de  Triseuil,  un  jeune  maître,  un  génie  précoce. 

—  Mais,  murmura  Béatrix,  je  ne  me  souvenais  pas... 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  affaire  à  vous...  En  tout  cas,  la  question  me  semble,  à 
présent,  tranchée  en  faveur  de  M.  de  Montignan. 

Aj)rr's  s'être  assurée  d'un  coup  d'(eil  que  l'on  ne  paraissait  plus, 
en  eiïet,  s'occuper  du  conflit  dans  le  camp  adverse,  elle  ajouta  : 

—  Je  me  permettrai  seulement  de  vous  offrir  les  conseils  d'une 
personne  qui,  naguère,  était  experte  en  la  matière  et  qui  n'a  pas 
dû  tout  oublier. 

—  Votre  sœur  ? 

—  Précisément.  Venez  nous  voir,  vous,  Béatrix,  et  vous,  mon- 
sieur. Je  ne  doute  pas  que  les  avis  de  Marie-Louise  ne  vous  soient 
extrêmement  profitables,  à  tous  les  deux. 

Ayant  ainsi  parlé,  M"^Bernier  laissa  l'un  à  l'autre  ces  fiancés,  qui, 
d'ailleurs,  avaient  évidemment  besoin  de  causer  ensemble  et  de 
s'expliquer. 

—  Pourquoi  cette  réclamation...  imprévue?  demanda  tout  de 
suite  W''  de  Laverdun  avec  une  curiosité  peu  déguisée. 

—  Je  n'en  sais  trop  rien,  répliqua  Régis  assez  confus.  J'étais 
agacé,  je  souffrais...  Tenez,  Béatrix,  permettez-moi  de  vous  parler 
à  cœur  ouvert...  Vous  savez  que  je  ne  vous  épouserai  pas  de  sitôt? 

—  Oui.  Ma  mère  m'a  encore  parlé. 

—  Que  vous  a-t-ellc  dit? 

—  Qu'il  faudrait  attendre,  peut-être,  plus  longtemps  encore  que 
nous  ne  le  pensions,  mais  que  son  bon  vouloir  ne  nous  ferait  point 
défaut. 

—  Eh  bien  !  je  l'avoue,  l'attente  me  sera  odieuse  si  je  dois  con- 
tinuer de  vous  voir  entourée  de  jeunes  gens  comme  MM.  de  Triseuil 
et  de  Poigny,  de  jeunes  gens  à  qui  vous  ménagerez  sans  cesse 
bon  accueil... 

—  Jaloux,  déjà?  fit  Béatrix  en  rougissant. 

—  Ah  !  je  ne  me  figurais  pas  que  je  dusse  l'être...  Mais  je  le 
suis.  C'est  qu'aussi  ma  situation  ne  saurait  me  paraître  rassurante 
si  vous  ne  prenez  soin,  à  tout  instant,  de  me  donner  confiance  par 
votre  attitude...  Aidez-moi,  Béatrix,  à  ne  jamais  voir  dans  le  temps 
qui  s'écoule  un  allié  de  mes  rivaux. 

—  De  quels  rivaux  parlez-vous?..  Vous  en  connaissez-vous  donc? 
Certes,  elle  l'interrogeait  en  toute  ingénuité.  Mais,  quand  il  lui 

eut  répondu  avec  franchise  :  «  Il  y  en  a  un  que  je  devine,  »  elle  se 
troubla  légèrement.  Et,  franche,  elle  aussi  : 

—  Le  prince  de  Poigny?  lit-elle. 

—  11  paraît  que  je  ne  me  suis  pas  trompé,  se  contenta  de  dire 
Régis  avec  une  amertume  résignée. 

Après  un  bref  silence,  la  jeune  lille,  regardant, droit  : 

—  Ecoutez,  déclara-i-elle,  je  ne  comprends  pas  très  bien  ce  que 
c'est  que  Ja  jalousie.  Et  je  ne  comj)rends  guère  mieux  ce  que  pour- 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  15 

rait  être  mon  affection,  une  fois  détournée  de  vous...  mon  affection 
pour  un  jeune  homme  qui  ne  serait  pas  vous  et  qui  serait  autre 
chose  à  mes  yeux  qu'un  valseur  ou  un  camarade. 

—  Pourtant,  vous  avez  nommé  M.  de  Poigny,  sans  chercher... 

—  C'est  vrai.  Mais  cela  tient,  d'abord,  à  ce  fait  que  je  n'ai  causé 
un  peu  longuement  qu'avec  M.  de  Poigny,  et  ensuite  à  cet  autre 
fait  que  vous  êtes  intervenu,  tout  à  l'heure,  avec  une  intention 
assez  clah'e... 

—  Ajoutez,  tout  au  moins,  que  ce  jeune  prince  ne  vous  déplaît 
point... 

—  Soit.  Il  n'a  rien  qui  puisse  me  déplaire,  en  effet. 

—  Et,  si  je  vous  demandais  de  ne  jamais  lui  témoigner  ni  même 
lui  laisser  voir  votre  sympathie  ? 

—  Mais,  mon  cher  Régis,  il  me  semble  que,  dans  la  vie  mon- 
daine... 

—  Eh  bien  !  c'est  que,  précisément,  Béatrix,  la  vie  mondaine 
m'inspire  des  inquiétudes,  presque  des  répulsions,  et  terribles,  dès 
qu'il  s'agit  de  vous...  et  de  moi. 

Elle  le  regarda  avec  un  étonnement  presque  douloureux. 

—  Voyons,  vous  ne  prétendez  pas  vivre  en  sauvage? 

—  Mon  ambition  ne  va  pas  jusque-là,  répliqua  le  jeune  homme 
sur  un  ton  d'ironie  chagrine. 

Il  avait  l'air  si  triste,  si  malheureux,  que  sa  johe  fiancée,  retrou- 
vant soudain  quelque  chose  de  sa  primitive  hardiesse,  lui  mit  la 
main  sur  le  bras  et  lui  dit  avec  élan  : 

—  Je  vous  ai  déplu,  mais  sans  le  faire  exprès...  Convenons  d'une 
chose  :  toutes  les  fois  que  je  vous  déplairai,  pour  une  raison  ou 
pour  une  autre,  vous  me  le  dii'ez.  Il  n'en  faudra  pas  davantage 
pour  que  je  m'efforce  de  ne  plus  retomber  dans  la  même  erreur 
de  conduite  ou  de  tenue...  Mais,  en  revanche,  vous  n'aurez  plus 
jamais  la  mine  renfrognée,  vous  somirez,  vous  serez  aimable  pour 
moi  et  pour  tout  le  monde...  Je  n'ai  pas  seulement  besoin  de  sou- 
rire moi-même;  j'ai  besoin  que  l'on  sourie  autour  de  moi. 

C'était  vrai,  et  c'était  évident.  Il  suffisait  de  la  voir  pour  com- 
prendre qu'elle  n'avait  pas  de  plus  impérieux  besoin  que  celui  de 
la  gaîté.  Une  expression  joyeuse  était  la  seule  qui  pût  convenir  à 
ce  lumineux  et  mutin  visage,  à  ce  clair  regard,  si  jeune  et  si  re- 
muant. 

Toutefois,  comme  Béatrix  était  bonne,  et  qu'elle  était  éprise  au- 
tant qu'on  peut  l'être  à  cet  âge,  elle  sut  refréner  ses  appétits  mon- 
dains, pour  quelque  temps.  Elle  s'ingénia  même  à  rendre  la  vie  de 
son  fiancé  aussi  douce  que  possible. 

Régis,  nature  ardente  et  simple,  était  un  peu  exclusif  en  amour. 
Il  avait  une  façon  entière  et  antisociable  de  comprendre  les  ten- 


16  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dresses  légitimes  ;  et  il  ne  lui  eût  point  suffi  d'être  sûr  de  sa  femme 
ou  de  sa  liancée,  si  quelqu'un  eût  pu  guetter  un  sourire  d'elle.  — 
D'ailleurs,  ne  faut-il  pas  convenir  que  la  logique  est  avec  ces  amou- 
reux tout  d'une  pièce,  plutèt  qu'avec  les  complaisans  ou  les  niais 
qui  ne  tiennent  pas,  outre  mesure,  au  duvet  de  la  pêche,  ni  même 
toujours  à  la  pulpe  du  fruit,  pourvu  qu'on  leur  en  laisse  le  noyau? 
Il  y  a  une  foule  d'hommes  mariés  ou  en  passe  de  l'être,  qui,  si 
l'on  venait  leur  dire  :  «  Votre  femme  (ou  votre  future)  a  été  em- 
brassée par  un  autre  que  vous,  à  bouche  que  veux-tu...  »  roule- 
raient des  yeux  effarés  ou  furibonds.  Mais,  pour  peu  que  l'avertis- 
seur ajoutât  :  «  Rassurez-vous,  du  reste,  car  les  choses  n'ont  pas 
été  plus  loin,  »  on  verrait  ces  mêmes  hommes  se  rasséréner  comme 
par  enchantement,  ayant  assez  l'air  de  dire  ou  de  penser  :  «  Eh 
bien  !  alors,  qu'est-ce  que  vous  voulez  que  ça  me  fasse  ?  »  Socia- 
lement parlant,  ce  sont  peut-être  des  sages  ;  moralement  et  ration- 
nellement, ce  sont  des  bélîtres.  —  Le  fils  de  M.  de  Montignan  voulait 
sa  fiancée  tout  entière  :  le  duvet  avec  la  pulpe.  Or,  il  lui  semblait 
que  les  regards  des  hommes,  à  la  longue,  déflorent  une  jeune  fille 
presque  autant  que  des  baisers  le  pourraient  faire.  C'était  à  la  fois 
excessif  et  fort  sensé:  excessif  pour  un  homme  civilisé;  fort  sensé 
de  la  part  d'un  amoureux.  Car  les  vrais  amoureux  ne  se  piquent 
pas  de  beaucoup  de  civilisation. 

Quoi  qu'il  en  soit,  naturellement  compatissante,  et  flattée,  en 
outre,  du  sentiment  profond  qu'elle  avait  inspiré,  Béatrix  de  Laver- 
dun  n'avait  pas  marchandé  d'abord  les  concessions. 

Pendant  plusieurs  semaines,  elle  affecta  de  préférer  aux  réunions 
mondaines  les  soirées  intimes,  passées  dans  le  petit  salon  de  sa 
mère,  avec  Régis  et  M.  de  Montignan,  —  lequel  avait  toujours  haute- 
ment prisé  ce  genre  de  divertissement.  —  Ce  fut  une  nouvelle  ère 
idyllique  de  ces  amours  trop  tôt  transplantées.  Et  rien  ne  saurait 
donner  l'idée  du  charme,  de  la  douceur,  du  parfum  familial  des 
tranquilles  séances  qui  rassemblaient  les  deux  couples  autour  d'une 
même  lampe,  dans  une  pièce  étroite,  et  (|ui  visiblement  faisaient 
le  bonheur  de  tous  ceux  qui  y  participaient.  M.  de  Montignan  re- 
vivait sa  jeunesse,  en  ce  milieu  de  lui  si  connu  ;  il  y  retrouvait, 
atténuées  et  comme  transposées,  les  impressions  d'orgueilleuse 
joie  et  de  regret  amoureux,  qui,  si  longtemps,  avaient  bercé  son 
mal  ou  tracassé  son  bien-être.  M"*®  de  Laverdun  goûtait  le  souve- 
rain plaisir  de  se  reposer  dans  sa  victoire.  Quant  aux  jeunes  gens, 
ils  s'aimaient,  ni  plus  ni  moins. 

A  peine  traversées  par  (juel(iues  visites  importunes,  ces  soirées 
paisibles  se  multiplièrent  jusqu'à  l'approche  du  grand  bal  que  la 
comtesse  avait  promis  de  donner  chez  elle.  Alors,  Béatrix  fit  dou- 
cfuient  observer  à  Régis  ({u'elle  et  lui,  tous  deux  novices,  avaient 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  17 

assumé  la  lourde  tâche  de  diriger  les  ébats  chorégraphiques  dune 
jeunesse  exigeante;  et  elle  insinua  qu'ils  ne  feraient  pas  mal  de 
mettre  à  profit  le  concours  éclairé  de  la  sœur  de  Suzanne,  dont 
celle-ci  leur  avait  offert  de  leur  assurer  le  bénéfice. 

VII. 

Marie-Louise  Dernier,  fille  aînée  du  comte  Bernier,  issue  du  pre- 
mier mariage  de  son  père  et  veuve  de  M.  Pierre  Amelot,  —  l'un  de 
ces  grands  industriels  qui  profitèrent  des  dix-huit  années  de  la 
corruption...  et  de  la  prospérité  impériales  pour  porter  au  comble 
la  fortune  de  leurs  maisons,  —  vivait  fort  retirée,  après  avoir,  bon 
gré  mal  gré,  ébloui  le  monde  parisien  par  son  luxe  et  sa  beauté. 

Beaucoup  plus  âgée  que  sa  sœur  consanguine,  mais  beaucoup 
plus  jeune  que  son  mari  et  tout  aussi  simple  que  lui,  elle  n'eût 
jamais  songé  à  jouer  un  grand  rôle  sur  la  scène  élégante,  si  son 
père,  désireux  de  justifier  une  alliance  qui  se  recommandait  plutôt 
par  le  prestige  de  l'argent  que  par  celui  du  nom,  ne  l'en  eût  in- 
stamment priée.  Elle  avait  donc  consenti  à  se  montrer  et  à  briller, 
quelque  temps,  par  piété  filiale.  Mais  elle  n'avait  jamais  aimé  la  vie 
bruyante  et  dissipée.  Aussi,  depuis  qu'un  veuvage  inopiné  était 
venu  lui  prescrire  de  rentrer  momentanément  dans  l'ombre,  elle 
n'avait  rien  fait  pour  reprendre  rang  dans  la  société  mondaine  ;  et 
elle  se  consacrait  toute  à  l'éducation  des  deux  jolies  enfans  que  lui 
avait  laissées  M.  Amelot. 

Elle  habitait,  à  Passy,  en  compagnie  de  son  père  et  de  sa  sœur, 
un  vaste  hôtel  d'aspect  pacifique,  auquel  un  grand  jardin,  entouré 
de  hautes  murailles,  donnait  un  faux  air  de  couvent. 

Et  ce  fut  là  que  Régis  de  Montignan,  présenté  par  M""^  de  Laver- 
dun,  avec  qui  la  jeune  veuve  avait  gardé  des  relations  amicales, 
fit  officiellement  connaissance  de  la  famille  de  M'^"*  Suzanne  Bernier. 
—  Le  comte  Bernier  et  M""*  Amelot  connaissant  déjà  un  peu  le  père 
de  Régis,  l'introduction  de  celui-ci  avait  été  des  plus  faciles. 

La  dignité  paisible  et  à  la  fois  enjouée  de  la  veuve  frappa  le  jeune 
homme  plus  qu'une  beauté  qui  n'avait  pas  été  sans  subir  l'atteinte 
d'une  double  maternité  et  d'un  isolement  précoce.  —  C'est  qu'il  y 
avait  un  charme  particulier  et  vraiment  très  étrange  dans  l'attitude 
de  cette  jeune  mère  veuve,  dont  l'élégance,  encore  éteinte  par  le 
deuil,  se  révélait  néanmoins  en  maint  détail,  et  dont  la  gaité  natu- 
relle transparaissait  comme  derrière  un  crêpe. 

De  taille  ordinaire  et  pas  trop  svelte,  avec  des  traits  assez  accen- 
tués, Marie-Louise  était,  à  coup  sûr,  une  beauté  bourgeoise.  Et 
pourtant,  le  regard  de  ses  yeux  bruns  avait  une  telle  sérénité,  une 
TOME  xcvi.  —  1889.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

noblesse  si  parfaite  ;  elle  portait  dans  toute  sa  personne  un  si  con- 
stant et  si  évident  souci  de  respectabilité,  qu'on  lui  eût  volontiers 
octroyé  quelque  bon  blason  sur  la  mine.  Ses  formes  pleines  et  son 
teint  d'un  rose  bistré  accusaient  la  santé;  mais  son  œil  semblait 
parfois  rêveur  à  son  insu. 

Quoiqu'il  ne  fût  point  d'humeur  à  tomber  en  extase  devant 
d'autres  attraits  que  ceux  de  Béatrix,  Régis  ne  put  se  défendre, 
dans  sa  pensée,  d'un  rapprochement  qui  n'était  pas  tout  à  l'avan- 
tage de  sa  fiancée.  11  lui  paraissait,  malgré  qu'il  en  eût,  que  la 
jeune  fille  personnifiait  moins  bien  que  la  veuve  ce  type  conjugal 
auquel  on  se  reporte  involontairement  lorsqu'on  rêve  le  bonheur  à 
deux  dans  ce  qu'une  prose  imagée,  mais  véridique,  appelle  a  les 
liens  du  mariage.  »  Temporairement  assoupies  par  l'ivresse  tran- 
quille de  longues  et  nombreuses  soirées  intimes,  ses  inquiétudes 
se  réveillèrent  un  instant  lorsqu'il  vit,  côte  à  côte,  ces  deux  figures 
féminines,  si  dissemblables  :  celle  de  la  femme  de  trente  ans,  en- 
core gracieuse,  bien  qu'éprouvée  par  la  vie;  celle  de  la  vierge, 
rieuse  et  incertaine.  Tout  ce  qu'il  y  a  d'inconnu  et,  pour  ainsi  dire, 
d'aléatoire  dans  le  caractère  et  dans  l'avenir  moral  d'une  jeune  fille 
devint,  pour  un  moment,  cruellement  sensible  à  ses  yeux. 

Mais  M™^  Amelot  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  s'appesantir  sur 
ces  réflexions  chagrines.  Elle  l'associa  tout  de  suite  à  une  causerie 
vive  et  joviale,  dont  le  bal  projeté  défraya  l'entrain.  Et,  l'ayant  mis 
à  l'aise,  elle  l'entreprit,  sans  plus  tarder,  sur  la  nécessité  de  se  pré- 
parer dignement  à  faire  bonne  figure  pour  ses  débuts. 

Le  veuvage  de  la  jeune  femme  remontant  à  plusieurs  années 
déjà,  elle  n'avait  point  à  affecter  le  moindre  rigorisme  d'allures. 
Aussi  se  montra-t-elle  fort  amusée  par  la  perspective  de  faii-e  appel 
à  ses  souvenirs  de  mondaine  triomphante  et  écoutée  pour  com- 
muniquer à  des  débutans  le  fi-uit  de  son  expérience. 

11  fut  convenu,  séance  tenante,  que,  mise  au  courant  par  sa 
sœur  des  progrès  et  des  innovations,  d'ailleurs  peu  considérables, 
d'un  art  qu'elle  avait  naguère  pratiqué  avec  un  retentissant 
succès,  elle  initierait  Régis  et  Béatrix  aux  arcanes  des  rites  du  co- 
tillon. 

Et,  quatre  ou  cinq  jours  de  suite,  les  deux  jeunes  gens  se  ren- 
dirent à  des  leçons  d'où  ils  tirèrent  un  prodigieux  profit,  tant  étaient 
grands,  outre  sa  science,  le  zèle  et  l'entrain  de  l'initiatrice. 

Le  bal  eut  lieu.  Il  fut  éblouissant,  grâce  aux  habits  de  couleur, 
qui,  dans  le  prestige  et  l'éclat  de  leur  nouveauté,  firent  merveille. 
A  peine  les  esprits  moroses  purent-ils  objecter  que  ces  nuances 
vives  des  torses  masculins  menaçaient  d'éteindre  les  toilettes  des 
femmes,  et  aussi  que  la  réforme  ne  paraissait  pas  appelée  à  fournir 
une  bien  longue  carrière,  vu  la  dilFiculté  pour  les  jeunes  gens  de 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  19 

renouveler  indéfiniment  leurs  plumages  respectifs  et  l'impossibilité 
de  se  parer  toujours  d'un  môme  habit  bleu-de-roi,  rouge-carou- 
bier ou  jaune-safran.  —  Tout  alla  le  mieux  du  monde,  y  compris  un 
cotillon  monstre,  magistralement  conduit  par  Régis  de  Montignan 
et  Béatrix  de  Laverdun,  dont  les  fiançailles  ne  firent  doute  pour 
personne  à  dater  de  cette  nuit  mémorable. 

Seulement,  le  branle  étant  donné,  et  la  saison  des  bals  «  battant 
son  plein,  »  on  ne  pouvait  s'arrêter  en  si  beau  chemin.  Et  Béatrix, 
trois  ou  quatre  fois  par  semaine,  tournoyait  jusqu'au  jour  dans  les 
bras  de  petits  messieurs  plus  ou  moins  jolis,  mais  qui  tous  avaient 
le  don  d'agacer  pareillement  Régis...  Pareillement?  .Non.  Il  y  en 
avait  un  qui  l'agaçait,  à  coup  sûr,  plus  que  les  autres.  Mais  ce  ne 
fut  pas  sans  surprise  que  le  rival  heureux  du  jeune  prince  de  Poi- 
gny  constata  que  ses  griefs  de  jalousie  revêtaient,  de  jour  en  jour, 
un  caractère  plus  général,  moins  personnel.  Son  antipathie  allait 
plutôt  à  la  vie  mondaine  qu'à  tel  ou  tel  mondain.  Il  était  effrayé 
de  la  perspective,  —  terrifiante,  en  effet,  —  de  la  longue  série  des 
soirées  occupées  par  la  danse...  et  la  surveillance.  Il  se  voyait,  en 
imagination,  vieillir  dans  les  salons,  sous  la  pluie  de  feu  des  lus- 
tres, —  complice  des  calvities  précoces,  —  tout  en  suivant  de  l'œil 
les  évolutions  giratoires  de  sa  femme.  Et  cet  avenir  prévu  n'était 
pas  pour  l'enchanter. 

Certes,  Béatrix  était  toujours  charmante  et  le  charmait  toujours. 
Mais,  en  dehors  même  des  méditations  pliilosophiques  auxquelles 
il  se  livrait  entre  deux  portes,  son  amour  avait  à  pâtir  de  la  rareté 
des  occasions  de  se  manifester.  C'était  une  progression  descen- 
dante; et,  plus  le  temps  marchait,  moins  le  jeune  homme  vivait 
dans  l'intimité  de  sa  fiancée,  qui,  comme  entraînée  dans  un  perpé- 
tuel mouvement  de  valse,  ne  lui  appartenait  guère  plus  qu'au  com- 
mun des  danseurs.  L'unique  privilège  dont  on  lui  accordât  le 
bénéfice  consistait  en  un  tour  de  faveur,  —  un  tour  de  valse,  na- 
turellement, —  qui  lui  était  attribué,  de  temps  en  temps,  à  titre  de 
ration  supplémentaire.  C'étaient  là  les  seuls  revenans-bons  de  sa 
situation.  Et  il  ne  pouvait  plus  causer  avec  Béatrix  qu'en  pirouet- 
tant avec  elle  sur  un  air  de  danse. 

Il  ne  se  fatiguait  pas,  mais  il  se  sentait  menacé  de  décourage- 
ment. Et,  après  trois  mois  de  ce  train  d'existence,  il  commençait  à 
se  demander,  non  sans  inquiétude,  s'il  aurait  longtemps  le  cœur 
aussi  solide  que  les  jambes.  Sans  compter  qu'à  voir  Béatrix,  de 
plus  en  plus  rayonnante  et  épanouie,  ne  donnant  aucun  signe  de 
lassitude  ni  de  satiété,  il  contractait  des  doutes,  non-seulement  sur 
l'intensité  des  sentiraens  de  la  jeune  fille  à  son  endroit,  mais  sur 
la  salubrité  morale  du  régime. 

«  Les  jeunes  filles    sont   chastes,   se   disait-il,  mais  sonl-elles 


20  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

donc  ùmexuelles?  Et,  si  elles  ne  ressentent  aucun  plaisir  à  subir, 
demi-nues,  tant  de  mâles  étreintes,  comment  se  fait-il  qu'elles  n'y 
répugnent  pas?...  Elles  sont  ignorantes;  mais  n'ont-elles  donc  point 
d'instinct?...  Elles  aiment  la  danse;  mais,  puisqu'elles  en  éprouvent 
l'ivresse,  pourquoi  ne  s'en  dcfient-elles  pas,  comme  un  homme  so- 
bre qui,  aimant  le  vin  et  s'étant  grisé  quelquefois,  par  hasard  ou  mal- 
gré lui,  se  défie  de  la  bouteille?...  Après  deux  ou  trois  années  d'un 
pareil  manège,  que  peut-il  bien  rester  à  ces  virginités  valsantes,  si- 
non de  leur  candeur  morale,  du  moins  de  leur  fraîcheur  d'impression? 
Elles  sont  encore  intactes,  soit!  même  moralement  (quelquefois). 
Mais  ne  sont-elles  pas,  alors,  assez  semblables  à  des  miroirs  qui, 
ayant  beaucoup  servi,  auraient  avec  cela  la  faculté  de  se  souvenir?  » 

Et,  en  écoutant  les  conversations  des  hommes,  les  réflexions  des 
jeunes  gens  entre  deux  verres  de  punch,  les  confidences  échangées 
derrière  les  chapeaux,  Régis  se  confirmait  dans  son  idée  que  la 
danse  est  une  dilution  de  l'amour  physique...  une  dilution  qui  le 
déguise,  le  poétise,  et  le  met  à  la  portée  des  vierges  mêmes,  — 
pour  leur  faire  prendre  patience.  —  il  pensait  que  c'est  comme  un 
poison  étendu  d'eau,  lequel,  bien  dosé,  procure  des  sensations 
agréables  et  non  dangereuses.  Mais  est-on  jamais  sûr  du  dosage, 
quand  tant  de  mains  y  concourent?  et,  d'autre  part,  n'arrive-t-il 
pas  qu'on  prenne  goût  au  poison  pur? 

Enfin,  il  avait  beau  chercher,  dans  sa  saine  et  robuste,  quoique 
très  jeune  intelligence,  des  raisons  plausibles  et  avouables  au 
tumulte  élégant  des  salons,  il  n'y  trouvait  point  d'autre  excuse 
que  l'éternelle  attraction  réciproque  des  sexes.  Au  bal,  on  ne  cause 
pas,  ou  l'on  cause  mal.  Dès  lors,  qu'y  vient-on  faire?  S'agiter?  11 
y  a  des  sports  en  nombre  pour  satisfaire  à  ce  besoin  ;  en  tout  cas, 
il  y  a  des  danses  qui  ne  comportent  pas  d'enlacemens,  et  de  celles- 
là  précisément  on  fait  fi.  Que  cherche  cet  homme?  Des  maîtresses. 
Et  cette  femme?  Un  amant.  Et  cette  autre?  Le  danger,  en  attendant 
qu'elle  trouve  quelque  chape-chute  ou  quelque  dommage  incon- 
sciemment espéré.  Et  cette  jeune  fille?  Rien...  ou  un  mari; 
mais  qui  sait  ce  qu'elle  trouvera? 

«  Et  moi,  se  disait-il  encore,  que  fais-je  quand,  énervé,  je  cesse 
de  regarder  Béatrix  et  de  la  suivre?  Je  regarde  toutes  ces  épaules 
et  toutes  ces  gorges  et  tous  ces  bras  de  femmes,  que  la  poudre  a 
blanchis  et  qui  me  frôlent,  marquant  sur  mon  habit  la  trace  de 
leur  passage,  m'obligeant  à  les  voir  et  à  me  les  rappeler.  » 

Pourtant,  il  était  parmi  les  chastes.  Aussi  bien,  il  aimait  ;  et  d'ail- 
leurs, la  \raie  jeunesse,  même  masculine,  est  beaucoup  plus 
chaste,  en  pensée,  que  n'ont  l'air  de  le  croire  la  plupart  des  hommes 
faits,  —  lesquels  mêlent  trop  de  leurs  impressions  d'hommes  à 
leurs  souvenirs  d'adolescens. 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  21 

Mais  il  ne  pouvait  fermer  les  yeux.  Et,  pour  se  distraire,  il  n'avait 
pas  la  ressource  d'ouvrir  les  oreilles,  car  les  propos  qu'il  recueil- 
lait, sans  y  tâcher,  ne  le  mettaient  point  en  goût.  Il  faut,  pour 
apprécier  les  conversations  qui  ont  cours  dans  un  milieu  quel- 
conque, pour  s'y  intéresser  tant  soit  peu,  appartenir  soi-même, 
depuis  longtemps,  à  ce  milieu,  ou  du  moins  avoir  subi  une  assez 
longue  initiation,  —  ce  qui  explique,  par  parenthèse,  que  les  dif- 
férentes catégories  sociales  se  montrent,  en  général,  après  fusion, 
plutôt  sévères  qu'indulgentes  dans  les  jugemens  qu'elles  portent  les 
unes  sur  les  autres.  —  Régis  voyait  donc,  bon  gré  mal  gré,  beau- 
coup de  choses  plus  ou  moins  troublantes,  à  commencer  par  de 
sympathiques  regards  féminins. 

Sa  belle  mine,  sa  jeunesse  robuste  et  saine,  un  je  ne  sais  quoi 
de  non  parisien  dans  la  distinction  et  dans  la  grâce,  tout  en  lui 
semblait  propre  à  captiver  et  à  fixer  l'attention  des  femmes,  — 
surtout  des  femmes  entre  deux  âges,  car  les  jeunes  sont  médio- 
cres connaisseuses. 

C'est,  au  reste,  en  vertu  d'une  loi  connue  que  les  dames 
mûres  se  montrent  volontiers  friandes  de  jouvenceaux,  —  à  charge 
de  revanche,  bien  entendu.  —  Et  il  ne  tint  pas  à  M"®  Laura  Mac- 
Fregor,  fille  majeure  et  célibataire,  descendante  d'un  archi-tréso- 
rier  du  premier  empire,  d'origine  écossaise,  que  la  loi  ne  se  vé- 
rifiât une  fois  de  plus. 

Laura  Mac-Fregor  était  une  belle  et  tranquille  excentrique,  qui 
s'acheminait  doucement  et  vaillamment  vers  son  quarantième  prin- 
temps. Brune  et  de  carnation  splendide,  de  taille  haute,  avec  des 
formes  remarquables  de  fausse  maigre  et  un  port  d'impératrice,  elle 
n'avait  rien  d'une  vierge  étiolée  ;  —  elle  n'avait  même,  disait-on,  rien 
du  tout  de  virginal.  —  Riche  et  fantasque,  elle  s'était  constamment 
refusée  (d'après  les  mêmes  on-dit)  à  tenter  l'aventure  du  mariage, 
préférant  d'autres  aventures,  moins  édifiantes,  mais  moins  irrépara- 
bles aussi.  Sous  la  double  égide  de  son  nom  historique  et  de  sa  grande 
fortune,  elle  se  passait  donc,  ou  était  censée  se  passer  une  foule  de 
fantaisies,  dont  la  moindre  eût  déconsidéré  n'importe  quelle  femme 
mariée.  Mais,  comme  il  lui  avait  plu  de  rester  fille,  et  qu'elle  était 
orpheline  depuis  l'enfance,  on  la  jugeait  avec  une  certaine  bien- 
veillance, ou  plutôt  on  se  dispensait  de  la  juger  :  ses  frasques 
étaient  portées  au  compte  de  son  excentricité  ;  et  le  doute,  qui 
profite  toujours  aux  accusés,  lui  profitait  d'autant  plus  que  per- 
sonne n'était  là  pour  l'accuser  jamais.  En  outre,  on  trouvait  ori- 
ginal et  d'assez  haut  ragoût  le  personnage  qu'elle  avait  imaginé 
de  jouer  dans  la  société  :  celui  de  vierge  folle  sous  un  aspect  altier. 

Depuis  plusieurs  semaines,  il  n'était  pas  de  roueries  (|u'elle 
n'eût  mises  en  œuvre  pour  prendre  Régis  à  la  glu  do  son  regard 


22  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

couleur  daventurine,  hardi  et  caressant.  Elle  avait  même  appelé  à 
la  rescousse  quelques-uns  de  ses  plus  savans  eflets  de  bras  et  de 
corsage  :  entre  autres,  un  certain  mouvement  d'éventail,  qui,  com- 
biné avec  le  mouvement  des  épaules  dans  la  prise  de  possession 
d'un  siège,  attirait  invinciblement  les  regards  des  hommes  sur  la 
radieuse  poitrine  qu'il  paraissait  destiné  à  cacher  vaille  que  vaille, 
et  plutùt  mal  que  bien.  Ce  mouvement  violait  l'attention,  si  l'on 
veut,  mais  il  ne  la  volait  point. 

Elle  ne  dansait  pas  et  n'avait  même  jamais  dansé.  Du  reste,  — 
et  c'était  ce  qui  sauvait  le  côte  risqué  de  son  personnage,  —  elle 
aflectait  un  suprême  dédain  de  ce  qui  enchante  le  plus  les  femmes. 
Elle  s'habillait  d'une  manière  spéciale  et  invariable,  avec  une  sim- 
plicité évidemment  cherchée,  mais  néanmoins  de  très  bon  goût, 
étant  donné  surtout  qu'elle  était  riche  et  qu'elle  était  fille.  Son  dé- 
coUetage  n'avait  rien  d'outré,  en  apparence;  mais  il  était  extrê- 
mement savant,  et  calculé  de  telle  sorte  que  tout  ce  qu'il  ne  dé- 
couvrait pas  fût  ou  pût  être  facilement  deviné. 

Or,  un  des  premiers  soirs  du  printemps,  Régis  s'ennuyait  iort, 
dans  une  des  plus  hospitalières  maisons  du  faubourg,  où  l'on  dan- 
sait à  corps  perdu.  Le  décor  pourtant  était  agréable,  et  même  admi- 
rable. A  chaque  extrémité  d'une  enfilade  de  salons  inondés  par  la 
lumière  des  lustres  et  des  appHques,  et  par  celle  des  diamans, 
une  petite  pièce  en  forme  de  serre  avait  été  réservée  aux  causeiu-s 
et  aux  gens  las,  conservant  son  mobilier,  ses  plantes,  tout  l'élégant 
fouillis  de  ses  bibelots,  de  ses  chevalets  drapés,  de  ses  écrans  mul- 
ticolores. Et  l'on  y  pouvait  goûter  un  repos  délicieux,  tout  en 
jouissant  de  la  perspective  des  agitations  rythmées  de  la  cohue  des 
danseurs  à  travers  la  longue  suite  rectiligne  des  appartemens  de 
gala,  dégarnis  de  la  plupart  de  leurs  meubles,  mais  non  de  leurs 
hautes  glaces  richement  encadrées. 

Sur  le  seuil  de  l'un  de  ces  deux  refuges  très  ornés,  Régis  croisa 
M'^^  Mac-Fregor. 

Il  s'edaça,  en  la  saluant  sans  la  regarder.  Piquée,  sans  doute, 
elle  allait  passer  devant  lui,  quand,  se  ravisant  : 

—  Je  voudrais  bien  un  de  ces  sièges,  lui  dit-elle,  ici,  près  de  la 
portière. 

Régis  obéit  avec  poHtesse  et  fit  glisser  une  causeuse  jusqu'à  la 
baie  drapée.  Laura  s'assit,  non  sans  recourir  à  son  manège  habi- 
tuel, qui  mit  en  relief  la  courbe  gracieuse  de  son  beau  bras  replié 
et  projeta  un  instant  hors  de  l'épaulette  de  son  corsage  la  blanche 
rondeur  de  ses  épaules.  Puis,  désignant  du  regard  la  place  vide  à 
côté  d'elle  : 

—  11  y  a  deux  places,  monsieur  de  Montignan.  Si  le  cœur  vous 
en  dit... 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  23 

On  ne  saurait,  sans  mentir,  affirmer  que  jamais  le  jeune  homme 
ne  s'était  laissé  aller  à  une  vague  admiration  platonique  des  charmes 
persistans,  et  parfois  assez  mal  voilés,  de  cette  étrange  personne, 
dont  la  beauté  mûre  et  soi-disant  virginale  avait  pour  lui  une  sa- 
veur de  mystère.  Mais,  outre  qu'il  était  épris  ailleurs,  il  se  sentait 
intimidé  par  ce  mystère  même. 

Néanmoins,  ce  soir-là,  M"^  Mac-Fregor,  dans  sa  toilette  claire, 
dont  la  jupe  unie  et  droite  s'arrêtait  assez  haut  pour  découvrir  un 
pied  mince  habillé  de  soie  et  de  satin  mauves,  produisait  sur  Régis 
une  impression  de  curiosité  chatouillante,  plutôt  qu'un  eiïet  d'inti- 
midation. Et  cependant,  il  s'agissait  de  s'asseoir  tout  auprès  d'elle, 
presque  coude  à  coude,  et  de  lui  parler  sous  l'abri  de  cet  éventail 
dont  elle  tirait  habituellement  un  si  bon  parti. 

Un  peu  renversée  sur  le  dossier  do  la  causeuse  et  protégée 
contre  les  regards  indiscrets,  d'un  côté  par  la  draperie  soyeuse  de 
la  porte,  de  l'autre  par  son  éventail,  elle  attendait,  avec  un  sourire 
bienveillant,  que  le  jeune  homme  se  mît  en  frais  d'amabilité.  — 
Gomme  il  n'y  avait  là  qu'un  petit  nombre  de  personnes,  les  unes 
somnolentes  ou  distraites,  les  autres  en  conférence  intime,  Régis 
ne  pouvait  se  taire  bien  longtemps  :  son  silence  eût  été  ridicule 
ou  grossier. 

—  Oserai-je  vous  demander,  mademoiselle,  pourquoi  vous  pre- 
nez plaisir  à  aller  dans  le  monde,  puisque  vous  ne  dansez  pas? 

Il  avait  dit  cela  comme  il  eût  dit  autre  chose,  et  surtout  pour 
dire  quelque  chose,  étant  assez  à  court  de  sujets  de  conversation 
avec  une  personne  qu'il  ne  connaissait  guère  que  pour  lui  avoir  été 
présenté  et  l'avoir  rencontrée  partout  où  il  allait  à  la  suite  de  Réa- 
trix  et  de  la  mère  de  celle-ci.  Mais  M"®  Mac-Fregor,  fermant  son 
éventail  et  étendant  son  bras  parfumé  sur  l'étroit  appui  qui  la  sé- 
parait de  son  interlocuteur,  prit  une  pose  confidentielle  pour  ré- 
pondre en  riant  : 

—  Je  pourrais  me  contenter  de  vous  faire  observer  que  vous  ne 
dansez  pas  beaucoup  plus  que  moi,  malgré  votre  âge.  Mais  la  vé- 
rité est  que  je  m'amuse  des  romans  qui  s'ébauchent  ou  s'achèvent 
sous  mes  yeux,  et  qui  m'ont  toujours  paru  infiniment  plus  diver- 
tissans  que  les  histoires  imprimées.  Au  fond,  c'est  la  même  chose; 
mais  c'est  beaucoup  plus  vivant,  puisque  c'est  vraiment  vécu... 
Ainsi,  tenez,  je  serais  en  état  de  vous  signaler  les  mariages  en 
train  de  se  faire  et  les  ménages  en  train  de  se  désunir.  Et,  vous  me 
croirez  si  vous  voulez,  ceci  me  console  de  cela...  On  prétend  néan- 
moins qu'en  ma  qualité  de  vieille  fille,  je  suis  un  peu  jalouse  de 
tous  les  bonheurs  projetés...  Au  fait,  on  n'a  peut-être  pas  tort. 

—  De  tous?  demanda  Régis. 

—  Oh!  très  inégalement,  comme  vous  pensez.  Il  y  en  a  (|ui  me 


26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

laissent  assez  indiiïérente,  tandis  que  d'autres  me  chagrinent  en 
m'obligeant  à  me  répéter,  pour  le  croire,  que  j'ai  le  bon  lot. 

—  Quoi!  mademoiselle,  il  vous  arrive  d'être  envieuse?  Et  à  pro- 
pos du  mariage  que  vous  avez  dédaigné  I 

—  11  m'arrive  surtout  de  plaindre  les  jeunes  gens  qui  me  sont 
sympathiques  et  de  regretter  qu'ils  se  fourvoient. 

Régis  dressa  l'oreille. 

—  A  vous  entendre,  dit-il,  on  croirait  que  vous  rencontrez  sou- 
vent de  ces  jeunes  gens-là... 

—  Des  jeunes  gens  qui  méritent  qu'on  les  plaigne?  Mais,  oui, 
(juelquefois...  Je  professe,  d'ailleurs,  que  les  véritables  victimes  du 
mariage,  ce  sont  les  hommes...  parce  qu'ils  pourraient  s'en  passer. 

—  Mais  n'étes-vous  pas  la  preuve  vivante  que  les  femmes,  elles 
aussi... 

—  Peuvent  s'en  passer?..  Oh!  moi,  je  suis  une  exception.  L'in- 
dépendance est  toujours  une  exception  parmi  les  filles.  Elles  ne  sont 
indépendantes  ni  par  leur  situation,  ni  par  leurs  idées. 

—  Il  me  semble,  dès  lors,  qu'on  a  bien  raison  de  voir  en  elles 
les  vraies  victimes... 

—  Non  ;  parce  que  les  hommes  leur  apportent  précisément  cette 
indépendance  qu'elles  ne  peuvent  tenir  que  d'un  mari,  tandis 
qu'elles  leur  prennent  la  liberté  si  précieuse  qu'ils  tenaient  de  leur 
condition  même.  J'ajoute  que  les  hommes  sont  bien  plus  trompés  que 
les  fenmies,  puisqu'ils  sont  trompés  d'abord  sur  la  qualité  de  ce  qu'ils 
épousent...  Un  homme  est  toujours  un  homme,  au  lieu  qu'il  n'y  a 
pas  la  moindre  analogie  entre  ce  qu'est  une  jeune  fille  et  ce  que 
sera  cette  même  jeune  fille  devenue  une  femme.  Vous  épousez 
des  chrysalides.  Que  sera  le  papillon?  Vous  n'en  savez  rien,  et  nul 
ne  peut  le  savoir...  Pauvre  jeune  homme!..  Pauvres  jeunes  gens! 
veux-je  dire. 

Riant  d'un  rire  tranquille,  elle  avait  repris  en  main  son  éven- 
tail, qu'elle  agitait  avec  une  lente  cadence  et  qui  envoyait  au  nez 
de  Régis,  par  bouffées,  les  parfums  doux  de  ses  dentelles  et  ceux, 
plus  savamment  complexes,  d'un  corps  de  femme  élégante,  experte 
à  tous  les  soins  raffinés.  —  Le  jeune  homme  ne  s'ennuyait  plus  et 
ne  cherchait  plus  au  loin  le  regard  ni  le  sillage  de  sa  tourbillonnante 
fiancée.  La  sensation  d'un  plaisir  nouveau,  mystéjiuux  et  pervers, 
l'envahissait  peu  à  peu,  connue  une  griserie  sournoise.  Le  charme 
indéfinissable  de  la  femme  mûrissante  que  l'âge  n'a  pas  encore 
fanée,  le  gagnait,  le  caressait,  l'enveloppait,  l'engourdissait  en 
une  sorte  de  mollesse  voluptueuse  et  attendrie.  Il  avait  cette  im- 
pression d'infériorité,  d'une  infériorité  presque  enfantine  et  accep- 
tée avec  délice,  (|ui  correspond  si  bien,  chez  les  tout  jeunes  hommes, 
au  besoin  de  domination  protectrice  et  de  tendresse  quasi  mater- 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  25 

nelle  dont  les  femmes  d'un  certain  âge  ressentent  volontiers  l'at- 
teinte. 

—  Vous  savez  donc,  ou  vous  croyez  donc  savoir  que  je  suis... 
voué  au  sacrifice?  et  à  un  sacrifice  prochain? 

—  Tout  le  monde  le  sait...  Et  je  dois  dire  que  chacun  ici,  excepté 
moi  et  ceux  qui  vous  portent  envie,  serait  plus  disposé  à  vous  com- 
plimenter qu'à  vous  plaindre. 

—  Alors,  décidément,  vous  me  plaignez? 

—  Oui. 

11  la  regarda,  pour  la  première  fois,  avec  quelque  chose  de  sa 
franchise  ordinaire,  à  quoi  se  joignait  une  hardiesse  de  moins  bon 
aloi.  Et  il  lui  dit,  un  peu  étonné  lui-même  de  son  audace  : 

—  Mais,  prenez  garde!  Vous  ne  plaignez  que  ceux  qui  vous  plai- 
sent... 

—  Évidemment,  si  vous  me  déplaisiez ,  je  ne  vous  plaindrais 
point...  Mais,  d'abord,  je  ne  vous  aurais  pas  fait  asseoir  à  cette 
place. 

Son  œil,  d'un  brun  jaspé  et  pointillé,  brillait  de  feux  discrets,  que 
voilait  sa  paupière  doucement  appesantie,  comme  lourde  de  cils.  De 
toute  évidence,  elle  s'offrait,  mais  sans  trop  d'elTrontcrie.  Et  Régis 
éprouvait  une  certaine  angoisse,  assez  familière  aux  hommes,  hési- 
tant entre  deux  partis  délicats  :  s'avancer  ou  battre  en  retraite.  — 
Le  rôle  de  certain  personnage  de  l'histoire  sainte,  que  sa  gloire  n'a 
point  exempté  du  ridicule  et  qui,  par  suite,  n'a  jamais  eu  beaucoup 
d'émulés,  est  un  rôle  ingrat,  difficile.  Joseph  fut  peut-être  un  héros 
(à  supposer  qu'il  ait  existé,  ce  qui  semble  douteux,  tant  son  aven- 
ture est  invraisemblable),  mais  ce  fut  surtout  un  malappris,  d'après 
l'opinion  commune. 

Régis  deMontignan  allait,  sans  doute,  imiter  le  commun  des  mor- 
tels, lorsque  Béatrix,  en  dansant,  passa  près  de  la  baie  à  côté  de 
laquelle  il  était  assis  en  compagnie  de  M'^*"  Laura  Mac-Fregor.  Elle 
eut  un  regard  pour  son  fiancé,  un  regard  amical  et  joyeux  qu'on 
eût  pu  traduire  par  cette  apostrophe  :  «  Eh!  mais,  il  me  semble 
que,  si  je  m'amuse,  vous  ne  vous  ennuyez  pas  !  »  Bien  entendu,  il 
n'y  avait  aucune  trace  de  jalousie  dans  ce  coup  d'oeil.  Mais  Régis, 
en  sa  loyauté,  n'en  eut  pas  moins  honte  de  lui-même  et  du  genre 
d'attrait  ou  de  passe-temps  que  lui  offrait  son  interlocutrice.  Et  sa 
confusion,  assez  apparente  d'ailleurs,  aboutit  à  un  mouvement  de 
recul  qui  ne  prêtait  guère  à  l'équivoque.  —  M"®  Mac-Fregor  som'it 
avec  méchanceté,  sans  rien  dire. 

—  Tenez,  fit-elle  bientôt  en  reprenant  sa  sérénité  la  plus  olym- 
pienne, voici  une  de  nos  jeunes  filles  promises  à  un  prochain  hymen, 
et  une  de  celles  dont  l'avenir  conjugal  excite  au  plus  haut  point  ma 
curiosité... 


26  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Pardon,  interrompit  Régis  aussi  mécontent  qu'embarrassé,  je 
ne  conçois  pas,  mademoiselle,  puisque  vous  savez... 

—  Je  sais  bien  des  choses...  Mais  laissons  votre  personne  hors 
de  cause.  Et  parlons  de  M"®  de  Laverdun  comme  nous  pourrions 
parler  de  toute  autre  jeune  fille  à  marier...  ou  plutôt  ne  considé- 
rons en  elle  que  le  type  général  qu'elle  représente  :  celui  de  la 
jeune  fille  mondaine.  Voyez-la  danser.  Est-elle  assez  vibrante  et 
rayonnante?  Semble-t-elle  assez  convaincue  qu'elle  accomplit  sa 
destinée  et  que  sa  destinée  est  d'être  heureuse  en  tournant?  Remar- 
quez comme  ses  jolies  narines  se  dilatent  et  frémissent... 

Mais  il  y  avait  longtemps  que  Béatrix,  enveloppée  de  son  nuage 
de  tulle  rose,  s'était  envolée,  avec  son  valseur,  vers  les  lointains  de 
l'autre  salon-serre. 

—  Eh  bien  !  —  dit  Régis  d'un  ton  quelque  peu  bourru,  mais  avec 
un  accent  d'involontaire  curiosité,  —  puisque  vous  êtes  en  train, 
mademoiselle,  allez  jusqu'au  bout.  Et  ne  craignez  pas  de  tirer 
devant  moi  l'horoscope  de  M^'®  de  Laverdun.  11  n'en  est  pas  qui 
puisse  m'intéresser  davantage...  sans  compter  que  je  ne  suis  point 
superstitieux  et  que,  selon  moi,  la  volonté  de  l'homme  lui  a  été 
donnée  pour  corriger  le  hasard  et  la  nature. 

—  Du  tout!  répliquaavecvivacitéLaura,pointd'horoscope!  mais  un 
résumé  de  considérations  philosopliiques  sur  lesunionsmal  assorties. 

Et,  sans  désemparer,  comme  pressée  d'écouler  sa  philosopliie 
ou  craignant  d'être  interrompue,  elle  lui  dit,  d'une  haleine  : 

—  Ces  jeunes  filles,  dont  M'^""  de  Laverdun  me  paraît  être  le 
type,  tiennent  toujours  ce  qu'elles  promettent...  sinon  davantage. 
Ce  qu'elles  aiment  jeunes  filles,  femmes  elles  l'aimeront  encore...  et 
autre  chose  en  outre,  peut-être.  En  tout  cas,  soyez  sur  qu'elles  n'ab- 
jureront jamais  leur  mondanité.  Le  plus  beau  triomphe  d'un  mai'i, 
d'un  homme,  ce  serait  de  les  convertir  à  la  vie  du  foyer...  si  c'était 
chose  possible.  Or,  le  mariage  est  essentiellement  bourgeois,  et 
doit  l'être.  L'homme  qui  se  marie  commet  une  fohe  ;  mais,  s'il 
épouse  une  bourgeoise,  ou  une  femme  de  tempérament  et  de  goûts 
bourgeois,  il  ne  commet  plus  qu'une  demi-folie...  pour  peu  qu'il 
soit  lui-même  bourgeois. 

Tout  cela  avait  été  débité  très  vite,  quoique  sm*  un  ton  doux  et 
détaché.  Régis  s'inclina  en  disant,  d'un  air  convaincu  : 

—  Je  crois  que  vous  avez  mille  fois  raison,  mademoiselle,  quand 
il  s'agit  déjeunes  filles  dont  le  caractère  a  eu  le  temps  de  prcndie 
un  pli  définitif.  Mais,  à  dix-sept  ou  dix-huit  ans,  les  plis  s'effacent, 
l)oiirvn  que  quoiqu'un  s'emploie  sérieusement  à  les  efiacer. 

Puis,  il  ajouta  avec  résolution  : 

—  Et  je  persiste  à  penser  qu'une  volonté  d'homme,  qui  a  con- 
science de  son  poids,  peut  n'être  pas  inférieure  à  cette  tâche. 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  27 

—  Jeune  présomptueux  !  murmura  M"^  Mac-Fregor  sans  se  dépar- 
tir de  sa  feinte  indifférence. 

Et,  comme  le  jeune  homme  faisait  mine  de  se  lever  : 

—  Ètes-vous  donc  assuré,  d'ailleurs,  ajouta-t-elle,  de  pouvoir 
exercer  à  temps  votre  influence?  Je  me  suis  laissé  dire  que  les 
engagemens  pris  envers  vous  étaient  des  engagemens  à  long  terme. 
Un  an,  deux  ans  peut-être,  c'est  long,  savez-vous  bien?.,  surtout 
quand  maint  accident,  facile  à  prévoir,  peut  survenir  dans  l'inter- 
valle. Il  faut  compter  avec  les  traverses. 

Curieux  autant  qu'inquiété,  Régis  ne  put  se  défendre  d'interro- 
ger la  bienveillante  donneuse  d'avis. 

—  Eh!  oui,  répondit-elle,  tout  n'est  pas  clair  dans  votre  situa- 
tion... Mais,  bon!  nous  étions  convenus  de  nous  abstenir  des  per- 
sonnalités, et  nous  y  sommes  en  plein... 

Il  ne  fallut  pas,  comme  on  pense ,  que  le  jeune  homme  insistât 
bien  longuement  pour  qu'elle  poursuivît  ses  confidentiels  averlis- 
semens. 

—  Votre  cas,  reprit-elle  d'une  voix  plus  incisive,  n'est  certes  pas 
nouveau.  Et  il  y  a  pis,  car  on  ne  saute  pas  toujours  une  généra- 
tion... Mais  c'est  tout  de  même  un  cas  épineux  ou  délicat,  quand  le 
père  n'est  ni  soui-d,  ni  aveugle,  ni  complice.  Qu'on  jase,  il  importe 
peu  si  le  maître  de  la  situation  se  bouche  les  oreilles  ou  n'a  pas 
l'ouïe  très  fine.  Seulement,  lorsque  le  père  est  hostile  ou  défiant; 
lorsque,  depuis  de  longues  années,  il  a  rompu  avec  sa  femme  sans 
se  désintéresser  tout  à  fait  des  choses  de  son  foyer... 

—  Mademoiselle,  interrompit  Régis  en  se  levant  fort  paie,  je  ne 
comprends  plus  très  bien  ce  que  vous  me  faites  l'honneur  de  me 
dire.  Je  ne  vois  point  que  cela  s'applique  à  moi  ;  car  il  est  évident 
que,  si  je  me  marie,  je  tiendrai  ma  femme  du  consentement  de  son 
père  aussi  bien  que  de  celui  de  sa  mère...  Et,  comme  je  n'aperçois 
personne  à  qui  puissent  se  rapporter... 

A  ce  moment,  entre  deux  danses ,  un  va-et-vient  se  produisait 
dans  les  alentours.  Et  Suzanne  Bernier  vint  à  passer.  Régis,  ayant 
salué  Laura,  arrêta  la  jeune  fille  en  lui  adressant  quelques  paroles. 

—  Qu'avez-vous  donc?  lui  demanda-t-elle  en  remarquant  son 
trouble. 

—  Je  m'ennuyais,  tout  simplement. 

—  Jusqu'à  en  pàHr? 

Elle  lança  un  regard  dans  la  direction  de  Laura  3Iac-Fregor,  un 
regard  à  la  fois  candide  et  soupçonneux. 

—  Singulière  personne!  dit-elle,  et   qui  m'inspire  je  ne   sais 
quelle  répugnance,  quoique  je  la  trouve  plutôt  belle  et  aimable.. 
Mais  il  me  semble   qu'une  femme  non  mariée  doit  vivre  plus  à 
l'écart.  Que  fait-elle  ici  et  partout,  je  vous  le  demande? 


28  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Elle  s'amuse. 

—  Oui,  mais  probablement  en  disant  du  mal  des  gens. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  le  donne  à  penser? 

—  Oh!  voyez-vous,  danser  ou  médire,  il  n'y  a  pas  d'autre  alter- 
native. 

—  Mais,  vous  ? 

—  Moi,  je  danse...  parce  que  mon  père  le  veut,  et  ma  sœur 
aussi.  Il  paraît  qu'on  ne  peut  pas  se  marier  sans  ça...  C'est  dom- 
mage ! 

Mince,  assez  frêle  même,  avec  des  cheveux  châtain  foncé  et  des 
yeux  bruns,  un  peu  tristes,  Suzanne  Bernier  avait  une  grâce  toute 
virginale.  Elle  était  jolie  sans  aucun  éclat,  élégante  sans  aucun  ta- 
page, comme  elle  était  intelligente  sans  aucune  prétention.  On  ne 
pouvait  la  voir  sans  éprouver  pour  elle  une  secrète  sympathie  ou 
une  admiration  discrète  ;  mais  presque  personne  ne  la  regardait. 
Trop  chaste  et  trop  enveloppée  pour  attirer  la  grossière  adulation 
des  hommes  ;  trop  humble  et  trop  effacée  pour  solliciter  la  jalouse 
défiance  des  femmes,  elle  passait  inaperçue.  Elle  méritait  mieux 
que  le  suffrage  du  public;  mais  elle  n'avait  obtenu,  pour  ainsi 
dire,  aucun  suffrage  encore.  Et  il  y  a  beaucoup  de  jeunes  filles  et 
de  femmes  de  sa  sorte  qui  n'en  obtiennent  jamais  aucun.  —  Inutile 
d'ajouter  qu'elle  n'était  pas  fort  riche. 

Régis  lui  avait  pourtant  octroyé  sa  sympathie,  dès  l'abord,  mais 
une  sympathie  tout  amicale.  Et  il  s'était  pareillement  senti  remué 
par  une  profonde  envie  de  fréquentation  désintéressée,  lorsqu'il 
avait  approché  la  sœur  de  la  jeune  fille,  M""®  Amelot.  Nulle  part, 
depuis  son  arrivée  à  Paris,  il  n'avait  eu,  au  même  degré  que  dans 
cet  intérieur,  l'impression  de  ce  que  peut  être  une  large  et  noble 
existence  familiale,  défendue  contre  les  envahissemens  du  monde 
par  une  digue  d'intimité  et  mise  à  l'abri  des  trivialités  et  des  mes- 
quineries du  train-train  bourgeois  par  une  belle  aisance.  Le  comte 
Bernier,  personnage  d'une  aimable  nullité,  n'était  pour  rien  dans 
tout  cela  ;  mais  les  défuntes  mères  des  deux  sœurs  consanguines  y 
étaient,  sans  doute,  pour  beaucoup,  et  l'influence  ainsi  que  la  for- 
tune de  la  veuve  pour  quelque  chose.  —  L'éducation  et  la  richesse, 
alliées  ensemble,  font  des  merveilles;  séparées  ou  divorcées,  ce 
sont  presque  toujours  des  forces  perdues. 

—  Gomment!  s'exclama  Régis,  ce  que  vous  faites  vous  ennuie! 

—  Ce  que  je  fais  ici?  Mortellement. 

—  Qu'est-ce  donc  qui  vous  plaît  ? 

—  La  bonne  vie  que  je  mène  avec  ma  sœur  et  mes  nièces,  à 
Passy...  Oh!  une  vraie  vie  de  province...  mais  qu'on  parle,  hélas! 
de  modifier...  toujours  à  cause  de  mon  mariage...  à  venir.  Marie- 
Louise  veut  recevoir. 


IDYLLE    ET    DRAME   DE    SALON.  29 

—  Tant  mieux!  Car  j'espère  bien  qu'elle  me  fera  l'honneur  de 
m'inviter,  et  je  serai  enchanté  d'aller  chez  elle. 

—  Pourquoi? 

—  Pour  les  mêmes  raisons  qui  font  que  je  ne  suis  nullement  ravi 
d'être  ici. 

—  Mais  vous  retrouverez  probablement,  je  vous  en  préviens, 
M"''  Mac-Fregor  chez  ma  sœur,  qui  ne  pourra  guère  se  dispenser 
de  l'inviter,  car  la  famille  de  mon  père,  inféodée  comme  la  sienne 
à  l'Empire,  a  de  très  anciennes  relations  avec  Laura  Mac-Fregor. 

—  Et  vous  croyez  que  la  perspective  de  cette  rencontre  me  re- 
froidira? 

—  Je  ne  sais  trop  ;  mais  je  ne  pense  pas  me  tromper  en  suppo- 
sant que  cette  personne  ne  vous  plaît  guère. 

Régis  ne  put  s'empêcher  de  rougir.  Et  Suzanne  reprit  : 

—  Et  puis,  elle  a  dû  vous  dire  du  mal  de  Béatrix.  Elle  est,  pa- 
raît-il, très  sévère  pour  les  jeunes  filles.  Il  faut  croire  qu'elle  en  a 
le  droit...  Chez  nous,  on  ne  dit  de  mal  de  personne,  et  de  Béatrix 
on  ne  vous  dira  que  du  bien...  Peut-être  même  lui  en  fera-t-on... 

VIII. 

Régis,  malgré  le  vague  et  honnête  plaisir  qu'il  avait  goûté  chez 
]yjme  Angelot,  n'avait  pas  osé  retourner  plus  de  deux  ou  trois  fois  à 
Passy,  depuis  les  quelques  séances  ou  répétitions  chorégraphiques 
dont  l'hôtel  de  la  rue  de  Boulainvilliers  avait  été  le  théâtre.  La 
bienveillance  accueillante  de  la  jeune  veuve  ne  s'était  point  dé- 
mentie en  ces  rares  entrevues  ;  mais,  comme  il  n'y  avait  aucune 
intimité  entre  elle  et  M.  de  Montignan  père,  le  jeune  homme  ne 
s'était  pas  cru  autorisé  à  violer  souvent  une  retraite  qui  paraissait 
encore,  sinon  rigoureusement  gardée,  du  moins  assez  bien  délen- 
due  contre  les  intrusions  mondaines.  —  La  demeure,  au  reste,  était 
imposante,  au  fond  de  son  grand  enclos  boisé;  et,  si  les  habitans 
n'avaient  rien  de  revêche  ni  même  d'austère,  les  hautes  murailles, 
les  vieux  arbres,  le  lierre  touffu,  qui  abritaient  leur  paisible  et  fami- 
hale  existence  ne  laissaient  pas  que  d'intimider  les  sympathies 
comme  les  curiosités  du  dehors. 

Aussi  ne  fut-ce  pas  sans  une  espèce  de  surprise  joyeuse  que 
Régis  se  vit  convié,  une  fois  pour  toutes,  à  une  série  de  ces  récep- 
tions diurnes  et  hebdomadaires,  agrémentées  de  jeux  et  de  goûter, 
dont  la  mode  se  répand  de  plus  en  plus  et  qui  débordent  des  ap- 
partemens  dans  les  jardins.  Le  goûter  s'appelle  un  lunch,  et  les 
jeux  aussi  ont  des  noms  anglais  ;  mais  le  tout  est  fort  agréable.  — 
Ce  qui  enchantait  particulièrement  le  jeune  homme,  c'était  la  per- 
spective de  pouvoir  converser  avec  sa  fiancée  et  les  quelques  femmes 


30  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

OU  jeunes  filles  qu'il  avait  plaisir  à  rencontrer,  sans  être  réduit  au 
rôle  de  toupie  ou  de  toton. 

Il  se  rendit  donc  avec  empressement,  par  une  tiède  après-midi 
de  printemps,  à  la  première  réunion  organisée  par  M"""  Âmelot. 

Le  jardin,  paré  de  ses  lilas  qui  achevaient  de  fleurir,  était  ma- 
gnifique et  charmant,  avec  ses  allées  ombreuses  et  odorantes,  ses 
pelouses  ensoleillées,  ses  corbeilles  diaprées,  ses  bosquets  mysté- 
rieux. Quant  à  l'habitation,  qui,  élevée  de  deux  étages,  se  détachait 
toute  blanche  d'un  fond  de  verdure  tendre,  elle  avait  un  air  de 
bonne  bourgeoisie  ou  de  noblesse  provinciale  en  harmonie  parfaite 
avec  son  cadre.  Les  portes  et  les  fenêtres  étaient  ouvertes,  comme 
avides  de  soleil  et  de  parfums.  Un  gai  va-et-vient  entretenait  sur  le 
perron  une  animation  d'heureux  augure.  Des  groupes  se  formaient 
devant  la  façade.  Et  il  semblait  que  chacun  fût  aise  de  faire  con- 
naissance avec  cet  hospitalier  asile,  nouvellement  ouvert  aux  as- 
semblées élégantes  et  aux  réjouissances  de  bon  ton. 

Quand  Régis  arriva,  il  y  avait  déjà  plus  de  monde  dans  le  jar- 
din que  dans  les  appartemens.  Et,  après  s'être  assuré  que  Béatrix 
n'était  ni  ici  ni  là,  le  jeune  homme,  ayant  salué  les  maîtres  du  logis, 
prit  bientôt  le  parti  de  s'accouder  à  une  fenêtre  durez-de-chaussée, 
d'où  il  pouvait  surveiller  l'entrée  de  la  maison.  On  pénétrait  à  pied 
dans  le  jardin,  sur  lequel  donnait  la  façade  principale  et  qui  avait 
été  réservé  aux  libres  ébats  de  la  jeunesse,  les  voitures  devant 
rester  au  dehors.  En  sorte  que,  du  poste  qu'il  avait  choisi,  le  fiancé 
de  ]VP®  de  Laverdun  était  assuré  de  voir  et  de  reconnaître  tous  les 
survenans.  —  Pour  tout  dire,  il  avait  aperçu  M"®  Laura  Mac-Fregor 
dans  le  jardin,  et  il  ne  se  souciait  point  de  se  retrouver  face  à  l'ace 
avec  elle.  Remords  ou  gène,  à  sa  vue  il  avait  ressenti  une  impres- 
sion plutôt  désagréable. 

—  Eh  quoi  !  monsieur,  vous  restez  là,  et  seul  ! 

M™^  Amelot,  en  une  sobre  et  fraîche  toilette  de  demi-deuil,  fai- 
sait une  ronde  de  maîtresse  de  maison,  très  attentive  à  ne  laisser 
qui  que  ce  fût  dans  l'isolement  ou  l'embarras. 

—  Je  jouis  du  coup  d'oeil,  madame. 

De  vrai,  l'aspect  du  jardin  était,  à  ce  moment-là,  ravissant.  Des 
nappes  obliques  de  lumière  vermeille,  formées  des  rayons  de  so- 
leil que  laissaient  passer  les  arbres  à  peine  feuilles,  s'épandaient 
sur  les  pelouses,  nuançant  curieusement  les  robes  claires  et  les 
chapeaux  multicolores  des  femmes,  égayant  jusqu'aux  redingotes 
sombres  des  hommes.  Un  groupe  de  jeunes  filles,  presque  toutes 
vêtues  de  blanc,  faisait  une  tache  éclatante  sur  un  massif  de  lau- 
riers-cerises, tandis  que,  çà  et  là,  des  couples  isolés  causaient,  les 
femmes  sous  l'ombrelle,  les  honunes  appuyés  sur  leurs  joncs.  Près 
de  la  maison,  quelques  jeunes  gens,  dont  deux  ou  trois  en  cha- 


IDYLLE   ET    DRAME   DE    SALON.  31 

peaux  gris,  parlaient  assez  haut,  les  uns  rieurs,   les   autres  non- 
chalans  et  affectés. 

Marie-Louise,  ayant  promené  au  loin  son  regard  calme  et  doux, 
plus  pensif  que  véritablement  mélancolique,  parut  satistaite,  sinon 
fière  et  charmée. 

—  Oui,  fit-elle,  c'est  presque  bien  pour  un  début...  ou  une  ren- 
trée. 

—  Mademoiselle  votre  sœur  doit  être  contente. 

—  Je  ne  sais  pas  trop.  Elle  n'aime  guère  le  monde...  Elle  ne 
l'aime  même  pas  assez  pour  une  jeune  fille.  En  tout  cas,  si  elle 
n'est  point  satisfaite,  je  proclame  que  c'est  une  ingrate. 

—  C'est  pour  elle,  en  effet,  pour  amuser  ses  dix-huit  ans  que 
vous  vous  donnez  tout  ce  mal... 

—  Naturellement.  Moi,  je  ne  compte  plus. 

Elle  avait  parlé  sans  coquetterie.  Mais  ce  ne  fat  peut-être  pas 
sans  arrière-pensée  qu'elle  ajouta  : 

—  Il  est  vraiment  fâcheux  que,  femmes  ou  jeunes  filles,  nous 
ne  connaissions  guère  le  juste  milieu,  et  que  celles  d'entre  nous 
qui  ne  sont  pas  trop  mondaines  ne  le  soient  pas  assez. 

Quoi  qu'il  en  fût,  une  coïncidence,  qu'elle  n'avait  pu  prévoir, 
\dnt  donner  à  sa  phrase  une  portée  intéressante,  —  ou  qui  inté- 
ressa singulièrement  Régis. 

La  comtesse  de  Laverdun  et  sa  fille,  celle-ci  toute  blanche  et 
toute  rose  sous  un  chapeau  clair  à  grands  bords  de  dentelle,  ap- 
paraissaient dans  le  lointain.  M.  deMontignan,  qui  venait  d'arriver, 
de  son  côté,  s'avançait  à  leur  rencontre. 

—  Tenez  !  fit  Marie-Louise,  voici  des  amies  à  vous  qui  nous  ar- 
rivent. 

Mais,  au  même  moment,  s'éleva,  très  distinct,  près  de  la  fenêtre, 
le  chuchotement  d'une  voix  d'homme  qui  disait  : 

—  Allégorie  charmante  !  Le  passé  et  l'avenir  symbolisés  par  la 
mère  et  la  fille,  avec  le  présent  qui  se  va  mettre  entre  les  deux  et 
leur  proposer  de  leur  servir  de  trait  d'union. 

—  Vous  êtes  inconvenant,  Gastreville  !  Avons  entendre,  on  croi- 
rait vraiment  que  ce  monsieur  va  cueillir  la  jeune  fille  après  avoir 
cultivé  la  dame  ! 

—  Écoutez  donc,  dit  quelqu'un,  ça  se  voit,  ces  choses-là  ! 

—  Oui,  mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  Si  le  monsieur  en 
question  a  beaucoup  et  directement  cultivé  la  dame,  il  ne  prétend 
cueillir  la  jeune  fille  que  par  procuration...  ou  plutôt  c'est  son  fils 
qui  la  cueillera  par  son  entremise. 

M'^'''  Amelot,  avec  une  sorte  de  violence,  avait  attiré  en  arrière 
Régis,  qui  était  soudain  devenu  blême. 

—  Les  sots!  articula-t-elle  sur  un  ton  d'énergique  conviction. 


êS,  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Puis,  gênée  : 

—  Voilà  pourtant,  continua-t-elle,  le  plus  clair  bénéfice  de  ces 
réunions  de  désœuvrés!..  Et  remarquez  que  tout  cela  se  dit  au 
petit  bonheur,  non-seulement  sans  certitude,  mais  sans  per- 
suasion... 

Tout  en  parlant,  elle  contemplait  le  jeune  homme  avec  une  sol- 
licitude inquiète,  un  peu  hésitante  et  timide,  comme  si  elle  eût  été 
également  désireuse  et  eflrayée  des  confidences  qu'elle  semblait 
appeler  ou  que  les  circonstances  menaçaient  de  lui  attirer.  —  Cette 
minute  fit  beaucoup  pour  leur  intimité.  Un  lien,  très  amical  et  très 
doux,  se  forma  spontanément,  qui  unit  leurs  pensées  et  leurs  cœurs. 

—  Bien  vrai,  vous  ne  croyez  pas  à  cette  vilenie? 

—  Oh!  non,  mille  lois  non,  je  n'y  crois  pas! 

—  Merci!..  Mais  tant  d'autres  y  croient! 

—  Tant  d'autres!  Qui  donc? 

^  Les  hommes,  les  femmes,  les  amis,  les  parens,  les  domes- 
tiques probablement...  Que  sais-je?  Tout  le  monde. 

Sans  qu'il  pût  s'en  douter,  il  rééditait,  presque  dans  les  mêmes 
termes,  la  réponse  que  M.  de  Laverdun  avait  faite  à  sa  femme.  Et, 
comme  le  comte  lui-même,  il  avait  entendu,  par  une  fenêtre  ou- 
verte, la  voix  délatrice  —  ou  calomniatrice  —  de  M.  de  Gastreville, 
qui  confirmait  ou  ravivait,  sinon  ses  soupçons  et  ses  doutes,  du 
moins  ses  inquiétudes  et  ses  scrupules. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  monsieur,  répliqua  aflcctueusement 
M™^  Amelot,  souvenez-vous  que,  si  «  tout  le  monde  »  ajoute  foi  à 
cette  infamie,  je  ne  fais  pas  partie,  moi,  do  ce  tout  le  monde-là. 

Elle  lui  serra  la  main  en  hâte  et  se  porta  avec  empressement  au- 
devant  de  ses  nouveaux  hôtes,  laissant  Régis  livré  à  lui-même  et  à 
ses  réflexions,  qui  n'étaient  pas  toutes  couleur  de  rose.  —  Le  jeune 
homme,  en  efl'et,  chaque  fois  qu'il  se  retrouvait  aux  prises  avec 
l'insinuation  méchante,  et  trop  vraisemblable,  qui  menaçait  d'em- 
poisonner sa  vie,  en  sentait  plus  cruellement  le  côté  plausible.  Il 
ne  pouvait  douter  de  la  parole  de  son  père,  ce  qui  eût  été  douter 
deux  fois  de  l'honorabilité  de  celui-ci  ;  mais  il  ne  pouvait  non  plus 
s'en  prendre  uniquement  à  la  mauvaise  foi  et  au  venin  des  canca- 
niers qui,  d'avance,  souillaient  son  bonheur.  Son  bonheur!.. 

—  Je  savais  vous  trouver  dans  ce  salon,  Régis.  Car  c'est 
M"^  Amelot  qui  m'y  a  dépêchée. 

D'un  mouvement  prompt  et  gracieux,  Béatrix  avait  soulevé  son 
grand  chapeau,  s'assurant,  devant  une  glace,  que  le  bon  ordre  de 
ses  mèches  blondes  n'avait  pas  été  sérieusement  compromis  par  sa 
longue  course  en  voilure  découverte. 

—  Mais  je  suis  seul  ici,  fit  observer  le  jeune  homme  en  prenant 
la  main  qu'on  lui  tendait.  C'est  presque  compromettant. 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  33 

-^  Bah  !  Notre  secret  étant  tombé  dans  le  domaine  public,  m'est 
avis  que  nous  n'avons  plus  à  nous  gêner  outre  mesure. 
•  —  Cette  idée  vous  satisfait-elle  ? 

—  Singulière  question!..  Que  voulez-vous  que  me  fasse  la  per- 
spective d'une  liberté  plus  grande  dans  nos  rapports  de  fiancés, 
sinon  qu'elle  m'enchante?  Vous  savez  bien  que  je  suis  franche. 

—  C'est  vrai.  Pardonnez-moi...  Mais  nous  avons  si  rarement 
l'occasion... 

—  Justement.  Les  occasions  seront  d'autant  moins  rares  tpe  la 
dissimulation  deviendra  moins  obligatoire. 

—  Oh!  tant  qu'il  s'agira  de  nous  voir  ainsi,  devant  témoins... 
La  jeune  fille  eut  un  sourire  des  plus  féminins,  et  une  flamme  de 

malice  passa  dans  son  œil  bleu,  très  clair. —  Elle  n'avait  décidément 
plus  rien  d'enfantin  :  elle  était  femme  des  pieds  à  la  tète.  Sa  fraî- 
cheur même  n'était  plus  aussi  éclatante  que  naguère  :  c'était  à  se 
demander  si  la  poudre  de  riz  ne  contribuait  pas  à  la  ternir. 

—  Dame!  fit-elle.  C'est  l'usage...  jusqu'au  mariage. 

—  Et  même  après,  prononça  Régis  avec  ironie. 

—  Vous  dites  cela  d'un  ton  amer...  Il  est  évident  qu'on  ne  peut 
pas  se  retirer  dans  une  thébaïde,  et  que,  dès  lors,  le  plus  grand 
bonheur  mondain  n'est  jamais  un  bonheur  sans  témoins. 

—  Mondain!  Voilà  bien  le  mot  qui  m'exaspère!..  Y  a-t-il  donc 
un  bonheur  mondain  ?  Est-ce  que  ces  deux  mots  ne  vous  font  pas 
l'effet  de  jurer  effroyablement  l'un  près  de  l'autre? 

—  Mais  non.  Pourquoi  n'y  aurait-il  pas  un  bonheur  mondain, 
comme  il  y  a  un  bonheur  champêtre?  Il  me  semble  que  c'est  une 
question  de  milieux.  Nous  ne  sommes  rustres  ni  l'un  ni  l'autre  : 
nous  ne  pouvons  donc  être  heureux  à  la  manière  des  rustres. 

—  Votre  logique  est  implacable.  Elle  me  ferme  la  bouche...  Allez 
vous  amuser,  ma  chère  Béatrix  :  le  plaisir  est  le  plus  naturel  pre- 
ude  du  bonheur.  C'en  est  aussi  le  meilleur  accompagnement... 

Et,  tout  bien  réfléchi,  je  crois  même  que  cela  peut  en  tenir  lieu. 

—  Vous  êtes  méchant!..  Baste!  vous  conviendrez  avec  moi,  plus 
tard,  que  l'on  est  d'autant  plus  heureux... 

—  Qu'il  y  a  plus  de  gens  qui  vous  regardent  l'être,  interrompit 
Régis.  Accordé!..  Mais,  tenez!  voici  déjà  un  avant-goùt  du  bon- 
heur. 

11  désignait  du  regard  trois  ou  quatre  chapeaux  d'hommes,  sous 
lesquels  apparaissaient,  de  temps  à  autre,  des  ligures  que  la  curio- 
sité élevait  parfois  jusqu'au  niveau  de  l'entablement  des  fenêtres 
du  rez-de-chaussée.  —  Parmi  ces  chapeaux,  le  chapeau  gris  de 
M.  de  Castreville  se  faisait  remarquer  en  bon  rang. 

—  Tout  juste!  riposta  Béatrix.  Je  trouve  cela  fort  amusant...  Et 
TOME  xcvi.  —  1889.  3 


su  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

je  veux  rester,  quelque  temps  encore,  seule  avec  vous,  pour  m'en 
divertir. 

—  Sérieusement,  dit  Régis  contraint,  vous  auriez  tort.  Nous  ne 
sommes  pas  encore  mariés... 

—  Raison  de  plus  pour  que  je  m'amuse  des  mines  de  vos  rivaux. .. 
Car  vous  en  avez...  Ça,  c'est  vrai,  je  dois  en  convenir...  et  il  n'en 
coûte  rien  à  mon  amour-propre.  Mais,  puisque  vous  êtes  le  vain- 
queur désigné  du  tournoi,  riez,  messire  Régis,  comme  je  ris  moi- 
même. 

—  Soit!  Je  rirai  donc...  mais  de  bien  meilleur  cœur  si  vous 
évitez  ces  gens-là,  qui  ne  me  plaisent  pas  plus  que  je  ne  leur 
plais. 

Son  regard  s'était  abaissé  de  nouveau  vers  le  groupe  masculin. 

—  C'est  que  ce  n'est  pas  facile,  ce  que  vous  me  demandez  là!.. 
M.  de  Castreville,  M.  de  Poigny,  M.  de  Triseuil,  pour  n'en  nommer 
que  trois,  sont  des  gens  que  je  rencontre  tous  les  jours  ;  et  l'on  ne 
saurait  éviter  l'un  d'eux  sans  tomber  immédiatement  sur  les  au- 
tres... Enfin,  je  ferai  de  mon  mieux,  monsieur  le  jaloux!..  Mais  je 
vous  préviens  que,  si  ma  condescendance  ne  vous  désarme  pas, 
cette  fois,  je  n'essaierai  plus  de  vous  contenter.  Force  vous  sera 
de  méprendre  comme  je  suis  naturellement  :  bienveillante  à  l'égard 
de  tous...  de  tous  ceux  qui  dansent  ou  qui  m'amusent;  aimante 
pour  vous...  quand  vous  le  voulez. 

Elle  le  salua  du  geste  et  gagna  la  pièce  voisine.  Régis,  voyant 
qu'il  était  seul,  s'assit  non  loin  de  la  fenêtre.  Un  gai  murmure, 
quelques  exclamations  de  bienvenue,  le  nom  de  Béatrix,  jeté  à  tous 
les  échos  du  jardin  par  des  voix  de  jeunes  filles,  ne  tardèrent  pas  à 
lui  apprendre  (}ue  sa  fiancée  avait  rejoint  le  contingent  le  plus 
bruyant  et  le  plus  rieur  qui  figurât  au  nombre  des  invités  de 
M'"^  Amelot. 

Alors,  il  reprit  sa  méditation,  mais  en  suivant  une  pente  moins 
chagrine,  car  la  présence  de  Béatrix  l'avait  quand  même  récon- 
forté. Et  il  continua  de  ressentir  cette  bienfaisante  influence  jus- 
qu'au moment  où  les  voix  des  jeunes  gens  qui  causaient  dans  le 
jardin  parvinrent  de  nouveau  à  son  oreille. 

—  Oui,  disait  un  des  causeurs,  vous  êtes  dur  pour  les  femmes, 
monsieur  de  Castreville. 

—  Très  indulgent,  au  contraire,  puisque  je  leur  passe  tout, 
excepté  leurs  prétentions  au  sens  moral. 

—  EII(;s  sont  donc,  selon  vous,  toujours  gouvernées  par  leurs 
instincts? 

—  Par  un  seul  instinct,  celui  du  sexe,  lequel  ne  se  traduit  pas 
chez  elles,  en  général,  par  des  appétits  désordonnés,  mais  bien  par 
des  calculs  ayant  pour  objet  d'asservir  un  ou  plusieurs  hommes, 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  ■'^5 

afin  d'en  tirer...  tout  ce  qu'un  homme  peut  donner  à  une  femme  : 
■des  enfans  d'abord,  puis  de  l'argent  ou  de  l'influence  ;  bref,  ce  qui 
intéresse  l'espèce  et  ce  qui  les  intéresse  elles-mêmes. 

—  Oh!  oh!  des  enfans!..  Elles  n'y  tiennent  pas  tant  que  cela, 
la  plupart  du  temps,  à  la  progéniture  ! 

—  Elles  n'y  tiennent  pas  toujours  beaucoup,  c'est  vrai,  mais  elles 
■y  travaillent  inconsciemment. 

—  Pessimiste,  va!..  Alors,  une  femme  comme  celle  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure  prend  un  amant...  dans  l'intérêt  de  1-es- 
pèce? 

—  Oui;  surtout  quand  elle  ne  vit  pas  avec  son  mari...  Mais  ra, 
c'est  inconscient,  et  ça  ne  réussit  pas  toujours,  (le  qui  est  conscient, 
par  exemple,  c'est  le  besoin  d'avoir  un  homme  à  soi... 

—  Mais,  quand  l'homme  est  pauvre,  sans  grand  crédit  dans  le 
monde,  à  quoi  peut-il  lui  servir? 

—  11  la  conseille,  il  la  dirige.  Et  (c'est  ici  que  nous  prenons  quel- 
quefois notre  revanche)  il  lui  arrive  de  la  diriger  dans  le  sens  de 
ses  besoins  à  lui,  ou  de  ses  ambitions.  Exemple... 

—  Inutile  de  citer  :  nous  avons  deviné...  d'autant  mieux  que 
l'entretien  n'a  guère  dévié  de  son  point  de  départ. 

—  Eh  bien!  moi,  dit  le  jeune  comte  de  Triseuil,  moi  qui  ne  suis 
ni  pessimiste,  ni  optimiste,  je  crois  que  ni  les  hommes  ni  les 
femmes  n'ont,  en  général,  la  vue  si  longue.  Ils  s'accouplent  selon 
le  caprice  des  sympathies  et  le  hasard  des  circonstances. 

—  Bien  parlé!  opina  le  prince  de  Poigny.  Dans  le  monde,  on  ne 
•  choisit  pas  son  amant,  on  ne  choisit  pas  sa  maîtresse  :  on  prend  ce 

qu'on  trouve,  l'amant  ou  la  maîtresse  qui  s'olïre  à  vous...  sous 
peine  de  s'en  passer.  Car  vous  observerez  que  les  femmes  qui  se 
jettent  à  votre  tête  sont  rarement  celles  aux  pieds  desquelles  vous 
seriez  heureux  de  vous  jeter. 

—  Comme  votre  ami,  remarqua  ironiquement  M.  de  Castreville, 
vous  appartenez,  mon  prince,  à  la  nouvelle  école...  qui,  d'ailleurs, 
est  renouvelée  de  Montaigne  :  celle  des  sceptiques  résignés.  Seule- 
ment, au  fameux  :  «  Que  sais-je?  »  vous  avez  ajouté  un  certain  : 
«  Je  m'en  fiche!  »  (jui  finira  peut-être  par  servir  au  baptême  de 
votre  secte...  Au  fond,  vous  manquez  de  philosophie. 

—  Il  me  semble,  au  contraire,  que  nous  sommes  de  vrais  ])hilo- 
sophes.  Tandis  que  vous,  à  force  de  mâcher  et  de  remâcher,  de 
ruminer  l'amertume  de  la  vie,  vous  vous  empoisonnez  le  goût... 

—  Et  même  un  peu  la  langue,  insinua  doucement  quelqu'un 
dont  la  voix  ressemblait  à  celle  de  Triseuil. 

—  Dites  donc,  comment  faut-il  l'entendre? 

—  Dans  le  sens  le  plus  simple,  riposta  la  même  voix  qui  avait 
monté  de  plusieurs  tons. 


36  REVUE    DES    UEUl   MONDES. 

—  Paix!  moucher,  fit  M.  de  Poigny  en  intervenant.  Vous  nous 
a\ez  vivement  intt'ressés,  monsieur  de  Castreville...  Mais  tous  me 
permettrez  de  vous  dire  que  vous  allez  trop  vite  en  besogne  lorsque 
vous  donnez  pour  certaine  la  réalisation  des  projets  matrimoniaux 
les  plus  choquans.  Une  personne  fort  au  courant  de  tous  les  des- 
sous de  cartes,  et  avec  qui  j'ai  eu  l'occasion  naguère  de  m'entre- 
tenir  de  ces  choses-là,  me  confiait  que.  pour  elle,  il  y  avait  un  de 
ces  plans  sur  le  point  d'avorter. 

—  Et  quelles  raisons  vous  donnait-on  de  cet  avortement  prc- 
Lable? 

—  On  m'en  donnait  deux  :  le  nmn(|ue  d'harmonie  entre  les  goûts 
des  fiancés  et  le  défaut  de  consentement  du  côté  du  père  de  la 
jeune  fille. 

—  Peu  de  gens  le  connaissent,  ce  père...  Et,  si  nous  avons  bien 
toujours  en  vue  les  mêmes  individualités,  je  ne  sache  pas  que 
personne  puisse  se  porter  garant  de  ce  qu'il  fera,  ni  même  de  ce 
qu'il  est  capable  de  faire...  Ah!  à  moins  toutefois  que  vous  ne 
teniez  vos  renseignemens  de  M"^  Mac-Fregor.  Celle-là,  peut-être, 
a  eu  vent  de  (juelque  chose,  parce  qu'elle  a  connu  le  trouble-fête 
en  question,  (juand  il  était  plus  jeune  et  {[u'elle  l'était  encore  tout 
à  fait.  On  prétend  même  (ju'elle  l'aurait  épousé,  s'il  avait  voulu. 
Bref,  ils  sont  restés...  en  correspondance.  Mais  il  n'y  arien  à  re- 
cueillir, en  matière  d'hypothèses  intéressantes,  sur  le  mariage  de 
nos  jeunes  tourtereaux,  sauf  par  ce  canal. 

11  ne  fut  fait  aucune  réponse  à  cette  observation  restrictive,  ce 
qui  permettait  de  conclure  que  son  auteur  avait  touché  juste.  — 
Régis  se  leva,  en  proie,  une  fois  de  plus,  à  cette  exaspération  dou- 
loureuse qui  s'emparait  de  lui  quand  l'implacable  médisance  le  re- 
jetait à  ses  humiliantes  angoisses.  «  Eh  quoi!  murmura-t-il  en 
appuyant  sa  main  sur  ses  yeux  comme  pour  ne  plus  voir  devant 
lui,  faudra-t-il  vivre  encore  des  mois  dans  cette  atmosphère  d'in- 
jurieuse suspicion  et  de  mépris  caché?  Et,  après,  faudra-t-il  subir 
la  honte  des  commentaires  étoufles,  des  souvenirs  infanians,  des 
compromis  acceptés?  Non,  je  ne  pourrai  pas...  Mais,  pourtant,  que 
puis-je  faire?  Alors  même  que  je  serais  prêt  au  sacrifice  de  mon 
aiïeclion  pour  Béatrix,  quel  motif  lui  donner  de  mon  renonce- 
ment? Comment  avouer,  et  à  qui,  ce  (pie  j'ai  sur  le  cœur?  Conmient 
en  reparler  à  mon  père?  et  surtout  comment  expliquer  ma  conduite 
à  M™*  de  Laverdun,  qui  est  innocente  de  tout  cela...  ou  à  peu  près... 
Et  qui  donc  est  coupable?  Le  monde  seul,  la  stupide  vie  du  monde, 
qui,  encourageant  toutes  les  imprudences  et  toutes  les  situations 
scabreuses,  vous  livre  à  la  surveillance  d'une  légion  d'êtres  inoc- 
cupés et  malveillans.  Ai-je  donc  le  devoir  ou  même  le  droit,  jiour 
donner  satisfaction  à  cet  Argus  intéressé,  d'immoler  le  plus  vif  et 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  37 

le  plus  pur  de  mes  senlimens?..  Car  j'aime  toujours  Béatrix,  sinon 
comme  autrefois,  du  moins  autant  qu'autrefois.  Je  l'aime  pour  ce 
qu'elle  sera,  au  lieu  de  l'aimer  pour  ce  qu'elle  est,  voilà  toute  la 
différence.  » 

La  diflerence  était  appréciable.  Mais,  heureusement  pour  son 
amour,  le  jeune  homme  n'eut  pas  le  temps  de  l'approfondir, 
^me  Anielot  rentra  dans  le  salon,  accompagnée  de  sa  sœur. 

—  On  remarque  votre  absence,  dit  celle-ci.  Et  l'on  va  remarquer 
votre  parti-pris  de  solitude. 

—  On?  c'est-à-dire?.. 

—  Nous...  et  Béatrix,  qui  me  demandait,  il  n'y  a  qu'un  instant, 
où  vous  pouviez  bien  être. 

Vues  ainsi,  côte  à  côte,  les  deux  sœurs  se  faisaient  valoir  l'une 
l'autre.  La  grâce  timide  et,  pour  ainsi  dire,  inachevée  de  Suzanne 
mettait  en  relief  la  maturité  rayonnante  et  épanouie  de  Marie-Louise, 
dont  le  voisinage,  en  revanche,  prétait  un  charme  de  plus  à  l'enfan- 
tine beauté  de  la  jeune  fille.  —  H  y  a  des  femmes  que  l'on  voudrait 
avoir  connues  plus  tôt  ;  il  y  en  a  d'autres  que  l'on  voudrait  connaître 
plus  tard.  Marie-Louise  et  Suzanne,  séparément,  pouvaient  faire  naître 
de  ces  regrets  ou  de  ces  vœux  impertinens  ;  mais,  réunies,  elles  ne 
provoquaient  que  la  sensation  du  désir  ou  du  plaisir  de  les  connaître. 

—  Venez,  dit  M™^  Amelot,  et  surtout,  après  cette  journée,  ne 
craignez  pas  de  revenir...  sans  invitation.  La  maison  vous  sera  ouverte, 
à  vous  et  à  ceux  que  vous  aimez,  les  jours  où  elle  sera  fermée... 
aux  autres. 

11  y  avait  tant  de  bonne  grâce,  tant  d'émotion  discrète,  tant  de 
promesses  voilées  sous  ces  paroles  aimables,  que  Régis,  profondé- 
ment remué,  s'inclina  sur  la  main  de  la  belle  veuve  et  l'ellleura  des 
lèvres.  C'était  un  pacte,  un  pacte  d'amitié,  d'assistance,  de  con- 
cours moral,  sinon  d'alliance  eflective,  que  signait  ainsi  celui  qui 
était  appelé  à  en  profiter.  Mais  cette  muette  convention,  qui  pou- 
vait se  passer  d'autre  signature,  et  dont  les  clauses  eussent  pu  de- 
meurer informulées,  la  jeune  femme  prit  soin,  non  sans  quelque 
trouble  et  quelque  aiïectation,  d'en  préciser  le  sens.  Elle  retint  le 
bras  de  Régis  et,  se  penchant  à  son  oreille  : 

—  Je  veux,  lui  dit-elle,  que  vous  rencontriez  souvent  votre  fiancée 
chez  moi,  quand  il  n'y  aura  personne  que  nous.  Et  je  prétends  lui 
donner  le  goût  de  cette  intimité. 

Un  regard  d'une  reconnaissance  infinie  lui  paya  largement  sa 
phrase.  xMais  Régis  joignit  au  regard  l'appoint  d'un  compliment 
qui  était  presque  un  madrigal. 

—  Vous  lisez,  dit-il,  dans  ma  pensée,  comme  personne  n'y  a 
jamais  lu.  Tout  remercîment  oral  serait  donc  inutile. 

Après  cela,  la  fête  en  plein  air  pouvait  être  charmante  ou  ne  pas 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'être  :  le  fiancé  de  Béatrix  n'en  avait  cure.  Pour  lui,  la  vraie  fête 
était  en  lui-même. 


IX. 


Après  le  mystérieux  encouragement  de  Suzanne,  la  non  moins 
mystérieuse  promesse  de  Marie-Louise  était  venue  rendre  au  jeune 
homme,  et  fort  à  propos,  une  heureuse  confiance  en  lui-même  et 
en  son  sort.  Si  incertaine  et  si  faible  que  vous  apparaisse  une 
alliance  imprévue,  c'est  toujours,  au  moins  moralement,  un  pré- 
cieux appui  que  celui  qu'elle  vous  apporte.  On  y  gagne  non-seule- 
ment de  ne  plus  se  sentir  seul,  mais  de  ne  plus  craindre  d'être 
sans  droits  et  de  ne  plus  se  demander  si  l'on  a  raison. 

Assurément,  Régis  ne  pouvait  supposer  que  les  deux  sœurs,  — 
la  cadette  surtout,  —  fussent  parfaitement  au  courant  de  la  situa- 
tion ;  mais  il  devinait  qu'on  allait  l'aider  à  s'emparer  de  la  place.  Et 
c'était  assez  pour  qu'il  ne  désespérât  plus,  ni  de  la  conduite  de  l'en- 
treprise ni  de  la  durée  du  triomphe  final.  Car  il  avait  deux  sortes 
de  soucis  :  il  craignait  presque  également  que  sa  fiancée  ne  lui 
échappât,  par  suite  du  mauvais  vouloir  du  comte  de  Laverdun,  et 
que,  tout  en  demeurant  vainqueur  de  ces  résistances  paternelles, 
il  ne  fût  déçu  dans  son  affection,  grâce  à  l'inquiétante  tournure 
mondaine  que  la  jeune  fille  semblait  prendre  de  plus  en  plus. 

Il  n'attendit  pas  longtemps  le  premier  témoignage  de  la  sollici- 
tude promise. 

Une  semaine,  en  elTet,  ne  s'était  pas  écoulée  qu'il  recevait  de 
M™^  Amelot  une  invitation  à  déjeuner. 

Il  retourna  donc,  un  matin  de  mai,  à  l'hôtel  de  la  rue  de  Bou- 
lainvilliers. 

La  province  n'est  pas  toute  hors  de  Paris.  Et  il  n'est  pas  néces- 
saire d'aller  jusqu'à  Versailles  pour  faire  connaissance  avec  elle. 
Bien  des  rues,  dans  les  quartiers  excentriques  de  la  ville  bruyante, 
sont  aussi  parfaitement  calmes  et  endormies  que  n'importe  quelles 
voies  désertes  de  n'importe  quel  chef-lieu  d'arrondissement.  Or,  la 
partie  haute  de  la  rue  de  Boulainvilliers  figurerait  avec  honneur 
dans  la  plus  sommeillante  de  nos  sous-préfectures.  Quand  on  che- 
mine entre  ses  deux  rangs  de  murailles  en  pente,  ponctuées  de  mai- 
sons muettes  et  closes,  on  a  l'illusion,  parfois  bienfaisante,  de  res- 
pirer un  tout  autre  air  que  celui  de  Paris. 

Régis,  resté  provincial  au  fond  du  cœur,  ou  redevenu  tel  pour 
les  besoins  de  sa  cause,  jouissait  délicieusement  du  silence  et  du 
recueillement  de  cette  rue  bénie,  où  il  n'y  avait  ni  brillans  équi- 
pages, ni  fiacres  cahotés  et  grinçans;  où  les  rares  passans  avaient 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  39 

d'honnêtes  physionomies    bourgeoises,    et    sur    les   trottoirs   de 
laquelle  ne  traînait  aucune  fille  fardée. 

Aussi  arriva-t-il  chez  Marie-Louise  dans  les  meilleures  disposi- 
tions d'esprit. 

Le  jardin  de  l'hôtel,  à  cette  heure  relativement  matinale,  lui 
parut  plus  frais  et  plus  embaumé  encore  que  lors  de  sa  récente 
visite.  Sur  le  gazon  dru  et  luisant,  des  tuyaux 'd'arrosage,  disposés 
de  distance  en  distance,  faisaient  pleuvoir,  à  travers  le  fin  tamis 
des  pommes  de  leurs  lances,  une  poussière  d'eau  qui  s'irisait  au 
contact  des  rayons  du  clair  soleil  de  mai.  Tout  près  de  l'habitation, 
un  jardinier,  après  s'être  emparé  d'une  des  lances  qui  reposaient 
sur  des  chevalets,  des  tréteaux  ou  des  fourches  basses,  et  l'avoir 
débarrassée  de  son  appendice,  s'était  mis  en  devoir  d'arroser  les 
corbeilles,  mais  s'était  laissé  distraire  de  sa  besogne  par  un  chien 
d'écurie,  lequel  se  jetait  à  corps  perdu,  en  aboyant  avec  une  rage 
joyeuse,  sur  l'eau  jaillissante.  Et  l'homme,  sous  son  rustique  cha- 
peau de  paille,  à  grands  bords  abattus,  se  gaudissait  fort  à  suivre 
et  à  surexciter  les  ébats  du  petit  animal  affolé.  Tantôt  le  chien, 
s'étant  ramassé  sur  son  arrière-train,  se  ruait  verticalement  jusqu'à 
l'extrémité  de  la  lance,  puis  retombait  sur  le  flanc,  après  avoir 
reçu  en  pleine  gueule  une  douche  irrésistible;  tantôt  il  jappait 
autour  du  jet  puissant,  que  le  jardinier,  par  malice,  dirigeait  vers 
le  sol,  à  droite  et  à  gauche,  alternativement,  de  son  frétillant  par- 
tenaire. 

Un  moment,  Régis  s'était  amusé  à  contempler  ce  jeu.  Et  il  fut 
agréablement  surpris,  en  relevant  la  tête,  d'apercevoir  sur  le  per- 
ron, Béatrix  entre  Suzanne  et  Marie-Louise. 

■ —  Vous  avez  l'air  étonné!  lui  cria  M"^  de  LaA^erdun.  Est-ce  de 
me  voir  ici,  ou  de  m'y  voir  de  si  bonne  heure? 

—  Plutôt  de  ceci  que  de  cela,  riposta  Régis. 

11  s'attendait  bien,  en  réalité,  à  retrouver  là  Béatrix;  mais  il 
n'avait  pas  espéré  l'y  rencontrer  en  si  petit  comité.  —  Le  comte 
Bernier  était  absent,  ainsi  que  M.  de  Montignan;  et  les  seuls  invités 
étaient  Régis,  M'"""^  et  M"®  de  Laverdun. 

—  Je  ne  vous  promets  pas,  —  dit  M'"**  Amelot  au  jeune  homme, 
en  le  prenant  à  part,  —  que  ce  sera  toujours  ainsi.  Et  je  ne  crois 
pas,  d'ailleurs,  que  le  régime  de  la  tranquillité  à  outrance  soit  bien 
fameux  avec  le  caractère  et  surtout  avec  les  dispositions  actuelles 
de  votre  petite  fiancée...  Pas  trop  n'en  faut...  pour  commencer. 
Mais,  bah!  nous  finirons  par  vous  la  retourner  comme  un  gant... 

Quelque  temps,  elle  parla  sur  ce  ton  enjoué,  avec  l'aimable  mé- 
lange d'aisance  aristocratique  et  de  laisser-aller  bourgeois  qui  était 
son  secret.  Puis  : 

—  Avouez,  fit-elle  en  riant,  que  je  vous  apparais  connue  cette 


âO  REVUE    DES    DEUX    5I0NDES. 

bonne  f('*e  qui,  dans  les  contes  bleus,  protège  toujours  les  amours 
du  jeune  prince... 

—  Iliiin!  interrompit  Régis  avec  un  demi-sourire,  cela  ne 
ferait  guère  mon  affaire  que  vous  fussiez  la  protectrice  du  jeune 
prince!..  Car  il  y  en  a  un  dans  mon  histoire  aussi,  et  qui  n'est  pas 
moi...  ni  de  mes  amis. 

—  Oh  !  je  n'y  mettais  point  de  malice.  Mais,  puisque  vous  m'en 
parlez,  de  ce  prince,  je  peux  bien  vous  dire  que  je  n'ignore  ni  son 
existence,  ni  son  rôle.  Seulement,  il  me  sera  permis  d'ajouter  que 
le  vrai  danger  ne  viendra  pas  de  lui...  d'abord. 

—  Alors,  de  sa  mère  ? 

—  Non.  Le  VTai  danger  est  plus  près  de  vous...  ou  de  Béatrix, 
si  vous  le  préférez...  Mais  voici  mes  lilles,  que  je  vous  présente. 

Deux  petites  blondines,  destinées  à  devenir  brunes  comme  leur 
mère,  —  si  l'on  en  jugeait  par  le  ton  mat  de  la  peau  et  la  couleur 
foncée  des  yeux,  —  venaient  d'entrer  sous  la  conduite  d'une  gou- 
vernante. M™^  Amclot  les  attira  vers  elle,  les  embrassa,  corrigea 
leur  coiffure  ;  puis,  en  prenant  une  dans  chaque  bras  : 

—  Encadrée  de  la  sorte,  je  ne  pourrais  vous  dire  grand'chose 
d'intéressant.  Les  communications  que  j'avais  à  vous  faire  seront, 
d'ailleurs,  mieux  venues  dans  le  tête-à-tête...  Ce  que  je  puis  vous 
dire,  par  exemple,  même  entre  ces  deux  petites  tétes-ci,  c'est  que 
l'initiative  appartient  à  Suzanne  plus  qu'à  moi-même...  Je  suis 
restée  bourgeoise,  moi,  en  dépit  de  la  vie  que  j'ai  menée  quelque 
temps,  ou  que  l'on  m'a  contrainte  à  mener.  Ma  petite  sœur,  au  con- 
traire, dont  la  mère  appartenait  à  la  plus  authentique  noblesse  de 
France,  est  du  bois  dont  sont  faites  les  vraies  grandes  dames. 
Quand  il  s'agit  de  rendre  service  à  quelqu'un,  ou  tout  simplement 
de  se  procurer  une  satisfaction  morale,  cette  ingénue  est  pleine 
d'audace:  elle  n'a  jamais  pour  de  se  compromettre.  Moi,  par  ins- 
tinct ou  vice  d'origine,  je  ne  crains  rien  tant  que  de  prêter  le  flanc 
à  la  médisance...  Oh!  je  me  suis  déjà  bien  amendée,  et  je  travaille 
encore,  chaque  jour,  à  me  corriger.  Mais,  c'est  égal,  je  serai  tou- 
jours un  peu  timorée.  Ce  défaut-là  est  essentiellement  bourgeois, 
ie  m'en  rends  compte  en  toute  humilité;  et  je  comprends  bien  que 
îe  qui  caractérise  une  véritable  femme  du  monde,  c'est  la  faculté 
ie  ne  jamais  rougir  ni  se  troubler,  surtout  quand  sa  conscience  ne 
lui  reproche  rien...  Or,  je  rougis,  en  ce  moment,  parce  que  je 
tâche  de  vous  expliquer  mon  intervention.  C'est  très  gauche.  Et  le 
fait  même  de  vouloir,  à  tout  prix,  vous  fournir  une  explication  con- 
stitue une  forte  maladresse...  Mais  qu'y  faire?..  Bref,  je  dois  vous 
avouer  que,  sans  Suzanne,  je  n'aurais  point  eu  l'idée  ou  le  courage 
de  me  mêler  de  vos  affaires.  Mais  Suzette  aime  beaucoup  Béatrix 
de  Laverdiin,  qn'cllf  a  jugée  on   ne  peut  plus  favorablement  dès 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  Al 

l'abord...  Oui,  ma  sœur  prétend  que  votre  fiancée  était  une  manière 
de  petite  perfection  lorsqu'elle  nous  est  arrivée  des  champs,  et 
qu'on  est  en  train  de  la  gâter.  C'était  une  amie  toute  trouvée  pour 
Suzanne,  qui  n'en  a  guère  et  ne  veut  pas  renoncer  à  celle-là.  De 
sorte  que  je  me  suis  laissé  persuader  qu'entreprendre  ce  sauvetage 
serait  œuvre  pie.  Comprenez-vous?  Il  s'agit  pour  nous  d'attirer  de 
plus  en  plus  dans  notre  orbite  une  délicieuse  jeune  fille,  qui  sera 
une  charmante  jeune  femme...  surtout  si  elle  est  vôtre. 

—  Deux  fois  merci,  madame. 

—  Mais  la  voici  avec  sa  mère  et  Suzanne...  Je  vous  en  dirai  plus 
long  la  prochaine  fois,  car  je  possède  des  données  dont  vous  pourrez 
tirer  parti,  je  l'espère. 

L'après-midi  s'écoula  dans  la  plus  exquise  intimité.  Il  y  avait 
longtemps  que  Régis  ne  s'était  trouvé  à  pareille  fête,  long- 
temps surtout  qu'il  n'avait  si  complètement  retrouvé  sa  fiancée, 
son  amie.  Dans  cette  atmosphère  de  calme  bien-être  et  d'aimable 
vertu,  Béatrix  redevenait  elle-même,  c'est-à-dire  une  jeune  fille 
vive,  enjouée,  simple,  franche  et  aimante.  Elle  prit  part  aux  jeux 
des  enfans,  causa  avec  leur  mère,  bavarda  avec  Suzanne,  sourit  à 
Régis  et  ne  s'ennuya  pas  une  seconde.  Aussi  fut-il  convenu,  séance 
tenante,  entre  M™®  de  Laverdun  et  iVI™^  Amelot,  que,  chaque  se- 
maine, il  y  aurait  une  réunion  pareille,  alternativement  chez  l'une 
et  chez  l'autre  de  ces  deux  dames,  sans  préjudice  des  assemblées 
plus  mondaines  que  comportait  la  saison. 

En  attendant,  Régis,  affriolé  par  les  promesses  de  Marie-Louise, 
profita  de  ce  qu'il  lui  devait  une  visite  pour  retourner  la  voir  le 
plus  tôt  possible. 

Ayant  bien  calculé  son  affaire  et  choisi  l'heure  de  la  promenade 
des  enfans,  qui  était  aussi  celle  d'un  cours  où  il  savait  que  Suzanne 
se  rendait,  d'ordinaire,  sous  la  conduite  d'un  chaperon  autre  que 
sa  sœur,  il  trouva  la  jeune  veuve  parfaitement  seule. 

—  Ma  foi!  lui  dit  celle-ci,  je  ne  vous  lerai  pas  languir.  Car  j'aime 
autant  me  débarrasser  tout  de  suite  de  ce  que  j'ai  à  vous  dire... 
Bien  entendu,  ma  sœur  ne  sait  rien,  hors  ceci  :  que  sa  petite  amie 
est  en  passe  de  devenir  une  jeune  mondaine  écervelée,  et  (jue  la 
duchesse  de  Losne  la  convoite  pour  son  fils.  Mais,  moi,  je  sais  antre 
chose.  Et  voici  ce  que  je  sais...  outre  les  médisances  dont  l'écho 
m'est  parvenu  en  même  temps  qu'à  vous.  M.  de  Laverdun,  bute  à 
l'idée  que...  enfin,  à  l'idée  que  vous  connaissez,  M.  de  Laverdun 
refusera  son  consentement  au  mariage  de  sa  fille  avec  vous,  alors 
même  que  de  ce  refus  il  devrait,  grâce  à  l'attitude  résolue  de  sa 
femme,  résulter  un  scandale.  Il  conseniirait,  au  contraire,  sans  délai, 
au  mariage  de  Béatrix  avec  le  prince  de  Poigny.  Ainsi,  rien  à  gagner... 

—  Permettez-moi  de  vous  demander,  interrompit  Régis,  com- 


42  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  vous  avez  pu  être  informée,  avec  cette  précision,  des  projets 
d'un  homme  toujours  absent  et,   d'ailleurs,  si  peu  communicatif. 

—  C'est  que,  lui  et  moi,  nous  avons  une  mauvaise  connaissance 
qui  nous  est  commune  :  M'''"  Mac-Fregor... 

—  Ah!  encore  ce  nom!..  Décidément,  on  avait  raison  de  sup- 
poser, . . 

—  Oui...  Mon  Dieu,  je  ne  juge  pas  M"^  Mac-Fregor,  qui  est 
une  amie  de  ma  famille  et  dont  la  conduite  ne  me  regarde  guère. 
Et  d'ailleurs,  dans  la  circonstance,  il  n'y  a  rien  à  lui  reprocher, 
je  pense,  de  ce  qu'on  lui  reproche  quelquefois,  à  tort  ou  à  raison. 
Car  vous  n'ignorez  point  que,  si  elle  n'est  pas  perdue  de  réputation, 
sa  renommée  d'honnête  fille  a  reçu  quelques  atteintes  ;  or,  la  moitié 
d'une  mauvaise  réputation  n'est  pas  l'équivalent  d'une  bonne... 
Quoi  ((u'il  en  soit,  il  n'y  a  jamais  eu,  que  je  sache,  de  relations 
coupables  entre  elle  et  le  comte  de  Laverdun.  Mais  ils  sont  Ués 
ensemble.  On  raconte  que  Laura  Mac-Fregor,  assez  sensible...  com- 
ment vous  dire  cela?.,  assez  sensible  à  la  beauté  masculine  en  gé- 
néral, s'était  montrée  particulièrement  enthousiaste  du  grand  air,  des 
beaux  traits  et  des  hautes  manières  du  iutur  père  de  Béatrix.  Mais, 
à  ce  moment-là,  M.  de  Laverdun  aimait  déjà  celle  qui  allait  bientôt 
devenir  sa  femme.  De  sorte  que  l'alïaire  n'eut  pas  de  suites... 
autres  que  la  sympathie  reconnaissante  du  comte  et  la  persistante 
admiration  de  la  demoiselle  énamourée.  Tant  et  si  bien  que, 
n'étant  devenus  ni  époux  ni  amans,  ils  devinrent  amis...  ce  qui 
est  assez  rare,  dit-on,  quand  la  bonne  volonté  n'a  fait  défaut  que 
d'un  seul  côté  pour  aller  plus  loin...  Bref,  ils  ont  continué  de  se 
voir,  de  s'écrire  surtout;  ils  s'écrivent  et  se  voient  encore,  au 
moins  dans  les  intervalles  qui  séparent  les  longs  voyages  ou  les 
longues  absences  de  M.  de  Laverdun. 

—  Serait-ce  donc  de  M"''  Mac-Fregor  elle-même  que  vous  tenez 
vos  renseignemens?  s'écria  Régis. 

—  Justement.  Elle  a  commencé  par  m'interroger  et  interroger 
Suzanne  sur  le  mariage  projeté  de  Béatrix.  Puis,  ce  fut  mon  tour 
de  la  questionner  quand  je  compris  qu'elle  était  la  confidente  de 
M.  de  Laverdun...  Par  exemple,  ce  que  je  n'ai  pas  compris  et  ce 
que  je  ne  comprends  pas  encore,  c'est  l'espèce  d'intérêt  personnel 
(ju'ellc  semble  prendre  à  votre  roman. 

—  i\e  cherchez  pas,  madame,  dit  Régis  en  rougissant.  Ce  détail 
est  secondaire...  Allons  au  plus  pressé. 

Aussi  rouge,  pour  le  mohis,  (j[ue  son  interlocuteur,  M™*  Amelot 
s'empressa  de  répondre  : 

—  Oui,  vous  avez  i-aison,  passons.  El  arrÏNons  au  cœur  du  sujet... 
11  est  évident,  d'après  ce  «jue  je  viens  do  vous  raconter,  comme 
aussi  d'après  ce  que   vous  savez,  c^ue  vous  ne  gagnerez  rien  à 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  A3 

attendre.  D'une  part,  le  comte  ne  mettra  pas  les  pouces;  c'est  un 
jaloux  entêté,  un  homme  aigri  et  blessé.  D'autre  part,  sa  fille  est 
soumise  à  une  détestable  hygiène  morale...  La  conclusion,  c'est 
qu'il  faut  plutôt  brusquer  le  dénoûment. 

—  Mais  comment?  fit  le  jeune  homme. 

—  Selon  moi,  répliqua  Marie-Louise,  le  mieux  serait,  quand 
vous  aurez  reconquis  votre  fiancée  tout  entière  sur  le  monde,  la 
valse...  et  les  jeunes  princes  au  cœur  vacant,  le  mieux  serait  de  la 
charger  elle-même  de  plaider  sa  cause  et  la  vôtre  auprès  de  son 
père.  Il  me  paraît  impossible  que  de  ce  rapprochement  entre  le  père 
et  la  fille,  il  ne  jaillisse  rien  d'heureux...  Enfin,  il  faut  essayer. 

—  Je  veux  bien...  Mais  alors,  vous  m'aiderez? 

—  Certes.  Et  c'est  moi  qui  persuaderai  àBéatrix  de  voir  son  père, 
cet  été. 

Après  une  assez  longue  séance,  Régis  se  retirait,  quand,  cédant  à 
un  scrupule  ou  à  une  inquiétude  évidemment  tenace,  il  se  retoui-na 
brusquement  vers  M""*^  Amelot  : 

—  Donnez-moi  l'assurance,  lui  dit-il,  que  vous  tenez  ma  cause 
pour  bonne,  et  que  vous  ne  doutez  ni  de  moi,  ni  de  mon  père,  ni 
de  M™''  de  Laverdun. 

Étendant  la  main  vers  lui  en  un  geste  aussi  fier  qu'amical  : 

—  Mon  cher  monsieur,  répliqua-t-elle,  n'oubUez  pas  que  je  suis 
une  bourgeoise  honnête,  et  que  les  femmes  de  cette  sorte  ignorent 
les  alliances  et  les  amitiés  compromettantes  ou  suspectes...  Je  ne 
connais  pas  beaucoup  votre  père,  mais  je  connais  assez  M"**  de 
Laverdun  pour  affirmer  qu'une  telle  femme  n'a  jamais  failli.  Élevés 
à  une  certaine  puissance,  l'orgueil  et  la  dignité  valent  la  veitu 
même,  je  le  sais...  Croyez-m'en. 

X. 

Régis  ne  demandait  qu'à  croire.  Et  il  sentait  que  W^"  Amelot  avait 
dit  vrai  en  proclamant  que  la  fierté  ou  le  respect  de  soi-même  peut 
suppléer  à  la  vertu.  —  Un  jour  ou  l'autre,  au  reste,  les  hommes 
s'apercevront  peut-être  que  l'on  est  surtout  vertueux,  quand  on 
l'est,  sinon  pour  son  propre  agrément,  du  moins  pour  sa  propre 
satisfaction,  les  passions  natives  étant  presque  toujours  plus  fortes 
que  les  principes  acquis.  Cela  diminuera  le  mystérieux  prestige  de 
la  vertu,  sans  en  avilir  le  prix. 

jipue  amelot  elle-même  avait  dû  vérifier  cette  loi.  Il  était  permis 
de  le  présumer,  d'après  ses  dernières  paroles  et  le  ton  qu'elle 
avait  pris  pour  les  prononcer.  En  tout  cas,  rien,  dans  son  histoire, 
ne  répugnait  à  une  telle  supposition.  Mariée  jeune  à  un  homme  plus 
que  mùr,  elle  avait  certainement  connu  les  tentations,  puisqu'elle 


llk  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

avait  été  lancée,  malgré  elle,  en  plein  tourbillon  mondain,  et  qu'en 
ces  eaux  troubles  du  plaisir,  on  trouve  toujours  à  pêcher  quelque  dis- 
traction. Pourtant,  nul  n'eût  osé  la  soupçonner  de  s'être  jamais  di- 
verlic  aux  dépens  de  son  mari  :  il  y  a  des  attitudes  qui  valent  mieux 
que  des  certificats.  Tout  au  plus  pouvait-on  conjecturer,  d'après 
sa  manière  d'être  actuelle,  qu'en  pleurant  son  mari  elle  avait  plutôt 
pleuré  le  père  de  ses  enfans  qu'un  époux  de  son  choix.  Encore  avait- 
elle  prolongé  son  deuil  fort  au-delà  du  strict  nécessaire  et  avait-elle 
scrupuleusement  caché  à  tous  les  yeux  ce  secret  allégement  qui  ac- 
compagne presque  tous  les  veuvages  dont  la  secousse  peut  heurter 
un  cœur  sans  le  briser.  La  fatigue  d'une  sujétion  plus  ou  moinsdure 
et  plus  ou  moins  longue,  les  tristesses  et  les  ennuis  de  la  dernière 
maladie  :  autant  de  circonstances  qui  facilitent,  dans  la  plupart  des 
cas,  le  travail  naturel  de  la  consolation  et  de  l'oubli,  mais  dont  per- 
sonne n'était  en  droit  de  se  vanter  d'avoir  surpris  la  trace  sous  les 
larmes  de  la  jeune  veuve.  Elle  était  de  ces  rares  personnes  qui  ne 
se  contentent  pas  de  faire  tout  avec  décence  quand  elles  sont  sûres 
qu'on  les  regarde,  mais  qui  se  surveillent  même  quand  elles  sont 
seules.  Et  elle  ne  se  fût  pas  jugée  quitte  envers  le  mort,  si,  l'ayant 
convenablement  pleuré,  elle  n'eût  pu  réussir  à  le  regretter. 

l'allé  le  regrettait  donc,  et  l'aimait  d'une  afïection  désormais  inalté- 
rable.—  11  n'y  a,  du  reste,  que  les  absens  et  les  morts  que  l'on  puisse 
aimer  ainsi,  d'une  façon  toujours  égale,  parce  que  c'est  seulement  à 
leur  égard  que  les  raisons  d'aimer  sont  détinitivcs  ou  pour  longtemps 
fixées.  —  Mais  Marie-Louise,  quelle  que  fût  la  sincérité  de  ses  regrets, 
n'était  pas  si  triste  que  le  sourire  n'éclairât  parfois  son  deuil  ;  et  la 
résignation  qui  sourit,  ce  n'est  plus,  aux  yeux  du  monde,  l'art  d'être 
malheureux  avec  grâce,  mais  l'art  de  se  complaire  en  son  malheur. 

Voilà  pourquoi  elle  n'avait  pas  tout  à  fait  tort  de  redouter  encore 
un  peu  les  méchans  propos.  Et  M'^  Mac-Fregor,  en  particulier,  ne 
se  fit  pas  faute  d'interpréter  malignement  la  bienveillance  de  la 
veuve  et  l'assiduité  de  Régis  dès  qu'elle  eut  constaté  l'une  et  l'autre. 
—  D'ailleurs,  pour  rester  d'accord  avec  la  vraisemblance,  elle  se 
contenta  de  supposer,  ouvertement  comme  in  pclto,  que  M™^  Ame- 
lot  avait  surtout  le  désir  de  marier  sa  sœur. 

Il  y  eut  encore  deux  matinées  radieuses  à  l'hôtel  de  la  rue  de 
Roulai nvilliers  :  la  première  un  peu  gâtée  par  le  concours  de  nom- 
breux visiteurs,  car  il  s'agissait  d'une  grande  réunion  priée;  la 
seconde,  au  contraire,  tout  intime  et  d'un  charme  sans  mélange. 
Au  surplus,  comme  le  prince  de  Poigny  n'assistait  ni  à  l'une  ni  à 
l'autre,  elles  parurent  toutes  deux  fort  agréables  à  Régis,  —  sans 
compter  que  l'absence  du  comte  Bernier,qui  prolongeait  son  sé|Our 
en  Angleterre,  auprès  d'une  impériale  exilée,  eut  pour  «'Ilet  d'en  ac- 
croître encore  l'agrément.  —  Ce  n'était  pas  que  le  père  de  Marie- 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  45 

Louise  et  de  Suzanne  fût  un  bien  gênant  personnage;  mais,  vu  son 
insignifiance  même,  on  ne  pouvait  que  gagner  à  se  passer  de  lui. 
Béatrix  continuait  à  se  montrer  heureuse  et  gaie.  Elle  eut  avec 
son  fiancé  d'assez  longs  entretiens,  où  elle  prit  à  tâche  de  lui  rap- 
peler, —  ce  qui  n'était  point  indispensable,  —  qu'un  lien  très  fort  et 
très  doux  les  unissait  l'un  à  l'autre,  et  que  l'avenir  devait  leur  être 
commun,  plus  encore  que  ne  l'avait  été  le  passé.  Et,  une  fois,  elle 
conclut  en  disant  : 

—  Hier,  aujourd'hui,  demain,.,  c'est  une  belle  trilogie  pour  une 
idylle,  et  qui  n'est  pas  à  la  portée  de  tout  le  monde  ! 

—  Plût  au  ciel  que  l'avenir  s'appelât  toujours  demain  !  s'écria  le 
jeune  homme.  Mais,  quand  il  est  séparé  de  nous  par  des  mois  ou 
des  années!..  Si  demain  ne  nous  appartient  guère,  ce  qui  doit  venir 
après  semble  ne  pas  même  nous  concerner. 

—  Vilain  broyeur  de  noir  !  On  croit  vous  avoir  donné  toute  satis- 
faction et  tout  contentement...  Point.  Monsieur  est  voué  au  noir... 
Eh  bien!  savez-vous  ce  qu'il  faut  faire,  si  vraiment  le  temps  et  la 
distance  vous  éliraient?  Il  faut  travailler  aies  supprimer...  Je  ne 
tiens  pas...  non,  ma  foi!  pas  plus  que  vous  n'y  tenez  vt)us-même, 
à  voir  s'éterniser  le  délai  qui  nous  a  été  imposé... 

—  Que  je  vous  remercie  de  me  dire  cela,  Béatrix! 

—  Il  n'y  a  véritablement  pas  de  quoi.  C'était  sous-entendu. 

—  Le  cœur  ne  comprend  rien  aux  sous-entendus...  Alors,  vous 
aussi,  vous  avez  hâte  de  voir  finir  ce  stage  barbare?.. 

—  Oh!  barbare!.,  vous  exagérez  tant  soit  peu.  Mais  enfin,  je 
vous  accorde  que  cette  situation  n'est  pas  de  celles  où  l'on  puisse 
s'attarder  volontiers. 

—  Bravo!..  Mais  comment... 

—  Ah!  voilà,  je  ne  sais  pas  très  bien,  moi,  pourquoi  on  nous 
fait  attendre.  Mon  âge  et  le  vôtre  sont  assurément  de  bons  pré- 
textes ;  mais  ce  sont  des  prétextes  qui  s'usent  assez  vite,  parce 
qu'ils  s'usent  tous  les  jours...  Causez  avec  maman,  à  cœur  ouvert. 

—  Je  ne  le  puis,  ayant  accepté,  comme  première  condition,  la 
patience...  Mais  vous,  qui  vous  empêcherait?.. 

—  Oh!  je  veux  bien,  je  ne  demande  pas  mieux. 

—  Vous  pourrez  même,.,  peut-être,.,  vous  adresser  à  votre  père. 

—  Oui,  dit  tristement  Béatrix  ;  mais  mon  père  ne  s'intéresse 
guère  à  moi. 

—  S'il  ne  s'y  intéresse  guère,  il  n'aura  aucun  motif  pour  vous 
contrarier. 

—  C'est  juste...  Je  vais  donc,  un  de  ces  jours,  avant  l'été  qui 
approche,  parler  à  maman  et  la  prier  de  parler  à  mon  père,  ou  lui 
demander  la  permission  de  le  laire  moi-même. 


66  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

,  Régis  eut  un  battement  de  cœur  loi-squil  entendit  Béatiix  for- 
mtiler  cette  résolution,  qui  allait,  sans  doute,  précipiter  le  cours 
des  choses  et  hâter  la  solution  attendue,  —  en  la  gâtant  peut-être. 

Mais  il  savait,  d'une  part,  que  le  nœud  du  conflit  n'était  pas  de 
ceux  que  le  temps  dénoue  ;  et,  d'autre  part,  il  sentait  que,  mo- 
nicntanément  soustraite  aux  influences  mondaines ,  Béatrix  n'y 
avait  point  échappé  sans  retour  :  on  ne  se  dépiend  guère  du 
monde,  quand  on  s'en  est  épris,  avant  que  d'en  être  las.  De  plus, 
si  la  jeune  fille  ne  pouvait  être  soupçonnée  de  la  moindre  trahi- 
son, même  mentale,  envers  son  fiancé,  il  n'était  point  douteux  pour- 
tant qu'elle  n'eût  été  sensible  aux  attentions  du  j)rince  de  Poigny  ; 
que  sa  petite  vanité  n'eût  été  doucement  chatouillée  par  cette 
recherche  presque  ouverte  ;  qu'elle  ne  se  fût  émue  enlin  d'un  choix 
qui  achevait  de  la  désignera  l'envie  publique.  La  duchesse  de  Losne 
était  une  des  sommités  de  son  monde;  et,  si  le  futur  duc  de  Losne, 
par  lui-même,  n'était  pas  grand'chose,  il  avait  du  moins  une  belle 
enseigne  à  mettre  sur  son  néant.  Et  le  père  de  Béatrix,  avec  cela, 
devant  le  tenir  pour  agréable,  il  aurait  bien  pu  linir,  en  cas  d'ater- 
moiement prolongé,  par  se  faire  agréer. 

Tel  était  l'avis  de  M"'*  Amelot,  qui  accueiUit  avec  des  félicitations 
la  nouvelle  que  lui  donna  Régis  de  la  prochaine  démarche  de  Béa- 
trix. Elle  se  résuma  ainsi,  en  son  parler  doux,  lent  et  familier  : 

—  Soyez  d'intelligence  avec  elle  pour  activer  les  négociations, 
s'il  en  est  de  nécessaires.  Je  vous  promets,  encore  une  fois,  de  pous- 
ser à  la  roue  dans  ce  sens.  Mais  rien  ne  vaudra  votre  accord.  Allez 
par  le  plus  court;  avec  un  homme  comme  M.  de  Laverdun,  il  con- 
vient de  ne  pas  trop  trigauder...  Et,  si  je  n'avais  pas  à  feindre  l'igno- 
rance au  regard  de  la  comtesse,  je  ne  me  g-ênerais  guère  pour  lui 
donner  le  conseil  de  mettre  bravement  sa  fille  en  avant.  Je  voudrais 
bien  savoir  ce  que  ce  père,  si  ulcéré  qu'il  soit  dans  ses  affections 
et  dans  son  amour-propre,  trouvera  à  répondre  à  cette  enfant,  son 
enfant,  lorsqu'elle  lui  dira  qu'elle  vous  aime  et  que  sa  mère  vous 
ayant  agréé,  il  n'y  a  plus  qu'un  mauvais  vouloir  inexplicable  qui 
puisse  la  séparer  de  vous. 

—  Eh!  qui  sait  pourtant  s'il  ne  trouvera  pas  quelque  chose  à 
répondre ,  s'exclama  douloureusement  Régis ,  et  ce  (fu'il  trou- 
vera?.. Cet  homme  doit  être  rigide  comme  une  barre  de  fer. 

—  Mais  non  !  Puisqu'il  a  beaucoup  souffert,  il  n'est  pas  insen- 
sible. 

—  Souffert!  Souffert  de  quoi?..  De  ses  lubies?  Des  fantasmago- 
ries qu'il  s'est  mises  en  tête?..  Et  c'est  pour  cela  que  nous  serons 
malheureux:  pour  cela  que  l'avenir  de  ma  vie  et  mon  cœur  seront 
Irisés;  pour  cela  que  Béatrix,  consolée  tôt  ou  tard,  deviendra   la 


IDYLLE   ET    DRAJIE    DE    SALON.  47 

femme  d'un  vaurien  titré,  qui  en  fera  peut-être...  Qui  sait  ce  qu'il 
en  fera? 

Le  jeune  homme  s'échaulïait  en  une  sorte  de  rage  anticipée, 
bataillant  contre  des  argumens  qui,  vraisemblaJDlement,  ne  seraient 
jamais  formulés,  mais  qu'il  sentait  là,  d'avance,  toujours  dressés 
contre  lui  comme  un  rempart  invisible,  derrière  lequel  s'abritaient 
et  s'abriteraient  sans  cesse  les  muettes  résistances  du  père  de  Béa- 
trix. 

—  Vous  êtes  injuste,  fit  observer  doucement  Marie-Louise.  La 
jalousie  du  comte  était  plausible,  tout  en  étant  excessive.  Et  puis, 
il  laut  plaindre  les  gens  en  raison  de  leur  sensibilité,  et  non  pas  en 
raison  de  la  gravité  du  malheur  qui  les  atteint...  C'est,  d'ailleurs, 
cette  sensibilité  même  qui  me  donne  bon  espoir...  Enfin,  attendez 
la  démarche  de  Béatrix,  mais  ne  vous  endormez  pas.  La  saison  est 
déjà  fort  avancée.  Bientôt,  on  va  parler  des  départs.  Béatrix  et  sa 
mère  iront,  sans  doute,  à  Laverdun  ;  vous  aurez  soin  d'aller  chez 
vous...  Et  alors,  s'il  y  a  de  l'orage...  Mais  non;  tout  s'arrangera;  je 
ne  me  contente  pas  de  vous  le  souhaiter  :  je  vous  le  prédis. 

—  Vous  me  réconfortez  toujours.  Quand  je  ne  vous  devrais  que 
cela,  quelle  reconnaissance  ! 

—  Oui.  Mais  remarquez  que  ce  ne  sera  pas  tout  que  de  triompher. 
Il  taudra  savoir  profiter  de  la  victoire...  Voyez-vous,  il  y  a  trois 
phases  dans  le  bonheur  et  dans  l'amour  :  pendant  la  première,  on 
ne  veut  pas  de  témoins  de  sa  félicite  ;  pendant  la  seconde,  on  en 
accepte,  sans  les  rechercher;  et,  pendant  la  troisième,  on  les  re- 
cherche... Quand  on  devient  tout  à  fait  indifférent  à  la  question, 
dame  ! . . 

—  Cela  constitue  ime  quatrième  phase,  n'est-ce  pas  ?  interrompit 
Régis  en  souriant. 

—  Non.  Car  alors,  tout  est  fini  :  il  n'y  a  plus  de  bonheur,  il  n'y 
a  plus  d'amour...  Je  suis  bien  sûre  que  vous  n'en  viendrez  jamais  là. 
Mais  prenez  garde  à  la  troisième  phase,  à  celle  durant  laquelle  on 
recherche  les  témoins.  Tâchez  que  ces  témoins  soient  des  amis... 

—  Je  tâcherai  que  ce  soit  surtout  vous  et  les  vôtres. 

—  Vous  n'aurez  pas  tort.  Nous  entourerons...  ou  du  moins  je  m'ef- 
forcerai d'entourer  votre  bonheur  d'une  bonne  et  saine  atmosphère 
bourgeoise.  Rien  de  tel,  croyez-moi... 

—  Je  vous  crois  sans  peine  quand  je  vous  vois,  vous  et  votre 
sœur.  Votre  bourgeoisie...  ou  votre  bourgeoisisme  embaume,  vous 
savez  !  Ça  ne  sent  pas  du  tout  la  cuisine  chez  vous. 

—  Oh!  quant  à  ma  sœur,  fit  la  veuve  en  soupii'anl,  je  ne  sais 
pas  trop  où  elle  sera.  Je  ne  la  vois  pas  mariée:  elle  est  difiicile  et 
bien  plus  aristocrate  que  votre  servante...  Et  je  ne  suis  pas  assez 
égoïste  pour  désirer  la  garder  près  de  moi. 


kS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Bah  !  nous  lui  trouverons  quelqu'un.  Laissez-moi  seulement 
me  marier;  je  me  charge  de  lui  dénicher  l'oiseau  rare:  ce  sera 
ma  manière  de  m'acquitter  envers  vous  et  envers  elle. 

—  J'en  doute  un  peu,  répondit  Marie-Louise  en  secouant  la  tête 
avec  une  singulière  mélancolie.  Mais,  en  attendant,  occupez-vous 
de  votre  all'aire. 

Il  n'eut  pas  à  chômer  longtemps.  Car,  tout  au  commencement 
du  mois  de  juin,  il  reçut  une  carte  d'invitation  au  nom  du  comte  et 
de  la  comtesse  de  Laverdun,  pour  une  fête  de  jour.  Personne  ne 
lui  avait  parlé  de  cette  lète.  Il  trouva  l'invitation  bien  cérémonieuse 
et  flaira  quelque  mystère.  Aussi  s'empressa-t-il  de  se  rendre  rue 
de  l'Université,  sans  attendre  la  date  fixée. 

Justement,  plusieurs  jours  s'étaient  écoulés  sans  qu'il  eût  pu 
voir  Béatrix  ni  sa  mère.  Pour  dillerentes  raisons,  ou  sous  différens 
prétextes,  il  avait  été,  plus  d'une  lois,  ajourné. 

Il  fut  reçu,  cette  fois,  et  on  le  fit  monter  au  premier  étage.  Là, 
il  se  trouva  tout  à  coup  en  tiers  entre  le  comte  et  sa  femme,  les- 
quels étaient  réunis  dans  la  petite  pièce  où  la  mère  de  Béatrix  avait 
coutume  de  recevoir  les  visiteurs  de  son  intimité,  et  qui  n'était 
autre  que  la  première  pièce  de  son  appartement  particulier. 

—  Monsieur,  dit  le  comte  en  inclinant  légèrement  sa  haute  taille, 
je  suis  moins  étonné  de  vous  voir  ici  que  vous  ne  l'êtes,  sans  doute, 
de  m'y  rencontrer.  Mais  il  faudra  que  les  amis  de  M"""  de  Laverdun 
en  prennent,  pour  quelque  temps,  leur  parti  et  s'y  accoutument  ; 
car  j'ai  l'intention  de  passer  plusieurs  mois  en  France,  séjournant 
tantôt  ici,  tantôt  à  Laverdun...  Oui,  l'ère  des  voyages  est  provisoire- 
ment close...  Gela  dit,  je  me  ferais  scrupule  de  gâter  davantage, 
aujourd'hui,  votre  plaisir  et  celui  de  M"""  de  Laverdun...  Je  vous 
salue,  monsieur. 

Le  tout  était  d'une  politesse  si  parfaite,  en  dépit  de  certaine  iro- 
nie froide,  que  l'on  eût  été  fort  embarrassé  de  s'en  montrer  for- 
malisé. Et,  néanmoins,  Régis  avait  immédiatement  compris  que, 
sur  un  ton  pareil,  il  n'y  avait  aucune  conversation  possible  au-delà 
de  la  première  phrase  et  de  la  première  réplique. 

11  fut  donc  assez  aise  de  voir  M.  de  Laverdun  se  retirer  après  un 
salut  aussi  succinct,  mais  non  moins  convenable,  que  le  premier. 
Et  il  int(MTOgea  du  regard  M""*  de  Laverdun. 

Celle-ci  était  visiblement  contrainte  et  même  |)einée.  Cependant, 
ayant  constaté  que  son  visiteur,  interloqué  et  déconfit,  n'avait  pas 
l'air  de  pouvoir  ou  de  vouloir  articuler  la  moindre  question,  elle 
se  résigna  à  prendre  l'initiative  des  explications. 

—  Comme  vous  le  voyez,  mon  cher  enfant,  il  y  a  du  nouveau... 
Et  c'est  un  peu  la  faute  de  Béatrix...  la  mienne  aussi,  du  reste; 
car,  avant  d'agir,  elle  m'avait  demandé  mon  autorisation,  et  je  la 


IDYllK  t'L    DRAME  DE  SALON.  li\) 

lui  avais  accordée...  Elle  a  voulu  écrire  à  son  père...  Elle  l'a  prié 
de  venir  le  plus  tôt  possible,  pour  ratifier  le  choix  qu'elle  et  moi 
nous  avions  fait  de  votre  personne.  M.  de  Laverdun  est  venu; 
mais  il  ne  paraît  pas  en  humeur  de  ratifier..  Il  est  coiffé  d'une  tout 
autre  idée...  Enfin,  vous  ne  l'ignorez  point,  ses  sympathies  ne  vous 
sont  guère  acquises.  Que  voulez-vous?  C'est  une  lutte  à  soutenir. 
Nous  la  soutiendrons...  Au  surplus,  tout  cela  était  prévu.  Et,  un 
peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard... 

—  Oh  !  merci,  madame. 

—  Pensiez-vous  que  ma  fille  et  moi,  nous  pussions  être  oublieuses 
de  la  parole  donnée? 

—  Un  père,  c'est  presque  un  souverain  ! 

—  Et  même  un  tyran,  à  ce  que  nous  voyons...  Mais,  fort  heu- 
reusement, sa  tyrannie  n'est  que  temporaire.  Au  pis-aller,  il  suffira 
d'attendre  l'âge  de  la  majorité...  Car  je  puis,  sans  le  concours  de 
mon  mari,  grâce  à  Dieu  !  doter  ma  fille... 

—  Et  Bèatrix?  interrompit  Régis. 

—  Elle  est  très  ferme. 

—  Je  voudrais  bien  la  voir,  lui  parler... 

M"'®  de  Laverdun  ne  disant  rien,  le  jeune  homme  demanda  : 

—  Ne  le  pourrai-je  donc? 

.■  La  comtesse  secoua  la  tète  en  signe  d'impuissance,   mais  non 
sans  rougir  de  honte  ou  de  dépit. 

Et  Régis,  qui  devinait,  à  peu  près,  la  scène  ayant  eu  lieu  entre 
M.  de  Laverdun  et  sa  femme,  mais  qui  n'avait  pas  le  droit  de  lais- 
ser entendre  qu'il  la  devinait,  Régis  se  leva,  très  ému  et  très  gêne. 

—  Je  comprends,  reprit-il,  la  tactique  de  M.  de  Laverdun.  Il  ne 
veut  plus  même  que  je  voie  sa  fille. 

A  quoi  la  comtesse  se  hâta  de  répliquer  : 

—  Dans  l'intimité...  Mais,  moi  présente,  la  maison  vous  sera  tou- 
jours ouverte...  D'ailleurs,  vous  avez  pu  constater  que  nul  ne  vous 
en  interdit  l'accès. 

—  Mais  je  constate  aussi  que  Béatrix  est  cloîtrée...  du  moins 
pour  moi. 

—  Voyons,  mon  cher  enfant,  parlons  net...  M.  de  Laverdun  ne 
vous  accepte  pas  comme  gendre.  Mais  il  ne  vous  a  jamais  accepté. 
Rien  donc  n'est  changé,  en  fait.  La  seule  différence  entre  aujour- 
d'hui et  hier,  c'est  que  la  lutte  est  ouverte. 

—  Enfin,  que  dois-je  faire  ? 

—  Ne  pas  rompre  en  visière  à  mon  mari,  qui  est  le  maître...  pour 
un  temps.  Venez  en  ami  de  la  maison,  jusqu'à  ce  (jue  nous  ayons 
conquis  pour  vous  le  droit  de  revenir  en  prétendant. 

Il  parut  à  Régis  que  le  conseil  était  sage.  Mais,  son  père  prolon- 
TOME  xcvi.  —  1889.  Il 


âA  REVUE  DES  DEUX  MONDBS. 

géant  son  absence,  —  retenu  qu'il  était  à  Montignan  par  ses  oblir 
gations  de  propriétaire,  et  de  propriétaire  toujours  un  peu  beso- 
gneux, —  le  jeune  homme  estima  qu'il  devait  lui  écrire,  afin  de  le 
mettre  au  fait. 

La  réponse  de  M.  de  Montignan  fut  qu'il  ne  jugeait  point  à  pro- 
pos de  se  montrer,  mais  que  son  fils  aurait  bien  tort  de  se  cacher. 
En  sorte  que  Régis  crut  devoir  profiter  de  l'invitation  qui  lui  avait 
été  adressée.  —  Il  ne  le  fit  toutefois  qu'après  avoir  pris  l'avis  de 
M""*  Amelot. 

—  Je  crois  bien  !  lui  dit  celle-ci.  Restez  sur  la  brèche.  Personne 
n'y  passera  tant  que  vous  y  serez...  Et  puis,  vous  êtes  censé  ne  rien 
savoir,  n'est-ce  pas?  Pourquoi,  dès  lors,  vous effaceriez-vous ?  Vous 
êtes  un  ami,  et  même  un  candidat  comme  un  autre. 

Si  bien  que  le  jeune  homme,  ayant  endossé  sa  plus  élégante  re- 
dingote, pénétra,  un  jour  de  juin,  dans  les  salons  et  les  jardins  de 
l'hôtel  de  Laverdun,  avec  une  foule  d'invités  appartenant  à  toutes 
les  catégories  ùivilables  de  la  société  parisienne.  On  eût  dit  une 
fête  de  charité,  plutôt  qu'un  raout  ou  un  garden  parly,  tant  il  y 
avait  de  monde. 

Dès  le  vestibule,  Régis  entendit  des  propos  qui  lui  donnèrent  la 
chair  de  poule. 

—  Il  paraît,  disait  quelqu'un,  qu'il  va  bientôt  marier  sa  fille. 
C'est  pour  cela  qu'il  fait  sa  rentrée. 

—  En  efTet,  répondait-on,  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose  dans 
ce  goùt-là  pour  que  Laverdun  reparaisse  chez  lui.  Mais  je  croyais... 

—  Chut  !  —  fit  un  autre,  en  poussant  du  coude  les  bavards  et 
en  clignant  l'œil  dans  la  direction  de  Régis. —  11  y  a,  tout  près  d'ici, 
le  héros  ou  le  bénéficiaire  de  la  fête. 

—  Un  des  bénéficiaires  probables,  voulez-vous  dire.  Car  on 
prétend  que,  par  habitude  de  se  contredire,  les  amphitryons  ne 
sont  pas  d'accord. 

Régis,  tout  en  ayant  l'air  d'examiner  un  grifTon  de  bronze,  le- 
quel semblait  préposé  à  la  garde  d'une  porte,  admirait  en  son  par- 
dedans  la  rapidité  des  informations  mondaines  et  pestait  mentale- 
ment contre  la  sûreté  relative  de  ce  semce  d'espionnage  gratuit, 
d'où  émanent  tant  de  renseignemens  qui  ne  sont  pas  toujours  de 
simples  cancans. 

M.  de  Laverdun,  dont  la  belle  tête  hàlée  et  grisonnante  dominait 
la  houleuse  marée  humaine  qui  envahissait  sa  maison,  s'eflorçait 
d'être  poli  pour  tout  le  monde  et  y  réussissait  assez  bien.  11  le  fut 
même  j)our  Régis.  Mais  il  ne  sut  ou  ne  voulut  être  vraiment  ai- 
mable que  |)our  la  duchesse  de  Losne  et  le  prince  de  Poigny.  A 
haute  voix,  au  moment  de  descendre  dans  le  jardin  pour  le  lunch, 
il  les  invita  à  passer  une  partie  de  l'été  chez  lui,  dans  l'Ariège.  11 


IDÏLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  51 

ajouta  que  la  comtesse,  absorbée  en  ce  moment  par  ses  devoirs  de 
maîtresse  de  maison,  se  réservait  d'intervenir  plus  tard,  pour  in- 
sister. Et,  comme  Béatrix,  nn  peu  pâle  et  soucieuse,  se  tenait  à 
l'écart  avec  Suzanne,  il  l'alla  prendre  par  la  main,  l'obligeant  ainsi 
de  s'associer  presque  publiquement  à  l'invitation. 

La  duchesse ,  resplendissante  de  belle  humeur,  s'écria  joyeusement: 

—  Je  vous  soupçonne  de  vouloir  préparer  votre  élect'jon  î  Vous 
avez  besoin  d'un  courtier,  avouez-le,  pour  votre  candidature,  et 
vous  avez  jeté  votre  dévolu  sur  moi...  On  pourrait  plus  mal  tom- 
ber. Ah  !  je  donnerai  de  la  tablature  à  votre  préfet  ! 

—  Non,  je  vous  assure,  non...  J'ai  vu  trop  de  choses  et  trop 
d'hommes,  dans  mes  voyages...  J'en  ai  vu  de  toutes  les  couleurs... 

—  Justement.  La  politique  ne  changera  rien  à  vos  habitudes. 

—  i\on,  encore  une  fois,  je  ne  saurais  m'intéresser  à  ces  bille- 
vesées électorales.  Il  ne  s'agit  point  d'élections  ni  de  candidatures... 
pas  de  celles-là,  du  moins.  Il  s'agit,  tout  simplement,  d'amuser, 
de  distraire  un  peu  mademoiselle  ma  Plie,  qui,  à  peine  libérée  de 
son  exil  champêtre,  doit  éprouver  encore  le  besoin  de  se  décarèmer. 
J'aurais  quelque  vergogne,  je  le  confesse,  à  la  séquestrer  de  nou- 
veau, à  la  remettre  si  vite  en  chartre  privée. 

—  Mon  père,  dit  hardiment  Béatrix,  je  vous  remercie  de  vous 
préoccuper  ainsi  de  mes  amusemens  ;  mais  je  ne  me  suis  jamais 
ennuyée  à  la  campagne,  où  j'ai  toujours  eu  des  voisins...  que  je 
compte  bien  y  retrouver,  d'ailleurs...  Cela,  sans  préjudice  des  dis- 
tractions nouvelles  que  vous  voudrez  bien  m'y  offrir. 

Ayant  ainsi  parle,  d'un  ton  net  et  tranchant,  W^  de  Laverdun  fit 
une  demi-révérence,  tourna  les  talons  et  marcha  droit  à  Régis, 
qu'elle  ne  quitta  plus. 

Cette  petite  scène  avait  eu  pour  spectateurs,  outre  la  duchesse 
et  son  fils,  M"""  de  Castreville,  Triseuil  et  quelques  autres  curieux. 
Elle  fut  l'objet  de  commentaires  fort  dillérens  dans  la  lorme,  mais 
identiques  au  fond.  Tous  ceux  qui  y  avaient  assisté  furent  convain- 
cus que  M.  de  Laverdun  et  sa  femme  allaient  se  faire  la  guerre  aux 
frais  de  leur  fille.  Et  une  telle  conviction,  pour  intéressante  qu'elle 
rendît  la  réunion,  ne  laissa  pas  que  d'y  jeter  un  peu  de  Iroid.  D'au- 
tant plus  que  le  maître  du  logis,  à  partir  de  ce  moment,  renfrogna 
singulièrement  sa  mine,  qu'il  avait  naturellement  peu  avenante, 
et  que  la  comtesse,  informée  sur-le-champ  par  la  marquise  de 
Castreville,  devint  et  resta  plus  pâle  que  sa  fille. 

Cependant,  on  causait  dans  le  jardin,  autour  d'une  table  magni- 
fiquement servie  et  aux  sons  de  l'inévitable  musique  tzigane. 
Béatrix  surtout  causait  avec  Régis. 

—  Cela  va  mal,  disait-elle.  Je  n'ai  pas  encore  bien  compris  les 
raisons  de  mon  père.  Celles  qu'il  m'a  données  sont  de  pures  échap- 


52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

patoiies.  Mais  il  y  en  a  d'autres...  N'importe  !  Ne  vous  désolez  pas, 
ne  désespérez  jamais.  Les  Laverdun  sont  entêtés,  paraît-il.  C'est 
mon  père  qui  me  l'a  dit,  et  il  doit  le  savoir.  Eh  bien  !  il  connaîtra 
toute  la  vérité  du  proverbe  :  «  Bon  sang  ne  peut  mentir.  » 

—  J'ai  bien  peur  que,  malgré  le  voisinage,  nous  ne  nous  voyions 
guère,  cet  été  ! 

—  Bah,  bah!  laissez-moi  faire...  Et  puis,  si  l'on  prétend  nous 
séparer  définitivement,  nous  aurons,  en  la  personne  de  M"^^  Amc- 
lot,  un  intermédiaire  fidèle. 

—  C'est  vrai!  fit  Régis  dont  le  visage  s'éclaira  et  qui  chercha  ma- 
chinalement du  regard  son  amie  et  protectrice. 

Celle-ci  recevait,  de  son  air  digne,  légèrement  embarrassé  parfois, 
les  louanges  d'une  demi-douzaine  d'hommes,  pour  la  plupart  entre 
deux  âges  et  qui  lui  faisaient  fête,  heureux  de  la  retrouver  après 
une  longue  éclipse  et  se  réchaulîant  à  cet  astre  de  leur  seconde 
jeunesse,  soudain  réapparu  dans  tout  son  éclat.  Quelques-uns  sem- 
blaient même  se  réchaufîer  un  peu  trop,  à  en  juger  par  l'accueil 
plus  que  réservé  de  M"^^  Amelot.  il  y  avait  là  d'anciens  diplomates  de 
l'époque  impériale,  avec  deux  ou  trois  ambassadeurs  étrangers,  dont 
un  oriental,  qui,  seul,  avec  sa  noble  figure  sérieuse,  ses  gestes 
•graves  et  ses  saluts  majestueux,  était  pleinement  rassurant.  —  La 
jeune  veuve  n'avait  jamais  très  bien  su  écouter  les  hommes  :  elle 
les  craignait,  non  pas  pour  ce  qu'ils  pouvaient  lui  dire,  mais  pour 
ce  qu'on  en  pouvait  dire  et  d'elle  en  même  temps.  Préjugé  bour- 
geois, assez  gauche  et  pourtant  salutaire  quelquefois,  —  témoin 
M™®  de  Laverdun,  qui,  elle,  vraie  grande  dame,  sachant  tout  en- 
tendre et  ne  craignant  personne,  avait  à  se  plaindre  de  tout  le 
monde. 

Petit  à  petit,  salons  et  jardins  se  vidèrent.  On  avait  ébauché 
quelques  parties  et  quelques  danses  ;  on  avait  parlé,  on  avait  ri,  on 
avait  mangé,  on  avait  bu.  Et  le  comte  de  Laverdun  avait  appris  au 
monde  qu'il  existait  encore,  non-seulement  comme  homme,  mais 
comme  père  et  comme  mari. 

—  Madame,  et  vous,  Béatrix,  veuillez  me  rejoindre  là-haut,  tout 
à  l'heure. 

Le  masque  achevait  de  se  détacher  :  M.  de  Laverdun  montrait 
un  visage  dur,  contracté,  presque  méchant. 

Quand  il  tint  sa  femme  et  sa  fille  sous  son  regard  sombre  et 
impératif,  il  articula  lentement  ces  paroles  : 

—  Je  vous  ai  dit  ce  que  je  ne  veux  point,  et  je  vous  ai  donné  à 
entendre  ce  que  je  désire.  Ce  que  je  ne  veux  point,  c'est  que  ce 
jeune;  monsieur  de  Montignan,  qui  n'a,  d'ailleurs,  pas  plus  d'aïeux 
que  d'écus,  devienne  mon  gendre.  Ce  que  je  désire,  c'est  que  ma 
fille  soit  un  jour,  un  jour  prochain,  princesse  de  Poigny,  puis  tlu- 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  53 

chesse  de  Losne...  Or,  vous  ne  paraissez  pas  tenir  plus  de  compte 
de  mes  volontés  que  de  mes  désirs...  Eh  bien!  je  n'aurai  plus  que 
des  volontés.  Je  veux,  entendez-moi  bien  toutes  deux,  je  veux  que 
ce  mariage  se  fasse,  et  qu'il  se  fasse  promptement.  C'est  pour  cela 
que  je  suis  ici. 

—  Pardon,  mon  père,  dit  Béatrix  toute  frémissante,  vous  outre- 
passez vos  droits.  Vous  pouvez  m'interdire  tel  ou  tel  mariage;  vous 
ne  pouvez  légitimement  m'en  ordonner  aucun  ! 

—  Soit!  fit  le  comte.  Mais  je  vous  préviens  que,  ni  à  Paris,  ni  à 
Laverdun,  ni  ailleurs,  vous  ne  reverrez  ces  Montignan...  Et,  s'ils 
avaient  l'audace  de  se  présenter  encore  chez  moi,  après  votre  dé- 
monstration d'aujourd'hui,  je  les  ferais  jeter  à  la  porte,  sachez-le 
bien  ! 

—  Pourquoi?  demanda  Béatrix  avec  une  feinte  tranquillité.  Est- 
ce  parce  qu'ils  ne  sont  pas  assez  riches  à  votre  gré  ? 

—  Pourquoi...  pourquoi?  balbutia  M.  de  Laverdun  dont  la  colère 
montait.  Parce  qu'ils  me  déplaisent,  parce  que  ce  sont  des  aven- 
turiers... parce  que  je  les  hais... 

—  Et  pourquoi  les  haïssez-vous?  continua  la  jeune  fille  sur  le 
même  ton  contenu.  Nous,  nous  ne  pouvons  que  les  aimer...  moi, 
particulièrement,  qui  n'ai  guère  eu  d'autre  société  que  la  leur,  à 
un  âge  où  les  entans,  d'ordinaire,  ont  surtout  pour  amis  leurs  pa- 
rens. 

—  Le  reproche  s'adresse  à  votre  mère  autant  qu'à  moi. 

—  Non.  Car  ma  mère  vous  obéissait,  je  crois...  Et  d'ailleurs, 
elle  m'approuve  aujourd'hui,  au  heu  de  me  violenter...  J'ignore, 
mon  cher  père,  quels  sont  les  motifs  de  votre  haine  ;  je  vous  ai  dit 
quels  étaient  les  motifs  de  ma  sympaihie...  Si  vous  me  faisiez  part 
de  vos  raisons,  peut-être  me  convertiriez-vous,  en  partie,  à  votre 
manière  de  voir.  Mais,  jusque-là... 

—  C'est  bien  !  interrompit  le  comte  avec  autorité.  Laissez-nous. 
Dès   qu'il  lut  seul  avec  sa  femme,  lui  ayant  saisi   le  bras,  il 

s'écria  : 

— Vous  les  connaissez,  vous,  mes  raisons  !..  Si  vous  m'y  lorcez 
par  votre  entêtement  à  soutenir  votre  fille  après  l'avoir  encouragée 
dans  une  voie  honteuse,  je  les  jetterai  à  la  face  de  M.  de  Monti- 
gnan, ces  raisons,  avec  un  soufflet  tardif!  Et  ce  sera  les  jeter  en 
pâture  à  la  curiosité  du  monde,.,  comme  pour  la  rassasier  enfin! 

Henry  Rabusson. 

(La  dernière  partie  au  prochain  n°.) 


L'HYGIÈNE 


EN      1889 


L'hygiène  tient  convenablement  sa  place  à  l'Exposition  univer- 
selle, bien  qu'elle  soit  un  peu  écrasée  par  les  splendeurs  qui  l'en- 
tourent. C'est  la  première  fois  qu'elle  se  produit  dans  un  pareil 
milieu.  Elle  s'était  jusqu'ici  tenue  à  l'écart  de  ces  grandes  exhibi- 
tions, dans  l'ombre  protectrice  des  congrès  scientifiques,  loin  du 
redoutable  voisinage  des  arts  et  de  l'industrie,  et  cette  attitude 
modeste  lui  avait  réussi.  Elle  lui  avait  permis  de  se  manifester  en 
dehors  de  sa  sphère  habituelle  et  de  iairc  constater  à  tout  le  monde 
son  importance  et  ses  progrès. 

Depuis  1876,  époque  à  laquelle  s'est  ouverte  à  Bruxelles  la  pre- 
mière exposition  d'hygiène,  il  y  en  a  eu  dix  autres,  dont  l'inlèrêt 
est  allé  en  grandissant  (1).  Celles  de  Berlin,  de  Londres  et  de  Paris 
en  particulier,  ont  été  de  véritables  révélations.  L'effet  qu'elles  ont 
produit  a  contribué,  autant  que  les  congrès,  à  faire  avancer 
les  questions  relatives  à  la  santé  pubhque  ;  les  médecins  y  ont 
trouvé  le  plus  puissant  auxiliaire  de  la  propagande  à  laquelle 
ils  se  livrent  depuis  une  vingtaine  d'années  et  qui  commence  à 
porter  ses   fruits.    Grâce   à   elles,  l'utilité    de   l'hygiène   est  au- 

(1)  Cônes  (1880),  Genève  (1882),  Berlin  (1883),  Londres  (188i),  Paris  (1886),  Vienne, 
Le  Havre,  Varsovie  (1887),  Rouen  (1888). 


l'hygiène  Ex\  1889.  tô 

jourd'hui  comprise  par  les  classes  éclairées.  Elles  en  ont  imposé  le 
souci  aux  administrations,  au  chef  de  l'État  lui-même. 

Les  expositions  scientifiques  ont  un  caractère  spécial.  Elles  n'ont 
pas  pour  mission  d'éblouir  et  de  charmer,  mais  d'instruire  et  de 
convaincre.  Le  côté  industriel  et  commercial  y  cède  le  pas  à  l'élé- 
ment didactique.  Du  reste,  les  grandes  expositions  décennales  ont 
pris  elles-mêmes  un  aspect  de  plus  en  plus  sérieux.  Ce  n'était, 
au  début,  qu'un  étalage  de  marchandises,  qu'un  grand  bazar  dou- 
blé d'une  usine,  où  les  arts  ne  jouaient  qu'un  rôle  purement  déco- 
ratif. C'est  ainsi  du  moins  que  l'Exposition  de  1855  m'apparait  à 
travers  mes  souvenirs.  Depuis  cette  époque,  les  autres  manifesta- 
tions de  l'activité  humaine  sont  venues  tour  à  tour  réclamer  leur- 
place  dans  ces  concours  internationaux  et  en  changer  le  caractère. 
Ce  n'est  plus  seulement  le  sentiment  de  la  richesse  accrue  qui  s'en 
dégage,  c'est  surtout  celui  du  progrès  accompli. 

Celte  transformation  vient  de  la  prépondérance  que  les  sciences 
y  ont  acquise,  et,  pour  s'y  fah'e  une  pareille  place,  elles  ont  eu  plus 
d'une  difficulté  à  vaincre.  Il  ne  leur  suffisait  pas  en  effet  de  mon- 
trer leurs  instrumens,  leurs  appareils  et  même  de  les  faire  fonc- 
tionner en  public,  il  fallait  encore  trouver  le  moyen  de  parler  aux 
yeux,  de  rendre  sensibles  les  idées  et  les  faits  révélés  par  ces 
instrumens.  Alors,  les  photographies,  les  croquis,  les  gravures, 
les  maquettes,  les  plans  en  relief  sont  venus  prendre,  dans  les  ga- 
leries, la  place  des  objets  que  leurs  dimensions  ne  permettaient  pas 
d'y  faire  entrer.  Les  cartogrammes,  les  diagrammes,  les  tableaux 
statistiques  ont  permis  de  traduire,  par  des  lignes  ou  par  des 
nuances  de  coloration,  les  notions  abstraites  de  l'économie  poli- 
tique et  de  la  science  sociale.  Ils  ont  mis  le  public  à  même  de 
saisir,  d'un  coup  d'oeil,  les  combinaisons  financières  sur  lesquelles 
reposent  les  associations  coopératives,  les  institutions  patronales, 
les  sociétés  de  secours,  les  caisses  de  retraite  et  les  assurances 
sur  la  vie. 

L'hygiène  a  bénéficié  de  ces  difierens  modes  d'expression, et  la 
part  s'y  est  faite  de  plus  en  plus  large  aux  œuvres  de  la  pensée. 
Elle  a  -su,  en  France  du  moins,  éviter  un  écueil  qui  eût  pu  compro- 
mettre sa  dignité  et  ses  véritables  intérêts,  celui  de  tomber  dans 
l'industrialisme  et  dans  la  réclame  commerciale.  En  1889,  comme 
en  1886,  à  l'esplanade  des  Invalides  comme  à  la  caserne  Lobau, 
la  science  a  tenu  le  charlatanisme  à  l'écart. 

Cette  année,  et  pour  la  première  fois,  l'Hygiène  et  l'Assistance 
publique  sont  réunies  à  l'Exposition,  comme  elles  le  sont  au  minis- 
tère de  l'intérieur.  Elles  font  partie  du  vi'^  groupe  et  forment  la 
classe  Qlx.  Les  objets  qui  intéressent  la  santé  pubhque  sont  un  peu 


56  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

disséminés  sur  diflérens  points  du  Champ  de  Mars,  du  Tiocadéro, 
du  quai  d'Orsay  et  de  l'esplanade  des  Invalides,  mais  la  classé  6^i 
a  de  plus  son  domaine  particulier. 

C'est  d'abord  le  palais  de  l'hygiène  qu'on  aperçoit,  sur  l'Espla- 
nade, entre  le  ministère  de  la  guerre  et  l'Kconomie  sociale.  11  est 
précédé  par  un  terre-plein  au  centre  duquel  s'élève  une  fontaine 
aux  eaux  jaillissantes.  Une  statue  de  la  déesse  Hygie  la  surmonte; 
elle  est  pourvue  de  ses  attributs  classiques  :  une  coupe  dans  la 
main  gauche,  un  sei-pent  enroulé  autour  du  bras  droit.  Je  n'af- 
firme pas  que  cette  œuvre  d'art  soit  au  nombre  des  choses  qu'il 
faudra  sauver  à  tout  prix  de  la  destruction  lorsque  l'Exposition  sera 
terminée;  mais  elle  l'ait  la  joie  des  visiteurs  et  les  exposans  eux- 
mêmes  la  regardent  avec  complaisance.  Il  n'en  faut  pas  davantage. 
Le  palais  lui-même  est  superbe.  11  est  éclatant  et  orné  des  cou- 
leurs les  plus  vives.  Des  noms  illustres  en  décorent  la  façade.  Ilip- 
pocrate  y  figure  à  côté  de  Tenon,  Plutarque  est  auprès  de  Cochin, 
et  personne  ne  s'étonne  de  ce  voisinage,  tant  l'hygiène  est  habile  à 
rapprocher  les  gens,  les  temps,  et  les  distances. 

A  côté  de  ce  temple  qui  leur  est  exclusivement  consacré,  l'Hygiène 
et  l'Assistance  se  sont  créé  quelques  dépendances  sur  le  terrain  de 
l'Économie  sociale.  Elles  y  possèdent  une  section  tout  entière,  la 
xiii®,  dont  j'ai  l'honneur  d'être  le  président.  On  y  trouve  de  plus  le 
groupe  des  maisons  ouvrières  de  France  et  de  Belgique  ainsi  que 
le  pavillon  de  la  Société  philanthropique,  sur  lequel  je  reviendrai 
plus  tard.  Enfin,  l'hygiène  urbaine  occupe  la  première  place  dans 
les  élégans  pavillons  que  la  ville  de  Paris  a  élevés  au  Champ  de 
Mars.  C'est  là  que  se  trouvent  réunis  tous  les  élémens  de  l'hiteres- 
sant  problème  que  soulève  l'assainissement  des  villes. 

I. 

Lune  des  branches  les  plus  importantes  de  l'hygiène  est  logée 
en  dehors  des  constructions  que  je  viens  d'énumérer.  L'alimen- 
tation a  son  domaine  spécial.  On  lui  a  consacré  deux  longues 
galeries  parallèles  qui  occupent  toute  la  partie  du  quai  d'Orsay 
située  entre  l'avenue  de  La  Bourdonnais  et  le  pont  de  l'Aima.  Tous 
les  pays  du  globe  y  ont  envoyé  leurs  comestibles  et  leurs  bois- 
sons. Tout  ce  qui  est  susceptible  d'être  transporté  est  là  réuni, 
exposé  sous  les  formes  les  plus  propres  à  flatter  l'œil  et  à  stimu- 
ler l'appétit.  La  Bussie  a  expédié  ses  saumons  conservés,  son 
caviar,  ses  fruits  confits,  ses  sirops  et  ses  confitures  ;  l'Angleierre 
ses  cpices,  ses  condimens,  ses  viandes  fumées  et  ses  jambons  ; 
l'Italie  ses  pâtes   alùnentaires ,   ses   mortadelles,   ses   saucissons 


LHVGIKMi  E^    1889.  57 

gpans;  la  Hollande  ses  fromages  et  ses  liqueurs;  l'Amérique  ses 
lards  salés ,  ses  conserves  en  boîtes ,  ses  viandes  comprimées, 
assaisonnées  et  prêtes  à  servir;  la  France,  les  productions  natu- 
relles de  son  sol  fertile  et  celles  de  ses  usines  alimentaires.  Au  mi- 
lieu de  celles-ci  se  dresse  l'énorme  bloc  de  chocolat  Ménier,  qui 
mesure  7  mètres  de  hauteur,  pèse  50  tonnes,  contient  250,000  ta- 
blettes et  représente  une  valeur  de  200,000  francs. 

Pour  énumérer  toutes  les  richesses  gastronomiques  amoncelées 
sur  le  quai  d'Orsay,  il  faudrait  me  livrer  à  un  inventaire  semblable 
à  celui  des  magasins  d'Amilcar  dans  Salammbô.  L'hygiène,  du 
reste,  se  désintéresse  de  tous  ces  produits,  qu'il  lui  est  im- 
possible de  contrôler,  sur  la  valeur  nutritive  et  la  pureté  desquels 
elle  ne  peut  avoir  aucune  donnée.  Dans  le  nombre,  il  y  en  a  deux 
cependant  qui  appellent  son  attention  par  l'importance  des  ques- 
tions qu'ils  soulèvent.  Ce  sont  les  céréales  et  les  boissons  alcooli- 
ques. 

Les  pavillons  de  l'alimentation  renferment  des  orges ,  des 
avoines ,  des  blés  venus  de  tous  les  points  du  monde  et  expédiés 
par  des  contrées  lointaines  qui  n'avaient  pas  encore,  il  y  a  dix 
ans,  l'habitude  d'envoyer  leurs  produits  sur  les  marchés  de  l'Eu- 
rope. Grâce  à  la  facilité  des  communications  et  au  bas  prix  des  trans- 
ports, le  niveau  s'est  établi  partout.  Les  grains  se  rendent  d'eux- 
mêmes  des  lieux  où  ils  sont  en  excès,  dans  ceux  où  ils  font  défaut. 
Les  négocians  de  New-York,  par  exemple,  reçoivent,  par  le  télé- 
graphe, les  prix  de  la  veille  sur  les  marchés  de  Liverpool,  d'An- 
vers, de  Marseille ,  du  Havre  et  dirigent  leurs  chargemens  sur  le 
port  le  plus  avantageux.  Il  suffit  d'une  différence  de  0  fr.  50  par 
hectoHtre  pour  dicter  leur  choix. 

En  présence  de  cette  circulation  abondante  et  facile,  l'hygiéniste 
ne  peut  pas  oublier  qu'il  y  a  un  siècle,  à  la  date  dont  nous  venons 
de  célébrer  le  centenaire,  les  barrières  qui  séparaient  les  provinces 
n'étaient  pas  encore  tombées.  Chacune  d'elles  devait  vivre  de  ses 
produits.  Dans  l'une  on  manquait  de  pain,  dans  l'autre  on  ne  sa- 
vait que  faire  de  sa  récolte,  et  le  transport  des  céréales  était  inter- 
dit. Eût-il  été  autorisé,  que  le  mauvais  état  des  routes  n'eût  pas 
permis  d'en  profiter.  «  Pendant  tout  le  xyiii*"  siècle,  dit  Maxime 
Du  Camp,  l'histoire  de  l'alimentation  du  peuple  se  résume  dans  une 
série  de  disettes.  Notre  pays  a  souffert  de  la  faim  jusqu'au  com- 
mencement du  xix^  siècle.  » 

La  suppression  des  barrières  d'une  part,  l'amélioration  des 
grandes  routes  et  la  création  des  voies  fluviales  de  l'autre,  vinrent 
successivement  faciliter  les  échanges,  et  diminuer  la  fréquence  des 
disettes.  La  dernière  dont  la  France  ait  gardé  le  souvenir  est  celle 


58  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  18/i7.  Depuis  lors,  l'extension  des  voies  ferrées,  le  développe- 
ment de  la  navigation  à  vapeur  les  ont  rendues  impossibles.  Le 
prix  du  blé  tend  à  devenir  uniforme  sur  tous  les  marchés  du  monde 
et  c'est  à  peine  si  les  mauvaises  récoltes  font  payer  le  pain  quel- 
ques centimes  de  plus  aux  consommateurs.  C'est  ainsi  qu'en  1879 
la  récolte  de  blé  a  été  mauvaise  dans  l'Europe  entière.  Une  disette  y 
était  imminente,  si  l'Amérique,  qui  produit  beaucoup  plus  de  blé 
qu'elle  n'en  consomme,  ne  nous  avait  pas  expédié  son  excédent. 
Elle  a  exporté  cette  année-là  65,5/iO,000  hectolitres  de  blé,  sur 
167,003,314  qu'elle  avait  récoltés,  et,  grâce  à  ce  secours,  c'est  à 
peine  si  l'Europe  s'est  aperçue  de  l'insuffisance  de  sa  production. 

Ce  libre  échange  des  grains  a  quelques  inconvéniens  économi- 
ques. Il  rend  la  concurrence  difficile  pour  les  vieilles  nations  dont 
les  charges  sont  lourdes  et  le  sol  appauvri.  11  les  met  parfois  dans 
la  fâcheuse  nécessité  de  se  protéger  à  l'aide  de  droits  compensa- 
teurs; mais,  en  somme,  il  vaut  mieux  souffrir  de  temps  en  temps 
d'une  crise  agricole,  comme  celle  d'où  nous  sortons,  que  d'être 
exposé  à  mourir  de  faim  après  avoir  mangé  l'herbe  des  prairies  et 
l'écorce  des  arbres,  comme  cela  arrivait  encore  il  v  a  deux  cents 
ans. 

Le  second  point  qui  donne  à  réfléchir  à  l'hygiéniste,  c'est  l'exten- 
sion prise  par  le  commerce  des  vins  et  des  spiritueux,  depuis  la 
dernière  exposition  ;  c'est  la  variété  et  l'abondance  des  boissons  fer- 
mentées  accumulées  dans  les  galeries  du  quai  d'Orsay.  On  y  voit 
des  bières,  des  cidres,  des  vins  de  toutes  les  provenances.  Les  cidres 
forts,  les  cidres  mousseux  de  Normandie,  y  rivalisent  avec  les  cidres 
américains,  qui  -vdennent  maintenant  leur  faire  concurrence  sur  nos 
marchés  (1),  Le  pale  aie,  le  sfout,  le  porter,  le  stronch-beer  et  le 
lager-hcer  y  rivalisent  avec  les  bières  des  bords  du  Rhin. 

Les  vins  sont  plus  variés  et  bien  plus  nombreux  encore.  Il  y  en 
a  qui  portent  des  noms  tout  à  fait  inconnus  ;  on  y  voit  des  crus  dont 
on  ne  soupçonnait  pas  l'existence.  A  côté  des  produits  de  nos  vi- 
gnobles et  de  ceux  de  l'Europe  méridionale,  qui  ont  si  longtemps 
figuré  seuls  sur  les  marchés,  on  voit  s'y  produire  aujourd'hui  les 
vins  mousseux  du  Caucase,  ceux  de  la  Tauride  et  de  la  Crimée,  les 
vins  de  Kakhette  et  d'Yalta.  Les  grands  crus  blancs  et  rouges  de 
la  Roumanie  côtoient,  à  l'Exposition,  les  vins  de  la  Calabre  et  ceux 
de  r  Arciiipel.  Les  autres  parties  du  monde  viennent  aussi  leur  faire 
concurrence. 


(1)  Le  24  juin  dernier,  le  transatlantique  la  Bretagne  a  débarqué,  au  Havre,  700  fûts 
de  cidro,  et  le  l""""  juillet  la  Xonnandie  en  a  déposé  700  autres  dans  le  même  port. 
Cela  fait  en  huit  jours  12,320  hectolitres. 


l'hygiène  en  1889.  59 

L'Algérie  offre  anx  visiteurs,  dans  son  splendide  pavillon,  ses  vins 
rouges  si  francs,  si  caractérisés,  ses  vins  blancs  qui  imitent  le  Xérès 
et  le  Marsala.  Depuis  cinq  ans,  elle  a  triplé  l'étendue  de  ses  vignobles  ; 
ses  produits,  qui  suffisaient  à  peine  autrefois  aui  besoins  de  la 
colonie,  traversent  maintenant  la  Méditerranée  et  entrent,  pour  une 
part  notable,  dans  la  consommation  de  la  mère  patrie  (l). 

La  Perse  a  envoyé,  au  Champ  de  Mars,  ses  vins  parfumés,  qui  ne 
sont  guère  connus  que  dans  l'extrême  Orient.  Le  Japon  se  fait  re- 
marquer par  l'originalité  de  ses  flacons  et  de  ses  étiquettes.  L'An- 
gleterre offre  aux  passans  les  dix  variétés  de  ses  vins  du  Cap  de 
Bonne-Espérance,  où  les  Français  ont  planté  les  premiers  ceps,  et 
verse  a  tout  venant  le  Read'-C ouatant ia,  a  raison  de  0  fr.  50  le  verre. 
L'Amérique  est  entrée  en  lice,  pour  la  première  fois,  avec  les 
vins  de  la  Californie  qui  s'intitulent  sans  façon  :  Sauterne,  Malaga, 
Claret  californiens.  Le  Chili  expose,  dans  son  élégant  pavillon,  les 
vins  qu'il  fournit  aujourd'hui  à  tout  le  littoral  du  Pacifique.  Le 
Brésil  et  la  République  Argentine  font  également  figurer  leurs  vins 
blancs  et  leurs  vins  rouges,  dans  leurs  expositions  respectives. 
Citons  enfin,  pour  terminer  cette  revue,  les  dix  crus  de  l'Australie, 
qui  ont  obtenu,  dit-on,  le  plus  grand  succès,  lors  de  la  visite  pré- 
sidentielle du  12  juillet. 

L'extension  que  la  culture  du  raisin  a  prise  et  dont  l'Exposition 
donne  la  mesure,  s'est  produite  depuis  l'invasion  de  nos  cépages 
par  le  phylloxéra.  Lorsque  les  vins  de  France  sont  venus  à  man- 
quer, on  a  planté  de  la  vigne  partout  où  elle  pouvait  pousser.  Au- 
jourd'hui, c'est  un  fait  accompli,  et  maintenant  que  nos  vignobles 
vont  se  repeuplant,  il  faut  que  nous  comptions  avec  cette  concur- 
rence. L'hygiène  ne  peut  que  s'en  féliciter.  Le  vin  est  la  plus  sa- 
lubre  des  boissons  fermentées.  Il  est  utile  aux  faibles,  aux  conva- 
lescens,  comme  aux  travailleurs.  On  ne  saurait  donc  trop  encourager 
la  culture  de  la  vigne.  C'est  le  meilleur  moyen  de  prévenir  les 
dangereuses  falsifications  dont  le  vin  est  devenu  l'objet  depuis  qu'il 
est  rare.  Le  jury  des  récompenses  l'a  compris,  et  il  en  a  donné  la 
preuve  par  la  libéralité  avec  laquelle  il  a  traité  la  classe  73  (Boissons 
fermentées).  Les  distinctions  dont  elle  a  été  l'objet  rempHssent 
<!inquante-huit  colonnes  du  Journal  officiel.  Les  vins  seuls  ont  ob- 
tenu 15  grands  prix,  500  médailles  d'or,  1,250  d'argent,  600  de 
bronze  et  800  mentions  honorables.  La  France  figure  sans  doute, 
dans  cette  distribution,  pour  la  plus  large  part;  mais  toutes  les  na- 
tions quej 'ai  citées  plus  haut  ont  eu  des  récompenses. Le  jury  a  prouvé 


(1)  En  1884,  la  récolte  a  été  de  896,200  hectolitres;  en  I8ït8.  de  2.7^:8.000  hectoli- 
tres, la  production  totale  de  la  France  étant  cette  année-là  de  23,909.000  hectolitres. 


60  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

par  là  son  impartialité  :  nous  voyons  sans  jalousie  le  développement 
que  la  production  du  vin  a  pris  sur  le  globe,  malgré  le  préjudice  qui 
peut  en  résulter  pour  nos  intérêts.  iNous  ne  sommes  pas  habitués  à 
envisager  les  questions  d'économie  sociale  à  ce  point  de  vue-là,  et, 
d'ailleurs,  il  faudra  bien  des  années  avant  que  les  vins  d'Amérique 
et  d'Australie  détrônent  nos  grands  crus  de  la  Bourgogne  et  du 
Bordelais  et  surtout  notre  vin  de  Champagne,  qui  n'a  pas  de  rival 
à  l'étranger. 

La  production  en  augmente  tous  les  ans  dans  une  proportion  no- 
table. C'est  lui  qui  occupe  le  plus  de  place  au  quai  d'Orsay  ;  une 
galerie  tout  entière  lui  est  consacrée.  Une  seule  maison  accuse  une 
production  de  2  millions  de  bouteilles  par  an.  C'est  celle  qui  expose 
l'immense  tonneau  devant  lequel  tous  les  visiteurs  s'arrêtent.  Ce 
foudre  énorme  se  dresse  sur  quatre  forts  piliers  en  fonte  dissimulés 
par  les  feuilles  entrelacées  d'un  pampre  artificiel.  La  grande  tonne 
d'Heidelberg  n'était  rien  à  côté.  Il  porte  fièrement,  sur  le  milieu 
d'une  de  ses  larges  bases,  l'indication  de  son  contenu  :  1,800  hec- 
tolitres, 200,000  bouteilles.  L'hygiéniste  se  voile  la  face  devant  de 
pareils  chiffres.  Il  suppute  que,  si  ce  grand  vaisseau  était  rempli 
d'alcool,  son  contenu  suffirait  pour  enivrer  1  million  d'hommes  ; 
mais  ce  n'est  pas  la  liqueur  malfaisante  fabriquée  par  l'industrie 
que  le  grand  tonneau  de  l'Exposition  est  destiné  à  contenir,  c'est  le 
vin  généreux  de  la  Champagne,  et  c'est  lui  que  la  France  olTre  à 
l'Angleterre  sous  la  forme  d'une  grappe  de  raisin,  dans  le  groupe 
symbolique  qui  en  décore  la  face  principale. 

L'alcool,  hélas!  a  également  sa  place  à  l'Exposition.  Les  distille- 
ries des  dcpartemens  du  Nord  y  ont  envoyé  leurs  produits  et  les 
spécimens  de  leur  outillage.  Les  autres  nations  ont  l'ait  de  même. 
La  Bussie,  en  particulier,  a  expédié  de  nombreux  échantillons  de 
ses  fabriques  de  Varsovie.  On  sait  qu'elle  consomme  des  quantités 
effrayantes  de  ce  dangereux  li(iuidc.  L'impôt  dont  il  est  frappé  rap- 
porte, par  an,  700  millions  de  francs  au  Trésor. 

Tous  les  pays  où  croit  la  canne  ont  expédié  des  rhums  à  l'Expo- 
sition. Cette  fabrication  a  pris  une  grande  importance  dans  les  co- 
lonies. Leurs  sucres  ont  de  la  peine  à  soutenir  la  concurrence  avec 
ceux  qu'on  retire  de  la  betterave,  tandis  que  le  rhum  et  le  tafia 
sont  très  demandés,  depuis  que  l'eau-de-vie  de  vin  est  hors  de  prix  et 
que  les  efTcts  désastreux  des  esprits  d'industrie  sont  mieux  connus. 

Les  céréales,  les  vins  et  les  spiritueux  ne  sont  pas  les  seuls  ar- 
ticles qui  intéressent  l'hygiène  dans  les  galeries  de  l'alimentation  ; 
il  en  est  d'autres  qui  la  concernent  même  d'une  façon  plus  directe. 
Les  procédés  de  conservation  des  alimens  sont  dans  ce  cas.  Cet  art 
a  fait  des  progrès  notables,  dans  ces  dernières  années,  par  l'emploi 


i/hygiène  en  1889.  61 

des  appareils  de  réfrigération.  On  en  trouve  de  trois  sortes  à  l'Ex- 
position. Dans  les  uns,  on  emploie  la  glace  en  nature;  dans  les 
autres,  le  froid  est  produit  par  l'évaporation  de  l'ammoniaque  ou 
par  la  détente  de  l'air  comprimé. 

A  la  première  espèce  appartient  la  chambre  de  froid  du  système 
Wickes,  pour  la  conservation  et  le  transport  en  grand  des  viandes 
et  du  laitage.  Le  wagon  dans  lequel  elle  est  installée,  et  qui  figure 
dans  la  section  des  États-Unis,  est  à  doubles  parois  formées  de  pa- 
pier et  très  isolantes.  La  glace  s'introduit  dans  l'intervalle.  On  en 
met  2,800  kilogrammes  la  première  fois,  et  tous  les  dix  jours  on 
fait  le  plein.  Le  déchet  est  de  200  kilogrammes  par  jour.  Il  existe 
aux  États-Unis  6,000  de  ces  wagons  qui  transportent  les  viandes 
dans  toutes  les  directions.  Il  y  en  a  qui  vont  de  Chicago  à  la  Nou- 
velle-Orléans. 

La  glace  est  également  employée  dans  la  ferme  d'Arcy-en-Brie. 
pour  obtenir  la  réfrigération  rapide  du  lait  et  s'opposer  à  sa  fer- 
mentation. Les  détails  de  cette  manutention  sont  exposés  dans  la 
section  d'agriculture. 

La  machine  Fixary,  qu'on  voit  derrière  le  palais  de  l'Hygiène, 
fonctionne  à  l'aide  de  l'ammoniaque.  C'est  le  système  Carré  pour 
la  fabrication  de  la  glace  artificielle  qu'on  a  appliqué  à  la  réfrigéra- 
tion des  viandes.  Depuis  que  cet  appareil  est  installé  sur  l'Espla- 
nade, on  y  maintient,  en  permanence,  une  température  de  +  2  de- 
grés et  on  peut  y  voir  des  quartiers  de  bœuf  et  des  moutons  conservés 
depuis  plus  de  deux  mois.  Ils  ont  l'aspect  de  la  viande  fraîche,  mais 
ils  sont  devenus  complètement  secs. 

L'air  comprimé  produit,  lorsqu'il  se  détend,  un  froid  tellement 
intense,  que  la  vapeur  d'eau  qu'il  renferme  se  dépose  instantané- 
ment sous  forme  de  flocons  de  givre.  On  peut  donc  l'utiliser,  tout 
à  la  fois,  comme  moteur  et  comme  appareil  de  réfrigération.  C'est 
ce  qu'on  a  fait  à  la  Bourse  de  commerce  de  Paris.  A  côté  des  venti- 
lateurs mus  par  l'air  comprimé,  on  adisposé  des  chambres  de  froid 
où  les  commerçans  pourront  déposer  leurs  viandes  non  vendues. 
La  proximité  des  grandes  halles  leur  épargnera  les  frais  de  trans- 
port. Ce  moyen  est  employé  depuis  quelques  années  déjà  à  Bruxelles, 
à  Anvers  et  à  Francfort-su r-le-Mein. 

Dans  la  galerie  des  machines,  la  Société  de  l'air  comprimé  a 
installé  une  chambre  de  froid  qu'elle  loue  aux  restaurateurs  du 
Champ  de  Mars  et  où  la  température  peut  descendre  à  —  20  de- 
grés. Le  même  système  fonctionne  dans  la  machine  Hall,  qui 
peut  produire  un  froid  de  —  70  degrés.  Elle  est  installée  à 
bord  des  navires  qui  font  le  transport  des  viandes  de  la  Plata  en 
Europe.  On  sait  que,  depuis  quelques  années,  l'Amérique  du  Sud 
nous  expédie  des  quantités  considérables  de  bœufs  découpés  en 


6â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quartiers,  et  que  l'Australie  envoie  en  Angleterre  des  milliers  de  mou- 
tons à  l'état  de  carcasuea^  c'est-à-dire  contenus  dans  des  sacs  de  toile. 
Ces  viandes  sont  embarquées  sur  des  navires  construits  à  cet  ell'et 
et  dont  nous  avons  vu  deux  échantillons  en  France,  le  Parugiuif^  et 
le  Frigorifique.  La  machine  Hall  est  installée  à  bord  d'une  centaine 
de  ces  transports,  dont  chacun  peut  embarquer  de  trente  à  quarante 
mille  moutons.  La  maison  Sansisena,  qui  fait  le  commerce  des 
viandes  de  la  Plata,  a  monté  une  de  ces  machines  dans  le  pavillon 
de  la  République  Argentine,  avec  un  spécimen  des  chambres  de 
iroid  qui  fonctionnent  à  bord  de  ses  navires. 

La  conservation  des  alimens  peut  s'obtenir  par  un  procédé  dia- 
métralement opposé,  c'est-à-dire  en  les  soumettant  à  une  tempé- 
rature suffisamment  élevée  pour  détruire  tous  les  fermens  qu'ils 
peuvent  contenir.  C'est  de  cette  façon  qu'on  obtient  le  lait  pur  na- 
turel de  Dahl  (lait  liquide  stérihsé)  dont  on  fait  grand  usage  en 
Angleterre.  On  le  verse,  à  l'état  frais,  dans  des  boîtes  qu'on  soude 
et  qu'on  soumet  ensuite  à  des  chauffages  successifs.  Cette  prépa- 
ration se  fait  à  Drammen,  près  de  Christiania.  Elle  est  exposée  dîins 
le  pavillon  norvégien,  où  chacun  peut  goûter  du  lait  conservé  de- 
puis trois  ans  et  qui  n'a  subi  aucune  altération. 

Les  falsifications  alimentaires  intéressent  de  plus  en  plus  l'hy- 
giène, en  raison  de  l'extension  qu'elles  prennent  et  du  préjudice 
qu'elles  causent  à  la  santé  publique.  Elles  n'occupent  à  l'Exposition 
qu'une  place  bien  restreinte  ;  cependant  nous  y  voyons  figurer  avec 
plaisir  la  collection  des  substances  à  l'aide  desquelles  on  remplace 
le  houblon  dans  la  bière  et  qui  permettent  de  la  conserver  lors- 
qu'elle est  de  quahté  inférieure,  ou  que  la  fabrication  a  été  manquée. 
A  côté  de  ces  drogues,  on  aperçoit  celles  auxquelles  on  a  recours 
pour  falsifier  le  café,  le  poivre,  le  lait,  le  beurre  et  la  farine.  Des 
tableaux  explicatifs  placés  dans  le  voisinage  édifient  le  public  sur 
l'industrie  des  boissons  et  des  alimens  frelatés.  Ce  genre  d'ensei- 
gnement mériterait  d'être  vulgarisé. 

Signalons  également,  à  titre  de  renseignement  précieux,  les  ob- 
jets que  l'inspection  de  la  boucherie  expose  dans  le  pavillon  ouest 
de  la  ville  de  Paris.  Ils  comprennent  une  collection  de  préparations 
microscopiques,  un  grand  album  de  dessins  originaux  et  une  série 
de  tableaux  représentant  les  altérations  anatomiques  de  la  viande 
des  animaux  morts  du  charbon,  les  poumons  de  ceux  qui  ont  suc- 
combé à  la  tuberculose  et  à  la  péripneumonie  contagieuse. 

II. 

L'assainissement  des  habitations  est  le  problème  que  la  science 
contemporaine  poursuit  avec  le  plus  d'ardeur  et  de  succès.  C'est 


l'hygiène  en  1889.  63 

en  même  temps  le  terrain  sur  lequel  les  progrès  réalisés  se  démon- 
trent le  plus  facilement.  Aussi  l'hygiène  urbaine  tient-elle  toujours 
la  première  place,  dans  nos  expositions,  lorsqu'elle  ne  les  consti- 
tue pas  à  elle  seule.  Elle  présente  cette  année  un  intérêt  tout  par- 
ticulier. 

Grâce  à  l'empressement  que  les  nations  étrangères  ont  mis  à  ré- 
pondre à  notre  appel,  on  trouve  au  Champ  de  Mars  des  spécimens 
de  l'architecture  de  tous  les  pays.  Nos  hôtes  ont  tenu  à  conser\"er 
aux  pavillons  leur  caractère  national,  et  ont  eu  recours  au  genre  de 
construction  que  les  exigences  du  climat  et  celles  des  mœurs  ont 
fait  adopter  dans  les  contrées  qu'ils  habitent.  Ces  petits  palais 
exotiques  sont  tous  situés  dans  la  partie  du  Champ  de  Mars  qui 
longe  l'avenue  de  Suffren. 

La  série  commence  par  un  groupe  très  gracieusement  disposé  à 
droite  de  la  tour  Eiffel.  11  comprend  lesplendide  pavillon  de  la  Ré- 
pubhque  Argentine,  ceux  du  Mexique,  de  la  Bolivie,  du  'Brésil,  du 
Venezuela  et  du  Chili.  Un  second  groupe  de  constructions  exotiques 
se  dresse  sur  la  terrasse  du  palais  des  Arts  libéraux  et  devant  son 
entrée.  C'est  le  pavillon  en  bois,  style  renaissance,  élevé  par  le  Nica- 
ragua, et  celui  de  la  république  de  Salvador,  dont  l'architecture 
originale  tient  à  la  fois  de  l'arabe  et  de  l'espagnol.  Avec  l'Uruguay 
commence  une  nouvelle  série  de  petits  bâtimens  échelonnés  le  long 
de  l'avenue  de  Suffren.  On  y  trouve  le  pavillon  du  Paraguay,  de 
Saint-Domingue,  de  Guatemala,  ceux  des  îles  Sandwich,  de  l'Inde, 
de  la  Chine,  du  royaume  de  Siam  et  du  Maroc,  un  bazar  ég\^tien, 
et  enfin  la  reproduction  d'une  rue  du  vieux  Caire  absolument 
exacte,  et  que  ne  dépare  aucune  construction  moderne.  C'est  une 
des  grandes  attractions  du  Champ  de  Mars. 

Pour  continuer  la  revue  des  habitations  africaines,  il  faut  se  trans- 
porter sur  l'esplanade  des  Invalides,  dont  tout  le  côté  gauche,  en 
remontant  vers  le  dôme,  est  consacré  à  l'exposition  coloniale.  En 
suivant  l'avenue  centrale,  on  passe  successivement  devant  les  palais 
de  l'Algérie,  de  la  Tunisie,  puis  devant  celui  qui  forme  le  centre 
de  l'exposition  des  colonies  françaises  et  des  pays  de  protectorat. 
L'Annam,  le  Tonkin,  le  Cambodge,  y  sont  représentés  avec  le  style 
si  profondément  original  de  leur  architecture  et  la  variété  de  leurs 
produits.  Le  pavillon  de  la  Martinique  et  de  la  Guadeloupe  termine 
la  série. 

Toute  cette  partie  de  l'Exposition  a  été  édifiée  avec  un  soin,  un 
luxe,  un  respect  de  l'exactitude  et  de  la  couleur  locale,  qu'on  ne 
saurait  trop  admirer.  C'est  un  des  endroits  qui  attirent  le  plus 
fortement  la  foule.  La  population  de  Paris  est  heuronse  de  voir  de 
près  les  monumens  et  les  productions  de  ces  pays  d'outre-mer  pour 


64  REVUE    DES    DEUX    MONDH*. 

lesquels  la  France  s'inij)Ose  de  si  grands  sacrifices  et  qui  sont  un 
des  élémens  de  sa  puissance.  Les  visiteurs  français  éprouvent  un 
légitime  orgueil  en  constatant  l'importanco  de  notre  domaine  co- 
lonial. C'est  une  visite  salutaire  et  qui  dissipera  bien  des  erreurs  ; 
mais  CCS  considérations  ne  sont  pas  du  ressort  de  l'hygiène,  et  je 
laisse  les  palais  do  la  façade,  pour  aller  chercher  les  villages  habi- 
tés par  les  indigènes  de  nos  colonies,  sous  l'ombrage  des  grands 
ormes  qui  longent  la  rue  de  Gonstantine.  Là,  sur  une  longueur 
d'environ  500  mètres,  se  développent  dans  un  désordre  qui  n'est 
pas  sans  grâce,  une  suite  de  hameaux  dans  lesquels  se  meuvent 
des  populations  venues  de  nos  principales  possessions  de  l'Afrique 
et  de  rindo-Chine.  Elles  vivent  là,  sous  les  yeux  des  passans,  qui 
peuvent  assister  aux  actes  les  plus  intimes  de  leur  existence. 

Derrière  le  palais  de  l'Algérie,  on  voit  d'abord  les  Arabes  avec 
leurs  tentes  en  poils  de  chameau,  leurs  chevaux,  et  leurs  familles, 
puis  les  cases  en  torchis  et  les  maisons  mauresques.  Plus  loin  sont 
groupés  les  principaux  types  d'habitation  en  usage  dans  nos 
possessions  de  la  côte  occidentale  d'Afrique  :  les  cases  de  Guetn'Dar, 
du  Popo,  du  Fouta-Djallon,  les  gourbis  des  Peuls  pasteurs,  des 
Toucouleurs  musulmans,  une  tente  de  Maures-Trarzas,  le  coumpan 
des  Ouolofs,  etc.  Cette  sorte  de  ville  composée  des  élémens  les  plus 
divers  est  coupée  par  des  voies  de  communication  qui  s'appellent 
les  rues  de  Bamako,  de  Rufisque,  et  flanquée  de  fortifications  qui 
donnent  une  idée  des  résistances  que  nous  avons  rencontrées 
parmi  ces  populations  guerrières. 

C'est  d'abord  la  reproduction,  aux  deux  tiers  de  la  grandeur 
réelle,  de  la  tour  de  Saldé,  blockhaus  construit  en  1S50,  sur  les 
bords  du  Sénégal,  pour  arrêter  les  incursions  des  Toucouleurs; 
puis  un  modèle  de  fortification  indigène,  le  Tata  de  Kédongou, 
sur  la  rive  gauche  de  la  Haute-Gambie,  formé  par  une  muraille  de 
700  mètres  de  développement,  avec  27  tours  servant  de  bastions. 
On  voit  aussi,  à  quelque  distance  de  là,  un  rudiment  de  ces  palis- 
sades dont  les  indigènes  de  la  Sénégambie  entourent  leurs  villages, 
et  qui  ont  si  souvent  infligé  des  pertes  cruelles  à  nos  soldats 
d'infanterie  de  marine. 

En  examinant  ces  simulacres  de  fortifications,  je  songeais  aux 
expéditions  si  meurtrières  du  Sénégal  et  à  ces  attaques  de  villages 
retranchés  qui  nous  ont  coûté  tant  de  monde.  Je  me  reportais  no- 
tamment à  la  prise  de  Djalmatt,  au  moment  où  le  commandant 
Protêt  arriva  devant  le  fort  avec  les  800  hommes  qui  lui  res- 
taient sur  1,700  qui  étaient  partis  avec  lui  de  Saint-Louis.  Ils 
s'étaient  mis  en  route  avant  le  jour  et  étaient  parvenus,  k  tra- 
vers  des    fourrés   et  des   chemins  impraticables,   à   franchir  les 


l'hygiène  ex  1889.  65 

quinze  kilomètres  qui  séparaient  le  fleuve  du  village.  Il  avait  fallu 
renoncer  à  faire  halte,  parce  que  les  hommes  et  les  bœufs  porteurs 
se  couchaient  et  ne  voulaient  plus  se  relever.  On  arriva  à  dix  heures 
devant  le  fort,  élevé  de  quinze  mètres  au-dessus  de  la  plaine,  dé- 
fendu par  un  marigot,  entouré  d'une  forte  palissade  et  occupé  par 
quatre  ou  cinq  mille  Toucouleurs  avec  une  mauvaise  pièce  de  ca- 
non. La  vue  de  l'ennemi  rendit,  comme  d'habitude,  tout  leur  courage 
à  ces  braves  enfans.  On  ouvrit  le  feu  à  cinq  cents  mètres,  avec  les 
obusiers  de  montagne;  mais  les  projectiles  trouaient  la  palissade 
sans  l'abattre  et  le  temps  marchait.  La  petite  troupe  se  trouvait  au 
milieu  d'une  plaine  de  sable,  brûlée  par  les  rayons  d'un  soleil  ver- 
tical, et  impossible  à  tenir  pour  des  Européens.  «  Mes  enfans,  leur 
dit  le  commandant  Protêt,  il  faut  absolument  emporter  le  \'illage. 
C'est  le  seul  endroit  où  il  y  ait  de  l'ombre  et  de  l'eau.  Si  nous  n'y 
entrons  pas,  dans  une  heure  nous  serons  tous  morts  de  chaleur  et 
de  soif.  ))  La  colonne  s'élança  au  pas  de  course  contre  la  pahssade, 
les  pieux  furent  arrachés  à  la  main  ou  renversés  à  coups  de  crosse 
de  fusil,  et  nos  soldats  enlevèrent  le  fort  de  Djalmatt;  mais  ils  n'y 
entrèrent  pas  tous,  il  y  en  avait  175  par  terre  :  25  morts, 
150  blessés. 

Voilà  ce  que  me  rappelaient  les  constructions  sénégalaises  éle- 
vées derrière  le  palais  des  colonies,  tandis  que  je  me  promenais 
sous  les  ormes  qui  les  abritent. 

En  continuant  cette  revue,  dans  la  direction  du  sud,  on  rencontre 
d'abord  un  village  malgache  construit  en  bambous  et  couvert  de 
feuilles  de  bananier,  avec  un  plancher  fait  d'écorces  étalées;  un 
groupe  d'habitations  provenant  de  nos  possessions  de  l'Afrique 
équatoriale,  des  chalets  du  Gabon,  et  la  reproduction  en  petit  de 
la  factorerie  française  qai  s'y  est  établie.  On  trouve  plus  loin  une 
imitation  du  village  de  Loango,  au  Congo,  un  hameau  canaque  de 
la  Nouvelle-Calédonie,  et  tout  au  bout  le  Kampong  javanais,  avec  sa 
population  nombreuse,  son  restaurant  servi  par  des  Malais  vêtus 
de  blanc,  et  ses  danseuses  dont  tout  le  monde  a  vanté  les  charmes. 
Au  début  de  l'Exposition,  ce  village  était  le  rendez-vous  de  la  société 
élégante  ;  mais  on  a  fait  courir  le  bruit  que  la  variole  s'y  était  dé- 
clarée, et  l'affluence  a  cessé.  Il  n'y  avait  cependant  eu  que  quelques 
cas  sans  importance. 

L'exposition  des  villages  indigènes  offre  un  grand  intérêt  au 
point  de  vue  des  mœurs  de  ces  populations  et  des  conditions  dans 
lesquelles  elles  vivent;  l'anthropologie  en  f^iit  son  profit;  mais  l'hy- 
giène n'a  que  peu  de  chose  à  y  apprendre.  Pour  trouver  dos  ensei- 
gnemens  au  sujet  des  habitations,  il  lui  faut  traverser  l'esplanade 
TOME  xcvi.  —  1889.  5 


66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  rentrer  dans  son  domaine,  où  nous  n'avons  pas  encore  mis  le 
pied. 

III. 

Les  hôtels  construits  avec  luxe  dans  les  quartiers  aristocratiques 
ne  laissent  rien  à  désirer  sous  le  rapport  de  la  salubiité;  aussi 
l'hygiène  ne  s'en  préoccupe-t-elle  pas.  Elle  réserve  tout  son  inté- 
rêt pour  les  demeures  plus  modestes,  pour  le  logis  de  l'ouvrier, 
pour  la  maison  du  petit  bourgeois,  et  pour  celle  du  paysan.  Les 
habitations  rurales  ne  sont  représentées  à  l'exposition  que  par  les 
fermes  en  miniature  qui  figurent  avec  leur  matériel  d'exploitation, 
leur  bétail,  et  leur  personnel  dans  le  groupe  de  l'agriculture.  Celles- 
là  ne  nous  apprennent  rien.  Il  en  est  tout  autrement  des  deux  autres 
catégories. 

Le  fond  de  l'emplacement  consacré  à  l'économie  sociale  est 
occupé  par  une  série  de  maisonnettes  construites  par  des  compa- 
gnies ou  par  des  directeurs  d'usines  sur  le  modèle  qu'ils  ont 
adopté  pour  loger  leurs  ouvriers. 

L'usine  Ménier,  à  Noisiel,  a  reproduit  une  de  ces  maisons  à  deux 
logemens  isolés.  Elle  se  compose  d'un  rez-de-chaussée  sur  cave, 
d'un  premier  étage  et  d'un  grenier,  d'un  hangar  pour  la  lessive 
et  de  water-closets  à  fosse  mobile.  Le  tout  coûte  six  mille  francs 
à  construire;  mais  la  maison  Ménier  n'en  fait  pas  une  spéculation. 
Elle  loue  ses  logemens  à  des  prix  très  modérés;  seulement,  elle  ne 
veut  pas  que  l'ouvrier  puisse  en  devenir  acquéreur,  parce  qu'elle 
tient  à  rester  maîtresse  de  ses  immeubles.  A  côté  de  cette  maison, 
se  trouve  celle  de  M.  Fanien  fils  aîné,  de  Lilliers  (Pas-de-Calais), 
qui  contient  cinq  pièces  ;  puis  la  maisonnette  de  la  Société  de  la 
Vieille-Montagne  et  celle  de  la  Compagnie  des  mines  d'Anzin.  Cette 
dernière  renferme  quatre  pièces  avec  jardin,  hangar  et  cabinet  d'ai- 
sances; cette  petite  rue  est  complétée  par  les  deux  maisons  ou- 
vrières de  Naeyer  et  C'®,  qui  sont  semblables  à  celles  que  cette 
société  a  élevées  pour  les  ouvriers  de  ses  usines  de  Willebroek, 
en  Belgique,  et  qui  ressemblent  beaucoup  à  celles  de  la  Société  des 
mines  d'Anzin.  Les  ouvriers  en  de\iennent  propriétaires  au  bout 
de  dix-huit  ans,  moyennant  un  loyer  de  15  francs  par  mois  qui  re- 
présente un  intérêt  de  3  pour  100  et  un  amortissement  de  II 
pour  100.  Cette  somme  de  180  francs  par  an  est  notablement  in- 
férieure à  celle  que  coûte  un  logement  équivalent  dans  une  maison 
ordinaire. 

Les  petites  constructions  élevées  dans  l'enceinte  de  l'Economie 
sociale  sont  des  modèles  de  confortable  et  de   salubrité.   Elles 


l'hygiène  en  1889.  67 

prouvent  qu'il  est  possible  de  construire  pour  les  ouvriers  des  habi- 
tations salubres  et  agréables,  et  de  les  y  loger  à  des  prix  inférieurs 
à  ceux  des  bouges  dans  lesquels  ils  s'entassent  aujourd'hui.  En 
parcourant  ces  petites  pièces  claires,  bien  aérées,  disposées  avec 
intelligence,  on  se  rend  compte  de  l'attrait  qu'une  pareille  demeure 
doit  avoir  pour  son  locataire,  et  de  l'influence  qu'elle  exerce  sur  sa 
conduite.  On  pressent  que  le  désir  d'en  devenir  possesseur  doit  dé- 
velopper chez  lui  le  sentiment  de  l'épargne,  le  goût  de  la  vie  régu- 
lière et  ordonnée.  On  sort  de  cette  visite  avec  la  conviction  que  c'est 
dans  la  maison  de  l'ouvrier  que  gît  le  nœud  de  la  question  so- 
ciale. 

J'ai  traité  ce  sujet,  ici  même,  avec  trop  de  développement  (1) 
pour  y  revenir  aujourd'hui;  mais  je  ne  saurais  trop  engager  les 
personnes  qu'il  intéresse  à  visiter  cette  partie  de  l'exposition  d'éco- 
nomie sociale.  Indépendamment  des  spécimens  dont  je  viens  de 
pai'ler,  elles  y  trouveront  les  plans  d'ensemble  et  les  petits  mo- 
dèles des  cités  ouvrières  de  Varangeville-Dombasle  (Meurthe-et- 
Moselle),  les  plans  de  celles  de  Solvay,  de  Mons,  de  Bruxelles, 
d'Anvers,  de  Liège,  de  Gouillet,  de  Nivelles,  de  Bolbec,  du  Havre, 
de  Saint-Ouen,  etc.,  avec  toutes  les  indications  relatives  à  leur 
installation  et  à  leur  fonctionnement. 

Les  maisonnettes  qu'on  visite  à  l'Exposition  ne  représentent 
qu'une  des  solutions  du  problème.  C'est  la  meilleure,  mais  la  plus 
dispendieuse.  Elle  est  difiicilement  réalisable  dans  les  grandes  villes 
où  la  main-d'œuvre  et  le  terrain  sont  chers.  L'élite  de  la  population 
ouvrière  peut  seule  y  trouver  place.  Pour  le  reste,  il  faut  se  rési- 
gner à  la  maison  collective.  Il  en  existe  de  nombreux  spécimens  à 
l'Exposition.  L'Angleterre  y  a  envoyé  un  beau  plan  de  Londres,  où 
les  immeubles  de  la  société  TJie  improved  dwelling  Companif  sont 
représentés  par  des  points  rouges.  On  en  compte  SA  qui  abritent 
3,915  familles.  Une  de  ces  immenses  maisons  renferme  1,0/ië  loge- 
mens.  Ces  grandes  casernes,  de  même  que  celles  de  la  fondation 
Peahody,  sont  condamnées  par  tous  les  hygiénistes  au  nom  de  la 
santé  et  des  mœurs. 

En  France,  on  s'est  arrêté  à  un  moyen  terme  :  la  maison  col- 
lective, avec  logement  individuel  ouvrant  sans  intermédiaire  sur 
la  rue  ou  sur  l'escalier.  C'est  le  système  qu'on  a  réalisé  à  Lyon  et 
à  Rouen  et  que  la  Société  philanthropique  a  adopté  pour  les  deux  im- 
meubles qu'elle  a  récemment  construits  rue  Jeanne-d'Arc,  05,  et 
boulevard  de  Grenelle,  63  et  65.  La  première  contient  35  logemens 
et  la  seconde  ko.  Le  prix  des  loyers  oscille  entre  169  et  273  francs. 

(1)  Voyez  la  H&aue  du  t.">  mai  1888. 


68  REVUE   DES    DEUX   MONDES 

Bien  que  le  nombre  des  habitans  de  chaque  immeuble  soit  encore 
trop  élevé,  ces  maisons  doivent  être  salubres.  C'est  du  moins  ce 
qu'il  est  permis  de  conclure  de  l'examen  des  maquettes  et  des 
plans  qui  figurent  à  l'Exposition. 

Si  l'hygiène  n'a  rien  à  redire  aux  difïérens  genres  d'habitations 
collectives  que  je  viens  de  passer  en  revue,  il  n'en  est  pas  de 
même  de  celles  dont  il  me  reste  à  parler.  Le  familistère  de  Guise 
occupe  une  trop  grande  place  à  l'Exposition  pour  que  je  le  passe 
sous  silence.  Il  y  est  représenté  par  des  plans,  des  dessins,  et  par 
un  petit  modèle  où  figurent  les  trois  palais,  l'usine  et  ses  dépen- 
dances, avec  l'Oise  passant  au  milieu.  Cet  établissement,  qui  rap- 
pelle le  phalanstère  des  fouriéristes,  a  été  fondé  en  1859  par  M.  Go- 
din  et  habité  en  1860.  Il  loge  1,800  ouvriers,  et  se  compose  de  trois 
édifices  en  forme  de  parallélogramme,  dont  chacun  renferme  une 
cour  intérieure,  couverte  d'un  vitrage  à  la  hauteur  des  toits.  Les 
logcmens  sont  distribués  autour  de  ces  cours,  sur  lesquelles  s'ou- 
vrent toutes  les  fenêtres  du  rez-de-chaussée.  Les  étages  supérieurs 
prennent  accès  sur  des  galeries  extérieures.  Ils  communiquent 
entre  eux  par  des  escaliers  placés  aux  deux  angles  de  chacun  des 
parallélogrammes.  C'est  également  là  que  se  trouvent  les  lieux 
d'aisances,  les  chambres  de  débarras,  et  les  prises  d'eau.  Les  maga- 
sins coopératifs  (boulangerie,  boucherie,  buvette,  épicerie,  etc.) 
sont  situés  dans  des  bàtimens  spéciaux,  ainsi  que  les  bains,  les  la- 
voirs, la  pharmacie,  la  nourricerie,  les  écoles,  le  théâtre,  le  res- 
taurant et  les  autres  dépendances. 

La  mutualité  est  organisée  d'une  manière  complète  dans  le 
familistère,  à  l'aide  d'institutions  de  crédit  qui  assurent  le  néces- 
saire aux  familles  malheureuses  et,  à  tous  les  associés,  des  secours 
en  cas  de  maladie  et  une  pension  dans  leur  vieillesse.  La  partici- 
pation aux  bénéfices  est  fondée  sur  des  principes  financiers  que  je 
n'ai  pas  à  exposer  ici;  mais  c'est  la  commune  sociétaire  telle  que 
nous  la  rêvions,  il  y  a  cinquante  ans,  alors  que  Victor  Considérant 
nous  entraînait  à  sa  suite,  et  nous  séduisait  par  le  brillant  mirage 
de  ses  doctiines. 

Je  n'ai  pas  à  rechercher  jusqu'à  quel  point  cette  vie  en  commun 
est  compatible  avec  le  bon  ordre,  avec  l'indépendance  de  la  famille 
et  la  liberté  de  son  chef.  Je  n'ai  pas  à  me  demander  si  l'éducation 
des  enfans  en  commun  et  en  dehors  de  l'action  de  leurs  parens, 
depuis  le  pouponnât  jusqu'à  l'atelier,  ne  porte  pas  une  atteinte 
profonde  à  l'esprit  de  famille,  je  n'ai  à  m'occupcr  que  de  l'hygiène 
de  cet  immense  établissement;  et  je  la  trouve  déplorable. 

Les  trois  grands  parallélogrammes  où  vivent  1,800  habitans  pren- 
nent leur  air  dans  l'intérieur  des  cours  vitrées.  Le  renouvellement 


I 


l'hygiène  en  1889.  69 

en  est  impossible  et  cet  air  doit  être  complètement  vicié.  Il  serait 
difficile  de  concevoir, un  plan  plus  incompatible  avec  l'aération  des 
logemens.  Je  me  demande  quelles  émanations,  quelles  odeurs  on 
doit  y  respirer,  et  je  m'étonne  que  les  maladies  infectieuses  n'y  ré- 
gnent pas  en  permanence.  La  promiscuité  des  cabinets  d'aisances, 
leur  situation  dans  les  escaliers  placés  aux  angles  des  bàtimens, 
sont  également  des  causes  d'insalubrité  évidentes.  L'exemple  du 
familistère  de  Guise  n'est  donc  pas  à  suivre  en  ce  qui  concerne 
la  disposition  des  édifices.  Si  j'en  ai  fait  la  critique,  c'est  parce 
que  l'établissement  de  M,  Godin  constitue  une  expérience  de  pre- 
mier ordre,  dans  un  sujet  qui  a  encore  grand  besoin  d'être  éclairé. 
En  dépit  des  réserves  que  j'ai  cru  devoir  faire  au  sujet  de  ses 
conditions  économiques,  l'entreprise  a  réussi.  Il  est  vrai  que  le  suc- 
cès tient  surtout  à  la  capacité  personnelle  du  fondateur.  Il  est  à 
craindre  que  la  mort  encore  récente  de  M.  Godin  et  de  son  fils  ne 
porte  une  sérieuse  atteinte  à  la  prospérité  de  l'établissement  qu'ils 
ont  fondé. 

L'hygiène  de  l'habitation  bourgeoise  est  l'objet  d'une  démon- 
stration très  probante  et  d'un  genre  tout  particulier  dans  le  pavil- 
lon de  la  ville  de  Paris,  le  plus  rapproché  du  palais  des  Beaux-Arts. 
On  y  a  construit  deux  petites  maisons  semblables  à  celles  qu'habite 
la  population  ouvrière,  dans  les  quartiers  excentriques.  Extérieure- 
ment elles  sont  toutes  deux  semblables  :  mêmes  dimensions,  même 
aspect,  même  mode  de  construction,  mêmes  ouvertures.  Toutes 
deux  se  composent  d'un  rez-de-chaussée  et  de  deux  étages  ;  mais 
,  là  cesse  la  ressemblance,  et  les  dispositions  intérieures  sont  com- 
plètement différentes.  Dans  l'une,  on  a  réuni  tout  ce  qui  peut  rendre 
une  maison  malsaine  ;  dans  l'autre,  on  a  réalisé  toutes  les  combi- 
naisons propres  à  assurer  la  salubrité.  Les  deux  petits  édifices  sont 
réunis,  à  la  hauteur  du  second  étage,  par  une  passerelle  qui  per- 
met de  se  rendre  de  l'un  dans  l'autre.  Des  barrières  et  des  écri- 
teaux  guident  le  visiteur  danè  son  inspection. 

On  entre  par  la  maison  insalubre  et,  avant  d'en  franchir  le  seuil, 
on  remarque,  sur  la  façade,  un  tuyau  en  fonte  dont  les  joints  lais- 
sent suinter  les  eaux  ménagères.  Le  parquet  du  rez-de-chaussée 
est  posé  sur  des  lambourdes  encastrées  dans  le  sol.  Le  lavabo, 
dont  les  tuyaux  ne  sont  pas  syphonnés,  permet  le  reflux  des  gaz 
dans  l'appartement.  L'évier  do  la  cuisine  déverse  ses  eaux  dans  la 
rue  par  une  gargouille,  et  leur  odeur  se  mêle  aux  émanations  de 
l'égout  qui  est  en  communication  directe  avec  la  cuisine.  Une 
petite  cour  sombre,  étroite,  mal  pavée,  donne  passage  à  des  cani- 
veaux qui  ne  sont  pas  étanches  et  laisse  voir  l'orifice  mal  clos 
d'une  fosse  fixe  qui  déverse  ses  gaz  sous  les  fenêtres  et  ne  peut 


70  K£VUii   D2S   DEUX    MONDES. 

êti'e  video  qu'en  passant  par  la  maison.  Les  tuyaux  de  descente 
des  eaux  ménagères  sont  mal  joints.  Les  cabinets  d"aisances  pren- 
nent jour  sur  l'escalier;  ils  sont  disposés  à  la  turque  et  manquent 
d'eau;  les  clapets  en  sont  obstrués;  le  sol  est  imprégné  de  liquides. 
Les  mêmes  fautes  se  retrouvent  aux  étages  supérieurs  avec  de 
lég-ies  variantes.  La  maison  insalubre  est  éclairée  au  gaz;  mais 
les  becs  ne  sont  pas  ventilés,  et  les  cheminées  n'ont  pas  de  prise 
d'ail"  à  l'extérieur. 

Lorsqu'on  a  franchi  la  passerelle  et  pénétré  dans  la  maison  sa- 
lubre,  le  changement  est  complet.  Des  papiere  de  couleur  claire, 
des  rideaux  de  guipure  blanche  donnent  un  aspect  riant  à  ces  pe- 
tites pi^'ccs.  Les  parquets  sont  démontables.  Les  uns  sont  à  l'an- 
glaise, les  autres  en  chêne,  à  point  de  Hongrie.  Les  cheminées  ont 
des  prises  d'air  à  l'extérieur.  Les  cabinets  d'aisances  sont  pourvus 
de  cuvettes  à  occlusion  hydrauU«'|ue  ;  le  réservoir  de  chasse  est  à 
tirage;  le  système  est  desservi  par  le  «  toutàl'égout.  »  Les  carreaux 
supérieurs  des  fenêtres  de  l'escalier  ont  des  ventilateurs  à  valves 
de  mica.  Les  lavabos,  les  toilettes  ont  des  effets  d'eau,  des  tuyaux 
d'injection  syphonnés  et  ventiles.  La  cuisine  est  desservie  par  un 
robinet  d'eau  de  source,  son  évier  est  muni  d'un  syphon,  avec 
regard  de  visite  ;  son  carrelage  en  grès  permet  les  lavages  à  grande 
eau.  Les  canalisations  sont  irréprochables,  et  leurs  tuyaux  sont 
peints  en  couleurs  différentes,  ce  qui  permet  de  les  distinguer.  La 
cour  est  plus  spacieuse,  mieux  éclairée  que  l'autre  et  son  dallage 
est  en  bon  état.  Il  existe  un  sous-sol  éclaii'é  par  une  lampe  Edison 
qui  permet  de  voir  les  détails  de  la  canalisation  et  les  compteurs 
pour  les  eaux  de  source  et  de  rivière. 

Je  me  suis  arrêté  avec  complaisance  sur  ces  deux  maisonnetles, 
parce  que  leur  comparaison  constitue  une  leçon  d'hygiène  urbaine 
complète,  qui  s'adresse  à  la  fois  aux  médecins,  aux  architectes, 
aux  entrepreneurs  et  aux  oumers  du  bâtiment.  Ils  apprennent  là  à 
distinguer  ce  qu'il  faut  faire,  de  ce  qu'il  faut  éviter.  Les  gens  du 
métier  reconnaissent,  avec  le  tact  professionnel,  la  supériorité  des 
dispositions  qu'on  leur  recommande,  et  tout  le  monde  constate  ce 
fait,  sur  lequel  on  ne  saurait  trop  insister,  c'est  que  l'hygime  n'est 
pas  aussi  dispendieuse  qu'on  le  croit  et  qu'une  maison  salubre  ne 
coûte  pas  beaucoup  plus  à  édifier  et  à  entre! enir  qu'une  maison 
qui  ne  l'est  pas. 

Cette  démonstration,  qui  parle  aux  yeux,  fait  le  plus  gi*and  hon- 
neur aux  ing<'nieurs  de  l'assainissement  de  Paris  ;  mais  il  est  juste 
d'en  attribuer  le  principal  mérite  à  celui  qui  fut  leur  maître,  à 
l'homme  qui  a  le  plus  fait  pour  la  salubrité  des  habitations  et  des 
villes,  et  dont  l'Hygiène  porte  encore  le  deuil.  C'est  Durand-Claye 


l'hygiène  en  1889.  71 

qui  a  le  premier  mis  en  usage  ces  moyens  topiques  d'enseigne- 
ment qui  ont  le  caractère  de  l'évidence  et  portent  la  conviction 
dans  tous  les  esprits.  11  avait  fait  de  cette  question  le  but  de  son 
existence  ;  il  en  poursuivait  la  solution  avec  une  ai'deur  passionnée, 
parcourant  l'Europe  pour  étudier  sur  place  les  dispositions  en  usage 
dans  les  principaux  centres  de  population,  allant  de  ville  en  ville, 
de  congrès  en  congrès,  pour  répandre  ses  idées;  multipliant  les 
démonstrations  et  les  conférences  avec  la  verve  et  la  force  de  con- 
viction d'un  apôtre. 

C'est  Durand-Glaye  qui  a  eu  le  premier  l'idée  d'opposer  l'une  à 
l'autre  la  représentation  d'une  maison  malsaine  et  d'une  habitation 
salubre.  Nous  nous  rappelons  tous  cette  splendide  exposition  de  la 
ville  de  Paris  qui  éclipsait  tout  le  reste  au  congrès  de  Genève,  ces 
faC'dmile  de  dix  mètres  de  haut,  représentant  en  demi-grandeur, 
et  dans  tous  leurs  détails,  les  dispositions  qu'il  faut  adopter  dans 
la  construction  des  maisons  modernes,  les  cai'tes,  les  dessins,  les 
plans  relatifs  à  la  distribution  des  eaux  de  Paris,  à  la  canahsation 
souterraine  et  -à  l'épandage  des  eaux  d'égout  sur  les  terrains  de 
Genncvillicrs.  Nous  avons  retrouvé  tout  cela,  quatre  ans  après,  à 
l'exposition  d'hygiène  urbaine  de  la  caserne  Lobau,  et  c'est  avec  le 
même  plaisir  que  nous  avons  revu  les  appareils  de  démonstration 
de  Durand-Glaye,  exposés  par  sa  veuve,  dans  le  pavillon  de  la  ville 
de  Paris,  à  côté  des  deux  maisons  d'étude  édifiées  par  MM.  Bech- 
mann  et  Masson.  La  partie  de  son  œuvre  qui  intéresse  l'hygiène  de 
la  voie  publique  a  bien  pius  d'importance  encore,  ainsi  que  nous 
allons  le  voir. 

IV. 

La  salubrité  d'une  ville  dépend  de  deux  choses  :  de  la  qualité 
des  eaux  qu'elle  boit,  de  la  promptitude  avec  laquelle  elle  se  dé- 
barrasse de  ses  immondices.  Le  taux  de  sa  mortalité  se  règle  sur  la 
façon  dont  ces  deux  conditions  sont  remplies.  On  en  trouve  la 
preuve  à  l'Exposition, pour  ce  qui  concerne  la  ville  de  Paris.  M.  Ber- 
lillon  y  a  envoyé  une  collection  de  graphiques  et  de  cartogrammes 
représentant  le  mouvement  de  la  population  et  de  la  mortalité  de 
la  ville,  ainsi  que  la  marche  de  ses  épidémies.  Les  décès  causés 
par  les  principales  maladies  intectieuses ,  telles  que  la  lièvre 
typhoïde,  la  vaiiole,  la  diphtérie,  etc.,  y  sont  indiqués  par  quar- 
tiers, et  leur  nombre  est  en  rapport  avec  le  degré  d'assainissement 
de  ceux-ci.  On  trouve,  dans  les  cartons  de  Durand-Glaye,  des  cartes 
semblables  di*essées  au  point  de  vue  de  la  fièvre  typhoïde  et  des 
causes  qui  peuvent  l'inlluencer.  Elles  prouvent,  de  la  manière  la 


72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  évidente,  que  le  chiflre  des  décès  dus  à  cette  maladie,  dans 
les  diiïérens  arrondissemens,  est  en  rapport  avec  la  qualité  de  Teau 
qu'on  y  boit  et  avec  l'état  de  leurs  égouts. 

D'autres  villes  ont  également  exposé  leurs  statistiques  de  morta- 
lité; mais,  dans  cet  ordre  de  travaux,  la  palme  revient  incontesta- 
blement à  ceux  de  M.  Janssens,  inspecteur  en  chef  du  service 
d'hygiène  de  la  ville  de  Bruxelles,  lesquels  sont  exposés  dans  la 
section  belge.  On  sait  que  le  bureau  d'hygiène  de  cette  ville  a 
servi  de  modèle  à  tous  ceux  qui  se  sont  créés  depuis,  et  qu'il  est 
l'œuvre  de  notre  confrère.  L'exposition  de  M.  Janssens  se  compose 
d'une  série  de  plans  et  de  tableaux  représentant  le  mouvement  de 
la  population  de  la  ville  et  celui  de  la  mortalité  produite  par  les 
principales  maladies,  le  chinrc  des  aflaires  traitées  par  le  bureau,  le 
nombre  des  maisons  désinfectées  et  les  résultats  définitifs  de  ces 
opérations.  11  m'est  impossible  d'entrer  dans  de  semblables  dé- 
tails ;  ils  se  résument,  du  reste,  dans  un  fait  qui  en  est  la  dernière 
expression.  Depuis  187Û,  époque  à  laquelle  remonte  la  création  du 
bureau  d'hygiène,  jusqu'en  1888,  la  mortalité,  dans  la  ville  de 
Bruxelles,  a  diminue  de  plus  d'un  quart.  Elle  est  tombée  de  31.3 
pour  1,000, à  22.9.  On  peut  donc  évaluera  12,825  le  nombre  des 
existences  qui  ont  été  conservées  pendant  ce  laps  de  quinze  années, 
grâce  à  l'admirable  organisation  de  cet  important  service.  Aussi  le 
jury  des  récompenses  n"a-t-il  pas  hésité  à  accorder  un  grand  prix 
au  docteur  Janssens. 

La  certitude  avec  laquelle  opère  l'hygiène,  en  matière  d'assai- 
nissement, est  du  reste  aujourd'hui  reconnue  par  tout  le  monde. 
Toutes  les  villes  s'imposent  des  sacrifices  considérables  pour  per- 
fectionner leurs  conduites  d'eaux  et  transformer  leur  canalisation 
souterraine.  L'Exposition  de  1889  donne  la  mesure  des  progrès 
accom])lis,  sous  ce  rapport,  pendant  les  dix  dernières  années.  Les 
plans  relatifs  aux  amenées  d'eau  y  figurent  en  grand  nombre.  La 
Compagnie  générale  des  eaux  pour  l'étranger  expose  une  série  fort 
intéressante  de  plans  et  de  vues  photographiques  représentant  les 
travaux  accomplis  par  elle  à  Naples,  à  Bergame,  à  la  Spezzia,  à 
Vérone,  à  Porto  et  à  Constant ino{)le.  Ce  sont,  comme  on  le  voit,  les 
villes  d'Italie  qui  ont  mis  le  plus  d'empressement  à  doter  leurs 
populations  d'eaux  de  bonne  qualité.  En  1855,  les  membres  de  la 
conférence  sanitaire  internationale  de  Rome,  dont  je  faisais  partie, 
curent  l'occasion,  dans  le  cours  d'un  voyage  à  ^aples,  d'admirer 
les  magnifiques  ouvrages  effectués  par  la  Comi)agnie  générale,  et 
dont  elle  a  envoyé  les  plans  à  l'Exposition.  11  est  difTicile  de  voir 
quelque  chose  de  plus  grandiose  et  de  mieux  compris.  Les  dessins 
exposés  n'en  donnent  aux  visiteurs  qu'une  idée  très  imparfaite. 


l'hygiène  ex  1889.  73 

En  France,  la  ville  de  Paris  est  la  seule  qui  ait  lait  figurer  son 
service  des  eaux  à  l'Exposition  ;  mais  elle  y  a  mis  un  grand  soin. 
C'est  d'abord  un  tableau  montrant  la  distribution  de  l'eau,  dans 
Paris,  en  16/i9  ;  puis  une  série  de  plans  et  de  graphiques  indi- 
quant le  développement  progressif  de  la  canalisation,  de  187Ô 
à  1888,  l'accroissement  de  la  quantité  d'eau  distribuée,  et  le  mou- 
vement journalier  de  la  consommation  dans  le  cours  de  cette  der- 
nière année. 

En  jetant  un  coup  d'oeil  sur  ces  tableaux,  on  reconnaît  que  nous 
aurions  tort  de  nous  plaindre.  En  1789,  Paris  ne  pouvait  donner, 
chaque  jour,  que  13  litres  d'eau  à  chacun  de  ses  600,000  habi- 
tans;  aujourd'hui  qu'il  en  a  2,239,928,  il  leur  en  délivre,  à  cha- 
cun, 220  litres  par  jour.  Lorsque  les  travaux  de  dérivation  qui  sont 
en  cours  seront  terminés,  lorsque  les  sources  de  la  Vigne  et  de 
Verneuil  nous  fourniront  chaque  jour  120,000  mètres  cubes  d'eau 
de  plus,  chacun  de  nous  en  aura  300  litres  à  dépenser.  Si  l'on 
amène  l'eau  do  l'Avre  à  Paris,  il  y  en  aura  encore  100,000  mètres 
cubes  de  plus  par  vingt-quatre  heures  ;  enfin,  quand  on  aura  ter- 
miné certains  travaux  de  dérivation  projetés  à  l'est  de  la  ville, 
nous  serons  littéralement  inondés.  En  attendant,  une  partie  de  la 
ville  est  obligée,  tous  les  ans,  de  boire  de  l'eau  de  Seine  pendant 
les  chaleurs  de  l'été.  Tous  les  arrondissemens  y  passent  à  leur 
tour,  mais  ce  n'est  ni  propre  ni  salubre. 

La  faute  n'en  est  pas  au  service  des  eaux.  Il  fait  tout  ce  qu'il 
peut,  dans  la  limite  des  crédits  qui  lui  sont  alloués.  Il  ne  cherche 
pas  à  tromper  le  public  et  à  lui  dissimuler  la  qualité  des  produits 
qu'il  lui  livre,  car  il  a  réinstallé,  dans  un  des  pavillons  de  la  ville 
de  Paris,  les  trois  réservoirs  à  parois  de  verre  qu'il  avait  déjà  expo- 
sés, en  1886,  à  la  caserne  Lobau  et  qui  y  avaient  fait  sensation. 
Celui  du  milieu  est  rempli  d'eau  de  la  Vanne,  claire,  limpide,  trans- 
parente ;  celui  de  droite  contient  de  l'eau  de  Seine  trouble  et  jau- 
nâtre ;  le  troisième  enfin  est  plein  d'eau  de  l'Ourcq,  qui  est  presque 
bourbeuse.  C'est  encore  un  de  ces  enseignemens  démonstratifs  qui 
n'ont  pas  besoin  de  commentaires.  Chacun  sait  à  quoi  s'en  tenir, 
quand  il  a  plongé  son  regard  dans  les  trois  compartimens  de  cette 
sorte  d'aquarium,  et,  s'il  appartient  à  un  des  arrondissemens  qui 
ont  cette  année  la  mauvaise  fortune  d'être  abreuvés  d'eau  de  Seine, 
ce  que  le  visiteur  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de  se  rendre  immédia- 
tement au  palais  de  l'hygiène  et  d'y  faire  choix  d'un  des  filtres 
qui  y  sont  exposés. 

Le  service  nmnicipal  des  eaux  a  fait  représenter,  par  des  des- 
sins ou  par  des  plans  en  relief,  ses  usines  élévatoires  du  quai  de 
la  Râpée,  d'Ivry-sur-Seine,  de  l'Ourcq,  de  Saint-Maur  et  enfin  les 


74  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

grands  réservoirs  de  Montmartre.  Le  modèle  qui  représente  ceux-ci 
est  remarquable  par  ses  dimensions  et  permet  de  comprendre  la 
façon  dont  les  eaux  sont  emmagasinées  dans  leurs  deux  étages  de 
bassins,  situés  à  une  altitude  de  132  mètres.  Les  eaux  de  source 
et  de  rivière  qui  les  alimentent  sont  refoulées  par  l'usine  de  relais 
établie  au  pied  de  la  butte  à  une  hauteur  de  75  mètres.  Elle  est 
actionnée  par  une  machine  de  lAO  chevaujc  et  peut  élever  15,000  mè- 
tres cubes  par  jour.  L'eau  de  source  lui  est  amenée  par  la  distribu- 
tion du  réservoir  de  la  Diiuis,  celle  de  rivière  par  la  conduite  de 
refoulement  de  l'usine  de  Bercy. 

On  voit,  dans  la  même  salle,  les  plans  en  relief  du  canal  de 
rOurcq,  de  celui  de  Saint-Denis,  et  des  spécimens  de  tous  les  tuyaux 
qui  distribuent  les  eaux  dans  Paris.  Leur  diamètre  vade  entre  0™,06 
et  1°^,10.  La  longueur  totale  du  reseau  est  de  2,200  kilomètres. 

Les  eaux  ne  servent  pas  seulement  à  l'alimentation  et  à  la  pro- 
preté des  habitations,  elles  sont  également  employées  à  l'arrosage 
de  la  voie  publique ,  des  promenades  et  des  squares,  à  l'entretien 
des  lavoirs  publics  et  des  établissemens  de  bains.  Les  arbres,  le 
gazons  et  les  plates-bandes  en  consomment,  à  Paiis,  6,000  mètres 
cubes  par  jour.  Le  service  de  la  voirie  expose,  dans  un  des  pavi 
Ions  de  la  ville,  le  matériel  très  compliqué  dont  il  se  sert  :  les  ton- 
neaux d'arrosage,  les  pompes,  les  balayeuses  mécaniques,  les 
pelles,  les  râteaux  à  l'aide  desquels  on  obtient  cette  propreté  re- 
marquable de  nos  rues  qu'admirent  les  étrangers.  Il  produit  égale- 
ment des  modèles  de  ses  lavoirs  municipaux  et  des  dessins  repi'é- 
sentant  les  piscines  de  natation  de  Montmartre  et  de  Rochechouart. 
Parmi  les  villes  de  province,  trois  seulement  ont  suivi  cet  exemple. 
J.e  Havre  a  envoyé  des  dessins  de  ses  bains  et  de  ses  lavoirs  publics, 
Reims  et  Roubaixde  leurs  bains  populaires  avec  piscines  de  natation. 
Il  faut  espérer  qu'il  s'en  installera  partout  lorsque  nous  serons  par- 
venus à  persuader  au  public  que  la  propreté  individuelle  est  aussi 
indispensable  que  celle  de  la  maison  et  de  la  rue^  et  qu'il  n'est  pas 
de  préservatif  plus  sûr  contre  les  maladies. 

Dans  tous  les  ateliers,  dans  toutes  les  usines,  lorsqu'arrive  le 
moment  où  cessent  les  travaux,  les  chaudières  des  macîiines  à 
vapeur  renferment  des  quantités  considérables  d'eau  bouillante 
qu'on  laisse  perdre.  Rien  ne  serait  plus  lacile  que  de  la  conduire 
dans  une  grande  pisehie  où  elle  servirait  à  échaufTer  une  quantité 
égale  d'eau  froide,  et  dans  laquelle  les  ouvriers  pourraient  se  bai- 
gner, à  tour  de  rôle,  avant  de  retourner  chez  eux. 

Le  service  de  l'assainissement  a  lait  pour  les  égouts  un  travail 
d'exhibition  tout  aussi  comi)let.  Il  a  figure  son  réseau  de  canalisa- 
tion souterraine,  aux  diverses  phases  de  l'évolution  de  la  grande 


l'hvgiène  ex  1S89.  75 

ville,  sur  une  série  de  plans  de  grande  dimension  qui  peraiettent 
d'en  saisir  les  moindres  détails.  Le  premier  tracé  remonte  à  1663. 
A  cette  époque,  Paris  déversait  ses  eaux-vannes,  par  six  petits  tron- 
çons isolés  et  couverts,  dans  le  ruisseau  de  Ménilmontant  cjiii  pas- 
sait au  pied  des  buttes  Chaumont  et  Montmartre  et  traversait  la 
plaine  Monceaux  pour  aller  se  jeter  dans  la  Seine  à  Chaillot.  Ce 
ruisseau  fut  couvert  en  1750  et  devint  l'égout  de  ceinture.  11  avait 
2  mètres  de  largeur  et  recevait  tous  les  embranchemens  de  la 
rive  droite.  En  1830,  comme  il  ne  suffisait  plus,  on  creusa  celui 
de  la  rue  de  Rivoli  ;  mais  ce  n'est  qu'en  1856  que  Belgrand  a  fait 
adopter  le  réseau  dont  l'exécution  se  poursuit  depuis  cette  époque. 

Tout  cela  se  voit  clairement  sur  les  plans  et  se  lit  en  chiffres  sur 
les  diagrammes  qui  les  accompagnent.  Je  ne  citerai  que  deux 
termes  de  cette  progression ,  mais  ils  suffisent  pour  donner  la 
mesure  du  progrès  accompli.  En  1789,  le  réseau  des  égouts  de 
Paris  avait  une  longueur  de  26,051  mètres  ;  en  1889,  il  en  a  865,197. 
Il  en  reste  encore  175,903  à  construire  pour  arriver  au  chiffre  fixé 
par  le  projet  de  Belgrand,  et  comme  on  en  perce  9,287  mètres 
chaque  année  (c'est  la  moyenne  des  trois  dernières),  nous  en  avons 
encore  pour  dix-neuf  ans  à  peu  près. 

Le  système  des  égouts  publics  est  complété  par  37^,608  mètres 
de  brancliemens  particuliers  cpii  portent  la  canalisation  souterraine, 
dans  son  ensemble,  à  1,239,805  mètres.  Sa  longueur  dépasse  le 
plus  grand  diamètre  de  la  France. 

Les  différentes  sections  de  ce  réseau  et  les  nombreux  détails  qui 
le  constituent  sont  représentés,  dans  ce  même  pavillon,  par  de  grands 
dessins  sur  fond  noir,  par  de  petits  modèles  au  dixième  ou  même  à 
l'échelle  lorsque  leurs  dimensions  le  permettent.  Le  grand  collecteur 
y  est  reproduit  en  miniature  avec  ses  bateaux-vannes,  ses  wagon- 
nets, ses  branchemens  et  ses  regards.  Le  syphon  qui  rehe  les  col- 
lecteurs des  deux  rives,  en  passant  sous  le  pont  de  l'Aima,  est  figuré 
par  un  tube  de  verre  que  parcourt  une  boule  de  bois.  Ce  petit  appa- 
reil fonctionne  sous  les  yeux  du  public ,  émerveillé  de  la  facilité 
avec  laquelle  la  petite  sphère,  poussée  par  le  courant  qui  rentralne, 
chasse  devant  elle  le  sable  et  le  gravier  que  leur  pesanteur  accu- 
mule dans  la  partie  moyenne  du  syphon,  qui  est  naturellement  la 
plus  déclive. 

Dans  la  pièce  voisine,  une  section  d'égout  du  type  n"  12  modifié 
montre  raménagemeiit  intérieur  et  la  disposition  d'un  réservoir  de 
chasse  à  vidange  automatique  ou  volontaire.  Les  six  autres  types 
sont  également  représentes  avec  leurs  banquettes  et  leurs  cani- 
veaux, leurs  regards  et  leurs  raccords  cou  ri  es.  Enfin,  on  trouve, 
dans  différentes  parties  de  l' Exposition,  des  tuyaux  en  grès  de 


76  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

diverses  provenances,  pour  la  conduite  des  eaux-vannes,  avec  leurs 
coudes,  jonctions,  syphons  et  intercopteurs  également  en  poterie. 
On  reconnaît  avec  plaisir  que  la  France  a  fait,  depuis  quelques 
années,  des  progrès  sensibles  dans  cette  fabrication  et  que  ses 
produits  peuvent  aujourd'hui  rivaliser  avec  ceux  de  l'étranger. 

Notre  canalisation  souterraine  laisse  bien  peu  de  chose  à  désirer 
et  n'a  rien  à  envier  à  celle  de  Londres,  malgré  les  sacrifices  consi- 
dérables que  cette  ville  a  faits,  depuis  185(i,  pour  son  assainissement 
et  qui  s'élèvent  à  180  millions  de  francs.  On  peut  en  juger  du  reste 
par  l'exposition  des  Commhaioners  of^ewers  de  la  cité  de  Londres, 
qui  sont,  comme  on  le  sait,  charges  du  service  de  la  voirie,  de  la 
surveillance  des  rues  et  des  habitations  au  point  de  vue  de  la  salu- 
brité. Ils  ont  installé,  dans  le  groupe  de  l'Lconomie  sociale  des  villes 
et  des  campagnes,  les  plans  des  égouts  de  la  cité,  des  dessins  repré- 
sentant les  urinoirs  publics  établis  dans  le  sous-sol  de  certains  quar- 
tiers et  des  photographies  de  l'outillage  qui  leur  sert  à  nettoyer  les 
rues,  à  enlever,  détruire  ou  utiliser  les  ordures  ménagères.  Je  dois 
signaler  également ,  dans  l'exposition  italienne,  le  plan  du  projet 
d'assainissement  de  la  ville  de  Naples  ,  avec  les  nouveaux  tracés 
des  rues.  Ce  projet  est  entré  dans  la  phase  d'exécution.  L'inaugu- 
ration des  travaux  a  eu  lieu,  il  y  a  trois  mois,  en  pièsence  du  roi 
d'Italie.  La  dépense  qu'entraînera  cette  œuvre  gigantesque  est  éva- 
luée à  100  millions. 

Les  différens  systèmes  de  vidanges  occupent,  dans  toutes  les 
expositions  d'hygiène ,  une  place  considérable.  C'est  en  effet  le 
point  capital  de  l'assainissement  ;  mais  ce  n'est  pas  le  sujet  sur 
lequel  s'arrête  le  plus  volontiers  l'attention  des  personnes  étran- 
gères à  la  profession  médicale.  Je  serai  donc  sobre  de  détails. 

Le  mobilier  des  water-closets  occupe  tout  un  côté  de  galerie 
dans  le  palais  de  l'hygiène,  et  il  permet  de  constater  un  progrès 
très  réel  accompli  depuis  trois  ans.  Lorsqu'on  se  souvient  des 
objets  grotesques  exposés  à  la  caserne  Lobau  en  188(3,  on  recon- 
naît que  nos  constructeurs  ont  profité  des  conseils  qui  leur  ont  été 
donnés.  Ils  ont  cependant  encore  trop  de  prédilection  pour  l'outil- 
lage compliqué.  Les  installations  les  meilleures  sont  celles  dans 
lesquelles  le  mécanisme  tient  le  moins  de  place.  Les  appareils  éle- 
gans  qui  figurent  en  si  grand  nombre,  dans  la  galerie  que  j'ai 
citée ,  ne  sont  du  reste  destines  qu'aux  hôtels  et  aux  maisons 
riclies;  le  seul  système  qui  convienne  aux  habitations  ouvrières, 
ainsi  qu'à  celles  de  la  petite  bourgeoisie,  est  celui  qui  est  adopté 
en  Angleterre  et  qui  se  compose  de  cuvettes  à  cône  très  allongé, 
pourvues  de  syphons  hydrauliques  communiquant  avec  l'égoul  par 
des  tuyaux  de  petit  diamètre,  également  nmnis  de  syphons  à  leur 


i 


l'hygiène  en  1889.  77 

point  de  rencontre  avec  celui-ci.  Un  effet  d'eau  de  10  litres  par 
habitant  assure  le  nettoyage  immédiat  et  complet  de  tout  le  sys- 
tème. 

Les  trois  modes  principaux  d'évacuation  des  vidanges  sont  figu- 
rés sur  des  tableaux  occupant  toute  la  hauteur  de  la  muraille.  De 
grands  dessins  représentant  les  diflerentes  phases  et  les  principaux 
détails  de  ces  opérations  permettent  aux  visiteurs  de  constater, 
par  eux-mêmes,  la  supériorité  du  «  tout  à  l'égout  »  qui  fonctionne 
aujourd'hui  dans  presque  tous  les  grands  centres  de  population  de 
l'Europe,  dans  un  certain  nombre  de  villes  françaises,  et  qui  a  été 
adopté,  en  principe,  pour  la  ville  de  Paris,  où  il  est  l'objet  d'une 
application  partielle. 

Quatre  projets  d'assainissement  établis  sur  ce  principe  figurent 
à  l'Exposition  :  ceux  de  Chartres  et  de  Toulouse  ont  été  présentés 
par  M.  Masson,  celui  de  Rouen  par  M.  Godard,  et  celui  de  Marseille 
par  M.  Cartier.  Ce  dernier  est  le  plus  important  et  le  plus  urgent 
de  tous,  car  l'insalubrité  de  la  grande  cité  provençale  est  devenue 
légendaire.  Dans  le  projet  de  M.  Cartier,  le  grand  collecteur  aura 
une  longueur  de  12  kilomètres.  Il  ira  déboucher  dans  la  calanque 
de  Cortiou  :  c'est  un  endroit  assez  solitaire  et  où  la  mer  a  une 
protondeur  suffisante.  La  dépense  prévue  est  de  17  millions.  Cette 
solution  n'est  assurément  pas  la  meilleure,  car  elle  fait  perdre  des 
quantités  considérables  de  matière  organique  qui  pourraient  être 
utilisées  comme  engrais.  Dans  toutes  les  autres  villes  où  le  système 
du  «  tout  à  l'égout  »  est  appliqué,  on  répand  les  eaux-vannes  sur  des 
terrains  arides  qu'elles  fertilisent. 

A  Paris,  c'est  sur  la  presqu'île  de  Gennevilliers  que  se  pratique 
l'épandage  depuis  dix-huit  ans.  De  6  hectares,  on  a  passé  à  800  qui 
épurent,  chaque  année,  environ  50,000  mètres  cubes  d'eau  d'égout. 
Elles  y  sont  transportées  par  l'usine  élèvatoire  de  Clichy  dont  le 
modèle  figure  dans  le  pavillon  de  la  ville  de  Paris.  Les  diflerentes 
phases  de  l'épandage  sont  retracées  dans  une  collection  de  dessins 
exécutés  sous  la  direction  de  Durand-Claye,  qui  a  été  l'inspirateur 
du  système  et  le  directeur  de  l'exploitation,  de|)uis  1868  jusqu'à 
sa  mort.  Une  grande  aquarelle  représente  les  terrains  d'irrigation 
dont  les  produits  sont  exposés  et  renouvelés  tous  les  jours.  De  plus, 
et  comme  démonstration  sans  réplique,  on  a  installé  au  Trocadéro 
un  petit  jardin  modèle  de  200  mètres  carrés,  qui  est  la  reproduc- 
tion exacte  de  ceux  de  Gennevilliers.  La  couche  du  terrain  épura- 
teur  a  une  épaisseur  de  2  mètres.  Le  fond  et  les  parois  de  la  fouille 
ont  été  colmatés  avec  de  la  glaise  battue.  L'eau  d'égout  est  em- 
pruntée au  collecteur  de  la  rive  droite  ;  elle  est  montée  à  la  sm-face 
du  sol  par  une  turbine  qu'actionne  l'eau  d'une  canalisation  voisine, 
et  répandue  dans  le  champ  par  une  bouche  d'arrosage  semblable 


78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  celles  de  Gcnnevilliers.  Les  irrigations  se  font  deux  fois  par.jour. 
On  voit  pousser,  comme  par  enchantement,  sur  ce  terrain  fertilisé, 
des  légumes  de  toute  espèce,  des  herbages,  des  fleurs,  et  des 
arbres  fruitiers.  Pour  constater  la  transformation  que  l'eau  a 
subie  en  liltrant  à  travers  le  sol  et  pour  s'assurer  de  sa  pureté,  les 
visiteurs  n'ont  qu'à  descendre  dans  la  tranchée  ménagée  à  ce  effet, 
et  à  puiser  à  la  petite  cascade  qui  murmure  au  fond.  Une  glace 
placée  de  chaque  côté  de  cette  cascade  permet  de  reconnaître  la 
nature  du  terrain  rapporté,  sur  une  hauteur  de  "2  mètres. 

Cette  démonstration  aura  pour  résultat  de  faire  cesser  les  der- 
nières préventions  relatives  à  l'épandage  des  eaux  d'égout.  Tous 
ceux  qui  ont  visité  les  terrains  deGennevilliers  en  sont  revenus  con- 
vaincus ;  mais  peu  de  gens  se  donnent  la  peine  de  se  déranger 
pour  se  former  une  opinion,  et  le  service  de  l'assainissement  a  bien 
fait  de  mettre  l'expérience  sous  les  yeux  de  tout  le  monde.  Les 
visiteurs  reconnaîtront  qu'on  peut  se  promener  au  milieu  des  ter- 
rains d'épandage  sans  y  respirer  un  air  infect,  que  les  eaux  circu- 
lent dans  des  rigoles  profondes  et  n'atteignent  les  plantes  que  par 
leurs  racines,  enfin  que  l'eau  d'égout  quia  traversé  une  couche  de 
terre  de  2  mètres  est  parfaitement  filtrée  et  devenue  de  l'eau  potable. 
Cela  rassurera  peut-être  les  esprits  timides  qu'effrayait  encore  le 
consentement  donné  par  les  chambres  à  la  ville  de  Paris, de  dispo- 
ser, pour  ses  irrigations,  des  800  hectares  de  terrain  qui  forment 
la  plaine  d'Achères  et  qui  appartiennent  au  domaine  de  l'état. 

Quelques  villes  de  France  ont  commencé  à  suivre  le  mouvement 
et  utilisent  leurs  eaux  d'égout  pour  la  fertilisation  de  leurs  terrains 
arides.  La  ville  de  Reims  est  dans  ce  cas.  Grâce  à  l'ardeur  commu- 
nicative  de  son  maire,  le  docteur  Henrot,  elle  a  fait  en  hygiène, 
depuis  quelques  années,  des  progrès  remarquables,  et  installé  no- 
tamment un  système  complet  d'utilisation  de  ses  eaux-vannes.  Un 
magnifique  plan  en  relief  à  1/2000''  représente  la  ville,  ses  envi- 
rons, les  champs  d'épuration  et  les  conduites  qui  les  alimentent. 
La  superficie  consacrée  à  l'épandage  est  de  500  hectares,  dont 
150  appartiennent  à  la  ville,  qui  les  a  concédés  pour  trente-six  ans 
à  la  Compagnie  des  eaux-vannes.  La  ville  de  Reims  expose  égale- 
ment une  série  de  tableaux  de  grandes  dimensions.  Ce  sont  des 
diagrammes  tracés  par  le  docteur  Hoël,  directeur  du  bureau  d'hy- 
giène, et  qui  expriment  le  mouvement  de  la  population  et  de  la  mor- 
talité de  la  ville,  i)ar  année  et  par  maladies. 

L'importance  qu'on  attache  aujourd'hui  à  la  pureté  des  eaux 
potables  explique  le  développement  qu'a  pris  l'industrie  des  filtres, 
la  variété,  et  le  nombre  des  appareils  de  ce  genre  qu'on  trouve 
léunis  au  palais  de  l'hygiène.  Toute  une  salle  leur  est  consacrée.  Les 
appareils  (ju'on  y  trouve  sont  de  deux  sortes.  Dans  les  uns,  le  fil- 


l'hygiène  es  1S89. 


79 


trage  s'opère  à  travers  une  couche  poreuse  de  sable,  de  charbon  et 
d'épongé  ou  à  travers  un  lit  de  charbon  aggloméré  ou  granulé  ; 
dans  les  autres,  c'est  en  passant  à  travers  un  cylindre  ou  un  cône 
de  porcelaine  perméable.  Ce  dernier  système  est  celui  qui  doit 
finir  par  prévaloir.  Sa  supériorité  a  été  constatée  dans  le  labora- 
toire de  M.  Pasteur,  et  c'est  le  seul  qui  arrête  avec  certitude  les 
micro-organismes.  Il  a  l'inconvénient  de  fonctionner  avec  une 
grande  lenteur  ;  mais  on  y  a  remédié  en  multipliant  le  nombre  des 
bougies.  Sur  la  façade  nord  du  palais  de  l'hygiène  est  appliqué  un 
filtre  Ghamberland  qui  en  renferme  125  et  qui  se  nettoie  automati- 
quement par  un  procédé  qu'a  imaginé  M.  0.  André. 


Après  les  habitations  et  la  vome,  les  édifices  publics  constituent 
l'élément  le  plus  important  de  l'hygiène  urbaine,  et  les  hôpitaux 
occupent  tout  naturellement  la  première  place  dans  la  partie  de 
l'Exposition  qui  leur  est  consacrée.  Ils  y  sont  représentés  par  des 
croquis,  des  photographies  et  des  plans  en  rehef.  On  remarque, 
parmi  ces  derniers,  une  réduction  très  intéressante  de  l'hôpital 
Saint-Éloi  à  Montpellier.  Il  a  été  construit  par  M.  Tollet  et  d'après 
son  système;  puis  vient  le  modèle  en  petit  de  l'un  des  pavillons  du 
bel  hôpital  du  Havre,  pour  lequel  la  municipalité  de  cette  ville  n'a 
rien  épargné.  Elle  a  pris  à  tâche  de  combler  les  vœux  de  l'hygiène, 
sans  regarder  à  la  dépense,  et  cet  établissement  modèle,  qui  ne 
contientque  312  lits,  acoûté  8,175,000  francs.  Il  est  représenté,  sous 
tous  ses  aspects,  dans  une  collection  de  vingt  deux  plans  ou  cro- 
quis. L'hôpital-hospice  de  Vichy  est  d'une  création  plus  récente 
encore,  puisqu'il  a  été  inauguré  le  22  octobre  1887.  Construit 
d'après  les  mêmes  principes,  il  figure  également  à  l'Exposition. 

Ces  trois  modèles  suffisent  pour  faire  connaître  aux  architectes 
les  conditions  auxquelles  ils  doivent  se  conformer  dans  la  construc- 
tion des  étabhssemens  hospitaliers.  Une  des  principales  consiste  à 
les  pourvoir  de  pavillons  d'isolement  pour  les  maladies  contagieuses. 
Il  en  existe  deux  spécimens  sur  l'esplanade  des  Invalides.  M.  0.  An- 
dré y  a  reproduit  la  moitié  d'un  de  ceux  qu'il  a  construits  à  l'hô- 
pital Trousseau  et  à  l'iiùpital  des  Enftms.  M.  Gillot  a  élevé  tout  près 
de  là  mi  édicule  destiné  au  traitement  d'un  seul  malade.  La  venti- 
lation y  est  opérée  par  une  fenêtre,  deux  portes-fenêtres  et  un  lan- 
terneau.  L'ossature  est  en  fer  ;  le  pavillon  est  h  double  paroi,  l'une 
en  ardoise,  l'autre  en  verre,  séparées  par  un  matelas  d'air.  Aucune 
substance  poreuse  n'entre  dans  sa  composition.  Il  peut  être  lave, 
désinfecté  et  démonté  au  besoin.  Cette  construction,  très  ingénieuse 


80  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  très  hygiénique,  peut  être  utile  pour  l'isolement  d'un  varioleux, 
d'une  lemme  en  couches  ou  d'un  opéré;  mais  c'est  un  moyen  un 
peu  dispendieux. 

La  ville  de  Londres  a  exposé,  dans  le  groupe  de  l'Kconomie  so- 
ciale, son  système  d'isolement  et  de  traitement  des  maladies  conta- 
gieuscs.  Sur  un  plan  de  la  ville,  de  dimensions  considérables,  on 
voit  indiqués  l'emplacement  des  hôpitaux,  le  trajet  des  voitures  de 
transport,  les  quais  d'embarquement,  la  traversée  des  deux  navires 
qui  portent  les  malades  à  l'hôpital  flottant  mouillé  à  Long-Reach, 
sur  la  Tamise,  et  qui  les  en  ramènent.  Des  vues  photographiques 
aident  à  comprendre  le  fonctionnement  de  cet  important  service. 

L'isolement  ne  suffit  pas  pour  empêcher  les  maladies  contagieuses 
de  se  répandre  dans  les  hôpitaux  et  dans  les  villes.  On  sait  que  les 
germes  qui  les  propagent  se  transportent  avec  les  poussières,  le 
linge,  les  objets  de  literie  et  les  vêtemens  des  malades  ;  aussi  la 
désinfection  occupe-t-elle  aujourd'hui  le  premier  rang  parmi  les 
mesures  sanitaires  qui  permettent  de  prévenir  et  d'enrayer  les  épi- 
démies. L'expérience  a  prouvé  que  le  meilleur  moyen  de  détruire 
ces  germes  consiste  à  soumettre  les  objets  suspects  à  l'action  de 
la  vapeur  d'eau  élevée  à  une  température  de  lOG  degrés  au  moins. 
Aussi  les  étuves  à  vapeur  sous  pression  qui  remplissent  seules  ces 
conditions  sont-elles  aujourd'hui  exclusivement  adoptées.  II  en 
existe  plusieurs  modèles  sur  l'esplanade  des  Invalides. 

Ce  sont  d'abord,  et  par  ordre  de  priorité,  celles  de  MM.  Leblanc 
et  Dehaitre  qui  ont  ligure  à  l'exposition  de  la  caserne  Lobau.  Les 
premiers  appareils  fonctionnant  par  la  vapeur  surchauffée  ont 
été  construits  dans  les  ateliers  de  M.  Leblanc,  pour  le  compte  de 
la  marine  et  sur  les  plans  de  la  direction  d'artillerie,  en  exécution 
d'un  marché  qui  remonte  au  mois  de  septembre  1882. 

Toutes  nos  colonies  à  fièvre  jaune  en  sont  aujourd'hui  pourvues. 
MM.  Geneste  et  Herscher  ont  adopté  le  principe  et  perfectionné  le 
système.  Leurs  étuves  sont  exposées  dans  le  pavillon  spécial  qu'ils 
ont  élevé  sur  l'esplanade  des  Invalides.  Elles  sont  fixes  ou  mobiles. 
Les  premières  sont  destinées  aux  établissemens  hos})italiers  et  pla- 
cées dans  un  local  spécial,  divisé  en  deux  compartimens  séparés 
qui  ne  communiquent  que  par  l'étuve.  Les  objets  contaminés  sont 
reçus  dans  une  première  pièce,  introduits  dans  l'appareil,  et, 
quand  ils  ont  subi  l'action  de  la  vapeur,  ils  sortent  par  l'extrémité 
opposée  du  cylindre  et  sont  déposés  dans  une  autre  salle  pour 
être  transj)ortés  au  dehors,  sans  qu'il  puisse  y  avoir  de  contact 
entre  les  objets  ni  les  personnes  avant  et  après  l'opération.  Ces 
étuves  ont  été  adoptées  par  les  din'ércns  ministères  et  mises  en 
usage  dans  les  hôpitaux  de  Paris.  MM.  Geneste  et  Herscher  expo- 


l'hygiène  en  1889.  81 

sent  celle  qu'ils  ont  installée  à  l'Hôtel-Dieu  de  Marseille  et  ({ui  sert 
à  la  fois  au  service  de  l'hôpital  et  aux  habitans  de  la  ville.  Les 
étuves  mobiles  ont  été  imaginées  par  eux,  lors  de  l'épidémie  de 
suette  qui  a  régné  en  1887  dans  le  Poitou.  Le  système  est  le 
même;  seulement,  l'appareil,  au  lieu  d'être  emprisonné  dans  un  bloc 
de  maçonnerie,  est  placé  sur  une  voiture  et  peut  ainsi  être  trans- 
porté sur  les  lieux  où  sévit  l'épidémie.  Elles  ont  rendu  de  grands 
services  dans  le  Poitou,  ainsi  que  le  constate  le  rapport  adressé  au 
ministre  du  commerce  par  MM.  Brouardel  et  Thoinot.  Le  modèle 
qui  figure  à  l'Exposition  a  servi  plus  d'une  l'ois,  depuis  qu'elle  est 
ouverte,  pour  désinfecter  les  effets  des  Javanais,  des  Annamites, 
des  Tunisiens,  des  Arabes  et  des  Canaques,  qui  ne  brillent  pas, 
comme  on  le  sait,  par  leurs  habitudes  de  propreté  et  parmi  les- 
quels on  avait  toujours  à  craindre  de  voir  éclater  quelque  épidémie. 
Ce  même  pavillon  renferme  des  pulvérisateurs  à  grande  puissance, 
destinés  à  nettoyer  les  murs  des  hôpitaux,  à  l'aide  de  liquides  anti- 
septiques, à  désinfecter  les  wagons  de  bestiaux,  les  abattoirs,  les 
écuries  et  les  étables,  avec  leur  matériel. 

La  maison  G. -G.  Bingham  a  également  exposé  deux  modèles  de 
Vétiive  à  désinfection  locomobile  du  docteur  G.  Yan  Overbeck  de 
Meyer  (d'Utrecht).  Ce  type  se  rapproche  des  étuves  Thurslieldet  de 
celles  que  construit  la  maison  Schœffer  et  ^\alcker  de  Berlin.  Cette 
étuve  ne  pèse  que  1  millier  de  kilogrammes  et  son  prix  est  de 
2,500  francs.  Elle  est  par  conséquent  économique;  mais  elle  ne 
présente  pas  autant  de  garanties,  pour  la  destruction  des  germes, 
que  celles  qui  fonctionnent  avec  la  vapeur  sous  pression. 

Les  voitures  publiques  qui  transportent  les  malades  atteints  d'al- 
fections  contagieuses  s'imprègnent  également  de  leurs  germes,  et 
sont  susceptibles  de  les  transmettre.  Les  faits  de  scarlatine  et  de 
diphtérie  contractées  de  cette  façon,  ne  se  comptent  plus  et,  dans 
toutes  les  grandes  villes,  on  a  créé  un  service  de  voitures  spéciales 
pour  opérer  ces  dangereux  transports.  La  ville  de  Paris  a  le  sien, 
et  elle  expose  dans  un  de  ses  pavillons  la  statistique  des  malades 
qui  en  ont  prohté  de  1887  à  mars  1889.  Elle  exhibe  également  un 
spécimen  des  voitures  qui  servent  à  transporter  les  blessés  et  les 
malades  tombés  sur  la  voie  publique.  On  sait  que  c'est  à  l'initiative 
du  docteur  Nachtel  que  la  ville  de  Paris  doit  la  création  du  service 
des  Ambulances  urbaines  qui  fonctionne  depuis  un  an. 

Parmi  les  établissemens  hospitaliers,  ce  sont  les  asiles  d'aliénés 
qui  ont  fait  le  plus  de  frais  pour  l'Exposition.  On  y  voit  les  plans  en 
relief  des  asiles  de  Prémonlré  et  d'Armentières  (ce  dernier  est  en 
staff  et  de  grande  dimension);  celui  de  l'asile  départemental  de 
Sainte-Gemmes-sur-Loire  qui  a  été  fait  par  les  malades  de  l'établis- 
TOME  xcvi.  —  1889.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sèment,  et  celui  de  la  maison  de  santé  de  Bailleul  pour  le  traitement 
des  maladies  nerveuses.  Les  plans  et  les  dessins  des  asiles  natio- 
naux de  Charenton  et  du  Vésinet  complètent  cette  collection. 

Dans  celte  même  salle,  on  a  reproduit,  avec  ses  dimensions,  une 
cellule,  construite  en  1885,  dans  le  pavillon  des  agités  du  pen- 
sionnat de  la  Ville-Kvrard.  Pour  montrer  le  progrès  qui  s'est  ac- 
compli, sous  ce  rapport,  dans  les  asiles,  on  a  placé,  à  côté,  le  petit 
modèle  d'un  cabanon  de  1789,  avec  les  appareils  usités,  à  cette 
époque,  pour  contenir  les  fous  fm"ieux. 

Siu"  un  mur  du  voisinage,  on  remarque  l'exposition  modeste 
d'une  œuvre  qui  n'en  est  encore  qu'à  ses  débuts,  puisqu'elle  n'a 
d'existence  légale  que  depuis  le  15  septembre  1S87.  C'est  VOEucre 
nationale  des  hôpilaua:  jn//rins,  fondée  pour  créer,  sur  les  côtes 
de  France,  des  établissemens  destinés  au  traitement  des  scrofuleux. 
Elle  ne  dispose  encore  que  de  ressources  très  limitées.  Aussi,  s'est- 
elle  bornée  à  mettre  deux  plans  sous  les  yeux  des  visiteurs  :  celui 
de  Banyuls-sur-Mer,  dans  les  Pyrénées-Orientales,  qui  est  placé  sous 
sa  direction  immédiate,  et  celui  de  Pen-Bron  qui  doit  le  jour  au  dé- 
voùmenl  de  M.  Pallud,  inspecteur  des  enfans  assistés  du  départe- 
ment de  la  Loire-Inférieure,  mais  auquel  l'œuvre  a  ])rêté  un  con- 
cours efficace.  11  est  à  désirer  que  le  public  ne  mesure  pas  l'importance 
de  cette  entreprise  à  celle  des  objets  qui  la  représentent  dans  le 
palais  de  l'hygiène,  et  qu'il  en  comprenne  l'utilité  et  la  grandeur. 
Le  jury  des  récompenses  a  bien  voulu  les  ai^précier,  car  il  a  décerné 
une  médaille  d'or  à  notre  modeste  exposition. 

Le  service  sanitaire  a  exposé  le  plan  en  relief  de  son  grand 
lazaret  de  Trompeloup,  le  plan  général  et  une  vue  d'ensemble  de 
ceux  du  Frioul  et  de  >Iindin,  ainsi  que  de  la  Consigne  de  Marseille  et 
les  appareils  de  désinfection  qu'il  a  choisis  pour  le  service  de  ses 
étabUssemens. 

Les  dispensaires  marchent  naturellement  après  les  hôpitaux,  dont 
ils  sont  les  auxiliaires  et  auxquels  ils  sont  appelés  à  se  substituer, 
de  plus  en  plus,  dans  le  fonctionnement  de  l'Assistance  publique. 
Quatre  d'entre  eux  sont  représentés  par  des  dessins  et  des  modèles 
réduits.  C'est  d'abord  celui  que  le  docteur  Gibert  a  fondé  au  Havre 
et  qui  est  le  premier  en  da,le.  Notre  savant  confrère  avait  déjà 
rendu  bien  d'autres  services  à  l'hygiène,  lorsqu'il  a  créé  ce  modeste 
établissement  à  ses  frais.  11  l'entreiient  avec  le  concours  de  ses 
amis  :  "2,000  enfans  y  passent  pai* an,  et  la  journée  revient  à  0  fr.  '25. 

Le  docteur  Gibert  a  fait  école  et  dix-sept  dispensaires  semblables 
se  sont  formés  depuis.  Le  plus  somptueux  et  le  plus  vaste  est  celui 
que  M"""  Furlado-lleiue  a  consli-uit  près  de  l'hôpital  des  Mariniers. 
Elle  l'entretient  avec  un  luxe  en  rapport  avec  sa  générosité  qui  est 
à  la  hauteur  de  sa  fortune.  Tous  les  services  y  sont  largement 


I/IIVGIÈXE  EN   1889.  8S 

assurés;  tous  les  enians  sont  admis  à  la  consultation,  sans  distinc- 
tion de  culte.  11  y  en  a  passé  51, 706  l'an  dernier.  A  côté  du  beau 
plan  en  relief,  des  tableaux  et  des  dessins  relatifs  à  cette  importante 
création,  on  remarque  avec  plaisir  une  élégante  réduction  du  dis- 
pensaire gratuit  élevé  par  M.  Ruel  pour  les  enians  malades  du 
IV*  arrondissement,  un  dessin  de  la  fondation  d'isaac  Pereiie  à  Le- 
vallois-Perret,  et  le  plan  en  relief  de  l'asile  Notre-Dame-de-Bon- 
Secours,  desseiTi  par  les  Augustines. 

Les  dispensaires  sont  surtout  destinés  au  traitement  des  mala- 
dies du  premier  âge;  ils  se  rattachent  par  conséquent  par  plus  d'un 
lien  aux  institutions  qui  ont  pour  but  la  protection  de  l'enfance  et 
qui  sont  largement  représentées  sur  l'esplanade  des  Invalides.  Dans 
le  palais  de  l'hygiène  et  de  l'Assistance  pubhque,  on  a  réuni  tout 
ce  qui  concerne  l'histoire  de  l'allaitement,  du  maillot  et  du  cou- 
chage. On  y  a  reproduit  le  vieux  tour  de  l'hospice  de  Moulins  qui 
porte  la  date  de  1730.  Tous  les  hygiénistes  réclament  le  rétablisse- 
ment de  cette  institution,  qui  n'a  jamais  été  abrogée;  mais  lorsqu'ils 
auront  obtenu  gain  de  cause,  j'espère  qu'ils  feront  choix  d'un  sys- 
tème un  peu  moins  primitif. 

La  Société  protectrice  de  l'enfance  et  la  Société  de  charité  ma- 
ternelle ont  également  exposé  leurs  statuts  et  leurs  résultats.  Celle 
des  crèches  de  Paris  a  mieux  fait.  Elle  a  doté  la  section  d'hygiène 
à  l'Exposition  d'économie  sociale,  d'un  fort  joh  petit  modèle  qui  en 
constitue  le  plus  bel  ornement.  L'établissement  en  miniature,  pro- 
tégé par  sa  cage  de  verre,  représente  la  grande  salle  avec  ses  ber- 
ceaux et  sa  pouponnière,  la  cuisine,  le  vestiaire,  le  vestibule,  la 
salle  d'allaitement  et  les  lavabos.  De  petites  poupées  fort  bien  vê- 
tues iigurent  les  enfans  avec  les  femmes  qui  les  assistent.  Les 
visiteuses  prennent  plaisir  à  contempler  ces  petits  personnages  dans 
l'exercice  de  leurs  fonctions.  Sur  les  parois  de  la  même  salle,  sont 
appendus  des  plans  d'étabhssemens  analogues,  et  des  graphiques 
représentant  le  mouvement  ascensionnel  de  l'œuvre,  depuis  la  ton- 
dation  de  la  première  crèche,  à  Chaillot,  en  18/iA,  jusqu'au  moment 
actuel,  où  on  en  compte  61  dans  le  département  de  la  Seine  seulement. 
Le  buste  de  Firmin  Marbeau,  le  fondateur  de  cette  institution  émi- 
nemment philanthropique,  est  exposé  dans  la  même  pièce,  il  semble 
sourire  au  triomphe  de  ses  idées  et  se  réjouir  du  succès  de  son 
œuvre. 

Sur  un  panneau  voisin  se  trouvent  les  résultats  remarquidjies 
obtenus  par  l'œuvre  de  la  Croix-bleue  de  Genève.  C'est,  on  le  sait, 
la  Société  de  tempérance  qui  déploie  le  plus  de  zèle  pour  la  répres- 
sion de  l'alcoolisme  et  qui  opère  le  plus  de  conversions.  Fondée 
le  21  septembre  1877,  elle  compte  aujourd'hui  165  sections  et 
6,/i37  membres.  A  ses  côtés  la  section  suisse  de  la  fédération  inter- 


84  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nationale  pour  l'observation  du  dimanche  expose  ses  principes  à  la 
fois  hygiéniques  et  moralisateurs  et  les  statuts  qu'elle  a  adoptés 
pour  répandre  et  faire  prévaloir  ces  mêmes  principes. 

La  Société  philanthropique  a  fait  les  frais  d'un  pavillon  spécial 
qui  se  compose  de  cinq  parties  :  une  salle  d'exposition,  un  dispen- 
saire, un  asile  de  nuit  pour  femmes  et  enfans,  un  asile  maternel 
et  un  fourneau  économique  qui  a  fonctionné  pendant  toute  la  durée 
des  travaux  de  l'exposition  et  qui  continue  à  fournir  à  tout  venant 
des  alimens  et  du  café  d'excellente  qualité  et  à  des  prix  invraisem- 
blables. 

Les  fours  à  crémation  n'avaient  pas  encore  figuré  dans  les  expo- 
sitions d'hygiène.  Ils  ont  l'ait  leur  apparition  cette  année  sur  l'es- 
planade des  Invalides.  M.  L.  Bourry,  ingénieur  des  arts  et  manu- 
factures, a  exhibé  le  plan  d'un  four  crématoire  qui  fonctionne  à 
Zurich  depuis  dix  mois.  D'après  la  notice  qui  l'accompagne,  la 
combustion  s'opère  par  la  flamme  du  gaz  sur  une  sole  en  porce- 
laine. Elle  dure  de  quarante-cinq  minutes  à  une  heure.  L'installa- 
tion coûte  de  6,000  à  8,000  francs.  M.  MuUer  (d'Ivry-sur-Seine) 
expose  des  appareils  analogues;  enfin,  M.  Guichard  a  fait  con- 
struire, sur  l'esplanade,  un  grand  crématoire  de  son  invention.  Je 
ne  crois  pas  qu'il  ait  l'intention  de  le  faire  fonctionner  sous  les 
yeux  du  public. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  cette  innovation,  ou  plutôt  sur 
ce  retour  à  une  pratique  de  l'antiquité.  La  question  hygiénique, 
surtout,  serait  intéressante  à  traiter;  mais  le  sujet  a  trop  d'mipor- 
tance  pour  être  abordé  en  passant.  J'y  reviendrai  peut-être  plus 
tard. 

La  même  nécessité  de  couper  court  à  une  revue,  déjà  très  longue, 
me  force  à  laisser  de  côté  tout  ce  qui  a  trait  à  l'organisation  des 
secours  pour  les  blessés  qui  tombent  sur  les  champs  de  bataille 
ou  qui  sont  victimes  d'accidens  industriels.  Parmi  les  grands  ser- 
vices publics,  il  n'y  en  a  pas  qui  ait  lait  plus  de  progrès,  depuis 
nos  desastres,  et  il  y  aurait  un  intérêt  patriotique  à  les  faire  res- 
sortir; mais  ce  serait  une  étude  complètement  distincte  de  celle 
à  laquelle  je  viens  de  me  livrer;  elle  m'écarterait  du  terrain  de 
l'hygiène  proprement  dite,  et  le  plus  sage  est  d'y  renoncer. 

Cette  revue  terminée,  l'impression  générale  qui  s'en  dégage  est, 
en  sonmie,  favorable.  L'exposition  d'hygiène  de  1889  est  plus 
étendue,  plus  complète  dans  quelques  parties,  que  celles  qui  l'ont 
précédée  ;  mais  elle  leur  est  intérieure  sous  certains  rapports.  On 
lui  rei)roche,  par  exemj)le,  d'être  absolument  muette.  On  n'y  trouve, 
en  elïet,  personne  pour  donner  des  explications  aux  visiteurs  et 
prendre  de  temps  en  temps  la  parole.  A  Londres,  il  n'en  était  pas 
ainsi.  Presque  tous  les  jours,  des  conlerences  ou  des  lectures  sur 


l'iiygièm:  en  1889.  85 

les  sujets  les  plus  controversés,  ainsi  que  sur  les  points  les  plus 
pratiques  de  l'hygiène,  y  étaient  laites  par  les  savans  les  plus  re- 
nommés de  l'Angleterre  et  sous  les  auspices  de  l'administration. 
11  y  a  bien  eu,  au  Trocadéro,  quelques  conférences  relatives  à  la 
santé  publique.  J'en  ai  fait  une  moi-même,  le  8  juin,  sur  les 
intoxications  volontaires  ;  mais  cela  n'avait  aucun  rapj)ort  avec 
l'exposition  d'hygiène. 

Un  second  reproche  qu'on  lui  a  fait,  à  juste  titre,  c'est  qu'elle  ne 
renferme  que  des  objets  sans  mouvement  et  sans  vie.  A  la  caserne 
Lobau,  tous  les  mécanismes  fonctionnaient,  ce  qui  permettait  de 
les  comparer  entre  eux.  Cet  inconvénient  a  paru  assez  sérieux  au 
jury  pour  qu'il  ait  témoigné  le  désir  de  voir  marcher  les  appareils, 
avant  de  se  prononcer. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  malgré  ces  desiderata,  l'exposition  d'hy- 
giène a  réussi  et  remplit  son  but.  Elle  n'éblouit  pas,  comme  les 
merveilles  du  Champ  de  Mars  ;  mais  elle  donne  à  réfléchir  et  satis- 
fait l'esprit.  Lorsqu'on  l'examine  avec  attention,  ce  qui  frappe,  c'est 
moins  l'élégance  et  les  dispositions  ingénieuses  des  ustensiles 
qu'elle  emploie,  que  l'importance  des  travaux  qu'elle  suscite  et 
des  résultats  qu'elle  obtient.  L'impression  qu'on  en  rapporte  est 
celle  d'un  effort  considérable,  fait  pour  l'assainissement  des  villes, 
sous  l'influence  des  doctrines  nouvelles.  Dans  l'ordre  des  résul- 
tats, ce  qui  saisit  surtout,  ce  sont  les  documens  sans  nombre  qui 
montrent  partout  la  mortalité  reculant  devant  l'hygiène.  La  statis- 
tique établit  ce  fait  avec  l'autorité  irréfutable  des  grands  nombres, 
et  il  n'est  pas  inutile  de  rappeler,  au  moment  de  la  célébration  du 
centenaire,  qu'en  1789  la  durée  moyenne  de  la  vie  humaine  était, 
en  France,  de  vingt-huit  ans  et  neuf  mois,  tandis  qu'elle  dépasse 
quarante  ans  aujourd'hui.  Laissons  donc  les  esprits  forts  railler  à 
leur  aise  les  doctrines  contagionistes  et  les  principes  d'hygiène  qui 
en  découlent.  Les  unes  et  les  autres  ont  maintenant  pris  racine  dans 
l'opinion  publique  ;  ils  ont  fait  naître  un  culte  qui,  chaque  jour, 
compte  de  nouveaux  fidèles,  celui  de  l'ordre  et  de  la  propreté. 

Du  reste,'  l'Exposition  universelle  tout  entière  donne  aux  per- 
sonnes de  bonne  foi  cette  conviction  réconfortante,  qu'en  fin  de 
compte,  comme  je  le  disais  dans  ma  précédente  étude,  la  somme 
des  maux  que  notre  pauvre  humanité  est  condamnée  à  supporter 
sur  cette  terre  va  toujours  en  diminuant. 


Jules  Rocuard. 


L'AFRIQUE  ET  L'OCÉANIE 


L'EXPOSITION    UNIYEKSELLE 


I. 

La  moins  connue  des  cinq  parties  de  noire  globe,  bien  que  la 
plus  rap])rochée  de  nous,  l'Afrique,  occupe  à  l'Exposition  une 
place  considérable.  Elle  la  doit  autant  à  l'intérêt  qu'inspire  à 
la  France  sa  grande  colonie  méditerranéenne  qu'à  celui  qui  s'at- 
tache aux  explorations  dont  TAfrique  centrale  est  l'objet,  aux  résul- 
tats qu'on  en  attend,  et  au  rôle  réservé  à  ce  continent,  longtemps 
tenu  pour  le  moins  favorisé  de  tous.  Ce  facteur  nouveau  semble, 
en  elïet,  appelé  à  prendre,  dans  le  mouvement  économique  et 
commercial,  un  rang  que  l'on  était  loin  de  lui  assigner  il  y  a  un 
deiui-siècle.  On  estimait  alors  qu'au-delà  des  côtes  le  continent 
noir  ne  renfermait  que  vastes  déserts  de  sable  semés  de  rares 
oasis,  que  lacs  stagnans,  qu'immt uses  espaces  peu  peuplés,  refuges 
de  tribus  nomades,  réfractaires  à  toute  civilisation. 

Compacte  et  massive,  mal  découpée  et  mal  articulée,  trois  fois 
plus  grande  que  l'Europe  et  baignée  par  cinq  mers,  l'Afrique  ne 
possède,  sur  son  immense  périmètre,  que  quelques  fleuves,  dis- 
tans les  uns  des  autres.  Barrés  par  des  rapides,  soumis,  comme  le 
Nil,  à  des  crues  annuelles,  ou,  comme  le  Zambèze,  à  des  crues 
imprévues  et  soudaines,  partout  ailleurs  d'un  régime  irrégulier,  ils 
n'ollraient  aux  explorateurs  que  des  voies  incertaines,  à  leurs 
embouciuu'es  qu'un  puint  d'appui  et  de  départ  réputé  malsain. 


l' AFRIQUE    ET   l'oCÉLOIE    A    l'eXPO.SITION.  87 

des  ports  rares  et  d'accès  difficile,  des  côtes  basses  et  inhospita- 
lières. 

Le  monde  ancien,  dans  ses  tentatives  de  conquête  et  de  coloni- 
sation africaine,  s'était  vu  la  route  fermée  à  l'est  par  le  désert  de 
Libye,  par  son  vaste  bassin  déprimé,  sillonné  de  mouvantes  dunes 
de  sable;  puis,  à  l'ouest,  par  le  Sahara,  barrière  infranchissable, 
étant  donnés  les  moyens  d'action  dont  il  disposait.  On  ne  savait 
pas  alors  que,  dans  ce  désert  de  plus  de  6  millions  de  kilomètres 
carrés  qui  séparait  le  monde  européen  de  l'Afrique  véritable,  du 
pars  des  noirs,  de  grandes  villes,  comme  Agadès,  avaient  dû  con- 
tenir autrefois  des  populations  de  100,000  âmes;  on  ne  soupçon- 
nait pas  que,  sur  ce  sol  désolé,  les  fleuves  eussent  autrefois  ser- 
penté au  travers  des  hautes  forêts  et  des  épais  pâturages,  et  qu'un 
assèchement  graduel  eût  fait  disparaître  toute  trace  de  végétation, 
convertissant  en  sable  cette  terre  jaune  ailleurs  si  appréciée  pour 
sa  fécondité.  Moins  encore  soupronnait-on,  au-dolà  de  cette  région 
stérile,  l'existence  des  forêts  de  l'Afrique  centrale  ;  puis,  plus  loin 
encore,  la  région  des  grands  lacs,  des  riches  plaines,  que  nous  ont 
révélées  Livingstone,  Burton,  Speke,  Grant,  de  Brazza  et  Stanley, 
les  plantureuses  contrées  de  l'Ounyamouézi,  qui,  du  Fleuve-Blanc 
au  Zambèze,  largement  arrosées,  sont  habitées  par  un  peuple  nom- 
breux, riche  en  troupeaux;  non  plus  que  l'existence  de  ces  larges 
vallées,   aux  crêtes  couronnées  de  palmiers,  aux  ruisseaux  lim- 
pides, aux  champs  de  mais,  de  sorgho  et  de  millet,  pays  abondant 
en  bétail,  en  laitage  et  en  miel,  paradis  des  chasseurs  où  affluent 
les  élephans,  les  antilopes,  les  zèbres  et  les  girafes  gîtes  dans  les 
bois,  à  la  fois  jungles  et  futaies. 

Quand  la  pesante  main  de  Rome  s'abattit  sur  ce  continent, 
quand,  pour  la  première  fois,  elle  se  heurta,  en  Sicile,  à  l'Afrique 
commerçante,  à  l'empire  carthaginois,  qu'elle  devait  anéantir  après 
une  rivalité  de  cent  dix-huit  années;  puis,  à  Actium,  à  l'Afrique 
guerrière,  aux  flottes  d'Antoine  et  de  Cléopâtre,  et  qu'elle  fit  de 
l'Egypte  une  province  romaine,  le  gi  enier  de  l'empire  pendant  six 
siècles,  Rome  ne  put  ni  pousser  plus  avant  sa  conquête,  ni,  plus 
tard,  la  disputer  à  l'islamisme  triomphant  qui  s'étendit  sur  la  côte 
et  onze  siècles  la  garda,  menaçant  l'Europe.  Le  5  juillet  1830,  la 
France  renversa  la  muraille  barbaresque  qui,  à  deux  cents  lieues 
de  ses  rivages,  barrait  le  chemin  à  la  civilisation  europécime.  D'Al- 
ger, nid  de  pirates  et  citadelle  d'écumeurs  de  mer,  elle  lit  la  capi- 
tale de  son  empire  africain,  et,  sur  la  Méditerranée  afîranchie,  dé- 
ploya son  drapeau  libérateur. 

Dès  1652,  le  Hollandais  van  Riebeck,  abordant  l'Afrique  à  son 
extrémhé  méridionale,  avait  fondé  la  ville  du  Cap,  que  l'Angleterre 
s'appropriait  en  1795  et  gardait  en  1S15.  Entamée  à  ses  doux  extré- 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mités,  puis  à  l'est  par  le  Portugal,  le  jour  approchait  où  l'Afrique 
s'ouvrirait  à  l'impatiente  curiosité  de  l'Europe  s'efl'orçant  de  sou- 
lever le  voile  qui  dérobait  à  ses  yeux  l'intérieur  de  ce  vaste  conti- 
nent. Livingstone  le  déchira;  et,  sur  ses  traces,  de  hardis  explo- 
rateurs se  lancèrent.  Avec  la  mer  pour  base  et  point  d'appui,  ils 
sillonnent  le  continent  noir  en  tous  sens,  rectifiant  les  idées  fausses 
que  l'on  s'en  faisait,  nous  révélant  les  conditions  d'existence  de 
près  de  deux  cents  millions  d'êtres  humains  disséminés  sur  une 
superficie  de  31, âOO, 000  kilomètres  carrés. 

Ce  qu'ils  peuvent  apporter  pour  leur  quote-part  à  l'actif  de 
l'humanité,  ce  qu'ils  peuvent  produire  et  récolter,  on  ne  le  sait 
encore  que  confusément;  mais  les  récits  des  explorateurs  ne  lais- 
sent plus  de  doutes  sur  la  r'chesse  et  la  fertilité  du  sol  de  l'Afrique 
centrale,  pas  plus  que  n'en  laisse,  sur  la  richesse  et  la  fertilité 
du  httoral  et  d'une  partie  de  l'intérieur,  l'exposition  de  l'Algérie  et 
de  la  Tunisie,  de  l'Egypte  et  du  Maroc,  de  la  colonie  du  Gap  et  du 
Transvaal.  Il  semble  môme  que  ce  que  l'on  sait  et  ce  que  l'on  voit 
soit  peu  de  chose  à  côté  de  ce  que  l'on  ignore,  qu'on  n'ait  en- 
core effleuré  que  les  régions  les  plus  ingrates,  et  que  les  promesses 
de  l'avenir  ne  doivent  l'emporter  de  beaucoup  sur  les  réalités  du 
présent. 

II. 

Et  cependant  elles  ont  grand  air,  ces  réalités  qui  s'entassent 
dans  le  palais  de  l'Algérie.  Construit  par  M.  Ballu,  qui  s'est  heu- 
reusement inspiré  des  études  faites  par  lui  pour  le  compte  de  la 
commission  des  monumens  historiques,  le  palais  ouvre,  sur  le  quai 
d'Orsay  et  l'avenue  centrale  des  hivalides,  son  porche  à  triples 
arcades  et  sa  porte  ornée  de  faïences  qui  rappelle  le  mihrab  de  la 
mosquée  de  la  Pêcherie.  Le  vestibule  donne  accès  à  l'élégant  mi- 
naret, reproduction  de  celui  de  Sidi-Abd-er-Uhaman,  et  aux  loges 
en  encorbellement,  décorées  de  balustrades  algériennes,  d'où  le 
regard  plane  sur  un  pittoresque  fouillis  de  constructions  basses, 
sur  les  villages  et  campemens  exotiques,  sur  le  palais  des  colonies 
et  de  la  guerre,  de  la  Tunisie,  de  l'Annam,  du  Tonkin,  de  la  Co- 
chinchine,  sur  la  pagode  d'Angkor,  et  se  pose  sur  le  dôme  étince- 
lant  des  Invalides,  qui  se  profile  à  l'hori/on. 

Il  est  plein  à  déborder,  ce  palais  où,  dans  trois  vastes  salles,  nos 
trois  provinces  africaines  :  Oran,  Alger  et  Constantine,  exposent  les 
produits  multiples  de  leur  sol  et  de  leur  industrie.  Si,  par  la  pen- 
sée, nous  nous  reportons  aux  expositions  précédentes,  même  à  celle 
de  1878,  la  plus  rapprochée  de  nous,  l'étape  franchie,  le  progrès 
réalisé,  frappent  d'étonnement.  Cet  étonnement  redouble  en  com- 


l'afhique  et  l'océaxie  a  l'exposition.  89 

parant  le  catalogue  des  objets  exposés  alors  à  celui  d'aujourd'hui. 
A  elle  seule,  l'exposition  vinicole  est  une  révélation  de  ce  que  peut 
donner,  sur  ce  sol  ensoleillé,  une  culture  intelligente.  C'est  par 
millions  de  francs  que  l'exportation  des  vins  d'Algérie  s'accroît 
chaque  année.  En  déclarant,  en  1878,  que  ces  vins  pouvaient, 
comme  qualité ,  entrer  en  ligne  avec  ceux  que  donnent  nos 
climats  tempérés,  le  jury  de  dégustation  a  accéléré  l'impulsion  don- 
née à  l'industrie  vinicole  de  l'Algérie  par  les  ravages  incessans  du 
phylloxéra  en  Europe.  Il  indiquait  aux  propriétaires  algériens  le 
moyen  de  relever  le  revenu  de  leurs  terres,  dont  l'augmentation 
n'avait  pas  suivi  celle  du  capital  ;  il  indiquait  aux  cultivateurs  une 
source  nouvelle  de  profits. 

Ils  en  ont  pris  bonne  note,  et  nous  en  voyons  les  résultats. 
De  338,220  hectolitres  en  1878,  la  production  s'est  élevée  à 
2,761,178  hectolitres  en  1888,  et  les  qualités  s'améliorent.  Plus 
lent  et  plus  difficile  à  obtenir,  ce  second  résultat  s'acquiert  ;  l'ex- 
périence achève  l'œuvre  entreprise,  et,  aux  inévitables  tàtonnemens 
du  début,  substituedes  méthodes  scientifiquesetsiires.  Elles  faisaient 
défaut  au  début.  Les  procédés  usités  dans  nos  régions  n'étaient 
pas  de  mise  ici,  et  les  viticulteurs  de  nos  départemens  du  midi, 
déroutés  par  la  douceur  de  l'hiver,  par  l'action  dillérente  des  vents 
du  nord,  humides  en  Algéiie,  secs  en  France,  par  la  fermentation 
plus  active  des  cuvées,  voyaient  souvent  leurs  produits  altérés 
donner  un  démenti  à  leurs  traditionnels  erremens.  La  création 
d'instituts  agronomiques  où  l'on  enseignera,  avec  les  meilleures 
méthodes  à  employer,  les  modes  de  culture  les  plus  économiques, 
fera  franchir  une  étape  nouvelle  à  une  industrie  qui  s'annonce  si 
bien . 

Principale  richesse  de  l'Algérie,  l'agriculture  y  dispose  de  trois 
zones  distinctes  :  le  Tell,  les  Hauts-Plateaux  et  le  Sahara.  Ce  n'était 
pas  sans  raison  que  le  géographe  Scylax  exaltait  la  fécondité  mer- 
veilleuse du  Bjjzacium,  et  que  les  Argiens  donnaient  à  Cérès  le 
surnom  de  Libyqiie.  Le  blé,  l'orge,  l'avoine,  le  seigle,  le  maïs,  le 
sorgho,  prospèrent  encore  aujourd'hui  sur  ce  sol  d'où  Rome  tirait 
ses  céréales  les  plus  estimées  et  ses  meilleurs  blés  durs. 

Devant  ces  échantillons  de  ramie  que  nous  expose  l'Algérie,  on 
se  demande  quel  est  l'avenir  de  ce  textile  nouveau.  Depuis  des 
années  que  la  question  est  à  l'étude  et  que  l'on  nous  montre  des 
produits  manufacturés  qui  ne  laissent  rien  à  désirer  comme  qua- 
fité,  sinon  comme  prix,  la  questionne  semble  pas  avoir  franchi  le 
pas  décisif  de  la  fabrication  en  grand.  L'obstacle  paraît  être  dans 
les  procédés  de  décortication.  Les  résultats  constatés  l'année  der- 
nière par  M.  Imbs,  professeur  au  Conservatoire  des  arts  et  mé- 
tiers, quant  aux  procédés  mécaniques  et  chimiques  à  employer 


90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  délivrer  les  fibres  de  leur  gomrae,  permettent  d'espérer  une 
réussite  prochaine.  La  science  moderne  a  eu  raison  de  bien  autres 
difficultés,  et  la  solution  de  ce  problème  doterait  l'Algérie  d'une 
culture  nouvelle  qui  a  merveilleusement  réussi  là  où  elle  a  été 
tentée  et  que  l'on  ne  délaisse  que  foute  d'écoulement. 

L'alfa,  cette  herbe  africaine  qui  ne  prospère  que  dans  les  terrains 
légers  et  comparativement  ingrats,  formés  de  silices  et  recouverts 
de  pierrailles  calcaires,  dans  les  régions  les  plus  sèches  des  hauts 
plateaux,  figure  en  belle  place  dans  le  palais  de  l'Algérie.  Sur  les 
225,000  tonnes  qu'exportent  annuellement  les  pays  producteurs  : 
Oran  en  première  ligne,  puis  l'Espagne,  la  Tunisie  et  le  Maroc,  la 
fabiication  du  papier  consomme,  à  elle  seule,  210,000;  la  cor- 
derie,  la  vannerie,  la  sparterie,  se  partagent  le  surplus.  Par  un 
fâcheux,  mais  trop  fréquent  effet  des  lois  économiques  faussées, 
la  France  utilise  très  peu  l'alfa,  par  suite  du  prix  élevé  des  trans- 
ports; l'Angleterre,  en  revanche,  absorbe  la  presque  totalité  de  la 
production  :  200,000  tonnes  sur  les  225,000  tonnes  récoltées 
en  1885.  L'alfa,  qui  revient  aux  labricans  français  à  Ih  francs  les 
iOO  kilogrammes,  ne  revient  qu'à  10  francs  aux  Anglais  et  aux 
Belges.  Cet  énorme  écart  dans  les  prix  rend  la  concurrence  très 
difficile.  11  prive  nos  fabricans  d'une  source  sérieuse  de  profits 
et  ralentit  la  production  algérienne,  que  l'on  pourrait  facilement 
porter  à  iiOO,000  tonnes  par  année.  H  résulte,  en  elTet,  des  docu- 
mens  officiels  qiie,  dans  le  seul  département  d'Alger,  en  terri- 
toù'o  militaire,  plus  de  600,000  hectares,  pouvajit  fournir  plus  de 
120,000  tonnes  d'alfa,  sont  encore  inexploités. 

11  résulte  aussi  des  mêmes  documens  que,  si  l'alfa  coûte  €n 
France  plus  cher  qu'en  Angleterre,  les  produits  chimiques  pour  le 
convertir  en  pâte  reviennent  à  56  francs  les  100  kilogrammes  en 
France,  à  35  en  Angleterre.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'étonner  si, 
dans  ces  conditions  doublement  défavorables,  peu  d'ui<ines  en 
France  fabriquent  de  la  pâte  d'alfa,  et  si  cette  industrie  restreinte 
alimente  surtout  une  fabrication  de  luxe  et  non,  comme  en  Angle- 
terre, une  fabrication  d'articles  courans.  Et  cependant  l'alfa  donne 
un  papier  souple,  soyeux,  résistant,  transparent  et  d'une  grande 
pureté.  A  poids  égal,  il  a  une  épaisseur  supérieure  à  celle  des  au- 
tres papiers.  11  reçoit  bien  l'impiession;  il  convient  admirablement 
aux  éditions  de  luxe  et  aux  belles  gravures.  La  plupart  des  beaux 
journaux  illustrés  anglais  sont  imprimés  sur  papier  d'alfa  ;  on  en 
lait  également  un  excellent  papier  à  lettre. 

Auprès  de  ces  résultats  d'une  culture  toute  moderne,  de  ces 
produits  que  l'antiquité  n'a  pas  connus,  les  organisateurs  de  l'Ex- 
position algérienne  ont  tenu  à  faire  sa  place  au  passé  :  dans  le 
vestibule,  une  reproduction  du  sarcophage  de  Tipara;  dans  les 


l'afrique  et  L'or:ÉA^•TE  a  l'exposition.  9j 

vitrines,  des  bustes  romains.  La  Vénus  de  Cherchell,  décapitée, 
mutilée,  aux  seins  meurtris,  mais  belle  encore  d'une  beauté  que  les 
outrages  du  temps  n'ont  pu  détruire;  Diane  chasseresse,  repro- 
duction d'une  statue  d'onyx  blanc  et  rose,  réveillent  le  souvenir 
d'un  art  immortel.  Celle  d'un  prêtre,  debout  devant  l'autel,  évoque 
le  masque  hiératique  et  les  formes  rigides  des  sculptures  égyp- 
tiennes. Les  débris  des  civilisations  superposées  surgissent  de  ce 
sol  où  la  charrue  du  colon,  la  pelle  des  manœuvres,  les  fouilles 
des  explorateurs',  ramènent  au  jour  des  vestiges  enfouis  depuis 
des  siècles. 

Sur  les  murs,  l'œil  suit  la  configuration  des  côtes  -méditerra- 
néennes, le  tracé  des  voies  de  communication,  routes  et  chemins 
de  fer,  le  rehef  du  sol,  les  diagi'ammes  de  la  population,  du  com- 
merce, de  la  température  et  du  nombre  d'hectares  mis  en  culture. 
Cartes  utiles,  instructives,  qui  en  apprennent  plus  en  quelques 
minutes  que  le  livre  le  mieux  fait.  Les  notions  exactes  pénètrent 
par  les  yeux  dans  la  mémoire,  fixant  et  éclairant  les  souvenirs, 
précisant  les  distances  entre  les  localités,  images  parlantes  que  la 
masse  comprend  et  s'assimile  sans  elïort.  Et,  à  cet  égard,  on  ne 
saurait  trop  louer  les  intelligens  efforts  faits  pour  vulgariser  les 
connaissances  géographiques.  Presque  partout,  dans  la  plupart  des 
pavillons  étrangers,  on  s'est  ingénié  à  rendre  facile,  à  mettre  à  la 
portée  de  tous  cette  science  que  l'on  nous  reproche  d'ignorer.  11 
n'y  a  pas  vingt  ans  encore,  les  procédés  routiniers  de  l'enseigne- 
ment public  la  réduisaient  à  une  nomenclature  aride  et  sèche, 
surchargeant  la  mémoire  et  ne  parlant  pas  plus  à  l'esprit  qu'à 
l'imagination.  L'heureuse  initiative  de  quelques  novateurs  l'a 
renouvelée.  En  projetant,  sur  l'étude  de  la  géographie,  la  vive 
lumière  de  l'histoire,  ils  ont  montré  combien  la  connaissance  de 
l'une  était  indispensable  à  l'inteUigence  de  l'autre,  comment  la  civi- 
lisation s'infiltrait  dans  les  terres  par  les  fleuves,  combien  le  relief 
du  sol  avait  d'influence  sur  la  marche  de  cette  civilisation,  par 
quelles  routes  naturelles,  par  quelles  larges  vallées  les  grandes 
migrations  avaient  invariablement  passé,  dans  quelles  plaines  elles 
avaient  débouché  et  s'étaient  fatalement  entre-choquées,  pourquoi 
les  siècles  voyaient  toujours  se  vider,  sur  les  mêmes  champs  de 
bataille,  les  conflits  des  peuples. 

Puis,  dans  un  autre  ordre  d'idées,  s'adressant  à  ceux  que  préoc- 
cupent surtout  les  intérêts  commerciaux  et  industriels,  ils  ont  fait 
toucher  du  doigt  l'indispensable  nécessité  de  se  rendre  compte  de 
la  facilité  des  moyens  de  transport,  de  la  climatologie  des  régions 
lointaines,  de  leurs  produits  et  de  leurs  procédés  de  culture,  du 
prix  de  la  main-d'œuvre  et  du  prix  de  revient,  du  chiffre  de  la  po- 


92  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pulation  el  de  sos  besoins,  des  grands  courans  commerciaux  qui 
charrient  sur  leur  parcours  les  productions  du  monde  entier. 

Dans  le  panorama  de  la  compagnie  transatlantique,  dans  ce  pa- 
villon géographique  où  le  globe  terrestre  démesurément  grossi 
attire  chaque  jour  une  foule  curieuse,  pas  un  visiteur  qui  n'emporte 
avec  lui  des  idées  plus  justes,  qui  ne  redresse,  après  un  examen 
même  superficiel,  une  erreur  qu'il  n'avoue  pas  et  qu'il  necommettra 
plus.  Du  rapprochement  qu'il  fait  entre  les  pays  dont  il  a  visité  l'ex- 
position, et  de  la  position  et  de  l'étendue  que  ce  pays  occupe  sur  la 
sphère  gigantesque,  se  dégage  une  notion  exacte,  satisfaisante  pour 
l'esprit,  nette  et  claire  pour  la  mémoire. 

Sous  ce  rapport,  le  pavillon  de  l'Algérie  a  multiplié  les  rensei- 
gnemens,  et  rien  n'est  plus  curieux  que  de  voir  avec  quelle  atten- 
tion le  public  les  interroge,  leur  demandant  l'explication  de  quelque 
point  douteux,  la  situation  exacte  de  quelque  localité  dont  le  nom 
prononcé  n'éveillait  qu'une  idée  vague  et  confuse.  Encore  quelques 
efïorts,  encore  et  toujours  des  cartes  murales  dans  nos  gares  de 
chemins  de  fer,  dans  nos  salles  d'attente,  là  oii  la  foule  oisive  et 
inoccupée  cherche  sur  quoi  fixer  ses  yeux  et  son  attention,  et  cette 
foule  curieuse,  intelligente,  à  la  mémoire  tenace,  saura  ce  qu'elle 
ignore  et  ce  que  nos  détracteurs  lui  reprochent  d'ignorer.  La  So- 
ciété de  géographie  de  France  qui  a  tant  fait  dans  ce  domaine,  qui 
compte  tant  d'hommes  savans  et  pratiques,  se  doit  à  elle-même 
de  redoubler  d'efforts  pour  mener  à  bien  cette  œuvre  patriotique. 

Puis  aussi,  et  encore,  des  guides  de  l'émigrant,  courts,  clairs  et 
précis,  indiquant  les  distances  et  les  voies  de  communication,  le 
coût  de  la  vie  matérielle,  les  conditions  faites  au  colon,  les  prix 
courans  des  salaires  ;  guides  distribués  largement,  comme  on  les 
distribue  dans  les  pavillons  étrangers,  dans  celui  du  Brésil  et  de 
la  République  Argentine,  de  l'Uruguay  et  du  Paraguay.  Ils  sèment 
pour  récolter;  nous  aurions  dû  faire  comme  eux.  L'Algérie  eût  à 
coup  sûr  recruté  l)ien  des  colons  dans  ces  millions  de  visiteurs  de 
toute  classe  qui,  six  mois  durant,  ont  admiré  l'Exposition  de  ses 
produits. 

Non  moins  intcressans  que  les  cartes  murales,  ces  plans  en  re- 
lief d'oasis  créées  sur  les  confins  du  désert  parla  baguette  magique 
de  l'ingénieur,  faisant  jaillir  la  nappe  d'eau  qui  fertilise  ces  sables. 
Autour  d'eux  les  visiteurs  s'arrêtent  émerveillés.  Sur  le  sol  brûlé 
par  le  soleil,  l'eau  s'épanche,  et  ce  sol  calciné  se  couvre  d'herbes  et 
de  moissons,  de  plantations  d'arbres.  La  verdure  naissante  égaie 
et  repose  les  yeux,  attestant  la  victoire  de  l'homme  sur  une  terre 
nue  et  désolée.  Victoires  pacifiques,  conquêtes  silencieuses  qui 
étendent  son  domaine  sans  coûter  une  larme  ni  une  goutte  de  sang. 


l'afkique  et  l'océame  a  l'exposition.  93 

L'imagination,  devançant  les  résultats,  fertilise  ces  déserts,  peuple 
ces  solitudes;  les  champs  succèdent  aux  champs;  le  prodige  que 
l'homme  a  réaUsé  ici,  il  le  réalisera  plus  loin;  le  décevant  mirage 
du  désert  qui  fait  luire  aux  yeux  du  voyageur  altéré  de  frais  ruis- 
seaux, de  rians  ombrages,  deviendra  une  réalité.  N'y  a-t-il  pas 
quelque  chose  de  fatidique  dans  ce  rêve  errant  sur  l'immense  plaine 
de  sable?  Les  images  qu'il  évoque  avec  une  si  merveilleuse  préci- 
sion ne  sont-elles  pas  plus  et  mieux  que  des  images  :  une  révéla- 
tion à  l'homme  de  ce  qui  sera,  de  ce  qu'il  fera,  de  la  création  que 
Dieu  lui  réserve  d'accomplir  à  son  tour? 

A  ces  pyramides  de  vins  et  à  ces  céréales  entassées,  aux  dattes  et 
aux  soies,  aux  pâtes  et  aux  laines,  aux  cuirs  et  aux  tabacs  que  l'Al- 
gérie expose,  des  céréales,  des  laines  et  des  cuirs  s'ajouteront  en- 
core, enrichissant  le  colon  qui  les  produit,  grossissant  l'actif  de 
l'humanité  qui  les  consomme.  A  sa  prospérité  grandissante,  aux 
besoins  de  luxe  que  cette  prospérité  fait  naître,  il  faut  ces  marbres  de 
Guelma,  ces  colonnes  d'onyx  qui,  au  centre  du  pavillon,  reposent 
sur  un  socle  merveilleux,  supportant  une  vasque  plus  merveilleuse 
encore,  ces  fourrures,  ces  étoffes  brodées  d'or,  ces  somptueuses 
tentures,  ces  bois  d'eucalyptus,  ces  coupes  et  ces  aiguières  d'ar- 
gent; mais  pour  fertiliser  le  désert,  pour  étendre  les  cultures,  pour 
forer  les  puits,  pour  créer  les  routes,  il  faut  encore  et  surtout  des 
hommes.  De  récentes  et  affligeantes  constatations  statistiques,  en 
confirmant  les  appréhensions  trop  fondées  de  ceux  que  préoccu- 
paient de  fâcheux  indices,  ont  prouvé  que  ce  que  la  France  pro- 
duisait le  moins  en  ce  moment  était  les  hommes.  Stationnaire, 
ou  à  peu  près,  au  point  de  vue  de  la  natalité,  en  présence  de  voi- 
sins et  de  rivaux  dont  la  population  s'accroît,  la  France,  obéissant 
à  un  secret  instinct,  étend  son  domaine  colonial  au  moment  précis 
où  elle  est,  à  tous  égards,  le  moins  en  mesure  de  le  peupler  et  où 
force  lui  est  de  se  concentrer  et  de  se  replier  sur  elle-même. 

Entre  ces  deux  courans  de  faits  et  d'idées,  la  contradiction 
est  flagrante,  et  tous  deux  cependant  résultent  d'impérieuses 
nécessités.  Sous  peine  de  nous  laisser  devancer  par  nos  rivaux  et 
nos  concurrens,  force  nous  est  de  maintenir  notre  influence  exté- 
rieure; force  nous  est  de  fortifier  notre  situation  coloniale  dans 
cette  Océanie  que  l'Europe  convoite,  sentant  approcher  l'heure  du 
partage  ;  force  nous  est,  plus  encore,  de  conserver  ce  que  nous 
avons  payé  de  notre  or  et  de  notre  sang,  sous  peine  de  déchoir  et 
d'abandonner  à  d'autres  le  fruit  de  nos  efforts. 

Problème  insoluble  si  l'on  admet  en  principe  que  toute  expansion 
coloniale  exige  un  accroissement  rapide  de  la  population  chez  la 
mère  patrie,  qu'elle  exige  en  outre  de  cette  population  l'instinct 
nomade,  l'esprit  d'aventure,  puis  aussi  le  désir  de  fortune  rapide 


9k  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

remportant  sur  les  goûts  de  confort  restreint,  mais  assuré  ;  l'am- 
bition, sans  issue  le  plus  souvent  dans  une  société  où  chacun  a  sa 
place  marquée  et  son  horizon  limité.  De  ces  conditions,  les  unes  ne 
se  rencontrent  pas  en  France,  les  autres  n'y  existent  qu'à  l'état 
d'exceptions.  Pour  les  trouver  réunies,  il  faut  remonter  en  Europe, 
auxvi'^  et  au  xvu^  siècle,  à  la  découverte  de  l'Amérique  et  dos  mines 
de  Polosi,  aux  expéditions  espagnoles  et  portugaises,  hollandaises-, 
anglaises  et  françaises,  dont  l'élan  fut  irrésistible.  Plus  près  de  nous, 
les  quelques  années  qui  suivirent  la  découverte  de  l'or  en  Califor- 
nie et  en  Australie  donnèrent  à  l'émigration  une  impulsion  nou- 
velle, prompteraent  épuisée. 

Problème  soluble  cependant  si  l'on  reconnaît  que  le  nombre  n'est 
ni  l'unique  ni  le  principal  facteur  de  la  suprématie  d'une  race.  Dans 
notre  Algérie,  conquise  depuis  plus  d'un  demi-siècle,  depuis  qua- 
rante années  pacifiée,  nous  ne  comptons  guère  plus  de  250,000  Fran- 
çais, et  le  nombre  des  indigènes  y  dépasse  3  milhons.  Si  grande 
que  soit  la  disproportion  qu'indiquent  ces  cliilïres,  elle  n'est  pas 
pour  alarmer.  Une  poignée  d'hommes  administre  et  gouverne  les 
Indes  néerlandaises;  une  poignée  de  fonctionnaires,  quelques  mil- 
liers de  marchands  et  de  colons,  60,000  hommes  de  troupes  suffi- 
sent à  l'Angleterre  pour  maintenir  l'ordre  dans  l'Inde  peuplée  de 
260  millions  d'Hindous.  L'Inde,  possession  anglaise,  est  à  vingt- 
cinq  jours  de  Londres,  Alger  à  quarante  heures  de  Paris,  à  vingt- 
quatre  de  notre  grand  port  commercial  de  Marseille,  de  Toulon, 
notre  port  militaire  du  midi. 

De  nos  jours,  la  colonisation  n'imphque  plus  l'idée  de  substitution 
d'une  race  supérieure  à  une  race  inférieure,  de  la  suppression  bru- 
tale de  la  seconde  au  profit  de  la  première,  mais  de  suprématie 
intellectuelle  et  morale,  militaire  et  navale,  industrielle  et  commer- 
ciale de  l'une  sur  l'autre.  Ces  facteurs  équivalent  au  nombre,  ré- 
tablissant, et  au-delà,  l'apparent  équilibre  rompu,  à  la  condition 
toutefois  de  s'incarner  et  de  s'identifier  dans  ceux  qui,  par  leur 
origine,  les  personnifient.  La  finalité  des  administrateurs,  déten- 
teurs à  quelque  titre  que  ce  soit  de  l'autorité  déléguée  par  la  mé- 
tropole, est  ici  d'une  importance  capitale  ;  elle  compense  l'infério- 
rité de  leur  nombre. 

Rome  le  savait  et  tenait  le  monde  dans  sa  dépendance.  L'Angle- 
terre le  sait;  aussi  choisit-elle,  pour  administrer  ses  colonies,  les 
hommes  d'état  les  plus  capables,  les  juges  les  plus  éclairés,  les 
percepteurs  les  plus  intègres.  Le  prestige  est  à  ce  prix  et  le  prestige 
supplée  à  la  force  matérielle.  Nous  sonuues  appelés  à  en  faire  l'ex- 
périence dans  la  (lochinchine  qui  compte  1,700,000  autochtones, 
dans  l'Annara  qui  en  possède  entre  2  et  5  millions,  dans  le  Tonkin, 
peuplé  de  près  de  9  millions.  Ici  la  disproportion  est  bien  autre,  et 


l' AFRIQUE    ET    l'oCÉANIE    A    l'eXPOSITIOX.  95 

la  distance  énorme.  A  défaut  de  l'émigration  active  et  continue, 
nous  ne  triompherons  des  difficultés  que  créent  cette  disproportion 
et  cette  distance  qu'à  la  condition  de  relever,  avec  la  situation  qui 
leur  est  faite,  le  niveau  intellectuel  et  moral  des  fonctionnaires  de 
tout  rang  chargés  d'administrer  au  loin  nos  colonies  naissantes. 
Pour  cela,  choisir  les  plus  capables,  élever  leurs  pouvoirs  à  la  hau- 
teur de  leurs  responsabihtés,  modifier  l'opinion  erronée  que  les 
capacités  doivent  refluer  au  centre,  et  qu'aux  extrémités  les  médio- 
crités suffisent.  C'est  à  distance  et  au  loin  que  les  erreurs  sont 
dangereuses,  lentes  et  difficiles  à  réparer,  et  que  la  valeur  morale 
de  ceux  qui  dirigent  et  commandent  doit  se  hausser  au  niveau  des 
responsabilités  à  assumer,  de  l'importance  des  décisions  à  prendre. 
Prolongement  de  la  France  au-delà  de  la  Méditerranée,  l'Algérie, 
nonobstant  l'infériorité  du  chiffre  des  colons  à  celui  des  indigènes, 
s'assimile  de  plus  en  plus  à  la  France.  Si  fière  et  si  indépendante 
que  soit  une  race,  elle  finit  toujours  par  subir  l'ascendant  d'un 
vainqueur  intelligent  et  tolérant  qui  lui  donne,  avec  la  sécurité, 
les  moyens  de  vivre  et  de  s'enrichir.  Romaniser,  comme  le 
faisait  Rome  avec  ses  rois  sujets,  une  contrée  qu'elle  convertis- 
sait plus  tard  en  province,  ouvrant  largement  aux  nouveaux-venus 
la  porte  de  la  Cité,  est  enfin  devenu,  après  bien  des  essais,  le  pro- 
cédé adopté.  Les  traditions  de  Rome  survivent  sur  ce  sol  où  elle  a 
laissé  des  traces  profondes.  En  les  reprenant,  la  première  des  races 
latines  ne  fait  que  renouer  la  chahie  brisée. 

m. 

Auprès  du  palais  de  l'Algérie,  dont  le  sépare  l'exposition  de  ses 
forêts  de  chénes-liège,  la  Tunisie  dresse  le  sien,  construit  par 
M.  Henri  Saladin,  et  dont  on  ne  saurait  trop  louer  l'intéressante  et 
savante  disposition.  Ici  encore  l'on  a  prodigué  les  cartes,  les  sta- 
tistiques et  les  chitfres.  Ils  ont  leur  éloquence.  Le  jeune  et  brillant 
architecte  s'est  heureusement  inspiré,  lui  aussi,  de  ses  études  en 
Tunisie,  des  documens  sur  l'art  arabe  recueillis  dans  le  cours  de 
deux  missions  confiées  par  le  ministère  de  l'instruction  pubhque. 
Il  a  demandé  au  Bardo,  à  la  zaouia  de  Sidi-Ben-Arouz,  au  souk 
El-Bey,  sa  façade  principale  et  ses  principaux  motifs  d'ornementa- 
tion ;  à  la  mosquée  d'Okba,  à  laporte  de  la  Salla  Réjour,  sa  façade 
de  gauche  surplombant  une  cour  originale  que  borde  le  bazar  voûté, 
ou  Souk  tunisien,  et  le  pavillon  du  Djérid. 

Ici  aussi  une  large  place  est  faite  aux  souvenirs  du  passé.  Voici 
le  temple  de  Suftetula,  avec  son  enceinte  à  peine  entamée  par  les 
siècles,  sa  vaste  cour  jonchée  de  débris  d'où  émergent  des  fûts  de 
colonnes,  sa  façade  éventrée  gardant  grand  air.  Bustes  romains, 


96  RENTE    DES    DEUX   MONDES. 

déformés,  rongés  par  le  temps,  aux  nez  meurtris  et  aplatis,  mais 
reconnaissables  encore;  puis,  près  d'une  sépulture  romaine,  ce 
tombeau  punique,  caveau  sombre  et  voûté.  Par  l'étroite  ouverture, 
dans  la  lueur  crépusculaire,  l'œil  dilaté  finit  par  apercevoir  sur  le 
sol  la  saillie  d'un  crâne,  les  côtes  effritées,  les  ossemens  des  bras 
et  des  jambes  du  squelette  tombant  en  poussière.  Près  de  lui,  in- 
tactes, telles  qu'elles  sortirent  des  mains  du  potier,  les  amphores 
et  les  vases  en  terre  cuite  semblent  défier  les  âges  qui  ont  eu  rai- 
son de  ce  puissant  d'un  jour.  La  lampe  lunéraire  oscille  au-dessiis 
de  ses  restes  informes,  éteinte  depuis  des  siècles,  prête  à  servir 
demain.  Ils  dorment  là,  côte  à  côte,  vainqueurs  et  vaincus  des 
grandes  guerres  puniques,  Romains  et  Carthaginois  ;  adossé  à  leurs 
sarcophages,  le  temple  de  Thugga  dresse  ses  élégantes  colonnettes 
et  ses  chapiteaux  encore  debout  qui  rappellent  les  beaux  restes  du 
Forum. 

Dans  ces  vases  et  ces  amphores,  dans  ces  coupes  et  ces  aiguières 
modernes,  nous   retrouvons  les  formes  déjà  vues  des  amphores 
antiques  et  des  urnes  funéraires;  dans  ces  coflrets  de  cuivre,  d'ar- 
gent laminé,  produits  de  l'industrie  tunisienne,  les  proportions  et 
les  ornemens  des  coffrets  des  patriciennes  romaines.  L'empreinte 
indélébile  et  profonde  de  Rome  persiste  encore  aujourd'hui  sur  ce 
sol  conquis  par  elle.  Elle  disparaît  dans  ce  salon  tunisien  où,  vis-à-vis 
d'un  trône  drapé  de  riches  étofïes,  apparaît  le  portrait  du  bey.  Ici, 
l'Europe  domine  ;  un  dos  à  dos  capitonné  fait  un  étrange  contraste 
avec  ces  sièges  incrustés  de  nacre,  ces  étoffes  éclatantes,  ces  cous- 
sins brodés  de  fils  d'or,  ces  tissus  d'or  et  de  soie  formant  portières. 
La  pièce  est  éclairée  de  haut;  les  divans,  dans  la  pénombre,  res- 
semblent à  des  lits  larges  et  bas,  et  les  couleurs  adoucies  se  fondent 
dans  un  fantastique  coloris.  Au  centre  du  palais,  autour  de  l'atrium 
d'où  jaillit  une  fraîche  fontaine,  un  encadrement  de  colonnes  de 
brèche  reliées  par  d'élégans  arceaux  ;  sur  les  murs  intérieurs,  des 
carreaux  de  faïence  provenant  du  Rai'do,  tandis   que  la  muraille 
extérieure  profile  ses  lignes  alternées  de  pierres  noires  et  blanches. 
Les  huiles  et  les  grains,  les  vins  et  les  pâtes,  les  amandes  et  les 
cocons  de  soie  s'étalent  à  l'intérieur  des  salles,  et  dans  le  pavillon 
duDjérid:  lits  et  tables  dorés  et  laqués,  étoffes  miroitantes,  coupes, 
étagères  de  laque,  aux  tons  rouges,  jaunes,  aveuglans,  jettent  aux 
yeux  leurs  notes  aiguës,  auxquelles  répondent  les   notes  plus  ai- 
guës encore  des  instrumens  et  des  voix  du  concert  tunisien. 

El,  dans  le  frais  jardin,  au  murmure  de  l'eau  qui  s'épanche 
dans  sa  vasque,  devant  le  tapis  de  verdure  qu'ombrage  un  fris- 
sonnant palmier,  le  visiteur  repose  ses  yeux  fatigués  avant  de  pé- 
nétrer dans  le  souk  tunisien,  l'Afrique  des  mercanlh. 

Us  sont  là,  sous  ces  arcades  basses  où  ils  étalent  leur  déballage 


l'afrtqie  et  1,'ocêanie  a  l'expositio.v.  s 7 

(l'Orient  :  tapis  de  Kairouan  et  soieries  de  Tunis,  burnous  du  Djérid 
et  couvertures  de  Djerba,  bracelets  d'ambre,  d"or  et  d'argent, 
porte-cartes  et  porte-cigarettes,  fumoirs  d'ambre  et  colliers  de  se- 
quins.  Ils  vous  hèlent  de  leurs  cris  gutturaux  que  la  foule  imite 
et  répète,  les  soulignant  de  sa  gouailleuse  intonation,  de  sa  note  et 
de  son  diapason.  Vous  les  retrouvez  à  l'exposition  du  Maroc,  dans 
cette  rue  du  Caire,  dès  le  premier  jour  et  du  premier  coup  popu- 
laire ;  attirant  et  retenant  la  foule  par  son  bariolage  éclatant  ;  note 
lumineuse  et  claire  ;  par  ses  tentures  vives  et  ses  banderoles  dé- 
ployées :  gamme  chantante  de  couleurs.  Là  s'étalent  colliers  et 
bracelets,  babouches  écarlates  et  rutilantes  chéchias,  œufs  d'ait- 
truche  et  nougats,  dattes  et  tambourins,  vestes  et  chibouques  ;  tout 
cela  chante  et  rit  au  soleil,  tout  cela  éblouit  et  miroite. 

Par  les  fenêtres  entr'ouvertes  du  café  marocain  des  notes  aiguës, 
perçantes,  vibrent,  mêlant  un  bruit  de  foire  africaine  à  la  gaîte 
contenue  d'une  foule  en  belle  humeur;  plus  loin,  l'orchestre  égyp- 
tien accompagne  en  sourdine  les  danses  des  aimées,  et  des  chants 
monotones  flottent  dans  l'air. 

C'est  une  autre  Alrique  :  l'xifrique  mercantile,  remuante,  errante, 
vagabonde,  l'Afrique  des  ports  et  des  bazars,  des  matelots,  des 
âniers  et  des  touristes  ;  l'Afrique  qui  confine  à  l'Orient  ;  celle 
d'Alexandrie,  de  Suez  et  d'Aden.  Dans  cette  rue  du  Caire,  tout  Pi;- 
ris  a  passé,  souriant,  égayé,  allant  des  aimées  aux  gitanas,  puis 
aux  danseuses  javanaises,  allant  où  l'appelait  sa  fantaisie  soudaine 
de  l'exotisme,  son  caprice  du  moment,  en  apparence  inexplicable. 

C'est  que  Paris,  la  ville  mobile  et  changeante,  est  aussi  celle  qui 
a,  plus  qu'aucune  autre,  l'intuition  des  choses  qui  vont  finir.  D'in- 
stinct, sa  curiosité  s'y  attache,  plus  intelligente  et  moins  capricieuse 
qu'on  ne  le  croit,  captivée  par  ce  qui  va  disparaître  et  ce  qu'elle  no 
reverra  plus.  Ainsi  en  est-il  de  Y  exotisme.  Dans  le  cours  de  l'Exposi- 
tion, on  s'est  étonné  de  l'engouement  subit  de  la  grande  ville  pour  le 
côté  exotique  offert  à  ses  yeux,  de  l'intérêt  qu'elle  manifestait  pour 
des  costumes  et  des  coutumes,  pour  des  dehors  qui  tranchaient  avec 
son  cadre  habituel.  On  a  insisté  sur  ce  qu'avait  de  puéril  et  d'ci.- 
fantin  cette  vogue  imprévue  ;  on  ne  s'est  pas  lait  faute  de  con^- 
mentaires  sur  le  fond  de  badauderie  inhérent  au  Parisien. 

Il  y  avait  de  cela,  mais  il  y  avait  aussi  autre  chose  :  l'instinct 
que  l'exotisme  s'en  va,  que  dans  dix  ans  d'ici  il  aura  cessé  d'être. 
L'Europe  déteint  sur  l'Orient,  et  l'Orient  s'habille  à  la  mode  curc- 
pécnne.  Les  Japonais  ont  commencé  ;  la  Chine  et  l'Afrique  tien- 
nent bon  encore,  mais  l'universelle  uniformité  aura  raison  do  leurs 
résistances.  L'exotisme  disparaît  en  Amérique,  en  Australie,  en 
Océanie.  Le  jour  est  proche  où,  entre  Londres  et  Canton,  entre 
TOME  xcvi.  —  1889.  7 


98  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

Paris  et  Saïi^on,  entre  Amsterdam  et  Manille,  il  n'y  aura  plus  qu'une 
(liiïerence  de  climat  ot  de  race,  un  contraste  interne,  qu'extéiieu- 
rement  rien  ne  révélera  plus. 

Ce  contraste  est  saisissant  quand,  du  souk  tunisien,  franchissant 
le  seuil  du  pavillon  do  la  République  sud-africaine,  on  se  trouve 
transporté  à  1,700  lieues  de  distance,  à  l'autre  extrémité  du  conti- 
nent noir.  Un  monde  nouveau  s'y  révèle  aux  yeux,  étonnés  de  ren- 
contrer, là,  dans  un  cadre  si  différent,  le  sérieux,  tenace  et  taciturne 
Boër,  descendant  des  colons  hollandais,  refoulé  par  l'envahissante 
Angleterre,  maîtresse  du  Cap. 

Sentinelle  avancée  de  l'Europe  à  l'extrémité  de  l'Afrique,  la  vieille 
cité  hollandaise  a  subi  le  sort  de  la  plupart  des  colonies  situées  sur 
un  point  stratégique  ou  commercial.  Elle  est  tombée,  il  y  a  près  de 
deux  siècles  et  demi,  aux  mains  des  Anglais.  Mais  pour  avoir  changé 
de  maîtres  elle  n'a  guère  changé  d'aspect.  Les  Hollandais  ne  cam- 
paient pas  ;  là  où  ils  s'établissaient,  ils  s'établissaient  solidement.  Les 
rafales  du  cap  des  Tourmentes,  les  furieux  coups  de  vent  du  sud- 
ouest  ont  passé,  sans  les  ébranler,  sur  leurs  constructions  massives, 
d'aspect  seigneurial,  dorées  par  les  rayons  d'un  clair  soleil  alter- 
nant avec  les  lueurs  blafardes  d'un  ciel  tempétueux,  adossées  aux 
puissantes  assises  du  Table  moimtain,  derrière  lesquelles  les  mon- 
tagnes Bleues  fuient  à  l'horizon.  Dans  ces  rues  étroites,  Hottentots, 
Cafres,  nègres,  Malais  se  croisent  et  fourmillent.  Puis  des  plaines 
onduleuses  semées  de  buissons,  d'agaves,  d'arbrisseaux  épineux. 
Au  nord,  le  continent  noir,  contenu  par  l'élément  hollandais,  par 
les  Boërs,  race  indépendante  et  redoutable,  parce  qu'elle  s'accroît 
dans  de  grandes  proportions.  Les  Boërs  ont  jusqu'à  dix  et  douze 
enfans  ;  les  Anglais  sont  loin  de  ce  nombre.  Les  Boërs  ne  conspi- 
rent pas,  ils  attendent.  Quand  les  Anglais  voulurent  leur  imposer 
leur  langue,  ils  refusèrent  ;  attaqués,  ils  résistèrent  ;  flegmatiques 
et  tenaces,  ils  écrasèrent  les  Anglais  à  Lange-:Neck,  puis  à  Ingago 
et  enfin  à  Majuba  Hill.  L'Angleterre  fit  la  paix. 

Le  Bo«r  avait  gain  de  cause,  mais  il  hait  le  voisinage  britan- 
nique. Si  fertile  que  soit  le  champ  défriché,  si  commode  que  soit  la 
maison  bâtie  de  ses  mains,  il  n'hésile  pas  à  trekt,  c'est-à-dire  qu'il 
attelle  ses  bœufs  à  son  monumeirtal  chariot,  qu'il  y  entasse  sa 
famille,  ses  meubles,  ses  provisions,  semences  et  outils,  et  qu'il 
part  silencieusement  chercher  ailleurs  la  solitude  qu'il  aime,  l'in- 
dépendance qu'il  préfère  à  tout.  Moralement  et  nupiériquement,  les 
Boërs  sont  les  maîi;res  de  cette  extrémité  de  l'Afrique. 

Ils  ne  pardonnent  pas  aux  Anglais  d'avoir  affranchi  les  noirs, 
sans  indemnité,  et  de  leur  vendre  des  amies  ;  mais,  confians  dans 
leur  nombre  croissant,  dans  leur  énergie  et  dans  l'avenir,  ils  pa- 
tientent,  sentant  que  cette  partie  du  continent  est  à  eux,  ne  de- 


l' AFRIQUE   ET    L'oCÉA.ME    A    l'eXFOSITIOX.  99 

vançant  ni  ne  redoutant  l'heure  de  la  lutte  avec  le  nègne,  fuyant  le 
contact  de  l'Anglais.  Hommes  du  xvii®  siècle,  ils  ont  conservée  les 
mœurs,  la  foi,  les  préjugés  et  les  aversions  de  leurs  ancêtres. 
V Orange  Free  State,  conquis,  peuplé  et  gouverné  par  eux,  est 
leur  citadelle  entre  le  territoire  des  Basoutos  et  la  colonie  du  Cap. 

Maîtres  du  Transvaal,  mais  épuisés  et  ruinés  par  la  lutte  sou- 
tenue, ils  vivaient  péniblement  sur  ce  sol  déboisé,  mal  irrigué, 
déroulant  à  perte  de  vue  ses  plaines  arides  et  monotones  ;  ils  n'es- 
péraient et  n'attendaient  rien  que  de  leur  indomptable  persévé- 
rance. Ils  n'attendirent  pas  longtemps  ;  en  1885,  ils  découvraient 
de  l'or  à  Lydenburg,  puis  à  Witwatersand,  et,  soudainement,  tout 
changeait  de  face. 

Au  seuil  du  pavillon  de  la  République  sud-africaine,  crânement 
peints  sur  les  piliers,  deux  cavaliers  attirent  les  regards,  cavaliers 
à  la  mâle  carrure,  à  la  solide  ossature,  pasteurs,  chasseurs,  mi- 
neurs et  soldats,  deux  types  de  cette  race  vigoureuse,  mélange 
d'émigrans  hollandais  et  de  huguenots  français,  endurcie  et  fortifiée 
par  les  rudes  travaux  des  champs,  la  vie  à  ciel  ouvert,  les  luttes 
incessantes  avec  la  nature  et  les  hommes.  A  l'intérieur,  la  princi- 
pale industrie  représentée  est  celle  de  l'extraction  de  l'or,  de  l'ar- 
gent, de  la  houille,  du  cuivre  et  du  fer;  puis,  à  côté  de  ces  ri- 
chesses métalliquos  :  les  richesses  agricoles  qu'ont  créées  l'or  et  le 
travail,  matières  premières  qui  s'accroissent  avec  le  chiffre  de  la 
population. 

Sur  une  superficie  de  200,000  kilomètres  carrés,  égale  à  celle  de 
l'Angleterre  et  de  l'Irlande  :  12,000  fermes,  130,000  blancs  et 
300,000  noirs,  designés  sous  le  nom  de  Cafres,  mélange  confus  de 
tribus  nombreuses,  en  majorité  Casoutos,  population  vagabonde, 
louant  ses  services,  mais  ne  se  fixant  pas,  regagnant  le  nord  aux 
premiers  froids,  revenant  aux  premières  chaleurs.  Pas  de  villes; 
des  villages,  comme  Pretoria,  le  centre  le  plus  important,  qui 
compte  à  peine  5,000  âmes.  De  son  origine  et  de  sa  vie  première, 
cette  population  a  gai*dé  un  amour  farouche  de  l'indépendance  et 
de  l'isolement,  des  grands  espaces  et  des  fermes  disséminées,  de 
la  vie  de  famille  opposée  à  la  vie  sociale.  Sur  les  terrains  miniers 
la  concentration,  forcément,  s'opère,  et,  loin  de  diminuer  avec 
l'exploitation,  la  production  s'accroît.  De  1885  à  1880  elle  s'est 
élevée  à  16,608  kilogrammes  représentant  hZ  millions  de  francs,  et, 
dans  la  même  période,  les  importations  ont  monté  de  10  millions 
de  francs  en  1885,  à  01  millions  en  1888,  et  les  exportations  d'or 
de  1,700,000  francs  à  22  millions  1/2.  Par  une  singulière  anomahe, 
la  valeur  des  autres  produits  exportés  n'est  pas  indiquée,  même 
approximativement,  dans  les  documens  otTicicls,  la  douane  n'en 
prenant  pas  note. 


'100  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Trop  peu  nombreuse  encore  pour  l'étendue  du  territoire  qu'elle 
occupe,  la  population  boër  se  borne  le  plus  souvent  à  demander  à 
ses  termes  la  quantité  de  céréales  et  de  bétail  sufTisante  aux  be- 
soins de  la  famille  et  des  serviteurs,  ainsi  qu'aux  achats  d'articles 
qu'elle  ne  peut  labriquer  elle-même.  La  dissémination  des  »ctlle- 
mrn/s  et  le  manque  de  routes  entravent  l'écoulement  des  produits. 
Dans  certaines  localités  il  faut  franchir,  avec  des  charrettes,  par  des 
chemins  à  peine  tracés,  des  espaces  de  300  à  'lOO  kilomètres  avant 
d'atteindre  un  centre  commercial.  Les  voies  ferrées  remédieront  à 
cet  état  de  choses  et,  partout  où  l'on  peut  irriguer,  le  sol  produit 
en  abondance  le  blé,  dont  on  obtient  deux  récoltes  par  an,  l'orge 
et  l'avoine,  le  tabac,  l'indigo,  l'arachide  de  Marico,  le  café  de  Pre- 
toria, le  coton  de  Zoutpansberg. 

Baromètre  de  la  prospérité  publique,  le  tableau  des  recettes  et 
des  dépenses  de  la  jeune  république  indique,  depuis  1886,  des 
excédons  de  recettes,  qui,  de  1,800,000  francs  au  1"  janvier  1887, 
atteignent  7  millions  au  1^-  janvier  1889;  la  dette  publique,  qui,  il 
y  a  neuf  mois,  dépassait  9  millions  de  francs,  ne  s'élève  plus  au- 
jourd'hui, par  suite  des  remboursomens  effectués,  qu'à  5,358,000  fr. 

La  ténacité  des  Boërs  a  donc  eu  raison  des  circonstance^^  ad- 
verses. Dépossédés  par  l'Angleterre,  ils  ont  vu  toutefois  leur  échap- 
per, de  l'autre  côté  du  Vaal,  ces  riches  mines  de  diamans  dont 
l'exposition  attire  une  foule  curieuse  dans  le  pavillon  du  Cap,  au 
Champ  de  Mars.  On  y  assiste  aux  successives  opérations  d'un  gise- 
ment diamantifère,  au  lavage  des  terres,  au  triage  des  pierres,  à 
la  taille  et  au  polissage.  De  1870  à  1887,  on  a  extrait  de  ces  gise- 
mcns  7,000  kilogrammes  de  diamans  représentant  une  valeur  de 
plus  de  1  milliard.  L'année  J887  seule  a  donné  un  rendement  de 
100  millions  de  francs.  Les  pierres  précieuses  et  l'or  appellent,  sur 
ces  terres  lointaines,  une  émigration  chaque  année  croissante.  Elle 
s'y  fixe,  y  prend  racine,  et  le  ïransvaal  en  absorbe  la  plus  grande 
partie.  Cet  afflux  d'émigrans,  joint  à  l'accroissement  rapide  d'une 
race  étonnamment  prolifique,  assure  l'avenir  de  ce  nouvel  état, 
barrière  européenne  contre  l'invasion  noire,  poste  avancé  et  point 
d'appui  des  expéditions  pour  gagner,  dans  l'intérieur,  les  rives  du 
Zauibèze. 

C'est  au  palais  des  Colonies  françaises  qu'il  faut  aller  chercher 
l'exposition  du  Sénégal  et  de  la  Guinée.  L'ouverture  du  canal  de 
Suez,  en  détournant  vers  la  Mer-Rouge  les  navires  qui  passaient  au 
large  de  leurs  côtes  et  souvent  y  faisaient  escale,  a  rejeté  dans 
l'isolement  ces  ports,  portes  entr'ouvertes  sur  le  Soudan.  Repliées 
sur  elles-mêmes,  ces  colonies  n'en  entretiennent  pas  moins  avec  le 
reste  du  monde  un  commerce  d'une  certaine  importance  et  qui, 
pour  les  arachides  seules,  employées  ;\  Marseille  pour  la   fabrica- 


l'afriqui:  i:t  l'océame  a  l'exposition.  loi 

lion  des  huiles  et  des  matières  grasses,  se  chifTre  par  un  total  de 
40  millions  de  francs.  L'or  est  abondant  dans  le  Haut-Sénégal,  ainsi 
que  dans  les  établissemens  du  golfe  de  Guinée;  un  jour  ou  l'autre 
il  deviendra  l'objet  d'une  exploitation  régulière  ;  en  ce  moment  ce 
n'est  encore  qu'une  promesse  d'avenir.  Les  colonies  exposent  sur- 
tout, avec  leurs  produits  agricoles,  les  peaux,  les  fourrures,  les 
plumes  d'autruche  et  l'ivoire;  puis  les  types  des  races  indigènes  qui 
peuplent  ces  régions,  de  ces  Maures,  descendans  des  Berbères,  à 
la  haute  taille,  aux  cheveux  lisses  et  longs,  aux  traits  réguliers, 
nomades,  vivant  sous  la  tente  et  promenant  dans  les  grands  es- 
paces herbeux  leurs  nombreux  troupeaux,  échangeant  contre  le 
mil  c[ui  fait,  avec  le  lait,  la  base  de  leur  nourritures,  leurs  bœufs, 
leurs  moutons  et  leurs  chevaux,  puis  les  gommes,  les  pelleteries  et 
les  plumes  que  le  Sénégal  nous  montre  dans  ses  vitrines.  Classée 
avec  une  scientifique  précision,  l'ethnographie  de  ces  races  est 
l'une  des  parties  les  plus  intéressantes  de  l'exposition  de  nos  colo- 
nies dans  l'Afrique  occidentale.  Il  y  a  là  les  élémens  d'un  musée 
africain  qui  ne  tarderait  pas  à  s'enrichir  de  types  curieux  et  peu 
connus. 

Le  Gabon  et  le  Congo  exposent  le  bois  rouge  et  l'ébène,  le  caout- 
chouc et  l'ivoire,  l'huile  de  palme,  richesse  principale  de  leur  sol. 
Arrosées  par  de  nombreux  cours  d'eau,  inondées  pendant  des  mois 
par  les  pluies  torrentielles  de  l'équateur,  sous  une  température 
très  élevée,  ces  régions  sont  envahies  par  une  végétation  exubé- 
rante dont  certaines  contrées  de  l'Amérique  centrale  peuvent  seules 
donner  une  idée.  La  faune  y  est  à  la  hauteur  de  la  flore,  et  la  vie 
animale  intense  ;  les  grands  pachydermes  abondent.  M.  Stanley 
évalue  à  200,000  le  nombre  des  eléphans  du  Congo.  En  estimant  à 
25  kilogrammes  le  poids  des  défenses  de  chacun  d'eux,  cette  masse 
d'ivoire,  rendue  en  Europe,  représenterait  125  millions.  Mais  cette 
source  de  richesse  que  l'exploitation  épuiserait  promptement  est 
bien  inférieure  à  celle  que  peut  fournir  le  palmier  à  huile.  On  le 
rencontre  partout,  dans  les  bassins  de  l'Ogooué,  du  Niari,  du  Congo. 
«  Pas  un  bouquet  d'arbres,  dit  Stanley,  où  l'on  n'aperçoive  la  tige 
élancée  de  cet  arbre,  si  précieux  au  point  de  vue  économique.  Dans 
certaines  régions,  entre  le  Loumaiii  inférieur  et  le  Congo,  par 
exemple,  on  en  trouve  des  forêts  entières.  » 

Après  le  palmier,  le  produit  forestier  le  plus  important  est^la 
gomme  du  L(fnd<ilphi</  Floridi/,  ou  plante  à  caoutchouc,  dont  divers 
échantillons  figurent  à  l'exposition  du  Congo,  ainsi  que  des  gommes 
utilisées  pour  la  fabrication  des  vernis.  Toute  cette  région  lecèle 
des  produits  abondans,  mais  pour  les  exploiter  et  les  amener  à  la 
côte,  les  voies  de  communication  font  encore  défaut  ;  les  fleuves  ne 
sont  navigables  que  sur  une  faible  partie  de  leur  cours;  la  con- 


102  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

struction  de  routes  de  pénétration  reviendrait  fort  cher.  Tout  au 
plus  pourrait-on,  dans  la  vallée  du  Niari,  et  à  partir  do  point  où  le 
fleuve  cesse  d'être  navigable,  établir  une  voie  ierrée  remontant  à 
Brazzaville. 

On  suggère  d'autres  tracés,  mais  c'est  ce  dernier  que  préconi- 
sent les  hommes  compétens  et  que  recommande  Stanley.  Suivant 
lui,  un  chemin  de  fer,  tel  qu'il  le  faudrait  pour  desservir  cette  ré- 
gion, coûterait  62,500  francs  par  kilomètre,  soit  5,250,000  francs, 
plus  le  coût  de  quatre  steamers  à  i 25,000  francs  chacun.  Cette 
voie  de  communication  permettrait  d'amener  dans  la  circulation 
60,000  tonnes  d'arachides  et  d'huile  de  palme  valant  approximati- 
vement 26  millions  de  francs.  On  pourrait  en  outre  y  ajouter  faci- 
lement 7  millions  1/2  d'ivoire  et  de  caoutchouc  ;  les  forêts  de  Borindi 
et  du  ?s''gama  que  traverserait  la  voie  ferrée  fourniraient  le  com- 
bustible. Si  l'on  poussait  jusqu'à  Stanley-Pool,  ce  tracé  de  376  ki- 
lomètres exigerait  une  dépense  de  20  millions,  et  on  estime  à 
8  miUions  le  revenu  brut  que  donnerait  le  transport  des  pro- 
duits d'une  surface  de  600,000  kilomètres  carrés  rendus  exploi- 
tables. 

Des  faits  notés  au  cours  de  cette  rapide  visite  aux  divers  pavillons 
de  l'Afrique,  aussi  bien  que  des  chiffres  puisés  aux  sources  offi- 
cielles et  des  observations  que  suggère  une  étude  attentive  des  res- 
sources connues  du  continent  noir,  une  conclusion  se  dégage,  déjà 
mise  en  vive  lumière  par  M.  Marcel  Dubois  dans  son  remarquable  vo- 
lume consacré  à  la  géographie  économique  de  l'Asie,  de  l'Afrique, 
de  l'Amérique  et  de  l'Océanie  (1),  c'est  «  que  l'Afrique  n'est  plus,  à 
vrai  dire,  qu'une  colonie  européenne,  et  que  tout  ce  qui  n'est  pas 
encore  officiellement  placé  sous  un  protectorat  quelconque  fait 
partie  du  moins  de  la  sphère  d'influence  de  telle  ou  telle  puis- 
sance. »  L'Exposition  de  1889  donne  à  cette  assertion  une  pleine 
et  entière  confirmation  ;  elle  la  fait  passer  du  domaine  des  faits  po- 
litiques dans  le  domaine  économique  et  pratique.  Les  Anglais,  à 
l'est  et  au  sud,  en  Egypte  et  au  Cap  ;  la  France,  au  nord  et  à  l'ouest, 
en  Algérie,  en  Tunisie,  au  Sénégal,  au  Gabon,  projettent  leur  ombre 
sur  les  régions  avoisinantes  ;  celle  de  l'Espagne  s'étend  sur  le 
Maroc,  comme  celle  de  l'Italie,  campée  à  Massouah,  sur  l'Abys- 
sinie  et  sur  la  Tripolitaine,  qu'elles  convoitent.  L'Allemagne  ambi- 
tionne la  région  intérieure  des  grands  Lacs  qui  fait  face  à  Zanzibar; 
elle  occupe  la  côte  septentrionale  du  Somal  et  Cameroun;  la  Bel- 
gique administre  l'état  intérieur  du  Congo. 

Le  jour  est  proche  où  ce  vaste  continent,  que  l'Europe  dépèce 
et  se  partage  avant  même  de  le  connaître  en  entier,  envahi,  colo- 

(1)  Un  vol.  in-8";  G.  Masson. 


i 


l'afrioue  et  l'océaxie  a  l'exposition.  J03 

nisé  par  elle,  apportera,  lui  aussi,  sa  quote-part  à  l'actif  de  l'huma- 
nité. A  l'heure  actuelle,  on  ne  saurait  évaluer  à  moins  de  2  mil- 
liards le  mouvement  de  son  commerce  annuel  avec  l'Europe.  A  en 
juger  par  les  produits  qu'il  expose,  par  ce  que  l'on  peut  entrevoir 
de  ses  richesses  intérieures,  par  ce  qu'en  disent  et  ce  qu'en  mon- 
trent les  explorateurs,  il  semble  vraisemblable  que,  dans  un  demi- 
siècle  d'ici,  l'Afrique  sera,  à  l'Europe  d'alors,  ce  qu'est,  à  l'Europe 
d'aujourd'hui,  l'Amérique  actuelle. 

IV. 

La  même  instinctive  prévoyance  qui  pousse  les  grands  États 
européens  à  prendre,  dès  maintenant,  position,  et,  devançant 
les  événemens,  à  procéder  à  un  hypothétique  partage  de  l'Afrique, 
que  bien  des  circonstances  imprévues  peuvent  encore  modifier, 
les  attire  à  l'autre  extrémité  du  monde,  dans  l'Occan-Paci- 
fique.  Là,  ce  n'est  plus  un  continent  à  se  répartir  qui  éveille  leurs 
convoitises;  ce  continent  est  pris,  l'Angleterre  le  détient;  s'il  lui 
échappe,  ce  sera  pour  affirmer  son  indépendance,  pour  revendiquer 
son  incontestable  prépondérance  dans  l'Océanie  du  sud,  pour  y 
devenir  lui-même  un  vaste  et  puissant  empire.  Mais,  en  dehors  de 
l'Australie,  que  d'îles  verdoyantes  et  fertiles,  que  d'archipels  aux 
richesses  entrevues!  /iO  millions  d'habitans  sur  une  superficie  en- 
core peu  connue,  mais  qui,  pour  l'Australie  et  la  Nouvelle-Zélande 
seules,  atteint  9  millions  de  kilomètres  carrés,  peuplent  ces  îles 
dont  l'Exposition  de  1889  nous  révèle  les  productions  multiples  et 
que  convoitent  l'Angleterre  et  la  France,  les  États-Unis  et  l'Alle- 
magne. 

Elles  y  ont  pris  pied  et,  solidement  assises,  attendent  l'heure; 
moins  soucieuses  de  s'emparer  de  ces  terres  nouvelles  que  d'em- 
pêcher leurs  rivales  de  les  occuper  :  phase  d'attente  et  de  transi- 
tion qui  ne  saurait  longtemps  durer,  qu'une  mainmise  par  l'une 
d'elles  convertira  promptement  en  annexions,  en  partages  à  l'amiable 
ou  en  luttes  ouvertes.  Déjà,  en  tous  sens,  s'exercent  les  influences 
avouées  ou  occultes,  préliminaires  obligés  ;  les  escales  navales  se 
multiplient,  chacune  tenant  à  familiariser  les  indigènes  avec  la  vue 
de  son  pavillon,  à  les  impressionner  par  le  déploiement  de  ses 
forces,  à  les  amener  par  ses  missionnaires  et  ses  trafiquans,  par  la 
persuasion  morale  ou  l'appât  du  gain,  à  se  déclarer  ses  cliens,  en 
attendant  de  devenir  ses  protégés  ou  ses  sujets.  Chacune  d'elles  a 
sa  pierre  d'attente  sur  laquelle  elle  rêve  d'édifier  sa  grandeur  colo- 
niale. 

L'Angleterre  occupe  l'Australie  et  la  Nouvelle-Zélande,  les  Fidjis 
et  la  Nouvelle-Guinée.  La  France  a  Tahiti,  les  Marquises  et  la  Nou- 


lOi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

velle-Calédonie;  les  États-Lnis,  lentement,  envahissent  l'archipel 
des  Sandwich,  cette  clef  de  l'Océanie  septentrionale.  Par  le  traité 
de  réciprocité,  ils  l'enrichissent,  et  commercialement  y  régnent.  Le 
roi  du  sucro,  Sprekels,  le  grand  millionnaire  californien,  y  est  l'ar- 
bitre financier.  L'alfliix  croissant  des  visiteurs  de  San-Francisco 
tend  à  faire  de  Honoluiu,  capitale  de  l'archipel,  la  Nice  océanienne 
des  états  du  Pacifique.  Tard  venns,  mais  impatiens  de  regagner  le 
temps  perdu,  âpres  au  buiin  et  persévérans  dans  leurs  efforts,  les 
Allemands  s'étendent,  drainant  à  leur  profit  un  trafic  croissant, 
inquiétans  pour  les  Anglais  (ju'ils  dépossèdent  de  leurs  principaux 
marchés,  inquitUans  aussi  pour  les  Américains,  inondant  l'Océanie 
de  produits  à  vil  prix,  accaparant  à  Tahiti,  comme  aux  Sandwich, 
aux  Carolincs  comme  à  Samoa,  le  commerce  de  détail  et  de  demi- 
gros,  maîtres,  sinon  en  droit, du  moins  de  fait,  des  Marshall  et  des 
Tonga,  d'Âpia,  où  les  Goddefroy,  rois  des  mers  du  Sud,  ont  leur 
principal  entrepôt.  A  la  Nouvelle-Guinée,  leur  drapeau  flotte  près 
de  celui  de  l'Vngleterre;  il  couvre  aussi  l'archipel  Bismarck  et  les 
lies  Salomon. 

Incomplète,  comme  elle  l'est  forcément  encore,  l'exposition  des 
terres  de  l'Océan-Pacillque  n'est  pas  une  des  moindres  curiosités 
qui  sollicitent  le  visiteur.  11  y  a  là  plus  que  des  promesses  :  de  sub- 
stantielles réalités,  et  dans  ce  défilé  de  pays  lointains,  l'Australie 
n'occupe  pas  seulement  le  premier  rang;  elle  dépasse  en  impor- 
tance bien  des  États  civilisés,  en  superficie  les  plus  grands, 
en  richesses  elle  égale  les  plus  riches  et  les  plus  prospères.  Son 
mouvement  commercial  annuel  la  classe  déjà  au  sixième  rang, 
entre  l'Aut  riche-Hongrie  et  la  Belgique.  Elle  figure  au  premier  rang 
dans  la  statisticpie  des  télégrannnes,  au  second  dans  celle  des 
communications  postales  échangées,  au  huitième  pour  le  dévelop- 
pement des  voies  ferrées.  Melbourne  est  plus  peuplée  (]ue  Mar- 
seille, que  Madrid  et  qu'Amsterdam;  Sydney  que  Bome,  Lisbonne 
et  Edimbourg,  et  cependant  la  population  actuelle  de  cet  énorme 
continent  est  encore  inférieure  à  celle  de  la  Suisse,  à  peine  supé- 
rieure à  celle  du  Chih. 

Quand,  dans  les  travées  qui  relient  l'Esplanade  des  Invalides 
au  Chamj)  de  Mars,  on  franchit  le  seuil  de  l'exposition  austra- 
lienne, la  première  impression  est  une  impression  de  gran- 
deur et  d'étendue.  Sur  les  hautes  toiles  murales  revivent  dans  leur 
solitaire  magnificence  les  forêts  de  l'Australie,  les  troncs  lisses  et 
superbes,  portant  fièrement  leurs  hautes  ramures,  forets  grandioses 
sillonnées  de  rivières  ensoleillées;  l'illusion  redouble  au  murmure 
de  l'eau  (pii  court  entre  les  rocailles  semées  de  fougères  arbores- 
centes dont  les  feuilles  vous  frôlent  au  passage.  On  s'arrête;  on 
contem[»le  ces  sites  merveilleux,  explorés  par  l'honmie,  reproduits 


l'afriquk  et  l'océame  a  l'exposition.  105 

par  son  pinceau,  mais  encore  inhabités.  On  entrevoit  le  jour  où, 
sur  ces  coteaux,  la  vigne  remplacera  la  faune  envahissante,  où  le 
gigantesque  projet  conçu  par  MM.  G.  et  W.-B.  Chaiïey,  projet 
appuyé  par  les  hommes  d'état  et  les  capitalistes  de  la  colonie  et  de 
la  mère-patrie,  ouvrira  à  l'Australie,  joar  l'irrigation  et  des  seule- 
ment a  de  Mildura  et  du  Renmark,  500,000  acres  de  terres  merveil- 
leusement appropriées  à  la  culture  des  céréales,  de  l'olivier  et  des 
arbres  fruitiers.  Ces  hardis  colonisateurs  n'en  sont  pas  à  leurs  dé- 
buts. En  1882,  leur  intelligente  initiative  créait  en  Californie  un 
district  actuellement  occupé  par  2,500  agriculteurs,  une  ville  qui 
se  peuple  rapidement.  Forts  de  leur  expérience,  disposant  d'énor- 
mes capitaux,  l'œuvre  qu'ils  entreprennent  est  appelée  à  donner  à 
l'immigration  australieime  une  impulsion  nouvelle. 

Un  des  traits  saillans  de  notre  lin  de  siècle,  un  de  ceux  que  l'Ex- 
position de  1889  met  le  plus  en  relief,  est  l'ardeur  avec  laquelle 
les  États  nouveaux  s'efforcent  d'attirer  à  eux  le  surplus  de  la  po- 
pulation de  l'Europe.  Aux  anciennes  notions  qui  faisaient  de  l'émi- 
grant  sans  ressources  un  hôte  incommode  pour  une  communauté 
naissante,  un  indigent  à  charge  à  tous  ou  un  concurrent  qui,  ré- 
duisant le  prix  de  la  main-d'œuvre,  portait  préjudice  au  colon  arti- 
san, ont  succédé  des  idées  plus  justes  et  plus  saines.  On  s'est 
aperçu  que  l'homme,  arrivé  à  son  plein  développement,  représen- 
tait un  capital  actif;  on  a  chiffré  ce  capital  et  on  l'a  évalué,  au  plus 
bas,  à  7,500  francs;  on  en  a  conclu  que  tout  émigrant  sain,  délDar- 
quant  sur  une  terre  nouvelle,  y  apportait  avec  lui,  ne  possédât-il 
rien,  un  capital  immédiatement  utilisable,  et  que  son  intelligence 
pouvait  décupler  et  centupler.  L'apparente  non-valc  ur  devenait 
une  valeur  réelle.  En  attirant  en  Australie  50,000  nouveaux  colons, 
MM.  Chafîey  doteront  la  colonie  d'une  plus-value  de  375  millions. 
Les  bras  et  la  terre  ne  suffisent  pas,  il  est  vrai;  mais  ils  ont  le  troi- 
sième facteur  :  des  millions  pour  première  mise  de  fonds,  et,  ici, 
les  capitaux  abondent. 

On  n'en  saurait  douter  après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  sur  cette 
énorme  et  massive  colonne  représentant  la  moitié  seulement  de 
l'argent  extrait  des  mines  de  Broken-Ilill,  de  mai  1880  à  mai  1889, 
soit  303,585  kilogrammes.  On  n'a  pu  tout  mettre,  ni  l'élever  plus 
haut;  elle  eût  dépassé  le  faîte.  A  côté,  la  Tasmanie  dresse  sa  pyra- 
mide d'or;  au  Champ  de  Mars,  c'est  par  une  arche  d'or  représen- 
tant cinq  milliards  et  demi  de  francs  que  le  visiteur  surpris  pé- 
nètre dans  la  section  austrahenne  où  le  fauve  reflet  de  l'or  brille 
dans  les  vitrines,  sous  la  forme  de  monstrueuses  pépites  :  ici,  le  Pre- 
cious,  estimé  171,000  francs,  là,  le  Welcomc  slnniger,  le  bienvenu, 
d'une  valeur  de  250,000,  fortunes  subites  dues  à  un  heureux  coup 
de  pioche,  et  que  l'on  tiendrait  pour  de  fabuleuses  légendes  si  on  ne 


106  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  voyait  de  ses  yeux,  pépites  monstrueuses,  blocs  d'or  pur  roulés 
par  les  torrens,  enfouis  dans  les  sables  ou  dans  le  lit  des  ravins, 
détachés  de  quelque  riche  filon  ignoré.  Puis  l'épaisse  et  massive 
voûte  d'étain  de  la  Tasmanie,  les  galènes  du  mont  Tachan,  les  mi- 
nerais de  plomb  et  de  fer,  de  cuivre  et  d'antimoine,  de  manganèse 
et  de  platine,  de  bismuth  et  de  cobalt,  attestent  l'inépuisable  ri- 
chesse de  ce  sol  à  peiue  effleuré. 

Plus  et  mieux  encore  que  les  métaux  et  les  rainerais,  les  blés  et 
les  farines,  les  cuirs  et  les  laines  allirmcnt  la  lertililé  de  ces  teiTes 
vierges.  Si  l'on  tient  compte  que  la  colonie  de  Victoria  figure  seule 
à  notre  exposition,  que  la  superficie  totale  de  cette  région  de  l'or  et 
du  sok'il  n'est  que  la  trente-quatrième  partie  de  celle  du  continent 
australien,  on  peut  juger  par  elle  du  rendement  que  ce  continent 
est  appelé  à  donner  dans  un  avenir  prochain.  Cinquante-trois  années 
seulement  se  sont  écoulées  depuis  le  jour  où  le  premier  colon 
planta  sa  tente  sur  ce  sol  occupé  aujourd'hui  par  un  million  d'Eu- 
ropéens, sillonné  par  3,800  kilomètres  de  chemins  de  fer  et  couvert 
de  villes  naissantes.  Le  commerce  d'importation  de  la  province  de 
Victoria  dépasse  500  millions  à  l'année,  l'exportation  hl'l  millions. 
Ses  maimfactures  produisent  pour  310  miUions  de  produits  fabii- 
qués;  ses  revenus  publics  s'élèvent  à  175  millions. 

Sur  ce  continent,  découvert  en  1542  par  un  Français,  pilote  pro- 
vençal, Guillaume  le  Testu,  entrevu  ensuite  par  les  Portugais,  les 
Espagnols  et  les  Hollandais,  retrouvé  par  Cook  en  1770,  tout  appa- 
raît démesuré ,  excessif  :  la  faune  et  la  flore ,  la  fertihté  du 
sol  et  sa  superficie,  la  sécheresse  et  aussi  les  nombreux  cours 
d'eau,  les  réalités  et  les  rêves,  les  ambitions  et  les  visions.  Ici, 
comme  dans  la  plupart  dos  pays  neufs  appelés  à  un  grand  avenir, 
confusément  consciens  de  leurs  hautes  destinées,  s'agite  une  force 
inconnue.  11  semble  que,  dans  ces  cadi'es  plus  vastes,  l'homme  se 
sente  plus  grand,  que  ses  pensées  et  ses  aspirations  se  haussent  au 
niveau  des  circonstances  et  des  possibilités  entrevues.  Ce  qui,  dans 
un  milieu  autre,  dans  un  cercle  restreint  comme  celui  de  nos  so- 
ciétés modernes,  semblerait  imprudence  et  folie,  devient  une  pré- 
voyante audace;  ce  qui  passerait  pour  un  défi  jeté  à  la  lortune  n'est 
qu'une  amorce  tendue  au  succès.  La  foi  dans  l'avenir  transporte 
les  montagnes  et  les  nivelle,  écarte  les  obstacles,  et  surmonte  les 
difficultés. 

Qui  reconnaîtrait  dans  ces  dessins  de  la  cille  de  toile,  attiras'  foivn, 
d'il  y  a  trente  ans,  la  Melbourne  d'aujourd'hui?  dans  les  fondrières 
de  boue  où  s'engloutissaient  chariots  et  attelages,  GoUins  Street, 
l'artère  principale  et  la  voie  luxueuse  de  la  grande  métropole,  par- 
courue, à  l'heure  du  lilock,  par  de  brillans  équipages,  par  une  foule 
élégante  que  les  colons  d'alors,  hommes  dans  la  maturité  de  l'âge, 


l' AFRIQUE    ET    l'oCÉAME    A    LEXHOSITIOX.  107 

montrent  avec  un  éclair  d'orgueil  aux  nouveaux  débarqués,  éton- 
nés d'un  changement  si  rapide. 

Ils  sont  fiers  de  leur  œuvre,  et  à  juste  titre  ;  fiers  aussi  du  succès 
de  leur  remarquable  exposition  pour  laquelle  on  n'a  pu  leur  allouer 
qu'à  peu  près  la  moitié  de  l'espace  qu'ils  demandaient,  16,000  pieds 
carrés  sur  40,000.  Qu'eût-il  fallu  si  l'Australie  entière  eût  exposé? 
Forcée,  faute  d'emplacement,  de  réduire  le  chiffre  de  ses  envois, 
de  faire  sa  place  à  la  Nouvelle-Zélande,  Victoria  a  dû  se  borner  à 
ne  nous  montrer  qu'une  partie  de  ses  richesses  et  a  du  exclure  cer- 
tains produits  de  ses  manufactures. 

Telle  qu'elle  nous  apparaît  avec  ses  vins  et  ses  laines,  son  or  et 
ses  cuirs,  son  argent  et  ses  blés,  ses  minerais  et  ses  conserves  ali- 
mentaires, sa  faune  gigantesque  dont  les  échantillons  se  comptent 
par  centaines,  on  comprend  la  foi  ardente  des  intrépides  pionniers 
auxquels  ces  résultats  sont  dus  et  dont  M.  Julien  Thomas  s'est  fait, 
dans  sa  brochure  de  Victoria  en  i8S9,  l'interprète  éloquent  et  con- 
\aincu  :  «  Quand  on  voit,  écrit-il,  les  progrès  réalisés  dans  cette 
colonie  qui  ne  compte  que  cinquante  ans  d'existence,  on  se  de- 
mande, ébloui,  fasciné,  où  s'arrêteront  ces  merveilles  de  civilisa- 
tion et  de  bien-être.  Nos  pères  ont  beaucoup  fait  ;  à  nous  d'achever 
ce  qu'il  reste  à  faire  dans  ce  beau  pays  d'or  et  de  soleil.  Les  tours 
de  nos  édifices,  les  clochers  de  nos  cathédrales,  nous  redisent  l'his- 
toire du  passé,  les  labeurs  de  nos  devanciers,  et  nous  prédisent  ce 
que  la  terre  fertile  et  généreuse  nous  réserve  dans  l'avenir.  L'ave- 
nir! Il  est  là,  devant  nous,  plein  de  promesses.  Il  nous  laisse  en- 
trevoir qu'un  jour  existera  une  région  bénie  où  le  paupérisme  sera 
inconnu.  Dans  les  siècles  futurs,  des  millions  d'êtres  humains  béni- 
ront la  mémoire  du  capitaine  Cook,  qui  a  découvert  cette  terre  de 
la  Croix-du-Sud  et  l'a  léguée  à  leurs  ancêtres.  Debout,  Australiens, 
et  en  avant  !   » 

Rêve  ou  vision,  qu'importe?  Dans  sa  marcàe  laborieuse  vers 
l'avenir  inconnu  l'espérance  précède  ;  l'humanité  suit. 

Dans  les  travées  de  l'Exposition  anglaise,  au  Champ  de  Mars,  la 
Nouvelle-Zélande  étale,  à  côté  des  produits  austraUens,  ses  mine- 
rais et  ses  marbres,  ses  soufres  et  ses  gommes.  Archipel  monta- 
gneux, dont  la  cime  principale  s'élève  à  12,3A9  pieds  au-dessus 
de  la  mer,  aux  pentes  verdoyantes  et  boisées,  aux  larges  plateaux 
couverts  d'une  herbe  épaisse,  arrosés  [)arde  nombreux  cours  d'e-au, 
la  Nouvelle-Zélande  possède  une  poi)ulalion  de  plus  de  600,000  habi- 
tans  et  plus  de  3  millions  d'hectares  en  rapport.  Quinze  milhons 
d'hectares  cultivables  attendent  encore  les  bras  de  l'émigi'ant.  Pays  de 
culture,  d'élevage  et  de  mines,  elle  produit  en  abondance  la  laine, 
les  céréales,  la  viande  et  l'or.  Ses  forêts  donnent  des  bois  do  con- 
struction et  d'ébénisterie,  la  gomme  kauri.  La  part  faite  aux  viandes 


108  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conservées  par  le  froid  indique  les  progrès  rapides  de  cette  indus- 
trie. De  72,000  quintaux  en  1883,  l'exportation,  en  Angleterre,  de 
la  viande  congelée  s'est  élevée,  en  1888,  à  /iOO,000,  et  tend  à  s'ac- 
croître dans  des  proportions  rapides.  La  Nouvelle-Zélande  est,  avec 
l'Australie  et  la  République  Argentine,  l'un  des  grands  centres  d'ex- 
portation de  la  viande  conservée  par  le  froid;  et  si  l'on  tient  compte 
que  ces  trois  états  possèdent,  à  eux  seuls,  170  millions  de  moutons 
et  plus  de  27  millions  de  tètes  de  gros  bétail,  que  ces  chilTres  aug- 
mentent chaque  année,  malgré  Texportation  grandissante,  on  entre- 
voit les  réserves  importantes  qu'ils  détiennent  pour  l'avenir. 

Les  organisateurs  de  l'exposition  de  la  Nouvelle-Zélande  ont, 
ainsi  que  ceux  de  l'Australie,  multiplié  les  cartes  géographiques, 
les  scènes  de  la  vie   des  mines   et  des  champs,  les  diagrammes 
qui  frappent  les  yeux  et  permettent  de  mesurer  d'un  coup  d'œil  la 
marche  ascendante  de  la  population,  de  la  production,  de  l'élevage, 
de  la  mise  en  culture  des  terres.  Devant  ces  lignes  coloriées,  s'éle- 
vant  par  bonds  annuels,  montant  avec  une  incroyable  rapidité,  sans 
temps  d'arrêt,  sans  retour  en  arrière,  élargissant  toujours  l'espace 
qui  les  sépare,  on  demeure  confondu.  Cette  échelle  aux  degrés 
abrupts  donne  mieux  qu'aucun  chifïre  la  sensation  de  vertigineuse 
prospérité,   d'invraisemblables  progrès  réalisés  en  peu  d'années. 
Lente  et  graduée  aux  débuts  de  la  colonisation,  elle  pousse  chaque 
année  plus  haut  ses  lignes  parallèles  dont  la  comparaison  s'im- 
pose. En  moins  de  trente  années,  cet  archipel  a  produit  1,100  mil- 
lions d'or,  5   millions  de  tonnes  de  charbon;  en  1888,  il  exporte 
pour  15  millions  de  viande,  pour  30  millions  de  produits  agri- 
coles ;  de  1853  à  1889,  la  Nouvelle-Zélande  a  contribué,  déduction 
faite  des  produits  consommés  sur  place,  pour  3  milliards  1/2  à  l'ac- 
tif de  l'humanité. 

Ni  Taïti,  ni  la  Nouvelle-Calédonie  ne  nous  montrent  rien  d'égal. 
Au  palais  des  colonies,  leurs  produits  tropicaux  méthodiquement 
classés  n'accusent  guère  que  l'essor  d'une  industrie  nouvelle,  celle 
du  nickel,  dont  la  Nouvelle-Calédonie  expose  de  nombreux  échan- 
tillons :  minerais,  métal  pur  et  articles  fabriqués;  mais  la  note 
caractéristique  de  leur  exposition  est  autre.  Pour  la  première  fois, 
dans  cette  revue  des  états  nouveaux  d'Amérique  et  d'Océanie,  sur 
ces  terres  récemment  ouvertes  aux  colons  européens,  il  nous  est 
donné  de  voir  et  de  constater  la  large  part  faite  à  la  race  indigène, 
l'autochtone  non  plus  dépossédé  par  le  blanc,  traqué  et  pourchassé, 
réduit  à  traîner  une  existence  misérable,  à  chercher  un  abri  précaire 
dans  ses  forêts.  Ici,  nous  le  voyons  protégé  dons  l'exercice  de  ses 
droits,  dans  ses  héréditaires  possessions  ;  il  vit  libre,  sur  son  sol 
natal,  et  la  main  qui  s'étend  sur  lui  n'est  ni  lourde  ni  cruelle.  Si  les 
progrès  sont  plus  lents  et  la  production  moins  active,  inutilement 


l'afrii^li:  et  l'océame  a  l'exposition.  lOP 

(3ntravés  souvent  par  une  bureaucratie  méticuleuse  et  compliquée, 
en  revanche,  la  civilisation,  dans  sa  marche,  n'opprime  ni  n'écrase 
aucun  de  ceux  dont  les  lois  supérieures  de  l'humanité  lui  font  un 
devoir  de  protéger  la  faiblesse,  d'élever  le  niveau  intellectuel  et 
moral. 

Dans  l'Amérique  du  Nord,  comme  en  Australie,  où  domine  la 
race  anglo-saxonne,  dans  l'Amérique  centrale  et  dans  l'Amérique 
méridionale  où  domine  l'élément  espagnol,  la  race  indigène,  quan- 
tité négligeable  et  négligée,  ne  compte  plus  guère  que  de  rares 
survivans,  parqués  dans  les  réserves,  ou  ne  représente  qu'une 
population  servile,  embarras  et  remords  de  ceux  qui,  occupant  sa 
place,  attendent  du  temps  l'achèvement  de  leur  œuvre  et  la  dis- 
parition, trop  lente  à  leur  gré,  de  ces  tribus  éparses.  Ici,  rien  de 
pareil.  Si  le  génie  profondément  humain  de  la  France  ne  peut  aller 
à  rencontre  de  l'inexorable  loi  qui,  partout  où  se  produit  le  heurt 
de  deux  races,  condamne  l'inférieure  à  céder  la  place  à  celle  qui  lui 
est  supérieure,  il  s'efïorce  du  moins  de  l'élever  à  lui,  de  retarder, 
et,  qui  sait,  peut-être  d'éviter  l'heure  fatale.  Si  cette  traditionnelle 
politique  enraie,  dans  une  certaine  mesure,  le  développement  ma- 
tériel de  ses  colonies  océaniennes,  elle  lui  gagne  les  sympathies 
des  indigènes,  elle  élargit  le  cercle  de  son  influence  morale,  lléduits 
bientôt  à  l'alternative  de  choisir  un  maître  ou  de  le  subir,  d'instinct 
ils  se  tournent  vers  elle,  ne  doutant  pas  de  trouver,  sous  son  pro- 
tectorat, des  garanties  qu'aucune  autre  puissance  ne  saurait  leur 
offrir. 

Partout  où  la  France  a  passé,  nous  retrouvons  les  traces  indé- 
lébiles d'une  sympathie  profonde.  Au  Canada,  perdu  depuis  un 
siècle  ;  dans  la  Louisiane,  cédée  aux  Etats-Unis  ;  dans  l'Inde  ;  en 
Afrique  comme  en  Océanie,  elle  apparaît  aux  races  indigènes  res- 
pectueuse de  leurs  droits,  humaine  et  patiente,  incarnant  en  elle 
les  idées  de  justice  et  de  tolérance,  de  pitié  pour  les  faibles  et  les 
vaincus.  D'eux-mêmes  ils  viennent  à  elle,  se  groupent  autour  d'elle, 
assurés  qu'elle  plaidera  leur  cause  et  que  partout  où  s'élèvera  sa 
voix,  dans  les  congrès  diplomatiques,  à  la  tribune  ou  dans  la  presse, 
ils  auront  un  avocat  convaincu  et  chaleureux,  et  le  cas  échéant,  un 
protecteur. 

Unique  représentant,  aussi  bien  dans  TOcéanie  qu'à  l'Exposition 
universelle,  de  la  race  autochtone  qui  peuple  les  archipels  océa- 
niens, le  royaume  havaïen,  répondant  à  ra[)pel  de  la  France,  est 
venu,  lui  aussi,  exposer  dans  son  pavillon,  près  du  palais  des  Indes, 
les  produits  de  son  industrie  croissante  et  les  vestiges  de  son  passé 
d'hier.  N'est-ce  pas  la  France  qui,  il  y  a  un  demi-siècle,  consacrait, 
avec  l'Angleterre,  l'indépendance  de  ce  petit  Etat,  protégeait  la 
plante  naissante,  lui  permettait  de  grandu' et  de  fructilier?  Si,  au- 


110  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jourd'hui,  ce  royaume,  d'étendue  restreinte,  mais  riche  et  pro- 
spère, incanic  en  lui  une  race  disséminée  dans  ce  vaste  Océan- 
Paciikiue,  dans  cette  voie  lactée  d"iles  sans  nombre,  il  le  doit  en 
partie  à  cette  politique  respectueuse  des  droits  des  petits,,  sympa- 
thique et  sage. 

En  moins  d'un  siècle,  l'arctiipel  havaïen  a  passé  de  la  plus  pro- 
fonde barbarie  à  un  degré  de  civilisation  remarquable.  Roi  consti- 
tutionnel, DaA'id  Kalakaua  gouverne  son  royaume  avec  un  ministère 
responsable  devant  une  chambre  des  nobles  et  une  chambre  élue 
par  le  suftrage  iinr\^ersel.Le  pays  est  fertile,  les  finances  bien  admi- 
nistrées, la  sécurité  absolue.  On  n'y  trouverait  pas  un  homme  ou  une 
femme  ne  sachant  lire,  écrire  et  compter. 

Contraste  saisissant  entre  ce  qui  fut  et  ce  qui  est,  entre  ces  idoles 
et  ces  fétiches  et  ces  photographies  de  temples  chrétiens;  entre 
ces  huttes  de  feuiiiages  et  ce«  luxiaeuses  demeures  de  riches  plan- 
teurs ou  d'opulens  banquiers;  entre  ces  primitifs  canots  à  balancier 
et  ces  bàtimens  à  vapeur  qui  relient  Honolulu,  capitale  de  l'archi- 
pel, à  San-Francisco,  à  l'Australie,  au  Japon;  entre  ce  village  de 
pêcheurs,  occupé  il  y  a  un  demi-siècle  par  des  sauvages  nus  et 
bronzés,  et  cette  ville  de  20,000  habitans,  aux  rues  éclairées  par 
l'électricité,  sillonnée  par  des  tramways  et  des  fils  téléphoniques, 
déployant,  sous  l'épaisse  verdure  des  tropiques  et  un  incomparable 
climat,  sa  flore  merveilleuse,  ses  jardins  et  ses  parcs,  ses  hôtels  et 
ses  monuraens.  ïci  encore  nous  retrouvons  le  sucre,  principale 
richesse  de  l'archipel,  le  calé,  le  riz.  Ici  encore  et  surtout,  nous 
constatons  l'impulsion  donnée  à  l'instruction  publique,  impulsion 
trop  rapide  peut-être  et  qui,  développant  plus  d'ambitions  que  le 
pays  n'en  saurait  satisfaire,  a  failli,  il  y  a  quelques  mois,  mettre  en 
péril  la  stabilité  du  gcrtivememcnt.  De  cette  épreuve  aussi  le  pays 
est  soiti  à  son  lionnour;  et  le  bon  sens  public  a  fait  justice  des 
folles  visées  de  jeunes  novateurs  élevés  aux  frais  de  l'état,  en  Eu- 
rope, et  désireux  de  conquérir  le  pouvoir  par  un  hardi  coup  de 
main. 

Là  n'est  pas  le  danger  :  il  est  dans  ce  développement  rapide  qui 
a  fait  de  i'archipel  havaieu  l'un  des  plus  prospères  de  l'Océanie, 
dans  sa  situation  géographique  qui  en  fait  la  clé  de  TOcéan- 
Pacifique  du  Nord,  le  ]>ôint  de  relâche  et  de  rencontre  des  nom- 
breux paqniebots  qui,  de  San-Francisco,  eo  Austrahe,  au  Japon,  en 
Chine,  s'y  croisent  et  s'y  rantaillent.  L'ombre  de  la  grande  répu- 
blique américaine  s'cHend  sur  ce  petit  état,  qui,  com  merci  Je  nient, 
vit  de  sa  \i<',  lié  à  rlle  par  des  traités  de  réciprocité  qui  l'enri- 
cliissent,  <^t  dont  la  déuunciation  peut  porter  un  coup  terrible  à  son 
industrie.  L'annevion  assurerait  sa  loiiuuie,  mais  d<  truirait  son 
in  lépendance.  Absorbé  par  les  Llats-Unis,  il  verrait  promptemcuL 


l'afhique  kt  l'oueanie  a  l'exposition.  111 

disparaître  sa  population  indigène,  qui  déjà,  lentement,  décroît  et 
fond  comme  la  cire  au  contact  d'un  feu  trop  ardent. 

Et  cependant,  pour  qui  le  connaît,  ce  peuple  a  mérité  de  vivre; 
docile  à  l'impulsion  européenne,  il  a  répudié  ses  dieux,  ses  tradi- 
tions superstitieuses,  ses  instincts  belliqueux,  sa  barbare  léodalité, 
son  autocratie  tyrannique.  Il  a  adopté  les  idées,  les  coutumes,  la 
religion,  les  mœurs  et  les  lois,  non  de  ses  vainqueurs,  mais  de  ses 
initiateurs  et  de  ses  aînés.  Reconnaissant  et  sympathique,  il  est 
venu,  lui  aussi,  prendre  part  à  la  lôte  pacifique  à  laquelle  la  France 
conviait  l'univers  et  revendiquer  sa  place  à  l'ombre  de  notre  dra- 
peau. Sur  le  sien  est  inscrit  la  noble  devise  de  Kaméhaméha  I"  : 
«  Ka  mail  o  ka  aina  i  ka  poiio  :  la  justice  est  la  clé  de  voûte  d'un 
état.  »  Ce  devrait  être  aussi,  dans  ces  mers  lointaines,  la  devise  de 
l'Europe. 

Et  maintenant,  la  grande  Exposition  de  i889  va  fermer  ses 
portes.  Favorisée  par  un  temps  radieux  et  aussi,  jusqu'à  la  der- 
nière heure,  par  un  de  ces  irrésistibles  courans  qui  font  époque 
dans  l'histoire  des  nations,  courans  de  sympathie  extérieure  et  de 
foi  intérieure,  elle  a  vu  affluer  dans  ses  palais  et  ses  pavillons, 
dans  ses  galeries  et  dans  ses  jardins,  les  représentans  de  cent  races 
diverses.  Des  extrémités  du  monde  les  visiteurs  sont  venus,  plus 
nombreux  que  jamais,  dépassant  tout  ce  que  jusqu'à  ce  jour  on  avait 
pu  réunir.  La  grande  ville  a  bien  accueilli  ses  hôtes  ;  ils  la  quittent 
à  regret,  comme  à  regret  elle  les  voit  s'éloigner.  Elle  n'oublie  ni 
leur  bienvedlant  intérêt  ni  la  part  qu'ils  ont  prise  à  la  réussite  de 
ia  grande  œuvre.  A  leurs  compatriotes  ils  diront  ce  qu'ils  ont  vu  : 
un  peuple  travailleur  et  pacifique,  vivant  et  debout,  affirmant  sa 
vitalité  puissante,  gardant  intact  son  artistique  génie;  un  peuple 
qui  ne  prétend  dicter  la  loi  à  personne,  qui,  d'aucun,  n'entend  la 
subir. 

Reconnaissante  du  concours  de  tous,  plus  touchée  de  la  sympa- 
thie des  nations  que  froissée  de  l'abstention  des  souverains,  trop 
intelligente  pour  ne  pas  faire  la  part  des  erreurs  du  passé  et  pour 
ne  pas  compter  sur  l'avenir  pour  l'aider  à  dissiper  les  appréhen- 
sions sans  cause  et  les  malveillances  sans  effet,  la  France  gardera 
le  souvenir  de  ses  hôtes  lointains.  S'ils  ont  admiré  les  résultats  de 
son  industrie,  de  sa  main-d'œuvre,  de  son  goût  sûr  et  délicat,  ils 
lui  ont  apporté  les  produits  de  leur  sol  et  de  leur  intelligente  cul- 
îurc,  les  productions  de  leur  industrie  et  de  leur  génie  particulier. 
Dans  ce  dénombrement  des  richesses  de  l'univers,  si  sa  part  est 
belle,  la  leur  ne  l'est  certes  pas  moins,  et  le  pacifique  tournoi  ne 
compte  que  des  vainqueurs. 

C.   DE   VaRIGKY. 


MIRABEAU 


D'APRES    UN    LIVRE    RECENT 


Voici  un  livre  (|ui  \icnt  à  son  heure  (1).  L'iiistoire  de  Mirabeau 
semble  faite  tout  exprès  pour  le  centenaire  de  1789,  Et  cependant 
cette  histoire  aurait  paru,  sans  doute,  quelques  années  plus  tôt,  si 
celui  qui  en  est  le  premier  auteur,  qui  en  avait  tracé  le  plan  et 
réuni  les  matériaux,  n'avait  été  interrompu  par  la  moit  dans  son 
œuvre  cohimencée.  On  se  rappelle  le  travail  si  curieux  et  si  in- 
structif de  M.  Louis  de  Loménie  sur  les  Mirabeau,  dont  nous  avons 
parlé  au  moment  même  où  il  venait  de  paraître.  Dans  la  pensée  de 
l'historien,  ce  n'était  là  qu'une  œuvre  préparatoire,  le  commence- 
ment d'une  étude  approfondie  sur  le  grand  orateur,  dont  il  n'est 
guère  possible  de  comprendre  le  génie  tourmenté  si  on  le  sépare 
de  sa  race,  de  sa  famille,  du  milieu  dans  lequel  il  a  grandi,  de 
l'inducnce  qu'ont  pu  exercer  sur  lui  certaines  fatalités  héréditaires 
et  la  contagion  de  certains  exemples.  M.  Louis  de  Loménie  venait 
de  mettre  la  dernière  main  aux  Minibeaii ;  il  allait  aborder  le  sujet 
principal  de  ses  recherches  lorsqu'il  fut  frappe  prématurément,  en 

(I)  Le  titre  e.\act  du  volume  que  publie  l'éditeur  Denlu  est  celui-ci  :  les  Mirabeav, 
par  Louis  de  Loménie.  Deuxième  partie  ton;  iiiuée  par  son  fils. —  Avec  un  s^ntimenl  trî'>« 
respectable  de  piété  filiale,  M.  Charles  de  Loménie  se  présente  au  public  comme  k- 
simple  contiuuatfui-  de  l'œuvre  de  son  père.  En  réalité,  ce  nouveau  volume,  qui  est  le 
troisième  de  la  série,  devrait  être  intitulé  Mirabeau,  car  il  est  consacré  tout  entier  au 
;;rand  orateur.  Les  deux  volumes  précédons  no  sont  eu  quelque  sorte  que  la  préface 
et  l'inlrodnctiou  de  celui-ci. 


MIRABEAU.  113 

pleine  activité  de  traNail  et  en  pleine  vigueur  d'esprit.  Son  fils, 
M.  Charles  de  Loniénie,  reprend  aujourd'hui  l'œuvre  paternelle  au 
point  où  elle  en  était  restée.  Les  matières  étaient  distribuées  par 
ordre,  des  milliers  de  documens  choisis  et  classés.  Restaient  un  tra- 
vail délicat  de  contrôle  et  un  travail  non  moins  ddicat  de  rédaction 
((ui  appartiennent  en  propre  au  nouvel  historien,  qui  ont  exigé  de 
lui  plusieurs  années  d'eiïorts,  et  dont  il  est  récompensé  par  l'heu- 
reux à-propos  de  sa  publication.  Les  jeunes  gens  de  nos  jours  sont 
très  habiles.  Je  ne  serais  pas  étonné  que  M.  Charles  de  Loménie 
eût  prolongé  lui-même  à  dessein  notre  attente,  afin  de  choisir  le 
moment  qui  lui  paraîtrait  le  plus  favorable. 

Que  risquait-il,  d'ailleurs,  à  attendre?  Il  disposait,  comme  son 
père,  de  documens  inédits  dont  l'authenticité  est  incontestable,  qui 
vierment  de  la  source  la  plus  sûre,  que  sa  famille  doit  à  des  rela- 
tions personnelles  d'amitié  avec  les  descendans  de  Lucas  de  Mon- 
ligny,  fils  adoptif  et  unique  héritier  des  papiers  de  Mirabeau.  Le 
temps  ne  pouvait  ni  enlever  à  M.  Charles  de  Loménie  la  possession 
exclusive  de  ces  manuscrits  ni  en  diminuer  la  valeur.  A  un  autre 
point  de  vue  encore,  M.  Charles  de  Loménie  hérite  d'une  situation 
privilégiée.  Les  documens  dont  il  se  sert  ont  été  confiés  à  son  père 
sans  conditions.  Il  n'est  tenu  de  ménager  aucun  amour-propre  de 
famille.  Les  héritiers  de  Mirabeau,  qui  ne  portent  point  son  nom, 
témoignent,  au  sujet  de  sa  renommée,  une  grande  liberté  d'esprit. 
On  ne  demande  au  biographe  aucune  de  ces  atténuations  de  com- 
plaisance, aucune  de  ces  précautions  oratoires  que  la  gratitude  ou 
la  simple  convenance  impose  aux  détenteurs  de  manuscrits  lorsqu'ils 
en  doivent  la  communication  à  des  familles  très  entichées  de  leur 
gloire,  très  jalouses  du  bon  renom  de  leurs  ancêtres.  M.  Charles  de 
Loménie  n'éprouve  aucun  scrupule  de  ce  genre,  il  n'a  souci  que  de 
dire  la  vérité.  Nous  lui  devons  donc  non  pas  un  panégyrique,  mais 
une  histoire  de  Mirabeau  véridique,  impartiale  et  complète. 


I. 


Pour  bien  comprendre  le  caractère  de  l'homme,  essayons  d'abord 
de  le  replacer  au  milieu  des  siens,  parmi  les  descendans  de  cette 
race  dure,  violente  et  inquiète  qui  vient  peut-être  d'Italie,  peut- 
étre  simplement  de  Marseille,  et  qui  a  fini  par  porter  jusqu'à  Paris 
son  originalité  hautaine.  Partout  où  ils  passent,  les  Riquetti  ou  Ri- 
quet,  devenus  Mirabeau,  se  font  remarquer  depuis  un  siècle  par 
un  air  de  singularité  tranchante.  D'après  le  propre  témoignage  de 
l'un  d'eux,  lorsqu'ils  se  présentent  dans  le  monde,  on  s'attend  tou- 
TOME  xcvi.  —  1889.  8 


114 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


jours,  de  leur  part,  à  quelque  einportemonl  ou  à  quelque  saillie. 
Auprès  (lu  berceau  de  1  enfant  qui  sera  le  comte  Gabriel  de  Mira- 
beau, au  château  du  iiignon,  dans  le  Gàlinais,  le  7  mars  17/i9,  se 
pressent  trois  personnes,  dont  deux  au  moins  exerceront  sur  sa 
destinée  une  influence  décisive.  D  abord,  la  grand'mère,  M"    de 
Gastellane,   la  veuve  de  l'héroïque  marquis  Jean- Antoine,  laissé 
pour  mort  au  combat  de  Gassano,  où  toute  l'armée  du  prince  Eu- 
gène lui  passa  sur  le  corps,  guéri  contre  toute  attente,  et  si  bien 
guéri  qu'il  eut  depuis  sept  enians.  Dans  la  maison  de  son  fils,  la 
vénérable  aïeule  est  entourée  de  tous  les  respects  en  même  temps 
qu'elle  y  jouit  dune  autorité  mcontestée.  Seulement  elle  se  mêle 
peu  au  reste  de  la  famille  ;  elle  ne  se  familiarise  avec  personne, 
elle  tient  à  distance  ses  petits-enlans  aussi  bien  que  les  étrangers. 
Les  habitudes  de  piété  austère  qui  l'absorbent  la  rendent  impropre 
au  rôle  déJucalrice.  11  ne  faut  pas  compter  sur  elle  pour  former  le 
caractère  du  jeune  comte  ;  elle  le  verra  trop  peu  et  de  trop  loin. 
Le  chef  de  la  maison,  le  père  de  l'orateur,  était  au  contraire  un 
éducateur  passionné.  M.  Louis  de  Loménie  nous  a  fait  connaître  à 
fond  ce  personnage  extraordinaire,  qu'on  ne  connaissait  guère  au- 
paravant que  par  le  bruit  qui  s'est  fait  autour  de  VAmi  des  hommes. 
et  par  l'éclat  de  ses  démêlés  avec  son  fils.  Nature  puissante,  mais 
peu  équilibrée,  le  marquis  de  Mirabeau  était  plus  capable  de  con- 
cevoir et  d'exprimer  des  idées  que  de  les  mettre  à  exécution.  Sa  vie 
se  consume  en  cflorts  que  les  événemens  déconcertent.  Son  imagi- 
nation a  des  visées  grandioses  et  en  môme  temps  systématiques 
auxquelles  ne  se  plie  pas,  en  général,  la  nature  des  choses.  Avant 
tout,  et  dès  sa  jeunesse,  il  est  possédé  du  désir  d'augmenter  l'hé- 
ritage qu'il  a  reçu  de  ses  ancêtres,  de  laisser  à  ses  descendans  une 
grande  situation  sociale.  G'est  pour  cela  qu'il  abandonne  le  ser- 
vice à  vingt-huit  ans,  afin  d'épouser  une  lille  unique  et  une  riche 
héritière,  M''-'  de  Vassan.  Malheureusement  pour  lui,  la  succession 
de  M'"''  de  Vassan  se  fit  longtemps  attendre  ;  et,  quand  elle  s'ou- 
vrit, sa  femme,  brouillée  avec  lui,  la  réclama  tout  entière.  Il  eut 
donc  tous  les  inconvéniens  d'un  mariage  mal  assorti,  sans  en  re- 
cueillir les  avantages. 

En  l7/i9,  au  moment  où  naquit  Mirabeau,  le  ménage  n'était  pas 
encore  désuni.  Onze  enfans  se  succédaient  même,  comme  pour 
témoigner,  disait  le  marquis,  «  de  la  sorte  d'attachement  turbulent 
dont  sa  femme  le  faisait  enrager.  ))  Mais  le  caractère  de  M"''  de 
Vassan,  son  inégalité  d'humeur,  ses  emportemens,  ses  violences, 
le  desordre  de  sa  tenue  et  de  sa  toilette,  détruisent  peu  à  peu  la 
paix  du  ioyer  domestique.  Avec  une  femme  pareille,  le  rêve  du 
marquis,  celui  de  consolider  et  d'agrandir  sa  maison,  ne  se  réali- 


MIRABEAU.  115 

sera  jamais.  La  marquise  ne  sait  se  soumettre  à  aucune  contrainte, 
obéir  à  aucun  devoir,  pas  même  s'assujettir  à  des  heures  de  repas 
régulières.  La  présence  de  convives  invités  à  sa  table  ne  l'empêche 
pas  de  suivre  sa  fantaisie.  Aucun  souci  des  convenances,  aucun 
respect  de  soi-même,  le  règne  perpétuel  du  caprice  et  des  orages, 
voilà  le  plus  clair  de  la  dot  que  jVP'"  de  Vassan  apporte  à  son  mari. 
Dans  ses  rêves  d'agrandissement  et  de  gloii^e,  le  lOiarquis  trouve  au 
contraire,  parmi  les  siens,  le  plus  dévoué  des  auxiliaires  chez  son 
frère  Le  bailli.  Celui-ci  joue  le  rôle  de  frère  cadet  avec  une  abné- 
gation admirable  :  tout  ce  qu'il  possède,  tout  ce  qu'il  acquiert,  il  le 
met  sans  compter  à  la  disposition  du  chef  de  la  famille,  en  y  ajou- 
tant les  témoignages  d'alfection  les  plus  délicats.  11  aime  les  enfans 
du  marquis  comme  s'ils  étaient  les  siens,  et  ne  s'occupe  de  sa 
propre  fortune  que  pour  travailler  à  la  leur.  Mais  le  service  du  roi 
ou  celui  de  l'ordre  de  Malte  le  retiennent  bien  souvent  loin  de  la 
France.  Il  ne  pourra  donc,  comme  il  le  voudrait,  prendre  sa  part 
de  l'éduication  de  son  neveu. 

C'est  cependant  ce  neveu,  cet  unique  héritier  du  nom,  qui,  avant 
la  naissance  d'un  second  fils,  remplit  presque  complètement  la  cor- 
respondance des  deux  frères.  Sa  naissance  a  été  accueillie  par  eux 
avec  transports  ;  un  premier  enfant  mâle  était  mort  en  JDas  âge  par 
accident.  Le  comte  Gabiiel  vint  au  monde  un  pied  tordu  et  la  langue 
enchaînée  par  le  filet,  mais  dans  des  conditions  de  vigueur  excep- 
tionnelle, avec  deux  dents  déjà  formées,  comme  Louis  XIV.  Sur 
cette  tête  allaient  reposer  désormais  les  espérances  d'un  père  et  d'un 
oncle  qui  poussaient  tous  deux  au  plus  haut  degré  le  culte  et  l'or- 
gueil de  la  race.  Tout  ce  q>ui  le  conceriie  va  prendre  désormais 
entre  les  deux  frères  les  proportions  d'un  évéaeîinent.  Ils  éprouvent, 
pour  coanmencer,  à  son  sujet  uPj©  première  mortificati'On.  Jusqu'à  lui, 
la  race  des  Mirabeau  a  été  remarquable  par  sa  beauté.  Celui-ci  n'a 
point  hérité  des  traits  réguliers  de  ses  ancêtres.  Un  accident  l'en- 
laidit encore.  Faute  d'avoir  subi  l'opération  alors  fort  redoutée  de 
l'inoculation,  il  est  atteint  à  l'âge  de  trois  ans  d'une  petite  vérole 
que  sa  mère  ne  sait  pas  soigner  et  qui  laisse  sur  son  visage  des 
traces  profondes.  «  Ton  neveu  est  laid  comme  celui  de  Satan,  »  écrit 
le  marquis  au  baiUi  en  1754.  Des  symptômes  plus  graves  inquiètent 
le  père.  11  trouve  dans  son  fils  des  traits  de  ressemblance  frappante 
avec  la  famille  de  sa  femme  qti'il  déteste.  «  Cet  enfant,  dit-il  avec 
amertume,  a  la  pourtraicturc  achevée  de  son  odieux  grand-père, 
M.  de  Vassan.  »  Ces  appréhensions  ne  sont  que  trop  justiiiees.  Mi- 
rabeau me  ressemblera  pas  seulement  à  sa  mère  au  physique,  il 
lui  ressemblera  aussi  beaucoup  trop  au  moral. 

11  faut  néanmoins  fitire  de  lui  un  homme.  Le  marquis  s'y  applique 


11(5  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avec  un  soin  qui  pounait  paraître  excessif  si  nous  ne  connaissions 
les  habitudes  systématiques  de  son  esprit  et  les  projets  ambitieux 
qu'il  caresse  pour  l'aîné  de  sa  race.  Il  appartient  à  un  siècle  où 
tous  les  problèmes  de  l'éducation  sont  soulevés  ;  lui-même  professe 
sur  cette  question  des  idées  personnelles  et  il  élève  son  fils  d'après 
des  principes  qui  font  penser  à  \' Emile  de  Rousseau.  D'abord, 
quoique  sa  fortune  soit  déjà  embarrassée  et  que  la  charge  soit 
lourde,  il  le  confie  à  un  gouverneur  qui  paraît  avoir  été  choisi  de  la 
manière  la  plus  heureuse.  Voici  le  portrait  qu'en  fait  le  marquis 
après  cinq  ans  d'expérience  :  «  Un  liomme  vraiment  supérieur  par 
le  maintien,  l'esprit,  et  surtout  le  cœur,  également  propre  aux 
grandes  choses  et  aux  moindres,  maître  dans  tous  les  arts  libéraux, 
né  même  avec  cette  sorte  de  talent  qui  comprend  l'intelligence  et 
l'exécution  de  tous  les  arts  mécaniques...  un  homme  enfin  que  je 
n'ai  pu  trouver  faible  et  intcrcadent  sur  rien  et  dont  le  cœur  excel- 
lent s'est  pris  d'un  attachement  sans  bornes  pour  moi.  »  Avec  un 
tel  maître,  l'cj^pritde  l'enfant  sera  bien  dirigé,  peut-être  même  trop 
dirigé.  Plus  taid  Mirabeau  s'en  plaignit  souvent.  Il  semble  qu'une 
main  trop  lourde  ait  pesé  sur  sa  jeunesse  pour  en  comprimer  l'essor. 
C'était  l'avis  de  l'excellent  bailli,  qui,  dans  une  de  ses  rares  visites, 
avait  jugé  le  gouverneur  et  l'élève.  «  J'avoue,  écrit-il,  que  Poisson 
m'a  paru  un  homme  de  mérite  ;  je  crains  cependant  qu'il  n'ait  pas 
laissé  assez  de  ce  que  les  Italiens  appellent  )ifogo  aux  saillies  de 
l'esprit  chaud  de  cet  enfant,  et  qu'en  le  contenant  il  n'ait  pour 
ainsi  dire  encombré  le  fourneau.  » 

Si  «  le  fourneau  »  avait  été  moins  solide,  il  aurait  pu  en  efl'et 
éclater.  Mais  la  puissante  organisation  de  Mirabeau  résista  à  cet 
encombrement  de  matières,  à  l'accumulation  de  connaissances  que 
l'imagination  fumeuse  du  père  et  l'érudition  solide  du  gouverneur 
entassaient  à  l'envi  dans  ce  jeune  cerveau.  Il  en  tira  même  ce 
profit  particulier,  d'acquérir  des  notions  de  tout^  supérieures  à 
celles  de  son  âge,  de  ne  se  trouver  plus  lard  dépaysé  dans  aucun 
genre  d'études,  et  d'avoir  appris  de  bonne' heure  à  supporter  sans 
fléchir  une  somme  de  travail  extraordinaire.  Par  la  fécondité  et  par 
l'activité  de  son  esprit,  Mirabeau  sera  bien  le  digne  fils  de  son  père. 
Au  milieu  des  entraînemens  d'une  vie  dissipée,  il  écrivit  presque  au- 
tant et  sur  autant  de  sujets  que  l'infatigable  Ami  des  hommes,  u  Si 
ma  main  était  de  bronze,  disait  le  père,  elle  serait  usée  à  lorcc 
décrire.  »  La  plume  à  la  main,  le  fils  lui  tiendra  tête  sans  jamais  se 
lasser. 

Le  marquis  ne  peut  méconnaître  la  précocité  de  cette  belle  intel- 
ligence. Il  en  est  môme  quelquefois  étonne.  Le  caractère  de  son 
fils,  qu'il  étudie  de  près,  le  surprend  surtout  par  des  inégalités  dont 


MlUABEAU.  117 

on  suit  la  trace  dans  les  confidences  qu'il  adresse  tantôt  à  M"'''  de 
Rochcfort,  tantôt  à  son  frère  le  bailli.  Un  jour  il  est  content  de  lui, 
il  lait  son  éloge;  le  lendemain  il  le  juge  avec  une  extrême  sévérité. 
En  septembre  1759,  il  annonce  que  l'enfant  «  promet  un  fort  joli 
sujet,  n'ayant  plus  trace  d'humeur,  de  bassesse  ni  de  mensonges.  » 
Un  mois  auparavant  il  écrivait  à  M™''  de  Rochefort  :  «  L'aîné  de  mes 
garçons  vendra  son  nom.  »  A  mesure  que  Mirabeau  grandit,  les 
appréhensions  du  père  augmentent. 

Il  y  a  surtout  un  moment  difficile.  C'est  celui  où,  l'excellent  gou- 
verneur Poisson  ayant  épuisé  sa  science,  n'ayant  presque  plus  rien 
à  apprendre  au  jeune  comte,  il  semble  nécessaire  d'éloigner  celui-ci 
de  la  maison  paternelle  pour  le  préparer  au  service  militaire, 
comme  il  convient  à  un  gentilhomme  de  son  nom  et  de  sa  race. 
((  On  ne  le  peut,  écrit  le  marquis,  ni  lâcher  ni  tenir  davantage.  » 
Un  autre  serait  naturellement  envoyé  à  une  de  ces  académies  dans 
lesquelles  la  jeune  noblesse  se  forme  pour  la  guerre.  Mais  le  mar- 
quis craint  la  liberté  dont  on  y  jouit,  il  cherche  un  moyen  terme 
entre  la  vie  de  famille  et  l'académie.  Après  avoir  essayé  sans  succès 
d'une  maison  particulière,  il  se  décide  à  placer  son  fils  dans  une 
pension  célèbre  du  temps,  chez  l'abbé  Ghoquard,  rue  et  barrière 
Saint-Dominique  à  Paris.  Ce  n'était  point  du  tout,  comme  l'ont,  dit 
quelques  biographes,  une  maison  de  correction.  C'était,  au  con- 
traire, une  institution  fort  à  la  mode,  où  Mirabeau  passa  plusieurs 
années  avec  des  étrangers  de  distinction,  notamment  avec  les  deux 
Elliot,  dont  l'un  devint  comte  de  Minto  et  resta  son  ami. 

Chez  l'abbé  Choquard,  on  consacrait  beaucoup  de  temps  aux 
exercices  militaires,  mais  on  ne  négligeait  pas  la  vie  intellectuelle. 
C'est  là  que,  pour  la  première  fois,  Mirabeau  va  être  jugé  par  ses 
pairs.  Il  donne  déjà  de  lui  une  opinion  analogue  à  celle  que  le 
monde  portera  plus  tard  sur  sa  personne.  «  Tianchant  dans  la  con- 
versation, gauche  dans  ses  manières,  disgracieux  de  tournure,  sale 
dans  ses  vêtemens,  par-dessus  tout  d'une  suffisance  sans  bornes.  » 
Voilà  la  première  impression  qu'il  produit  sur  ses  camarades.  Mais 
ce  qui  corrige,  ce  qui  adoucit  ce  jugement,  c'est  que,  malgré  ces 
défauts  extérieurs,  il  y  a  en  lui  une  irrésistible  puissance  de  séduc- 
tion. Chaque  fois  qu'il  le  voulut  ou  qu'il  y  eut  intérêt,  il  réussit  à 
séduire  et  à  dominer  ceux  (|ui  l'entouraient,  son  père  lui-même, 
quoique  celui-ci  fût  si  en  défiance,  si  prévenu  contre  des  manières 
«  qui  sentent  le  comédien.  »  Le  marquis  ayant  voulu  le  transférer 
un  jour  dans  une  pension  plus  sévère,  tous  les  élèves  de  l'abbc 
Choquard  protestent  et  pétitionnent  en  faveur  du  jeune  comte. 

Là  aussi  ils  applaudissent  à  ses  débuts  littéraires  et  oratoires.  Le 
jour  de  la  Saint-Louis,  en  1769,  toute  la  pension  écoute  un  éloge 


118  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  prince  de  Gondé  mis  en  parallèle  avec  Scipion  l'Africain,  dont 
l'abbé  Choquard  est  si  content  qu'il  en  lait  faire  un  compte-rendu 
dans  les  journaux,  sans  doute,  pour  recommander  sa  maison  au 
public.  Le  rédacteur  du  recueil  de  Bacliaumont  dit  à  ce  propos  : 
«  On  voit  que  ce  jeune  aiglon  vole  déjà  sur  les  traces  de  son  illustre 
père.  »  lit  il  ajoute  avec  raison  :  a  Le  fils  a  plus  de  netteté,  plus 
d'élégance  dans  son  style.  »  Les  idées  tumultueuses  du  père  s'éclair- 
ciront,  en  eflet,  dans  le  cerveau  mieux  équilibre  du  iils. 

En  attendant,  le  futur  orateur  fait  son  apprentissage  à  Saintes 
dans  le  régiment  de  Berri-cavalerie,  que  le  marquis  a  choisi  parce 
qu'il  est  commandé  par  un  colonel  très  sévère.  Cet  apprentissage 
réserve  au  père  plus  d'une  pénible  surprise.  Mirabeau  passe  en 
prison  une  partie  de  la  première  année  et  au  commencement  de  la 
seconde  se  sauve  à  Paris  après  avoir  fait  au  jeu  une  dette  de  80  louis. 
On  le  rattnipe  et  on  l'enferme  à  l'ile  de  Ré.  A  ce  moment,  le  bailli, 
qui  craint  de  nouveaux  éclats,  enverrait  volontiers  son  neveu  aux 
colonies  hollandaises,  d'où  on  ne  revient  pas.  «  Ces  choses-là, 
répond  le  marquis,  sont  plus  faciles  à  projeter  qu'à  parfaire,  sur- 
tout dans  le  temps  qui  court  et  avec  un  drôle  qui  a  toute  l'intrigue 
du  dialjle  et  de  l'esprit  comme  un  démon.  Le  marquis  de  Lambert 
me  disait  l'autre  jour  qu'il  avait  partagé  la  ville  et  la  province  et 
que,  malgré  son  caractère  odieux,  il  aurait  trouvé  dans  la  ville  de 
Saintes  20,000  livres  qui  n'y  sont  pas.  » 

Le  bailli  subira  à  son  tour  l'ascendant  de  ce  neveu  maudit  lorsque 
Mirabeau  reviendra  de  l'expédition  de  Corse,  où  il  servit  comme 
sous-lieutenant  dans  la  légion  de  Lorraine.  Il  semble  qu'il  y  ait  eu 
là  une  heureuse  secousse  dans  cette  vie  jusqu'alors  si  dissipée. 
L'action  a  été  un  instant  pour  cette  nature  fougueuse  le  meilleur  des 
dérivatifs.  A  quelque  tâche  que  Mirabeau  s'applique,  il  y  paraît  tout 
de  suite  supérieur.  C'est  là  le  secret  de  l'emph-e  qu'il  exerce.  En 
Corse,  il  se  croit  fait  pour  la  guerre,  il  le  dit  hautement,  il  le  prouve 
dans  une  certaine  mesure  et  il  le  persuade  autour  de  lui.  Le  ma- 
jor de  la  légion  de  Lorraine,  le  chevalier  de  Villereau,  déclarait 
«  n'avoir  pas  connu  d'homme  né  avec  de  plus  grands  talens  que  le 
comte  de  Mirabeau  pour  le  métier  des  armes.  » 

Ce  sera  aussi  l'avis  du  bailli,  qui,  lassé  de  ses  longues  croisières, 
a  fini  par  s'établir  en  Provence,  où  il  défend  les  intérêts  de  son  frère 
et  où  il  reçoit  son  neveu.  Celui-ci,  comme  dit  son  père,  u  joue  aus- 
sitôt ses  grandes  marioametfces  »  pour  s'emparer  de  l'esprit  du  bailli 
dont  il  connaît  la  bonté  et  l'influence.  Il  compte  sur  lui  pour  ren- 
trer en  grilce  auprès  du  maj'quis  toujours  résistant.  Dès  le  soir  de 
son  arrivée,  il  pousse  sa  pointe etenlève  la  position  d'assaut.  Il  laisse 
l'honnête  marin  tout  étourdi  de  sa  verve  méridionale,  de  sa  faconde, 


MIRABEAU.  119 

(le  la  prodigieuse  facilité  avec  laquelle  il  traite  au  pied  levé  les 
questions  les  plus  difficiles.  S'agit-il  du  militaire,  il  en  parle  en 
homme  du  métier,  on  dirait  qu'il  a  blanchi  sous  le  harnais.  S'agit-il 
d'histoire  ou  de  pohtique,  il  a  commencé  une  histoire  de  Corse  qui 
émerveille  le  bailli  :  «  S'il  n'est  pas  pire  que  Néron,  écrit  l'excellent 
homme  au  marquis,  il  sera  meilleur  que  Marc-Aurèle,  car  je  ne 
crois  pas  avoir  jamais  trouvé  tant  d'esprit.  Ma  pauvre  tête  en  était 
absorbée...  ou  c'est  le  plus  adroit  et  habile  persifleur  de  l'univers, 
ou  ce  sera  le  plus  grand  sujet  de  l'Europe  pour  être  pape,  ministre, 
général  de  terre  ou  de  mer,  chancelier  et  peut-être  a;j;riculteui\ 
Tu  étais  quelqu'un  à  vingt-deux  ans,  mais  pas  la  moitié.  «  Pen- 
dant que  le  bailli  parle,  Mirabeau  prend  des  notes  comme  pour 
témoigner  de  l'intérêt  qu'il  prend  à  ce  qu'on  lui  dit  et  pour  flatter 
la  vanité  de  son  interlocuteur.  C'était  du  reste  son  habitude.  11 
meublait  ainsi  sa  mémoire  et  son  cerveau  aux  dépens  des  autres. 
Son  père  l'appelait  ironiquement  «  la  pie  des  beaux  esprits  et  le  geai 
des  carrefours.  » 

Le  bailli  reste  sous  le  charme,  tant  qu'il  garde  Mirabeau  auprès 
de  lui.  Après  son  départ,  il  en  rabat  un  peu,  lorsqu'il  s'aperçoit 
que  le  bon  apôtre,  non  content  de  faire  payer  ses  anciennes  dettes, 
en  a  contracté  de  nouvelles  en  tirant  à  vue  sur  son  excellent  oncle. 
Le  père,  qui  connaissait  mieux  le  caractère  de  son  hls  pour  l'avoir 
pratiqué  plus  longtemps,  avait  cependant  prévenu  le  bailli.  «  Prends 
garde,  écrivait-il,  si  tu  veux  le  mener  dans  le  grand,  qu'il  ne  mène 
ta  bourse  dans  le  vide...  pour  manger  dans  la  main,  c'est  le  premier 
homme  du  monde.  »  Si  bien  averti  et  si  déliant  qu'il  soit,  l'intrai- 
table marquis  ne  résiste  pas  davantage  à  l'ascendant  de  Mirabeau, 
une  fois  qu'il  a  consenti  à  le  recevoir  dans  le  château  d'Aigueperse 
en  Limousin,  où  ses  afiaires  l'appellent.  Sa  première  impression  a 
été  peu  favorable.  «  Or  sus,  s'est  dit  le  père  en  écoutant  et  en  re- 
gardant l'aîné  de  sa  race,  voici  encore  mi  Mirabeau  tout  craché, 
c'est-à-dire  un  être  fort  incommode,  homme  d'esprit  d'abord  et  de 
mérite,  ensuite  sur  le  pavé.  Adieu  projets  de  fortune,  etc.  C'est  la 
fable  du  pot  au  lait.  »  Puis  la  séduction  personnelle  opère,  Mira- 
beau devient  le  secrétaire  de  son  père,  s'empare  de  sa  confiance  et 
pendant  deux  ans  va  le  dominer.  Il  fait  même  sous  la  direction  de 
ÏAmi  des  hommes  un  premier  apprentissage  de  la  politique,  d'abord 
en  constituant  dans  la  province  du  Limousin  un  tribunal  de  conci- 
liation, une  sorte  de  justice  de  paix  ou  de  conseil  de  prud'hommes; 
puis  en  maintenant,  au  contraire,  parmi  les  vassaux  turbulens  de 
Provence  tous  les  droits  du  seigneur  suzerain.  Dans  ces  deux  rôles 
sidilïérens,  il  montre  déjà  les  deux  aspects  de  son  caractère,  le  sen- 
timent d'humanité  et  de  justice  qui  lait  de  lui  un  homme  des  temps 


120  REVUE    DES    DEUX    ,M(»Nni:S. 

nouveaux,  la  hauteur  de  manières  par  laquelle  il  se  rattache,  quand 
il  le  veut,  aux  vieilles  races  aristocratiques. 

Surtout,  il  ne  passe  nulle  part  inaperçu.  «Monsieur  l'ouragan,  » 
comme  l'appelle  son  père,  emporte  de  haute  lutte  les  positions  les 
plus  difficiles.  A  Versailles,  il  se  lait  tout  de  suite  sa  place  à  la 
cour,  il  s'impose  par  son  esprit  et  par  son  originalité  autant  que 
par  la  qualité  de  ses  alliances.  La  première  fois  qu'il  est  présenté 
au  vieux  comte  de  Maurepas,  il  le  saisit  par  le  bouton  de  son  jus- 
taucorps. «  Au  reste,  écrit  le  marquis  au  bailli,  depuis  cinq  cents 
ans  on  a  toujours  souflerl  des  Mirabeau  qui  n'étaient  pas  faits  comme 
les  autres,  on  soulTrira  encore  celui-ci.  Je  te  promets  en  outre  que 
celui-là  ne  descendra  pas  le  nom.  » 

Mirabeau  aborde  avec  la  même  confiance  en  soi  et  la  même  au- 
dace l'entreprise  capitale  de  sa  jeunesse.  11  se  met  en  tête  d'épou- 
ser une  des  plus  riches  héritières  de  Provence,  M^'*  de  Marignane, 
que  se  disputent  les  principaux  gentilshommes  du  pays  ;  il  a  contre 
lui  la  famille  et  l'entourage  de  la  jeune  personne.  Celle-ci  ne  témoigne 
même  pas  pour  lui  un  goût  très  vif,  elle  paraît  hésiter  entre  ses 
nombreux  prélendans.  Mais  il  la  presse,  il  abuse  de  son  humeur 
pacifique,  il  réussit  à  la  compromettre  et  à  rendre  le  mariage  indis- 
pensable. Victoire  sans  lendemain  du  reste,  qui  n'a  ni  plus  de  durée 
ni  plus  de  portée  qu'une  aventure.  Au  bout  de  quinze  mois  de  ma- 
riage, Mirabeau,  quoique  sa  femme  et  lui  eussent  un  fort  beau  re- 
venu, avait  déjà  souscrit  pour  200,000  livres  de  lettres  de  change. 
Son  père  et  son  beau-père,  justement  eflrayés,  ne  trouvaient 
d'autie  moyen  de  le  soustraire  aux  poursuites  de  ses  créanciers 
que  de  le  placer  sous  la  main  du  roi,  suivant  l'expression  du  temps, 
en  le  faisant  enfermer  au  château  de  xMirabeau. 

Tel  fut  le  commencement  d'une  série  d'cmprisoimemens  qui 
allaient  jeter  le  jeune  comte  hors  de  la  famille  et  de  la  société.  In- 
terné au  début  à  Mirabeau,  un  peu  plus  tard  à  Manoscjue,  il  com- 
met l'imprudence  de  rompre  son  ban  et  d'aller  se  prendre  de  que- 
relle à  Grasse  avec  un  gentilhonnne  provençal.  Cette  lois,  il  est 
accusé  d'avoir  voulu  assassiner  son  adversaire  et  décrété  de  prise 
de  corps.  Le  marquis  en  est  réduit  pour  le  sauver  à  solliciter  des 
ministres  rinlernement  de  son  fils  au  château  d'If  par  une  lettre 
de  cachet. 

C'est  là  un  procédé  dont  VAmi  des  hommes  se  servira  trop  sou- 
vent contre  les  membres  de  sa  famille,  que  le  pouvoir  royal  aura 
le  tort  de  mettre  à  sa  disposition,  et  dont  l'abus  pèse  sur  sa  mé- 
moire comme  une  infraction  impardonnable  aux  idées  de  justice 
dont  il  se  faisait  volontiers  le  représentant.  Les  lettres  de  cachet  sont 
un  des  plus  odieux  souvenirs  de  l'ancien  régime.  On  peut  juger  de 


MIRABEAU.  121 

leur  puissance  corrupirice  par  la  facilité  avec  laquelle  s'en  accom- 
modait une  conscience  aussi  honnête  que  celle  du  marquis  de  Mi- 
rabeau. Il  ne  faut  cependant  pas  se  méprendre  sur  le  premier 
effet  qu'elles  produisent.  Mirabeau  s'est  beaucoup  plaint  de  la  ty- 
rannie paternelle,  il  a  dénoncé  son  père  à  l'opinion  avec  une  véhé- 
mence croissante,  mais  il  a  commencé  par  profiter  de  la  mesure 
contre  laquelle  il  proteste.  C'est  grâce  à  son  emprisonnement  qu'il 
peut  se  soustraire  aux  menaces  de  ses  créanciers,  échapper  aux 
conséquences  d'une  condamnation  infamante  prononcée  contre  lui 
pour  tentative  d'assassinat.  Son  père,  il  est  vrai,  se  débarrasse  de 
lui  ;  mais  lui-même  se  débarrasse  de  tous  ceux  qui  le  guettent  pour 
lui  mettre  la  main  au  collet.  Il  n'est  donc  pas  victime,  du  moins  au 
début,  il  est  plutôt  protégé  par  la  première  lettre  de  cachet  de- 
mandée contre  lui.  Les  véritables  victimes  sont  ceux  auxquels  il 
doit  de  l'argent  ou  qu'il  a  roués  de  coups  sans  qu'il  leur  soit  pos- 
sible d'obtenir  satisfaction. 

La  translation  du  prisonnier  au  fort  de  Joux  n'aggravait  pas  la 
peine  de  la  détention.  Quoique  «  ce  nid  de  hiboux,  égayé  par  quel- 
ques invalides,  »  ne  fût  pas  un  lieu  de  délices,  Mirabeau  allait  y 
jouir  d'une  liberté  relative  dont  il  ne  manqua  pas  d'abuser.  Le 
commandant  du  fort,  bon  gentilhomme,  se  déclarait  tout  à  fait  in- 
capable d'exercer  le  métier  de  geôlier.  Mirabeau  obtint  de  lui  d'avoir 
un  logement  dans  la  petite  ville  voisine  de  Pontarlier,  d'y  prendre 
ses  repas  à  l'auberge  et  d'y  fréquenter  la  société  du  pays.  En  prin- 
cipe, il  était  tenu  de  rentrer  chaque  soir  au  château;  mais,  en  réa- 
hté,  il  en  vint  à  s'absenter  plusieurs  jours  de  suite  et  à  pousser 
même  ses  courses  jusqu'en  Suisse. 


II. 


Le  séjour  de  Mirabeau  au  fort  de  Joux  rappelle  surtout  la  célèbre 
histoire  de  ses  amours  avec  M™*^  de  Monnicr.  Cette  aventure,  qui 
(it  tant  de  bruit  et  qu'ont  immortalisée  les  Lettres  de  Vinccimes,  est 
racontée  par  M.  Charles  de  Loménie  avec  la  plus  scrupuleuse  exac- 
titude. Le  consciencieux  historien  a  eu  entre  les  mains,  outre  les 
dialogues  inédits  prêtés  autiefois  à  Sainte-Bcu\e  par  M.  Lucas  de 
Montigny,  la  correspondance  secrète  de  M'"'  de  Monnier  avec  son 
amant.  Il  s'est  servi  de  ces  précieux  documens  pour  retrouver  la 
vérité  sous  la  légende  que  les  romans,  les  pièces  de  théâtre,  et 
même  de  prétendus  récits  historiques  ont  répandue  dans  le  public. 
Les  Lettres  de  Vinceimes,  (|uoique  souvent  brûlantes  de  passion, 
ont  un  caractère  oratoire  ;   elles  sont  destinées  à  être  lues  par  le 


122  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lieutenant  de  police  ou  par  son  premier  commis  ;  elles  sentent  le 
plaidoyer,  elles  arrangent  et  dénaturent  les  faits  pour  le  besoin 
d'une  cause.  11  n'y  faut  pas  chercher  une  sincérité  absolue.  L'émo- 
tion y  est  fréquemment  remplacée  par  la  rhétorique.  Le  caractère 
des  deux  amans  se  montre  plus  au  naturel  dans  l'intimité  de  leurs 
confidences  secrètes.  Leur  liaison,  qui  a  remué  les  cœurs  et  fait 
travailler  les  imaginations,  se  réduit  au  fond  à  une  histoire  d'amour 
assez  prosaïque.   Ce  serait  une   profanation    de    rappeler   ici    les 
passions  délicates  de  la  fin  du  siècle,  de  prononcer  les  noms  de 
M"'^  de  Sabran,    de    Custine,  de   Beaumont.  Sophie  de  Monnier 
n'approche  pas  de  ces  fbmmes  exquises.  Quoiqu'elle  appartienne  à 
une  bonne  noblesse  de  robe,  quoique  son  père,  M.  de  RuflTey,  soit 
un  des  correspondans  de  Voltaire  ;  quoiqu'elle  ait  été  destinée  par 
ses  parens  à  épouser  sur  le  tard  Buffon  devenu  veuf,  il  y  a  en  elle 
un  élément  de  vulgarité  qui  exclut  toute  idée  de  comparaison  avec 
des  natures  plus  fines.  Rien  de  moins  poétique  pour  commencer 
que  l'hiptoire  de  son  mariage.  A   seize  ans,  sa  famille,  qui  paraît 
beaucoup  plus  occupée  de  sa  fortune  que  de  son  bonheur  la  marie 
à  un  septuagénaire,  le  marquis  de  Monnier,  premier  président  de 
la  cour  des  comptes  de  Dôle  et  possesseur  de  biens  considérables. 
«  Je  ne   savais  pas,  écrit  ironiquement  Voltaire  au  président  de 
Rufiey,  que  M.  de  Monnier  fût  un  jeune  homme  à  marier,  je  lui  en 
fais  mon  compliment  et  je  le  trouve  très  heureux  d'épouser  made- 
demoiselle  votre  fille.  Je  leur  souhaite  à  tous  deux  toute  la  prospé- 
rité possible.  »  Dans  une  union  si  disproportionnée,  il  ne  peut  être 
question  d'affection.  C'est  une  affaire  que  concluent  les  parens  de 
Sophie.  On  espère  que  le  mari  ne  vivra  pas  longtemps  et  que  la 
jeune  femme,  enrichie  par  ses  libéralités,  pourra  suivre  alors   le 
penchant  de  son  cœur.  En  attendant,  M™°  de  Monnier  s'ennuie  au 
domicile  conjugal,  auprès  de  son  vieil  époux,  elle  cherche  des  dis- 
tractions et  elle  en  trouve.  Ce  qui  classe  la  femme,  c'est  que  Mira- 
beau ne  sera  ni  son  premier  ni  son  dernier   amant.   Avant  de  le 
connaître,  elle  s'était  éprise  d'un  officier  d'artillerie  qu'elle  tutoyait 
et  dont  elle  payait  les  dettes. 

«  Compromise  et  affichée  dans  Pontarlier,  »  comme  elle  le  dit 
elle-même,  par  la  fatuité  de  ce  personnage,  elle  rencontre  le  pri- 
sonnier du  fort  de  Joux  au  moment  où  elle  commençait  à  se  lasser 
d'une  liaison  embarrassante.  Mirabeau,  très  supérieur  à  tout  son 
entourage,  exerce  sur  elle  l'ascendant  qu'il  n'a  jamais  manqué 
d'exercer  sur  les  personnes  dont  il  entrepn  nait  la  conquête.  La 
laideur  de  son  visage  couturé  par  la  petite  vérole,  l'épaisseur  de 
sa  taille  qui  lui  donnait  «  l'air  d'un  paysan,  »  la  gaucherie  et  l'alfcc- 
tation  de  ses  manières  qui  causaient  au  premier  abord  une  impres- 


MIRA15EAU.  123 

sion  déplaisante,  étaient  bientôt  eiïacées  par  l'éclat  de  ses  yeux 
pleins  de  feu,  par  la  grâce  de  sa  bouche  spirituelle,  par  le  charme 
de  la  conversation  la  plus  séduisante.  Lorsqu'il  renonçait  au  ton 
cérémonieux  qu'il  prenait  volontiers  en  se  présentant  dans  le 
monde,  l'à-propos  de  son  langage,  la  vivacité  de  ses  saillies,  l'ai- 
sance de  ses  répliques,  la  facilité  avec  laquelle  il  jouait  les  person- 
nages les  plus  divers,  enchantaient  et  subjuguaient  ses  interlocu- 
teurs. «  Ne  regrette  pas,  lui  écrit  un  jour  M"^"  de  Monnier,le  brillant 
d'esprit  que  tu  prétends  avoir  perdu.  Sais-tu  pourquoi  il  fait  avoir 
des  femmes?  C'est  qu'il  les  interdit.  Tu  les  mènes  plus  loin  qu'elles 
ne  voulaient,  elles  ne  savent  point  répondre  à  tes  raisonnemens  ; 
tu  attaques  leur  tempérament,  tu  les  as  sans  qu'elles  le  veuillent 
quelquefois.  » 

C'est  le  premier  chapitre  de  son  propre  roman  qu'écrit  ici  la 
marquise.  Après  une  résistance  de  pure  forme,  facilement  vaincue 
par  des  raisonnemens  analogues  à  ceux  de  Saint-Preux  dans  la 
Nouvelle  Ilcloïse,  après  un  très  court  essai  d'amour  platonique, 
cette  nouvelle  Julie  cède  aux  instances  de  Mirabeau.  Le  quatrième 
dialogue  inédit  où  les  deux  amans  se  tutoient  déjà  indique  le  mo- 
ment précis  de  la  chute.  «  Quoi  !  dit  le  comte,  tu  partages  mes  dé- 
sirs et  tu  repousses  mes  transports  !..  tu  m'as  donné  ton  cœur  et 
tu  me  refuses  tes  faveurs  !  Je  presse  de  mes  lè^Tes  tes  paupières 
mourantes.  Je  cueille  sur  ta  bouche  les  plus  délicieux  baisers... 
mon  âme  enflammée  s'élance  vers  la  tienne...  tu  m'enivres  d'amour 
et  tu  ne  veux  pas  apaiser  le  feu  qui  me  dévore,  que  tu  as  porté 
dans  mes  veines.  »  La  personne  qui  permettait  de  telles  privautés 
n'était  plus  en  mesure  ni  en  humeur  de  se  défendre.  Sophie  n'y 
met  du  reste  aucune  hypocrisie,  «  Que  je  suis  satisfaite,  écrit-elle 
au  mois  de  juin  1777,  de  ne  pas  t'avoir  fait  souffrir  bien  longtemps, 
de  t'avoir  fait  presque  aussitôt  l'aveu  de  mes  sentimens,  et  d'avoir 
vaincu  mes  résolutions  et  mes  projets  d'indifférence,  de  liberté 
pour  faire  notre  bonheur  à  toux  deux!  Comme  j'ai  joui  du  tien  avant 
de  le  sentir  autant  que  je  l'ai  fait  depuis  !  » 

Au  milieu  de  cette  galante  aventure,  que  devenait  le  mari? M.  de 
Monnier  fait  penser  à  certains  personnages  des  Contes  de  Boccace 
ou  des  comédies  françaises  dont  l'extrême  crédulité  divertit  le  lec- 
teur.  Il  a  pris  Mirabeau  en  amitié,  il  ne  peut  plus  se  passer  de  sa 
présence,  il  donne  des  fêtes  en  son  honneur,  il  prend  publique- 
ment son  parti  contre  le  commandant  du  fort  de  Joux,  qui  s'est 
lassé  des  incartades  de  son  prisonnier  et  lui  ordonne  de  se  remettre 
sous  les  verrous.  Rassurée  par  la  confiance  de  son  mari.  M"**  de 
Monnier  a  l'audace  de  cacher  son  amant  pendant  deux  jours  dans 
un  cabinet  noir  qui  touche  à  sa  chambre  à  coucher.  Plusieurs  fois 


124  RKVUE    DES    DEUX    MONDE=. 

Mirabeau  passe  la  nuit  chez  sa  maîtresse.  Un  soir,  au  moment  où 
il  entre  à  la  dérobée  dans  la  maison,  il  est  surpris  et  arrêté  par  les 
domestiques  de  x\I.  de  Monnier.  Sans  paraître  déconcerté,  avec  un 
sang-froid  imperturbable,  il  demande  à  être  conduit  auprès  du  pré- 
sident, se  jette  dans  ses  bras  et,  au  lieu  de  s'excuser,  se  vante  de 
son  entreprise  comme  d'une  attention  délicate  et  aimable.  Il  arri- 
vait de  Berne,  il  allait  droit  à  Paris  se  présenter  au  ministre,  il 
n'avait  pas  voulu  passer  à  Pontarlier  sans  remercier  M.  et  M"^  de 
.Monnier  de  leurs  bontés  pour  lui  ;  s'il  avait  choisi  l'heure  du  sou- 
per de  leurs  gens,  c'était  avec  intention,  afin  de  ne  mettre  aucun 
domestique  dans  sa  confidence.  En  même  temps,  il  prie  M.  de 
Monnier  de  sonner  ses  gens  pour  leur  ordonner  le  silence.  La  scène 
est  si  bien  jouée,  la  crédulité  de  M.  de  Monnier  est  si  complète,  que 
le  mari  trompé  et  satisfait  appelle  ses  domestiques  en  leur  enjoi- 
gnant de  ne  parler  à  personne  de  ce  qu'ils  viennent  de  voir. 

La  famille  de  M""®  de  Monnier  n'était  pas  d'humeur  à  se  laisser 
jouer  comme  le  trop  crédule  président.  C'est  elle  qui  se  chargea  à 
son  tour  de  garder  la  jeune  femme.  Elle  le  fit  avec  un  luxe  de 
précautions  qui  rappelle  encore  une  fois  les  scènes  les  plus  co- 
miques de  Boccace.  Une  chanoinesse,  sœur  aînée  de  Sophie,  couche 
dans  la  même  chambre  qu'elle  ;  cette  vigilante  gurdiemie  attache  à 
son  bras  un  ruban  qui  aboutit  au  pied  de  M""  de  Monnier.  Si  celle- 
ci  bouge,  la  chanoinesse  en  sera  immédiatement  avertie.  L'histoh-e 
de  la  précaution  inutile  se  renouvelle  ici  comme  dans  les  contes 
italiens.  L'amour  est  plus  fort  que  toutes  les  entraves  qu'on  lui  op- 
pose. Toute  surveillée  qu'elle  est,  M""*  de  Monnier  n'en  donne  pas 
moins  des  rendez-vous  à  Mirabeau  dans  un  jardin  où  elle  passe 
avec  lui  des  heures  délicieuses  malgré  le  froid  des  nuits  d'hiver 
sous  un  climat  glacial. 

Au  plus  fort  de  cette  surveillance,  Sophie  trouva  moyen  de  per- 
suader à  M.  de  -Monnier  qu'on  lui  faisait  injure  en  la  gardant  de  si 
près.  Le  mari  débonnaire  insista  pour  qu'on  s'en  rapportât  à  la 
vertu  de  sa  femme  et  renvoya  la  famille.  C'était  le  moment  qu'at- 
tendaient avec  impatience  les  deux  amans  pour  réaliser  un  projet 
qu'ils  préparaient  depuis  quelques  jours  :  celui  de  fuir  ensemble  à 
l'étranger.  Brouillé,  comme  il  l'était,  avec  le  commandant  du  fort 
de  Joux  pour  avoir  abusé  de  son  indulgence,  sommé  de  rentrer  en 
prison  pour  n'en  plus  sortir,  Mirabeau  avait  les  plus  fortes  raisons 
de  ne  plus  rester  dans  un  pays  où  il  n'entrevoyait  aucune  chance 
prochaine  de  recouvrer  sa  liberté.  Il  semble  même,  d'après  quel- 
ques documens,  que  les  ministres  et  son  père,  las  du  bruit  qui  se 
faisait  autour  de  son  nom,  n'aient  pas  été  fâchés  de  se  débarrasser 
(lo  lui.   Oiril  p;irtît   seul,  rien  de  mieux.    Mais  qu'il  enlevât  une 


MIRABEAU.  125 

femme  mariée,  la  femme  d'un  premier  président,  c'était  un  scan- 
dale qui  devait  l'exposer,  lui  et  sa  complice,  à  la  répression  la  plus 
sévère. 

Si  la  société  du  xviii^  siècle  avait  des  trésors  d'indulgence  pour 
les  amours  élégantes  et  discrètes,  la  sévérité  des  lois  romaines  et 
des  ordonnances  des  rois  de  France  subsistait  tout  entière  pour 
l'adultère  affiché  et  public.  Le  séducteur  risquait  sa  tète  dans  cette 
aventure.  Il  fut,  en  effet,  condamné  par  contumace  à  la  peine  ca- 
pitale, tandis  que  le  même  jugement  condamnait  M"*"  de  Monnier 
à  être  enfermée,  sa  vie  durant,  dans  une  maison  de  refuge  de  Be- 
sançon a  pour  y  être  rasée  et  vêtue  comme  les  filles  de  la  commu- 
nauté. » 

Mirabeau  n'ignorait  pas  cette  conséquence  certaine  de  sa  fuite. 
Quelle  fut  donc  la  raison  qui  le  décida  à  braver  le  péril  ?  11  a  dit  et 
peut-être  même  a-t-il  cru  sincèrement  qu'il  était  alors  emporté  par 
la  violence  de  sa  passion.  L'excuse  est  plus  vraie  pour  M""*  de 
Monnier  que  pour  lui.  Sophie  s'était  donnée  tout  entière  avec  la 
véhémence  d'une  nature  passionnée,  avec  le  dévoûment  et  l'esprit 
d'abnégation  que  les  femmes  apportent  plus  que  les  hommes  dans 
les  sacrifices  que  demande  l'amour.  Elle  revendiqua  hautement  la 
responsabilité  de  son  départ  et  s'employa  généreusement  à  laver 
son  amant  de  l'accusation  de  rapt,  a  C'est  moi  qui  ai  tout  voulu,  » 
écrivait-elle  en  se  découvrant  avec  une  vaillance  qui  la  relève. 
D'esprit  un  peu  court,  avec  un  tempérament  et  des  mœurs  de  fille, 
avec  un  cynisme  de  langage  qui  rend  la  lecture  de  ses  lettres  se- 
crètes intolérable  pour  les  esprits  délicats,  elle  savait  du  moins  se 
dévouer  et  soufirir  pour  celui  qu'elle  aimait.  Sans  hésiter  elle  eût 
pris  sur  elle  tout  le  châtiment  comme  elle  prenait  toute  la  faute. 
(Juoi  que  Mirabeau  pût  dire,  il  n'était  pas  au  même  diapason. 
L'amour  ne  fut  pas  le  seul  mobile  de  sa  fuite  avec  M"""  de  Monnier. 

Crible  de  dettes,  n'ayant  d'autre  ressource  que  la  très  modique 
pension  que  lui  faisait  son  père,  s'il  passait  seul  à  l'étranger,  il  y 
trouvait  la  misère  noire.  La  pension  elle-même  allait  cesser  de 
lui  être  servie  dès  qu'il  aurait  franchi  la  frontière.  M'"^  de  Monnier 
pouvait  seule  le  tirer  de  cette  difficulté.  Elle  était  de  ces  femmes 
qui  ((  fournissent  à  leurs  amans,  »  comme  on  disait  dans  la  langue 
du  XVIII''  siècle  ;  Mirabeau  le  savait  quand  il  l'avait  aimée,  et  il  ne 
se  faisait  pas  faute  d'en  profiter. 

Les  mémoires  et  les  comédies  du  temps  indiquent  que,  sous 
l'ancien  réghne,  on  n'attachait  pas  aux  libéralités  de  ce  genre  une 
idée  de  déshonneur  absolu  pour  le  jeune  homme  de  qualité  qui  en 
était  l'objet.  On  riait  aux  dépens  de  la  personne  libérale,  surtout 
si  elle  était  vieille;  mais  on  ne  traitait  pas  avec  trop  de  sévérité  ce- 


126  REVUE    DES    DECX    MONDES. 

lui  qu'elle  enricliissait.  Il  passait  même  dans  certains  cas  pcwu*  un 
lioinme  avisé,  en  état  de  bien  mener  ses  affaires.  «  Moins  que  per- 
sonne, dit  avec  raison  M.  Charles  de  Loménie,  Mirabeau  était  ca- 
pable de  se  passer  d'argent  ;  à  l'origine  des  déterminations  les 
plus  graves  de  sa  vie,  il  iaut  toujours  chercher  une  préoccupation 
de  cet  ordre. 

Les  pièces  des  deux  procès  instruits  contre  Mirabeau,  à  l'occa- 
sion de  l'enlèvement  de  M"*®  de  Monnier,  sont  conservées  au  grell'e 
du  tribunal  de  Pontarlier  (1).  Elles  établissent  avec  certitude  que, 
pendant  les  journées  qui  ont  précédé  la  fuite,  M"*  de  Monnier  avait 
dévalisé  la  maison  de  son  mari  et  fait  passer  par  petits  paquets  à 
Mirabeau  des  rouleaux  de  louis,  des  elïets  de  prix,  des  bijoux  et  des 
dentelles.  L'infortuné  président  évaluait  ses  pertes  à  25,000  li\Tes. 
On  ne  savait  pas  ce  qu'il  regrettait  le  plus,  de  sa  femme  ou  de  son 
argent.  Sophie,  du  reste,  ne  cachait  ni  ses  larcins  ni  son  amour  ;  elle 
convenait  de  tout  et  se  justifiait  à  sa  manière.  «  Mes  parens  m'ont 
mariée  à  seize  ans,  disait-elle,  alors  que  je  ne  pouvais  réellement 
disposer  de  ma  personne;  aujourd'hui  je  m<3  marie  moi-même,  et 
par  la  même  occasion  je  rentre  dans  ma  dot.  » 

Les  provisions  d'argent  qu'avait  emportées  M""^  de  Monnier  au- 
raient pu  suffire  à  un  homme  moins  prodigue  que  Mirabeau  ;  mais 
après  quelques  mois  de  séjour  en  Hollande,  où  les  deux  amans 
s'étaient  réfugiés,  leur  bourse  était  à  sec.  «  Je  dois  plus  de  cent 
louis  ici,  écrivait  Mirabeau  à  sa  mère,  et  je  n'en  ai  pas  six.  »  Avec 
l'activité  habituelle  de  son  esprit  et  sa  puissance  de  travail,  il  avait 
espéré  trouver  de  l'occupation  chez  les  libraires  français  d'Amster- 
dam ;  il  arrivait  auprès  d'eux  précédé  du  commencement  de  répu- 
tation littéraire  que  lui  avait  valu  son  Esaai  aiir  le  despotis))tc.  On 
lui  conlia  des  traductions,  il  fit  imprimer  un  Avis  aux  IJessois  et 
aulnes  peuples  de  U Allemagne  vendus  pur  leurs  princes  à  l'Angle- 
terre. Mais  le  temps  lui  manqua  pour  entreprendre  une  œuvre  con- 
sidérable. La  famille  de  RuHey  d'une  part,  le  marcjuis  de  Mirabeau 
de  l'autre,  exaspéré  par  les  pamphlets  que  son  fils  écrivait  de 
Hollande  contre  lui,  à  l'instigation  de  sa  femme,  sollicitaient  l'ex- 
tradition des  deux  fugitifs.  M'"*  de  Monnier  aurait  pu  faire  sa  paix 
séparément  avec  M.  de  Monnier,  qui  lui  avait  envoyé  un  domes- 
tique de  confiance  et  fait  ofirir  de  l'argent.  Le  mari  ne  mettait 
qu'une  condition  à  son  pardon,  la  séparation  des  deux  amans.  Avec 
la   générosité  qu'elle    apportait  dans   la   passion,  Sophie   refusa 

(I)  A  ce  sujet,  M.  Charles  de  Lomcnie  a  consulté  avec  fruit  une  brochure  de 
M.  Georges  Leloir,  intitulée  :  Mirabecui  à  Pontarlier,  et  l'ouvrage  que  vient  de 
publier,  à  Berlin,  M.  Alfred  Stem,  professeur  à  l'École  polytechnique  de  Zurich  :  das 
Leben  Mirabcaus.  Siegfried  Cronbach. 


MIRABEAU.  127 

d'abandonner  son  compagnon.  Celui-ci,  de  son  côté,  aurait  facile- 
ment échappé  aux  agens  chargés  de  l'arrêter  s'il  avait  voulu 
s'éloigner.  Il  faut  dire  à  leur  honneur  qu'ils  ne  consentirent  ni  l'un 
ni  l'autre  à  séparer  leurs  destinées.  On  les  arrêta  ensemble  comme 
ils  avaient  fui  ensemble.  Lorsqu'ils  arrivèrent  à  Paris,  on  enferma 
Mirabeau  au  château  de  Vincennes  et  M""'  de  Monnier  dans  une  mai- 
son de  correction. 

Ils  ne  devaient  plus  se  revoir  que  quatre  ans  après,  dans  une  ra- 
pide entrevue  qui  ne  se  renouvela  plus.  Pour  M™®  de  Monnier, 
c'était  la  fin  de  la  folle  aventure  à  laquelle  elle  avait  sacrifié  sa  vie. 
Une  douleur  plus  grande  que  celle  de  la  séparation  lui  était  ré- 
ser^^ée.  Celui  qu'elle  avait  tant  aimé  allait  se  détacher  d'elle  peu 
à  peu.  Après  la  dernière  entrevue  au  couvent  de  Gien,  les  lettres 
de  Mirabeau  devinrent  plus  rares  et  plus  froides.  Puis  toute  corres- 
pondance cessa  de  sa  part.  La  pauvre  femme  continuait  à  écrire 
sans  recevoir  de  réponse.  Le  médecin  qui  la  soignait  raconte  qu'elle 
avait  presque  perdu  la  vue  à  force  de  pleurer.  Un  peu  plus  tard, 
devenue  libre  par  la  mort  de  son  mari,  elle  essaya  de  se  consoler 
dans  les  bras  d'un  lieutenant  de  la  maréchaussée  qui  la  rebuta 
par  sa  brutalité  et  ses  mauvais  traitemons.  Elle  allait  enfin  épou- 
ser un  jeune  gentilhomme  qui  paraissait  digne  d'être  aimé,  lorsque 
son  fiancé  lui  fut  enlevé  par  un  accident.  Elle  ne  se  sentit  pas  la 
force  de  lui  survivre,  elle  alluma  un  réchaud  et  s'asphyxia.  Plu- 
sieurs fois  déjà  son  imagination  avait  été  hantée  par  des  idées  de 
suicide.  A  Amsterdam,  elle  avait  voulu  s'empoisonner  au  moment 
de  son  arrestation,  et  n'en  avait  été  empêchée  que  par  les  instances 
de  Mirabeau.  Celui-ci  apprit  sa  mort  au  mois  de  septembre  1789,  au 
pied  de  la  tribune  de  l'Assemblée  constituante.  L'émotion  qu'il  en 
éprouva  ne  parut  ni  bien  sincère,  ni  bien  forte  à  ceux  qui  en  furent 
les  témoins.  Les  femmes  ne  devraient  pas  oublier  que  c'est  presque 
toujours  ainsi  que  finissent  les  amours  des  grands  hommes.  Pen- 
dant qu'elles  sacrifient  tout  à  leur  passion,  elles  sont  elles-mêmes 
sacrifiées  aux  plus  impérieuses  des  maîtresses,  à  l'ambition,  à  la 
recherche  du  succès,  de  la  popularité,  de  la  gloire. 

III. 

Au  donjon  de  Vincennes,  Mirabeau  fut  enfermé  pendant  plus  de 
trois  années  dans  une  prison  beaucoup  plus  dure  que  toutes  celles 
qu'il  avait  connues  jusque-là.  Il  n'était  plus  question,  comme  au 
fort  de  Joux,  de  passer  ses  journées  à  la  ville,  d'y  prendre  ses 
repas  et  d'y  coucher  quelquefois.  Les  prisonniers  du  donjon  étaient 
au  régime  du  secret  le  plus  absolu;  point  de  communications  entre 


128  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

eux,  point  de  communications  avec  l'extérieur:  point  d'autres  livres 
que  ceux  qui  étaient  fournis  par  le  commandant  du  château,  pas 
m^me  la  liberté  conq)léte  d'écrire.  On  comptait  les  feuilles  de  pa- 
pier qui  leur  étaient  remises  et  qu'ils  devaient  représenter  après 
les  avoir  remplies.  Là,  comme  partout,  Mirabeau  réussit  à  obtenir 
les  adoucissemens  qui  se  conciliaient  avec  le  régime  général  d«' 
la  prison.  On  le  laissa  d'abord  passer  quelques  heures,  puis  la 
plus  grande  partie  de  la  journée  hors  de  sa  cellule,  dans  les  jar- 
dins intérieurs  du  donjon  ou  dans  les  galeries  de  l'enceinte.  Il  lui 
arriva  même  d'échanger  quelques  mots  avec  les  habitans  du 
château  et  d'attirer  sous  sa  lenètre  par  des  chansons  qu'il  chantait 
fort  bien  un  petit  cercle  de  curieux.  Mais  il  ne  lui  fut  pas  permis 
de  sortir  une  seule  fois,  de  respirer  l'air  du  dehors,  de  recevoir  la 
visite  de  ses  parens  ou  de  ses  amis  (1). 

C'était  l'isolement  et  la  claustration  à  l'âge  où  l'homme  a  le  plus 
besoin  de  dépenser  son  activité  physique  et  son  activité  intellectuelle. 
Qu'on  songe  aux  horreurs  de  la  réclusion  pour  ce  corps  d'athlète, 
pour  cette  imagination  ardente,  pour  cet  esprit  toujours  en  mou- 
vement. Une  constitution  moins  robuste,  une  âme  moins  forte,  eu^^- 
sent  fléchi  dans  cette  épreuve.  Il  semble,  au  contraire,  que  le  pri- 
sonnier se  soit  raidi  contre  le  malheur  de  toute  l'énergie  de  sa 
volonté.  Non  seulement  il  ne  sortit  pas  de  Vincennes  amoindii, 
mais  il  y  avait  fortilié  son  intelligence  par  la  méditation,  rassemblé 
ses  forces  pour,  les  luttes  de  la  vie.  Comme  les  natures  \igou- 
reuses,  au  lieu  de  plier  sous  la  contrainte,  il  se  redressa  plus  hardi 
et  plus  redoutable  que  jamais.  Ni  dans  ces  années  de  solitude,  ni 
dans  la  période  précédente,  il  ne  ménagea  son  père,  dont  il  avait 
tant  de  motifs  de  maudire  la  sévérité.  Il  lui  devait  cependant  sans 
s'en  douter  quelque  reconnaissance;  c'est  de  lui  qu'il  tenait 
l'habitude  et  la  puissance  du  travail.  Le  marquis  avait  noirci,  sans 
se  lasser,  des  milliers  de  feuilles  de  papier;  son  lils  était  de  la 
même  trempe.  Enfermé  entre  quatre  murs,  sevré  de  tous  les  plai- 
sirs et  de  toutes  les  affections,  Mirabeau  fut  sauvé  du  desespoir 
par  son  guût  pour  l'écriture.  La  nomenclature  de  tout  ce  qu'il  com- 
posa à  Vincennes  effraie  l'imagination.  D'abord  il  ecri\ait  à  M""-'  de 
Monnier,  en  caractères  très  serrés  pour  économiser  le  papier  dis- 
tribué aux  prisonniers,  une  ou  deux  lettres  par  jour.  Celles  qui  ont 
été  publiées  par  Manuel  ne  donnent  qu'une  idée  fort  incomplète 
de  cette  correspondance.  C'étaient,  nous  l'avons  dit,  des  pièces,  en 
quelque  sorte,  officielles,  desthiées  à  être  lues  par  le  lieutenant  de 

(I)  Une  CNception  paraît  aMiir  été  faite  vers  la  tin  iioiir  Duponi  do  Nemours,  qui  ve- 
nait voir  le  prisonnier  de  la  part  de  son  père. 


MIRABEAU.  129 

police  ou  par  son  premier  commis  avant  d'arriver  à  Sophie.  Mira- 
beau s'épanchait  avec  plus  de  liberté  et  d'abondance  dans  la  cor- 
respondance secrète  à  propos  de  laquelle  M'''''  de  Monnier  disait, 
en  1780  :  «  Depuis  un  an  juste  que  nous  nous  écrivons,  je  viens 
de  faire  le  relevé  de  nos  lettres;  nous  nous  en  sommes  écrit,  tant 
toi  que  moi,  entre  nous  deux,  trois  cent  soixante.  » 

En  même  temps,  il  rédige  à  l'adresse  du  lieutenant  de  police,  de 
son  père,  de  M.  de  Maurepas,  un  grand  nombre  de  mémoires. 
Ayant  épuisé  la  bibliothèque  de  la  prison,  il  demande  et  il  obtient 
l'autorisation  d'acheter  des  livres  nouveaux  qu'il  dévore.  Il  en  tire 
la  matière  d'une  série  d'ouvrages  qu'il  entreprend;  il  traduit  pêle- 
mêle  Tibidle,  les  Baisers  de  Jean  second,  les  Contes  de  Borcace,  la 
Vie  d'Agricola;\\  compose  un  Essai  sur  les  èUgiaques  latins,  des 
Mémoires  sur  le  ministère  du  duc  d'Aiguillo)i,  un  Essai  sur  la 
tolérance,  des  Mémoires  sur  V  inoculai  ion,  sur  l'usage  des  troupes 
réglées,  une  Histoire  de  Philippe  II,  deux  tragédies  et  un  drame 
bourgeois.  11  y  a  dans  tout  cela  beaucoup  de  fatras,  mais  le  travail 
accompli  est  extraordinaire.  La  pensée  persistante  du  prisonnier  et 
son  talent  personnel  éclatent  surtout  dans  le  hvre  décisif  qu'il  écrit 
sur  les  Lettres  de  cachet  et  les  prisons  d'État.  Mirabeau  qui  avait 
passé  successivement  par  le  château  d'If,  le  fort  de  Joux,  le  châ- 
teau de  Dijon  et  le  donjon  de  Vincennes,  était  plein  de  son  sujet. 
Nulle  part  on  n'a  démontré  avec  plus  de  force  et  de  chaleur  l'illé- 
gahté  des  emprisonnemens  arbitraires,  d'après  les  maximes  mêmes 
du  droit  public  ancien.  Celui  qui  écrivait  de  telles  pages  contre  les 
abus  de  l'ancien  régime,  qui  pouvait  les  appuyer  d'exemples  choi- 
sis dans  sa  propre  vie,  était  naturellement  désigné  pour  devenir 
bientôt  le  champion  de  la  Révolution.  Il  était  la  preuve  vivante  du 
pouvoir  exorbitant  qu'un  père  pouvait  s'arroger  avec  l'autorisa- 
tion du  roi  sur  un  citoyen  de  plus  de  trente  ans.  Ce  sont  là  des 
griefs  qu'une  âme  fière  ne  pardonne  ni  n'oublie.  L'humilialion  et 
les  souffrances  qu'avait  endurées  Mirabeau  le  portèrent  à  l'Assem- 
blée constituante  dans  les  rangs  du  tiers-état,  parmi  les  adver- 
saires les  plus  résolus  d'un  ordre  do  choses  dont  il  avait  été  si 
longtemps  la  victime. 

Au  bout  de  quarante-deux  mois,  lorsque  le  marquis  croit  son  hls 
non  pas  corrigé,  mais  hors  d'état  de  lui  nuire  et  de  se  hguer  de  nouveau 
avec  les  membres  révoltés  de  sa  lamille,  surtout  lorsque  la  mort  de 
l'unique  héritier  légitime  de  Mirabeau  lui  inspire  le  désir  d'avoir 
des  petits-enfans  pour  continuer  le  nom  et  la  race,  il  se  décide  à 
le  faire  sortir  de  prison.  Mais  il  ne  le  fait  qu'après  les  négociations 
les  plus  longues  et  les  plus  épineuses,  après  avoir  imposé  au  pri- 
sonnier les  plus  cruels  sacrifices.  Il  veut  d'abord  le  rapprocher  de 
TOME  xcvi.  —  1889.  9 


130  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  comtesse  de  Mirabeau,  qui,  depuis  des  années,  ne  témoigne  à 
son  mari  qu'une  parlaitc  indifïérence.  Pour  conquérir  sa  liberté, 
Mirabeau  en  est  réduit  à  faire  des  avances  à  une  lemmc  qu'il  mé- 
prise, qui  l'a  trompé  le  lendemain  de  son  mariage,  à  laquelle  il  a 
généreusement  pardonné,  qui  n'a  répondu  à  sa  générosité  que  par 
l'ingratitude,  qui  aurait  pu  le  délivrer  d'un  mot  si  elle  avait  sim- 
plement annoncé  l'intention  de  partager  sa  captivité,  mais  qui  n'a 
jamais  voulu  y  consentir.  On  exige  de  lui  un  sacrifice  plus  doulou- 
]-eux  encore.  On  le  condamne  à  insister  auprès  de  M^*^  de  Monnier 
pour  qu'elle  se  réconcilie  avec  son  mari,  qui  continue  à  offrir  le 
pardon  et  l'oubli.  La  malheureuse  femme,  toujours  consumée  par 
le  feu  de  la  passion,  se  débat  contre  les  instances  de  son  amant  et 
ne  se  résigne  à  céder  que  lorsqu'il  est  trop  tard.  Gomment  Mira- 
beau aurait-il  pu  oublier  l'odieuse  violence  faite  à  ses  sentimens, 
comment  n'aurait-il  pas  pensé  qu'une  société  où  un  père  pouvait 
exiger  de  telles  choses  de  son  fils  était  une  société  à  refah'e?  On 
peut  dire  du  bien  de  l'ancien  régime  à  distance,  lorsqu'on  n'en 
considère  que  les  grandes  lignes  et  l'architecture  extérieure  ;  dès 
qu'on  y  regarde  de  près,  on  s'aperçoit  qu'aucune  révolution 
n'était  plus  nécessaire,  n'a  été  plus  justifiée  que  la  révolution  de 
1789. 

Au  moment  où  il  rendait  son  fils  k  la  liberté,  le  marquis  espérait 
relever  et  reconstituer  sa  famille ,  d'abord  en  faisant  purger  par 
Mirabeau  la  condamnation  capitale  prononcée  contre  lui  à  Pontar- 
lier,  puis  en  l'envoyant  à  Aix  auprès  de  sa  femme  pour  y  reprendre 
la  vie  conjugale.  Le  premier  résultat  fut  obtenu  sans  ti'op  de  peine; 
mais  la  seconde  entreprise  trompa  toutes  les  espérances  du  mar- 
quis. Celui-ci  ne  soupçonnait  pas  les  griefs  de  son  fils  contre  M'^*^  de 
Marignane.  Il  se  doutait  encore  moins  que  la  jeune  femme  s'efïrayait 
par-dessus  tout  de  retrouver  un  mari  qu'elle  avait  outragé,  dont  la 
présence  à  son  foyer  eût  été  un  reproche  et  pouvait  devenu*  un 
danger.  D'ailleurs,  pendant  neuf  années  de  veuvage  réel,  la  com- 
tesse de  Mirabeau  s'était  créé  une  existence  nouvelle  :  elle  vivait 
au  milieu  d'un  cercle  d'amis  qu'elle  charmait  par  sa  grâce,  dans 
un  tourbillon  de  réunions  joyeuses,  de  bals,  de  comédies,  de  petits 
soupers  dont  elle  était  l'âme.  Le  retour  de  son  mari  menaçait  de 
troubler  cette  vie  de  plaisirs.  Qu'avait-elle  besoin  d'un  revenant 
que  l'on  regardait  comme  mort  civilement,  qui  aurait  dû  avoir  le 
bon  goût  de  ne  pas  reparaître  ?  Entourée  d'hommages,  elle  se  sen- 
tait soutenue  par  la  résistance  de  sa  famille,  par  l'émotion  que  cau- 
sait, dans  la  société  provençale,  la  crainte  de  la  perdre.  En  échange 
de  cette  souveraineté  élégante  qu'avait-on  à  lui  offrir?  La  gêne  do- 
mestique, les  embarras  financiers,  des  récriminations  possibles  sur 


MIRABEAU.  131 

le  passé,  des  ombrages  pour  le  présent.  Elle  reculait  devant  cette 
perspective.  Avec  une  politesse  et  une  mesure  calculées,  non  point 
assurément  par  amour,  mais  pour  se  reiaire  un  état  social  et  re- 
prendre son  rang  dans  le  monde,  Mirabeau  réclamait  son  droit. 
Forcés  dans  leurs  derniers  retranchemens,  obligés  de  prendre  un 
parti,  M.  de  Marignane  et  sa  lillc  répondirent  à  ces  instances  par 
un  procès  en  séparation  de  corps. 

L'histoire  du  procès  a  été  bien  souvent  racontée.  Il  n'en  faut 
retenir  que  la  hardiesse  avec  laquelle  Mirabeau  plaide  lui-même  sa 
cause.  C'était  un  signe  des  temps,  l'indice  d'un  profond  change- 
ment dans  les  mœurs.  A  une  époque  où  la  noblesse  d'épée  et  le 
barreau  formaient  deux  classes  tout  à  fait  distinctes  de  la  société, 
il  semblait  extraordinaire  de  voir  un  gentilhomme  de  race,  un 
ancien  capitaine  de  dragons,  descendre  au  rôle  d'avocat.  Le  cas 
paraissait  même  si  nouveau  que  les  syndics  de  l'ordre  des  avocats 
se  réunirent  pour  en  délibérer  et  n'accordèrent  qu'avec  peine  l'au- 
torisation demandée  par  Mirabeau.  Le  marquis  y  voyait  l'annonce 
d'une  révolution  qu'il  prédisait  du  reste  depuis  longtemps  et  dont 
les  symptômes  frappaient  ses  yeux  à  Versailles  aussi  bien  que  dans 
les  provinces  :  «  Quoique  ayant  de  la  peine,  écrit-il,  à  avaler  l'idée 
que  le  petit-fds  de  notre  père  tel  que  nous  l'avons  vu  passer  sur 
le  Cours,  tout  le  monde  ôtant  de  loin  son  chapeau,  va  maintenant 
figurer  à  la  barre  de  l'avant-cour,  disputant  la  pratique  auxaboyeurs 
de  la  chicane,  je  me  suis  dit  après  que  Louis  XIV  serait  un  peu  plus 
étonné  s'il  voyait  la  femme  de  son  arrière-successeur  en  habit  de 
paysanne  et  tablier  sans  suite,  pages  ni  personne,  courant  le  palais 
et  les  terrasses,  demander  au  premier  polisson  en  frac  de  lui  don- 
ner la  main  qu'icelui  lui  prête  seulement  jusqu'au  bas  de  l'escalier. 
Autre  temps,  autre  mœurs.  » 

Depuis  le  temps  où  il  haranguait  en  Limousin  les  tenanciers  de 
son  père,  Mirabeau  va  parler  en  pubhc  pour  la  première  fois.  Il  n'y 
aura  chez  lui  ni  apprentissage  ni  tâtonnemens  ;  il  a  si  naturellement 
un  tempérament  oratoire  qu'il  produit  tout  de  suite  sur  ceux  qui 
l'entendent  l'impression  la  plus  forte,  ^"oublions  pas  que  nous 
sommes  dans  le  midi,  que  c'est  un  méridional  qui  parle  et  qu'il 
s'adresse  à  une  population  facile  à  émouvoir.  Rien  de  ce  qu'il  dit 
ne  sera  perdu  pour  ses  auditeurs  ;  se  sentant  soutenu  par  leur  atten- 
tion, bientôt  par  leur  sympathie  et  par  leur  émotion,  il  dominera 
peu  à  peu  l'embarras  d'un  début;  s'inspirant  des  circonstances  à 
mesure  qu'elles  lui  paraîtront  plus  favorables,  il  s'abandonnera  à 
des  mouvemens  plus  libres  et  finira  par  électriser  l'auditoire.  Dans 
ce  long  débat,  il  prit  la  parole  à  quatre  reprises  différentes  devant 
deux  juridictions  successives,  et  chaque  fois  il  obtint  un  succès  ex- 
traordinaire. Avec  un  art  infini,  en  artiste  déjà  consommé,  il  renou- 


132  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

velle  par  la  variété  des  argumens  et  des  intonations  une  cause 
qui  ne  change  pas.  Il  commence  avec  mesure  et  avec  dignité,  il 
cherche  à  attendrir  le  public  sur  ses  malheurs,  il  parle  de  sa  femme 
avec  grâce,  avec  tendresse,  en  homme  qui  a  aimé  et  qui  a  soudert, 
et  dès  le  premier  jour  il  arrache  des  larmes  de  tous  les  yeux.  Son 
beau-père  lui-même,  qui  écoutait  en  ricanant  le  commencement  de 
la  plaidoirie,  quitte  l'audience,  suffoqué  par  l'émotion. 

On  ne  répond  aux  avances  de  l'orateur  que  par  des  insultes.  Alors 
piqué  au  vif,  animé  d'une  indignation  légitime,  il  s'échauffe  à  son 
tour,  il  rend  à  ses  adversaires  coup  pour  coup,  il  attaque,  il  accuse 
et  il  cloue  à  son  banc  l'avocat  de  M"^  de  Marignane  foudroyé.  Quoique 
préparés  avec  le  plus  grand  soin  et  en  partie  écrits,  les  quatre  plai- 
doyers de  Mirabeau  n'ont  pas  été  publiés;  mais  M.  de  Loménie,  qui 
possède  le  manuscrit  du  plus  important  de  ces  discours,  nous  le 
donne  auxpièces  justificatives.  C'est  celui  du  23  mai  1783,1e  jour  où 
Mirabeau  plaida,  nous  dit  son  père,  «  depuis  huit  heures  et  quart  du 
matin  jusqu'à  une  heure,  sans  cracher  ni  moucher.  »  La  lecture  en 
est  attachante  sans  cependant  nous  rendre  l'impression  exacte  de 
l'audience.  Bien  des  passages  ont  dû  être  changés  dans  le  mouve- 
ment de  l'improvisation,  sous  les  yeux  et  en  quelque  sorte  sous 
l'influence  du  public.  Il  faudrait  d'ailleurs  ajouter  h  la  parole  écrite 
et  nécessairement  refroidie  le  port,  le  geste,  la  voix,  la  mimique, 
l'action  oratoire  en  un  mot,  qui  était  merveilleuse  chez  Mirabeau  et 
que  sa  sensibilité  méridionale  rendait  irrésistible.  Il  ne  lui  arriva 
pas  une  fois  de  prendre  la  parole  devant  le  public  d'Aix  sans  être 
applaudi  et  suivi  par  la  foule  jusqu'à  sa  voiture. 

Malgré  un  succès  si  éclatant,  il  perdit  sa  cause  et  il  devait  la 
perdre.  On  a  souvent  cité  cet  exemple  pour  détourner  les  orateurs 
même  les  plus  habiles  de  se  défendre  personnellement  en  justice. 
Outre  que  le  parlement,  composé  d'amis  de  M.  de  Marignane,  était 
prévenu  contre  Mirabeau,  le  tempérament  passionné  de  celui-ci 
devait  l'entrauier  à  commettre  des  fautes  de  tactique  presque  iné- 
vitables. Ses  adversaires  l'avaient  prévu  ;  leur  injurieuse  campagne 
avait  pour  objet  de  le  mettre  hors  de  lui  :  «  Il  faut  le  piquer,  disait 
Pascalis,  il  s'emportera  comme  un  cheval  entier,  et  nous  le  tien- 
drons. »  On  réussit,  en  effet,  par  ce  moyen  à  mettre  les  juges 
contre  lui;  mais  s'il  perdit  son  procès  devant  eux,  il  le  gagna  devant 
le  public  :  «  Il  est  incroyable,  écrit  le  marquis,  comme  ce  bour- 
reau-là a  gagné  le  peuple.  »  Il  l'avait  si  bien  gagne  que,  six  ans 
plus  tard,  lorsqu'il  retournera  en  Provence  pour  y  briguer  la  dépu- 
tation  aux  états-généraux,  il  retrouvera  les  mêmes  sympathies  et  le 
même  enthousiasme.  La  foule  reconnaîtra  dans  l'orateur  politique 
l'avocat  qu'elle  avait  tant  applaudi. 

Mirabeau  se  rendait  instinctivement  compte  de  la  victoire  morale 


MIRABEAU.  133 

qu'il  venait  de  remporter.  11  sortait  de  l'audience,  non  en  vaincu, 
mais  en  triomphateur,  il  savourait  la  jouissance  d'avoir  enfin  mon- 
tré et  déployé  son  talent.  Célèbre  jusque-là  par  les  aventures  scan- 
daleuses de  sa  jeunesse,  il  acquérait  une  célébrité  plus  relevée  par 
le  double  succès  que  venaient  d'obtenir  ses  mémoires  judiciaires  à 
Pontarlier  et  son  éloquence  à  Aix.  Le  retentissement  du  procès,  le 
bruit  qui  se  faisait  autour  de  son  nom,  n'étaient  pas  non  plus  de 
nature  à  lui  déplaire.  En  attendant  la  gloire,  il  entrait  dans  la  popu- 
larité :  «  C'est  uniquement  ce  qu'il  a  en  vue,  disait  son  père,  et  de 
cette  race  extravagante  il  n'y  en  a  aucun  dont  le  tic  physique  ne 
soit  de  regarder  comme  un  triomphe  le  jour  où  ils  sont  pendus, 
parce  qu'il  a  été  question  d'eux.  »  Le  marquis  commençait  à  s'ef- 
irayer  du  murmure  de  l'opinion  publique  et  du  cri  universel  qui 
retentissait,  disait-il,  à  ses  oreilles  :  «  N'entendrons-nous  jamais 
parler  que  de  cette  race  effrénée  des  Mirabeau?  »  Son  fils,  tout 
entier  à  la  joie  de  rentrer  avec  éclat  sur  la  scène  du  monde,  après 
de  longues  années  d'emprisonnement,  n'avait  ni  les  mêmes  frayeurs 
ni  les  mêmes  scrupules. 

Si  l'issue  du  procès  avait  été  différente,  si  Mirabeau  s'était  rap- 
proché de  sa  femme,  il  aurait  pu  reprendre  son  rang  dans  la  société 
et  retrouver  au  loyer  conjugal  la  paix  d'une  vie  régulière.  Tel  était 
l'espoir  du  marquis  et  de  l'excellent  baiUi,  qui,  dans  cette  cam- 
pagne judiciaire,  avait  soutenu  son  neveu  de  toute  l'autorité  de 
son  caractère  et  de  tout  le  poids  de  sa  fortune  :  «  Si  cet  homme, 
disait  le  chef  de  la  famille,  avait  une  femme  non  gâtée,  ou  seule- 
ment sensée,  elle  en  ferait  ce  qu'elle  voudrait.  »  Le  jugement  pro- 
noncé coupait  court  à  ces  espérances.  Par  la  perte  de  son  procès, 
Mirabeau  allait  être  rejeté  dans  tous  les  hasards  d'une  vie  aven- 
tureuse et  besogneuse.  Hors  d'état  de  satisfaire  à  ses  goûts  de 
dépense  avec  le  modique  revenu  qui  lui  restait,  il  en  était  réduit 
encore  une  fois  à  vivre  d'expédiens  ou  à  intenter  des  procès  à  un 
père  dont  il  avait  précipité  la  ruine.  11  ne  trouvait  même  pas  un 
asile  dans  la  maison  paternelle,  qui  lui  fut  impitoyablement  fermée 
quand  il  revint  à  Paris.  Pendant  cinq  ans,  les  communications  du 
père  et  du  fils  se  borneront  à  des  envois  mutuels  de  papier  timbré. 

La  comtesse  de  Mirabeau,  qui  avait  l'âme  plus  frivole  que  mé- 
chante, regretta  plus  tard  de  n'avoir  pas  joué  dans  la  vie  de  son 
mari  le  rôle  bienfaisant  qu'on  lui  réservait.  Quand  elle  le  vit  en- 
touré de  gloire,  elle  eût  voulu  le  rejoindre.  Les  habitans  du  pays 
l'en  pressaient.  Les  paysans  des  environs  d'Aix  la  suppliaient  de 
partir  :  «  C'est  une  trop  belle  race,  lui  disait-on,  ce  serait  péché 
qu'elle  manquât.  »  —  «  Vous  savez  sans  doute,  écrit  un  Provençal 
à  Mirabeau,  que  M™*"  la  comtesse  veut  retourner  absolument  dans 


134  REVUE    DES   DECX   MONDES. 

les  bras  de  son  cher  et  glorieux  époux ,  malgré  la  famille  qui  a 
intérêt  à  s'y  opposer.  »  11  était  trop  tard.  Mirabeau  ne  se  souciait 
plus  d'un  rapprochement  dont  il  n'avait  plus  besoin  depuis  que 
l'argent  de  la  cour  affluait  chez  lui.  11  mourut  sans  avoir  même 
revu  sa  femme.  Celle-ci  se  remaria  pendant  l'émigration;  mais 
après  avoir  perdu  son  second  mari,  elle  reprit  le  nom  du  premier 
pour  lequel  elle  s'enflamma  d'une  passion  rétrospective.  En  1800, 
elle  habitait  l'hôtel  de  Mirabeau,  où  une  de  ses  belles-sœurs  lui  avait 
olTert  l'hospitalité  :  «  C'est  là  qu'elle  mourut,  dit  M.  Lucas  de  Mon- 
tigny,  dans  la  chambre  et  dans  le  lit  même  de  Mirabeau,  dont  le 
souvenir  lui  inspirait  chaque  jour  des  regrets  plus  passionnés.  » 

IV. 

Le  rôle  que  n'avait  pas  voulu  jouer  à  temps  M"® de  Mirabeau,  une 
autre  femme  allait  le  reprendre  et  apporter  quelque  douceur  dans 
la  vie  tourmentée  du  grand  homme.  C'était  une  étrangère,  fille  natu- 
relle d'un  personnage  considérable  des  Pays-Bas  et  d'une  Française, 
M""^  de  Nelira,  que  M.  Louis  de  Loménie  nous  a  fait  connaître  dans 
un  chapitre  attachant  de  ses  Esquisses  historiques  et  littéraires. 
M.  Charles  de  Loménie  complète  par  de  nouveaux  détails  le  por- 
trait charmant  que  son  père  a  tracé  d'elle.  11  s'agit  ici  d'une  per- 
sonne tout  à  lait  supérieure  à  M""®  de  Monnier  par  la  distinction  de 
l'esprit  et  par  la  délicatesse  morale  :  «  Jamais  femme,  dit  Etienne 
Dumont  dans  ses  Souvenirs,  ne  fut  plus  laite  pour  mériter  de  l'in- 
dulgence à  l'amour.  »  Elle  aima  en  effet  Mirabeau  avec  une  ten- 
dresse infinie  et  n'aima  que  lui.  Comment  une  jeune  fille  de  dix- 
neuf  ans,  d'une  physionomie  charmante,  d'une  réputation  intacte, 
tout  à  lait  libre  de  ses  actions  puisqu'elle  était  orpheline,  mais 
habituée  à  une  vie  décente  et  retirée,  se  décida-t-elle  à  partager 
publiquement  la  destinée  d'un  homme  de  trente-six  ans,  vieilli  avant 
l'âge,  déconsidéré  par  le  scandale  de  ses  aventures,  réduit  à  vivre 
d'expédiens,  «  ignorant  toujours,  comme  il  le  dit  lui-même,  les  res- 
sources du  mois  qui  suit?  »  11  faut  d'aljord  tenir  compte  de  la  liberté 
des  mœurs  au  xviii^  siècle,  de  l'indépendance  philosophique  dont 
se  piquaient  beaucoup  de  femmes  qu'auraient  retenues  au  siècle 
précédent  les  conventions  sociales  et  les  principes  religieux.  Cela 
explique  à  la  rigueur  que  M'^^de  \ehra  se  soit  résignée  à  une  union 
libre,  mais  cela  n'explique  pas  pourquoi  elle  a  aimé  Mirabeau.  Elle 
avait  résisté  longtemps.  Séduit  par  le  charme  de  cette  nature  ex- 
quise, Mirabeau  alla  pendant  trois  mois  la  voir  chaque  jour  au 
parloir  grillé  de  son  couvent  sans  obtenir  autre  chose  que  des 
témoignages  d'amitié. 


MIRABEAU.  135 

Elle  nous  explique  elle-même  pour  quels  motifs  désintéressés 
elle  iinit  par  céder.  «  Je  m'aperçus,  dit-elle  simplement,  combien 
le  refus  constant  de  m'attacher  à  lui  le  rendait  malheureux,  j'osai 
croire  que  j'étais  la  femme  qui  convenait  à  son  cœur,  j'espérai 
calmer  quelquefois  les  écarts  d'une  imagination  trop  ardente  ;  mais 
ce  qui  me  détermina  surtout,  ce  furent  ses  malheurs.  Dans  ce  mo- 
ment-là tout  était  contre  lui  :  parens,  amis,  fortune,  tout  l'avait 
abandonné,  je  lui  restais  seule,  et  je  voulus  lui  tenir  lieu  de  tout. 
Je  lui  sacritiai  donc  tout  projet  incompatible  avec  nos  liaisons,  je 
lui  sacrifiai  une  vie  tranquille  pour  m'associer  aux  périls  qui  envi- 
ronnaient sa  carrière  orageuse.  Dès  lors  je  fis  serment  de  n'exister 
que  pour  lui,  de  le  suivre  partout,  de  m'exposer  à  tout  pour  lui 
rendre  service  dans  la  bonne  ou  la  mauvaise  fortune.  Je  laisse  aux 
amis  de  Mirabeau  à  juger  si  j'ai  rempli  fidèlement  cet  engagement 
sacré.  » 

Elle  le  remplit  avec  un  dévoûment  admirable,  souvent  même  aux 
dépens  de  son  bonheur.  Elle  eut  à  souffrir  plus  d'une  fois,  non- 
seulement  de  la  situation  précaire  dans  laquelle  se  débattait  son 
amant,  mais  de  l'influence  qu'exerçaient  sur  l'imagination  mobile 
et  sur  les  sens  corrompus  de  Mirabeau  des  rivales  indignes  d'elle. 
En  dehors  de  ces  heures  de  passion,  il  rendait  justice  à  M™^  de 
Nehra,  il  ne  parlait  d'elle  et  il  ne  lui  écrivait  que  dans  les  termes 
les  plus  tendres,  avec  un  sentiment  de  respect  qu'il  n'a  jamais  té- 
moigné à  aucune  autre  femme,  a  Je  vous  jure,  disait-il  à  Chamfort, 
que  je  ne  la  vaux  pas,  et  que  cette  âme  est  d'un  ordre  supérieur 
par  la  tendresse,  la  délicatesse,  la  bonté.  »  —  ((  Chère  amie,  lui 
écrivait-il  à  elle-même,  je  n'ai  été  heureux  qu'un  jour  en  ma  vie, 
celui  où  je  vous  ai  connue,  où  vous  me  donnâtes  votre  amilié...  11 
faut  renoncer  au  bonheur  lorsqu'on  est  loin  de  vous.  Depuis  les 
plus  petits  détails  jusqu'aux  pensées  les  plus  hautes,  tout  sentiment 
est  détruit  lorsque  je  ne  le  partage  pas  avec  vous.  »  Ce  langage  dé- 
licat contraste  singulièrement  avec  la  passion  toute  sensuelle  qu'ex- 
priment les  Lettres  de  Vincennes. 

M™"  de  Nehra  pouvait  bien  mettre  un  peu  d'ordre,  d'économie 
et  de  décence  dans  l'intérieur  de  son  ami  jusque-là  fort  misé- 
rable. Mais  n'ayant  elle-même  qu'une  modeste  pension  viagère, 
elle  était  sans  cesse  débordée  par  les  goûts  de  dépense  de  ce 
bourreau  d'argent.  Les  années  qui  précèdent  la  convocation  des 
états-généraux  sont  pour  tous  deux  des  années  de  gêne  et  d'em- 
barras financiers,  pour  lui  des  années  d'intrigues,  d'ellbrts  et  de 
travail  à  la  recherche  d'une  position  sociale.  Un  instant  Mirabeau 
espère  s'établir  en  Angleterre.  Ses  anciens  camarades  de  la  pen- 
sion Ghoquard,  les  deux  frères  EUiot,  y  occupaient  des  positions 


'J36  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

importantes.  L"uii  d'eux  lui  ayant  donné  une  marque  de  souvenir 
à  propos  de  son  ouvrage  sur  les  Lettres  de  cachet,  il  se  persuade 
qu'il  trouvera  auprès  d'eux  un  appui,  des  conseils,  peut-être  le 
moyen  de  faire  fortune  ou  de  s'ouvrir  une  carrière  à  l'étranger. 
Hugli  Elliot,  alors  ministre  d'Angleterre  à  Copenhague,  qui  avait 
d'abord  témoigné  beaucoup  de  bonne  volonté,  se  refroidit  sensible- 
ment sans  doute  à  la  suite  des  renseignemens  qui  lui  furent  en- 
voyés de  France  sur  son  ancien  condisciple.  Ce  fut  Gilbert  Elliot, 
membre  du  parlement,  qui  accueillit  Mirabeau,  sans  se  iaire  néan- 
moins aucune  illusion  sur  le  compte  de  son  hôte.  La  correction 
anglaise  ne  devait  guère  s'accommoder  du  sans-gêne,  du  débraillé 
et  de  la  faconde  méridionale  du  voyageur. 

«  J'ai  retrouvé,  écrit  Gilbert  à  son  frère,  notre  ancien  camarade 
d'école  persécuté...  aussi  peu  changé  que  possible  par  vingt  an- 
nées, dont  six  se  sont  passées  en  prison,  et  le  reste  en  agitations 
domestiques  et  personnelles...  Mirabeau  est  aussi  tranchant  dans 
sa  conversation,  aussi  gauche  dans  ses  manières,  aussi  laid  de  visage 
et  mal  tourné  de  sa  personne,  aussi  sale  dans  ses  vêtemens,  et 
avec  tout  cela  aussi  suffisant  que  nous  nous  le  rappelons  il  y  a 
vingt  ans.  »  L'impression  produite  sur  les  femmes  de  la  maison  par 
l'arrivée  du  nouveau-venu  est  encore  moins  favorable.  «  Il  a  fait 
une  cour  si  précipitée  à  Henriette  (la  sœur  des  deux  Elliot),  qu'il  ne 
doutait  ])as  de  subjuguer  en  une  semaine,  si  absolument  abasourdi 
ma  Jolin  Bull  de  femme,  si  bien  épouvanté  mon  petit  garçon  en 
le  caressant,  si  complètement  disposé  de  moi  depuis  le  déjeuner 
jusqu'au  souper,  tellement  étonné  tous  nos  amis,  que  j'ai  eu  grand'- 
peine  à  avoir  la  paix  à  son  endroit,  et  s'il  n'avait  pas  été  rappelé  à 
l'improviste  à  la  ville,  ce  matin,  je  suis  sûr  que  la  patience  de  ma 
femme,  je  ne  veux  pas  dire  sa  politesse,  n'y  aurait  pas  tenu.  » 

Gilbert  Elliot  n'en  rend  pas  moins  justice  aux  talens,  à  l'énergie 
et  aux  vastes  connaissances  de  Mirabeau;  il  le  présente  même  à 
quelques-uns  des  plus  grands  personnages  de  l'Angleterre,  notam- 
ment au  marquis  de  Lansdowne  et  à  Burke;  mais  il  ne  réussit 
pas  à  lui  trouver  la  position  sociale  dont  son  ami  a  besoin.  Mira- 
beau ne  rapporte  d'Angleterre  qu'un  assez  grand  mépris  pour  les 
Anglais  avec  une  grande  admiration  pour  la  liberté  dont  ils  jouis- 
sent. Suivant  lui,  quoiqu'ils  aient  plus  de  déftiuts  que  la  plupart 
des  peu])les  connus,  ils  valent  mieux  qu'eux,  uniquement  parce 
qu'ils  ont  une  constitution  libérale.  C'est  bien  là  l'esprit  dans  lequel 
vase  faire  chez  nous  la  révolution,  la  donnée  première  que  Mirabeau 
y  apportera. 

En  attendant  l'heure  de  la  délivrance,  le  voyageur  revient  en 
France,  où  il  établit  pour  vivre  une  véritable  fabrique  de  brochures 


MIRABEAU.  137 

el  de  pamphlets.  C'est  un  moyen  de  gagner  un  peu  d'argent,  c'est 
aussi  un  moyen  d'être  compté  par  le  pouvoir,  de  lui  faire  sentir  le 
poids  de  son    influence  et  d'obtenir   de  lui  quelque  faveur  en 
échange.  Déclassé  et  décrié,  Mirabeau  entend  forcer  la  société  à  le 
reconnaître  comme  une  puissance,   lui  imposer  l'ascendant  d'une 
popularité  grandissante.  Il  aborde  ainsi  les  questions  à  la  mode,  il 
parle  de  finances,  de  politique,  de  diplomatie  avec  une  impertur- 
bable assurance.  D'habiles  collaborateurs,  le  banquier  suisse  Pan- 
chaud,  Clavière,  Dumont  de  Genève,  lui  préparent  des  matériaux, 
quelquefois  même  des  parties  d'ouvrage  complètement  rédigées  ;  il 
les  retouche,  il  y  met  le  trait  Qi  le  vernis,  pour  employer  ses  expres- 
sions favorites,  et  il  inonde  la  France  de  publications  fréquemment 
composées  par  d'autres,  mais  toujours  signées  du  nom  sonore  de 
Mirabeau.  11  prend  à  partie  tantôt  M.  de  Calonne,  tantôt  M.  Xecker, 
il  engage  même  avec  Beaumarchais  un  duel  de  plume  d'où  il  ne 
sort  pas  à  son  honneur.  Il  serait  difficile  de  distinguer  aujourd'hui 
la  part  de  travail  personnel  qui  lui  appartient  dans  chacune  de  ces 
œuvres.  Elles  sont  à  la  fois  trop  éphémères  et  trop  collectives  pour 
ajouter  quelque  chose  à  sa  gloire.  Elles  indiquent  seulement  la  pro- 
digieuse activité  de  son  esprit  et  le  besoin  qu'il  a  de  faire  parler 
de  lui.  Il  poursuit  avec  passion  la  célébrité,  et  il  l'atteint.  Dès  1787 
il  peut  se  flatter  en  écrivant  à  M"^^  de  Nehra  qu'il  n'y  ait  pas  «  un 
salon,  un  boudoir,  une  borne  qui  ne  retentisse  du  nom  de  Mira- 
beau. ))  Vienne  maintenant  la  convocation  des  états-généraux,  il 
sera  résolu  et  tout  prêt  à  y  jouer  son  rôle.  Dans  ce  premier  volume, 
M.  Charles  de  Loménie  nous  conduit  jusqu'à  la  veille  de  la  révolu- 
lion  ;  il  abordera  enfin  les  années  glorieuses  de  la  vie  de  Mirabeau 
dans  un  second  volume,  qui  est  terminé,  qu'il  soumet  en  ce  mo- 
ment à  un  dernier  travail  de  revision  et  que  nous  lui  demandons 
de  ne  pas  nous  faire  attendre  trop  longtemps  (1). 


A.   MÉZIÈRES, 


(1)  Nous  adressons  cet  appel  à  M.  Charles  de  Loménie  avec  d'autant  plus  d'insis- 
tance que  M.  Rousse  prépare,  depuis  quelque  temps  déjà,  pour  prendre  place  dans  la 
collection  des  grands  écrivains  français  de  la  maison  Hachette,  une  étude  sur  Mira- 
beau. Cet  important  travail  ne  pourra  évidemment  pas  être  terminé  tant  qm^ 
M.  Charles  de  Loménie  n'aura  pas  lui-même  fait  usage  des  documens  inédits  qu'il 
a  entre  les  mains. 


LA 


PEINTURE    ÉTRANGÈRE 


A  L'EXPOSITION  UNIVERSELLE 


L'organisation  des  sections  étrangères  au  Palais  des  Beaux-Arts 
n'est  pas  due,  en  général,  comme  celle  de  la  section  française,  à 
l'action  gouvernementale.  La  plupart,  en  l'absence  de  commissaires 
officiels,  n'ont  été  installées  qu'au  dernier  moment  par  l'initiative 
privée,  soit  d'un  comité  local,  soit  d'un  comité  parisien,  soit  même 
d'un  groupe  d'artistes  isolés.  Pour  qui  est  au  courant  de  l'activité 
des  arts  dans  le  monde,  il  est  évident  que  les  coUeclions  de  pein- 
tures, réunies  de  la  sorte,  ne  représentent  que  bien  incomplète- 
ment, pour  plusieurs  pays,  le  niveau  de  la  production  actuelle, 
soit  parce  que  les  chefs  d'école  n'y  sont  pas  représentés,  soit  parce 
que  la  meilleure  place  s'y  trouve  prise  par  des  ouvrages  d'impor- 
tance secondaire.  En  plusieurs  endroits,  notamment  aux  Ëtats-Lnis, 
en  Autriche,  en  Suisse,  on  se  croirait  toujours  en  France,  tant 
l'imitation  française  y  semble  dominer,  et  ce  sont,  en  eflet,  les  ar- 
tistes domiciliés  et  travaillant  chez  nous  qui  y  sont  venus  en  majo- 
rité. Néanmoins,  en  beaucoup  d'autres,  les  œuvres  indigènes,  soit 
par  la  provenance,  soit  par  l'esprit,  y  figurent  en  assez  grand 
nombre  pour  qu'il  soit  possible  de  se  rendre  compte  si  l'art  y  est 
mort  ou  vivant,  si  l'on  y  reste  humblement  et  irrémédiablement 
soumis  à  l'innucncc  parisienne  ou  si  au  contraire,  soit  par  un  re- 
tour réfléchi  à  des  traditions  autochtones,  soit  par  une  observa- 


LA    PEINTURE    ÉTRAXGÈRE   A   l'EXPOSITION.  139 

tion  indépendante  et  nouvelle  de  la  nature,  on  se  pr.jpare  à  tirer, 
de  l'enseignement  français  ou  de  l'enseignement  local,  des  déve- 
loppemens  originaux. 

Le  grand  intérêt  pour  nous,  en  des  occasions  pareilles,  est-il  seu- 
lement de  constater  que  nos  maîtres  vivans,  comme  nos  maîtres 
disparus,  continuent  d'exercer  une  action  dominante  sur  les  écoles 
étrangères?  Faut-il  donc  compter,  par  exemple,  quels  sont  du  nord 
au  midi  les  élèves  ou  les  imitateurs  de  Cabanel  ou  de  Millet,  de 
MM.  Meissonier  et  Gérôme,  Bonnat  et  Garolus  Duran,  Jules  Breton 
et  Vollon,  Jean-Paul  Laurens  et  Jules  Lefebvre?  La  liste  en  serait 
longue  et  pourrait  flatter  notre  vanité.  Mais  au-dessus  des  intérêts 
de  notre  vanité,  il  y  a  les  intérêts  de  notre  activité,  et,  plus  l'ému- 
lation avec  les  écoles  étrangères  deviendra  sérieuse  et  réelle,  plus 
nous  avons  chance  de  voir  la  nôtre  prospérer  et  grandir  sans  tom- 
ber dans  cet  engourdissement  présomptueux  auquel  n'échappent 
guère  les  écoles  trop  longtemps  prépondérantes.  Ce  qui  nous  mi- 
porte  donc,  avant  tout,  c'est  d'examiner  dans  les  pays  qui  nous  en- 
tourent et  qui  nous  imitent,  si  ce  voisinage  et  cette  imitation  y 
déterminent,  au  double  point  de  vue  Imaginatif  et  technique,  un 
simple  courant  de  dilettantisme  stérile  et  d'habileté  superficielle,  ou 
si  le  mouvement  qui  en  procède  prend  le  caractère  d'un  mouvement 
de  rénovation  indépendant,  original  et  fécond  pour  l'avenir. 

C'est  toujours  par  le  contact  d'un  art  extérieur,  florissant  ou  dégé- 
néré, qu'on  voit  naître  ou  renaître  les  arts  dans  une  contrée  bar- 
bare ou  civilisée.  L'histoire  de  la  peinture ,  plus  encore  que 
celle  de  l'architecture  et  de  la  sculpture,  parce  que  la  matière 
transmissible  y  est  plus  mobile,  n'est  guère  que  l'histoire  de 
ces  échanges  intermittens  et  réciproques  d'exemples  et  d'exci- 
tations entre  les  différentes  nations.  Durant  plusieurs  siècles, 
l'Italie  et  les  Pays-Bas  ont  été,  successivement  ou  conjointement, 
depuis  Giotto  et  Van  Eyck  jusqu'à  Rembrandt  et  Tiepolo,  les  deux 
centres  actifs  d'où  rayonnaient  l'inspiration  et  l'enseignement,  et, 
pour  ainsi  dire,  les  deux  pôles  du  courant  qui,  tantôt  partant  du 
nord  et  tantôt  du  sud,  n'a  cessé  d'échaufler  et  d'agiter  l'imagina- 
tion des  peintres.  Placée  au  centre,  la  France,  pendant  longtemps, 
ne  fit  guère  que  recueillir,  dans  un  foyer  tranquille  et  clair,  les 
étincelles  brillantes  de  ce  double  courant.  Malgré  la  concentration 
puissante  ou  charmante  qu'elle  en  sut  déjà  faire  au  xvii^  et  au 
XVIII''  siècle,  ce  n'est  pourtant  qu'en  notre  temps  qu'elle  est  deve- 
nue à  son  tour  la  tête  et  la  source  du  mouvement,  et  qu'elle 
a  dirige  l'activité  générale  dans  le  sens  de  son  génie  natio- 
nal, jetant  et  répandant  de  tous  côtés  cet  esprit  de  vérité,  de 
liberté,  d'humanité  qui  depuis  la  Piévolution  se  manileste  dans  ses 


lÛO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

productions  artistiques  autant  que  dans  ses  agitations  politiques  et 
sociales. 

Pour  qui  a  pu  voir  l'exposition  des  artistes  étrangers  au  palais 
Montaigne  en  1855,  pour  qui  se  souvient  de  l'état  d'abaissement  dans 
lequel  était  alors  tombé  l'art  de  la  peinture  chez  la  plupart  des  peu- 
ples européens,  même  les  plus  glorieux  par  leur  passé,  tels  que 
l'Italie,  l'Espagne,  la  Hollande,  et  de  l'état  de  barbarie  dans  lequel  il 
se  trouvait  chez  les  peuples  nouveaux,  soit  de  l'Europe  septentrio- 
nale, soit  de  l'Amérique,  l'exposition  actuelle,  si  incomplète  qu'elle 
puisse  être,  montre,  de  toutes  parts,  en  l'espace  de  trente  ans,  une 
série  d'étonnans  progrès  accomplis.  Sous  l'influence  des  exemples 
français,  presque  partout,  les  études  techniques  et  historiques  ont 
été  renouvelées  ou  entreprises.  Presque  partout,  même  dans  la 
Grande-Bretagne,  le  centre  d'art  le  plus  intact  en  1855,  grâce  à  la 
répétition  des  expositions  internationales,  sous  cette  même  influence, 
les  écoles  se  sont  multipliées,  rajeunies,  échauflees.  Presque  par- 
tout, nous  pouvons  assister,  après  une  lutte  plus  ou  moins  violente 
entre  la  tradition  académique  et  l'individualisme  naturaliste,  à  la 
fusion  rapide  et  à  l'entente  féconde  des  deux  principes,  à  une  évo- 
lution plus  ou  moins  marquée  dans  le  sens  même  qu'ont  indiqué 
depuis  longtemps  les  artistes  français,  celui  d'une  observation 
directe,  libre,  personnelle,  de  la  réalité  comme  fondement  néces- 
saire de  tout  art  vivant. 

I. 

C'est  toujours  dans  les  salles  de  la  Grande-Bretagne  qu'on  se 
sent  le  plus  agréablement  dépaysé.  L'art  anglais,  mieux  connu 
aujourd'hui ,  ne  nous  surprend  plus  sans  doute  par  une  de  ces 
sensations  aiguës  et  piquantes ,  comme  celles  que  ressentirent 
nos  grands-pères  au  Salon  de  182/i  et  nos  pères  à  l'Exposition  de 
1855.  De  la  première  rencontre  avec  les  peintres  britanniques 
est  sortie  notre  école  de  paysage,  de  la  seconde  une  rénovation 
de  notre  dilettantisme  poétique.  Depuis ,  les  rapports  entre  les 
deux  écoles  sont  devenus  assez  réguliers,  et  chacune  y  trouve  son 
compte,  ^ous  devons  beaucoup  à  l'Angleterre  :  MM.  Gustave  Mo- 
reau,  Puvis  de  Ghavannes,  Cazin,  Besnard,  entre  autres,  en  savent 
bien  quelque  chose.  L'Angleterre  nous  doit  beaucoup  aussi  ;  elle 
n'est  nullement  restée  insensible  à  notre  évolution  :  l'influence 
de  MM.  Meissonier  et  Gérôme,  de  Millet  et  de  M.  Jules  Breton,  s'y 
est  fortement  marquée  en  plus  d'un  endroit.  Mais  ce  qu'il  y  a  d'ad- 
mirable dans  ce  tempérament  anglais,  si  robuste  et  si  personnel, 
ce  qui  nous  en  étonne  et  nous  en  réjouit,  c'est  la  faculté  pro- 


LA    PEINTURE   ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITIOX.  l/jl 

digieuse  qu'il  possède  de  s'assimiler  tous  les  élémens  qu'il  absorbe 
et  d'imprimer  la  marque  de  sa  personnalité  à  tout  ce  qu'il  produit. 
Nulle  part  peut-être  on  ne  sent  des  esprits  plus  ouverts  à  tout  ce 
qui  vient  du  dehors  ;  les  artistes  anglais  sont  essentiellement  cos- 
mopolites; aucun  d'eux  qui  n'ait  tour  à  tour  étudié  en  Italie,  en 
France,  en  Espagne,  en  Orient,  en  Hollande,  qui  ne  s'y  promène  et 
qui  n'y  retourne  sans  cesse  ;  mais  partout  il  reste  Anglais,  et  tout  ce 
qu'il  acquiert  ne  contribue  qu'à  développer  son  moi.  Dans  aucun 
pays,  l'art,  à  première  vue,  ne  semble  plus  artificiel  et  le  résultat  de 
plus  continuelles  importations  et  excitations  étrangères  ;  s'imagine- 
t-on  Reynolds  sans  Titien,  Gainsborough  sans  Van  Dyck,  Gonstable 
sans  Hobbema,  Turner  sans  Claude  Lorrain,  M.  Millais  et  presque 
tous  les  modernes  sans  les  Quattrocentisti  italiens  et  flamands?  Ce- 
pendant, qu'y  a-t-il  de  plus  personnel  que  Reynolds  et  Gainsbo- 
rough, Gonstable  et  Turner,  M.  Millais  et  ces  poètes  charmans  trop 
tôt  disparus,  que  nous  admirions  en  1878,  Walker  et  Mason?  La 
puissance  de  fascination  du  sol  anglais  est  si  forte  que  les  artistes 
étrangers  qui  s'y  fixent  n'y  sauraient  échapper  ;  au  bout  de  peu  de 
temps,  ils  deviennent  Anglais.  A  l'heure  actuelle,  comme  en  1878, 
deux  des  artistes  qui  font  le  plus  d'honneur  à  la  section  anglaise, 
qui  expriment  le  mieux  la  pensée  anglaise,  sont  deux  continentaux 
naturalisés  :  un  Hollandais,  formé  à  l'école  belge  et  à  l'école  fran- 
çaise, M.  Alma-Tadema,  un  Ravarois,  formé  à  Munich,  M.  Her- 
komer. 

A  quoi  tient  ce  phénomène  ?  En  partie  à  la  conscience  opiniâtre 
que  les  Anglais  mettent  à  bien  faire  tout  ce  qu'ils  entreprennent,  en 
partie  à  l'amour  protond  qu'ils  portent,  comme  toutes  les  races 
germaniques,  à  la  nature  extérieure,  en  partie  aussi  à  ce  sens  moral 
et  pratique  qui  ne  leur  permet  de  considérer  aucune  œuvre  de 
l'homme,  moins  encore  l'œuvre  d'art,  comme  indilîérente  et  inu- 
tile. Lorsqu'un  Anglais  peint  ou  lorsqu'il  écrit,  c'est  qu'il  a  quelque 
chose  à  dire;  d  le  dit  comme  il  peut,  le  plus  fortement  qu'il  peut, 
insistant  sur  tous  les  détails,  torturant  la  palette  comme  le  vocabu- 
laire, sans  souci  des  formes  convenues,  mais  créant,  à  chaque  instant, 
des  formes  inattendues.  De  là,  dans  leurs  peintures,  ces  inégalités 
d'exécution  qui  surprennent,  ces  maladresses  de  touche  qui  font 
sourire,  ces  aigreurs  de  colorations  qui  blessent  la  vue  ;  de  là  aussi 
cette  précision  soutenue  et  touchante,  presque  religieuse,  dans 
l'observation  analytique,  ces  accens  incorrects  et  hardis  d'une 
sensibilité  délicate  ou  hère,  ces  éclats  d'harmonie  audacieux  et 
profonds  qu'on  chercherait  vainement  ailleurs.  Moins  sûrs  de  leur 
main  et  moins  ambitieux,  comme  ouvriers  du  pinceau,  qut>  les 
ouvriers  de   Paris,   ils  se  risquent  peu  dans  les   grandes  toiles, 


142  REVUE    DES  DEUX   MONDES. 

mais  ils  remplissent  jusqu'aux  bords  les  cadres  bien  proportionnés 
où  ils  se  renferment  et  se  concentrent.  C'est  peut-être  une  des  rai- 
sons pour  lesquelles  ils  entretiennent  et  fortilient  leur  individua- 
lité ;  l'abandon  de  la  peinture  de  chevalet,  de  la  peinture  méditée 
et  soignée,  conduit  vite  à  la  décadence  ;  une  école  ne  saurait  vivre 
longtemps  par  la  seule  pratique  décorative.  Une  des  autres  raisons 
qui  expliquent  certaines  de  leurs  tendances  est  le  climat  même  de 
rx\ngleterre  et  les  habitudes  sociales  qui  en  découlent;  les  pein- 
tures y  sont  faites  pour  orner  des  appartenions  confortables, 
pour  être  vues,  à  travers  une  glace,  tour  à  tour  sous  un  jour  bru- 
meux ou  sous  la  lumière  artificielle  ;  l'aspect  d'aquarelles,  mat  et 
clair,  qu'elles  gardent  presque  toutes,  même  lorsqu'elles  sont  exé- 
cutées par  d'autres  procédés,  est  fait  pour  répondre  à  ces  exigences 
spéciales. 

Il  y  a  bien,  en  Angleterre,  une  école  classique  ;  mais  la  liberté 
avec  laquelle  on  y  traite  les  sujets  traditionnels  et  qui  rappelle, 
par  plus  d'un  trait,  la  liberté  de  ses  poètes  en  semblable  ma- 
tière, ne  ressemble  plus  en  rien  au  pédantisme  éphémère  qu'y 
avaient  importé  au  commencement  du  siècle  les  émules  de  notre 
David.  Le  mouvement  préraphaélite,  en  reportant  les  imagina- 
tions aux  œuvres  primitives,  d'une  saveur  vive  et  bizarre,  des  Ita- 
liens du  xv""  siècle,  les  a  fait  remonter  du  même  coup  vers  les  ori- 
gines de  l'art  antique.  C'est  à  travers  la  Renaissance  italienne,  à 
travers  BotticelU  et  Mantegna,  que  la  plupart  aperçoivent  la  Grèce 
comme  Shakspeare  devinait  Rome  à  travers  Boccace  et  Bandello. 
Bien  que  sir  F.  Leighton,  le  président  de  l'Académie,  s'efforce,  avec 
une  remarquable  volonté,  de  retourner  à  une  antiquité  plus  pure, 
il  est  facile  de  surprendre,  dans  ses  peintures  comme  dans  ses 
sculptures,  les  traces  de  ses  premières  admirations;  nous  ne  sau- 
rions nous  en  plaindre.  C'est  par  les  bons  côtés,  par  la  vivacité 
•nerveuse  du  mouvement,  par  le  rythme  fort  et  souple  de  l'atti- 
tude, que  ses  deux  statues,  le  Paresseux  et  Fausses  alarmes,  rap- 
pellent Donatello  et  Benvenuto.  Il  est  encore  passé  beaucoup  de  ces 
élégances  florentines,  avec  leur  grâce  un  peu  contournée,  dans  les 
silhouettes  des  belles  filles  qui  accompagnent  Andro)naquc  caplice  à 
la  fontaine.  Même,  à  dire  vrai,  les  qualités  de  cette  noble  compo- 
sition, longue  et  disposée  en  bas-relief,  sont  plutôt  sculpturales  que 
pittoresques.  Les  couleurs  y  parlent  bas,  sans  toujours  bien  s'ac- 
corder; le  travail  de  la  brosse  y  est  déhcat,  savant,  fin,  mais  d'une 
égalité  consciencieuse  trop  prudente  et  trop  égale.  En  revanche, 
l'ordonnance  est  savante  et  originale;  presque  tous  les  groupes 
présentent  des  combinaisons  de  mouvemens  et  d'expressions  d'une 
cadence   admirable.    L'Audromaque,  enveloppée  de   noir,  est  une 


LA   PEINTURE   ÉTRANGÈRE    A   l'eXPOSITION.  l/l3 

figure  d'un  beau  caractère  ;  on  ne  trouve  pas  moins  de  noblesse 
dans  la  grâce  chez  les  choéphores,  indifférentes  ou  curieuses,  de 
tout  âge,  qui  l'entourent. 

L'antiquité  de  M.  Alma-Tadcma  est  plus  familière  que  l'anti- 
quité de  M.  Leighton;  la  grâce  y  est  plus  vivante,  et,  pour  transfi- 
gurer les  ?nisscs  et  les  ladies  en  fiancées  grecques  ou  en  matrones 
romaines,  M,  Alma-Tadema  possède,  sur  sa  palette  claire  et  lumi- 
neuse, d'admirables  recettes  d'incantation.  Quelle  carrière  a  par- 
courue M.  Alma-Tadema  depuis  que  nous  l'avons  vu,  laborieux 
élève  de  Leys,  tenter,  dans  une  gamme  noire  et  lourde,  ses  pre- 
mières restitutions  archéologiques  !  Comme  il  s'est  allégé,  éclairé, 
vivifié  depuis,  acquérant  chaque  jour  une  science  plus  intime 
de  la  (emme  antique  et  de  la  femme  moderne!  Une  anecdote  de 
Plutarque,  citée  par  George  Eliot,  lui  a  inspiré  sa  jolie  composi- 
tion des  Femmes  cVA77îphissa.  Voici  comme  notre  Amyot  la  raconte  : 
«  11  advint  que  les  femmes  dédiées  à  Bacchus,  que  l'on  appelle  les 
Thyades,  qui  vaut  autant  à  dire  comme  les  forcenées ,  furent 
esprises  de  leur  fureur,  et  courans  vagabondes,  çà  et  là,  de  nuit, 
ne  se  donnèrent  de  garde  qu'elles  se  trouvèrent  en  la  ville  d'Am- 
phisse;  là  où  estans  lassées,  et  non  encore  retournées  en  leur  bon 
sens,  elles  se  couchèrent  de  leur  long  au  milieu  de  la  place  et  s'en- 
dormirent. De  quoy  estans  adverties  les  femmes  des  Amphisséiens, 
et  craignans  qu'elles  ne  fussent  violées  par  les  soudards  des  tyrans, 
dont  il  y  avoit  garnison  en  la  ville,  elles  accoururent  toutes  en  la 
place,  et  se  mettans  alentour  d'elles  sans  mot  dire,  les  laissèrent 
endormh-  sans  les  esveiller.  Puis,  quand  elles  se  furent  d'elles-mêmes 
esveillées,  elles  se  mirent  à  les  traiter  chascune  la  sienne  et  à  leur 
donner  à  manger;  puis,  finablement,  ayans  demandé  congé  de  ce 
faire  à  leurs  maris,  les  convoyèrent  à  sauveté,  jusqucs  aux  monta- 
gnes. »  Le  peintre  a  saisi  le  moment  où  les  folles  du  dieu,  allongées 
sur  les  dalles,  sortant  de  leur  sommeil  halluciné,  se  soulèvent, 
s'étirent,  se  frottent  les  yeux  pour  se  reconnaître.  Les  Amphis- 
siennes  hospitalières,  rangées  en  ligne  au  fond  de  la  place,  les 
regardent  avec  compassion  et  tendresse  ;  quelques-unes,  les  plus 
vieilles  d'abord,  les  plus  jeunes  ensuite,  se  détachent  pour  leur 
apporter  quelque  nourriture.  Tout  ce  groupe,  vêtu  de  tuniques  et 
de  péplos  clairs,  s'enlève  en  blanc  sur  le  fond  blanc  des  colon- 
nades de  marbre;  les  Thyades  aussi  sont  vêtues  de  blanc,  et  c'est 
au  milieu  d'exquises  blancheurs  que  rougissent  leurs  visages  plus 
allumés  que  ceux  des  honnêtes  ménagères,  les  gardiennes  de  leur 
vertu.  Et  cette  délicatesse  de  la  couleur  n'est  point  une  déhcatesse 
superficielle,  car  M.  Alma-Tadema  est  aussi  fin  dessinateur  que  fin 
coloriste.  Toutes  ces  Grecques  ont  l'allure  cadencée,  l'expression 


lllk  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nette,  la  draperie  souple  et  serrée  des  figurines  de  Tanagra  et  mê- 
lent, dans  une  fusion  charmante,  la  pudeur  intelligente  des  filles 
d'Albion  à  l'élégance  attique.  Il  n'y  a  pas  de  pédantisme  ou  de  réa- 
lisme qui  tienne,  c'est  là  une  délicieuse  fantaisie  archéologique,  un 
art  particulier  et  délicat  qui  ne  s'adresse  point  sans  doute  au  gros 
public,  mais  qui  n'en  a,  pour  cela,  ni  moins  de  charme,  ni  moins 
d'intérêt.  Un  peu  plus  loin,  M.  Alma-Tadema  nous  montre  une 
jeune  Gréco-Anglaise  assise  sur  un  banc  en  marbre  (le  marbre 
est  une  matière  dont  le  peintre  tire  des  eflets  surprenans),  devaat 
la  mer  bleue,  se  faisant  de  la  main  un  abat-jour  pour  apercevoir 
la  barque  qui  amène  le  bien-aimé,  et  cette  petite  scène  est  encore 
ravissante  par  le  naturel  de  la  pose,  la  grâce  de  l'ajustement,  l'éc.at 
du  marbre,  des  fleurs,  de  l'eau,  du  ciel,  la  transparence  sereine  de 
l'air.  Les  Ménades,  plus  classiques,  bien  anglaises  pourtant, de 
M.  John  Collier,  semblent  banales  à  côté  de  ces  évocations  fraîches 
et  gracieuses  ;  et,  si  l'on  songe  au  parti  que  M.  Alma-Tadema  a  su 
tirer  de  ses  premiers  modèles  en  ce  genre,  Ingres  et  M.  Gérôme, 
on  se  prend  à  regretter  que  M.  Calderon,  l'auteur  agréable  d'une 
Aphrudîle  couchée  sur  les  flots,  n'ait  pas  pris  conseil  à  la  même 
école;  il  eût  certainement  doté  sa  nageuse  blonde  de  formes  moins 
abondantes,  mais  plus  juvéniles. 

MM.  Burne  Jones,  Watts,  Strudvvick,  Walter  Crâne,  représentent 
le  dilettantisme  anglais  s'inspirant  de  la  renaissance  comme  chez 
MM.  Leighton  et  Alma-Tadema  il  s'inspire  de  l'antiquité.  On  ne  sau- 
rait tous  les  appeler  des  préraphaélites,  car  si  M.  Strudwick,  dans 
sa  Circc,  s'en  tient  à  la  stricte  imitation  de  Mantegna,  et  M.  ^yaltel 
Crâne,  dans  sa  Belle  dame  mus  merci,  à  celle  d'autres  primitifs, 
M.  Watts,  dans  ses  allégories  poétiques,  souvent  peu  intelligibles, 
se  livre  à  des  combinaisons  savantes  de  lormes  contournées  et  de 
colorations  vaporeuses  qui  procèdent  des  maniéristes  du  xvi®  siècle 
bien  plus  que  de  leurs  prédécesseurs.  Le  plus  intéressant  de  ce 
groupe  distingué,  mais  un  peu  trop  porté  à  conlondre  la  littérature 
avec  la  peinture,  est  M.  Burne  Jones.  Il  a  traduit,  dans  son  Roi 
Cojo/î^/i^//,  la  ballade  de  Tennyson^  TlieBeggar  M<fid,Si\ec  une  exac- 
titude scrupuleuse,  et  avec  une  puissance  extraordinaire  :  «  Elle  se 
tenait  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine  ;  —  elle  était  plus  belle  qu'on 
ne  peut  dire  ;  elle  vint,  pieds  nus,  la  mendiante,  —  devant  le  roi 
Gophetua.  —  En  robe  et  en  couronne,  le  roi  descendit  —  pour  la 
rencontrer  et  la  saluer  sur  sa  route  . —  «  Ce  n'est  point  étonnant, 
disaient  les  lords, —  elle  est  plus  belle  que  le  jour.»  — Gomme  brille 
la  lune  en  un  ciel  nuageux;  —  elle,  dans  sa  pauvre  parure,  appa- 
raissait: —  l'un  louait  ses  chevilles,  l'autre  ses  yeux,  —  l'autre  sa 
noire  chevelure  et  sa  mine  aimable.  —  Un  si  doux  visage,  une  grâce 


LA    PEINTURE   ÉJRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  145 

si  angélique!  —  il  n'en  fut  jamais  dans  toute  cette  terre!  »  — 
Cophetua  jura  un  royal  serment  :  —  u  Cette  mendiante  sera  ma 
reine.  »  —  Dans  le  tableau  de  M.  Burne  Jones,  la  fdle,  en  robe 
grise,  les  pieds  nus,  est  assise,  doucement  rêveuse,  sur  des  degrés 
de  marbre.  A  ses  pieds  le  jeune  roi,  couvert  d'une  riche  armure, 
se  tient,  sa  couronne  à  la  main,  également  assis,  dans  une  attitude 
méditative.  Deux  seigneurs,  accoudés  en  haut,  sur  un  balcon,  re- 
gardent la  scène.  La  vigueur  du  dessin,  la  force  des  colorations, 
la  profondeur  des  expressions,  la  perfection  des  détails,  l'harmonie 
de  l'ensemble  donnent  à  cette  toile,  tout  imprégnée  d'un  vigou- 
reux amour  pour  Carpaccio  et  pour  Mantegna,  un  attrait  fort  et 
durable.  L'imitation  des  maîtres,  poussée  à  ce  degré  d'intelligence, 
n'est  plus  seulement  une  satisfaction  donnée  à  la  curiosité  des  ama- 
teurs et  des  lettrés,  c'est  encore  un  exemple  salutaire  pour  toute 
une  école  et  un  rappel  fécond  aux  vrais  principes  de  la  peinture. 
Un  morceau  senti,  dessiné,  peint  comme  le  Roi  Cophetua  rend  les 
yeux  plus  difficiles  pour  tout  ce  qui  l'entoure. 

Le  talent  supérieur  de  MM.  Alma-Tadema  et  Burne  Jones  justifie 
et  anime  leur  dilettantisme.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'une  école 
ne  vit  pas  d'évocations  rétrospectives  ;  c'est  dans  sa  lutte  avec  la 
nature  et  avec  la  réalité  qu'elle  acquiert  ses  forces  et  qu'elle  les 
éprouve.  Les  peintres  anglais,  sous  ce  rapport,  ne  sont  pas  en 
retard  sur  ceux  du  continent;  dans  le  portrait,  dans  l'étude  de 
mœurs,  dans  le  paysage,  ils  conservent  leur  originalité  avec  une 
ténacité  surprenante.  Quatre  portraits  d'hommes,  celui  du  Très 
honorable  W.-E.  Gladstone^  par  M.  Millais,  celui  du  Cardinal  Man- 
ning,  par  M.  Ouless,  celui  de  Sir  Henri  liawli/ison,  parHoll,  celui 
de  M.  Henry  Vigne,  maître  des  lévriers  de  la  foret  d'Epping, 
par  M.  Shannon,  sont  surtout  caractéristiques.  L'homme  d'état  an- 
glais, l'ecclésiastique  anglais,  le  savant  anglais,  le  gentleman  anglais, 
tous  robustes,  sérieux,  calmes  et  dignes,  tout  à  la  fois  hommes 
d'action  et  hommes  de  réflexion,  s'y  trouvent  représentés  par  des 
procédés  assez  difl'érens,  mais  où  l'on  retrouve  toujours  l'exacti- 
tude et  la  conscience  britanniques.  Tandis  que  les  portraitistes 
français  établissent  la  dignité  de  leurs  figures  et  ennoblissent  l'as- 
pect de  leurs  physionomies,  soit  par  la  fermeté  des  contours  et  du 
modelé,  soit  par  l'ampleur  et  la  puissance  de  la  touche  colorée,  les 
portraitistes  anglais  arrivent  à  l'expression  de  la  grandeur  par 
l'extraordinaire  justesse  des  détails  multipliés.  Cette  façon  de  com- 
prendre et  d'exprimer,  tout  à  fait  semblable  à  la  façon  de  leurs  ro- 
manciers et  de  leurs  historiens,  ne  saute  pas  aux  yeux  chez  MM.  Holl 
et  Shannon, plus  pénétrés  des  méthodes  continentales;  mais  elle  est 
flagrante  chez  ^LM.  Millais  et  Ouless,  dont  les  œuvres  sont  d'ail- 
TOME  xcvi.  —  1889.  10 


1^6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leurs  typiques  et  de  premier  ordre.  Qu'on  compare  le  martelage 
pointillé,  minutieux,  acharné,  de  taches  innombrables,  au  moyen 
duquel  sont  construits  les  corps,  si  solides  pourtant,  et  les  visages, 
si  nobles  et  si  parlans,  de  M.  Gladstone  et  du  cardinal  Manning, 
avec  la  simplilication  rapide  de  touches  fermes  et  hardies  par  les- 
quelles MM.  Bonnat  ou  Garolus  Duran  représentent  un  personnage 
intéressant,  on  comprendra,  du  coup,  la  diflerence  entre  les  deux 
écoles.  Il  y  a  plus  de  saveur  pittoresque  chez  nos  peintres,  il  y  a 
peut-être  plus  de  saveur  intellectuelle  chez  les  peintres  anglais,  au 
moins  chez  ceux-là,  car  lorsque  le  système  n'est  pas  applique  par 
des  artistes  de  cette  force,  il  n'aboutit  fju'à  des  enluminures  froides 
et  mesquines,  d'un  aspect  sec  et  jaunâtre,  assez  pénibles  à  regar- 
der. M.  Millais  lui-même  ne  se  gare  pas  toujours  des  dangers  où 
peut  conduire  cette  excessive  analyse.  Son  portrait  de  M.  Hook,  le 
peintre  de  marines,  est  certainement  très  individuel  et  très  ressenti  ; 
mais  le  faire  en  est  si  pénible  et  si  compliqué  qu'on  souffre,  en  le 
voyant,  du  labeur  auquel  s'est  condamné  l'artiste.  C'est  un  artiste 
bien  particulier,  d'ailleurs,  que  M.  Millais,  tout  plein  de  surprises 
et  assez  inégal.  A  côté  de  ces  beaux  portraits,  il  expose  quelques 
fantaisies  sentimentales,  conime  on  les  aime  en  Angleterre,   une 
jolie  Cendrillon  au  coin  du  feu,  une  fillette  jouant  avec  des  Cerises, 
un  bambin  rose  soufflant  des  bulles  de  savon,   qui  ressemblent 
à   des  frontispices  de  romances.   Ce  dernier   tableau,    reproduit 
par  la  lithochromie,.  est  devenu  sans  peine  le  prospectus  dune 
maison  de  parfumerie. 

Sa  Dernière  rose  d'été,  une  étude  de  jeune  femme,  est  d'une  exé- 
cution plus  franche  et  plus  chaude.  C'est  même  un  des  bons  portraits 
féminins  de  la  section,  où  les  images  du  beau  sexe  abondent,  mais 
sont,  en  général,  traitées  avec  une  mièvrerie  proprette  qui  nous  met 
bien  loin  de  Reynolds,  de  Gainsborough  et  de  Lawrence.  M.  Her- 
komer  a  eu  sous  les  yeux  deux  bien  belles  personnes,  Miss  Kathe- 
rine Griint,  et  la  dame  en  noir,  regardant  fixement  devant  elle, 
qui,  dans  le  livret,  devient  VE.rtasiée.  Toutes  les  deux  ont  ce  type 
ferme  et  régulier,  qui  serait  le  type  antique,  n'étaient  de  plus  la 
délicatesse  aristocratique  des  carnations  et  la  linesse  intelligente  du 
regard.  Les  images  que  nous  en  donne  M.  Herkomer  sont  lidèles  et 
nettes,  d'une  allure  distinguée  etlière,  mais  d'une  sécheresse  mal  dis- 
simulée et  d'une  tonalité  froide  qui  va  tourner  au  jaunâtre.  11  y 
a  moins  de  style  et  de  beauté,  mais  plus  de  souplesse,  de  douceur 
et  de  sentiment  anglais  dans  les  poitraits  de  M.  Grcgory,  de  M.  Luke 
Fildes,  de  M.  Carter.  Quant  à  M.  Whisller,  c'est  toujours  le  peinU-e 
habile,  volontairement  étrange,  tant  soit  peu  paradoxal,  que  nous 
connaissons.  Son  Portrait  de  lady  Archibuld  Canipbcll  n'est  pas 


LA   PEINTURE   ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  1^7 

seulement  le  portrait  d'une  grande  dame,  c'est,  paraît-il,  dans 
l'œuvre  du  peintre,  V arrangement  en  noir  n°  7,  comme  son  autre 
tableau,  le  Balcon,  est  une  karmonie  couleur  chair  el  couleur  verte. 
Nous  ne  sommes  pas  assez  au  courant  de  la  classification  whistlé- 
rienne  pour  savoir  si  l'arrangement  en  noir  n°  7  est  plus  ou  moins 
foncé  que  l'arrangement  n"  8  ou  l'arrangement  n°  6.  Ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  qu'il  est  fort  noir  et  qu'on  a  toutes  les  peines  du 
monde  à  distinguer  de  lady  Archibald  Campbell  dans  ces  ténèbres 
autre  chose  qu'un  profil  qui  se  perd  et  un  pied  qui  s'enfuit.  La 
chose  est  menée  avec  science  et  sûreté  par  un  homme  fort  au  cou- 
rant des  ruses  les  plus  subtiles  du  pinceau;  ce  n'est  point  une  raison 
pour  voir  une  rénovation  de  l'art  dans  ce  qui  n'est  qu'un  raffine- 
ment de  métier  et  ressemblerait  fort,  si  l'on  s'en  tenait  aux  termes 
du  livret,  à  une  mystification  régulière  à  l'adresse  des  Ptiilistins. 
II  n'est  point  probable  d'ailleurs  que  ces  excentricités  maladives 
aient  grande  influence  sur  le  génie  anglais,  qui  ne  redoute  pas,  il  est 
vrai,  l'étrange  et  le  bizarre,  qui  saute,  avec  une  brusquerie  surpre- 
nante, de  la  sentimentalité  pleurnicheuse  à  la  brutalité  tragique, 
mais  qui  aime  par-dessus  tout  le  naturel  et  la  santé  et  qui  revient 
toujours,  en  fin  de  compte,  à  l'observation  consciencieuse.  Les  paysa- 
gistes, à  cet  égard,  nous  peuventrassurer,  et,  en  particulier  les  pein- 
tres de  marines.  11  en  est  trois  au  moins,  MM.  Moore,HunteretHook, 
qui  sont  des  artistes  de  premier  ordre,  sans  pédantisme  et  sans 
prétentions, aimant  la  mer  d'une  passion  énergique  et  attentive,  la 
connaissant  si  bien  qu'il  leur  suffit  pour  nous  émouvoir  profondé- 
ment de  gonfler,  dans  leurs  toiles  modestes,  les  vagues  irritées  ou 
calmes  de  l'océan,  sans  avoir  besoin  de  les  peupler  d'incidens  dra- 
matiques. Dans  la  plus  belle  toile  de  M.  Mooie,  Après  la  pluie  le 
beau  temps,  pas  une  voile  à  l'horizon,  pas  une  roche  au  premier 
plan  ;  la  mer  seule,  la  pleine  mer,  d'un  bleu  intense,  proTonde, 
transparente,  avec  de  grandes  vagues  qui  s'apaisent  et  se  régula- 
risent; au-dessus,  à  l'horizon,  une  longue  percée  dans  le  ciel,  une 
percée  lumineuse,  fraîche,  rassurante,  dans  un  air  rasséréné  qui 
s'allège,  avec  des  essaims  de  petites  vapeurs,  affolées,  en  déroute, 
qui  remontent  vite,  regagnent  le  dernier  débris  de  l'orage, 
un  gros  nuage  que  le  vent  balaie.  Le  scrupule,  l'amour,  la  sincé- 
rité, la  science  que  l'on  sent  dans  la  lorme  comme  dans  la  couleur 
du  moindre  flot  et  du  moindre  nuage,  sont  vraiment  admirables,  et 
l'exécution  est  d'une  liberté  et  d'un  entrain  superbes.  Les  ma- 
rines de  M.  Hook  et  de  M.  Hunter  ne  sont  pas  si  désertes  ;  dans 
la  plus  intéressante  du  premier,  .1  quelque  chose  malheur  est  bon, 
on  voit,  au  premier  plan,  un  pêcheur  et  sa  lemme,  tirant  de  toutes 
leurs  forces  une  corde  à  harpon  pour  ramener  sur  la  grève  une 


148  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

épave  ;  dans  celle  du  second,  Leur  part  du  travail,  ce  sont  trois 
enimes  qui  trient  le  poisson  sur  le  sable.  Le  faire  de  MM.  Hook  et 
Huiiter  est  plus  heurté,  plus  laborieux,  moins  magistral  et  moins  sûr 
que  celui  de  M.  Mooro,  mais  ils  possèdent  comme  lui  une  connais- 
sance profonde  de  la  vie  des  eaux  et  des  mouvemcns  de  la  lumière. 

Les  marins  que  MM.  Hunter  et  Hook  mettent  en  scène  ne  sont 
pas  moins  vrais  que  leurs  paysages.  On  en  trouve  de  bien  carac- 
térisés encore  chez  M.  Reid,  l'un  de  ceux  qui  représentent  avec  le 
plus  d'originalité  les  types  populaires.  Dans  sa  liivalité  entre 
gninds-pcrcs,  un  vieux  loup  de  mer,  assis  contre  le  parapet  d'un 
quai,  ajuste  devant  les  yeux  de  sa  petite-lille  une  longue-vue, 
tandis  que  son  rival,  l'autre  grand-père,  la  main  sur  l'épaule  de  l'en- 
fant, médite  ce  qu'il  fera  de  mieux  encore  pour  l'amuser.  Le 
titre  est  un  peu  subtil,  visant  à  l'esprit  littéraire,  comme  beaucoup 
de  titres  anglais;  mais  l'ouvrage,  en  lui-même,  est  très  simple  et 
très  librement  peint.  Les  deux  bonshommes  ont  des  tètes  tannées 
«t  recuites,  avec  des  expressions  de  grosse  tendresse,  fort  anm- 
santes.  la  petite  fille  est  à  croquer.  C'est  tout  à  fait  dans  la  direc- 
tion de  notre  école  moderne,  mais  en  restant  très  anglais.  On  en 
peut  dire  autant  du  Retour  de  la  foire  de  M.  Bartlett  et  de  la  So- 
ciété pliilharmonique  au  village  par  M.  Forbes.  Dans  cette  dernière 
toile  qui  représente  de  bons  bourgeois  et  ouvriers  exécutant  le 
soir  un  concert  dans  un  grenier,  toile  pleine  d'observations  justes 
et  fort  bien  peinte,  M.  Forbes  se  montre  beaucoup  plus  sensible  que 
ses  confières  aux  procédés  larges  et  gras  des  vieux  Hollandais  et 
des  Français  modernes.  Il  v  a  encore  bien  des  cadres  intéressans  à 
signaler  dans  la  section  anglaise,  d'abord  quelques  agréables 
tableaux  de  genre,  soit  historiques,  comme  la  Garnison  défdant 
avec  les  honneurs  de  la  guerre,  de  M.  Gow,  le  Marlborough  après 
la  bataille  de  Ramillies  de  M.  Grolts,  le  Monmouth  et  Jacques  II 
de  M.  Pettie,  soit  romanesques,  comme  le  Tout  seul  de  M.  Orchard- 
son,  le  Retour  de  la  pénite/ite  de  M.  Fildes,  la  Femme  du  joueur 
de  M.  Stone,  les  œuvres  de  MM.  Morris,  Smythe,  Lengley,  soit 
purement  descriptifs,  comme  les  Gardes  du  corps  de  la  reine  de 
M.  Beadle,  En  temps  de  paix  de  M.  Millet.  Presque  partout  l'obser- 
vation des  types  est  juste  et  fine,  la  composition  dramatique  ou 
spirituelle;  mais,  sauf  chez  M.  Gow,  qui  est  un  peintre  plus  ferme, 
l'exécution,  pour  nos  yeux  français,  reste  un  peu  mince,  ou  extrê- 
mement sèche  et  pointillée,  ou  trop  amollie  et  fuyante,  et  tournant 
presque  toujours  plus  ou  moins  à  ces  tonalités  sourdes  et  jaunâtres 
qui  donnentaux  toiles  une  apparence  vieillotte  et  fancc. 

Pour  quitter  les  salles  anglaises  sur  la  bonne  bouche,  il  est  bon 
de  s'arrêter  devant  les  paysages  de  terre,  qui  parfois  valent  autant 


LA    PEINTURE    ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  ill9 

que  les  paysages  de  mer.  Comme  nous  l'avons  dit,  c'est  dans  de 
petites  toiles, à  l'exemple  de  Ruysdaël  et  d'Hobbema,  de  Jules  Du- 
pré  et  de  Théodore  Rousseau,  que  les  Anglais  concentrent  leurs 
émotions  et  leurs  réflexions  devant  les  accidens  des  forêts  et  des 
plaines.    S'ils   les   agrandissent  un   peu,   par   exception,    comme 
M.  Leader,  ce  n'est  point  simplement  pour  occuper  plus  de  place 
sur  une  muraille  d'exposition  ainsi  que  font  nos  jeunes  paysagistes, 
c'est  parce  qu'ils  ont  de  quoi  la  remplir.  Et  vraiment  la  toile  de 
M.  Leader,  qui  serait  d'ailleurs  une  petite  toile  dans  nos  Salons 
annuels,  est  toute  débordante  d'impressions  et  d'expressions.  Ce 
soir,    il   y    aura  de    la    lumière  !  Titre    bien    anglais,  peinture 
bien  anglaise  aussi,  saisissante,  pénétrante,  touchante,  admirable  ! 
Une  plaine    inondée,  d'où   émergent  au  loin,  entre  les  bouquets 
d'arbres  secs,   des  toitures  basses   de  villages;  à  la  gauche,  une 
sorte  d'ilot  sur  lequel  se  dresse,  au  milieu  du  cimetière,  près  de 
la  petite  église,  un  cèdre  énorme,  étendant  ses  larges  branchages 
noirs  au-dessus  des  tombes  abandonnées.  Pas  une  àme  dans  ce 
grand  espace  vide,  attristé,  silencieux.  Tandis  que  l'eau  se  retire, 
ne  brillant  plus  que  dans  les  fossés  et  les  sillons,  la  lumière  du 
crépuscule,  dorée,  tendre,  puissante  et  rassurante,  emplit  lente- 
ment de  sa  splendeur  pacilique  le  ciel  rasséréné  et  la  campagne 
consolée.  Ici,  l'exécutant  est  tout  à  fait  à  la  hauteur  de  l'observa- 
teur et  du  poète  ;  la  force  et  la  délicatesse  éclatent  aussi  bien  dans 
la  vigueur  des  arbres  et  dans  la  transparence  des  nuées  que  dans  la 
majesté  simple  de  l'ensemble.  C'est  vraiment  une  œuvre  hors  hgne, 
et  ce  n'est  pas  la  seule  ;  nous  nous  y  sommes  arrêté  parce  qu'elle  est 
la  plus  typique,  mais  il  faut  voh*  aussi  les  œuvres  de  MM.  Wyllie, 
Gorbett,    Fisher,   Aumônier,  Knight,  Brevvtnal,  Johnson,  Bâtes  et 
bien  d'autres.  11  y  a  là  un  art  vivant,  consciencieux,  observateur, 
chercheur,  indépendant  et  audacieux,  qui  vit  par  lui-même  et  qui 
nous  réserve  sans  doute  dans  l'avenir  bien  des  surprises  encore 
al  bien  des  enchantemens  ! 

II. 

Les  salles  de  l'Autriche-Hongrie  nous  oiïrent  plusieurs  compo- 
sitions vastes  et  dramatiques,  le  Christ  decant  Pilule  et  le  Christ 
au  Calvaire  de  M.  Munkacsy,  le  Kosciuszko  aprh  la  bataille  delia- 
clavice,  par  M.  Jan  Matejko,  la  Défenestration  de  Prague,  par 
M.  Brôzik,  les  épisodes  de  la  Perte  de  l' expédition  de  John  Fran- 
klin au  cap  Nord,  par  M.  J.  de  Payer,  et,  en  même  temps, un  grand 
nombre  de  peintures  habiles,  soignées,  spirituelles,  amusantes,  celles 
de  MM.  Charlemont,  Ribarz,  Hynaïs,  etc.  Néanmoins,  c'est  un  des  en- 


150  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

di'oits  de  l'Exposition  internationale  où  l'on  éprouve  le  moins  le 
sentiment  de  la  surprise  ou  celui  d'une  transplantation  dans  une 
atmosphère  lointaine  et  nouvelle.  Que  cela  tienne  à  des  traditions 
d'enseignement  conservées  dans  les  écoles  locales,  aux  habitudes 
de  dilettantisme  invétérées  dans  les  classes  aristocratiques  qui,  à 
Vienne  et  à  Pesth,  restent  encore  les  protectrices  les  plus  éclairées  et 
les  plus  sûres  des  artistes,  la  peinture  austro-hongroise  est  une 
de  celles  qui  se  rajeunissent  le  plus  lentement  et  le  plus  pénible- 
ment. Les  artistes  de  ce  pays  se  laissent  difficilement  pénétrer  par 
ces  aspirations  vers  la  vérité,  la  simplicité,  la  lumière  qui  agitent 
en  ce  moment  l'Europe  autour  d'eux,  ou  lorsqu'ils  en  sont  touchés 
par  l'intermédiaire  des  maîtres  français,  ils  demeurent  si  étroite- 
ment attachés  à  l'imitation  de  ces  maîtres,  qu'on  ne  saurait  actuel- 
lement prévoir,  par  contre-coup,  dans  ce  miheu,  le  développement 
d'une  originalité  spéciale.  La  résidence,  à  Paris,  de  la  plupart  des 
artistes  autrichiens  explique  d'ailleurs,  en  même  temps  que  leur 
habileté,  leur  absence  de  caractère  particulier  et  le  peu  d'influence 
qu'ils  exercent  dans  leur  propre  pays. 

Le  plus  habile  artiste,  dans  l'ordre  décoratif  et  monumental,  dont 
l'Autriche  s'enorgueillissait  en  ces  dernières  années,  Hans  Makart, 
récemment  décédé,  représentait  à  merveille  ce  dilettantisme  mon- 
dain, sans  profondeur  et  sans  avenir,  dont  les  meilleures  pro- 
ductions gardent  l'allure  théâtrale  d'un  romantisme  attardé.  Son 
Entrée  de  Charles-Quint  à  Anvers,  qui  eut  tant  de  succès  en  1878, 
restera  comme  l'exemple  le  plus  brillant  de  cette  manière  élégante 
et  factice,  de  cette  facture  superlicielle  et  surannée.  La  Walkyrie 
et  le  lieras  mourant,  la  seule  toile  qui  rappelle  sa  mémoire,  ne 
donne  qu'une  idée  fort  incomplète  de  son  talent.  11  y  a  sans  doute 
de  la  tendresse,  une  tendresse  affectée  et  langoureuse,  dans  le 
baiser  que  la  déesse  guerrière,  demi-pàmée  elle-même,  applique 
sur  le  front  du  blessé;  mais  combien  tout  cela  est  loin  du  style 
héroïque  et  du  grand  décor,  tant  par  la  mesquinerie  du  dessin  et 
de  l'expression  que  par  la  banalité  sourde  et  terne  des  colorations 
roussies  et  fanées!  Ces  harmonies  jaunâtres,  dues  à  l'imitation 
des  vieilles  peintures  altérées  et  ternies  par  la  superposition  des 
vernis  et  des  poussières,  ne  restent  plus  guère  à  la  mode  que  dans 
queUfues  ateliers  d'Allemagne  où  l'on  étudie  plus  les  musées  que 
la  nature.  Chez  nous,  au  temps  du  romantisme,  il  y  eut  une  heure 
aussi  où  l'on  vit  jaune,  à  force  de  regarder  les  Rembrandt  dorés 
et  salis  par  les  années,  et  quelques-uns  ne  crurent  pas  à  la 
couleur  en  dehors  du  brûlé  et  du  recuit;  mais  il  y  a  longtemps 
que  ce  voile  factice,  interposé,  par  une  admiration  ignorante, 
entre  les  yeux  de  l'artiste  et  la  réalité  des  choses,  a  été  décliiré 


LA    PEINTURE    ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  151 

et  dispersé,  grâce  à  une  étude  plus  attentive  des  maîtres  anciens, 
grâce  aux  protestations  des  paysagistes  épris  de  vives  et  douces 
lumières,  d'au-  pur  et  de  fraîcheur. 

MxM.  Matejko  et  Munkacsy,  les  deux  seuls  maîtres  originaux  de 
la  section,  ne  sont  pas  d'Autriche.  L'un  est  Polonais,  l'autre  Hon- 
grois. Ils  ne  sont  pas  exempts  de  quelque  faiblesse  pour  ces  tons 
neutres,  soi-disant   chauds,   qui  n'ont,   en  général,  d'autre    elïet 
que  de  donner  aux  jeunes  peintures  une  apparence  fâcheuse  de 
matuiité   hâtive   et  de   vieillesse  prématurée.   L'échantillonnage, 
bariolé  et  papillotant,  de  taches  vives  et  heurtées,  qui  donne  aux 
toiles  du  doyen  deCracovie  l'aspect  pointillé  et  fourmillant  de  tapis- 
series primitives,  les  crudités  du  découpage  en  saillie  des  figures 
claires  sur  des  fonds  opaques  auxquels  se  complaît  le  maître  hon- 
grois, tiennent  à  cette  façon  de  comprendre  l'harmonie  pittoresque 
par  le  choc  et  l'opposition  des  couleurs  et  non  par  leurs   rap- 
prochemens  et  leur  fusion.  11  n'y  a  rien  de  plus  contraire  au  sen- 
dment  qui  dirige  en  ce  moment  presque  toute  l'école  française  et 
qui  a  trouvé  sa  formule  dans  Corot,  Millet,  M.  Puvis  de  Chavannes. 

A  première  vue,  il  est  assez  malaisé  de  se  retrouver  dans  la 
longue  toile  de  M.  Matejko  ;  c'est  comme  un  frétillement  indé- 
cliiffrable  de  parcelles  éclatantes  s'agitant  avec  vivacité  dans  un 
vaste  kaléidoscope  :  toutes  les  couleurs,  pêle-mêle,  s'y  poussent 
ensemble  au  premier  plan  avec  la  même  intensité.  Il  n'est  guère 
possible  de  pousser  plus  loin  l'ignorance  des  sacrifices  nécessaires 
et  le  mépris  des  simphfications  indispensables.  Peu  à  peu,  cepen- 
dant, l'œil  se  lait  à  ce  grouillement  bizarre,  et,  dans  cette  cohue 
de  ligures  bariolées,  on  découvre  des  personnages  bien  inventés  et 
bien  campés,  d'une  expression  ingénieuse  et  vive,  des  groupes 
vivans  et  mouvementés,  et  l'on  regrette  qu'un  artiste,  d'une  imagi- 
nation si  abondante  et  d'une  habileté  si  singulière,  ne  cherche  pas 
à  mettre  plus  de  clarté  dans  ses  inventions  en  même  temps  que 
plus  de  simplicité  et  de  vérité  dans  son  exécution. 

M.  Munkacsy  se  présente  comme  l'antithèse  criante  de  M.  Ma- 
tejko. Autant  les  figures  de  l'un,  bariolées  et  détaillées,  s'entre- 
mêlent et  s'enchevêtrent  en  des  fouillis comphqués  de  couleurs,  au- 
tant celles  de  l'autre,  presque  monochromes  et  simplifiées,  se  déta- 
chent et  s'isolent  violemment  dans  un  milieu  d'une  neutralité  mo- 
notone. L'absence  systématique  de  liaison  harmonique  entre  les 
personnages  est  presque  aussi  notable  dans  le  Christ  devant  Pilate 
que  dans  le  Christ  au  Calvaire.  Ce  parti-pris  ne  contribuait  pas 
peu  à  donner  à  ces  scènes,  lorsqu'elles  étaient  exposées  sous  un 
éclairage  bien  approprié,  une  apparence  de  réahté  dure  et  brutale 
qui  faisait  pousser  des  cris  d'enthousiasme  aux  gens  pour  qui  le 


1 


152  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

trompe-l'œil  est  le  dernier  mot  de  l'art.  Le  musée  Grévin,  à  ce 
compte,  serait  la  plus  grande  œuvre  du  siècle.  M.  Munkacsy,  heu- 
reusement, possède  d'autres  qualités  que  cette  habileté  de  rendu 
assez  commune  aujourd'hui  chez  les  brosseurs  de  panoramas.  11 
a  essayé  de  renouveler  les  deux  grandes  scènes  évangéliques  par 
l'introduction  raisonnée  d'un  élément  réel  et  vivant,  populaire  et 
moderne,  tout  en  conservant  à  ces  divines  tragédies  plus  de  solen- 
nité et  de  dignité  que  n'avaient  fait,  au  xv!!*"  siècle,  les  réalistes 
italiens  et  espagnols  appliquant  des  procédés  similaires  dans  les 
mômes  circonstances.  Pas  plus  qu'eux, il  n'a  pu  ni  voulu  éviter  sans 
doute,  en  groupant  autour  du  Christ  des  plébéiens  incontestables 
et  des  pharisiens  authentiques,  un  aspect  général  de  vulgarité  pas- 
sionnée qui  surprend  plus  qu'il  n'émeut  ;  c'est  avec  une  intention 
évidente,  le  plus  souvent  très  bien  rendue,  qu'il  a  imprimé  à  ces 
ligures  juives  des  expressions  décidées  de  fureur  fanatique,  de  sot- 
tise raisonnante,  de  jalousie  hypocrite,  d'égoïsme  vindicatif,  de 
baese  cupidité,  et  la  légende  évangélique  l'autorisait  à  le  faire.  La 
plupart  de  ces  personnages  sont  présentés,  surtout  pour  les  phy- 
sionomies, avec  une  énergie  de  vérité  brutale,  mais  expressive,  qui 
n'est  pas  le  fait  d'un  artiste  ordinaire;  combien  cette  trivialité 
des  comparses  eût  pris  plus  de  valeur  dramatique  si,  comme 
chez  Rembrandt,  la  beauté  ou  la  noblesse  rayonnante  de  la  figure 
principale,  du  dieu  méconnu  et  conspué  par  cette  tourbe  de  sots 
et  d'envieux,  en  avait  à  la  fois  accentué  et  poétisé  le  contraste! 
M.  Munkacsy  s'y  est  bien  elTorcé  ;  y  a-t-il  réussi"?  Dans  la  scène  du 
Calvaire,  on  peut  dire  que  non,  car  le  Christ  ne  s'y  distingue  guère  de 
ses  doux  voisins  de  supplice  ni  par  l'intelligence  ni  par  la  noblesse  de 
la  physionomie.  Le  Christ  traduit  devant  le  prétoire  est  moins  laid; 
il  se  présente  avec  une  certaine  herté,  assez  digne,  mais  provocante 
et  dédaigneuse,  qui  n'a  rien  de  la  douceur,  de  la  tendresse,  de  la 
résignation  évangéhques.  C'est  encore  un  prophète,  raisonneur  et 
discuteur,  prêt  à  répondre  à  ses  adversaires,  non  pas  le  Messie  dé- 
finitif et  convaincu,  le  berger  prêt  à  mourir  pour  ses  brebis,  le  fils 
divin  soumis  aux  ordres  de  son  père.  11  y  a,  en  somme,  plus  de 
force  que  de  tendresse,  plus  de  fermeté  que  de  souplesse,  plus  de 
volonté  que  de  chaleur,  plus  de  métier  que  d'inspiration  dans  le  re- 
marquable talent  de  M.  Munkacsy,  et,  quelle  que  soit  la  valeur  des 
morceaux  de  peinture,  hardis  et  résolus,  juxtaposés  dans  ses 
grandes  compositions,  il  est  difficile  d'y  voir  des  transformations 
vraiment  inattendues,  personnelles  et  suggestives  de  la  légende 
évangélique. 

Les  tableaux  de  M.  Munkacsy  dépassent  de  beaucoup,  pour  l'in- 
vention et  pour  l'exécution,  toutes  les  autres  productions  du  dilet- 


LA    PEINTURE    ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  153 

tantisme  austro-hongrois.  Tout  le  reste  pourrait  être  classé  dans 
la  section  française,  et  l'on  ne  se  douterait  pas  de  l'origine.  Les 
plus  habiles  parmi  ces  imitateurs  éclectiques  sont  de  purs  Pari- 
siens, habitant  autour  de  la  Trinité  ou  de  l'avenue  de  Villiers. 
La  Défenestration  de  Prague,  par  M.  Brozik,  marque  un  progrès 
marqué  sur  les  œuvres  précédentes  du  même  peintre.  Sa  palette 
s'est  éclaircie,  sa  brosse  s'est  allégée.  Les  qualités  de  composition 
qu'il  possède  depuis  longtemps  se  sont  complétées  et  fortifiées. 
L'étude  attentive  et  patiente  qu'il  a  faite  de  Hais  et  de  Van  der 
Helst,  contemporains  de  ses  personnages,  lui  a  servi  autant  pour 
l'assouplissement  de  son  exécution  que  pour  l'exactitude  de  sa 
mise  en  scène.  Parmi  les  conjurés,  il  en  est  plus  d'un  qui  arrive 
tout  droit  du  Musée  de  Harlem  ou  du  Musée  d'Amsterdam;  la  plu- 
part de  ces  seigneurs  bohémiens  sont  des  gardes  civiques  et  des 
bourgeois  hollandais.  Ces  transplantations  sont  de  bonne  guerre 
quand  elles  sont  faites  avec  aisance,  et  l'on  ne  saurait  nier  que 
M.  Brozik  a  apporté  beaucoup  de  savoir  et  d'habileté  dans  l'arran- 
gement de  sa  vaste  toile.  Le  travail  de  M.  de  Payer,  qui  a  traité 
trois  épisodes  de  la  Perte  de  l'expédition  Franklin  avec  une  émo- 
tion sérieuse,  est  plus  inégal  et  plus  incertain.  La  Baie  de  la  mort, 
déjà  récompensée  au  Salon,  reste  le  meilleur  morceau  de  la  série. 
Presque  tous  les  autres  Austro-Hongrois  sont  aussi  des  Pari- 
siens de  Paris,  d'un  dilettantisme  avisé,  d'une  virtuosité  extrême, 
mais  chez  lesquels  on  chercherait  vainement  un  accent  exotique  : 
Parisien,  M.  Hynais,  dans  ses  jolis  portraits  comme  dans  ses 
décorations  iaciles  et  élégantes  du  théâtre  de  Vienne,  aussi  Pa- 
risien que  le  Hollandais  M.  Kaemmerer,  dont  il  partage  l'amour 
pour  les  minois  et  les  falbalas  xviii^  siècle.  Parisien,  M.  Char- 
lemont,  un  praticien  d'une  dextérité  surprenante,  qui  imite 
tour  à  tour,  presque  à  s'y  méprendre,  Pieter  de  Hooghe  et  M.  Gé- 
rôme.  Van  der  Meer  et  M.  Meissonier.  Parisiens,  MM.  Bukovac, 
Axentowicz,  Russ,  Melnik;  Parisiens,  les  paysagistes  eux-mêmes, 
M.  Ribarz,  le  plus  libre  et  le  plus  dégagé,  qui  se  souvient  partout, 
en  Hollande  ou  en  France,  de  Decamps,  de  Van  der  Meer  et  de 
bien  d'autres,  et  M.  Jettel,  et  ce  pauvre  Van  Thoren,  mort  pendant 
l'Exposition,  animalier  distingué,  mais  qui  se  range  dans  la  suite 
de  Troyon.  On  peut  saisir  plus  de  conviction  et  quelque  lueur 
d'individualité  chez  MM.  Lerch,  Soclior,  Pettenkolcr,  Ebner,  Briick- 
Lajos,  mais,  cependant,  on  ne  voit  nulle  part  un  groupement  de 
tendances  permettant  d'espérer  que  les  artistes  austro-hongrois, 
par  une  observation  plus  directe  de  la  nature  et  par' un  développe- 
ment plus  spontané  de  leur  imagination  particulière,  apporteront 
prochainement  des  élémens  nouveaux  dans  l'activité  européenne. 


lôA  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  M 

La  petite  salle  allemande,  où  l'on  ne  trouve  pourtant  que  soixante- 
qualre  peintures  et  \ingt-quatre  dessins  ou  aquarelles,  presque 
tous  de  petite  dimension,  en  dit  bien  plus  long  et  sans  grand  fra- 
cas. A  Munich  et  à  Berlin,  on  travaille  dur,  cela  est  clair,  on  y  tra- 
vaille avec  méthode  et  patience,  on  s'elïorce  d'y  créer  un  art  allemand, 
un  art  moderne,  dans  le  sens  du  courant  naturaliste  détermine  par  la 
France.  Le  premier  directeur  de  ce  mouvement  aura  été  M.  Menzel, 
ce  compositeur  ingénieux  et  fantasque,  cet  observateur  ironique  et 
pénétrant,  ce  dessinateur  à  l'emportc-pièce,  âpre,  incisif,  expressif, 
qui  procède  à  la  fois  de  M.Meissonier  et  d'Albert  Durer,  et  qui  joint 
parfois,  à  la  finesse  vive  de  l'esprit  français,  la  vii?ueur  compliquée 
de  l'imagination  germanique.  11  n'y  a  de  lui,  au  Champ  de  Mars, 
que  quelques  petites  gouaches;  mais  qu'on  observe  seulement,  sur 
ces  feuilles  si  vivement  peintes,  la  puissance  extraordinaire  de  l'ex- 
pression physionomique,  notamment  dans  le  Diplôme  tVhonneur 
offert  à  M.  Schwabe  par  la  ville  de  Hambourg  et  dans  le  Moine 
quêteur,  on  concevra  rinfluence  qu'un  analyste  si  énergique  et  si 
sensible,  doué  d'une  si  libre  intelligence  pittoresque,  peut  exercer 
sur  son  pays.  La  simplicité  seule  lui  manquait  et  la  poésie  pro- 
fonde qui  en  découle  ;  c'est  la  simplicité  que  cherchent,  en  plus, 
ses  successeurs. 

Les  quatre  maîtres  dont  les  œuvres  ont  frappé  tous  les  visiteurs 
par  leur  accent  résolu,  M.  Liebermann,  de  Berlin,  MM.  Leibl, 
Uhde,  Kuehl,  de  Munich,  marchent  avec  ensemble,  sans  se  con- 
fondre, dans  cette  direction  nouvelle  qui  correspond  si  bien  aux 
tendances  scientifiques  et  positives  de  l'esprit  allemand.  Le  groupe 
qu'ils  représentent  fort  incomplètement  est  déjà  très  nombreux;  on 
s'y  exerce  au  dessin  par  les  illustrations  de  journaux  et  par  la  cari- 
cature ;  c'est  là  que  les  Fliegende  Bliitler  trouvent  leurs  plus  amu- 
sans  collaborateurs.  M.  Liebermann  est  celui  de  tous  qui  déve- 
loppe le  système  avec  le  plus  d'opiniâtreté  et  d'âpreté.  Comme 
beaucoup  de  ses  compatriotes,  il  a  choisi  la  Hollande  pour  champ 
de  ses  expériences,  sans  doute  parce  que  le  voisinage  des  beaux 
maîtres  du  lieu,  si  chaleureux  et  si  colorés,  lui  paraît  utile  pour 
se  garer  de  la  dureté  et  de  la  sécheresse  où  tombaient  volontiers 
ses  prédécesseurs.  Précaution  intelligente  et  utile,  car  si  M.  Lie- 
bermann penche  d'un  côté,  c'est,  en  elfet,  de  ce  côte-là.  Dans 
toute  sa  série  d'études  curieuses,  la  Cour  de  la  maison  des  Inva- 
lider et  la  Cour  de  la  maison  des  Orphelines  à  Amsterdam,  les 
Femmes  raccommodant  des  fdets  â  Kativick,  V Échoppe  de  savetier 
hollandais,  c'est  avec  une  âprete  brutale,  insistante,  implacable, 
que  M.  Liebermann  se  mesure  en  artiste  qui  simplifie  avec  l'ap- 
pareil photographique  qui  détaille,  qu'il  modèle  et  qu'il  fait  saillir, 


LA    PEINTURE   ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  155 

SOUS  l'éparpillement  agité  des  reflets  solaires  ou  le  faisceau  massif 
d'un  éclairage  concentré,  la  vérité  anguleuse  des  mouvemens,  l'in- 
dividualité osseuse  des  visages,  le  plissement  saccadé  des  vétemens, 
la  netteté  expressive  des  physionomies.  Les  qualités  foncièrement 
hollandaises,  l'unité  pittoresque,  la  fusion  harmonieuse,  la  ten- 
dresse et  la  souplesse  dans  les  transitions,  lui  échappent  absolu- 
ment; il  les  remplace  par  des  qualités  allemandes,  plus  volon- 
taires et  plus  réfléchies,  et  dont  il  ne  faut  pas  médire,  car  elles 
ont  leur  prix. 

Dans  l'école  bavaroise,  avec  des  restes  de  virtuosité  plus  mar- 
qués, on  sent  moins  de  rigueur  et  de  système,  plus  de  laisser-aller 
aussi  et  plus  d'émotion,  au  moins  chez  M.  Uhde.  Nous  avons  déjà  eu 
l'occasion  d'apprécier  ici  le  mérite  de  sa  Cène.  Le  sentiment  qui  l'a 
inspirée  nous  semble  toujours  élevé  et  délicat,  mais  la  peinture, 
d'une  pâte  laborieuse  et  terne,  a  déjà  vieilli  depuis  deux  ans. 
M.  Kuehl  est  aussi  un  habitué  de  nos  Salons  annuels  ;  son  Maître 
de  chapelle,  ses  Joueur?,  de  car  les,  ses  Orpheline?,  surtout,  ont 
gardé  fort  bon  air.  C'est  du  Menzel  attendri,  du  Liebermann  mo- 
déré avec  une  finesse  ingénieuse  assez  particuhère  et  une  pres- 
tesse de  touche  qui  a  fait  vite  école.  Le  plus  personnel  de  tous, 
le  moins  francisé,  est  pourtant  M.  Leibl.  Celui-là  est  bien  de  son 
pays,  il  y  reste,  il  l'aime,  il  l'étudié,  il  le  connaît.  Son  imagination 
ne  le  tourmente  pas  ;  des  études  de  paysans  et  de  paysannes, 
quelques  portraits  d'amis,  voilà  toute  son  œuvre,  mais  c'est  une 
œuvre  consciencieuse,  poussée  avec  un  soin  extrême,  avec  la 
patience  méticuleuse  d'un  primitif  et  d'un  solitaire  ;  la  forte  vo- 
lonté qu'on  y  sent  empreinte  ne  laisse  pas  d'agir  sur  l'esprit  de 
ceux  qui  la  regardent.  Son  Portrait  de  chasseur,  au  bord  d'un 
lac,  bien  qu'étonnamment  caractérisé,  blesse  trop  peut-être  nos 
yeux  français  par  l'excès  de  sécheresse  et  de  minutie  auquel  la 
passion  de  l'exactitude  à  outrance  entraîne  ce  dessinateur  acharné. 
Dans  la  Paysanne  du  Vorarlberg  et  dans  le  Paysan  et  paysanne 
de  Dacliau,  au  contraire,  la  rigueur  de  l'analyse  se  tempère 
par  l'éclat  simple  et  fort  des  colorations.  Le  talent  de  l'artiste 
atteint  son  maximum  de  liberté  et  de  science  dans  le  beau  mor- 
ceau des  deux  Femmes  de Dachan,  enrobes  noires  agrémentées  de 
rubans  rouges,  avec  de  hautes  coifies  empesées  et  des  bas  à  jour, 
assises,  l'une  près  de  l'autre,  dans  leur  intérieur.  Ce  sont-là,  avec 
les  toiles  de  M.  Liebermann,  les  ouvrages  les  plus  intéressans  de 
cette  petite  galerie  où  l'on  remarque  encore  quelques  peintres  de 
scènes  modernes  assez  personnels,  MM.  Olde,  Hoecker,  Firlé,  Herr- 
mann,  Petersen,  M.  Claus  Meyer,  un  miitateur  tout  à  fait  habile 
des  vieux  Hollandais,  M.  Mueller,  un  paysagiste  précis  et  vigoureux. 


156  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

el  même  plusieurs  parisianisans ,  MM.  Van  Stetten,  A.  Keller, 
Scarbina,  M"*  Dora  Hitz.  Ces  derniers  suivent  trop  fidèlement  en- 
core les  traces  de  leurs  maîtres  ou  guides  irançais,  académiciens 
ou  boulevardiers. 


III. 


La  Belgique  occupe  six  salles  au  Champ  de  Mars  et  les  occupe 
bien.  Depuis  que  Brackelaer  et  Leys  ont  dessillé  les  yeux  de  leurs 
compatriotes  longtemps  oublieux  du  passé  par  leurs  puissantes 
études  rétrospectives,  les  écoles  de  Bruxelles,  d'Anvers  et  de  Gand 
n'ont  cessé  de  prendre  une  part  active  au  mouvement  européen. 
Si  les  exemples  venus  de  France  n'ont  pas  été  inutiles  aux  Fla- 
mands, les  efforts  des  Flamands  n'ont  pas  été  non  plus  indifierens 
aux  Parisiens.  Dès  1855,  on  lut  ici  frappé  de  la  décision  avec  la- 
quelle plusieurs  Belges  ressaisissaient  la  tradition  interrompue  de 
leurs  anciens  maîtres  les  plus  vigoureux  et  les  plus  chaleureux, 
Flamands  ou  Hollandais,  Frans  Hais,  Jordaens,  Nicolas  Maes,  Van 
der  Meer,  Pieter  de  Hoogh.  Depuis,  c'est  toujours  dans  le  même 
esprit  d'observation  sincère  et  d'exécution  robuste,  un  esprit  de 
réalisme  toujours  franc  et  sain,  sinon  toujours  délicat,  énergique 
plutôt  que  raffiné,  éclatant  plutôt  que  spirituel,  que  tous  les  maî- 
tres de  ce  pays  ont  lutté  avec  les  nôtres  en  maintes  occasions.  Ce 
n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  ait  chez  eux  des  groupes  variés  et  diver- 
sement influencés,  les  uns  s'enfermant  plus  résolument  dans  ce 
naturalisme  vigoureux  et  brillant  qui  procède  surtout  de  l'école 
anversoise  du  xvii®  siècle,  les  autres  se  conformant  à  une  tendance 
aussi  ancienne  et  persistante  du  tempérament  national,  le  goût  de 
l'ordre,  de  la  propreté,  de  la  minutie,  et  regardant  au  loin  les  maî- 
tres consciencieux  de  Bruges,  quelques  autres  enfin  s'eftbrçant  de 
combiner,  dans  une  fusion  savante,  des  qualités  qui  ne  sont  con- 
tradictoires qu'en  apparence,  la  force  de  la  couleur  et  la  souplesse 
du  dessin,  la  justesse  de  l'observation  et  la  finesse  de  l'expression, 
la  tradition  indigène  et  le  sentiment  moderne.  Néanmoins,  il  n'est 
presque  aucun  d'eux  qui  ne  conserve,  malgré  tout,  la  saveur  du 
terroir,  c'est-à-dire  un  sens  juste  et  ferme  des  colorations  chaudes 
et  harmonisées,  un  maniement  hardi  et  libre  du  pinceau,  un  sain 
amour  pour  la  bonne  et  solide  matière,  pour  les  généreuses  et  abon- 
dantes coulées  de  pâtes  brillantes. 

C'est  dans  tous  les  genres  où  le  peintre  consulte  directement  la 
nature,  dans  le  portrait,  dans  l'étude  de  mœurs,  dans  le  paysage, 
que  les  Belges  sont  à  l'aise  et  qu'ils  excellent.  Lorsqu'ils  font  de  l'his- 


k. 


LA    PEINTURE    ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  157 

toire,ils  se  compassent,  veulent  être  trop  savans  et  trop  corrects,  et 
n'aboutissent,  en  général,  qu'à  des  travaux  de  bons  professeurs, 
exacts  et  sages,  mais  sans  originalité  et  le  plus  souvent  insignifians. 
Bien  qu'ils  possèdent  beaucoup  d'académies,  ils  n'ont  point  le  sang 
académique  ;  le  classique  et  la  plastique  n'ont  jamais  été  leur  affaire. 
Certes,  il  faut  de  la  science,  de  l'intelligence,  de  la  volonté  pour 
mener  à  bien  une  grande  scène  comme  la  TninsUition  à  Lonvain 
du  corps,  du  bourgmestre  Van  der  Leyen  assassiné  par  des  nobles 
bruxellois  en  1379,  de  M.  Hennebicq.  L'artiste  a  même  donné  à 
son  cortège  une  dignité  dans  le  désespoir,  une  simplicité  dans  l'in- 
dignation, qui  montrent  chez  lui  une  saine  horreur  des  exagérations 
mélodramatiques.  Les  figures  sont  bien  comprises,  les  visages  bien 
étudiés,  le  parti-pris  d'éclairage  net,  puissant  et  calme;  néanmoins 
l'ensemble,  laborieusement  peint  dans  une  note  égale  et  terne,  ne 
produit  pas  l'effet  qu'on  pouvait  attendre  de  tant  de  qualités  réunies. 
M.  Delpérée  déploie  plus  de  facilité,  de  mouvement,  d'entrain  dans 
son  Luther  à  la  diète  de  Wonns,  mais  c'est  une  facilité  superfi- 
cielle, d'illustrateur  plus  que  de  peintre,  la  facilité  courante,  que 
nous  connaissons  trop  dans  nos  monumens  publics.  Il  n'y  a  plus 
rien  là  de  l'intensité  pénétrante  et  virile  avec  laquelle  Leys  s'effor- 
çait d'évoquer  les  personnages  du  xvi''  siècle.  La  Polyxène  de 
M.  Stallaert,  la  Psyché  de  M.  Herbo,  V Homme  piqué  pur  lu  fourmi 
de  M.  Van  Bisbroeck,  les  études  vénitiennes  de  M.  Smits,  sont  des 
travaux  estimables  et  distingués,  mais  sans  accent  inattendu. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  œuvres  de  MM.  Wauters  et  Alfred 
Stevens,  qui,  comme  peintres  de  figures,  tiennent  toujours  la  tête. 
Tout  Français  qu'ils  soient  ou  par  leur  éducation  ou  par  leurs  habi- 
tudes d'esprit  (M.  Stevens  réside  même  à  Paris),  ils  ont  gardé  intact 
leur  fonds  belge  de  beaux  coloristes  et  de  bons  ouvriers,  manipu- 
lant la  pâte  avec  cette  dextérité  résolue  et  brillante  qui  est  comme 
la  marque  de  fabrique  indigène.  Les  sept  portraits  de  M.  Wau- 
ters présentent  son  talent,  souple  et  pénétrant,  sous  les  aspects  les 
plus  variés;  on  y  retrouve  toujours  la  note  flamande,  le  coup  de 
brosse  ferme  et  vibrant,  visible  surtout  dans  les  accessoires.  La 
robe  en  satin  bleu  clair  de  Madame  Somzée ,  debout,  appuyée 
à  son  piano,  les  meubles  et  les  tapis  qui  garnissent  son  salon,  le 
cheval  isabelle  sur  lequel  est  monté  le  jeune  M.  Duye,  la  veste 
en  velours  de  ce  petit  cavalier,  le  pelage  du  terrier  qui  lui  apporte 
sa  cravache  entre  les  dents,  le  paysage  maritime  qui  l'entoure, 
la  robe  grenat  de  M"^^  la  buromie  de  Co/flnct,  tous  ces  détails  sont 
traités  avec  cette  exactitude  vive  et  brillante  qui  est  traditionnelle 
dans  les  Flandres.  Il  arrive  même  chez  M.  Wauters,  comme  chez 
plusieurs  de  ses  compatriotes,  que  l'accessoire  nuit  quelquefois  au 


158  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

principal,  que  la  solidité  des  meubles,  la  somptuosité  des  tentures, 
le  miroitement  des  étoffes  prennent  trop  de  place,  surtout  dans 
ses  portraits  d'apparat;  les  carnations  y  semblent  alors  minces  et 
sèches,  et  c'est  ,t>rand  dommage,  car  les  visages  y  sont  traités  avec 
un  sentiment  ph\  sionomiquc  très  libre  et  très  franc.  On  apprécie 
mieux  la  valeur  de  ce  sentiment  loyal  dans  des  images  plus  simples 
comme  celle  de  Feu  M.  Jamar,  gouverneur  de  la  Banque  nationale^ 
assis  dans  son  fauteuil,  un  livre  rouge  à  la  main.  Entre  temps, 
M.  Wauters  fait  des  excursions  en  Afrique;  il  en  rapporte  des  études 
en  plein  air,  ensoleillées  et  joyeuses,  d'une  sincérité  évidente, 
comme  le  Pont  de  Kaar-cl-iSil  et  le  Pojit  de  Bmdaq  au  Caire. 

L'exposition  de  M.  Alfred  Stevens,  le  plus  Parisien  des  Beiges  et 
le  plus  lîelge  dos  Parisiens,  est  aussi  extrêmement  brillante.  Nul 
plus  que  M.  Stevens  n'a  contribué  à  mettre  en  honneur,  dans  la 
peinture  contemporaine,  la  jolie  femme  et  la  femme  élégante,  mon- 
daine ou  demi-mondaine,  avec  tout  le  raffinement  luxueux  de  ses 
toilettes  compliquées,  sa  sensibilité  nerveuse  d'enfant  gâtée,  ses 
accès  de  coquetteries  rêveuses  et  de  dépits  mélancoliques.  Nos  mo- 
dernistes les  plus  hardis,  les  plus  raffinés  et  les  plus  délicats, 
MM.  Duez,  Gervex,  Doucet,  procèdent  de  lui  par  leurs  meilleures 
qualités,  leur  sentiment  fin  des  attitudes  élégantes,  leur  goût  pour 
le  confortable  et  pour  la  richesse,  pour  les  mobiliers  de  choix,  les 
étofies  de  prix,  leur  amour  surtout,  un  amour  communicatif  et  heu- 
reux pour  la  belle  peinture,  claire  et  joyeuse,  souple  et  solide, 
aimable  et  vibrante.  Les  excursions  de  M.  Stevens  dans  la  fantai- 
sie historique  ne  sont  pas,  il  est  vrai,  des  plus  heureuses  ;  sa  Ma- 
deleine n'est  guère  plus  accablée  par  son  repentir  que  sa  Lady  Mac- 
beth par  ses  remords  ;  le  peintre  n'a  point  la  foi  de  l'apôtre  ni  du 
justicier  ;  il  ne  pourrait  voir,  sans  pitié,  se  flétrir  dans  la  pénitence  ou 
dans  l'insomnie,  ces  douces  chairs  de  femme.  Nous  le  retrouvons,  au 
contraire,  tout  entier,  avec  ses  expressions  de  visages  inquiétantes 
et  mystérieuses,  ses  pêle-mêle  chatoyans  de  soieries  et  de  fleurs, 
de  dorures  et  de  chevelures,  son  orchestration  subtile  et  vive  de 
tons  savans,  tour  à  tour  éclatans  et  tendres,  pénétrans  et  assourdis, 
dans  ces  études  originales  qui  portent  les  titres  de  la  Bête  à  bon 
Dieu  et  de  Fèdora.  Quelques  jolis  portraits,  quelques  hardies  études 
de  mer  portent  aussi  la  maixjue  d'un  peintre  de  race. 

Non  loin  de  MM.  Wauters  et  Stevens,  quoi([ue  d'un  tempérament 
moins  forme,  se  place  M.  Verhas,  dont  la  facture  bien  qu'un  peu 
mince,  est  pourtant  libre,  claire  et  gaie.  Sa  Promenade  sur  la  plage, 
des  adoh'scens  montés  sur  des  ànos  et  sa  Bcvue  des  écoles  de  petites 
filles  au  parc  de  Hruxelles,  sont  aussi  intéressantes  par  l'ctutle  atten- 
tive des  physionomies  enfantines  que  par  l'aimable  aisance  de  l'exè- 


LA    PEINTURE   ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITIOX.  159 

cution.  Avec  M.  Van  Beers,  qui  continue  à  savonner  des  figurines 
sèches  et  froides,  lustrées  et  lissées,  aux  attitudes  provocantes, 
aux  toilettes  excitantes,  nous  tombons  dans  l'enluminure  photo- 
graphique, patiente,  indilTérente,  inexpressive.  Sauf  dans  le  Por- 
trait de  Pieter  Benoit,  c'est  beaucoup  d'habileté,  une  habileté  im- 
personnelle, presque  mécanique,  dépensée  en  pure  perte.  Exemple 
utile,  d'ailleurs,  pour  montrer  une  fois  de  plus  que  l'exacte  et  mi- 
nutieuse imitation  de  la  réalité  n'est  point  du  tout  de  l'art. 

Ce  qui  fait  l'œuvre  d'art,  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  c'est  la 
force  du  sentiment  qu'un  indi\idu  y  fixe  et  y  éternise  ;  la  nature 
n'est  que  l'arsenal  toujours  ouvert  où  il  va  chercher  ses  moyens 
d'expression.  Si  l'on  veut  voir  des  œuvi'es  d'art  formant  le  plus 
frappant  contraste  avec  les  productions  de  M.  Van  Beers,  on  n'a 
qu'à  regarder  les  deux  toiles,  tristes  et  sombres,  de  M.  Struys,  le 
Gagne-Pain  et  le  Mort.  Dans  la  première,  auprès  d'une  fenêtre,  un 
jeune  homme,  un  phtisique,  affaissé  dans  un  fauteuil,  pâle,  ses  deux 
grandes  mains,  des  mains  d'ouvrier,  blanches  et  décharnées,  allon- 
gées sur  ses  genoux,  attend,  d'un  air  accablé,  la  potion  que  sa 
vieille  mère,  debout  devant  lui,  verse  avec  précaution  dans  une 
cuillère.  Dans  la  seconde,  la  scène  est  plus  déchirante  encore  :  le 
mort,  c'est  l'enfant,  l'enfant  de  l'ouvrière,  veuve  ou  abandonnée;  il 
^^ent  de  s'endormir  de  l'éternel  sommeil  dans  le  berceau  qu'enve- 
loppe un  grand  drap.  La  pauvre  mère,  assise  sur  une  chaise,  près 
de  ce  berceau,  s'affaisse  en  sanglotant.  On  ne  voit  pas  plus  son 
^dsage  qu'on  ne  voit  l'enfant.  Toute  l'angoisse  s'exprime  par  le  ra- 
masscment  douloureux  de  cette  masse  noire  qu'on  sent  vivante  et 
suppliciée  au  pied  de  cette  masse  blanchâtre  sous  laquelle  on  de- 
vine la  mort  irréparable  et  incompréhensible.  Nulle  contorsion, 
nulle  déclamation.  Toute  cette  scène  poignante  et  silencieuse  se 
passe  dans  l'ombre;  au-dessus,  éclairés  par  la  misérable  lueur 
d'une  chandelle  fixée  dans  un  goulot  de  bouteille,  se  détachent 
sur  la  muraille  blanche  tous  les  objets  familiers  soigneusement  ran- 
gés par  la  bonne  ménagère  flamande  sur  la  commode  ou  fixes  à  la 
paroi  :  les  verreries  dépareillées,  les  tableaux  de  sainteté,  le  Cru- 
cifix consolateur  entre  les  angelots  de  faïence  peinte.  La  douleur 
maternelle  a  rarement  été  exprimée  avec  plus  de  simplicité  par  des 
moyens  plus  franchement  pittoresques.  M.  Struys  est  un  dessinateur 
ferme  et  consciencieux,  un  coloriste  grave  et  solide;  il  pourrait 
être  un  virtuose,  s'il  le  voulait  ;  c'est  un  rare  mérite,  avec  ces 
qualités,  de  s'enfermer  si  naturellement  dans  son  sujet.  M.  Struys 
n'est  pas  le  seul  qui,  dans  son  pays,  aj^porte  cette  grande  sincérité 
dans  la  représentation  des  types  populaires.  MM.  Halkett,  Meunier, 
Frédéric,  Impens,  sont  des  observateurs   moins   touchans,  mais 


160  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

précis  et  convaincus.  Leur  manière  âpre  et  brutale  d'analyser  les 
figures  plébéiennes  est  curieuse  à  comparer  avec  la  manière  raffi- 
née jusqu'à  la  langueur,  qui  donne  aux  études  mondaines  de 
M.  Khnopl],  .1/"*  Mdrgiierilc  K..,  et  Un  Soir  à  Foascl,  le  charme 
délicat  et  maladif  d'un  art  distingué,  mais  tout  prêt  à  s'évanouir. 

Il  va  sans  dire  que,  dans  les  paysages,  surtout  s'ils  sont  peuplés 
d'animaux,  les  Belges  continuent  à  employer  cette  pâte,  grasse  et 
lourde,  qui  souvent  prend  l'éclat  et  parfois  la  dureté  de  l'émail.  Des 
bestiaux  pacifiques  et  sommeillans  de  MM.  Vervée,  Stobbaerts  et  de 
M"®  Collart,  c'est  à  qui  montrera  la  musculature  la  plus  ierme,  l'allure 
la  plus  solide,  le  poil  le  plus  luisant.  V Embouchure  de  l'Eîicuut 
par  M.  Vervée  caractérise  bien  cet  amour  de  la  force  tranquille.  Dans 
un  pâturage  plantureux,  à  quelques  pas  d'une  vaste  nappe  d'eau 
jaunâtre,  troublée,  opaque,  qui  se  traîne  avec  lenteur,  plusieurs 
vaches  sont  couchées.  Allongées  pesamment,  les  yeux  troubles,  il 
semble  qu'elles  soient  écrasées  par  l'orage  qui  s'approche  et  qui 
fait  tournoyer,  au-dessus  d'elles,  un  cercle  noir  de  nuages  massifs, 
entraînant,  dans  leur  mouvement  en  spirale,  un  essaim  d'oiseaux 
clîarés.  L'air,  les  eaux,  le  ciel,  les  bêtes,  tout  est  lourd,  accablé, 
dans  cette  étrange  toile.  Quant  à  M.  Stobbaerts,  un  coloriste  inégal, 
mais  parfois  d'une  intensité  audacieuse  et  rare,  il  pousse  l'enthou- 
siasme de  la  solidité  jusqu'à  changer  ses  vaches  en  de  véritables 
statues  de  jaspe  et  d'agate.  Ses  Intérieurs  d'étable  ont  plutôt  l'as- 
pect de  mosaïques  en  pierres  dures  que  de  toiles  colorées.  C'est 
l'excès  de  la  consistance;  chez  nos  impressionnistes,  au  contraire, 
nous  avons  l'excès  de  l'inconsistance.  M.  Stobbaerts  est  plus  près 
qu'eux,  de  Rubens  et  de  Guyp.  Sa  Sortie  deVêtuble  mérite  bien,  en 
effet,  d'appartenir  au  musée  d'Anvers. 

Parmi  les  paysagistes,  il  y  a  scission  ;  les  uns  tiennent  pour  la 
clarté  lumineuse,  la  précision  des  objets,  la  minutie  des  détails, 
conformément  aux  antiques  traditions  ;  les  autres  penchent  vers  la 
facture  sommaire  ou  compliquée,  pâteuse  et  brouillée,  pourvu 
qu'elle  soit  large  et  expressive  et  qu'elle  corresponde  à  une  émo- 
tion vive,  d'ordinaire  grave  et  triste.  Ces  derniers  se  rattachent 
moins  à  la  France  qu'à  l'école  moderne  de  Hollande.  Ils  compren- 
nent, avec  un  charme  élevé,  la  mélancolie  de  leur  climat  changeant 
€t  pluvieux.  Tels  sont  M.  Denduyts,  l'auteur  du  Dcgel  et  d'un  Hiver 
particulièrement  saisissans,  M.  Verstracte  avec  son  Soir  d'été  et 
son  Soir  de  noce?nbre,  M.  Vanderechtavec  sa  Neige  et  son  Moulin  de 
Wesembeck.  Parfois  aussi  ils  appliquent  cette  liberté  de  brosse  au 
rendu  d'effets  plus  lumineux.  M.  Courtens  exprime,  avec  une 
ardeur  puissante,  la  pesanteur  des  ciels  d'été  sur  les  toitures  en 
briques  des  maisons  peintes  et  les  feuillages  affaissés  des  arbres 


l 

I 


LA    PEINTURE    ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITIOX.  16] 

trapus.  Ses  paysages  trop  grands  font  oublier  qu'ils  sont  un  peu 
vides  par  un  rayonnement  intense  de  chaleur  concentrée.  Dans  le 
camp  opposé,  M.  Lamorinière,  travaillant  au  microscope  sur  les 
écorces  des  sapins  et  comptant  une  à  une  les  graminées  dans  les 
clairières,  prouve  qu'on  peut  produire  des  résultats  presque  iden- 
tiques par  des  moyens  exactement  contraires.  La  Stipiiàère  peut  ne 
sembler  qu'un  prodige  d'exécution  patiente,  mais  X Hiver  est  un 
paysage  très  ressenti.  Entre  MM.  Courtens  et  Lamorinière,  il  y  a 
encore  bien  de  la  place  pour  de  moins  dégagés  ou  de  moins  poin- 
tilleux; c'est  celle  qu'occupent  MM.  Asselbergs,  Artan  et  Claus.  Ce 
dernier,  trop  influencé,  à  notre  gré,  par  l'exactitude  tranchante  des 
images  photographiques,  est  à  la  fois  bon  peintre  de  figures  et  bon 
peintre  de  paysages.  Il  exprime  à  merveille  la  transparence  des 
eaux  fraîches  sous  la  limpidité  de  l'atmosphère.  Sa  Vieille  Lys,  une 
tiprrs-midi,  en  octobre,  portant  une  barque  avec  un  vieux  passeur 
qui  allume  sa  pipe,  donne,  plus  encore  que  son  Pique-iMque,  une 
excellente  idée  de  son  talent. 

IV. 

La  Hollande,  malgré  son  voisinage,  a  moins  de  parenté  avec  la 
Belgique  qu'avec  les  états  Scandinaves,  Danemark,  Suède,  Norvège, 
dont  les  organisateurs  de  l'exposition  l'ont  avec  raison  rapprochée. 
Il  court,  à  l'heure  actuelle^  parmi  les  artistes  de  ces  divers  pays,  un 
souffle  commun ,  parti  des  Pays-Bas,  qui  les  agite  et  qui  les  pousse  tous 
dans  le  même  sens.  C'est  là  que  brûle  depuis  quelques  années  le 
foyer  silencieux  et  actif  de  la  révolution  qui  s'opère  dans  la  vision  des 
artistes  et  dont  nous  avons  suivi  les  progrès  au  Salon  annuel.  L'in- 
fluence de  climats  brumeux  et  sombres,  où  les  hivers  sont  longs,  où 
le  soleil  est  rare  et  précieux,  entre  pour  beaucoup  dans  cette  tendance 
marquée  à  chercher  l'émotion  poétique  et  pittoresque  dans  une  ana- 
lyse de  plus  en  plus  subtile  des  nuances  de  la  lumière,  soit  naturelle, 
soit  artificielle.  D'un  autre  côté,  la  simplicité  des  ma-urs,  les  habitudes 
de  vie  intérieure,  y  préparent  certainement  les  esprits  à  un  travail 
d'observation  plus  naïf  et  plus  spontané.  Le  fait  est  que,  lorsqu'on 
entre  dans  ces  sections,  on  est  surpris  par  la  familiarité  douce  et 
tendre  de  la  plupart  des  sujets  traités,  par  l'étrangeté  conscien- 
cieuse et  expressive  de  leur  éclairage,  tantôt  rare  et  mystérieux, 
tantôt  aigre  et  papillotant,  et  en  général,  par  une  discrétion  d'effet 
qui  n'a  pas  toujours  pour  cause  l'insuffisance  technique,  mais  qui 
révèle  souvent  un  sentiment  délicat  et  profond  dans  la  conception, 
une  honnêteté  ferme  et  modeste  dans  l'exécution. 

Les  peintres  familiers  de  Hollande,  MM.  Artz,  Neuhuys,  Sadée, 
TOME  xcvi.  —  1889.  1 1 


16'2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Kever,  marchent  presque  tous  sur  les  traces  de  M.  Israëls.  C'est,  en* 
général,  la  même  disposition  d  un  groupe  unique,  presque  toujours 
une  femme  et  un  enfant,  ou  quelque  réunion  de  famille,  dans  un  inté- 
rieur obscur,  le  même  procédé  d'éclairage  sourd  et  mystérieux  frôlant 
d'un  demi-jour  le  visage  et  les  parties  expressives  des  figures,  les 
mêmes  frottis  et  hachures  de  pâte  martelée  et  grisâtre  à  travers 
lesquels  transperce  un  sentiment  confus  et  doux  de  tendresse  et 
d'intimité.  Le  système  n'est  pas  sans  danger;  cette  incertitude  des 
formes,  cette  tristesse  du  coloris,  qui  ne  sont  nullement  indigènes 
dans  le  pays  de  liais,  de  Metzu,  de  Rembrandt,  ne  conduiront  pas 
bien  loin  les  Hollandais  s'ils  s'y  entêtent  et  s'y  enferment.  11  est 
plus  facile,  il  est  vrai,  d'obtenir  ainsi,  par  un  ensemble  d'atténua- 
tions, cette  fusion  douce  et  mélancolique  des  tonalités  qui  semble 
être  leur  principal  souci  et  dont  ils  tirent,  en  vérité,  des  efiets 
assez  heureux.  Les  Trnvaillenra  de  hi  mer^  les  Paysans  à  table, 
VEnfanl  qui  dort,  par  M.  Israëls,  malgré  l'insuffisance  et  la  mo- 
notonie de  cette  technique  pâteuse,  se  sauvent  par  la  grandeur  et 
la  sincérité  du  sentiment.  Dans  les  Momem  de  peine,  de  M.  Neu- 
huys,  dans  la  Consolation,  de  M.  Artz,  dans  V Enfant  malade,  de 
M.  Kever,  le  sentiment  est  presque  aussi  fort,  mais  l'évidence  de 
l'imitation  atténue  la  valeur  de  l'expression.  Il  y  a  plus  d'efiort  chez 
MM.  Luyten  et  Valkenburg  pour  donner  du  corps  à  leurs  figures  et 
de  l'éclat  à  leurs  colorations.  MM.  Henkcs  et  Hubert  Vos,  que  nous 
connaissions  déjà,  nous  paraissent  aussi  dans  la  vérité  en  demandant 
des  conseils  aux  maîtres  plus  sains  du  xvii®  siècle. 

Sans  apporter  dans  leurs  marines  et  dans  leurs  paysages  l'inten- 
sité d'observation  des  Anglais,  les  Hollandais  s'y  montrent  toujours 
respectueux  de  la  vérité.  S'il  n'est  pas  aussi  énergiquement  saisissant 
que  MM.  Mooro  et  Hood,  M.  Mesdag  est  plus  intelligible  pour  le  grand 
nombre  ;  il  sait  exprimer  les  mouvemens,  calmes  ou  violens,  de  la 
mer  du  Nord,  sous  les  efiusions  lumineuses  des  crépuscules  apai- 
sés ou  l'amoncellement  des  nuées  menaçantes,  avec  une  force  de 
poésie  remarquable.  Sa  Marée  montante  et  sa  Nuit  (ni  bord  de  la 
mer  ne  marquent,  dans  l'impression  ou  dans  l'exécution,  aucune 
trace  d'alTaiblissement  chez  ce  maître  vaillant.  A  côté  de  lui  M.  Ja- 
cob Maris,  fidèle,  lui  aussi,  à  la  tradition  nationale  des  formes 
précises,  des  tonalités  chaudes,  de  la  facture  solide,  montre  une 
connaissance  approfondie  des  ciels  brouillés  et  inquiets  de  son  pays 
dans  le  Moulin,  le  Canal  if  liotterdinn  et  Au  bord  de  la  mer.  La 
même  entente  de  l'unité  lumineuse,  avec  moins  de  force  dans  le 
lendu,  mais  des  accens  fins  et  variés  d'une  délicatesse  attendrie, 
donne  encore  du  charme  et  du  prix  aux  paysages  de  MM.  Ten 
Cat,  Roelofs,  Gabriel,  Du  Chattel,  Tholen,  Willem  Maris,  Mauve, 


iî  •"> 


LA    PEIMURE   ÉTRANGÈRE   A    l'EXPOSITIO.X.  16 

Meulen.  Les  toiles  des  trois  derniers  sont  habitées  par  des  animaux 
d'api>arence  douce  et  d'iiumeur  pacifique. 

A  mesure  qu'on  avance  vers  le  nord,  on  se  trouve  en  face  d'ar- 
tistes de  moins  en  moins  soumis  aux  habitudes  de  l'enseignement 
classique,  regardant  les  gens  et  les  choses  d'un  œil  plus  candide  et 
plus  hardi,  et  s'acharnant,  avec  plus  de  témérité,  dans  lem'S  soli- 
tudes, loin  du  public  et  de  la  critique,  à  l'étude  de  ces  complications 
du  clair-obscur.  Le  Danemark  possède  en  M.  Krôyer  un  artiste  qui, 
presque  du  premier  coup,  a  atteint,  dans  cet  ordre  d'idées,  des  résul- 
tats qu'on  ne  pourra  guère  dépasser.  Le  Bèparl  des  pêcheurs  et  les 
Pêcheurs  sur  la  plage  avaient  déjà  paru  au  Salon  ;  mais  ces  pein- 
tures, aérées  et  lumineuses,  d'une  transparence  incomparable,  ga- 
gnent singulièrement  à  se  trouver  dans  un  milieu  plus  homogène, 
au  moins  pour  la  naïveté  de  la  recherche  et  la  simplicité  de  l'ex- 
pression, car  si  M.  Krôyer  rencontre  actuellement  des  rivaux  pour 
l'entente  du  plein  air  et  de  la  sérénité  atmosphérique,  c'est  en  Suède 
et  en  Norvège  bien  plus  que  dans  son  propre  pays.  Les  peintres 
danois  vivent  surtout  dans  leurs  intérieurs  ;  ils  ont  beaucoup  d'en- 
fans,  ils  les  aiment  bien,  ils  les  connaissent  bien  ;  leur  section 
abonde  en  repas,  conversations  et  discussions  de  famille,  surtout 
en  scènes  amusantes  ou  touchantes  de  la  comédie  enfantine.  Le 
Grand  nettoyage  et  Apres  duier  ^àY  M.  Johansen,  le  Concert  d'en- 
fans  par  M.  Haslund,  la  Parade  par  M.  Hennigsen,  Citez  le  curé 
par  M.  Seligmann,  sont  de  bons  spécimens  de  cet  art  honnête  et 
bourgeois,  dont  le  fonds  est  peu  de  chose,  mais  qui  est  relevé  assez 
souvent  par  une  ingénieuse  analyse  des  reflets  et  des  ombres  sur 
les  figui'es,  jouant  au  milieu  d'un  mobilier  compliqué,  et  par  l'agré- 
ment d'une  touche  habile  et  expressive.  Quelques  beaux  portraits 
d'une  exécution  ressentie  et  libre  par  MM.  Hammershôj,  Jerndoff 
et  M"®  Vegmann,  les  études  populaires  de  MM.  Tuxcn,  l'auteur  de 
la  lientrce  des  pêcheurs  au  crépuscule,  Michel  Ancher,  Irminger, 
les  Chevaux  de  labour  de  M.  Otto  Bâche,  V Attelage  des  bœufs,  de 
M.  Mois,  les  marines  de  MM.  Niss  et  Locher,  les  paysages  de  M.  Pe- 
dcrsen,  prouvent  que  l'école  danoise  est  aussi  à  la  recherche  d'un 
art  national  dans  des  genres  plus  graves  et  dans  des  genres  très 
dilîérens. 

En  Suède,  en  Norvège,  en  Finlande,  le  mouvement  est  plus  dé- 
cidé qu'en  Danemark.  C'est  du  côté  des  études  en  plein  air,  de  la 
poésie  saine  et  simple  des  travaux  rustiques  et  des  mœurs  mari- 
times, que  s'y  tourne  l'activité  de  trois  écoles  déjà  nombreuses, 
unies  par  des  aspirations  communes.  Ici  le  Danois,  M.  Krôyer,  peut 
trouver  en  MM.  Zorn,  Heyerdahl,  Skredsvig,  Petcrsen,  Otto  Sin- 
ding,  Gallen,  des  émules,  sinon  des  vainqueurs.  La  plupart  des 


16ll  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

artistes  Scandinaves  ^  iennent  faire  leur  éducation  technique  à  Pa- 
ris ;  ils  y  conservent  d'ordinaire,  dans  les  premières  années,  une  ver- 
deur native  qui  se  manileste,  lors  de  leurs  débuts  au  Salon,  par  des 
éclats  d"une  originalité  saisissante.  C'est  ainsi  que  nous  avons  tous 
été  charmés  et  surpris  par  les  premières  œuvres,  si  individuelles 
et  si  délicates,  de  MM.  Salmson  et  Hagborg,  Smith-Hald  et  Edelfelt; 
mais,  si  un  premier  contact  avec  les  ateliers  parisiens  est  utile  aux 
septentrionaux  pour  leur  apprendre  le  métier  et  leur  donner  le  tour 
de  main,  on  ne  saurait  dire  qu'un  séjour  prolongé  aux  Batignolles, 
encore  moins  qu'une  résidence  délinitive  leur  soit  en  général  aussi 
lavorable.  11  se  passe  pour  eux  ce  qui  s'est  passé-,  pendant  plu- 
sieurs siècles,  pour  les  Flamands  et  les  Français  allant  travailler  à 
Rome  ;  il  était  bon  d'y  faire  ses  études,  il  était  dangereux  de  s'y 
éterniser.  Après  nous  avoir  communiqué  ce  qu'ils  apportaient  de 
chez  eux.  ces  Scandinaves  s'absorbent  en  nous  et  perdent  peu  à 
peu,  dans  cette  absorption,  leurs  qualités  premières,  sans  s'assi- 
miler suffisamment  les  nôtres.  Certes,  le  talent  des  quatre  artistes 
dont  nous  parlons  est  encore  en  pleine  floraison;  les  Communiant  en 
rl/tns  im  verger,  les  Fleura  du  Prùtfemps,  par  M.  Sahnson,  forment 
un  concert  exquis  de  vaporeuses  fraîcheurs  blanches,  roses  et 
vertes  ;  M.  Ilagborg  possède  toujours  ce  sens  des  limpidités  atmo- 
sphériques qui  donne  tant  de  charme  à  sa  Grande  Marée,  M.  Smith- 
llald  comprend  toujours  en  poète  la  soUtude  et  la  mer,  M.  Edelfelt 
exécute  ses  portraits  vivans  et  souples  avec  une  désinvolture  de 
plus  en  plus  facile;  mais  il  faut  bien  reconnaître  qu'à  force  de 
j)eindre  des  paysans  français,  des  sites  français,  des  modèles  fran- 
çais, ils  cessent  assez  rapidement  d'être  Suédois,  Norvégien,  Fin- 
landais; et  que  leur  première  originalité,  un  peu  âpre  et  pleine  de 
saveur,  se  tourne  peu  à  peu  en  une  virtuosité  courante  qui  ravit 
les  amateurs  superficiels  et  les  marchands  de  peintures,  mais  qui 
désole  tous  ceux  qui  comprennent  l'art  comme  une  révélation  in- 
cessante de  sensations  neuves  et  de  sentimens  personnels. 

L'Exposition  universelle  nous  apporte  les  œuvres  d'un  petit 
groupe  nouveau  d'artistes  suédois  qui  ont  dû  faire  aussi  leur  ap- 
j)rentissage  à  Paris  ;  quelques-uns  en  portent  déjà  les  marques 
trop  apparentes,  quelques  autres  paraissent  décidés  à  conserver 
leur  façon  particulière  de  voir  et  de  comprendre,  ce  dont  nous  ne 
saurions  trop  les  féliciter.  Les  artistes,  comme  les  poètes,  ne  sont- 
ils  pas  faits  pour  protester  contre  ces  absurdes  théories,  heu- 
reusement irréalisables,  qui  rêvent  le  nivellement  intellectuel  et 
l'uni  orniite  physi(iue  et  morale  pour  toutes  les  nations  civilisées? 
C'est  à  eux  à  nous  conserver,  à  nous  révéler,  à  nous  poétiser  les 
])nrticularit(''s  fatalement  persistantes  de  leurs  pays,  de  leurs  races, 


LA    PEINTURE   ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  163 

de  leurs  mœurs.  Que  deviendront  MM.  Bergh,  Larsson,  Zorn,  les 
plus  habiles,  au  premier  abord,  et  les  plus  séduisans  des  Sué- 
dois? Tous  trois  habitent  Paris;  Dieu  veuille  qu'ils  ne  s'en  re- 
pentent pas!  Le  talent  de  M.  Bergh,  un  portraitiste  franc,  simple, 
d'une  naïveté  intelligente  vraiment  rare,  nous  paraît  seul  assez 
robuste  pour  résister  à  ce  milieu  énervant.  On  peut  constater 
déjà,  dans  la  virtuosité  singulièrement  fine  et  avisée  de  MM.  Lars- 
son et  Zorn,  une  surexcitation  maladive  des  sensations  subtiles,  un 
besoin  excessif  de  chifibnnages,  de  papillotages,  de  tripotages, 
une  aflectation  boulevardière  d'indifférence  ou  de  mépris  pour  la 
sohdité  et  pour  l'exactitude  des  formes,  qui  semblent  bien  être  les 
symptômes  de  la  contagion  décadente.  Ce  seraient  deux  pertes 
fâcheuses,  car  M.  Larsson  est  un  harmoniste  très  délicat  et  un 
figuriste  spirituel,  et  M.  Zorn  joint  à  un  sentiment  tout  à  fait  parti- 
culier des  éclairages  nuancés  et  tendres  une  intelligence  vive  et 
rapide  des  physionomies  modernes,  par  exemple  dans  ses  portraits 
de  31.  A)ito?iin  Proust  et  de  M.  Coqndin  cadet.  Ils  sont  encore 
assez  Suédois  pour  être  sauvés.  Chez  MM.  Norstrôm,  Osterlind, 
Liljefors,  PauU,M"'^  Pauli-Hirsch,  M"«  Éva  Bonnier,  MM.  Josephson, 
Biorck,  Ekstrôm,  Schultzberg  et  quelques  autres,  on  constate  aussi 
la  présence  d'un  élément  indigène  qui  cherche  à  se  reconnaître 
et  à  se  manifester  en  prenant  conseil  soit  en  France,  soit  en  Alle- 
magne ;  leurs  maladresses  et  leurs  témérités  même  sont  des  preuves 
de  leur  tempérament.  Peut-être  vaut-il  mieux  être  ainsi  trop  im- 
prudens  que  trop  sages,  comme  le  sont  tels  et  tels  de  lem*s  com- 
patriotes, plus  expérimentés  et  plus  Parisiens,  qui  feront  long- 
temps sans  doute  bonne  figure  à  nos  Salons,  MM.  Forsberg, 
Wahlberg,  Burger,  Westman,  Kreuger,  Arsénius,  mais  qui  ne  s'y 
distinguent  plus  guère  de  leurs  voisins. 

La  INorvège  paraît  plus  rebelle  à  l'assimilation.  Il  y  a  là  tout  un 
groupe  d'artistes  vraiment  personnels,  convaincus,  intéressans,  qui 
nous  apportent  sur  leur  pays  des  révélations  curieuses  et  saisis- 
santes. M.  Werenskiold,  parmi  eux,  est  un  modéré.  Son  Enterre- 
ment à  1(1  rampiigne  est  cependant  une  œuvre  très  personnelle, 
d'une  émotion  sincère,  d'une  exécution  un  peu  atténuée,  mais 
grave  et  délicate.  On  remarque  moins  de  retenue,  plus  d'indépen- 
dance et  de  liberté  pittoresque  dans  ses  paysages  et  dans  ses  por- 
traits. Chez  MM.  Peterssen,  Heyerdahl,  Thaulow,  l'àpreté  honnête 
de  l'observation  s'accentue  avec  une  résolution  extraordinaire. 
Ceux-là  sont  vraiment  des  artistes  nouveaux,  et,  s'il  y  en  a  beau- 
coup de  cette  valeur  à  Christiania,  l'école  norvégienne  comptera 
bientôt  en  Europe.  L' Attente  du  suunion,  par  M.  Peterssen,  où  l'on 
voit,  sur  un  îlot,  quelques  pêcheurs  assis,  dans  une  perspective 


1 


166  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tranquille  et  profonde  d'eau,  de  rochers  et  de  ciel  d'une  clarté 
admirable,  est  l'œuvre  d'un  por'te  naïf  et  d'un  paysagiste  supé- 
rieur. Les  études  de  M.  Heyerdahl,  le  Soir  cVt'lc,  les  Deux  aœurs, 
la  Fille  aux  fraixen,  bien  supérieures  à  son  tableau  de  V Ouvrier 
monr/fut,  trop  imprégné  de  dilettantisme,  montrent,  en  lui,  devant 
la  nature,  un  praticien  inégal  et  licurté,  mais  étonnamment  sincère 
et  pénétrant.  Les  quatre  paysages  d'hiver  de  M.  Thaulow  sont  d'une 
exactitude  vive  et  délicate  avec  de  l'esprit  et  de  la  dextérité 
dans  l'arrangement  des  figurines.  Tandis  qu'un  grand  nombre  de 
septentrionaux  se  fixent  à  Paris,  quelques  autres  se  fixent  à  Berlin  : 
M.  Normann,  le  paysagiste  minutieux  et  implacable  des  fiords  nor- 
végiens, gagnera-t-il ,  au  contact  de  l'école  allemande,  le  charme 
harmonieux  qui  manque  à  ses  panoramas  si  extraordinairement 
clairs  et  véridiques?  M.  Otto  Sinding  y  conservera-t-il  cet  enthou- 
siasme presque  enfantin  pour  les  vives  clartés  d'un  ciel  bleu  à  tra- 
vers les  pommiers  en  fleur,  ses  scintillemens  et  ses  reflets  dans 
une  nappe  d'eau  transparente  qui  nous  attirent  délicieusement  dans 
son  Prinlcmjjs  et  son  ^^/ ?  De  Berlin  comme  de  Paris,  peut-être 
feraient-ils  bien  de  n'en  pas  tant  user,  et  de  rentrer,  avec  leurs 
bons  outils,  dans  leur  pays  qui  les  mspiro  beaucoup  mieux.  Nous 
avons  sans  doute  à  Paris  quelques  Norvégiens,  thnides  ou  témé- 
raires, d'une  individualité  presque  intacte,  MM.  Skredsvig,  Wentzel, 
Soot  :  pourvu  qu'ils  ne  se  fassent  pas  trop  à  nos  belles  manières  ! 


V. 


Les  petits  états  du  Nord  :  Belgique,  Hollande,  Danemark,  Suède, 
Norvège,  apportent,  nous  le  voyons,  un  élément  sérieux  de  fer- 
mentation dans  la  peinture  moderne.  En  est-il  de  même  de  pays 
plus  considérables,  soit  par  leur  histoire,  soit  par  leur  étendue, 
l'Italie,  l'Espagne,  la  Grèce,  la  Suisse,  la  Russie,  les  États-Unis? 
Les  artistes  de  toutes  ces  contrées  se  sont  présentés  en  assez  grand 
nombre,  et  nous  pouvons  juger  leurs  tendances.  Dans  la  Grèce,  où 
tout  était  à  refaire,  on  ne  perçoit  encore  que  destàtonnemensetdes 
lueurs;  le  plus  distingué  des  Hellènes,  M.  Ralli,  est  un  élève 
fidèle  de  M.  Gérôme,  qui  pourra  exercer  une  action  utile  s'il  ap- 
plique plus  constamment  son  talent  à  l'étude  des  mœurs  locales. 
En  Suisse,  il  y  a  trop  de  contacts  avec  Paris  ou  Munich  pour  qu'il 
s'y  forme  aisément  une  école  locale  ;  M.  Giron,  le  plus  brillant  des 
portraitistes  genevois,  a  toute  la  désinvolture  et  le  brio  d'un  Pari- 
sien ])ur-sang  ou  d'un  Américain  parisianisé;  MM.  JulesGirardetct 
Eugène  Girardet,  qui,    tous  deux,   comme    peintres   d'anecdotes, 


I 


LA    PEINTURE    ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSIIIOX.  167 

d'histoire  ou  de  portraits,  déploient  beaucoup  d'esprit  et  de  savoir- 
faire,  marchent  à  côté  de  nos  bons  peintres  de  genre.  11  y  a  plus 
de  couleur  locale,  avec  une  certaine  familiarité  un  peu  grosse,  chez 
MM.  Ravel  et  Simon  Durand,  et,  sous  l'influence  allemande  com- 
binée avec  l'influence  française,  Zurich  a  produit  deux  portraitistes 
de  mérite  :  M'^®  Breslau  et  M^'®  Rœderstein.  Toutefois,  c'est  dans  le 
paysage  et  ses  annexes  qu'on  retrouve  plus  naturellement  la  tradi- 
tion, un  peu  sèche  et  méticuleuse,  mais  profondément  honnête,  des 
anciens  peintres  du  pays.  M.  Eugène  Burnand,  M.  Baud-Bovy, 
M.  Gaud,  renouvellent  et  rajeunissent  cette  tradition  par  une  habi- 
leté pittoresque  plus  chaleureuse  et  plus  large. 

En  Italie  et  en  Espagne,  on  constate,  pour  le  moment,  beaucoup 
d'activité  et  d'agitation,  une  ardeur  inquiète  de  recherches  dans  tous 
les  sens,  une  mêlée  de  réactions  séniles  et  d'insurrections  enfan- 
tines, des  explosions  d'ambitions  énormes  suivies  de  déceptions 
profondes,  en  somme,  un  état  de  malaise  et  d'anxiété  qui  présage 
peut-être  des  résurrections,  mais  qui,  en  tout  cas,  est  bien  préié- 
rable  à  l'ancien  état  de  prostration  et  d'inertie.  A  la  suite  des  révé- 
lations accablantes  de  1855  et  de  1867,  l'Italie  et  l'Espagne  n'ont 
pas  été  les  dernières  à  faire  leur  examen  de  conscience  et  à  se  re- 
mettre en  marche.  C'est  même  avec  un  certain  éclat  que  ces  glo- 
rieuses endormies  parurent  se  vouloir  réveiller,  et  les  noms  de 
M.  Morelh  en  Italie,  de  Fortuny  en  Espagne,  s'attachent  au  souvenir 
de  cette  récente  tentative  de  renaissance.  Ce  mouvement  n'a  pas 
abouti.  Pourquoi?  Par  une  raison  bien  simple.  Au  lieu  de  remonter 
auN:  véritables  sources  de  leur  grandeur  passée,  au  lieu  de  reconsti- 
tuer, par  une  étude  sérieuse,  un  enseignement  fondé  sur  une  ob- 
servation grave  de  la  réalité  et  sur  l'étude  technique  des  maîtres 
complets  et  forts,  on  s'est  arrêté,  de  part  et  d'autre,  aux  brillans 
artistes  de  décadence,  aux  manieurs  habiles  et  superiiciels  de  la 
pâte  et  de  la  couleur,  à  Baroccio,  à  Tiepolo,  à  Goya!  Dans  ces  der- 
niers temps,  on  s'est  avisé  de  l'erreur;  on  parait  avoir  compris 
que  tout  ce  système  anuisant  d'effilochages  polychromes  et  de  fré- 
tillemens  aveuglans,  fût-il  soutenu  par  un  noble  sentiment  drama- 
tique, comme  chez  M.  Morclli  ou  par  une  science  ingénieuse  d'obser- 
vation, comme  chez  Fortuny,  ne  pouvait  conduire  à  grand'chose. 
Le  fonds  sérieux  manquait  trop,  c'est-à-dire  la  fermeté  du  dessin,  la 
consistance  des  formes,  la  puissance  et  la  simplicité  de  l'analyse 
physiologique  et  psychologique. 

A  l'heure  actuelle,  on  s'est  remis  à  travailler  sur  nouveaux  frais, 
en  regardant  du  côté  de  Paris,  quelquefois  y  regardant  trop.  On 
peut  à  peine  prendre  pour  des  Italiens  M.  Boldini,  le  plus  pétillant 
et  le  plus  spirituel  de  leurs  portraitistes,  MM.  Pittara,  Ancillotti,  Bos- 


168  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sano,Cortazzo,  Marchetli,  Spiridon,  Detti, paysagistes,  anecdotiors ou 
costumiers,  ayant  tous  de  la  main,  quelques-uns  de  la  finesse,  mais 
tous  archifrancisés.  M.  Boldini,qui  n'a  plus  rien  de  l'àpreté  chaude 
des  vieux  Ferrarais,  ses  compatriotes,  est,  il  est  vrai,  un  de  nos 
modernistes  les  plus  subtils  et,  au  besoin,  les  plus  excentriques,  si 
Ton  en  juge  par  l'excessive  gracilité  et  les  contorsions  javanaises 
des  baguettes  gantées  qu'il  donne  à  ses  jeunes  dames  en  guise  de 
bras  et  de  mains.  Nonobstant  ces  bizarreries,  M.  Boldini  est  un 
physionomiste  des  plus  incisifs  et  un  harmoniste  des  plus  délicats, 
avec  des  prestesses  d'exécution  tout  à  fait  imprévues  et  raffinées. 
Son  Portrait  de  Verdi  au  pastel,  représentant  l'illustre  composi- 
teur, un  chapeau  noir,  de  haute  forme,  sur  la  tète,  un  cache-nez  au- 
tour du  cou,  n'a  rien  sans  doute  de  lyrique,  ni  d'héroïque;  mais 
c'est  une  pochade  joyeuse,  vivante,  familière:  on  y  peut  lire  la 
bienveillance  et  la  bonhomie,  sinon  la  force  passionnée  de  l'auteur 
du  Trovdtore  et  de  la  Traviala.  C'est  un  art  amusant,  ce  n'est 
point  un  art  créateur.  Heureusement,  à  Rome,  à  Florence,  à  Milan, 
on  semble  se  préoccuper  d'aller  plus  loin  dans  la  voie  de  la  vérité. 
Les  Romains  manqueraient  à  toutes  leurs  traditions,  s'ils  n'avaient 
de  hautes  ambitions.  Ils  ont  envoyé  d'immenses  toiles,  Y  Ave  Marin 
pendant  la  moisson,  au  moment  d'un  orage,  dans  la  campagne  ro- 
maine, par  M.  CorelIi,lcs  EnfansdeCaïii  par  M.  Sartorio.  V Alexandre 
à  Persépolis  par  M.  Simoni.  La  force  et  l'effort  sont  visibles  dans  ces 
compositions.  On  ne  saurait  refuser  à  M.  Corelli  de  la  franchise  et  de 
la  fermeté  dans  les  attitudes  de  ses  figures,  à  M.  Sartorio  un  senti- 
ment grandiose  dans  les  contorsions  héroïques  de  ses  nudités  mus- 
culeuses,  à  M.  Simoni,  moins  personnel  que  les  premiers,  de  l'habileté 
dans  la  mise  en  scène  ;  mais  ces  trois  œuvres  sont  gâtées  par  une 
lourdeur  pénible  de  facture,  une  certaine  opacité  triste  et  sale,  et 
parfois  une  trivialité  prétentieuse,  qui  montrent  combien  ces  habiles 
praticiens  ont  besoin  de  se  mettre  au  vert  et  de  se  nettoyer  les  yeux 
par  des  promenades  en  plein  air  et  devant  les  fresquistes  du  xiv^et 
du  xv^  siècle  !  M.  Milanolono,  imitateur  de  M.  Cormon  dans  son 
Sacrifice  prchistoriqae,  a  plus  de  clarté  et  moins  de  caractère. 
L'œuvre  la  plus  remarquable  de  la  section  romaine  est  une  série 
de  dessins  par  M.  Maccari,  représentant  trois  épisodes  de  la  vie 
parlementaire  dans  la  Rome  antique.  Nous  ne  connaissons  pas 
les  peintures  que  M.  Maccari  a  exécutées,  d'après  ces  dessins, 
dans  les  salles  du  sénat  à  Rome;  si  nous  en  jugeons  par  la  fer- 
meté et  l'habileté  de  ces  crayons,  ce  doivent  être  des  œuvres 
supérieures.  On  y  voit  le  principe  scientifique  et  naturaliste  appli- 
qué à  l'histoire  romaine  par  un  Romain,  comme  M.  Jean-Paul 
Laurcns    l'applique   à   l'histoire  de  France.  Chaque  composition, 


1 


i 


^ 


LA    PEINTURE   ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  169 

disposée  avec  aisance  dans  un  milieu  architectural,  restitué  sans 
pédantisme,  mais  selon  la  vraisemblance  archéologique,  réunit, 
dans  une  action  intéressante,  une  multitude  de  personnages  en  toges 
étudiés  avec  le  plus  grand  soin  dans  leurs  types,  dans  leurs  gestes, 
dans  leurs  attitudes.  C'est  par  des  recherches  patientes  de  ce  genre 
qu'on  renouvelle  un  art  aiïaibli,  non  par  des  pétarades  de  couleur 
et  des  fantasmagories  du  pinceau. 

A  Florence,  à  Milan,  à  Venise,  on  se  tient  plus  terre  à  terre,  mais 
on  y  observe,  avec  une  attention  plus  sérieuse  et  plus  libre  qu'au- 
trefois, soit  le  pays,  soit  les  habitans.  Les  Maremmes  toscanes  et 
le  Retour  du  pâturage  par  M.  Gioli,  le  Chœur  de  Sainte-Murie- 
Nouvelle  ])3.v  M.  Pesenti,  la  procession  de  jeunes  filles  "entourant  la 
bannière  de  la  Madone  de  l Iinprunela  par  M.  Faldi,  les  notes  plus 
modestes  de  MVI.  Lega,  Signorini,  Fattori,  marquent  un  mouve- 
ment, trop  timide  encore,  mais  délicat  et  sincère,  vers  l'analyse 
de  la  réaUté  environnante.  Dans  la  Haute-Italie,  à  Milan  surtout, 
l'activité  dans  ce  sens  est  encore  plus  marquée  ;  c'est  de  là  que 
semble  devoir  se  répandre  la  lumière.  Le  remarquable  tableau  de 
M.  Morbelli,  les  Derniers  jours,  représentant  une  salle  d'hospice 
où  sont  assis,  sur  des  banquettes,  plusieurs  rangées  de  vieillards, 
n'est  point  différent  sans  doute,  par  son  aspect,  des  bons  ouvrages 
français  ou  belges  représentant  des  scènes  de  ce  genre:  mais  l'unité 
grave  de  la  coloration,  la  distribution  discrète,  juste,  nuancée,  de 
la  lumière,  l'expression  précise,  variée,  délicate  des  physionomies, 
y  apparaissent  comme  des  qualités  longtemps  néghgées  par  la  vir- 
tuosité méridionale  et  qu'on  voit  rentrer  avec  satisfaction  dans  l'or- 
dre de  ses  préoccupations  nouvelles.  Les  tentatives  de  MM.  Bazzaro, 
Segantini,  Carcano,  dans  le  paysage  animé  ou  vide,  sont  plus  har- 
dies, plus  originales,  plus  italiennes.  La  vue  d'un  pont  de  Cliioggia 
par  M.  Bazzaro,  sur  lequel  passent,  au  coucher  du  soleil,  plusieurs 
femmes  enveloppées  dans  leurs  voiles  blancs,  a  frappé  avec  raison 
le  public,  non-seulement  par  l'allure  recueillie  des  figures,  mais  aussi 
par  l'exacte  et  poétique  entente  de  la  lumière  évanouie.  Les  études, 
violentes  et  dures,  parfois  maladroites  encore,  de  bestiaux  et  de 
paysans  que  M.  Segantinipoursuit  hardiment  dans  les  hautes  réglons 
des  Alpes,  ont  un  accent  de  sincérité  résolue  et  un  ferme  éclat  dans 
l'air  et  dans  la  lumière  tout  à  fait  remarquables.  Le  dessin  de  M.  Se- 
gantini est  net  et  tranchant  jusqu'à  la  brutalité,  mais  n'est-ce  pas 
une  réaction  nécessaire  après  tant  de  fadeurs  et  d'amollissemens? 
On  remarque  aussi  quelque  dureté,  par  les  mêmes  raisons»,  dans  les 
études  panoramiques  de  M.  Carcano,  le  Lac  d'iseo  et  la  Plaine 
lombarde,  mais  l'exactitude  rigoureuse  de  ces  paysages  leur  donne 
une  grandeur  âpre  et  réelle.  Si.  à  côté  de  ces  trois  peintres,  on 


170  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

regarde  encore  MM.  Ciardi,  Dell'Oca  Bianca,  Dell'Orto,  Calderini, 
Gignons,Sartori,tous  Vénitiens,  ^Milanais  ou  Piémontais,  on  se  prend 
à  croire  que  c'est  par  les  paysagistes,  et  par  les  paysagistes  de  la 
Haute-Italie,  que  l'art  de  la  péninsule  va  entrer  à  son  tour  dans 
les  voies  modernes. 

En  Espagne,  l'habileté  courante  est  plus  grande  encore  qu'en 
Italie.  M.  Domingo  Marquez,  dans  la  ligure  et  dans  la  fantaisie, 
M.  Rico,  dans  le  paysage,  sont  des  exemples  frappans  de  cette  vir- 
tuosité extraordinaire  qui  séduit  toujours  des  yeux  peu  exercés, 
mais  qui  ne  suffit  pas  à  régénérer  une  école.  Les  Espagnols  ont 
conservé  un  goût  singulier,  un  peu  théâtral,  pour  les    grandes 
scènes  tragiques,  douloureuses  et  sanglantes.  On  a  appelé  leur  ga- 
lerie la  salle  des  suppliciés,  et  de  lait,  les  massacres  et  cadavres 
y   abondent.  Presque  toutes  ces  énormes  toiles  sont  traitées  en 
décors,  avec  cet  éclat  un  peu  factice  de  colorations  voyantes  et  fon- 
dantes, ces  encombremens  de  tentures,  de  mobilier,  de  draperies, 
d'accessoires  qui  sont  comme  une  derrière  traînée  du  bric-à-brac 
romantique.  11  s'y  môle  de  la  vivacité  d'ailleurs,  et  de  la  verve,  et 
parfois  une   certaine   grandeur  forte  et  terrible  dans  les  figures! 
Telles  sont  la  Cloche  de  IJucsca  par  M.  Gasado,  la  Chaise  de  Phi- 
lippe Il  par   M.  Alvarez,  la  Conversion  du  duc  de  Gandia  par 
M.Morcro  Carbonero.  V Execution  des  Torrijosen  i55ipar  M.  Gis- 
bert  est  dessinée  avec  plus  de  recherche  et  de  tenue,  mais  aussi 
avec  plus  de  froideur.  La  Prise  de  Grenade  par  M.  Pradilla  est  une 
mise  en  scène  brillante,  une  noble   parade  historique  en  riches 
costumes,  qui  ne  fait  point  oublier  pourtant  le  grand  succès  de 
1878,  cette  douce  et  touchante  Jeanne  la  Folle  pleurant  devant  le 
cercueil  de  son  mari.  Tout  cela  est  chatoyant,  scintillant,  vivement 
brossé,  dans  le  véritable  goût  du  terroir;  il  suffirait  de  donner  plus 
de  fond  à  ces  bariolages,  à  ces  corps  plus  de  consistance,  aux 
expressions  plus  de  précision  pour  qu'il  sortît  de  là  un  art  sérieux 
et  original.  Ni  l'imagination,  ni  la  verve,  ni  la  finesse  d'observation 
ne  manquent  aux  Espagnols  lorsqu'ils  veulent  s'en  donner  la  peine  ; 
nous  en  avons  la  preuve  dans  les  dessins  chaleureux  et  vifs  de 
MM.  Aranda  et  Vierge;  mais  il  faudrait  qu'ils  pussent  transporter 
avec  une  science  plus  sûre  ces  quahtés  précieuses  de  l'illustration 
lilliputienne  dans  la  peinture  héroïque  et  monumentale  dont  ils  ont 
la  passion  ! 

C'est  donc  en  Espagne ,  selon  nous ,  sur  des  modèles  espagnols,  dans 
le  paysage  espagnol,  que  ce  travail  de  régénération  studieuse  de- 
vrait s'accomplir.  Les  Espagnols,  comme  les  Italiens,  sont  si  bien 
doués  par  la  nature,  si  facilement  habiles,  ils  se  mettent  si  vite 
au  courant  de  toutes  les  adresses  techniques,  que,  lorsqu'ils  s'in- 


LA    PEINTURE    ÉTRANGÈRE    A    l'eXPOSITION.  171 

stallent  à  Paris,  ils  y  deviennent  très  vite  les  égaux,  mais  aussi  les 
ménechmes  de  nos  peintres.  Parmi  nos  portraitistes  en  vogue,  il 
n'en  est  guère  de  plus  aimable,  de  plus  séduisant,  de  plus  spirituel 
que  M.  Raimundo  de  Madrazo;  mais  que  lui  reste -t-il  d'essentielle- 
ment madrilène?  M.  Melida,  dans  ses  charmantes  et  sérieuses 
études,  se  rapproche,  presque  à  s'y  méprendi-e,  de  M.  Bonnat;  on 
peut  dire,  il  est  vrai,  que  M.  Bonnat  a  beaucoup  du  tempérament 
espagnol.  Et  la  peinture  la  plus  nouvelle,  la  plus  hardie.  Tune 
des  plus  importantes  de  la  section,  celle  à  laquelle  le  jury  a  dé- 
cerné la  médaille  d'honneur,  la  Salle  d'hôpital,  par  M.  Jimenes, 
n'est-elle  pas  toute  parisienne?  Que  M.  Jimenes,  dont  l'œuvre  est 
vraiment  sincère,  bien  exécutée,  simplement  et  fortement  émue," 
se  soit  mis  au  courant  de  tous  les  procédés  septentrionaux,  qu'il 
ait  voulu  apporter  à  son  pays  un  certain  nombre  de  révélations 
utiles  sur  le  charme  des  harmonies  apaisées,  la  poésie  des  perspec- 
tives bien  aérées,  la  puissance  de  l'observation  juste  et  de  l'expres- 
sion vraie,  rien  de  mieux  assurément,  et  c'est  ainsi  qu'il  faut  com- 
mencer ;  mais  quel  service  il  rendrait  à  son  pays  en  appliquant  son 
talent  à  l'étude  des  choses  indigènes,  quel  service  il  rendrait  au 
nôtre  en  développant  à  côté  de  l'art  français  un  art  espagnol  ! 

Chez  les  peuples  jeunes,  comme  les  Russes  et  les  Américains,  qui 
naguère  avaient  tout  à  apprendre,  on  comprend  mieux  cette  sou- 
mission excessive  devant  leurs  maîtres,  que  chez  les  Italiens  et  les 
Espagnols,  dont  le  tempérament  pittoresque  est  héréditaire  et  qui 
trouvent  chez  eux  tant  d'exemples  d'indépendance.  Cependant  chez 
les  Russes,  dont  l'exposition  est  fort  intéressante,  au  milieu  des 
imitations  françaises,  bavaroises,  autricliiennes  qui  sont  dues  à 
MM.  Makowski,  Szymanowski,  Swiedomski,  tous  trois  peintres 
vigoureux,  mais  d'un  caractère  indéterminé,  on  voit  déjà  poindre 
un  sentiment  original  d'observation  sagace  et  hardie  chez  un  cer- 
tain nombre  de  peintres  familiers.  Les  scènes  de  mœurs  de  M.  Chel- 
monski,  le  Marché  aux  chevaux  et  le  Dimanche  en  Pologne,  d'une 
exécution  triste  et  lourde,  mais  d'une  force  extraordinaire  dans  la 
définition  des  figures,  avec  un  mélange  piquant  d'ironie  bien- 
veillante et  de  grossièreté  tendre,  sont,  à  cet  égard,  remplies  de 
promesses.  Il  n'est  pas  douteux  que  M''"  Marie  Bashkirtsefi',  la  jeune 
fille  si  avisée  et  si  indépendante,  que  son  journal  posthume  a  ren- 
due célèbre,  ne  fût  entrée  dans  cette  voie  ;  quelques-uns  de  ses 
portraits  nettement  accentués  l'attestent  hautement.  Les  études  de 
MM.  Pranishnikoiï,  SokolofT,  Endogouroff,  Pankiewicz,  Kouznetzolï 
sont  également  intéressantes,  parce  qu'on  y  constate  la  recherche 
sincère  d'un  art  national. 

Les  États-Unis  auront-ils  bientôt  un  art  à  eux?  C'est  à  quoi 


172  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

leur  exposition,  très  importante,  la  plus  considérable  même  des 
expositions  étrangères,  ne  permet  pas  encore  de  répondre.  C'est 
dans  la  galerie  américaine  surtout  qu'on  peut  se  croire  en  pleine 
galerie  française.  Piesque  toutes  les  œuvres  qui  y  sont  exposées 
ont  déjà  paru  au  Salon  de  Paris,  et  nous  avons  eu  l'occasion  d'en 
parler.  Presque  toutes  aussi,  d'une  habileté  extraordinaire,  d'une 
technique  savante  et  raffinée,  représentant  des  sujets  modernes  dans 
de  grandes  dimensions,  se  rattachent  soit  à  l'école  française,  soit 
à  l'école  hollandaise,  soit  aux  deux  écoles  combinées.  On  v  retrouve 
avec  un  grand  plaisir  les  toiles,  si  brillamment  brossées,  qui  ont 
fait  la  réputation  de  leurs  auteurs,  les  brillans  portraits  de  M.  Sar- 
gent  où  il  se  montre  le  rival  de  son  maître,  M.  Carolus  Duran,  le 
(Jftdtnor  espagnol  de  M.  Dannat,  d'une  exécution  si  ardente  et  si 
\igoureuse,  les  Pilules  de  M.  Melchers,  le  Crépuscule  et  lu  Vague 
de  M.  Harrison,  un  paysagiste  vraiment  hardi  et  original,  le  liciie- 
dîcite  de  M.  Gay,  un  certain  nombre  d'ouvrages  de  MM.  Knight, 
Chase,  Vail,  Davis,  Bridgman,  Boggs,  Mac-Ewen,  Mosler  qui  se  rat- 
tachent, presque  tous,  à  quelqu'un  de  nos  maîtres  en  renom;  mais 
toutes  ces  toiles,  médaillées  à  nos  expositions,  sont  trop  connues 
pour  que  nous  ayons  à  y  revenir.  En  général,  d'ailleurs,  tous  ces 
artistes  varient  peu  leurs  sujets  et  leur  manière.  Il  serait  contraire 
aux  lois  ordinaires  de  l'evoluiion  artistique  qu'il  ne  sortît  pas  de 
cette  virtuosité  si  brillante,  un  mouvement  d'art  particulier,  lorsque 
cette  habileté  se  sera  transportée  sur  le  territoire  natal.  La  section 
des  aquarelles  et  des  dessins  donne,  à  cet  égard,  plus  que  des 
espérances.  Chez  bon  nombre  d'illustrateurs  habiles,  tels  que 
MM.  Abbey,  Pieinhart,  Lo\v,oii  voit  déjà  s'opérer  la  combinaison  du 
naturalisme  franco- hollandais  et  de  l'imagination  anglo-germanique 
d'où  sortira  sans  doute  l'art  du  nouveau  monde.  Jus([u'à  présent 
toutefois  les  peintres  proprement  dits  de  la  jeune  Amérique  ont 
subi  chez  nous  la  transformation  que  subissaient  autrefois  les  sep- 
tentrionaux en  Italie;  ils  sont  devenus  si  Français  que  nous  avons 
peine  à  les  distinguer  de  nous-mêmes,  et  leur  talent  nous  fait  trop 
d'honneur  pour  que  nous  songions  à  nous  en  plaindre. 


Georges  Lafenestre. 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION 


IX'. 

DERNIÈRES    REMARQUES. 


I. 

Devant  «  l'Histoire  du  siècle,  »  nous  avons  suivi  à  travers  toute 
cette  histoire  le  travail  logique  des  principes  de  1789.  Restés  en 
face  du  dernier  groupe  contemporain,  celui  des  maîtres  qui  ont 
aujourd'hui  pouvoir  sur  notre  intelligence,  nous  nous  souniies  pro- 
mis d'interroger  ces  savans,  ces  historiens,  pour  savoir  si  leur 
symbole  actuel  est  toujours  d'accord  avec  les  principes  qui  conti- 
nuent de  régir  l'institution  sociale. 

Jusqu'à  une  époque  récente,  l'autorité  du  dogme  révolutionnaire 
avaitpeu  soulFert  des  attaques  doctrinales  dirigées  contre  lui.  Depuis 
Donald  et  deMaistre,  quelques  voix  isolées  lui  opposaient  la  concep- 
tion théologique  de  l'homme;  guidée  par  des  regrets  politiques, 
inféodée  à  tout  un  passé  enseveli  pour  jamais,  l'école  tradilioniielle 
ne  prêchait  que  des  convertis  ;  la  masse  du  pays  restait  sourde  à 
ces  voix  qui  criaient  du  fond  d'une  tombe  des  vérités  éternelles, 
éternellement  désagréables  à  notre  orgueil.  La  protestation  théolo- 
gique n'a  pas  cessé  de  suivre  les  principes  triomphans;  mais  elle  les 
suivait  en  diligence,  tandis  qu'ils  disposaient  des  chemins  de  1er. 
D'ailleurs  la  conscience  religieuse  avait  le  choix  entre  cette  protes- 
tation rigide  et  les  transactions  du  catholicisme  libéral,  qui  se  ré- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  et  du  15  juillet,  du  1"  et  du  15  août,  du  l"  et  du  15  sep- 
tembre, du  1"''  et  du  15  octobre. 


l7/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

clamait  de  1789.  Quant  au  spiritualisme  éclectique,  pliilosophie 
officielle  de  la  bourgeoisie  française,  il  fut  un  serviteur  respectueux 
du  dogme  national;  fils  du  xviii^  siècle,  lui  aussi,  il  déplorait  sou- 
vent les  écarts  de  son  frère,  mais  il  n'en  faisait  pas  moins  bon  mé- 
nage avec  cet  aîné.  En  dehors  de  la  petite  école  traditionnelle, 
négligée  par  les  grands  courans  contemporains,  toutes  les  opposi- 
tions se  bornaient  à  discuter  quelques  conséquences  des  principes, 
en  s'inclinant  devant  eux  ;  on  rejetait  certains  fruits  trop  difficiles 
à  digérer,  on  se  serrait  de  plus  belle  contre  l'arbre  qui  les  portait. 

Cette  quiétude  prit  fin  avec  Tentrce  en  scène  d'une  philosophie 
moins  complaisante  que  l'éclectisme,  plus  radicale  dans  ses  démo- 
litions. Des  esprits  qui  avaient  fait  leurs  preuves  dans  la  liberté 
de  pensée  se  permirent  de   scruter  la   nouvelle  religion  laïque; 
comme  ceux-là  n'étaient  pas  suspects  de  routine,  comme  ils  ne 
parlaient  point  au  nom  d'une  autre  orthodoxie,  on  les  écouta:  un 
schisme  naquit  avec  eux.  L'un  des  premiers,  il  y  a  trente  ans, 
M.  Renan  écrivait  ce  qui  suit,  dans  la  préface  des  Essais  de  morale 
et  de  critique  :  «  J'avais  encore  sur  la  Révolution  et  sur  la  forme 
de  société  qui  en  est  sortie  les  préjugés  ordinaires  en  France,  et 
que  de  rudes  leçons  devaient  seules  ébranler.  Je  croyais  la  Révo- 
lution synonyme   de  libéralisme,  et,  comme  ce  dernier  mot  repré- 
sente assez  bien  pour  moi  la  formule  du  plus  haut  développement 
de  l'humanité,  le  fait  qui,  selon  une  trompeuse  philosophie  de  l'his- 
toire, en  signale  l'avènement  m'apparaissait  comme  sacré.  Je  ne 
voyais  pas  encore  le  virus  caché  dans  le  système  social  créé  par 
l'esprit  français;  je  n'avais  point  aperçu  comment,  avec  sa  violence, 
son  code  fondé  sur  une  conception  toute  matérialiste  de  la  pro- 
priété, son  dédain   des  droits  personnels,  sa  façon  de  ne   tenir 
compte  que  de  l'individu,  et  de  ne  voir  dans  l'individu  qu'un  être 
viager  et  sans  liens  moraux,   la  Révolution  renfermait  un  germe 
de  ruine  qui  devait  fort  promptcment  amener  le  règne  de  la  mé- 
diocrité et  de  la  faiblesse,  l'extinction  de  toute  grande  initiative,  un 
bien-être  apparent,  mais  dont -les  conditions  se  détruisent  elles- 
mêmes...  Ce  qui  importe  par-dessus  tout,  c'est  que  l'attachement 
fanatique  aux  souvenirs  d'une  époque  ne  soit  point  un  embarras 
dans  l'œuvre  essentielle  de  notre  temps,  la  fondation  de  la  liberté 
par  la  régénération  de  laconscience  individuelle.  Si  89  est  un  obstacle 
pour  cela,  renonçons  à  89.  » 

Ce  cri  trouva  de  l'écho,  il  courut  sur  les  sommets  de  l'intelli- 
gence. Mais  les  opinions  indi^^duelles,  de  si  haut  qu'elles  tombent, 
peuvent  être  mises  sur  le  compte  du  dilettantisme,  elles  n'enta- 
ment pas  facilement  un  préjugé  populaire  ;  il  n'est  jamais  déraciné 
que  par  un  autre  préjugé.  Or  ce  dernier  se  créait  lentement.  A  ce 
moment  do  l'histoire  des  idées,  les  sciences  expérimentales  étaient 


1 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  175 

«n  grand  crédit  ;  elles  avaient  accaparé  les  meilleures  forces  intel- 
lectuelles, en  France  et  dans  les  autres  foyers  du  travail  européen  ; 
elles  donnaient  le  branle  à  toutes  les  catégories  de  la  pensée.  Des 
théories  scientifiques,  renfermées  jusqu'alors  dans  le  cabinet  de 
leurs  inventeurs  ou  dans  un  petit  cercle  d'adeptes,  se  communi- 
quèrent au  monde  civilisé  et  se  fixèrent  vers  cette  époque  dans 
quelques  formules  courantes.  Il  se  créa  un  symbole  philosophique, 
commun  à  tous  ceux  qui  remuaient  des  idées;  on  peut  en  résumer 
les  principaux  articles  en  quelques  lignes.  J'expose,  je  ne  discute 
pas. 

L'univers,  cristallisation  incessante  d'une  volonté  obscure,  est 
le  théâtre  et  le  résultat  perpétuellement  changeant  d'un  jeu  de 
forces.  La  même  définition  s'applique  à  l'homme,  cellule  de  ce 
vaste  organisme.  L'homme  n'est  pas  libre;  soumis  à  l'empire  du 
déterminisme  universel,  il  poursuit  inconsciemment  le  développe- 
ment de  sa  nature  intime  ;  cette  nature  le  mène  à  ses  fins  par  une 
suite  de  duperies  ingénieuses.  L'individu  ne  saurait  être  considéré 
isolément;  distrait  de  la  série,  il  n'a  pas  plus  de  valeur  et  de  signi- 
fication que  l'anneau  séparé  de  la  chaîne;  produit  de  la  race,  du 
milieu  et  du  moment,  il  n'est  explicable  que  par  l'hérédité  et  la 
collectivité.  Son  eflort  personnel,  ajouté  à  l'effort  héréditaire,  tend 
à  créer  sans  cesse  l'inégalité  par  la  sélection.  La  sélection  s'opère 
par  la  lutte  implacable  de  tous  contre  tous,  par  le  triomphe  du  plur- 
îort,  —  ou,  si  l'on  fait  intervenir  une  notion  morale,  du  meilleur, 
les.deux  mots  ayant  le  même  sens  en  morale  naturelle,  —  sur  le 
plus  faible,  sur  le  pire.  La  force  est  de  la  vertu  accumulée,  virtm, 
adaptation  d'un  être  à  sa  fin  particulière.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de 
dire  que  la  force  prime  le  droit,  ce  qui  est  un  non-sens,  mais  que 
la  force  crée  le  droit.  La  loi  de  sélection  est  contrariée  par  une  loi 
antagoniste,  l'atavisme,  ou  tendance  du  type  primitif  à  reparaître; 
dans  l'honniie,  le  retour  de  l'animalité  primitive  est  une  menace 
constante  pour  la  société.  En  histoire  comme  en  biologie,  les  états 
antérieurs  reviennent  sous  des  formes  nouvelles,  la  concurrence 
illimitée  est  la  condition  du  progrès,  l'apparition  d'un  organe  jus- 
tifie son  emploi,  le  droit  des  espèces  et  des  individus  est  propor- 
tionnel à  leur  puissance  vitale. 

Il  serait  supcrllu  d'insister  sur  les  conséquences  sociales  de  ces 
doctrines;  elles  pivotent  autour  de  trois  points  fondamentaux,  le 
déterminisme,  la  sélection  par  l'hérédité,  le  droit  de  la  force.  — 
Liberté,  égalité,  fraternité.  Sommes-nous  assez  loin  de  la  philoso- 
phie qui  inspira  la  Déclaration  des  droits?  Gomment  cette  philoso- 
phie a-t-elle  abouti  à  une  négation  formelle  de  ses  prémisses?  Par 
une  marche  très  logique  sous  les  contradictions  apparentes.  La 
raison  pure,  lâchée  dans  l'univers  avec  des  pouvoirs  illimités,  ne 


176 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


devait  plus  s'arrêter  dans  son  œuvre  critique.  Elle  a  ruiné  l'un 
a])rès  l'autre  tous  les  établissemens  du  passé  ;  elle  a  tout  détruit, 
ne  respectant  que  l'idole  en  qui  elle  s'adorait  elle-même.  Un  jour 
est  venu  où  cette  création  du  rationalisme  est  restée  seule  intacte, 
dans  le  désert  de  croyances  fait  autour  d'elle;  l'instrument  critique, 
incoercible  de  sa  nature  une  fois  qu'on  l'a  mis  en  mouvement,  ne 
trouvait  plus  devant  lui  d'autre  sujet  d'analyse.  La  raison  a  retourné 
son  scalpel  contre  l'idole  ;  qu'on  me  passe  l'image  familière,  elle  lui 
a  ouvert  le  ventre,  et  elle  a  vu  qu'il  n'y  avait  rien  dedans.  Les 
phénomènes  démontrés  par  l'expérience  sont  aujourd'hui  la  seule 
source  de  certitude  qui  ait  le  don  de  persuader  la  raison  ;  c'est  sa 
marotte  actuelle.  Ces  phénomènes  protestaient  à  l'unanimité  contre 
la  conception  de  l'homme  et  des  choses  humaines  sur  laquelle 
nous  avions  bâti  notre  maison  géométrique.  Ainsi  est  née  la  crise 
des  principes  de  1789;  ils  sont  pris  entre  deux  feux,  entre  la  pro- 
testation théologique,  qui  les  suivait  de  loin,  et  la  protestation  scien- 
tifique, qui  s'est  dressée  subitement  en  face  d'eux. 

Les  savans,  très  peu  enclins  de  nos  jours  à  généraliser  leurs 
doctrines,  ne  prétendent  pas  en  tirer  une  philosophie  sociale  ;  beau- 
coup d'entre  eux  reculent  devant  les  conséquences  extrêmes  énon- 
cées plus  haut:  ceux  mêmes  qui  les  acceptent  se  refuseraient  à  les 
transporter  de  l'histoire  naturelle  dans  l'histoire  humaine.  11  suffit 
à  notre  propos  qu'ils  ne  puissent  pas  nier  la  légitimité  de  ces  con- 
séquences, ni  le  penchant  de  l'esprit  public  à  en  faire  la  règle  uni- 
verselle des  jugcmens.  11  y  a  dans  l'esprit  public,  à  toutes  les 
époques,  une  force  plastique  et  généralisatrice  ;  elle  tend  invinci- 
blement à  modeler  l'ensemble  des  idées  et  la  conduite  de  la  vie 
sur  les  principes  qui  ont  pour  eux  l'apparence  de  la  certitude  et 
la  séduction  de  la  nouveauté.  Comme  le  régime  des  eaux  déter- 
mine, dans  chaque  région  d'un  pays,  le  caractère  et  les  pro- 
ductions du  sol,  ainsi  les  idées  épanchées  de  quelques  cerveaux 
donnent  à  chaque  moment  de  l'histoire  sa  physionomie  particu- 
lière. Notre  temps  doit  la  sienne  à  l'infiltration  des  théories  scien- 
tiliques,  au  besoin  d'imiter  en  tout  les  procédés  de  la  nature.  Poui 
delinircette  physionomie,  on  emploie  tour  à  tour  les  mots  de  posi- 
tirisme,  de  ?uftHr{tlisme,  de  ràilisme;  ils  sont  d'une  exactitude  mé- 
diocre ;  tenons-nous  au  dernier,  faute  d'un  terme  plus  com|)iéhcnsif. 
Ce  serait  un  regard  restreint,  celui  qui  n'a|icrcevrait  la  transfor- 
mation réaliste  que  dans  la  littéralure  et  dans  les  arts;  elle  agit 
partout;  elle  se  déclare  dans  nos  alïaires  publiques  par  la  substi- 
tution croissante  des  ingénieurs  aux  avocats;  elle  a  éclaté  dans 
les  affaires  de  l'Europe  par  le  triomphe  d'un  homme  ;  cet  homme  a 
réussi  à  changer  et  à  maîtriser  l'Europe,  parce  qu  il  incarnait  la 
forme  d'intelligence  actuellement  toute-puissante.  La  lutte  de  M.  de 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  177 

Bismarck  et  de  Napoléon  III  pourrait  s'appeler  la  lutte  du  réalisme 
et  de  l'idéalisme;  c'est  un  état  d'esprit  qui  a  succombé,  pour  un 
temps,  avec  le  vaincu  de  Sedan.  Depuis  la  chute  de  l'empire,  nul 
n'a  plus  fortement  agi  sur  notre  pays  que  Gambetta;  il  eut  dans 
une  certaine  mesure  le  sens  des  temps  nouveaux,  il  essaya  d'ap- 
proprier la  iormule  révolutionnaire  aux  méthodes  modernes  ;  mais 
le  fond  du  tempérament  restait  classique,  girondin.  Je  viens  de 
relire  des  discours  de  Gambetta  en  les  comparant  à  ceux  du  chan- 
ceher  d'Allemagne  ;  la  comparaison  est  d'autant  plus  frappante  que 
tous  deux  parlèrent  quelquefois  à  la  même  heure  :  le  discours  de 
Romans,  par  exemple,  fut  prononcé  le  surlendemain  du  jour  où 
le  chancelier  avait  exposé  au  Reichstag  ses  vues  sur  le  socia- 
lisme. Entre  la  parole  de  l'homme  d'état  allemand  et  celle  du  tri- 
bun français,  les  différences  sont  de  même  nature,  tout  aussi 
caractérisées,  qu'entre  un  livre  ou  un  tableau  de  l'école  réaliste  et 
l'œuvre  d'art  d'il  y  a  quarante  ans,  entre  une  boutade  de  Scho- 
penhauer  et  un  développement  oratoire  de  M.  Cousin. 

J'entends  les  protestations  indignées:  Ehl  quoi!  voudriez-vous 
inoculer  à  l'esprit  français,  en  place  des  généreuses  ambitions 
de  1789,  ce  qu'il  y  a  de  plus  dur  et  de  plus  déplaisant  dans  la 
pensée  germanique?  —  ^ous  retombons  dans  l'erreur  accoutumée, 
la  prétention  de  façonner  les  hommes  sur  un  idéal  séduisant,  au  lieu 
de  les  prendre  comme  ils  sont.  Je  voudi-ais  tout  autre  chose,  mais  je 
constate.  Je  constate  que  depuis  1870, —  en  ne  donnant,  bien  entendu, 
à  cette  date  qu'une  valeur  très  approximative,  car  il  est  impossible 
de  fixer  une  date  à  l'origine  des  transformations  morales,  —  l'élite 
intellectuelle  des  jeunes  générations  se  présente  à  l'observateur 
avec  un  nouvel  ensemble  de  qualités  et  de  défauts  ;  disons,  pour 
ne  rien  préjuger,  d'acquisitions  et  de  pertes.  Si  ces  acquisitions  et 
ces  pertes  proviennent  d'influences  germaniques  ou  américaines, 
turques  ou  thibétaines,  s'il  faut  s'en  désoler  ou  s'en  réjouir,  la 
question  n'est  pas  là  pour  le  moment.  Dans  cette  éhte,  tous  les 
espiits  se  sont  assimilé  le  symbole  qu'on  essayait  de  résumer  plus 
haut.  Pour  la  i)lupart,  ils  n'ont  pas  puisé  aux  sources,  ils  n'ont 
jamais  lu  les  inventeurs  des  doctrines  qui  agissent  sur  eux  ;  ils  n'en 
sont  pas  moins  pénétrés,  souvent  à  leur  insu,  par  les  idées  répan- 
dues dans  l'au'  ambiant.  De  même,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  beau- 
coup de  gens  qui  n'avaient  jamais  ouvert  X Enryclopèdie  ni  le 
Contrat  social  vivaient  de  la  pensée  générale  créée  par  ces  livres. 
Acquise  aux  théories  scientiiiques,  la  jeunesse  règle  ses  jugemens 
sur  toutes  choses  d'après  ces  théories,  en  vertu  de  la  force  plas- 
tique dont  nous  parlions.  Vis-à-vis  de  ce  qui  nous  occupe,  les  prin- 
cipes de  1789,  l'indifférence  d'une  grande  partie  de  cette  jeunesse 
TOME  xcvi.  —  1889.  12 


■178 


REVUE    DES   DEUX    MONDES. 


ne  saurait  faire  doute.  Je  ne  prétends  point  qu'elle  soit  hostile  à 
l'état  politique  qu'on  rattache  aux  principes,  oh!  pour  cela  non,  et 
nous  y  reviendrons  tout  à  l'heure.  Mais  elle  n'a  plus  foi  dans  le 
dogme  fondamental;  les  maîtres  qu'elle  écoute  le  plus  volontiers 
lui  en  ont  démontré  l'insuffisance,  par  le  seul  procédé  de  raisonne- 
ment auquel  elle  soit  sensible,  la  leçon  des  faits.  A  l'inauguration 
de  la  Sorbonne,  parmi  ces  jeunes  gens  qui  applaudissaient  de  si 
grand  cœur  la  République  et  son  premier  magistrat,  je  gage  que  si 
l'on  eût  mis  en  cause  la  valeur  philosopliique  de  la  Déclaration  des 
droits,  elle  eût  trouvé  bien  peu  de  défenseurs.  Les  logiciens  la 
discutent;  les  autres  laissent  dormir  en  paix  des  erreurs  histo- 
riques, désormais  dénuées  d'intérêt  pratique.  11  semble  que  ce  soit 
la  disposition  la  plus  habituelle  dans  nos  grandes  écoles;  quand  on 
veut  les  stimuler  sur  ce  chapitre,  on  a  autant  de  succès  que  si  l'on 
demandait  à  un  pommier  de  porter  des  glands.  A  l'occasion  du 
Centenaire,  la  Faculté  de  droit  de  Paris  avait  mis  au  concours  ce 
programme  :  «  Formuler  les  principes  de  1789  en  matière  de  droits 
publics,  écrire  leur  histoire,  examiner  leur  autorité  en  France,  étu- 
dier leurs  destinées  à  l'étranger.  »  Les  juges  n'ont  reçu  qu'un  seul 
mémoire,  insignifiant  sans  doute,  puisqu'ils  n'ont  pu  décerner  ni 
prix  ni  mention.  Un  éminent  professeur  de  l'École  s'en  plaignait  en 
ces  termes,  dans  son  rapport  :  «  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que 
la  Faculté  constate  la  faiblesse  relative  des  mémoires  destinés  au 
concours  de  droit  constitutionnel...  Tout  ce  que  demandait  la  Fa- 
culté, c'était  de  voir  où  en  était  l'édifice  à  l'heure  actuelle.  Elle 
regrette  encore  une  fois  de  n'avoir  trouvé  personne  qui  ait  sérieu- 
sement tenté  cette  œuvre.  Peut-être  sera-t-elle  plus  heureuse  au 
prochain  centenaire.  »  —  Attendons.  Il  y  a  des  ormes  tout  proches, 
au  jardin  du  Luxembourg. 

La  foi  est-elle  plus  vivace  parmi  les  champions  qui  com- 
battent pour  les  principes  de  1789,  à  la  tribune  et  dans  la  presse? 
Sans  être  bien  avant  dans  le  secret  des  coulisses,  il  n'y  a  pas  un 
Parisien  qui  ne  sache  avec  quel  scepticisme  facile  on  a  lâche  »  les 
principes,  dans  l'abandon  d'une  franche  causerie,  après  l'article 
rédigé  ou  le  discours  prononcé.  La  parole  et  la  plume  trouvent  en- 
core des  argumens  à  leur  service,  on  les  loue  comme  un  mort  offi- 
ciel ;  mais  dès  que  le  cœur  s'ouvre,  regardez  au  fond  :  le  mort  est 
bien  mort.  En  marquant  ici  cette  contradiction  habituelle  entre  la 
fermeté  du  langage  et  la  faiblesse  de  la  croyance,  telle  que  chacun 
a  pu  l'observer,  rien  n'est  plus  loin  de  ma  pensée  qu'un  reproche 
d'hypocrisie.  La  presse  est  aujourd'hui  le  premier  pouvoir  public  ; 
elle  sent  sa  responsabilité,  elle  est  tenue  à  ces  conventions  de  pro- 
tocole, à  ces  professions  solennelles  dont  aucun  pouvoir  ne  saurait 
se  dispenser  ;  il  est  très  naturel  qu'elle  parle  comme  les  cours  et 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  179 

les  cabinets,  où  l'on  se  doit  à  soi-même,  à  Theure  des  plus  cruelles 
irrésolutions,  d'affirmer  l'unité  et  la  continuité  dos  vues.  Un  peuple 
a  mis  dans  une  arche  le  signe  et  la  sauvegarde  de  sa  nationalité  ; 
pour  ceux  qui  gouvernent  ce  peuple  ou  qui  ont  mission  de  lui 
parler,  les  bons  usages  et  les  convenances  veulent  qu'ils  chantent 
des  hymnes  devant  l'arche,  qu'ils  dansent  au  besoin,  tout  en  étant 
renseignés  sur  le  vide  du  meuble  sacré.  Mais  le  doute  qui  a  gagné 
les  lévites  ne  tarde  pas  à  descendre  dans  le  peuple;  il  fait  des 
progrès  rapides,  quand  il  est  aidé  par  l'esprit  réaliste,  dont  c'est 
la  spécialité  de  briser  les  arches.  Pourtant,  si  la  foi  aux  principes 
de  1789  devait  pei-sister  quelque  part,  c'était  parmi  les  classes  po- 
pulaires; là,  ils  ne  peuvent  être  l'objet  d'un  examen  rationnel,  ils 
se  réduisent  à  quelques  mots  cabalistiques,  synonymes  d'émanci- 
pation et  de  bonheur.  Le  peuple  commence-t-il  à  se  détromper?  Son 
humeur  actuelle  vient  de  se  révéler  par  un  engouement  où  l'on 
discerne  un  peu  de  tout,  excepté  le  pieux  souci  de  la  Déclaration 
des  droits. 

Ainsi,  en  1889,  l'année  commémorative  du  centenaire  nous  re- 
trouve dans  un  état  de  pertui"bation  morale  très  semblable  à  celui 
de  1789  ;  aujourd'hui  comme  alors,  il  y  a  lutte  entre  les  idées  offi- 
cielles et  les  idées  réelles,  entre  les  principes  affichés  dans  les  actes 
publics  et  ceux  qui  opèrent  un  travail  efficace  dans  le  lor  intérieur. 
Nous  voyons  à  distance  comment  l'ancien  régime  reçut  un  coup 
mortel,  le  jour  où  l'on  représenta  le  Mariage  de  Figaro;  on  écrira 
peut-être  dans  cent  ans  que  l'institution  révolutionnaire  fut  aussi 
grièvement  touchée,  le  jour  où  pour  la  première  fois  on  a  professé 
en  France  la  doctrine  de  Darwm.  A  la  veille  des  états-géneraux, 
un  observateur  superficiel  pouvait  se  méprendre  sur  l'ébranlement 
profond  de  la  société  française;  l'ancien  régime  subsistait,  intact 
en  apparence  ;  la  royauté  commandait  au  nom  du  droit  antique, 
elle  était  obèie  par  ses  organes  ;  le  peuple  idolâtrait  son  souverain, 
les  témoignages  contemporains  sont  formels  à  cet  égard.  Cepen- 
dant la  majesté  de  l'étiquette  ne  cachait  plus  que  le  néant;  dans 
tous  les  esprits  pensans,  conducteurs  de  la  société,  la  philosophie 
avait  détruit  les  racines  de  l'arbre  encore  debout.  On  alkdt  rendre 
à  Versailles  des  hommages  de  bienséance,  comme  sous  Louis  XiV, 
mais  on  rentrait  à  Paris  en  s'entretenant  des  changemens  inévi- 
tables ;  chacun  pressentait  une  révolution  qui  ferait  passer  dans  la 
pratique  sociale  les  théories  maîtresses  des  intelligences.  De  même 
aujourd'hui.  Les  principes  qui  triomphèrent  alors  ont  à  leur  tour 
la  possession  d'état  ;  ils  sont  graves  sur  tous  nos  murs,  ils  prési- 
dent à  la  confection  des  lois  ;  on  les  célèbre  dans  les  cérémonies, 
ils  protègent  des  intérêts  ;  mais  leur  vertu  est  épuisée  ;  leur  déca- 
dence fait  l'entretien  public  des  écrivains,  l'entretien  secret  des 


180 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


politiques;  d'autres  principes,  produits  d'une  philosophie  nouvelle, 
les  ont  remplacés  dans  les  intelligences  directrices.  Chacun  se  de- 
mande ce  qui  sortira  de  l'évolution  attendue  ;  les  uns  la  croient 
imminente,  d'autres  la  voient  moins  prochaine;  mais  il  n'est  pas 
douteux  que  la  force  plastique  fera  son  office  une  fois  de  plus, 
qu'elle  façonnera  des  institutions  en  harmonie  avec  les  idées  ré- 
gnantes. 


II. 


Si  rien  ne  devait  amender  ces  idées,  nous  ne  gagnerions  pas  au 
change.  Qu'on  relise  les  articles  du  symbole  scientifique  ;  ils  sem- 
blent inventés  pour  servir  de  préambule  au  code  du  despotisme  et 
de  la  violence  ;  ils  peuvent  justifier  toutes  les  férocités  de  l'égoïsme, 
tous  les  caprices  de  la  force  heureuse.  Transportée  du  domaine  de 
la  science  sur  le  terrain  des  laits  sociaux,  l'expérience  concluante 
s'appelle  le  succès;  et  cette  équivalence  tend  en  eflet  à  s'établir 
dans  les  esprits.  Notre  philosophie  de  la  nature,  dernier  effort 
d'une  civilisation  raffinée,  le  Grand  Turc  l'appliquait  sans  la  con- 
naître, f[uand  il  y  avait  encore  un  Grand  Turc.  Le  rêve  métaphysique 
du  siècle  passé  proposait  aux  hommes  un  idéal  irréalisable  ;  il  leur 
a  procuré  quelque  allégement,  au  prix  de  l'anarchie,  del'instabihté. 
d'un  excès  d'individualisme  incompatible  avec  la  garantie  sociale  et 
la  grandeur  nationale.  Le  réalisme  physique  de  notre  siècle  ramène 
les  hommes  à  la  stricte  imitation  de  la  nature  ;  il  rétablirait  un 
ordre  sommaire,  au  prix  de  la  servitude,  du  fatahsme,  d'un  retour 
à  la  vie  animale  du  troupeau.  Pour  conjurer  ces  conséquences,  il 
faudrait  que  la  nouvelle  théorie  des  rapports  humains  fût  complétée 
par  le  correctif  qui  a  manqué  à  l'ancienne  ;  il  faudrait  qu'un  prin- 
cipe moral,  représentant  la  réaction  de  la  conscience  contre  la  du- 
reté des  lois  naturelles,  vînt  adoucir  ce  qu'il  y  aurait  d'intolérable 
dans  une  législation  inspirée  par  les  seuls  enscignemens  de  la  phy- 
siologie. Ce  principe  moral,  faute  duquel  la  Déclaration  des  dioits 
pend  dans  le  vide  avec  tout  ce  qui  est  sorti  d'elle,  ce  principe 
({ui  peut  seul  donner  un  fondement  solide  à  la  notion  du  devoir, 
on  le  chercherait  en  vain  dans  tout  le  monde  des  idées  rationnelles  : 
l'humanité  ne  l'a  jamais  ressaisi  (jue  dans  le  fort  où  il  réside,  dans 
le  sentiment  religieux. 

Je  ne  viendrais  pas  à  ce  sujet  s'il  ne  donnait  lieu  à  une  consta- 
tation de  lait  ;  elle  doit  trouver  place  dans  notre  rapide  enquête 
sur  ([uelques  tendances  du  temps  présent.  —  A  côté  du  grand  cou- 
rant qui  emporte  les  esprits,  depuis  tantôt  un  quart  de  siècle,  vers 
le  réalisme  théorique  et  pratique,  les  spectateurs  attentifs  ont  vu 
naître,  durant  ces  dernières  années,  un  courant  contriiire  en  appa- 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  181 

rence.  Gomment  le  qualifier?  Réveil  religieux?  L'expression  est 
trop  affirmative,  si  l'on  entend  par  là  une  restauration  de  la  dis- 
cipline chrétienne.  Mysticisme  ?  Le  mot  a  mauvaise  réputation, 
la  littérature  en  fait  un  usage'  immodéré ,  souvent  avec  peu  de 
discernement.  Au  lieu  de  chercher  des  qualifications  d'une  exac- 
titude douteuse,  consultons  les  maîtres  que  leurs  fonctions  mettent 
en  rapports  constans  avec  la  jeunesse  ;  tous  tombent  d'accord  sur 
les  observations  suivantes. 

L'esprit  de  nos  grandes  écoles,  de  celles  mêmes  qui  passaient 
de  tout  temps  pour  les  citadelles  de  l'irréligion,  subit  des  modifi- 
cations sensibles.  Chacune  d'elles  compte  un  groupe  de  jeunes 
gens  très  décidés  dans  leurs  convictions  religieuses  ;  pour  les  au- 
tres, pour  la  majorité  incrédule,  ces  convictions  sont  l'objet  d'une 
curiosité  bienveillante.  L'humeur,  autrefois  générale,  qui  s'appelait 
le  voltairianisme,  devient  un  phénomène  très  rare.  Les  générations 
nouvelles  abordent  les  questions  religieuses,  comme  les  autres  pro- 
blèmes scientifiques,  avec  sérieux  et  sans  prévention  ;  elles  les  sou- 
mettent à  leurs  méthodes  habituelles  d'investigation.  Là  comme  par- 
tout, les  argumens  de  passion  ou  d'ironie  ont  peu  de  prise  sur  elles  ; 
les  conclusions  tirées  des  faits  déterminent  seules  les  opinions.  La 
disposition  la  plus  fréquente  peut  se  résumer  ainsi  :  Nos  aînés  écar- 
taient d'une  façon  trop  sommaire  tout  un  ordre  d'idées  qu'ils  jugeaient 
anti-scieniifique  ;  il  faut  voir. —  Les  enseignemens  orthodoxes  ne  per- 
suadent guère  cette  jeunesse;  ils  commencent  par  condamner  en 
bloc  tout  le  système  de  vérités  provisoires  sur  lequel  elle  vil.  Le 
résultat  serait  autre,  peut-être,  si  ces  enseignemens  revendiquaient 
les  parties  les  plus  fermes  des  doctrines  en  faveur,  s'ils  montraient 
comment  ces  doctrines  rentrent,  avec  une  transposition  de  voca- 
bulaire, dans  l'explication  théologique  de  l'univers  :  le  détermi- 
nisme, dans  les  notions  de  grâce  et  de  prédestination;  l'hérédité, 
avec  toutes  ses  conséquences  biologiques,  dans  le  péché  originel, 
dans  la  réversibilité  des  mérites  et  des  fautes  ;  la  sélection,  dans  le 
rachat  par  les  œuvres  ;  les  duperies  de  la  nature ,  dans  les  tenta- 
tions de  la  matière;  la  volonté  collective  de  l'univers,  dans  le  con- 
cept de  la  Providence.  Ce  n'est  pas  le  lieu  d'appuyer  sur  ces  indi- 
cations ;  c'est  assez  qu'elles  suggèrent  quelques  titres  de  chapitres, 
pour  un  livre  qui  doit  être  déjà  ébauché  dans  un  cerveau  de  notre 
temps  ;  la  phase  intellectuelle  où  nous  sommes  l'appelle  ;  ce  livre 
ne  fera  que  développer  la  page  fameuse  où  Joseph  de  Maistre  tra- 
çait d'avance  les  grandes  lignes  du  système  darwinien,  avec  le  seul 
secours  de  la  révélation  théologique.  —  Chez  un  certain  nombre  de 
nos  jeunes  contemporains,  ces  curiosités  de  l'esprit  se  doublent  du 
sentiment,  quelque  nom  qu'on  lui  donne,  qui  fait  fléchir  la  raison 


182  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

devant  l'intervention  possible  du  divin,  sans  qu'elle  se  résolve  à 
se  soumettre  aux  conséquences  dogmatiques. 

On  admet  communément  qu'il  faut  chercher  dans  la  littérature 
les  préoccupations   d'une  société  ;  à  la  condition  de  distinguer  à 
chaque  é])oque,  dans  le  fatras  de  la  production  courante,  un  petit 
nombre  de  li^Tes  documentaires  par  le  jour  qu'ils  jettent  sur  la 
marche  des  idées.  Les  opinions  les  plus  opposées  ne  varient  guère 
sur  le  choix  de  ces  livres.  Pour  l'année  où  nous  sommes,  tous  les 
critiques  nommeraient  en  première  ligne  une  œuvre  supérieure,  le 
Disciple;  beaucoup  voudraient  y  joindre  une  étude  intime  d'une 
rare  sincérité  d'accent,  le  Sc/is  de  la  vie,  de  M.  Rod.  Or  les  deux 
ouvrages  finissent  de  même,  sur  la  première  phrase  de  l'oraison 
dominicale  ;  les  personnages  analysés  par  les  deux  écrivains  mur- 
murent cette  prière,  comme  le  dernier  mot  de  leurs  angoisses  dans 
la  poursuite  de  la  vérité.  La  rencontre  est  significative  ;  elle  n'éton- 
nera aucun  de  ceux  qui  ont  suivi  de  près  le  mouvement  littéraire 
depuis  cinq  ou  six  ans.  —  Certaines  préférences  en  matière  d'art 
sont  tout  aussi  instructives.  Au  Salon  de  cette  année,  le  cri  public 
désignait  pour  la  première  recompense  le  tableau  de  M.  Dagnan- 
Bouveret,  les  Bretonnes  au  pardon.  Quelques  semaines  après,  VAn- 
gelm  de  Millet,  reparaissant  dans  une  vente,  soulevait  des  trans- 
ports d'enthousiasme;   les   connaisseurs,   qui   placent  plus  haut 
d'autres  peintures  du  même  maître,  ne  comprenaient  rien  à  cet 
engouement.  La  fortune  de  ces  deux  toiles  s'exphquerait  mal  par 
l'habileté  d'exécution,  égale  ou  supérieure  dans  des  œuvres  rivales 
qui  nous   laissent  plus  froids;  et  il  ne  semble  pas  qu'on  se  soit 
rendu  compte  du  gentiment  auquel  obéissait  le  public,  à  son  insu. 
Dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  acclamait  le  «  tableau  de  sainteté  »  tel 
qu'il  nous  le  faut  aujourd'hui,  la  représentation  discrète  d'une  émo- 
tion religieuse  dans  des  âmes  simples.  —  Les  manifestations  de 
tout  ordre  prêteraient  à  des  remarques  pareilles  pour  les  milieux 
de  haute  culture.  Si  nous  descendons  dans  la  masse  de  la  nation, 
il  n'y  a  qu'une  voix  sur  la  volonté  qu'elle  vient  de  signifier;  elle 
ne  veut  plus  s'associer  à  la  campagne  anti-i eligieuse  ;  et  dans  le 
monde  politique,  où  l'on  voit  toutes  choses  sous  un  angle  particu- 
lier, il  n'est  bruit  que  de  tolérance,  de  transactions. 

J'avoue  ne  pas  bien  comprendre  ces  mots,  ni  les  subtilités 
qu'ils  cou\Tent  ;  il  est  douteux  qu'un  grand  pays,  très  entêté  de 
logique  ,  les  comprenne  beaucoup  mieux.  La  question  se  pose 
plus  franchement.  D'une  part,  on  croit  à  la  nécessité  de  forti- 
fier le  principe  de  la  vie  morale  ;  les  uns  par  attachement 
traditionnel,  les  autres  parce  qu'à  force  de  voir  chanceler  l'édi- 
fice social,  ils  ont  été  conduits  à  chercher  une  pierre  d'angle  pour 


A    TRAVERS    L  EXPOSITION. 


183 


le  consolider.    D'autre  part,  l'un   des  anciens  partis  qui  ont  di- 
visé la  France  considère  ce  principe  comme  un  ennemi  qu'il  faut 
abattre  à  tout  prix,  pour  lui  substituer  une  idée  philosophique. 
Quand  les  hommes  de  ce  parti  désavouent  l'intention  qu'on  leur 
prête,   quand  ils  prétendent  s'en  tenir  à  des  règlemens  de  po- 
lice, c'est  leur  faire  injure  que  de  les  prendre  au  mot  ;  de  même 
qu'on  est  injuste  pour  eux  en  ne  voyant  dans  leurs  actes  qu'un 
vulgaire  esprit  de  tracasserie.  Leur  entreprise  avait  sa  grandeur. 
Changer  l'àme  d'un  peuple,  en  remplaçant  dans  chaque  hameau 
l'église  par  une  maison  d'école,  ce  n'est  pas  une  conception  étroite. 
Mais  l'expérience  l'a  condamnée  ;  le  pays  se  refuse  à  la  substitu- 
tion projetée.   Comme  le  pays  ne  peut  pas  rester  dans  le  vide, 
comme   une  législation  purement  compressive  du  principe  moral 
est  un  non-sens  et  une  chimère,  si  elle  ne  parvient  pas  à  faire 
triompher  un  principe  opposé,  les  compromis  ne  sont  pas  viables. 
Ils  placent  l'État  dans  une  posture  humiliante,  tant  elle  est  bizarre  ; 
tous  les  discours  qu'il  tenait  naguère  encore  au  clergé  peuvent  se 
ramener  à  cette  drôlerie  :  «  Je  vous  institue  et  je  vous  paie  pour 
enseigner  certaines  doctrines,  reconnues  d'utihté  publique  ;  mais 
comme  j'ai  horreur  de  ces  doctrines,  comme  j'entends  travailler 
contre  elles,  je  vous  casse  aux  gages  si  vous  soudiez  mot  dans  les 
momens  graves,  ceux-là  mêmes  où,  pour  bien  gagner  mon  argent, 
vous  devriez  rappeler  à  vos  ouailles  cpe  la  doctrine  comporte  cer- 
tains devoirs   de   conduite.  »   —  L'église    enseignant    un    talent 
d'agrément,  comme  le  piano,  dont  on  ne  doit  jouer  qu'aux  heures  de 
loisir;  la  source  même  de  l'éducation  morale  mesurée  à  l'enfant 
comme  on  dose  un  poison,  quand  on  est  forcé  de  l'administrer  à 
un  malade  ;  ce  sont  là  des  conditions  trop  artificielles  pour  être 
durables.  Proscrire  ou  encom-ager,  il  n'y  a  pas  de  milieu  pour  la 
puissance  publique,  quand  elle  se  trouve  en  face  du  principe  sur 
lequel  est  fondée  toute  la  théorie  de  la  vie. 

Est-ce  à  dire  qu'il  faille  prévoir  un  retour  offensif  de  je  ne  sais 
quelle  théocratie,  tyrannique  pour  les  opinions  dissidentes?  L'énoncé 
d'une  pareille  crainte  fait  sourire,  quand  on  regarde  la  société  con- 
temporaine. 11  est  permis  de  croire  que  beaucoup  de  philosophes 
indépcndans,  mais  soucieux  d'accroître  la  force  nationale,  se  met- 
traient facilement  d'accord  sur  les  conditions  du  problème,  si  on 
les  définissait  de  la  façon  suivante. 

En  matière  d'éducation,  il  y  a  deux  axiomes  consentis  par  tous  : 
l'enfant  doit  être  laissé  en  dehors  des  controverses  de  l'homme  fait; 
l'enfant  doit  recevoir  un  principe  moral  approprié  à  son  intelli- 
gence, très  simple  et  très  fort,  avec  une  sanction  très  claire.  Ces 
axiomes  dictent  son  devoir  à  l'État,  qui  est  chez  nous  le  principal 
éducateur.  L'État,  dira-t-on,  n'est  pas  juge  des  doctrines  religieuses. 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

11  est  encore  moins  bon  juge  des  doctrines  scientifiques;  elles  se- 
ront peut-être  ruinées  par  d'autres  au  siècle  prochain  ;  cependant, 
aussi  longtemps  qu'elles  fournissent  une  base  à  l'enseignement, 
l'État  travaille  à  leur  dilTusion  en  multipliant  les  chaires,  les  écoles; 
il  s'eflorce  de  propager  des  notions  dont  il  ne  garantit  pas  la  qua- 
lité, dont  il  accepte  la  discussion  en  dehors  de  l'école,  mais  qu'il 
estime  préférables  à  l'absence  de  notions,  à  l'ignorance.  L'État  ne 
risque  rien  à  raisonner  comme  font  presque  tous  les  particuliers. 
L'homme  le  plus  rebelle  aux  croyances  reçues  voit  surgir  devant 
lui  une  responsabilité  redoutable,  quand  vient  le  moment  d'élever 
son  enfant;  presque  toujours,  il  raisonne  ainsi  :  je  n'ai  pas  le  droit 
de  faire  une  expérience  sur  cet  enfant;  son  esprit  réclame  des  affir- 
mations et  non  l'exercice  prématuré  de  l'instrument  critique  ;  n'ayant 
pas  de  certitudes  personnelles  à  lui  oflrir,  je  lui  dois  les  certitudes 
qui  ont  satisfait  jusqu'ici  le  commun  de  ses  semblables  ;  je  dois 
avant  tout  le  rattacher  à  la  tradition  humaine  et  nationale.  Plus 
tard,  quand  il  sera  homme  à  son  tour,  son  intelligence  livrera  le 
grand  combat;  elle  choisira  sa  voie,  suivant  son  degré  de  dévelop- 
pement. Mais  dans  l'ignorance  où  je  suis  des  vents  et  des  soleils 
qui  détermineront  la  direction  de  l'arbre  futur,  je  dois  au  jeune 
plant  le  tuteur  nécessaire  à  sa  croissance  normale;  le  désordre  de 
la  forêt  succédera  assez  tôt  à  la  régularité  de  la  pépinière.  —  Re- 
gardons autour  de  nous  ;  instinctifs  ou  raisonnes,  ces  principes 
dirigent  la  conduite  de  la  plupart  des  pères,  quels  que  soient  leurs 
sentimens,  lors([u"ils  n'abandonnent  pas  au  hasard  l'éducation  de 
leurs  enfans.  L'État,  qui  est  la  somme  des  volontés  particulières,  ne 
peut  que  s'y  conformer.  Plus  que  personne,  il  a  mission  de  main- 
tenir la  tradition  humaine  et  nationale  ;  son  office  est  de  lier  forte- 
ment à  la  base  la  gerbe  qu'on  lui  confie,  sauf  à  se  désintéresser 
ensuite  des  divergences  ultérieures.  —  Ces  conclusions,  je  le  re- 
connais, vont  directement  contre  la  formule  en  crédit,  la  neutralité 
de  l'école;  formule  spécieuse,  car  ce  mot  de  neutralité  ne  signilie 
pas  ici  la  tolérance  mutuelle  que  se  doivent  les  diverses  conlessions  : 
jamais  une  difficulté  ne  s'élève  de  ce  chef;  il  signifie  l'éviction  de 
l'élément  religieux.  Si  des  conclusions  défavorables  à  la  neutralité 
sont  justifiées  par  le  bon  sens  et  par  la  pratique  constante  de  presque 
tous  les  non-croyans,  est-il  sage  de  s'attacher  à  une  formule  so- 
ciale que  chacun  de  nous  transgresse  dans  l'habitude  de  la  vie? 
Est-il  vraisemblable  (jue  cette  formule  subsiste  longtemps?  Je  laisse 
à  la  raison  du  lecteur  le  soin  de  repondre. 

La  première  éducation  terminée,  chacun  a  la  faculté  de  penser 
et  de  vivre  à  sa  guise  ;  mais  il  reste  une  dette  envers  l'éducateur. 
C'est  la  loi  fondamentale  de  notre  société  que  chacun  sacrifie  quel- 
ques-unes do  ses  préférences  au  bien  du  plus  grand  nomi>re.  L'ex- 


A    TRAVERS    L*i:X?OSITIOX.  185 

périence  universelle  prouve  que  l'inslitulion  religieuse,  quelque 
opinion  qu'on  se  fasse  sur  sa  valeur  absolue  et  sur  ses  abus  pos- 
sibles, est  eiïicace  pour  procurer  ce  bien  ;  et  le  vœu  du  plus  grand 
nombre  en  réclame  le  maintien.  Il  y  a  pour  toutes  les  intelligences 
un  devoir  de  charité,  et  en  quelque  sorte  de  courtoisie  morale,  à 
tenir  compte  de  ce  vœu  dans  leurs  conceptions  particulières.  L'An- 
gleterre nous  donne  à  cet  égard  un  grand  exemple.  C'est  peut-être 
le  pays  où  la  pensée  indépendante  a  produit  les  plus  remarquables 
travaux,  depuis  un  demi-siècle;  mais  dans  ces  travaux,  la  liberté 
des  conclusions  s'allie  tout  naturellement  avec  une  déférence  res- 
pectueuse pour  les  besoins  religieux  du  corps  social.  Le  savant 
moderne  ne  se  demande  pas  si  un  besoin  est  fondé  en  raison  ; 
l'existence  de  ce  besoin  en  crée  la  légitimité.  Nul  ne  pourra  s'offus- 
quer si  l'État  réserve  une  place  importante  à  la  religion  dans  les 
services  qu'il  offre  à  tous.  Et  comme  la  pire  maladresse  est  de 
traiter  en  ennemi  celui  à  qui  l'on  ouvre  sa  maison,  la  dignité  même 
de  l'État  veut  qu'il  entretienne  avec  son  allié  des  rapports  préve- 
nans  et  cordiaux.  Ce  doivent  être  les  rapports  d'une  famille  avec 
son  médecin  ;  on  ne  le  consulte  pas  pour  chaque  vétille  ;  on  ne  le 
tient  pas  toujours  pour  infaillible  ;  quelques-uns  font  profession  de 
ne  pas  croire  à  la  médecine  et  se  passent  des  conseils  du  docteur; 
néanmoins  il  est  l'oracle  du  foyer,  le  confident  de  la  femme,  le  gar- 
dien de  la  santé  des  enfans;  dans  les  cas  graves,  la  plupart  des 
hommes  n'hésitent  pas  à  se  remettre  entre  ses  mains.  Vis-à-vis  de 
cet  hôte  indispensable,  il  n'y  a  pour  le  chef  de  famille  qu'une  atti- 
tude possible,  la  confiance  amicale. 

Entre  toutes  les  raisons  qui  militent  pour  le  bon  accord,  il  en 
faut  signaler  deux,  spéciales  au  moment  présent.  La  prenuère  est 
d'ordre  intérieur.  Notre  société  est  menacée  par  des  revendications 
violentes,  contre  lesquelles  elle  n'a  d'autre  défense  que  la  force 
pure,  en  un  temps  où  cette  force  se  déplace  lentement  et  s'accu- 
mule dans  les  mains  qui  revendiquent.  iNous  venons  d'examiner  les 
principes  de  la  vie  civile  :  nous  avons  vu  que  non-soulement  ils 
sont  impuissans  à  protéger  la  société  actuelle,  mais  qu'ils  se  tour- 
nent fatalement  contre  elle,  pour  lui  faire  subir  le  sort  qu'elle  a 
infligé  à  sa  devancière,  au  nom  de  ces  principes.  La  religion  offre 
son  secours.  On  ne  me  fera  pas  l'injure  de  se  méprendre  sur  l'idée 
exprimée  ici  ;  il  ne  s'agit  pas  d'utiliser  l'église  comme  un  engin 
pour  museler  le  peuple.  Il  s'agit  de  lui  laisser  expérimenter  l'arbi- 
trage où  elle  croit  réussir.  Depuis  quelque  temps,  elle  se  prépare  à 
ce  rôle,  elle  intervient  chaque  jour  plus  délibérément  dans  les  ques- 
tions sociales.  On  doute  fort  de  la  vertu  de  sa  recette  ;  peut-être 
avec  raison.  Mais  en  avons-nous  une  autre?  Sauf  les  grandes 
phrases,  chacun  sait  bien  que  nous  n'en  avons  pas.  N'y  eût-il  dans 


186  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'action  religieuse  qu'une  chance  sur  cent,  n'y  eût-il  qu'un  retard 
et  une  atténuation  des  secousses  à  prévoir,  on  serait  impardon- 
nable de  paralyser  cet  auxiliaire. 

Le  second  motif  est  d'ordre  extérieur.  En  revenant  d'inaugurer 
l'Exposition,  nous  avons  salué  avec  joie  la  force  prodigieuse  que  la 
France  révélait  au  monde.  Mais  nous  faisions  nos  réservées  ;  nous 
disions  qu'il  y  a  plusieurs  catégories  de  forces   dans  le  monde. 
Comptons-en  trois  principales.  D'abord  la  force  industrielle,  éco- 
nomique, celle  qui  provient  du  travail  ;  elle  est  puissante  de  nos 
jours,    et  c'est   la   nôtre.    Ensuite,   la    force   militaire,   brutale, 
comme  on  dit  souvent,  et  le  mot  n'est  juste  qu'à  demi.  J'espère 
bien  que  nous  la  possédons  aujourd'hui  ;   mais  dans  l'opinion  de 
l'Europe,  et  jusqu'à  preuve  du  contraire,  cette  seconde  force  a 
son   maximum    autre   part   que   chez  nous  ;  du  moins  l'Europe 
agit  comme  s'il  y  avait  chose  jugée  à  cet  égard.  Reste  la  force 
spirituelle ,    dont   l'Eglise    est  dépositaire  ;  on   est  parfois  tenté 
de  la  négliger,  tant  ses  élémens  sont  impalpables;  et  pourtant, 
au   cours  des  années  récentes,  elle  a  contre-balancé  les  autres; 
elle   a   contraint   ces   dernières  à  traiter  d'égal  à  égal   avec  un 
rien  matériel  qui  domine  tout.   L'équilibre  du  monde  actuel  re- 
pose sur  le  jeu   de   ces  trois  forces;  une  politique  avisée  doit 
fonder  ses  cakuls  sur  leurs  combinaisons.  La  force  spirituelle,  un 
moment  sollicitée  par  la  militaire,  est  redevenue  libre  après  désil- 
lusion ;  nous  serions  maintenant  dans  des  conditions  très  favora- 
bles pour  l'allier  à  la  nôtre,  si  notre  politique  se  faisait  avec  des  réa- 
lités et  non  avec  des  passions.  Reportons-nous  à  l'inauguration 
solennelle,  au  Champ  de  Mars  ;  supposons  la  cérémonie  rehaussée 
aux  yeux  des  étrangers  par  le  concours  des  dignitaires  de  l'église, 
par  la  présence  même  du  nonce  romain.  Ce  résultat  pouvait  être 
préparé  par  quelques  années  d'entente  amicale ,   décidé  avec  un 
Te  Dciim  après  la  Maraeillahe.  L'hj^othèse  n'a  rien  de  chimé- 
rique, les  républicains  de  18'j8  l'eussent  réalisée,  s'ils  avaient  fait 
une  exposition.  Je  le  demande  à  tous  ceux  qiii  ont  l'usage  du  cla- 
vier diplomatique  :  ces  ambassadeurs  dont  l'absence  nous  a  cha- 
grinés, quel  n'eût  pas  été  leur  embarras  en  pareil  cas?  L'abstention 
devenait  impossible  pour  plusieurs  d'entre  eux;  si  quelques-uns  y 
avaient  persisté,.,  je  ne  voudrais  pas  risquer  ici  une  parole  aven- 
turée, mais  vraiment,  les  places  laissées  vides  n'auraient  guère 
attiré  les  yeux. 

Les  considérations  qui  précèdent  s'adressent  aux  esprits  désin- 
téressés de  la  foi,  mais  exempts  de  haine.  Je  n'ai  pas  la  naïveté 
de  croire  qu'elles  persuadent  des  hommes  encore  chauds  de  la 
bataille,  retranchés  derrière  leurs  partis-pris.  D'autres  temps  et 
d'autres  homines  viendront,  peut-être  très  vite.  Une  fois  déjà,  dans 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  187 

notre  histoire,  après  les  longs  déchiremens  de  la  conscience  natio- 
nale, la  génération  de  l'édit  de  Nantes  a  rendu  possible  ce  qui  eût 
paru  invraisemblable  aux  générations  de  la  Saint-Barthélémy  et  de 
la  Ligue.  Si  la  jeunesse  est  telle  qu'on  la  dépeint,  ils  ne  se  feront 
pas  beaucoup  attendre,  les  cœurs  calmes  et  libres  qui  accompli- 
ront l'œuvre  de  demain. 

III. 

Tout  en  reconnaissant  l'efficacité  du  principe  religieux,  un 
grand  parti  préconise  un  autre  remède  pour  nos  maux;  ce  parti 
met  sa  confiance  dans  une  formule  de  politique  contingente  :  la 
monai'chie  restaurée,  avec  les  principes  de  1789.  Je  m'incline  de- 
vant l'espérance  robuste  qui  concilie  les  deux  termes  de  cette  pro- 
position. Nous  avons  entendu  les  historiens,  les  philosophes,  les 
critiques  :  iavorables  ou  contraires  aux  principes  de  1789,  ils  sont 
tous  d'accord  sur  le  développement  de  ces  principes  dans  notre 
histoire  ;  soit  qu'ils  applaudissent  aux  révolutions  subséquentes,  soit 
qu'ils  les  déplorent,  ils  concluent  avec  M.  Goumy  :  «  Tout  cela  sort 
de  la  date  que  nous  célébrons  comme  le  fruit  sort  de  l'arbre.  » 
Devant  l'évidence  du  pouvoir  destructif,  il  se  trouve  encore  des 
architectes  pour  essayer  de  reconstruire  avec  des  blocs  de  dyna- 
mite. Quand  ils  disent  :  Revenons  à  1789,  —  on  est  toujours  tenté 
de  leur  demander  :  à  quel  mois?  Et  même  à  quelle  année,  car  des 
esprits  accommodans  consentent  à  ne  couper  la  chaîne  logique 
qu'en  1790,  en  1791...  Le  cauchemar  provoque  parfois  une  illusion 
très  pénible  :  on  essaie  de  se  retenir  sur  une  paroi  à  pic,  on 
cherche  une  aspérité  où  s'accrocher,  avec  l'espoir  de  déjouer  la  loi 
fatale  de  la  pesanteur.  Certains  rêves  pohtiques,  hélas!  les  plus 
honnêtes  et-  les  plus  beaux,  donnent  une  sensation  analogue.  Le 
plus  grand  obstacle  à  leur  réalisation,  c'est  la  conviction  où  nous 
sommes  tous,  après  une  expérience  séculaire,  qu'un  nouvel  essai 
peut  réussir  momentanément,  mais  qu'il  aurait  à  bref  délai  le  sort 
des  précédens.  Parmi  ceux-là  mêmes  qui  mettent  la  main  à  l'ou- 
vrage, combien  disent  dans  leur  for  intérieur  :  Essayons  encore 
une  lois  de  faire  tenir  le  château  de  cartes.  —  La  sagesse,  la 
vertu,  les  talens,  tout  ce  qui  promet  cette  lois  un  événement  plus 
heureux,  tout  cela  ne  prévaut  pas  dans  nos  esprits  contre  la  leçon 
du  passé,  contre  une  loi  de  chute  qui  semble  tenir  de  la  nécessité 
des  lois  physiques.  Si  quelqu'un  venait  nous  dire  :  Restaurons  la 
monarcliie  absolue,  avec  toutes  ses  conséquences,  —  nous  serions 
surpris;  nous  serions  peut-être  moins  sceptiques.  Tous  les  revire- 
mens  sont  possibles,  avec  le  grain  de  foi  qui  transporte  les  mon- 
tagnes et  les  trônes.  Mais  où  est  le  dernier  grain  de  foi,  de  la  vraie 


188  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

foi  du  charbonnier,  depuis  le  2/i  août  1883?  Dans  les  lierres  de  Go- 
ritz.  Ce  qui  reste  de  foi  politique  dans  notre  peuple  est  au  service 
de  la  république  ;  et  l'on  ne  peut  constituer  un  peuple  qu'en  utili- 
sant la  somnic  de  foi  qui  vit  encore  en  lui.  Pour  se  convaincre  de  l'at- 
tachement des  Français  à  cette  étiquette  de  gouvernement,  il  n'était 
pas  besoin  des  dernières  élections;  cet  ordre  de  démonstrations  est 
peu  concluant,  le  lendemain  apporte  parfois  une  démonstration 
contraire.  La  conviction  s'est  créée,  chez  plusieurs  d'entre  nous, 
en  observant  ce  peuple  dans  les  occasions  où  son  àme  se  montre 
en  liberté.  Elles  nous  ont  été  souvent  ofïertes;  depuis  les  funé- 
railles de  Victor  Hugo,  où  le  sentiment  général  de  la  foule  se  déga- 
geait avec  tant  de  clarté,  jusqu'à  l'inauguration  de  la  Sorbonne,  où 
le  vœu  de  la  jeunesse  instruite  se  déclarait  aussi  nettement.  En 
d'autres  circonstances,  dans  des  manifestations  populaires  dirigées 
à  leur  insu  contre  l'existence  de  la  république",  l'attachement  à  la 
république  ne  se  révélait  que  mieux.  Apr^s  chacune  de  ces  jour- 
nées, qui  n'est  rentré  chez  soi  avec  une  impression  indé- 
finissable par  des  mots,  incommunicable  par  des  raisonnemens, 
mais  absolument  déterminante,  et  que  nous  traduisions  ainsi  :  la 
formule  est  pour  longtemps  indestructible;  on  y  pourra  tout  mettre, 
même  les  choses  les  plus  douloureuses  aux  vrais  républicains;  mais 
on  ne  pourra  pas  la  changer. 

On  est  conduit  ainsi  à  l'opinion  exprimée  par  le  leu  duc  de  Bro- 
glie,  dans  ses  Vues  sur  le  gouvernement  de  lu  France  :  u  S'il  arrive, 
disait-il,  que  plusieurs  prétendans  se  rencontrent,  inégaux  en  titres 
aux  yeux  de  la  raison  et  de  l'histoire,  mais  égaux  ou  à  peu  près 
en  chances  de  succès;  dans  ce  cas,  il  sera  sage  de  préférer  la  ré- 
publique à  la  guerre  civile;  ce  sera,  dans  ce  cas  encore,  le  gou- 
vernement qui  divise  le  moins,  et  qui  permet  le  mieux  à  l'esprit 
public  de  se  former,  à  l'ascendant  légitime  de  grandir  et  de  triom- 
pher en  définitive.  Il  sera  donc,  au  besoin,  sage  de  s'y  résigner.  » 
L'illustre  homme  d'état  ajoutait  :  a  II  sera  sage  en  même  temps  de 
ne  considérer  le  régime  républicain  que  comme  un  pis-aller,  comme 
un  état  de  transition.  »  —  C'est  à  pou  près  ce  que  répètent  au- 
jourd'hui beaucoup  de  voix  découragées  ;  et  les  échos  ne  nous 
parlent  que  de  résignation,  d'espérances  qui  se  réservent. 

Ce  langage,  autorisé  par  des  opinions  considérables,  répond  sans 
doute  aux  nécessités  de  l'heure  présente,  telles  qu'on  les  voit 
dans  les  milieux  politiques.  Se  fera-t-il  entendre  sans  peine  en 
dehors  de  ces  milieux?  Les  esprits  sont  si  divers!  Ne  parlons  point 
des  soldats  qui  veulent  rester  sous  les  armes,  en  selle  pour  la  ba- 
taille. Rien  de  ])lus  naturel  et  de  jiliis  explicable.  Parlons  de  ceux 
qui  veulent  bien  désarmer,  et  qui  réfléchissent  autant  qu'on  peut 
réfléchir  dans  une  position  fatigante,  entre  deux  selles.  —  H  y  a  les 


1 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  189 

esprits  simples,  inhabiles  à  concevoir  des  «  espérances  qui  se  réser- 
vent. »  Ceux-là  se  disent  que  la  république  serait  vraiment  bonne 
fille,  si  elle  écoutait  ce  doux  propos  :  «  J'aime  ailleurs,  mais  je 
réserve  mes  espérances;  voulez-vous  que  nous  fassions  bon  mé- 
nage, jusqu'à  l'heure  où  je  pourrai  vous  jeter  dehors  pour  intro- 
duire ici  celle  que  j'aime?  »  Le  peuple  est  comme  la  iemme  ;  il  a 
un  flair  merveilleux  pour  pénétrer  ceux  qui  lui  cachent  quelque 
chose  en  lui  parlant  d'amour.  —  11  y  a  les  cœurs  (iers,  qui  prati- 
quent difficilement  cette  humble  vertu,  la  résignation.  Ceux-là 
comprennent  mal  qu'on  entre  dans  une  barque  pour  s'asseoir 
tristement  à  l'arrière  et  se  laisser  mener  où  l'on  ne  veut  pas  ;  ils 
comprennent  qu'on  y  entre  d'un  pied  ferme,  pour  saisir  le  gou- 
vernail, conduire  la  barque  où  l'on  veut,  dans  lèvent  que  l'on  croit 
bon  ;  mais  ceci  n'est  possible  qu'avec  l'assentiment  de  l'équipage  ; 
et  l'équipage  ne  donne  son  assentiment  qu'à  ceux  qui  le  persua- 
dent de  leur  loyauté,  qui  lui  répondent  du  salut  de  l'embarcation  ; 
et  on  ne  persuade  qu'avec  ce  que  l'on  a  de  plus  vrai  dans  le  cœur. 
—  C'est  toujours  le  même  cercle;  on  y  tournerait  longtemps.  — 
11  y  a  les  sceptiques,  j'entends  ceux  qui  ne  seront  pas  tout  à 
fait  damnés,  parce  qu'ils  ont  encore  deux  idées  fixes  :  le  souci  de 
la  grandeur  nationale,  le  souci  des  soufirances  populaires;  ils  se 
demandent  si  les  autres  opinions  ne  sont  pas  des  boulets  au  pied, 
très  mal  commodes  à  qui  veut  travailler  pour  ces  deuj^  idées.  — 
Il  y  a  surtout  les  enians.  On  en  a  quelquefois.  Cela  arrive  encore. 
On  les  mène  à  l'église,  où  ils  entendent  chanter  :  Domine,  salvam 
fac  rempublicam.  Pour  eux,  tout  ce  que  le  prêtre  prononce  est 
véridique  et  sacré.  Quel  trouble  dans  ces  petites  têtes,  quand  ils 
entendent  maudire  sur  le  seuil  ce  que  le  prêtre  recommandait  à  la 
bénédiction  de  Dieu  !  Il  y  a  bien  les  exi)lications  complaisantes  de  la 
philologie  :  vespuhliai,  la  chose  publique,  etc.  Oui,  mais  l'enfant 
est  comme  le  peuple  :  il  ne  saisit  que  les  notions  droites  et  sim- 
ples ;  l'image  de  la  patrie  ne  peut  s'incarner  à  ses  yeux  que  sous 
une  lorme  concrète,  présente,  invariable;  ce  qu'il  doit  aimer,  il 
l'aime  tout  entier,  comme  cela  est.  Faut-il  le  dissuader  d'aimer, 
l'instruire  au  doute,  lui  apprendre  à  «  réserver  ses  espérances,  » 
déjà?  Avec  celui-là,  on  ne  biaise  pas,  il  ne  comprend  pas  la  stra- 
tégie parlementaire,  lui  :  sa  nature  veut  qu'il  se  donne  ou  qu'il  se 
refuse  d'un  seul  coup...  Oh!  pour  ceux  qui  ont  déjà  traîné  sur  la 
route,  ce  n'est  pas  une  afiaire  de  finir  comme  on  a  commencé, 
dans  un  aimable  dilettantisme,  en  causant  avec  un  sourire  des  espé- 
rances de  l'hiver  prochain.  Mais  il  est  permis  d'hésiter  avant  de 
dévouer  encore  une  génération  à  l'isolement,  à  la  séculaire  et 
lamentable  procession  des  émigrés  à  l'intérieur.  —  Je  n'ai  parlé 
que  des  difficultés  soulevées  par  les  résistances  de  l'esprit  ou  par 


'J90  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

les  angoisses  de  la  conscience.  Si  nous  passions  au  chapitre  des 
intérêts,  ne  pensez-vous  pas  qu'il  nous  retiendrait  plus  longtemps? 
Et  toujours  pour  arriver  à  la  même  conclusion  :  la  république  a 
de  beaux  jours  en  perspective,  si  elle  n'est  menacée  que  par  ses 
adversaires. 

Mais  alors,  diront  quelques  personnes,  c'est  la  consécration  des 
principes  de  1789.  —  A  moins  que  ce  ne  soit  un  moyen  de  nous 
en  guérir.  Fcrai-je  partager  une  idée  qui  i)cut  sembler  d'abord 
paradoxale?  Je  l'ignore,  et  pourtant  j'avais  hâte  d'arriver  cà  ce  point. 
Plus  d'un  lecteur  a  dû  me  croire  bien  aveugle,  s'il  a  pensé  qu'en 
dénonçant  le  défaut  de  l'instrument  de  réforme,  je  n'apercevais 
pas  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand,  de  bon,  et  en  tout  cas  d'irrévocable 
dans  le  changement  du  monde.  On  pourrait  discuter  longtemps  la 
question  de  savoir  si  les  gains  véritables  du  xix*"  siècle  sont  dus  à 
l'action  des  principes,  ou  s'ils  ont  été  réalisés  malgré  cette  action, 
par  la  force  naturelle  de  notre  race,  par  le  progrès  nécessaire  de 
la  civilisation,  et  j'ajouterai  par  le  développement  constant  de  l'es- 
prit évangélique,  la  Déclaration  des  droits  n'étant  qu'un  exem- 
plaire déchiré  et  mal  copié  de  cette  déclaration  antérieure.  Épar- 
gnons-nous une  vaine  discussion,  accordons  aux  principes  tous  les 
bons  résultats  que  leurs  défenseurs  réclament  pour  eux.  Serait-ce 
donc  la  première  fois  qu'un  poison  aurait  produit  des  eiïets  admi- 
rables, avant  de  détruire  le  corps  sur  lequel  il  agit?  Mais  toute 
l'histoire  des  organismes  animaux  et  toute  l'histoire  des  sociétés 
ne  montrent  pas  autre  chose.  Il  n'y  a  pas  deux  opinions,  que  je 
sache,  sur  le  principe  du  pouvoir  absolu,  tel  que  Louis  XIV  en  avait 
exagéré  les  conséquences:  ce  système  luneste  portait  en  soi  son 
germe  de  ruine  rapide.  Cependant  il  n'y  a  pas  deux  opinions  sur  la 
grandeur  de  la  France,  telle  que  Louis  XIV  l'avait  faite.  Il  n'est 
pas  un  de  nous  qui  n'admire,  qui  ne  regrette  la  magnificence  et 
la  puissance  de  notre  pays,  durant  cette  période.  Il  n'est  pas 
un  de  nous  qui  ne  blâme  le  vice  de  l'organisation  sociale,  qui 
ne  voie  comment  le  terrain,  trop  dégarni  et  trop  foulé,  s'elTondrait 
sous  les  pieds  du  monarque  déifié.  De  même  pour  le  siècle  qui 
finit;  malgré  le  vice  de  notre  organisation  ou  par  l'effet  de  ce  vice, 
comme  on  voudra,  il  fut  grand  autrement,  mais  il  fut  aussi  grand, 
j'ose  le  dire,  que  le  siècle  de  Louis  XIV;  il  marquera  davantage 
dans  l'histoire  générale.  Ce  que  nous  appelons  une  grande  époque, 
n'est-ce  pas  très  semblable  à  un  homme  qui  ne  respirerait  que  de 
l'oxygène  pur?  Il  ferait  des  choses  merveilleuses  tant  qu'il  vivrait, 
seulement  il  ne  vivrait  pas  longtemps.  Sous  Louis  XIV,  on  respi- 
rait l'oxygène  d'un  absolutisme  sans  (rein;  de  notre  temps,  on  a 
respiré  l'oxygène  d'une  liberté  sans  frein.  Mettons  au  compte  de 
ce  stimulant  un  prodigieux  épanouissement  scientifique,  intellec- 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIOX.  191 

tuel,  économique,  une  facilité  de  "vie  matérielle  que  l'homme  n'avait 
jamais  connue,  et  l'ivresse  joyeuse  de  l'individu  complètement 
émancipé.  Mais  il  faut  payer  la  note  des  terribles  chimistes  qui 
ont  procuré  cette  ivresse;  la  monnaie,  ce  sont  des  révolutions  et 
des  provinces  perdues  ;  ce  seraient  peut-être  l'indépendance  natio- 
nale et  la  sécurité  sociale,  si  nous  ne  savions  pas  nous  dégriser  à 
temps. 

Heureusement,  un  principe  malsain  ne  tue  pas  à  coup  sûr.  Ici 
encore,  la  physiologie  s'accorde  avec  l'histoire  pour  nous  enseigner 
que  les  virus,  mortels  en  certains  cas,  s'atténuent,  s'éliminent  ou 
se  transforment  en  d'autres  cas.  Le  nôtre  s'épuise,  le  discrédit 
intellectuel  des  principes  de  1789  en  est  la  preuve.  Son  opération 
s'achève,  avec  tout  ce  qu'elle  comportait  de  bon  ou  de  mauvais. 
11  reste  de  cette  opération  une  substance  nouvelle,  produit  naturel 
que  nul  ne  peut  songer  à  modifier,  et  qu'il  faut  apprendre  à  trai- 
ter. C'est  la  démocratie,  une  grande  démocratie  qui  cherche  con- 
fusément à  s'organiser.  Comme  elle  est  placée  dans  des  conditions 
que  l'histoire  n'avait  pas  encore  présentées,  nous  ne  pouvons  pas 
deviner  ce  que  sera  la  future  organisation.  Nous  pressentons  seu- 
lement qu'il  faudra,  durant  une  période  assez  longue,  compter 
avec  trois  élémens  irréductibles  :  le  suffrage  universel,  le  ser\ice 
militaire  également  universel,  la  forme  républicaine. 

Le  suffrage  universel,  nous  ne  pourrions  pas  vivre  avec  lui,  si 
l'on  en  croit  ce  que  disent  tout  bas  ses  serviteurs  les  plus  empres- 
sés; ils  en  parlent  comme  de  ces  despotes  d'Asie  qu'on  maudit  en 
les  flattant,  et  contre  qui  l'on  médite  toujours  un  coup  de  poignard 
qu'on  n'ose  pas  donner.  J'ai  moins  mauvaise  opinion  de  l'épou- 
vantail;  à  la  condition  qu'on  n'y  cherche  pas  un  ressort  délicat  de 
gouvernement,  mais  une  sorte  de  régulateur  mystique  des  autres 
ressorts,  au  sens  de  l'adage  :  vox  popidi,  vox  Dei.  A  ceux  que  ces 
mots  feraient  sourire,  je  demande  humblement  l'explication  d'un 
contraste  singulier  qu'ils  auront  certainement  médité.  Si  l'on  exa- 
mine, à  l'instant  de  la  délibération,  un  acte  isolé  des  pouvoirs  nii- 
sonnables,  ministères,  chambres  hautes  ou  basses,  etc.,  cet  acte 
est  presque  toujours  justifié  par  des  motifs  plausibles,  il  marque 
du  discernement,  souvent  de  l'habileté.  Mais  si  Ton  prend,  au  bout 
d'un  petit  nombre  d'années,  une  série  de  ces  actes  raisonnables, 
c'est  à  n'y  plus  rien  comprendre  :  tout  a  tourné  contre  les  inten- 
tions des  gouvernans,  tous  leurs  desseins  ont  échoué,  le  hasard 
pur  n'aurait  pas  fait  pire.  Dans  les  manifestations  du  suflrage  uni- 
versel, l'ordre  de  ces  phénomènes  est  renversé.  Une  élection  isolée 
est  presque  toujours  .baroque,  tous  les  gens  sages  conviennent 
qu'elle  n'a  pas  le  sens  commun  ;  mais  si  l'on  considère  l'ensemble 
des  élections  durant    une  période  un  peu  longue,  cet  ensemble 


192  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

lénioigne  d'un  instinct  de  conservation  et  parfois  même  d'un  bon 
sens  qui  rendent  la  raison  stupide.  Qu'on  se  rappelle  les  grandes 
étapes  du  suflrage  universel  depuis  vingt  ans  :  il  n'a  cessé  de  cher- 
cher un  gouvernement,  avec  une  bonne  volonté  digne  d'un  meil- 
leur succùs.  Au  lendemain  des  catastrophes,  il  nomme  une  assem- 
blée monarchique,  avec  blanc-seing  pour  faire  la  monarchie  ou  tel 
autre  gouvernement  que  les  docteurs  politiques  jugeraient  le  meil- 
leur. Il  attend  avec  patience,  sept  ou  huit  ans.  Rien  ne  vient.  Je 
sais  combien  les  circonstances  étaient  difTiciles,  je  n'ai  garde  de 
récriminer;  mais  enfin,  on  ne  lui  donne  rien,  et  il  est  excusable, 
lui  qui  voit  si  gros,  de  n'avoir  pas  saisi  le  fin  des  querelles  entre 
les  centres.  Un  autre  personnel  lui  promet  un  port  dans  la  répu- 
blique :  le  sullrage  universel  essaie  les  services  de  ces  nouveaux 
législateurs,  avec  sa  docilité  habituelle.  Eirrayé  de  leurs  impru- 
dences, tourmenté  par  leurs  vexations,  il  se  retourne  en  1885  vers 
les  «  conservateurs.  »  Cette  fois  encore,  les  temps  étaient  si  néfastes 
qu'on  ne  put  rien  faire  pour  le  malade.  Il  n'avait  pas  essayé  des 
vrais  radicaux;  il  frappe  à  cette  porte  :  on  le  plume,  on  blesse 
son  honnêteté.  La  grosse  caisse  bat  ;  il  y  court,  en  désespoir  de 
cause.  Condamnez-le,  si  vous  pouvez  jurer  que  vous  n'irez  jamais 
chez  une  somnambule  ou  chez  un  zouave,  quand  tous  les  médecins 
patentés  se  seront  déclarés  impuissans  à  vous  guérir  d'une  dou- 
leur aiguë.  Trompé  une  fois  de  plus,  le  suffrage  universel  vient  de 
nous  crier  :  ((  Je  ne  sais  plus  à  qui  m'adresser,  je  ne  cherche  même 
plus;  pour  Dieu,  qu'on  me  mette  des  cataplasmes  et  qu'on  me  laisse 
travailler  en  paix  !  »  Soyons  justes  :  le  plus  raisonnable  et  le  plus 
savant  d'entre  nous,  eût-il  fîut  d'autres  démarches,  durant  ces  vingt 
ans,  eût-il  cherché  avec  plus  de  méthode  et  d'impartialité?  —  Et 
l'on  dit  que  ce  peuple  est  ingouvernable  !  Comme  les  moutons, 
qui  vont  bêlant  après  un  pasteur,  laissant  un  peu  de  leur  laine  à 
chaque  main  !  Mais  peut-être  leur  reproche- t-on  de  ne  pas  savoir  in- 
venter eux-mêmes  la  meilleure  tondeuse. 

Le  service  militaire  universel  jouera  un  rôle  décisif  dans  notre 
reconstitution  sociale.  Le  legs  de  la  défaite,  le  lourd  présent  de 
l'ennemi,  peut  être  l'instrument  de  notre  rédemption.  Seul,  il  peut 
nous  donner  ce  que  réclamait  le  sage  Liltré,  dans  les  dernières 
pages  qu'il  ait  écrites  avant  de  mourir.  «  Je  prêche  toujours  la 
même  doctrine  qui,  comme  je  l'ai  dit,  m'a  été  inculquée  par 
J.  Stuart  Mill  :  c'est  qu'en  démocratie,  il  importe  de  reconstituer 
non  une  aristocratie  fermée,  ce  qui  est  impossible,  mais  une  aristo- 
cratie ouverte,  et  de  lui  emprunter  tous  les  correctifs  qu'exige  la 
domination  démocratique.  »  Cette  aristocratie  indispensable  à  toute 
société  qui  veut  vivre,  l'argent  est  seul  à  la  fonder  aujourd'hui  ; 
ce  que  l'argent  crée  à  lui  tout  seul  est  mouvant,  énervé  d'avance. 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIOX.  193 

Il  ne  faut  pas  compter  pour  cet  office  social  sur  l'élite  intellectuelle; 
une  loi  curieuse  lui  refuse  la  condition  première  d'une  aristocratie, 
la  continuité  héréditaire;  dans  toute  notre  histoire,  si  féconde  en 
grands  noms  intellectuels,  on  n'en  compterait  pas  dix  qui  aient  fait 
souche.   Il  ne  faut  compter  que  sur  les  défenseurs  du  sol,  atta- 
chés à  ce   sol.    —    Il  est  probable  que  la  nouvelle  loi  militaiie 
retiendra  de  plus  en  plus  sous  le  drapeau,  dans  nos  provinces, 
les  enfans  de  la  bourgeoisie  peu  enclins  aux  carrières  libérales; 
ayant  la    facilité   de    gagner  promptement  l'épaulette,    ils    pren- 
dront goût  au  métier.  Si  la  loi  est  complétée  par  un  recrutement 
régional  effectif,  il  se  formera  entre  ces  officiers  et  les  soldats  de 
leur  province  des  liens  de  patronage,  d'autorité  durable,  une  hié- 
rarchie continuée  dans  la  vie  civile,  bref  un  cadre  social,  une  pe- 
tite caste  terrienne  et  militaire  pareille  à  celle  qui  a  fait  la  grandeur 
de  la  Prusse.  —  Si  cette  espérance  ne  devait  pas  se  réaliser,  il  est 
un  autre  bienfait  que  nous  devrons  certainement  au  service  uni- 
versel :  un  chef  dans  les  momens  difficiles,  un  pouvoir  fort  et  diri- 
geant, faute  duquel  nous  sommes  une  victime  désignée  aux  coups 
du  dehors.  C'est  chose  inconcevable  que  nos  chambres,  avec  les 
sentimens  qu'on  leur  connaît,  aient  pu  voter  une  loi  qui  engendrait 
infailliblement  ce  dont  elles  ont  le  plus  de  crainte,  un  chef  d'état 
militaire.  C'est  chose  inconcevable  qu'elles  n'aient  pas  aperçu  cette 
conséquence  électorale  :  tous  les  nouveaux  électeurs,  désormais, 
sortiront  de  la  classe;  ces  jeunes  gens  dont  l'opinion  se  formait 
jadis  sous  l'influence  du  juge  de  paix,  de  l'avocat,  du  médecin  de 
canton,  ils  apporteront  dorénavant  l'opinion  de  la  caserne,  formée 
sous   l'influence   de   l'officier.    Qu'un    de  ces    officiers   sorte    du 
pair,  qu'il  acquière,  pour  un  motif  ou  pour  un  autre,  les  sympa- 
thies des  classes  qui  auront  servi  sous  ses  ordres,  ces  classes  re- 
viendront dans  leurs  foyers  en  tournant  les  yeux  vers  lui  :  son  nom 
sera  forcément  matière  à  scrutins.  J'aurais  mauvaise  grâce  à  insis- 
ter ;  la  preuve  est  trop  récente  :  mais  pour  faire  saisir  la  transfor- 
mation rapide   de  notre  état    social  par  la  loi  militaire,   il    faut 
isoler  le  fait  le  plus  significatif  de  notre  temps  :  cette  année,  à 
Paris,  dans  les  circonscriptions  les  plus  radicales,  avec  les  pro- 
grammes les  plus  avancés,  deux  anciens  ministres  de  la  guerre  ont 
brigué  la  députation.  Qui  eût  prédit  cela  il  y  a  dix  ans  aurait  fait 
rire  à  ses  dépens.  C'est  un  danger,  il  est  terrible  ;  mais  avec  tout 
ce  qu'il  y  a  de  bon  et  de  sain  dans  notre  pays,  dans  notre  armée, 
on  a  autant  et  plus  de  droit  d'en  attendre  un  Washington  qu'un 
Soulouque.  Deux  fois  déjà,  en  I8/18  et  de  nos  jours,  la  n'publique 
a  eu  des  chefs   militaires  ;  elle  n'eut  jamais  de  magistrats  plus 
loyaux,  plus  attachés  au  devoir.  En  d'autres  circonstances,  avec 
TOME  xcvi.  —  1889.  13 


194  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  dons  appropriés  au  moment,  un  chef  semblable  peut  être  l'es- 
jM)ir  de  tous  les  bons  citoyens. 

En  mot,  enfin,  du  dernier  élément  qui  semble  irréductible  dans 
notre  état  social,  la  lormule républicaine.  Cela  nous  paraît  étrange, 
à  nous  autres  gens  d'étude  qui  attachons  si  peu  d'importance  aux 
formules,  sachant  qu'elles  recouvrent  la  mue  perpétuelle  des  choses. 
Mais  c'est  ainsi.  Le  griei  le  plus  sérieux  contre  cette  étiquette, 
pour  les  esprits  non  prévenus,  c'est  la  défiance  qu'elle  inspirerait  à 
l'étranger,  en  ces  années  graves  où  nous  devons  compter  avec 
tous.  Je  puis  me  tromper,  et  très  fort  ;  mais  voulant  dire  ici  toute 
la  vérité,  je  résume  l'impression  qui  m'est  restée  d'un  long  séjour 
à  l'étranger  ;  une  république  bien  conduite  trouvera  autant  d'alliés 
qu'il  lui  plaira;  les  principes  de  1789  n'en  trouveront  jamais,  du 
moins  parmi  les  puissans.  Je  n'oublie  pas  les  instructions  pro- 
phétiques données  au  comte  d'Arnim  ;  mais  elles  souhaitaient 
nne  république  désorganisée  par  les  principes  de  1789.  Ma  dis- 
tinction revient  à  ce  dilemne  ;  si  nous  voulons  garder  notre 
dogme  de  peuple  messie,  avec  son  prosélytisme  et  sa  menace  mo- 
rale, il  n'y  a  rien  à  faire;  si  nous  voulons  être  une  république 
comme  les  autres,  comme  la  grande  sœur  d'Amérique,  nous  aurons 
audience  partout.  Je  ne  méconnais  point  ce  qu'avait  de  flatteur, 
pour  notre  orgueil,  cette  situation  unique  de  prêtres  du  dogme; 
tant  que  nous  poti\ions  l'imposer,  c'était  parfait.  Ces  jours  ne  sont 
plus.  Il  faut  traiter  d'égal  à  égal.  Si  nous  consentons  à  rentrer  dans 
le  dogme  fmmain,  universel,  on  traitera.  —  Reste  la  répulsion  que 
la  formule  répubhcaine  rencontre  au  dedans.  Chez  beaucoup,  cette 
répulsion  est  profonde,  enracinée.  Que  faire?  Il  y  a  quinze  ans,  on 
disait  :  «  La  France  appartiendra  au  plus  sage.  »  Je  crois  bien  que 
l'auteur  du  mot  ajoutait  tout  bas  :  «  le  plus  sage,  ce  sera  moi.  »  Je 
crois  même  qu'il  continuait,  plus  bas  encore  :  «  le  plus  sage,  et  le 
pins  malin...  »  C'est  souvent  vrai.  Néanmoins,  je  préfère  cette 
tournure  :  La  PYance  se  donnera  à  qui  l'aimera  le  mi^ux.  A  qui 
l'aimera  comme  il  faut  aimer,  en  sacrifiant  beaucoup  de  soi.  Ce 
peuple  tient  à  un  mot  :  c'est  peut-être  naïf,  mais  il  y  a  aussi  quelqu»' 
chose  de  touchant  et  de  fort  dans  cet  attachement  à  un  idéal.  Accor- 
dez-lui la  formule,  et  il  vous  aidera  sans  peine  à  y  mettre  ce  que 
chacun  de  vous  rêve  de  meilleur.  Je  vois  bien  venir  la  grande 
objection  :  «  mais  la  république  ne  s'ouvrira  jamais,  n  Qu'eu- 
tend-on  par  là?  La  défense  acharnée  d'un  parti  vainqueur?  Je  ne 
suis  pas  grand  clerc  en  politique  parlementaire  ;  pourtant  je  gage- 
rais tout  le  premier  que  ce  parti  ne  cédera  jamais.  Cela,  c'est  dans 
la  nature  des  choses,  et  des  hommes,  (jui  est  de  ne  point  partager 
ce  que  l'on  détient.  Mais  l'erreur  est  de  ne  pas  aller  au  réservoir 
des  eaux  profondes,  et  de  considérer  uniquement  les  bulles  éphé- 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  195 

mères  qui  ont  émergé  à  sa  surface.  Oubliez-les  donc,  pour  un 
temps!  Allez  droit  au  peuple,  demandez-lui  ce  que  vous  voulez  pour 
son  bien,  pour  la  patrie,  pour  vos  croyances  et  vos  justes  intérêts  ;  il 
vous  donnera  beaucoup,  si  vous  le  persuadez  que  vous  ne  tou- 
cherez jamais  à  la  formule  qu'il  chérit;  et  vous  ne  le  persuaderez 
sur  ce  point  que  si  votre  promesse  sort  du  dernier  repli  de  votre 
àme.  —  Je  reviens  toujours  au  cercle  où  tourne  notre  raisonne- 
ment; j'y  reviens  à  satiété,  dans  cette  page  qui  va  manquer  sous 
ma  plume.  Mais  je  ne  m'inquiète  pas  de  littérature,  chacun  le  sen- 
tira, dans  cette  page  où  tombe  une  conviction  absolue.  Avant  de  la 
traiter  d'ingénue,  qu'on  me  cite  un  essai  complet,  probant.  — 
Nous  avons  vu  le  semblant  d'essai  ;  encore  une  fois,  je  ne  m'éten- 
drai pas  sur  ce  triste  sujet.  Res  sacra  miser.  Mais  il  est  bien  per- 
mis de  croire  que  l'essai  fut  tout  en  parade.  Et  cependant,  au  pre- 
mier appel  d'une  voix  que  le  peuple  estimait  désintéressée  et 
véridique,  sous  le  tumulte  des  passions  factices  ou  mauvaises, 
vous  vous  la  rappelez,  la  traînée  de  poudre,  et  tous  les  cœurs  se 
jetant  d'eux-mêmes  à  celui  qui  semblait  répudier  tous  les  partis  pour 
ne  connaître  que  le  parti  de  la  France.  Si  ces  cœurs  avaient  trouvé, 
non  point  du  génie,  non  pas  même  de  l'habileté,  mais  un  cœur  ferme 
et  sincère,  digne  de  recevoir  tous  ceux  qui  s'offraient  à  lui,.,  qui 
signerait  aujourd'hui  les  mandats  de  caisse  et  les  brevets  de 
croLx?  —  Lecteur,  je  ne  sais  qui  vous  êtes  et  ce  que  vous  pensez  ; 
je  ne  sais  ce  que  vous  répondrez  si  vous  me  lisez  tout  haut,  devant 
un  autre;  mais  si  vous  lisez  tout  bas,  lecteur  de  France,  votre 
réponse  m'est  connue. 

Nous  voici  loin  de  la  tour  Eiffel  et  de  la  galeiie  des  machines. 
Avant  la  clôture  du  Centenaire,  il  fallait  étudier  autour  de  l'Exposi- 
tion les  transformations  d'idées  qu'elle  a  traduites  aux  yeux.  Elle 
nous  les  a  montrées  dans  les  choses,  dans  les  sciences,  dans  l'ar- 
chitecture, dans  les  efforts  du  travail.  La  belle  féerie  va  s'évanouir. 
11  en  restera  l'admirable  preuve  de  force  que  la  France  s'est  donnée 
à  elle-même,  qu'elle  a  donnée  au  monde.  L'Europe  est  unanime  à 
saluer  notre  triomphe.  Jouissons-en,  sans  oublier  ce  qui  lui  manque. 
Remercions  tant  d'ouvriers  dévaués  qui  l'ont  fait,  depuis  ceux  qui 
en  furent  l'âme  jusqu'am:  plus  humbles  bras.  J'ai  bien  senti  ce  que 
nous  leur  devions,  en  causant  avec  les  étrangers  nos  hôtes  :  pour 
la  première  fois  depuis  vingt  ans,  il  nous  revenait,  ce  sentiment  de 
vie  et  de  fierté  que  dut  éprouver  Lazare  en  remontant  du  tom- 
beau. Nous  ne  dirons  pas  adieu  sans  regret  à  l'Exposition  qui  nous 
Ta  rendu. 

Eugène-Melcuior  de  VOGIJÉ. 


LES 


MÉMOIRES  DU  COMTE  VITZTHUM 


La  littérature  diplomatique  est  une  plante  qui  a  pris  dans  ces  der- 
nières années  urr  prodigieux  accroissement  ;  elle  a  fleuri,  fructifié  avec 
abondance,  et  de  jour  en  jour  elle  pousse  de  nouveaux  rejetons.  Les 
hommes  d'état,  les  diplomates  qui  s'étaient  trouvés  mêlés  à  quelque 
négociation  et  ceux  mêmes  qui  n'avaient  jamais  négocié  ont  vidé  leurs 
portefeuilles,  public  leurs  dépêches,  raconté  tout  ce  qu'ils  avaient  fait, 
ce  qu'ils  avaient  vu,  ce  qu'on  leur  avait  dit  et  ce  qu'ils  avaient  répondu. 
Cette  littérature,  comme  toute  autre,  a  produit  des  œuvres  excellentes, 
qui  resteront,  d'autres  fort  médiocres  ou  tout  à  fait  insignifiantes.  Mais 
bonnes  ou  médiocres,  toutes  ces  publications,  si  inégales  de  valeur, 
ont  modifié  singulièrement  l'idée  superstitieuse  que  les  profanes  se 
faisaient  de  la  politique  et  du  gouvernement  des  choses  humaines.  Ils 
étaient  disposés  à  ranger  la  diplomatie  parmi  ces  sciences  mystérieuses, 
telles  que  la  cabale  et  l'alchimie,  dont  les  secrets  ne  sont  connus  que 
des  initiés,  des  adeptes  parvenus  au  grand  œuvre.  Les  diplomates  qui 
se  sont  obligeamment  chargés  de  nous  instruire  nous  ont  prouvé  que 
leur  science  n'a  rien  de  mystérieux,  qu'elle  est  très  simple  dans  ses 
principes,  et  que  c'est  précisément  pour  cela  qu'elle  est  si  difficile  à 
acquérir  et  qu'elle  demande  un  long  et  laborieux  apprentissage.  De 
quoi  qu'il  s'agisse,  les  idées  simples  sont  les  dernières  qui  viennent  à 
l'esprit,  il  faut  aller  jusqu'au  fond  des  choses  pour  les  trouver. 

Balzac,  qui  était  à  la  fois  un  grand  et  profond  observateur  et  le  plus 
irnaginalif  dos  hommes,  croyait  avec  ferveur  aux  sciences  occultes, 


LES    MÉMOIRES    DU    COMTE    VITZTHUM.  197 

qu'il  aurait  voulu  voir  enseigner  au  Collège  de  France.  II  mettait  les 
voyans  au-dessus  des  sages,  il  pensait  que  les  idées  projettent  leurs 
spectres  dans  l'atmosphère  spirituelle  qui  nous  enveloppe,  et  que  cer- 
taines créatures  exceptionnellement  douées  ont  seules  la  faculté  d'aper- 
cevoir ces  fantômes.  Il  pensait  aussi  que  les  sociétés  sont  gouvernées 
par  des  puissances  cachées,  qui  ne  sont  aperçues  que  des  devins  et 
des  devineresses,  que  ce  qu'on  voit  est  moins  important  que  ce  qu'on 
ne  voit  pas,  que  les  grands  cvénemens  s'expliquent  par  de  sombres 
conspirations  ignorées  des  historiens,  que  la  véritable  histoire  est  une 
affaire  ténébreuse.  Ce  puissant  esprit  avait  ses  chimères,  et  le  mé- 
lange d'une  étonnante  sagacité  et  d'un  mysticisme  amoureux  de  ses 
illusions  donne  un  charme  singulier  à  certaines  de  ses  œuvres. 

La  littérature  diplomatique,  étrangère  à  tout  mysticisme,  nous  ap- 
prend qu'il  n'y  a  pas  tant  de  ténèbres  ni  de  sorcellerie  dans  ce  qui  se 
passe  ici-bas,  que  dans  le  gouvernement  des  sociétés  comme  dans  la 
vie  il  y  a  beaucoup  de  hasards,  que  le  grand  homme  d'état  est  celui 
qui  sait  le  mieux  et  le  plus  vite  calculer  ses  chances,  que  les  grandes 
combinaisons  politiques  réussissent  par  les  mêmes  procédés  qui  font 
prospérer  une  boutique,  une  maison  de  commerce,  une  banque,  une 
entreprise  financière  quelconque.  La  seule  différence  est  que,  les  calculs 
de  probabilité  de  l'homme  d'état  s'appliquant  à  des  objets  plus  vastes, 
plus  complexes,  il  est  tenu  d'avoir  cette  ampleur  d'esprit  qu'on  appelle 
le  génie  et  dont  un  petit  négociant  peut  se  passer.  A  la  ménagère  qui 
tient  bien  ses  comptes  l'arithmétique  suflit;  l'astronome  recourt  au 
calcul  infinitésimal;  ce  sont  deux  choses  très  différentes,  et  dans  le 
fond  c'est  la  même  chose.  La  qualité  la  plus  nécessaire  à  l'homme 
d'état  est  ce  souverain  bon  sens  qui,  s'exerçant  sur  de  grands  objets, 
suppose  une  connaissance  aussi  étendue  qu'approfondie  des  situations 
et  des  hommes.  Au  bon  sens  il  doit  ajouter  cette  vigueur  d'âme, 
cette  puissance  de  caractère  qui  rend  capable  d'agir  malgré  l'in- 
certitude des  événemens.  Les  étourdis  entreprennent  à  la  légère  et  se 
perdent;  les  faibles,  les  indécis  ont  peur  et  ne  font  rien.  L'homme  fort 
ose  et  se  risque  à  propos,  il  sait  que  la  politique  est  une  science  con- 
jecturale, il  a  formé  ses  conjectures,  il  a  fait  d'avance  son  compte,  il  a 
pris  ses  précautions  contre  les  accidens  et  la  malice  de  ses  ennemis, 
et  autant  qu'il  est  en  lui,  il  gouverne  la  fortune  :  elle  a  toujours  montré 
du  goût  pour  l'audace  qui  sait  prévoir.  Malheureusement  rien  n'est  moins 
ordinaire  que  de  joindre  le  caractère  au  bon  sens,  et  les  vrais  hommes 
d'état  sont  aussi  rares  que  les  grands  généraux  et  les  grands  poètes. 

Un  gentilhomme  saxon,  le  comte  Frédéric  Vitzthum  d'Eckstaedt,  qui, 
après  avoir  été  secrétaire  de  la  légation  de  Saxe  à  Vienne,  fut  nommé 
ministre  plénipotentiaire  auprès  de  la  cour  de  la  Grande-Bretagne,  n'a 
pu  résister  à  la  tentation  de  vider,  lui  aussi,  ses  portefeuilles,  et  aux 


198  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trois  volumes  déjà  parus  de  ses  mémoires  il  vient  d'en  ajouter  un 
quatrième,  où  il  raconte  la  grande  crise  de  1866,  les  phases  diverses 
du  contlit  austro-prussien  et  les  événemens  qui  l'ont  préparé  (1).  Les 
mémoires  du  comte  Vitzthum  ne  figureront  pas  parmi  les  chefs-d'œuvre 
de  la  littérature  diplomati{(ue.  11  a  de  l'esprit,  de  la  pénétration,  et, 
quand  il  s'en  donne  la  peine,  il  conte  avec  agrément;  mais  l'art  de 
composer  lui  est  inconnu.  «  Le  père  Gaillard,  écrivait  M""^  de  Sévigné, 
reprit  son  discours  avec  tant  de  prospérité  que,  mêlant  sur  la  fin  Hhi- 
lisbourg,  Monseigneur,  le  bonheur  du  roi  et  les  grâces  de  Dieu  sur  sa 
personne  et  sur  tous  ses  desseins,  il  fit  de  tout  cela  une  si  bonne  sauce 
que  tout  le  monde  pleurait;  le  roi  et  la  cour  l'ont  loué  et  admiré.  »  Le 
comte  Vitzthum  mêle  aussi  beaucoup  de  choses  dans  son  discours, 
mais  sa  sauce  n'est  pas  si  bonne  que  celle  du  père  Gaillard,  et  nous  ne 
pouvons  lui  promettre  la  même  prospérité.  11  n'est  pas  l'ennemi  du 
fatras,  il  n'omet  rien,  n'abrège  rien,  ne  nous  fait  grâce  ni  d'une  pièce 
de  vers  trochaïques  qu'il  composa  en  1865,  à  son  retour  d'un  voyage  à 
Rome,  et  que  publia  le  Journal  <lc  Dresde,  ni  du  toast  qu'il  aurait  porté 
à  la  reine  d'Angleterre,  le  26  août  de  la  même  année,  si  son  souverain 
l'avait  envoyé  à  Cobourgpoury  assister  à  l'inauguration  du  monument 
du  prince  Albert  ;  par  malheur,  le  roi  Jean  lui  donna  l'ordre  de  n'y  pas 
aller.  11  dut  garder  pour  lui  son  toast  fort  éloquent,  mais  un  peu  long, 
il  nous  le  sert. 

Cela  dit,  il  faut  convenir  que,  dans  ce  gros  volume  de  520  pages,  il 
y  en  a  une  centaine  au  moins  d'où  l'on  peut  tirer  quelque  instruction, 
et  qui  sont  des  os  pleins  de  moelle.  En  écrivant  les  meilleurs  chapitres 
de  son  livre,  M.  Vitzthum  se  proposait  sans  doute  de  prouver,  une  fois 
de  plus,  qu'en  1866  la  victoire  est  restée  à  ceux  qui  étaient  prêts,  avi- 
sés, prévoyans,  résolus  ;  que  d'un  côté  on  savait  nettement  ce  qu'on 
voulait  et  qu'on  le  voulait  bien,  que  de  l'autre  on  n'avait  que  des  vo- 
lontés flottantes  et  qu'on  faisait  le  plus  souvent  le  contraire  de  ce 
qu'on  avait  décidé.  Des  dieux  bénins  avaient  donné  à  M.  de  Bismarck 
des  ennemis  tels  qu'il  les  pouv-ait  souhaiter,  c'était  à  croire  qu'il  les 
avait  fait  faire  sur  mesure.  A  Paris,  il  avait  trouvé  un  complice  invo- 
lontaire dans  un  rêveur  inappliqué,  auquel  il  avait  tàtè  le  pouls  à  Biar- 
ritz, et  le  cabinet  devienne  lui  venait  en  aide  par  sa  politique  ambiguë 
et  louche,  par  la  confusion  et  le  désordre  de  ses  conseils,  par  ses  hési- 
tations, par  ses  lenteurs  et  par  ces  imprudences  que  commettent  les 
timides  à  bout  de  voie. 

En  ce  qui  concerne  la  politique  française  en  1866,  les  mémoires  du 
comte  \  itzthum  n'ajoutent  rien  à  ce  que  nous  avait  appris  le  livre  si 


(i)  London,  Gastein  und  Sadoua.  186i-l806.  DonkwQrdig-kciten  von  Karl  FViedrich 
Graf  Vifzthnm  von  Erk«tîkdt.  Stuttpart,  1889;  Cotta. 


LES    MÉMOIRES    DU    COMTE    VITZJHUM.  199 

solide  et  si  agréable  de  M.  Rothan,  qui  a  sur  le  diplomate  saxon  Tavan 
tage  d'avoir  jugé  Napoléon  III  avec  plus  d'équité  et  en  véritable  histo- 
rien. Personne  n'a  mieux  exposé  que  lui  les  erreurs  de  ce  souverain, 
mais  il  a  tenu  à  montrer  aussi  ce  qui  se  mêlait  d'illusions  humani- 
taires à  ses  ruses  et  à  ses  faux  calculs.  Le  comte  Vitzthum  ne  voit 
dans  l'empereur,  selon  sa  propre  expression,  «  qu'une  grande  arai- 
gnée étendant  partout  les  fils  de  sa  toile,  où  il  a  fini  par  se  prendre 
lui-même.  »  11  ne  nous  dit  pas  que  cette  araignée  avait  une  imagi- 
nation généreuse,  qu'elle  s'était  fait  un  certain  idéal  de  la  civilisa- 
tion, du  droit  public  au  xix"  siècle.  Napoléon  III  n'admettait  pas  qu'on 
traitât  les  peuples  comme  des  troupeaux;  il  sentait  vivement  la  néces- 
sité de  les  consulter  en  réglant  leur  sort  ou  de  leur  faire  agréer  le 
régime  qu'on  leur  impose.  On  peut  être  certain  que,  si  jamais  il  avait 
conquis  les  provinces  rhénanes,  il  les  eût  traitées  tout  autrement  que 
l'Allemagne  ne  traite  les  malheureuses  populations  de  l'Alsace-Lor- 
raine.  Il  a  toujours  pensé  que,  si  la  force  a  des  droits,  elle  a  aussi  des 
devoirs  à  remplir,  et  qu'elle  se  déshonore  quand  elle  y  manque. 

A  son  machiavélisme,  dont  il  a  tiré  peu  de  profit,  Napoléon  III  joi- 
gnait une  sorte  de  romantisme  politique  qui  l'a  fait  tomber  dans  plus 
d^un  piège.  La  politique  romantique  conduit  fatalement  aux  déceptions. 
Elle  aime  les  coups  de  théâtre  et  sacrifie  souvent  la  pièce  au  décor; 
tout  lui  semble  ])Ossible,  elle  prête  aux  choses  une  souplesse,  une 
promptitude  d'obéissance  qu'elles  n'ont  que  dans  les  rêves;  emportée 
par  son  goût  pour  les  improvisations  brillantes  et  hâtives,  elle  néglige 
de  préparer  ses  entreprises;  elle  oublie  que  le  monde  appartient  aux 
habiles,  et,  comme  le  dit  le  proverbe  italien,  aux  inquiets,  toujours 
attentifs,  à  ceux  qui,  dormant  peu,  sont  tout  entiers  à  leur  affaire  :  il 
mondo  è  de'  solleciti. 

H  est  difficile  de  dire  si  l'empereur  a  été  plus  desservi  par  ses  qua- 
lités ou  par  ses  défauts,  s'il  s'est  nui  davantage  par  d'astucieux  projets, 
qu'il  était  incapable  d'exécuter,  ou  par  les  entraînemens  d'une  sympa- 
thie inconsidérée  qui  lui  a  fait  sacrifier  plus  d'une  fois  ses  intérêts  à 
ceux  d'autrui.  C'est  ainsi  qu'au  lendemain  de  Sadowa,  après  l'amère 
déception  que  lui  avait  attirée  sa  politique  allemande,  il  usait  de  ce  qui 
lui  restait  d'iniluence  pour  protéger  la  Saxe  humiliée  et  battue  contre 
les  convoitises  du  vainqueur,  sans  que  la  France  eût  rien  à  gagner 
dans  cette  affaire.  11  est  vrai  que  M.  Vitzhum  s'efforce  d'atténuer,  de 
rabaisser,  de  contester  le  service  rendu  par  l'empereur  au  roi  Jean, 
qui  avait  sollicité  ses  bons  offices.  M.  de  Beust  s'en  est  expliqué  tout 
autrement  dans  ses  mémoires  :  il  jugeait  que  l'intervention  française 
avait  sauvé  la  Saxe.  «  Avec  quelque  chaleur,  écrivait-il,  que  du  côté  de 
l'Autriche  on  s'entremît  en  faveur  de  la  monarchie  saxonne,  celui  qui 
au  jour  des  négociations  de  Nikolsbourg  a  vu  comme  moi  au  Ballplatz 


200  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  deux  nuMiciirs  du  ministère  des  affaires  étrangères,  et  qui  a  connu 
le  caractère  et  les  dispositions  des  négociateurs,  est  en  droit  de  douter 
que  le  cabinet  de  Vienne  eût  persisté  dans  son  bon  vouloir  s'il  n'avait 
eu  la  France  derrière  lui.  »  11  paraît  qu'il  en  coûte  beaucoup  de  recon- 
naître une  dette  contractée  envers  un  souverain  malheureux,  et  qu'il 
faut  être  deux  fois  gentilhomme  pour  ne  pas  battre  le  chien  devant  le 
lion. 

Depuis  la  guerre  de  (Irimèe,  l'hégémonie  de  l'Europe  avait  appartenu 
dix  ans  durant  à  Napoléon  111  ;  il  en  avait  dépossédé  l'empereur  Nico- 
las, et  le  roi  Guillaume  devait  la  lui  prendre.  En  1866,  on  croyait  en- 
core à  sa  puissance:  on  s'abusait  et  sur  l'état  d'une  constitution  pro- 
fondément atteinte,  qui  avait  affaibli  ses  facultés,  et  sur  la  force  de 
son  gouvernement  miné  par  une  fièvre  lente.  La  maison  commençait  à 
se  crevasser  :  mais  la  foule  n'apercevait  pas  les  lézardes.  Quelques 
esprits  clairvoyans  avaient  seuls  deviné  les  misères  cachées  du  second 
empire  et  pressenti  la  destinée  qui  l'attendait.  Nous  trouvons  à  ce  su- 
jet d'intéressans  et  curieux  témoignages  dans  les  mémoires  du  comte 
Vitzthum. 

Le  ministre  du  roi  de  Saxe  à  Londres  recevait  quelquefois  la  visite 
d'un  de  ces  agenssecretsque  les  gouvernemens  emploient  avec  défiance, 
mais  non  sans  profit,  et  qui  vivent  sous  terre  comme  les  taupes.  Ils 
s'exagèrent  beaucoup  leur  importance,  mais  quand  ils  ont  de  l'esprit, 
ils  fournissent  quelquefois  aux  diplomates  d'utiles  informations.  Sou- 
vent les  braconniers  savent  mieux  que  les  garde-chasses  ce  qui  se  passe 
dans  les  forêts:  ils  ne  craignent  pas  de  déranger  les  faisans  en  péné- 
trant dans  les  fourrés.  Cet  agent,  que  M.  de  Beust  appelait  l'homme 
mystérieux,  mangeait  à  tous  les  râteliers  ;  on  se  gardait  bien  de  croire 
tout  ce  qu'il  disait,  mais  on  ne  laissait  pas  de  l'écouter.   Il  rédigeait 
des  rapports,  des  mémoires,  que  lord  Palmerston  lui  payait  grassement. 
Plus  d'un  souverain  et  M.  de  Bismarck  lui-même  le  recevaient  et  le 
faisaient  causer;  on  l'introduisait  par  l'escalier  dérobé  et  par  la  petite 
porte.  «  Comme  l'Atta  Troll  de  Heine,  nous  dit  M.  Vitzthum,  ce  n'était 
pas  un  caractère,  mais  il  ne  manquait  pas  de  sagacité  et  de  talent.  » 
Au  mois  de  mars  1866,  il  disait  à  l'auteur  des  mémoires  :  «  Soyez 
sûr  que  pour  Napoléon  la  question  du  dedans  a  aujourd'hui  beaucoup 
plus  d'importance  que  toutes  les  questions  étrangères.  Il  ne  peut  se 
dissimuler  que  l'eau  lui  monte  jusqu'au  cou.  Il  ressemble  à  ces  ma- 
lades {}ui  savent  assez  de  médecine  pour  compter  leurs  pulsations.  11 
est  aussi  comme   un    homme  dont   la    montre   retarde,  et  qui  sait 
l'heure  où  elle  s'arrêtera  ;  il  cherche  vainement  la  clé  pour  la  'remon- 
ter. Morny  est  mort,  Walewski  n'est  pas  un  Morny.  L'empereur  n'est 
pas  un  homme  de  guerre,  il  l'a  appris  à  Solférino.  11  n'a  pas  de  géné- 
raux, et  ceux  qui  se  donnent  pour  tels  n'ont  pas  sa  confiance.  Ses  mi- 


LES    MÉMOIRES    DL'    COMTE    VITZTHL'M.  201 

nistres  ne  peuvent  s'entendre,  et  chacun  d'eux  se  méfie  des  autres. 
C'est  le  règne  de  l'anarchie.  S'il  se  résigne  à  faire  des  concessions 
libérales,  pourra-t-il  se  maintenir  quelques  années  encore?  C'est  pos- 
sible, mais  invraisemblable.  Il  est  malade,  très  malade,  et  les  diplo- 
mates accrédités  à  Paris  ne  s'en  doutent  pas.  » 

Plus  significatif  encore  était  le  jugement  que  portait  Disraeli  sur  ce 
propriétaire  malade,  usé,  vieilli,  qui  sentait  crouler  sa  maison.  Dés  le 
mois  d'août  1866,  il  annonçait  que  Napoléon  III  était  un  homme  perdu. 
Quelques  semaines  plus  tard,  pendant  un  séjour  que  le  comte  Vitzthum 
faisait  au  manoir  d'Hughenden,  l'ingénieux  auteur  de  Tanrrhde,  reve- 
nant sur  ce  sujet,  prophétisait  avec  assurance  «  la  lin  prochaine  de  la 
tragi-comédie  du  second  empire.  »  —  «  La  banqueroute  morale  de 
l'empereur,  disait-il,  est  évidente.  Il  est  du  nombre  de  ceux  qui,  pour 
prolonger  leur  vie,  sont  condamnés  à  agir  sans  cesse.  Un  homme  qui, 
comme  lui,  est  forcé  de  toujours  agir,  doit  se  créer  artificiellement  des 
occasions  à  exploiter.  Dans  ce  jeu  continuel,  les  faux  calculs  ne  peu- 
vent manquer.  Dans  l'action,  tous  les  hommes  font  des  fautes,  en  ne 
différant  que  du  plus  ou  du  moins.  Napoléon  III,  durant  de  longues 
années,  a  accoutumé  les  Français  à  le  rendre  responsable  de  tout. 
Maintenant  l'heure  du  reflux  est  venue.  Tout  s'est  passé  au  Mexique  et 
en  Allemagne  autrement  qu'il  ne  l'avait  cru  et  souhaité  ;  les  consé- 
quences ne  tarderont  pas  à  se  produire.  Il  lui  est  également  impos- 
sible d'échapper  à  la  guerre  avec  la  Prusse  et  d'en  sortir  avec  succès.  » 

Les  gouvernemens  vraiment  forts  ne  se  croient  pas  tenus  d'agir  tou- 
jours, de  donner  sans  cesse  des  preuves  de  force;  mais  ils  sont  capa- 
bles de  commettre  des  erreurs  et  des  fautes  sans  se  perdre.  L'empe- 
reur s'était  condamné  lui-même  à  l'infaillibilité  perpétuelle.  Ce  fut  en 
vain  que,  par  l'organe  de  M.  de  La  Valette,  il  essaya  de  donner  le  change 
à  la  France  en  l'assurant  que  le  système  des  grandes  agglomérations 
et  la  disparition  des  états  secondaires  n'avaient  rien  d'inquiétant  pour 
elle,  u  qu'il  fallait  renoncer  aux  préjugés  étroits  et  mesquins  d'un  autre 
âge,  que,  grâce  à  son  imposante  unité,  grâce  au  rayonnement  de  son 
génie,  elle  n'était  pas  moins  grande  ni  moins  respectée.  »  Cette  circu- 
laire fameuse,  que  le  futur  lord  Beaconsfield  appelait  un  testimonium 
paupertatis,  et  dont  il  disait  que  jamais  les  mots  et  les  phrases  n'ont 
pu  servir  à  déguiser  la  défaite  diplomatique  d'un  souverain  qui,  après 
avoir  poussé  à  la  guerre,  en  revient  les  mains  vides,  cette  circulaire 
par  laquelle  on  déclarait  tout  à  la  fois  qu'on  était  content,  mais  qu'on 
n'avait  pas  assez  de  soldats  pour  se  mettre  en  défense,  ne  fit  illusion 
à  personne. 

La  France  savait  qu'un  pays  diminue  quand  ses  \oisins  s'accroissent, 
et  que  l'empereur  s'était  gravement  trompé  dans  ses  calculs.  Elle  disait 
avec  le  marquis  de  Gallifet  :  «  Nous  avons  été  battus  à  Sadowa,  et  si 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  donnons  à  M.  de  Bisnnarck  le  temps  de  refaire  son  armée,  qui  doit 
avoir  diablement  souffert,  nous  sommes  perdus,  et  c'est  nous  qui  paye- 
rons les  pots  cassés.»  De  son  côté,  notre  chargé  d'affaires  à  Londres,  le 
baron  Baude,  s'écriait  avec  un  singulier  sans-gêne  :  «  Ils  sont  à  Paris 
dans  une  fichue  position.  »  L'empereur  ne  vivait  plus  que  de  prestige, 
et  ce  prestige  s'était  évanoui  dans  les  fumées  d'un  champ  de  bataille  où 
il  ne  s'était  pas  battu.  On  attribuait  au  roi  de  l'russe  ce  mot  aussi  carac- 
téristique que  l'exclamation  du  baron  Baude  :  «  Que  ÎSapoléon  est  de- 
venu petit!  Personne  ne  le  craint  plus,  nous  surtout.  »  Cri  de  soulage- 
ment d'un  homme  qui,  après  avoir  pris  un  épouvantail  au  sérieux  et 
en  avoir  eu  grand'peur,  le  reconnaît  pour  ce  qu'il  est,  en  constatant 
que  les  maraudeurs  ont  pu  piller  le  jardin  sous  ses  yeux  sans  qu'il 
bougeât. 

Une  femme  d'esprit  avait  dit  à  M.  Vitzthum  «  que  quand  la  vertueuse 
Autriche  se  résolut  enfin  à  accorder  ses  faveurs  à  Napoléon  III,  elle  eut 
affaire  à  un  Abélard...  après  l'opération.  »  Il  est  permis  de  douter  que 
ce  lut  par  un  scrupule  de  conscience  que  la  vertueuse  Autriche  eût  re- 
fusé si  longtemps  ses  faveurs  au  neveu  du  grand  Napoléon.  Il  en  est 
des  gouvernemens  comme  des  particuliers,  ceux  qui  manquent  d'in- 
dustrie se  font  une  vertu  de  leur  maladresse,  mais  le  monde  ne  s'y 
trompe  pas.  11  faut  avouer  pourtant  que  la  politique  embarrassée  de 
l'Autriche  trouvait  son  excuse  dans  les  embarras  d'une  situation  diffi- 
cile et  compliquée;  Depuis  la  malheureuse  guerre  de  1859,  cette  vaste 
monarchie,  composée  d'éiémens  hétérogènes,  ne  pouvait  plus  subsister 
telle  qu'elle  était;  il  fallait  tout  changer,  et  on  ne  savait  comment  s'y 
prendre. 

On  était  résolu  à  se  rattacher  les  provinces  non  allemandes,  mais 
elles  étaient  fort  exigeantes.  Les  Hongrois  surtout  se  montraient  intrai- 
tables; ils  demandaient  de  grandes  concessions  et  refusaient  d'en  faire. 
Dès  le  commencement  de  1866,  l'empereur  Fran(;ois- Joseph  était  dé- 
terminé à  se  faire  couronner  comme  roi  de  Hongrie.  On  inclinait  déjà 
vers  le  système  dualiste  qui  fut  adopté  depuis;  restait  à  découvrir  le 
mode  d'exécution.  On  se  pliait  aux  circonstances,  on  renoni^ait  à  ses 
vieilles  prétentions  et  à  ses  habitudes  séculaires,  mais  on  entendait 
que  l'armée  et  les  affaires  extérieures  demeurassent  sous  la  dépen- 
dance du  gouvernement  central.  Les  faiseurs  de  projets,  les  donneurs 
d'avis  abondaient;  auquel  fallait-il  entendre?  On  désirait  le  maintien 
eu  statu  ([uo  en  Allemagne  jusqu'à  ce  que  les  difficultés  intérieures  fus- 
sent réglées;  n'avait-on  pas  besoin  de  la  paix  pour  arranger  son  mé- 
nage? Tout  serait  devenu  plus  facile  si  on  a\ait  trouvé  dans  le  roi  de 
Prusse  un  allié  suret  fidèle;  mais  cet  allié  était  le  plus  dangereux,  le 
plus  perfide  des  ennemis.  Il  se  souvenait  d'Olmiitz  et  méditait  sa 
revanche. 


LES    MÉMOIRES    OU    CoMTE    VITZTHUM.  203 

Aux  ennemis  du  dedans  et  du  dehors  s'ajoutaient  les  faux  amis,  qai 
de  Paris  ou  de  Londres  conseillaient  de  jeter  du  lest  pour  alléger  le 
navire.  L'Autriche  avait  perdu  à  Solférino  ses  plus  riches  provinces 
italiennes;  ses  faux  amis  l'engageaient  à  renoncer  aux  autres,  ils  lui 
représentaient  qu'elle  s'affranchirait  ainsi  de  grands  ennuis.  M.  de 
Beust  a  raconté  qu'en  1878,  au  dîner  du  lord-maire,  lord  Beaconsfield, 
revenu  de  Berlin,  prononça  un  brillant  discours  pour  glorifier  l'œuvre 
du  congrès;  il  déclara  qu'on  avait  fortifié  la  Turquie  en  la  débarrassant 
du  soin  de  faire  la  police  en  Bulgarie  et  en  Bosnie.  Après  le  banquet, 
M.  de  Beust  lui  dit  :  «  La  pensée  que  vous  venez  d'exprimer  avec  tant 
d'éloquence  est  géniale,  mais  pas  neuve.  Jadis,  on  nous  a  dit  la  même 
chose  à  nous  autres  Autrichiens  après  nous  avoir  débarrassés  de  nos 
soucis  italiens,  et  pour  faire  mieux  encore,  on  nous  a  débarrassés  en- 
suite de  nos  soucis  allemands,  de  telle  sorte  que  nous  voilà  tout  à  fait 
délivrés.  »  A  toutes  les  propositions  captieuses  qu'on  lui  faisait,  le  ca- 
binet de  Vienne  répondait  qu'il  y  a  pour  un  grand  pays  des  questions 
d'honneur  sur  lesquelles  il  ne  transige  pas,  qu'il  ne  peut  céder  une 
portion  de  son  territoire,  sans  se  manquer  à  lui-même,  que  par  né- 
cessité, après  une  guerre  malheureuse,  ou  volontairement,  après  une 
guerre  très  heureuse,  qui  lui  permet  de  se  procurer  ailleurs  des  com- 
pensations et  des  indemnités  à  sa  bienséance. 

Dans  les  situations  difficiles,  la  conduite  la  plus  correcte  est 
presque  toujours  la  plus  sûre  ou  la  moins  dangereuse.  Un  gouverne- 
ment qui  passe  pour  avoir  des  principes  et  se  fait  une  réputation 
d'exacte  probité  inspire  la  confiance,  et  la  confiance  est  une  force  mo- 
rale dont  on  peut  tirer  de  grands  secours.  Tout  le  monde  se  défiait  de 
l'Autriche,  de  sa  politique  hésitante  ou  équivoque.  Après  avoir  tra- 
vaillé au  démembrement  du  Danemark,  il  eût  été  de  son  intérêt  de 
s'assurer  l'appui  de  l'Allemagne,  qui  considérait  le  prince  Frédéric 
d'Augustenbourg  comme  le  propriétaire  légitime  des  provinces  déta- 
chées de  la  monarchie  danoise.  Si  au  lendemain  de  la  paix  de  Vienne, 
l'Autriche,  comme  ses  vrais  amis  le  lui  conseillaient,  avait  adopté  le 
prince  pour  son  candidat  et  pesé  sur  lui  pour  qu'il  déférât  aux  désirs 
de  la  Prusse  en  lui  cédant  le  port  de  Kiel  et  en  se  liant  avec  elle  par 
une  convention  militaire,  les  plans  du  grand  conspirateur  de  Berlin 
eussent  été,  sinon  déjoués,  du  moins  fort  dérangés. 

M.  de  Beust  se  rendit  à  Vienne  tout  exprès  pour  présenter  un  mé- 
moire à  ce  sujet,  et  M.  Vitzthum  a  été  bien  aise  de  nous  faire  savoir 
que  c'était  lui  qui  l'avait  composé  et  rédigé,  à  la  demande  de  son  chef. 
Le  mémoire  fut  lu,  approuvé,  jeté  au  panier,  et  quelques  jours  après, 
on  ordonnait  au  comte  Blome  de  signer  avec  M.  de  Bismarck,  la  funeste 
convention  de  Gastein,  en  vertu  de  laquelle,  au  grand  scandale  de  tous 
les  patriotes  allemands,  on  se  partageait  avec  la  Prusse  l'administra- 


20ll  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lion  des  deux  provinces  de  l'Elbe  et  on  se  rendait  complice  d'un  acte 
de  spoliation,  dont  tous  les  bénéfices  étaient  pour  le  cabinet  de  Berlin. 
L'encre  n'était  pas  encore  sèche  que  M.  de  Bismarck  disait  au  comte 
Blome  avec  sa  cynique  franchise  :  «  En  vérité,  je  n'aurais  jamais  cru 
trouver  un  diplomate  autrichien  qui  consentît  à  me  signer  ce  papier.  » 
L'Autriche  s'avisa  bientôt  qu'elle  avait  été  dupe,  et  se  retournant  vers 
rAllemagne,  elle  lui  dit:  «Nous  sommes  avec  vous.  »  11  était  trop  tard. 
On  jouait  le  rôle  d'un  voleur  qui  se  trouve  fraudé  dans  le  partage  du  bu- 
tin et  qui  invoque  la  saintejustice.  11  n'est  pas  dans  ce  monde  de  plus 
piteux  personnage  que  celui  d'un  trompeur  trompé,  d'un  renard  qui  a 
laissé  sa  queue  dans  quelque  trôbuchet  où  il  flairait  une  bonne  au- 
baine. 

Il  y  avait  à  Vienne  des  hommes  d'état  qui  désiraient  sincèrement  la 
paix  et  pensaient  que  le  seul  moyen  d'éviter  la  guerre  était  l'entente 
intime  avec  la  diète  de  Francfort.  D'autres  se  disaient,  au  contraire, 
que  si  jamais  il  fallait  en  découdre,  ce  ne  serait  pas  un  grand  mal- 
heur, qu'après  des  avantages  balancés  cette  guerre  indécise  se  termi- 
nerait par  un  accord,  par  un  partage,  qu'on  donnerait  aux  Prussiens 
tout  le  nord  de  l'Allemagne  et  qu'on  prendrait  le  sud.  Les  royaumes 
secondaires  et  les  petits  états  avaient  eu  vent  de  ces  projets;  faut-il 
s'étonner  que  leur  zèle  en  fût  refroidi  ?  Au  jour  du  danger,  ils  n'ont 
prêté  à  l'Autriclie,  à  l'exception  de  la  Saxe,  qu'une  tiède  et  molle  assis- 
tance; n'avait-on  pas  tout  fait  pour  les  inquiéter?  La  Bavière  avait  i)ro- 
mis  100,000  hommes:  ce  fut  à  grand'peine  qu'elle  en  mit  /tO,000  sur 
pied,  et  les  affûts  manquaient  aux  canons,  les  chevaux  à  la  cavalerie. 
M.  de  Beust  a  toujours  pensé  que.  si  elle  avait  été  prête  et  résolue,  si 
elle  avait  envoyé  30,000  soldats  en  Bohême,  le  général  Benedek  aurait 
gagné  la  bataille  de  Kœnigsgraetz,  qu'il  perdit  |)ar  la  faiblesse  de  son 
aile  gauche.  Mais  si  la  Bavière  haïssait  la  Prusse,  elle  se  défiait  de 
lAutriche.  Elle  ne  prit  que  des  demi-mesures,  et  les  demi-mesures 
sont  de  la  graine  de  malheurs.  â 

Comment,  dans  ces  années  critiques,  la  politique  autrichienne  n'eût- 
elle  pas  été  indécise  et  changeante,  équivoque  et  louche?  Si  à  Paris  la 
politique  officielle,  que  représentaient  les  ministres,  était  sans  cesse 
contrariée,  traversée  par  la  politique  personnelle  et  secrète  du  souve- 
rain, il  y  avait  à  Vienne  deux  ministres  des  affaires  étrangères,  celui 
qu'on  voyait  et  qui  était  responsable,  celui  qu'on  ne  voyait  pas  et  qui 
ne  répondait  de  rien,  et  c'était  celui  qu'on  ne  voyait  pas  qui  décidait 
de  tout.  Quelques  années  après  la  catastro|)he  de  Sadowa,  le  comte 
Mensdorff  disait  à  M.  Vitzthum  :  «  Que  voulez-vous?  J'étais  général  de 
cavalerie,  l'empereur  m'avait  appelé  aux  affaires  étrangères,  j'acceptai 
à  contre-cœur,  et  on  mit  à  mes  côtés  un  diplomate  qui  avait  de  l'école, 
.-^ans  avoir  le  courage  d'assumer  les  responsabilités.  » 


LES    MÉMOIRES    DU    COMTE    VITZ,THUM.  205 

Il  se  trouva  que  ce  général  de  cavalerie,  qui  avait  représenté  respec- 
tueusement à  son  souverain  qu'il  n'était  qu'un  soldat,  sans  vocation 
pour  la  diplomatie,  sans  aucune  des  qualités  de  l'emploi  qu'on  lui 
imposait,  avait  beaucoup  de  bon  sens,  de  jugement;  il  ne  tarda  pas 
à  se  débrouiller  :  tout  aurait  mieux  marché  si  on  l'avait  laissé  à  ses 
propres  inspirations.  Il  estimait  que  l'Autriche  n'était  pas  prête, 
qu'elle  avait  besoin  de  la  paix  ou  tout  au  moins  de  gagner  du  temps, 
et  il  s'était  prononcé  contre  la  convention  de  Gastein,  dont  il  avait 
prévu  les  fatales  conséquences.  Malheureusement,  il  était  atteint  d'une 
incurable  défiance  de  lui-même,  et  il  se  soumettait  aux  décisions  qu'il 
condamnait.  Plus  d'une  fois  il  fut  tenté  de  donner  sa  démission,  mais 
il  aurait  craint  de  manquer  à  son  devoir,  et  à  ceux  qui  lui  disaient  : 
«  Allez-vous-en  !  »  il  répondait  :  «  On  voit  bien  que  vous  n'êtes  pas 
soldat.  » 

Le  second  ((u'on  lui  avait  adjoint  pour  le  réconcilier  avec  ses  fonc- 
tions et  lui  alléger  son  fardeau  était  le  comte  Esterhazy,  le  mystérieux 
Moritz,  qui  passait  pour  avoir  pris  des  leçons  du  prince  de  Metternich. 
11  se  flattait  d'avoir  le  génie  de  la  politique,  se  faisait  la  plus  haute 
idée  de  sa  perspicacité  et  de  ses  talens.  M.  de  Beust  raconte  dans  ses 
mémoires  qu'un  jour  qu'il  conférait  avec  le  comte  Mensdorff,  la  porte 
s'ouvrit  et  qu'à  son  grand  étonnement,  un  petit  homme  entra,  avança 
une  chaise  et  vint  s'asseoir  à  côté  du  ministre,  «  comme  un  professeur 
de  musique  s'assied  au  piano  à  côté  de  son  élève.  » 

Ce  professeur  de  musique  était  fort  inférieur  en  jugement  à  son  dis- 
ciple. L'un  démêlait  sans  peine  le  nœud  des  questions  et  voyait  tout 
de  suite  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  L'autre  était  tout  négatif,  abondait  en 
objections,  en  difficultés,  grossissait  comme  à  plaisir  les  plus  petits  in- 
convéniens,  dont  il  se  faisait  des  monstres.  Un  Ragusain,  attaché  à  la 
légation  d'Autriche  à  Dresde,  prétendait  «  que  le  comte  Esterhazy 
passait  sa  vie  à  examiner  au  microscope  une  goutte  d'eau,  pour  y  dé- 
couvrir toute  sorte  de  vermine  que  le  créateur  a  voulu  dérober  à  ja- 
mais à  nos  yeux.  «  Après  avoir  rejeté  ce  qu'on  lui  proposait,  il  recom- 
mandait les  expédiens  les  plus  dangereux,  les  plus  propres  à  gâter  les 
affaires.  Ce  fut  lui  qui  par  ses  fausses  mesures  rendit  inévitable  la 
convention  de  Gastein,  ce  fut  lui  qui  plus  tard  empêcha  le  comte  Mens- 
dorff d'accepter  la  conférence,  qui  eût  procuré  trois  semaines  de  répit 
à  l'Autriche  pour  compléter  ses  armemens.  11  avait  l'influence,  le  cré- 
dit, l'oreille  de  l'empereur.  11  ne  montrait  à  son  souverain  que  les  pa- 
piers qui  lui  plaisaient,  il  escamotait  les  autres,  et  le  très  sensé  géné- 
ral de  cavalerie  en  était  réduit  à  signer,  en  les  désapprouvant,  les 
dépêches  les  plus  néfastes,  qui  étaient  de  nature  à  aggraver  la  situa- 
tion ou  à  précipiter  les  événemens  qu'il  redoutait.  Si  on  avait  réussi  à 
lui  donner  un  peu  plus  d'assurance,  de  hardiesse  et  d'estime  de  lui- 


506  REVUE    DES    DEUX    MOiVBES. 

même  ou  à  désiiifatuer  le  comte  Esterhaz),  TAuiriche  aurait  eu  sans 
doute  de  meilleures  destinées. 

Quel  contraste  entre  la  façon  doTit  les  affaires  étaient  conduites  à 
Vienne  et  ce  qui  se  passait  à  Berlin  !  Là  un  homme  prodigieusement 
avisé  et  prévoyant,  homme  de  conseil  et  de  main,  dirigeait  tout,  répon- 
dait de  tout.  Que  lui  importait  d'avoir  contre  lui  le  prince  impérial,  le 
landtag  prussien,  la  landweln-  prussienne,  l'Allemagne  et  les  puis- 
sances neutres  de  l'Europe  ?  Son  unique  souci  était  de  persuader  son 
roi,  dont  il  avait  peine,  disaient  les  naïfs,  à  endormir  la  conscience. 
Le  prince  Gortchakof  s'était  promis,  paraît-il,  que  si  la  conférence  avait 
lieu,  le  jour  même  où  M.  de  Bismarck  partirait  pour  Paris,  un  aide-de- 
camp  du  tsar  apporterait  à  Berlin  une  lettre  d'Alexandre  II  suppliant 
son  oncle  de  profiter  de  Tabsence  du  grand  boute-feu  pour  se  débar- 
rasser à  jamais  de  son  mauvais  génie. 

On  s'abusait  étrangement.  Le  grand  boute-feu,  qui  était  un  très  grand 
magicien,  avait  jeté  un  charme  sur  son  maître  en  déroulant  devant 
ses  yeux  des  perspectives  de  gloire,  d'agrandissemens  et  de  conquêtes 
qui  lui  faisaient  battre  le  cœur.  Lord  John  Russell  rapporta  un  jour  à 
M.  Vitzthum  que  la  reine  Victoria  ayant  écrit  au  roi  Guillaume  pour  lui 
prêcher  une  politique  de  paix,  il  avait  répondu  qu'il  voulait  et  devait 
avoir  les  provinces  de  l'Elbe,  que  c'était  le  désir  de  son  peuple  et  que 
son  devoir  était  de  faire  ce  que  son  peuphî  désirait,  que  ses  sujets  lui 
reprochaient  avec  raison  d'avoir  dépensé  trop  de  sang  et  d'argent  pour 
la  délivrance  des  duchés  sans  que  la  Prusse  en  retirât  le  moindre  avan- 
tage :  «Je  n'ai  jamais  vu  une  lettre  pareille, disait  lord  Russell,  elle  ne 
contient  pas  un  grain  de  vérité.»  M.  Vitzthum  se  plaît  à  croire  qu'en 
l'écrivant  le  roi  Guillaume  était  sincère.  Longtemps  le  monde  s'est  laissé 
séduire  par  sa  fausse  bonhomie.  Non,  .e  n'étaient  pas  ses  scrupules 
que  M.  de  Bismarck  eut  tant  de  peine  à  combattre,  c'étaient  ses  craintes. 
11  ne  se  faisait  aucune  conscience  de  troubler  la  paix  de  l'Europe,  mais 
il  n'osait  pas,  et  sans  son  ministre,  il  n'eût  jamais  osé  :  «  Que  de  mal 
ne  me  suis-je  pas  donné,  disait  M.  de  Bismarck,  pour  lui  faire  sauter 
le  fossé  1  »  Quelques  mois  plus  tard,  au  lendemain  de  la  victoire,  il  ne 
comprenait  pas  qu'on  l'empêchât  de  démembrer  l'Autriche,  qu'on  l'en- 
gageât à  se  contenter  du  beau  butin  qu'il  avait  gagné  dans  cette  affaire; 
il  en  pleurait.  Ce  remarquable  souverain,  qui  a  joué  avec  tant  d'art  et 
de  naturel  le  rôle  du  conquérant  malgré  lui,  dissimulait  plus  facile- 
ment son  désir  de  prendre  que  son  chagrin  de  ne  pas  prendre  assez. 

Le  comte  Vitzthum  se  trouvait  à  Vienne  dans  la  nuit  du  h  juil- 
let 1866,  et  ce  fut  de  Tempereur  Franrois-Joseph  lui-même  qu'il  apprit 
le  désastre  de  Sadowa.  11  eut  en  même  temps  la  douleur  de  voir  arri- 
ver à  la  gare  son  souverain,  le  roi  de  Saxe, qui,  ignorant  encore  la  fou- 
droyante nouvelle,  avait  le  sourire  aux  èvres.  Pendant  quelques  mois, 


LES    MÉMOIRES    DU    COMTE    MTZTHCM.  207 

le  diplomate  saxon  considéra  M.  de  Bismarck  comme  un  fléau,  et  il  le 
ménageait  peu  dans  ses  entretiens.  Aujourd'hui,  il  est  absolument  con- 
solé :  «  Tout  patriote  allemand,  nous  dit-il  dans  sa  préface,  ne  peut 
que  se  réjouir  du  fond  de  l'àme  de  ce  qu'on  est  parvenu  à  rétablir 
Funité  de  l'Allemagne,  sa  puissance  et  sa  grandeur  sur  de  solides  fon- 
demens.  Allemands  et  Autrichiens  sont  tenus  de  rendre  les  plus  sin- 
cères actions  de  grâces  à  l'homme  de  génie  qui  dirige  depuis  vingt-cinq 
ans  les  destinées  de  notre  patrie.  Le  prince  de  Bismarck  a  fait  de  l'Al- 
lemagne le  bouclier  de  la  paix  de  TEurope,  et  il  a  couronné  sa  création 
par  l'alliance  qui  unit  l'Allemagne  à  l'Autriche  et  qui  est  l'honneur  et 
le  salut  des  deux  empires.  »  Peu  s'en  faut  qu'il  n'accuse  cet  homme  de 
génie  d'avoir  usé  trop  modérément  de  sa  victoire,  trop  ménagé  les  con- 
fédérés de  la  Prusse,  leurs  droits  de  souveraineté  et  ce  qui  peut  leur 
rester  de  prestige.  Il  lui  reproche  de  n'avoir  pas  créé  une  chambre 
haute,  composée  de  rois  et  de  grands-ducs  siégeant  en  personne  ou 
votant  par  procuration.  Le  chancelier  de  l'empire  a  plus  de  respect  et 
d'égards  pour  les  petites  couronnes  que  l'ancien  envoyé  du  roi  Jean.  II 
a  déclaré  un  jour  qu'il  considérait  trop  un  roi  de  Saxe  pour  vouloir  le 
réduire  à  la  condition  de  simple  pair. 

On  ne  peut  passer  condamnation  de  meilleure  grâce,  et  jamais 
homme  ne  fut  plus  heureux  que  M.  Vitzthum  d'avoir  été  battu.  On  au- 
rait tort  de  dire  un  mot  qui  pût  troubler  son  bonheur.  Mais  pourquoi, 
en  1866,  l'empereur  Napoléon  III  a-t-il  voulu  empêcher  la  Prusse  de 
s'annexer  la  Saxe  ou  de  lui  imposer  des  conditions  trop  dures? De  l'aveu 
même  de  M.  de  Bismarck,  il  s'est  attiré  par  sa  chevaleresque  interces- 
sion l'âpre  malveillance  et  les  rancunes  du  vainqueur.  M.  Robert  se 
trouva  mal  d'avoir  pensé  qu'il  n'y  a  que  les  coquins  qui  battent  leur 
femme  et  de  s'être  mis  en  tête  de  protéger  Martine  contre  Sganarelle 
et  son  bâton,  u  De  quoi  vous  mêlez-vous  ?  lui  dit-elle.  Est-ce  là  votre 
affaire  ?  Qu'avez-vous  à  voir  là  dedans  ?  Voyez  un  peu  cet  impertinent 
qui  veut  empêcher  les  maris  de  battre  leurs  femmes  !  Et  si  je  veux, 
moi,  qu'il  me  batte  !  Et  s'il  me  plaît  d'être  battue  !  »  La  politique  de 
M.  Robert  est  précisément  cette  politique  romanesque  qui  nous  a  été 
si  pernicieuse.  La  France  a  cru  plus  d'une  fois  qu'il  était  de  son  devoir 
d'empêcher  les  maris  de  battre  leur  femme.  Que  lui  en  est-il  revenu  ? 
Des  déconvenues,  des  mécomptes,  des  inquiétudes,  des  chagrins.  Un 
Fran(^ais  assez  aveugle  pour  n'être  pas  dégoûté  à  jamais  du  roman- 
tisme mérite  qu'on  le  condamne  à  lire  d'un  bout  à  l'autre,  sans  sauter 
une  ligne,  les  instructifs,  mais  prolixes  mémoires  du  comte  Vitzthum. 


G.  Valbert. 


REVUE    LITTÉRAIRE 


Voltaire,  Bibliographie  de  ses  œuvres,  par  M.  George  Bengesco.  Paris.  188"2-I889: 

Rouve\re  et  Perrin. 


Parmi  nos  grands  écrivains,  s'il  en  est  un  dont  la  Bibliographie  soit 
indispensable  à  l'intelligence  entière  de  ses  œuvres,  c'est  assurément 
Voltaire,  —  et  on  en  voit  aisément  les  raisons.  11  a  d'abord ,  lui  tout 
seul,  autant  ou  plus  écrit  que  Montesquieu,  Rousseau,  et  Diderot  en- 
semble. En  second  lieu ,  s'il  a  comme  eux  écrit  quelquefois  sous  son 
nom,  il  a  peut-être  écrit  encore  davantage  sous  des  noms  supposés  ; 
—  et  Quérard,  qui  jadis,  dans  sa  Bibliographie  voUairienne,  ne  rele- 
vait pas  moins  de  cent  trente-sept  pseudonymes  du  grand  homme,  en 
a  certainement  oublié  quelques-uns.  Enfin,  son  œuvre  est  plus  ou  moins 
qu'une  œuvre,  c'est  une  action,  et  tout  le  monde  sait  que  la  littérature, 
pendant  plus  de  soixante  ans,  n'a  pas  été  pour  l'auteur  de  VEssai  sur 
les  mœurs  et  du  Dictionnaire  philosophique  un  art,  mais  proprement  une 
arme.  11  en  résulte  que,  s'il  \  a  des  écrits  qu'on  ne  puisse  pas  détacher 
de  leur  cause  ou  de  leur  occasion,  dont  le  sens  et  la  portée  ne  dépen- 
dent pas  moins  de  la  date  et  des  circonstances  de  leur  publication,  en 
dépendent  même  davantage,  que  de  l'effet  qu'ils  peuvent  produire  en- 
core aujourd'hui  sur  nous,  ce  sont  les  siens.  Un  seul  exemple  le  fera 
bien  voir.  En  quelle  année  les  grands  comédiens,  ceux  de  l'Hôtel  de 
Bourgogne,  ont-ils  joué  le  Polyeuclc  de  Corneillc?en  16/|0  ou  en  lf)i!j3?La 
question  est  intéressante,  sans  doute,  et,  à  la  réponse  qu'on  en  donne, 
plusieurs  autres  questions  sont  liées;  elle  n'est  pas  importante,  je 
veux  dire  qu'elle  ne  fait  rien,  ou  peu  de  chose,  à  l'histoire  du  théâtre 
français  et  à  la  connaissance  du  génie  de  Corneille.  Mais,  en  quelle 
année  précise,  ou  plutôt  en  quel  mois  de  l'année  1762  a  paru  le 
Sermon  des  cinquante?  avant  ou  après  la  Profession  de  foi  du  Vicaire 
Savoya)dy  La  (luestion    n'est   pas   intéressante   seulement,   elle   est 


REVUE    LITTÉRAIRE.  ^O  9 

presque  capitale  pour  l'histoire  des  idées  de  Rousseau,  pour  la  con- 
naissance du  caractère  ou  de  la  politique  de  Voltaire,  et  pour  l'his- 
toire même  du  mouvement  philosophique  au  xviii''  siècle,  si,  comme 
Condorcet  l'assure,  «  le  Sermon  des  cinquante  est  le  premier  ouvrage 
où  M.  de  Voltaire,  qui  n'avait  jusqu'alors  porté  à  la  religion  chrétienne 
que  des  attaques  indirectes,  ait  osé  l'attaquer  de  front.  »  Et,  en  réa- 
lité, sur  ce  point  particulier,  je  crois  que  Condorcet  se  trompe:  mais 
s'il  se  trompe,  c'est  faute  justement  de  connaître  assez  bien  la  Biblio- 
graphie des  œuvres  de  son  maître;  et  nous,  si  nous  sommes  en  mesure 
de  rectifier  son  erreur,  c'est  qu'après  cent  ans  écoulés,  nous  commen- 
çons à  la  connaître  mieux. 

Nous  ne  saurions  donc  trop  remercier  M.  Georges  Bengesco  du  ser- 
vice qu'il  vient  de  rendre  à  l'histoire  de  la  littérature  française  en  com- 
posant une  Bibliographie  des  œuvres  de  Voltaire,  dont  l'intérêt,  pour  être 
autre  et  moins  piquant  au  premier  abord,  n'est  pas  moindre  que  celui 
des  Éludes  sur  Voltaire,  de  M.  Gustave  Desnoiresterres,  ou  des  précieux 
commentaires  de  Beuchot  dans  sa  monumentale  édition  des  Œuvres. 
Ce  que  d'ailleurs  les  bibliographes  de  profession  pourront  penser  des 
trois  volumes  présentement  parus  de  l'ouvrage  de  M.  Bengesco,  ce 
qu'ils  y  trouveront  à  reprendre  ou  à  critiquer,  je  l'ignore;  et  même  je 
ne  veux  pas  le  savoir.  Mais  ce  que  je  puis  dire,  comme  sachant  un  peu 
les  difficultés  et  surtout  l'étendue  de  la  tâche,  c'est  que,  pour  aucun  de 
nos  grands  écrivains,  nous  n'avons  àe  Bibliographie  comparable  à  celle 
de  M.  Bengesco.  Le  savant  et  laborieux  auteur  lui-même  de  la  Biblio- 
graphie cornélienne,  M.  Emile  Picot,  ne  m'en  démentirait  pas  au  besoin. 
Heureux  en  éditeurs,  et  heureux  en  biographes,  car  depuis  Condorcet 
jus  ju'à  M.  Desnoiresterres  presque  toutes  les  biographies  de  Voltaire 
participent  de  l'intérêt  de  sa  vie,  -  ce  qu'on  ne  pourrait  pas  dire  des 
biographies  de  Rousseau,  — Voltaire  ne  l'aura  pas  été  moins  en  fait 
de  bibliographe. 

On  peut  diviser  l'œuvre  entière  de  Voltaire  en  trois  parts  d'inégal 
volume,  d'inégale  importance,  et  d'inégal  intérêt.  La  première,  et  à 
tous  égards  la  moins  considérable,  s'enfonce  tous  les  jours  plus  pro- 
fondément dans  l'oubli  :  on  peut  prévoir  avec  assurance  que  de  son 
Théâtre  entier,  —  qui  ne  fait  pas  moins  d'une  cinquantaine  de  tragé- 
dies, de  comédies,  d'opéras,  —  et  de  ses  Poésies,  il  ne  surnagera  plus 
dansquelques  années,  que  Zrti/r,  une  douzaine  d'épigrammes,  autant  de 
madrigaux,  et  quelques  vers  passés  en  proverbes.  La  troisième,  —  c'est 
la  Correspondance,  —  est  aujourd'hui  la  seule,  ou  à  peu  près,  que  Ton 
lise  ;  et,  au  fait,  quand  on  la  lit  bien,  quand  on  sait  la  lire,  car  il  y  faut 
tout  un  apprentissage,  on  y  retrouve  tout  Voltaire,  et  les  plus  fameux 
de  ses  contemporains  avec  lui.  Mais  la  seconde,  —  les  Histoires  et  les 
Contes,  le  Dictionnaire  philosophique  et  les  Mélanges,  les  Mélanges  sur- 
TOME  xcvi.  —  1889.  14 


210  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tout,  —  voilà  de  beaucoup  la  plus  volumineuse,  comme  aussi  la  plus 
importante,  celle  qu'il  faut  ne  pas  se  lasser  de  lire  et  de  relire,  si  l'on 
veut  savoir  et  mesurer  la  nature,  la  grandeur,  et  la  direction  de  l'ac- 
lion  que  Voltaire  a  exercée  sur  son  siècle.  La  tâche  en  est  au  surplus 
beaucoup  moins  fatigante,  et  plus  profitable  aussi  qu'on  ne  le  croit-  Si 
Voltaire  est  en  effet  souvent  superficiel,  il  ne  l'est  pas  au  moins  faute 
devoir  ou  de  comprendre  ;  et,  sans  jamais  l'affecter,  il  a  souvent  atteint, 
par  la  seule  et  merveilleuse  agilité  de  sa  compréhension,  la  véritable 
profondeur.  En  proposant,  d'ailleurs,  pour  les  problèmes  que  nous  agi- 
tons encore  entre  nous,  des  solutions  trop  simples,  et  par  cela  même, 
si  l'on  peut  ainsi  dire,  éminemment  contestables,  il  n'en  a  pas  moins 
fait  le  tour  des  idées.  Et  puis,  et  enfin,  Voltairiens  que  nous  sommes 
sans  le  savoir  ou  même  en  voulant  ne  pas  l'être,  c'est  là  que  nous 
avons  nos  origines;  et  l'on  est  étonné,  pour  peu  qu'on  les  lise  avec 
quelque  attention,  de  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  Dictionnaire  philosophique, 
par  exemple,  — moins  encore  que  cela,  dans  une  simple  facétie,  comme 
la  Conversation  d'un  Intendant  des  Menns  avec  l'abbè  Grizd,  ou  comme 
VHistoire  d'un  bon  Bramin,  —  de  choses  que  nous  croyons  avoir  inven- 
tées ou  trouvées  depuis  hier. 

Conformément  à  cette  division,  M.  George  Bengesco  qous  a  donc 
donné,  dans  son  premier  volume,  la  Bibliographie  des  œuvres  drama- 
tiques, poétiques,  et  historiques  de  Voltaire.  11  a  consacré  le  second 
aux  Mélanges.  Enfin ,  dans  le  troisième,  qui  vient  de  paraître,  il  s'oc- 
cupe uniquement  de  la  Correspondance.  Le  quatrième  et  dernier  con- 
tiendra la  description  des  collections  d^Œuvres  complètes,  et  l'examen 
des  nombreux  écrits  plus  ou  moins  faussement  attribués  à  Voltaire. 
Mais  nous  nous  reprocherions  d'attendre  pour  parler  de  l'ouvrage  qu'il  soit 
entièrement  terminé,  puisque  aussi  bien  nous  n'avons  pas  attendu 
jusque-là  pour  nous  en  servir;  et,  parmi  les  questions  qu'il  décide, 
nous  avons  choisi  deux  où  l'on  verra  clairement,  je  crois,  le  genre  d'in- 
térêt qu'il  y  avait  à  l'écrire. 

La  première  est  relative  à  l'influence  que  plus  de  trois  années 
de  séjour  en  Angleterre  auraient  exercée  sur  la  formation  ou  le 
développement  des  idées  de  Voltaire.  Si  l'on  en  croyait  effective- 
ment la  plupart  des  biographes,  les  Allemands,  les  Anglais  surtout, 
M.  John  Churton  CoUins,  par  exemple,  dans  son  VoUaire  en  Angle- 
terre (188G),  ou  M.  Edouard  llerz  dans  son  Voltaire  et  la  procédure  cri- 
minelle au  xvui''  siècle  (1887), —  pour  ne  parler  que  des  plui>  récens,  — 
—  c'est  à  Bacon  et  à  Locke,  c'est  à  Newton  et  à  Clarke,  c'est  à  GoUins, 
à  Toland,  àWoolston  que  Voltaire  devrait  les  principes  au  moins  de  sa 
philosophie,  de  sa  science,  de  sa  théologie  surtout;  et  son  œuvre  polé- 
mique, sous  nne  forme  assurément  fran(;aise, —  aussi  française  qu'il  y 
en  ait  au  monde, —  on  veut  bien  l'accorder,  serait  cependant,  dans  son 
fond,  tout  anglaise.  Aux  environs  de  1726,  nous  aurions  donc  député 


REVUl'    LITTERAIRE.  211 

dans  la  patrie  de  la  tolérance,  du  déisme,  et  de  la  libre  pensée,  un 
poète,  une  façon  de  gentilhomme,  un  bel  esprit  de  salon  et  de  cour, 
l'auteur  d'Œdipe,  de  Mariamne,  de  la  Ilenrlade;  et  l'Aagleterre,  trois 
ans  plus  tard,  nous  aurait  rendu  un  philosophe,  un  sage,  l'homme  qui 
devait  un  jour  au  nom  de  la  libre  pensée,  du  déisme,  et  de  la  tolérance» 
porter  à  l'ancien  édifice  religieux -les  coups  les  plus  sensibles  et  les  plus 
retentissans  qui  l'eussent  ébranlé  depuis  le  temps  de  Calvin  et  celui 
de  Luther.  J'aimerais  autant  que  l'on  dît  que  c'est  l'Angleterre  qui  a 
fait  la  Révolution  française  ;  et  que  ce  qu'il  y  a  de  louable  et  de  bon 
dans  le  long  effort  de  l'homme  qui  n'en  fut  pas  le  moindre  ouvrier, 
c'est  ce  qu'il  doit  à  ses  maîtres  anglais,  mais  que  ce  qu'il  y  a  de  moins 
bon,  et  même  de  condamnable,  c'est  ce  qu'il  y  a  mis  de  lui-même  et 
du  génie  de  sa  race.  Sans  aller  jusque-là,  les  biographes  français  de 
Voltaire,  avec  cette  étrange  manie  que  nous  avons  d'en  croire  les  étran- 
gers sur  eux-mêmes  et  sur  nous,  me  paraissent  pourtant  avoir  beaucoup 
exagéré  la  dette  de  Voltaire  envers  les  philosophes  et  les  libres-pen- 
seurs anglais  du  commencement  du  xvni''  siècle.  11  était  homme  à  se 
passer  d'eux;  et  s'il  lui  fallait  absolument  des  maîtres,  il  en  avait  eu 
de  français  qui  valaient  bien  Woolston,  Toland,  Collins  et  Bolingbroke 
à  la  fois. 

Rappelons-nous  en  effet  l'état  des  esprits,  même  au  xvii®  siècle  :  «Dans 
Paris  seulement,  écrivait  le  père  Mersenne  en  1623,  dans  ses  Questions 
sur  la  Genèse,  je  ne  compte  pas  moins  de  50,000  athées,  et  l'on  peut  dire 
en  vérité  que  cette  superbe  ville  n'est  pas  plus  infectée  de  l'odeur  de  ses 
boues  que  de  celle  de  son  athéisme;  Si  lulo  plurimum,  muUo  magis 
alheismo  fœtet.  »  On  connaît  également  la  phrase  de  Nicole,  quelques 
années  plus  tard  :  «  Il  faut  donc  que  vous  sachiez  que  la  grande  héré- 
sie du  monde  n'est  pas  le  calvinisme  ou  le  luthéranisme ,  que  c'est 
l'athéisme,  et  qu'il  y  a  toute  sorte  d'athées,  de  bonne  foi,  de  mauva-ise 
foi,  de  déterminés,  de  vacillans  et  de  tentés.  »  Et  Leibniz  s'écriait  à  son 
tour,  en  10%  :  «  Plût  à  Dieu  que  tout  le  monde  fût  au  moins  déiste, 
c'est-à-dire  bien  persuadé  que  tout  est  gouverné  par  une  souveraine 
sagesse.  »  Mais  déjà  Bossuet  avait  mis  le  doigt  sur  l'origine  du  mal, 
sur  sa  cause  toujours  subsistante,  et  sur  celle  de  ses  progrès  futurs 
quand  il  disait  :  «  Je  vois  un  grand  combat  se  préparer  contre  l'église 
sous  le  nom  de  la  philosophie  cartésienne.  »  Sainte-Beuve  a  raison  de 
faire  observer  à  ce  propos  que  le  nsif  siècle,  considéré  selon  une  cer- 
taine perspective,  laisse  voir  l'incrédulité  dans  une  tradition  directe  et 
ininterrompue.  Les  Libres  penseurs  français  ont  précédé  dans  l'histoire 
de  la  pensée  moderne  les  F ree-lhinhcrs  anglais,  si  même  on  ne  doit 
dire  qu'ils  les  ont  inspirés,  et,  dans  Bolingbroke  ou  dans  Shaftesbury, 
mais  surtout  dans  Toland  et  dans  Collins,  qui  me  paraissent  tous  deux 
absolument  médiocres,  je  doute  que  l'on  trouvât  rien  que  quelqu'un 
des  nôtres  n'eût  dit  avant  eux. 


^12  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  est  surtout  un  livre  et  un  homme  dont  on  a  méconnu  dans  cette 
question  riinporlance  vraiment  européenne,  et  qui  nous  appartiennent 
tous  les  deux  tout  entiers:  l'homme,  c'est  lierre  Bayle,  et  le  livre,  c'est 
son  Dictionnaire,  trois  ou  quatre  énormes  in-folio  dont  il  ne  s'est  pas 
succédé,  —  si  je  l'ai  dit,  il  faut  le  redire,  —  de  169G  à  ilkO,  en  moins 
de  cinquante  ans,  moins  de  douze  éditions,  y  compris  deux  adaptations 
ou  traductions  anglaises.  Entre  Spinosa,  que  le  wu"  siècle  a  d'ailleurs 
peu  connu,  et  \oltaire,  dont  nous  parlons,  Bayle  a  été  non-seulement 
en  France,  mais  en  Europe,  Tapôtre  de  la  tolérance;  ei  son  Dictionnaire, 
entre  le  Trailr  ihèologico-fiolilique  et  le  Dictionnaire  plnlosophique,  a  été 
le  bréviaire  de  la  libre  pensée.  Toutes  les  thèses  que  la  philosophie  du 
xviii''  siècle  a  développées,  ou  presque  toutes,  —  car  il  en  faut  excepter 
celle  de  la  bonté  originelle  de  l'homme,  —  c'est  Bayle  qui  les  a  pro- 
posées, définies,  et  enseignées  le  premier.  Avant  que  Locke  eût  écrit 
son  Essai  sur  la  tolcrance,  Bayle  avait  publié  sa  France  toute  calho- 
lique  sous  le  rbjne  de  Louis  le  Grand,  et  son  Commentaire  philosophique 
sur  le  Compelle  Intrarc,  dont  le  titre  même  ressemble  à  celui  d'un  pam- 
phlet de  Voltaire.  Avant  que  Collins  eût  composé  ses  Discours  sur  l'usage 
de  la  raison  et  sur  la  Liberté  de  penser,  Bayle  avait  donné  ses  Pensées  sur 
la  comète;  et,  dans  son  Dictionnaire,  il  avait  épuisé  tout  ce  qu'on  a  ja- 
mais produit  d'argumens  sur  l'incompatibilité  de  la  raison  et  de  la  foi. 
Avant  que  Toland  eût  écrit  son  Pantheisticon,  qui  est  le  compendium  de 
l'athéisme  anglais  de  ce  temps,  Bayle  enfin  avait  osé  dire  «  que  la  reli- 
gion chasse  tellement  les  idées  naturelles  de  l'équité  qu'on  devient 
incapable  de  discerner  les  bonnes  actions  d'avec  les  mauvaises  »  et,  en 
conséquence,  que,  catholique  ou  protestante,  musulmane  ou  païenne, 
elle  ne  sert  «  qu'à  ruiner  le  peu  de  bon  sens  que  nous  avions  rec;u  de 
la  nature.  »  Il  exprime  ailleurs  la  même  idée  d'une  façon  presque  plus 
énergique,  dont  aucun  des  «  philosophes  »  du  xvni*'  siècle,  anglais  ou 
français,  n'a  dépassé  la  singulière  et  tranquille  audace  :  «  Les  senti- 
mens  d'honnêteté  qu'il  y  a  parmi  les  chrétiens,  dit-il,  ne  leur  vien- 
nent pas  de  la  religion  qu'ils  professent,  et  la  nature  les  donnerait  à 
une  société  d'athées,  si  l'Évanqilc  ne  la  contrecarrait  pas.  » 

Mais  peut-être  que  ces  idées  n'étaient  pas  sorties  du  cabinet  des 
érudits  ou  des  philosophes,  et  qu'en  les  reprenant  à  Bayle  ou  en  les 
exprimant  après  lui,  ce  sont  les  libres  penseurs  anglais  qui  les  auraient 
répandues  et  popularisées  en  France.  Tout  au  contraire  ;  et  quand  les 
Œuvres,  quand  le  Dictionnaire  de  Bayle  n'auraient  pas  été  pour  Voltaire 
ce  que  nous  savons  qu'ils  étaient  alors  pour  une  jeunesse  avide  de 
nouveautés,  des  livres  où  l'on  apprenait  pour  ainsi  dire  à  lire,  et  l'arse- 
nal dialectique  où  lui-même  devait  toujours  puiser  plus  tard  de  pré- 
férence aux  livres  anglais,  il  en  eût  encore  retrouvé  l'esprit  tout  entier 
dans  la  conversation  des  sociétés  qu'il  fréquentait.  On  oublie  trop,  en  effet , 
que,  lorsque  Voltaire  débarqua  pour  la  première  fois  en  Angleterre,  au 


REVUE    LITTÉRAIRE.  213 

mois  de  mai  1726,  il  avait  passé  la  trentaine,  et  que  depuis  déjà  plus 
de  vingt  ans,  alors,  il  n'était  guère  de  monde  où  son  extraordinaire  pré- 
cocité ne  l'eût  familièrement  mêlé.  Chez  la  vieille  Ninon  deLenclos,  où 
son  parrain,  l'abbé  de  Châteauneuf,  le  menait  aux  jours  de  congé  ;  au 
Temple,  chez  les  Vendôme,  où  l'on  tenait,  après  boire,  académie  de 
libertinage;  ailleurs  encore,  chez  les  Maisons,  où  Dumarsais  faisait 
le  philosophe;  au  café  Gradot,  au  café  Procope,  où  Boindin  donnait 
des  leçons  d'athéisme;  à  la  cour  du  Régent  ou  chez  M""'"  de  Prie,  tous 
ces  audacieux  paradoxes,  toutes  ces  idées  que  Bayle  avait  insinuées 
sous  le  couvert  de  son  érudition,  Voltaire  les  avait  entendu  soutenir 
et  discuter,  il  les  avait  discutées  lui  même,  il  les  avait  mises  en  vers 
faute  d'oser  encore  les  mettre  en  prose.  Ou  si  peut-être  enfin  on  aimait 
mieux  cette  autre  manière  de  dire  la  même  chose  :  avant  qu'il  fût  Vol- 
taire, il  avait  déjà  trouvé,  dans  la  France  du  temps  de  la  Régence 
et  de  M.  le  Duc,  une  traditionde  voltairianisme  établie;  —  bien  loin 
d'avoir  aucun  besoin  de  passer  le  détruit  pour  la  rapporter  d'Angle- 
terre. 

C'est  ici  qu'intervient  le  renseignement  bibliographique  pour  complé- 
ter et  achever  la  preuve.  On  peut  lire,  en  effet,  dans  les  Poésies  de  Vol- 
taire, une  pièce  intitulée,  selon  les  éditions,  ÉpUre  à  Uvanie  ou  le  Pour 
et  le  Contre,  qu'il  faut  prendre  d'abord  grand  soin  de  ne  pas  confondre 
avec  deux  autres  pièces  qui  portent  bien  aussi  le  titre  d'ÉpUre  à  Uranie, 
mais  qui  sont  adressées  à  M"''  du  Châtelet,  et  dont  la  date  est  d'ail- 
leurs certaine.  Celle  dont  nous  parlons  commence  par  ces  vers  : 

Tu  veux  donc,  charmante  Uranie, 
Qu'érigé  par  ton  ordre  en  Lucrèce  nouveau, 

Devant  toi  d'une  main  hardie 
Aux  superstitions  j'arrache  le  bandeau... 

La  suite  ré|:ond  au  début  : 

Entends,  Dieu  que  j'implore,  entends  du  haut  des  cieux 

Une  voix  plaintive  et  sincère, 
Mon  incrédulité  ne  doit  pas  te  déplaire, 


Je  ne  suis  pas  chrétien,  mais  c'est  pour  t'aimer  mieux. 

Et  l'épître  finit  sur  ces  mots,  dont  le  sens  est  sans  doute  assez  clair  : 

Un  Dieu  n'a  pas  besoin  de  nos  soins  assidus. 
Si  l'on  peut  l'otlcnser. c'est  par  des  injustices, 

Il  nous  juge  sur  nos  vertus 

Et  non  pas  sur  nos  sacrifices. 

Les  éditeurs  de  Kehl  ne  s'y  sont  pas  trompés.  Ils  ont  très  bien  vu  que 
le  déisme  voltairien  était  déjà  tout  entier  dans  cette  courte  pièce,  et  ils 


21A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tont  rapprochée  de  ïdi  Profession  de  foi  dv  vicaire  sacoyard.  «  Cet  ou- 
vrage, dit  Condorcet,  a  le  mérite  singulier  de  renfermer  en  quelques 
pages  et  en  très  beaux  vers  les  objections  les  plus  fortes  contre  la  reli- 
gion chrétienne.  »  Mais  quelle  en  est  la  date?  C'est  ce  qu'il  a  négligé 
de  rechercher,  et  c'est  ce  qui  importe. 

La  plus  ancienne  édition  qu'on  en  connaisse  est  de  1738,  mais  on 
croit  communément  qu'elle  dut  paraître  en  1734,  ou  en  1733  :  Beuchot 
disait  en  1732,  et  il  est  certain  qu'elle  courait  manuscrite  en  1731.  Il  y 
avait  alors  deux  ans  que  Voltaire  était  revenu  d'Angleterre.  Mais, 
d'autre  part,  on  lit,  dans  un  factura  de  Jean-Baptiste  Rousseau  :  Au  sujet 
des  calomnies  répandues  contre  lui  par  le  sieur  Aroact  de  Voltaire,  et  daté 
de  1736  :  «  Tout  allait  bien  entre  nous,  lorsqu'un  jour,  m'a^ant  invité 
à  une  promenade  hors  de  la  ville,  il  s'avisa  de  me  réciter  une  pièce  de 
vers  de  sa  faron,  portant  le  titre  d''Éprtre  à  Julie,  si  remplie  d'horreurs 
contre  ce  que  nous  avons  de  plus  saint  dans  la  religion,  et  contre  la 
personne  môme  de  Jésus-Christ;  enfin  si  marquée  au  coin  de  l'impiété 
la  plus  noire...  que  je  l'interrompis,  en  prenant  tout  à  coup  mon 
sérieux.  »  Quelle  est  cette  Èpître  à  Julie?  11  semble  bien  que  ce  ne 
puisse  être  que  le  Pour  et  le  Contre,  dont  la  composition  se  trouverait 
ainsi  reportée  jusqu'en  1722,  puisque  c'est  en  cette  année-là  que  les 
deux  poètes  sévirent,  à  Bruxelles,  pour  la  dernière  fois.  Mais  si  ce  n'est 
pas  le  Pour  et  le  Contre,  alors,  à  en  j-uger  d'après  le  langage  de  Rous- 
seau, c'est  quelque  pièce  encore  plus  hardie,  qui  n'a  pas  été  recueillie 
dans  les  œuvres  de  Voltaire.  Et  dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas,  une 
telle  pièce  étant  de  1722,  ou  de  1721  peut-être,  clic  est  antérieure  de 
quatre  ou  cinq  ans  pour  le  moins  au  départ  de  Voltaire  pour  l'Angle- 
terre. Avant  d'avoir  lu  ni  ïoland  ni  Collins,  avant  même  de  connaître 
Bolingbroke,  Voltaire  était  donc  en  possession  des  principaux  argumens 
de  sa  polémique  antichrétienne.  Et  puisqu'on  ne  veut  pas  qu'il  fut  ca- 
pable de  les  trouver  tout  seul,  nous  avons  indiqué  à  quelle  source 
il  les  avait  empruntés. 

On  demandera  pour  quelle  raison  il  attendit  à  les  produire.  Si  la 
discussion  de  la  première  question  a  jeté  quelque  jour  sur  l'origine  de 
ses  idées,  la  discussion  de  la  seconde  fera  peut-être  quelque  lumière 
sur  la  vérité  de  son  rôle  et  de  son  caractère. 

Un  an  de  Bastille,  trois  ans  d'exil,  et  le  bruit  soulevé  par  ses  Lettres 
anglaises  en  173/j  l'avaient  rendu  prudent.  Nous  n'avons  pour  nous  en 
convaincre  qu'à  parcourir  le  second  volume  de  la  Bibliographie  de 
M.  Bengesco,  dont  les  quatre  cents  pages,  comme  nous  l'avons  dit,  sont 
uniquement  consacrées  aux  Mélanges.  Les  Mélanges  de  Voltaire,  si  l'on 
veut  se  faire  une  idée  du  contenu  des  quatorze  tomes  qu'ils  remplissent 
dans  Tédition  Beuchot,  peuvent  se  diviser  en  littéraires,  comme  VÉlogc 
de  Crébillon,  ou  les  Lettres  sur  la  Nouvelle  Héloïse;  en  scientifiques,  tels 
que  les  Élcmens  de  la  philosophie  de  Newton  ou  VEssai  sur  la  nature  du 


REVUE    LITTÉRAIRE.  215 

ftu;  et  en  polémiques  enfin  ou  philosophiques,  —  puisque  c'est  alors 
ain'Si  qu'on  les  appelait,  —  comme  les  Queutions  sur  les  Miracles  ou  le 
Dîner  du  comte  de  Boulainvillicrs.  Ces  derniers,  qui  sont  les  plus  nom- 
breux et  aussi  les  plus  importans,  roulent  un  peu  sur  toutes  les  ques- 
tions que  le  xvin''  siècle  ait  agitées,  depuis  celle  du  «  produit  net  »  et 
de  la  liberté  du  commerce  des  grains,  jusqu'à  celle  de  l'authenticité  des 
Evangiles  ou  des  rapports  de  la  morale  et  de  la  religion.  Enfin,  parmi 
ces  questions,  à  dater  de  1760,  il  en  est  surtout  deux  où  Voltaire  ne  se 
lasse  pas  de  revenir,  sans  autrement  se  soucier  de  se  voir  accusé  de 
(i  rabâchage  »  par  le  baron  de  Grimm  :  l'une  est  la  question  de  l'admi- 
nistration de  la  justice  criminelle;  et  l'autre  la  question,  non  pas  pré- 
cisément de  la  divinité,  ou  de  la  vérité  du  christianisme,  mais  de  sa 
conformité  à  la  raison. 

Je  dis  :  à  dater  de  1760  ;  et  c'est  ce  que  confirme  l'examen  biblio- 
graphique. Tandis  qu'en  effet,  dans  le  second  volume  de  M.  Bengesco,  les 
Mélanges  antérieurs  à  1760  s'inscrivent  sous  quatre-vingt-douze  numé- 
ros seulement,  — de  1548  à  16/iO, —  dont  la  description  n'occupe  pas  plus 
de  soixante-quinze  pages;  les  Mélanges  postérieurs  à  1760  se  classent 
sous  deux  cent  trente-huit  numéros,  —  de  16^1  à  1879, —  dont  la  descrip- 
tion remplit  tout  près  de  trois  cents  pages.  On  remarquera  que  cela 
fait  environ  ti'eize  ou  quatorze  pamphlets  par  an,  dont  quelques-uns 
sont  de  gros  livres,  comme  le  Traite  de  la  tolérance,  ou  la  Bible  enfin 
expliquée.  Encore,  je  ne  parle  ni  des  Contes,  —  l'Ingénu  est  de  1767, 
et  l'Homme  aux  quarante  écus  de  1768;  —  ni  des  tragédies  que  l'infa- 
tigable rimeur  continue  de  brocher,  —  Tancrède  est  précisément  de 
1760  ;  — .ni  des  Épitres  enfin  ou  des  Contes  en  vers,  —  VÉpïtre  à  Boileau 
est  de  1769,  et  la  Bégueule  de  1772  ;  —  ni  du  Dictionnaire  philosophique , 
ni  du  Commentaire  sur  Corneille.  Mais  je  crois  devoir  ajouter  qu'il  en 
est  de  la  Correspondance  comme  des  Mélanges,  et  que  dans  l'édition  de 
M.  Moland,  par  exemple,  tandis  que,  de  1711  à  1760,  pour  un  demi- 
siécle,  nous  n'avons  que  4,011  pièces,  nous  en  avons  6,250  pour  les 
dix-huit  années  seulement  de  Ferney,  de  1760  à  1778.  Les  pertes 
ou  les  manques  se  compensent  ;  et  si,  pour  la  première  période,  nous 
n'avons  plus  les  lettres  de  Voltaire  à  M'""  du  Ghâtelet,  ni  l'espérance 
qu'on  les  retrouve  un  jour,  on  publiera  sans  doute  les  six  ou  sept  cents 
lettres  de  Voltaire  au  banquier  Tronchin,  mais  elles  ne  sont  pas  encore 
dans  nos  éditions.  Évidemment,  à  cette  suractivité  du  «  vieillard  de 
Ferney,  »  il  doit  y  avoir  d'autres  raisons  que  son  éloignement  de  Paris; 
et  la  bibliographie,  qui  nous  aidait  tout  à  l'heure  a  besoin,  maintenant, 
que  nous  l'aidions  à  son  tour. 

Oui,  dès  l'époque  où  Voltaire  écrivait  VEpïtre  à  Crnnic,  si  ses  idées 
n'étaient  pas  encore  arrêtées,  comme  l'on  dit,  il  en  avait  au  moin^  les 
commencemens  de  toutes  ;  et  c'était  bien  celles  que,  dans  ses  Mélanges 
ou  dans  le  Dictionnaire  philosophique,  il  devait  un  jour  développer. 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Même  on  pourrait  observer,  puisque  VÉpîlre  à  Uranie  ne  parut  publique- 
ment qu'en  1732  au  plus  tôt,  que,  par  où  le  vieillard  devait  finir,  par  là 
aussi  le  jeune  homme  avait  commencé.  En  effet,  le  dernier  ouvrage  de 
Voltaire  est  une  suite  de  Remarques  sur  les  Pensées  de  Pascal,  datée  de 
1777  ;  et,  dans  ses  Lettres  an;/laises,  qui  parurent  en  173/(,  mais  qui 
sont  de  1728,  rien  n'avait  tant  ému  l'opinion  qu'une   Vingt-cinquième 
Lettre  sur  les  Pensées  de  Pascal.  Autre  preuve  en  passant  que  la  polé- 
mique antireligieuse  de  Voltaire,  pour  être  d'un  goût  généralement 
douteux,  n'est  pas  du  moins  aussi  superficielle  qu'on  l'a  bien  voulu 
dire.  Kclairc  par  l'instinct,  et  aussi  par  la  vive  antipathie  qu'il  ressen- 
tait pour  Armand  Arouet,  son  «  janséniste  de  frère,  »  il  a  bien  pu  n'op- 
poser que  de  médiocres  raisons  à  l'auteur  des  Pensées,  mais  il  a  re- 
connu en  lui  l'ennemi  qu'il  fallait  vaincre  d'abord,  ou  écarter,  pour 
arriver  au  but   qu'il   entrevoyait.  La    «  philosophie  »  de  Voltaire  ne 
pouvait  s'établir  que  sur  les  débris  de  celle  de  Pascal  ;  et  c'est  ce  que 
personne,  au  wiif  siècle,  adversaire  ou  allié  de  sa  cause,  n'a  discerné 
plus  clairement  que  Voltaire,  ni  surtout  avant  lui.  Cependant,  après 
le  premier  éclat  de  173/»,  il  paraît  un  moment  s'assagir.  11  écrit  bien, 
dans  une  lettre  à  son  ami  d'Argental,  après  la  condamnation  et  le 
brûlement  des  Lettres  anglaises,  une  phrase  qui  semble  annoncer  l'in- 
tention de  redoubler  d'audace:  «  Va,  va,  Pascal,  laisse-moi  faire!  tu 
as  un  chapitre  sur  les  Prophéties  où  il  n'y  a  pas  l'ombre  du  bon  sens. 
Attends,  attends;»  mais  cette  menace,  il  n'y  donne  pas  suite;  et,  selon 
l'expression  de  COndorcet,  il  attendra  maintenant,  pour  «  attaquer  de 
front  la  religion  chrétienne»  dans  son  Sermon  des  Cinquante,  plus  d'un 
long  quart  de  siècle.  Quelle  en  est  la  raison?  Car  il  a  l'esprit  hardi, 
s'il  a  le  cœur  timide,  et,  tout  en  calculant  de  loin  les  conséquences  de 
ses  actes,  la  vivacité  de  son  imagination  l'a  rarement  empêché  d'en 
courir  tous  les  risques. 

C'est  qu'il  vient  de  contracter  alors,  avec  M'"^  du  Chàtelet,  une  liai- 
son où  l'amour-propre  semble  d'ailleurs  avoir  autant  ou  plus  de  part 
que  l'amour  ou  les  sens;  et,  du  bel  esprit  de  salon  et  de  cour,  du 
libertin  ou  du  philosophe  son  Kmilie  a  fait  un  géomètre.  Dans  le 
château  de  Cirey,  restauré,  meublé,  entretenu  à  ses  frais,  «  il  y  a 
des  chapelles  pour  quelques  divinités  subalternes,  »  et  il  écrit  Alzire; 
il  ébauche  VEssai  sur  les  7nœurs  ;  mais  le  «  Dieu  à  qui  l'on  sacrifie,  » 
c'est  Nevv^ton,  et  la  grande  affaire,  c'est  la  physique.  Elle  remplit  la 
plu|)art  de  ses  lettres  à  l'abbé  Moussinot.  De  bons  juges  estiment  d'ail- 
leurs que,  si  les  Èlémcns  de  la  philosophie  de  Neicton  ne  sont  guère  que 
ce  qu'on  appelle  une  œuvre  de  vulgarisation,  VEssai  sur  la  nature,  du 
feu  est  un  travail  original,  où  peu  s'en  faut  qu'on  ne  discerne  un 
pressentiment  au  moins  de  la  théorie  mécaniciue  de  la  chaleur.  Nous 
pouvons  ajouter  que  sans  ses  travaux  scientifiques.  Voltaire,  quelques 
années  plus  tard,  n'aurait  jamais  exercé  l'inHuence  qu'il  devait  avoir 


REVUE    LITTÉRAIRE.  217 

sur  les  Diderot  et  les  d'Alembert.  Ces  physiciens  et  ces  géomètres,  qui 
n'auraient  jamais  reconnu  l'autorité  du  poète  de  Zaïre  et  d^Œclipe,  fei- 
gnirent de  se  soumettre  au  commentateur  de  Newton.  Pour  lui,  en  atten- 
dant, comme  il  ne  séparait  jamais  la  pensée  de  l'action,  ni  la  théorie 
de  la  pratique,  il  comptait  bien  que  VEssai  sur  la  nature  du  feu  ou  les 
Doutes  sur  la  mesure  des  forces  motrices  lui  ouvriraient  l'Académie  des 
sciences,  et  cette  espérance,  aussitôt  que  formée,  lui  avait  inspiré  toute 
une  politique,  à  laquelle,  autant  que  sa  naturelle  mobilité  le  souffrait, 
il  essayait  de  conformer  sa  conduite. 

L'épisode,  si  je  pouvais  ici  le  raconter  en  détail,  n'est  pas  l'un  des 
moins  curieux  de  l'histoire  de  sa  vie,  et  de  l'histoire  même  du  xvni*^  siècle. 
En  réalité,  pendant  prés  de  quinze  ans,  sans  vouloir  ni  l'un  ni  l'autre 
s'engager  à  fond  et  se  compromettre,  mais  en  se  réservant  soigneuse- 
ment le  droit  de  se  haïr  et  de  se  combattre,  le  pouvoir  s'est  efforcé  de 
conquérir  Voltaire,  et  Voltaire  d'embrigader  avec  lui,  si  je  puis  ainsi 
dire,  un  pouvoir  qui  n'avait  pas  alors  moins  d'affaires  que  lui-même 
avec  ses  parlemens  et  avec  son  clergé.  On  sait  la  légende  ou  l'histoire 
de  ces  contre-Provinciales  qu'il  faillit  écrire  à  la  requête  ou  sur  l'invita- 
tion de  Fleury.  On  connaît  celle  de  ses  missions  diplomatiques,  et  le 
rôle  d'intermédiaire  qu'avant  d'en  être  prié  seulement  il  voulut  jouer 
entre  Frédéric  et  Louis  XV.  On  se  rappelle  encore  les  espérances  qu'il 
fonda  sur  «  l'avènement  »  de  M'""  de  Pompadour  à  la  charge  de  maî- 
tresse en  titre  ;  sa  nomination  d'historiographe  de  France  et  de  gen- 
tilhomme ordinaire  de  la  chambre  du  roi.  Tout  cela  se  rapporte  à  cette 
politique,  et  se  confond  ensemble  dans  la  duplicité  de  la  même  partie. 
Pendant  quinze  ou  vingt  ans,  le  pouvoir,  en  cela  fidèle  à  la  tradition 
de  Louis  XIV,  s'est  efforcé,  mais  sans  en  prendre  tous  les  moyens  qu'il 
eût  fallu,  d'absorber  la  réputation  de  Voltaire  au  profit  de  la  gloire  du 
règne;  et  Voltaire  s'est  flatté  que  par  le  moyen  des  maîtresses,  dont  les 
ennemis,  disait-il,  étaient  effectivement  les  mêmes  que  les  siens,  on 
inoculerait  à  Louis  XV  cette  impiété  théorique,  cette  insouciance  rela- 
tive, et  ce  mépris  politique  des  choses  de  la  religion  qu'il  a  tant  célé- 
brés dans  les  rois  «  philosophes,  »  dans  son  grand  Frédéric  ou  dans  sa 
grande  Catherine. 

Joignez  enfin  que,  si  Voltaire  aimait  à  parler  et  à  écrire  librement,  il 
y  avait  une  chose  dont  il  était  plus  avide  encore  que  de  liberté  :  c'était 
la  popularité,  .lamais  homme,  —  si  ce  n'est  dans  ses  dernières  an- 
nées, —  n'a  été  plus  soucieux  que  Voltaire,  et  pour  la  mieux  diriger, 
d'être  en  intime  et  perpétuel  contact  avec  l'opinion,  ni  d'ailleurs  plus 
habile,  en  lui  rendant  ce  qu'il  lui  empruntait,  à  lui  faire  croire  qu'il 
le  lui  donnait.  Or,  jusqu'aux  environs  de  1750  ou  1755,  jusqu'en  1758, 
—  si  l'on  veut  bien  prendre  pour  époque  décisive  du  siècle  la  date  de 
la  suppression  de  V Encyclopédie,  —  l'opinion  hésitait,  fiottait  encore, 
quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  et  n'était  déjà  plus  du  côté  du  pouvoir,  mais 


218  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

n'était  pas  encore  passée  tout  entière  aux  philosophes  et  à  l'opposi- 
tion. On  s'en  était  bien  aperçu,  dans  les  premiers  jours  de  l'année 
précédente,  où  l'attentat  de  Damiens  avait  ramené  à  Louis  XV  presque 
autant  de  sympathies  qu'en  avait  jadis  émues,  douze  ou  treize  ans 
auparavant,  la  nouvelle  qu'il  était  malade  et  mourant  à  Metz.  D'un 
autre  côté,  l'interminable  querelle  du  jansénisme  venait  alors  de 
s'éteindre  ou  de  se  transformer.  En  dépit  des  convulsionnaires  et  du 
ridicule  ou  de  l'odieux  qu'ils  avaient  jeté  sur  la  religion,  la  société 
française,  légère  dans  ses  mœurs,  cynique  en  ses  propos,  semblait  ne 
l'être  qu'en  surface,  et  demeurer  vraiment  chrétienne  en  son  fond. 
Ceux  que  l'on  commençait  d'appeler  les  philosophes,  tous  pauvres, 
tous  inconnus,  tous  étrangers  à  l'usage  du  monde,  d'Alembert,  Diderot, 
Rousseau,  scandalisaient  l'opinion,  l'étonnaient,  si  l'on  veut,  mais  ne 
l'avaient  pas  encore  convertie.  Il  fallait  pour  cela  l'espèce  de  persé- 
cution, plus  apparente  que  réelle,  mais  maladroite  surtout,  dont  ils 
allaient  être  victimes.  Et  voilà  pourquoi  Voltaire,  avant  de  se  ranger 
pour  eux,  attendit  qu'ils  eussent  l'opinion  avec  eux  :  il  ne  se  sentait 
point  né  pour  le  martyre,  mais  encore  bien  moins  pour  l'impopula- 
rité; et  je  n'ose  point  dire  qu'il  eût  gardé  ses  idées,  mais  assurément 
ii  n'en  eût  point  donné  les  expressions  hardies  qu'il  en  a  données 
dans  ses  Mélanges,  s'il  ne  s'était  piqué,  quand  il  les  vit  en  faveur, 
de  surpasser  les  encyclopédistes  en  audace,  «  comme  il  les  surpassait 
en  génie.  » 

J'ai  choisi  ces  deux  questions  parmi  les  plus  importantes  que  sou- 
lève naturellement  une  Bibliographie  des  Œuvres  de  Voltaire.  Ai-je 
besoin  de  dire  qu'il  y  en  a  bien  d'autres  encore?  Je  ne  parle  pas  ici 
des  moindres,  comme  de  savoir  si  Voltaire  est  effectivement  l'auteur 
des  Anecdotes  sur  Fréron,  puisque,  quand  on  déchargerait  sa  mémoire 
de  ce  fâcheux  et  malpropre  pamphlet,  il  serait  encore  l'auteur  de 
V Écossaise.  Est-il  aussi  l'auteur  d'une  LeXlre  au  docteur  Pansophe,  assez 
célèbre  dans  l'histoire  de  ses  démêlés  avec  Jean-Jacques  Rousseau  ? 
Les  uns  le  croient,  dont  M,  Bcngesco;  et  les  autres  non.  Mais  il  est 
assurément  l'auteur  des  Lettres  sur  ta  Nouvelle  lUb'ise,  qu'il  fit 
signer  au  marquis  de  Ximencs;  et  cela  nous  sunit.  Des  renseignemcns 
bibliographiviues  nouveaux,  qui  peuvent  nous  apprendre  beaucoup  de 
faits  nouveaux  de  la  vie  de  Voltaire,  ne  changeront  rien,  ou  bien  peu 
de  chose,  à  ce  que  l'on  sait  de  son  caractère  ;  ils  nous  le  rendront 
seulement  mieux  connu;  et  la  ressemblance  ne  s'accroîtra  pas,  mais, 
au  lieu  de  l'esquisse,  nous  aurons  le  portrait.  Si  l'acquisition  a  sans 
doute  son  i)rix,  je  ne  voudrais  pourtant  jtas  qu'on  en  exagérât  l'impor- 
tance. 

Autant  en  dirai-je  d'un  souhait  que  je  forme  d'ailleurs  avec  M.  Ben- 
gesco,  mais  dont  la  réalisation  n'intéresse  pas  beaucoup  le  jugement 
définitif  à  porter  sur  la  Correspondance  de  Voltaire.  Imprimée  pour  la 


REVUE    LITTÉRAIRE.  219 

première  fois,  dans  son  ensemble,  en  1789,  à  la  veille  de  la  Révolu- 
tion, par  les  éditeurs  de  Kehl,  —  Beaumarchais,  Condorcet  et  De- 
croix,  —  on  sait  peut-être  que,  pour  diverses  raisons,  la  Cerresfon- 
dance  de  Voltaire  ne  l'a  pas  été  très  fidèlement,  avec  le  scrupule 
d'exactitude  que  nous  apportons  aujourd'hui  dans  ce  genre  de  publica- 
tions, et  qu'aussi  bien,  en  ce  temps-là,  nous  pouvons  dire  que  les  édi- 
teurs tenaient  pour  injurieux  à  la  mémoire  d'un  grand  écrivaiin.  S'il 
avait  laissé  passer  dans  ses  lettres  familières  quelque  négligence  et 
surtout  quelque  incorrection,  on  croyait  lui  rendre  hommage  en  re- 
dressant les  unes,  et  l'honorer  en  effaçant  les  autres.  Nous  le  regret- 
tons; et  toutes  les  fois  que  l'existence  des  originaiLX  permettra  de  réta- 
blir dans  son  authenticité  le  texte  de  Voltaire,  nous  nous  féliciterons 
qna'on  le  fasse.  M.ai&,  après  cela,  ne  croyons  pas,  —  si  nous  y  gagnons 
toujours  quelque  chose,  ne  fût-ce  que  de  mieux  connaître  l'histoire  du 
«  ménage  »  et  des  «  finances  »  de  Voltaire,  —  ne  croyons  pas  que  sur  la 
plus  diverse,  sur  la  plus  vivante,  sur  la  plus  amusante,  sur  la  plus 
naturelle  surtout  des  Correspondances  qui  nous  soient  parvenues,  ces 
«  restitutions  »  nous  apprennent  rien  que  nous  ne  sachions.  Je  ne  dirai 
pas,  avec  Rivarol,  que  deux  vers  ou  deux  lignes  de  prose  classent  un 
écrivain  sans  retour,  mais  nous  possédons  aujourd'hui  plusieurs  mil- 
liers de  lettres  de  Voltaire,  dont  il  me  suffirait  qu'une  centaine  fussent 
authentiques  pour  me  faire  sur  sa  Correspondance  une  opinion  mo- 
tivée. Sous  ce  rapport,  il  en  est  du  jugement  littéraire  comme  de  la 
vérité  scientifique,  dont  la  certitude,  une  fois  acquise  et  démontrée,  ne 
s'accroît  point  du  nombre  des  vérifications  qu'on  en  fait. 

On  entend  bien  au  moins  que  ce  que  j'en  dis  n'est  pas  pour  détour- 
ner un  libraire,  s'il  s'en  rencontrait  un,  de  nous  donner  quelque  jour, 
de  la  Correspondance  de  Voltaire,  une  édition  plus  complète,  plus  au- 
thentique, et  surtout  plus  copieusement  annotée  qiU'C  celles  de  Beu- 
chot  et  de  M.  Moland.  Un  éditeur  qui  prendrait  en  effet  pour  modèle 
le  Saint-Simon  de  M.  de  Boislisle  ferait  aisément  de  la  Correspcmdance 
de  Voltaire,  —  je  me  trompe,  il  ne  le  ferait  pas  aisément,  —  mais 
enfin  il  en  ferait  pour  l'histoire  du  xviii'"  siècle  un  répertoire  de  ren- 
seignemens  aussi  précieux,  et  plus  abondant  encore  que  ne  le  sont 
pour  l'histoire  du  xvu'^  siècle  les  Mémoires  de  Sahnt-Simon.  Car  Saint- 
Simon  enfin  n'a  guère  connu  que  la  cour;  mais  de  qui  et  de  quoi  n'est- 
il  pas  question  dans  la  Correspondance  de  Voltaire?  et  en  hommes  oa 
en  femmes,  depuis  le  grand  Frédéric  jusqu'à  ce  bohème  de  Thieriot, 
et  depuis  M"""  Denis  jusqu'à  la  grande  Catherine,  avec  qui  n'a-t-il  pas 
été  en  relations? Même,  si  c'est  le  triomphe  de  sa  souplesse  que  d'avoir 
su  pendant  soixante  ans  accommoder  la  diversité  de  son  langage  à 
toute  sorte  de  gens,  c'est  le  tour  de  force  de  sa  politique  que  d'avoir 
su  se  garder,  dans  les  cafés  comme  dans  les  salons,  dans  les  taudis 


220  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

comme  à  la  cour,  et  à  l'étranger  comme  en  France,  des  amis,  des  com- 
plaisans,  des  admirateurs,  —  et  au  besoin  des  complices.  Une  édition 
bien  annotée  de  la  Correspondance  de  Voltaire  formerait  donc  un  ta- 
bleau de  l'histoire  du  xvm''  siècle,  et,  sans  compter  qu'elle  tiendrait 
lieu  toute  seule  de  la  lecture  de  ses  Œuvres,  je  ne  vois  pas  de  quel 
événement  du  temps  elle  ne  serait  pas  le  vivant  commentaire. 

Si  jamais  on  l'entreprenait,  cette  édition  nouvelle,  c'est  alors  qu'on 
sentirait  le  prix  du  troisième  volume  de  la  Bibliographie  de  M.  Bengesco. 
Année  par  année,  en  effet,  avec  une  patience  et  un  dévoûment  à  son 
œuvre  que  l'on  ne  saurait  trop  louer,  M.  Bengesco  a  dressé  la  liste  de 
toutes  les  lettres  qui  nous  sont  parvenues  de  Voltaire,  en  indiquant 
pour  chacune  où  l'on  en  retrouverait  au  besoin  l'original,  et,  à  défaut 
de  l'original,  la  première  édition.  A  mesure  donc  que  l'on  découvrira  de 
nouvelles  lettres  de  Voltaire,  —et  comme  le  disait  Beuchot,  on  en  décou- 
vrira jusqu'au  jugement  dernier,  —  elles  s'intercaleront  d'elles-mêmes, 
à  leur  date  et  à  leur  place,  dans  la  liste  de  M.  Bengesco.  C'est  ici  le 
cadre  de  l'édition  que  nous  voudrions  ;  et  en  attendant  que  M.  Ben- 
gesco nous  la  donne  peut-être  lui-même,  c'est  la  trame  d'une  bio- 
graphie de  Voltaire  plus  complète  et  surtout  plus  exacte  qu'aucune 
de  celles  que  nous  possédions.  Toutes  ces  questions  de  chronologie, 
dont  chacune  est  de  soi  assez  indifférente  ou  assez  ingrate,  mais  qui 
n'en  ont  pas  moins  ensemble  une  importance  capitale,  nous  avons  en 
effet,  dès  à  présent,  tout  ce  qu'il  faut  pour  les  discuter,  sinon  toujours 
pour  les  résoudre,  dans  le  travail  de  M.  Bengesco. 

Nous  ne  saurions  donc  trop  recommander,  en  terminant,  cette  Bi- 
bliographie des  œuvres  de  Voltaire  à  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  Vol- 
taire, en  particulier,  et,  plus  généralement,  à  l'histoire  de  la  littérature 
française.  A  peine  avons-nous  pu  montrer  ce  qu'elle  contenait  de 
renseignemens  utiles  et  d'indications  précieuses.  Pour  faire  mieux, 
ou  davantage,  il  nous  aurait  malheureusement  fallu  entrer  dans  des 
détails  dont  la  sécheresse  aurait  risqué  de  déguiser  l'importance  réelle. 
Œuvre  de  patience,  de  précision,  et  de  plus  d'ingéniosité  souvent  qu'on 
ne  le  croit,  la  bibliographie  n'est  pas  l'histoire  littéraire,  mais  elle  en 
est  pourtant  la  base.  Et,  de  tous  nos  grands  écrivains,  comme  nous  le 
disions  en  commençant,  si  Voltaire  est  peut-être  celui  dont  la  bibliogra- 
phie est  le  plus  indispensable  à  la  connaissance  entière  de  son  œuvre, 
sa  fortune,  constante  encore  après  cent  ans,  aura  voulu,  répétons-le, 
qu'aucun  aulro  n'ait  trouvé  un  bibliographe  plus  consciencieux,  plus  sa- 
vant, et  d'ailleurs  plus  modeste  ([ue  M.  George  Bengesco. 


F.   BRUNEïlîinE. 


REVUE    DRAMATIQUE 


Le  Père  Lebonnard,  pièce  en  4  actes,  en  vers,  de  M,  Jean  Aicard. 


Si  je  regrette  vivement  que  la  Comédie  française,  faute  d'avoir  pu 
s'entendre  avec  l'auteur,  ait  laissé  le  Père  Lebonnard  émigrer  de  la  rue 
de  Richelieu  au  boulevard  de  Strasbourg,  ce  n'est  pas,  à  vrai  dire,  que 
la  pièce  soit  bonne,  ou  seulement  passable,  ni,  puisqu'elle  est  en  vers, 
que  les  vers  en  soient  de  nature  à  faire  illusion  sur  la  sentimentalité 
puérile  et  déclamatoire  du  fond.  Bien  loin  d'être  étonné  qu'après  l'avoir 
reçue  on  ait  demandé  à  M.  Jean  Aicard  des  suppressions,  des  conces- 
sions, et  des  corrections  qui  ne  pouvaient  être,  à  tous  égards,  que  des 
améliorations,  je  m'étonnerais  même  plutôt  qu'on  l'ait  reçue.  Et  si 
d'ailleurs  on  me  disait  que  la  Comédie  française,  en  ces  dernières  an- 
nées, a  joué  plus  d'une  pièce  qui  ne  valait  guère  mieux  que  le  P'cre 
Lebonnard,  je  commencerais  par  en  tomber  d'accord,  et  je  répondrais 
que,  justement,  c'était  une  excellente  raison  de  n'en  pas  jouer  une  de 
plus.  Mais  je  suis  fâché,  dans  l'intérêt  des  lettres,  que  la  Comédie 
française  ait  donné  prise  à  ses  nombreux  ennemis,  en  rompant  elle- 
même,  ou  en  laissant  rompre  à  l'auteur,  —  le  détail  n'a  pas  d'impor- 
tance, —  le  contrat  qu'on  peut  dire  qu'elle  passe  quand  elle  reçoit  une 
pièce  «  à  l'unanimité,  »  comme  elle  avait  fait  le  Père  Lebonnard.  Je  ne 
crains  pas  moins,  d'un  autre  côté,  que  l'apparent  succès  du  Théâtre 
libre,  —  où  l'on  eût  cru,  l'autre  soir,  que  la  direction  avait  interdit  à 
la  porte  «les  gants,  les  cannes,  et  tout  ce  qui  ne  produit  que  des  ap- 
plaudissemens  sourds,  d  —  en  trompant  M.  Jean  Aicard  sur  la  valeur 


■222  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  sa  pièce,  lui  fasse  prendre  pour  elle  et  pour  lui  des  ballemens  de 
mains  qui  ne  s'adressaient  qu'à  leur  commune  mésaventure.  C'est  au 
surplus  le  moindre  inconvénient  des  représentations  uniques  du  Théâtre 
libre.  Comme  elles  n'ont  pas  de  lendemain,  elles  n'ont  pas  de  sanction  ; 
du  public  restreint  et  trié  des  premicrrs,  à  un  public  plus  étendu,  ni  les 
auteurs  ne  peuvent  appeler  d'une  chute,  ni  la  critique  d'un  succès; 
et  les  acclamations  d'une  coterie  finissent  par  faire  croire  à  de  bons 
jeunes  gens  que  l'originalité  dans  l'art  ne  consiste  qu'à  ignorer  l'ortho- 
graphe et  la  grammaire  de  l'art.  Et,  certes,  c'est  quelque  chose,  mais 
ce  n'est  pas  assez. 

Passons  rapidement  sur  l'espèce  de  prologue  :  Dans  le  Guignol,  dont 
M.  Jean  Aicard  a  cru  devoir  faire  précéder  la  représentation  du  Père 
Lehonnard.  On  y  voit  un  auteur  cruellement  déçu,  que  l'honneur  d'être 
interprété  «  par  la  vaillante  troupe  »  du  Théâtre  libre  a  mal  consolé 
de  ne  pas  l'être  par  celle  du  Théâtre  français,  ce  que  je  conçois  de 
reste,  mais  à  qui,  par  malheur,  sa  déception  n'a  rien  inspiré  qui  ne 
la  justifie.  Avec  l'évidente  et  assez  naturelle  intention  de  se  donner 
le  beau  rôle,  celui  d'un  défenseur  de  «  l'art  dramatique  nouveau  » 
contre  la  routine  des  gens  de  théâtre,  —  lesquels,  il  est  vrai,  ne  lais- 
sent pas  de  confondre  souvent  l'art  avec  le  métier,  si  les  autres  ne  le 
distinguent  pas  assez  du  désir  d'avoir  du  talent,  —  M.  Jean  Aicard  n'y 
a  pas  du  tout  réussi.  Des  objections  à  sa  pièce,  qu'il  a  mises  dans  la 
bouche  du  «  directeur  »  et  du  «  principal  acteur,  »  et  qu'il  a  crues  sans 
doute  assez  déclaratives  de  l'étroitesse  de  leurs  préjugés,  ou  de  la  pro- 
fondeur de  leur  incompétence,  il  y  en  a  bien  la  moitié  qui  sont  justes, 
et  l'autre,  que  l'on  se  demande  s'il  a  lui-même,  Jean  Aicard,  comprises. 
Tout  le  mal  qu'il  s'est  donné  pour  nous  expliquer,  par  l'intermédiaire  de 
M.  Antoine,  l'idée  intérieure  du  P>re  Lcbonnard,  n'aurait  vraiment  pu 
servir,  si  l'on  s'était  souvenu  de  l'explication,  qu'à  rendre  la  pièce 
plus  obscure  et  plus  incertaine.  Et,  s'il  est  possible  enfin  que  l'indigna- 
tion ait  quelquefois  inspiré  de  beaux  vers,  on  s'est  bien  aperçu,  l'autre 
soir,  que  sa  vertu  s'arrêtait  à  la  prose...  Faisons  donc  au  prologue  la 
grâce  de  n'en  rien  dire  de  plus;  et.  sortant  du  «  guignol  »,  arrivoas 
tout  de  suite  à  la  pièce. 

On  y  trouve  de  tout  un  peu  :  des  vers,  d'abord,  que  je  n'ai  reconnus, 
si  j'ose  l'avouer,  vers  le  milieu  du  premier  acte,  qu'à  la  fréquence 
des  chevilles  dont  ils  sont  remplis,  mais  parmi  lesquels  il  y  en  a  cinq 
ou  six  en  tout,  d'assez  habilement  tournés  et  surtout  d'assez  habile- 
ment placés  pour  accrocher,  si  je  puis  ainsi  dire,  les  applaudissemens 
au  passage.  On  y  trouve  ensuite  les  sentimens  les  plus  nobles  et  les 
plus  généreux,  mêlés  d'ailleurs  à  d'e  vilaines  histoires,  qui  en  font  res- 
sortir d'autant  la  beauté  chevaleresque;  des  commencemens  d'idées, 


REVUE    DRAMATIQUE.  223 

dont  M.  Jean  Aicard  n'a  pas  eu  le  courage  d'en  choisir  aucune  pour 
la  «  pousser,  »  comme  l'on  dit,  et  pour  en  faire  celle  de  sa  pièce; 
une  espèce  de  mysticisme,  qui  s'exprime  couramment  en  des  termes 
d'une  violence  ou  d'une  crudité  toute  naturaliste  :  «  Les  doux  vain- 
cront, n  dit  le  père  Lebonnard  ;  et  je  vous  dirai  dans  un  instant  comme 
il  entend  la  «  douceur.  »  Enfin,  on  y  trouve  jusqu'à  deux  ou  trois  scènes 
qui  seraient  assez  belles  ou  plutôt  assez  fortes,  si  l'on  ne  voyait 
trop  clairement  l'artifice  des  moyens  ou  des  ressorts  d'horlogerie  qui 
leur  communiquent  une  apparence  de  mouvement  et  de  vie.  Je  ne  parle 
pas  des  caractères  :  s'il  y  en  a  un  d'assez  bien  tracé,  je  crains  en 
effet  qu'on  n'en  doive  rapporter  l'honneur  au  talent  de  M.  Antoine  plu- 
tôt qu'à  la  netteté,  qu'à  la  précision,  qu'à  la  vigueur  du  trait  de  M.  Jean 
Aicard.  J'oubliais  le  sujet,  dont  je  sais  bien  que  je  vais  inutilement 
essayer  de  faire  sentir,  en  l'analysant,  ce  que  la  conception  a  de  peu 
naturel  et  pourtant  de  naïf. 

Il  y  avait  une  fois,  dans  une  ville  de  province,  un  vieil  horloger- 
bijoutier  retiré  des  affaires  après  «  fortune  faite.  »  Il  n'avait  pas 
été  toujours  heureux;  et,  à  soixante  ans,  il  était  si  blanc  et  si  cassé 
qu'on  lui  en  eût  donné  quatre-vingts.  Cela  n'empêchait  pas  qu'il  eût 
un  fils  et  une  fille,  et  il  était  la  bonté  même  :  aussi,  pour  ces  raisons, 
l'appelait-on  le  père  Lebonnard.  Le  seul  défaut  qu'on  lui  connût  était 
de  remonter  trop  souvent  ses  pendules,  et  sa  femme  le  lui  reprochait 
quelquefois  avec  une  aigreur  méprisante.  On  eût  pu  croii'e  qu'elle  rou- 
gissait de  sa  modeste  origine,  «  la  belle  bijoutière:  »  et  le  fait  est 
qu'elle  n'avait  maintenant  à  la  bouche  que  comtes  et  marquis.  Comme 
dans  le  Gendre  de  monsieur  Poirier,  elle  commandait  à  sa  cuisinière 
des  menus  compliqués,  savans  et  aristocratiques,  avec  des  choses  «  à 
la  royale,  »  que  le  père  Lebonnard  effaçait  pour  les  remplacer  par  du 
«  bœuf  saignant  n  et  des  «  œufs  à  la  coque  :  » 

Je  veux  du  bœuf  saignant  et  des  oeufs  à  la  cocpie, 

criait-il  à  tue- tête;  et  c'était  sa  manière  d'être  doux.  Il  faut  aussi  savoir 
qu'en  ce  temps-là,  sa  fille  Jeanne,  qu'il  aimait  beaucoup,  relevait  d'une 
longue  maladie,  et  il  ne  voulait  pas  qu'avec  des  sauces  encore  plus 
indigestes  que  nobles  on  lui  abîmât  l'estomac.  Pour  son  fils  Ro-bert, 
qu'il  aimait  moins,  et  qui  se  portait  mieux,  il  l'avait  laissé  fiancer  par 
M"'*'  Lebonnard  à  la  fille  d'un  marquis  voisin.  Et  ce  n'était  pas  un  mau- 
vais enfant  que  Robert,  mais,  jeune  encore,  naturellement  fier  et  même 
un  peu  dur,  on  peut  penser  si  la  joie  de  ce  prochain  mai-iage  avait 
enflé  son  orgueil. 

Or,  —  voyez  comme  la  vie  est  étrange,  —  il  advint  que  Jeanne,  pen- 
dant sa  maladie,  s'était  éprise  du  jeune  médecin  qui  la  soignait,  et  «  la 


224  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

première  ordonnance  »  les  avait  liés  pour  la  vie.  Malheureusement,  la 
mère  de  ce  jeune  homme  avait  jadis  un  peu  fait  parler  d'elle  ;  même, 
son  mari  s'en  était  séparé  bruyamment  ;  et  il  n'avait  pas  pu,  je  crois, 
désavouer  l'enfant,  parce  qu'il  y  a  des  lois  là-dessus,  mais  enfin  il 
l'avait  renié.  Cette  considération  n'eût  pas  empêché  le  père  Le- 
bonnard  de  faire  le  bonheur  de  sa  fille  en  la  donnant  à  son  médecin; 
il  avait  ses  idées;  et,  puisque  sa  femme  avait  marié  son  fils  à  son 
gré,  il  pensait  que  ce  fût  à  son  tour,  à  lui,  de  marier  sa  fille  comme  il 
l'entendrait,  et  il  agissait  selon  (pi'il  pensait.  C'était  un  homme  doux, 
mais  ferme. 

Croiriez-vous  cependant  qu'aussitôt  qu'elle  apprit  les  intentions  de 
son  mari,  M'""  Lebonnard,  assez  étonnée,  commen(;a  d'entrer  dans  une 
violente  fureur?  Oui;  elle  déclara  qu'elle  avait  fait  choix  d'un  autre 
mari  pour  sa  fille,  mit  fort  impertineniment  le  médecin  à  la  porte,  et 
jura  ses  grands  dieux  que,  de  son  vivant,  un  pareil  mariage  n'aurait 
jamais  lieu.  De  son  côté,  la  petite  marquise,  qui  aimait  pourtant  bien 
son  petit  Lebonnard,  lui  signifia  nettement  que  «  ses  préjugés  »  de 
noblesse  et  d'honneur,  —  car  elle  savait  très  bien  que  ce  n'étaient  que 
des  préjugés,  —  lui  défendraient  toujours  d'accepter  un  pareil  beau- 
frère.  Elle  essaya  vainement  de  les  faire  partager  à  Jeanne  Lebon- 
nard. Le  marquis  lui-même  parla  fort  bien  de  l'hérédité,  mais  ne 
gagna  rien  sur  l'esprit  du  père.  Et  enfin,  le  fils  Lebonnard,  atteint  du 
même  coup  plus  profondément  qu'on  ne  l'eût  cru  dans  son  amour 
et  dans  son  orgueil,  après  avoir  aussi  lui,  sans  succès,  essayé  de 
provoquer  en  duel  le  médecin  de  sa  sœur,  et  défaire  renoncer  sa  sœur 
à  son  médecin,  il  prit  contre  son  père,  avec  une  violence  outrageuse, 
le  parti  de  sa  mère  et  de  sa  fiancée,  —  et  le  sien. 

La  situation  devenait  embarrassante,  et  le  père  Lebonnard,  avec 
toute  sa  douceur,  s'en  serait  malaisément  tiré,  si,  par  un  hasard  qu'on 
pourrait  appeler  presque  providentiel,  sa  femme  ne  l'eût  trompé  lui- 
même,  avec  un  comte,  quinze  ou  seize  ans  auparavant,  et  qu'il  ne  dé- 
pendît ainsi  que  de  lui  de  mettre  le 

Fils  du  comte  d'Aubly,  —  dit  Robert  Lebonnard, 

dans  la  situation  du  prétendu  beau-frère  que  ce  fier  jeune  homme  avait 
si  insolemment  repoussé.  11  s'y  résolut  donc.  Seulement,  tandis  qu'un 
autre  eût  fait  discrètement  entendre  à  sa  femme  qu'il  «  savait  tout,  » 
et  l'eût  chargée  de  faire  entendre  raison  à  son  fils,  lui,  comme  il  était 
très  doux,  il  leur  fit  à  tous  deux,  en  leur  prodiguant  les  noms  d'adultère 
et  de  bâtard,  une  scène  effroyable.  Et  le  moyen  s'en  trouva  bon.  Ac- 
cablé sous  le  poids  de  cette  révélation,  le  jeune  Lebonnard  en  fit  une 
maladie;  et,  quand  il  fut  guéri,  il  voulut  s'engager.  On  le  loua  fort  de 


REVUE    DRAMATIQUE.  "l'io 

cette  résolution;  puis,  lorsqu'elle  fut  bien  prise,  on  le  dissuada  de  la 
suivre,  et  il  goûta  ce  conseil.  Comme  d'ailleurs  le  scandale  n'avait  pas 
éclaté  publiquement,  et  qu'il  était  de  «  bonne  race,  »  on  lui  ramena  sa 
petite  marquise,  et,  tous  les  deux,  renonçant  à  leurs  anciens  préjugés, 
ils  consentirent  au  mariage  de  leur  sœur  avec  son  médecin.  Était-ce 
bien  la  peine  d'y  résister  si  longtemps  ?  Moralité  :  Quand  vous  vou- 
drez marier  votre  fille  avec  un  fils  naturel,  précautionnez -vous 
d'une  femme  qui  vous  en  ait  donné  un  adultérin. 

Qui  donc  a  raconté  —  ne  serait-ce  pas  M.  Jean  Aicard  lui-même  — 
qu'à  la  Comédie  française  on  lui  avait  conseillé  de  mettre  cette  fable 
en  prose?  Conseil  perfide,  ironique  peut-être,  et  qu'en  tout  cas  M.  Jean 
Aicard  a  bien  fait  de  ne  pas  suivre  :  son  Pcre  Lebonnard  y  eût  péri  tout 
entier.  Non  que  j'en  aime  les  vers,  et  j'ai  eu  soin  de  le  dire  d'abord  : 
ce  sont  ce  qu'on  appelle  des  vers  d'improvisateur,  —  comme  tous  les 
vers  de  M.  Jean  Aicard,  d'ailleurs,  —  et  moins  lyriques,  moins  chan- 
tans,  moins  sonores  seulement,  une  prose  rimée,  qui  n'a  ni  la  splen- 
deur du  vers,  ni  la  vulgaire  probité  de  la  prose.  Aussi  bien  est-ce  là 
le  danger  que  courent  tous  ceux  qui  tentent  aujourd'hui  d'exprimer 
en  vers  les  détails  de  la  vie  commune:  l'alexandrin  est  ainsi  fait 
qu'il  leur  faut,  pour  le  remplir,  y  admettre,  je  ne  dis  pas  des  vulga- 
rités, je  dis  des  platitudes  que  l'on  a  bannies  de  la  prose. 

Je  veux  du  bœuf  saignant  et  des  œufs  à  la  coque. 

Mais,  débarrassé  de  cette  phraséologie,  et  réduit  à  ce  qu'il  a  d'es- 
sentiel, le  Père  Lebonnard  eût  apparu  à  son  auteur  comme  plus  vide 
encore  qu'invraisemblable.  Où  en  est  l'intérêt?  A  quoi  ou  à  qui,  dans 
ces  quatre  actes,  M.  Jean  Aicard  a-t-il  prétendu  que  nous  nous  atta- 
chions? L'analyse  de  la  pièce,  oia  je  ne  crois  pas  avoir  omis  aucun  dé- 
tail de  quelque  importance,  —  je  n'en  ai  négligé  que  les  plus  malen- 
contreux, —  a  répondu  sufiisamment  pour  lui. 

On  peut  juger  en  même  temps  si  elle  valait  tout  le  bruit  qu'on  a 
fait  autour  d'elle,  et  que  je  ne  déplore,  en  vérité,  pour  personne  plus 
que  pour  M.  Aicard.  Nous  et  le  public,  le  public  et  nous,  il  nous  a  plu- 
tôt amusés.  Mais,  non  content  d'avoir  crayonné  celte  espèce  de  pro- 
logue où  les  acteurs  du  Théâtre  libre  nous  ont  régalé  de  la  carica- 
ture de  M.  Got  et  de  celle  de  M.  Claretie,  M.  Jean  Aicard,  dès  le  len- 
demain même  de  la  représentation  du  Père  Libonnard,  nous  a  livré 
toute  sa  correspondance,  à  nous,  ou,  pour  mieux  dire,  à  M.  Rodolphe 
Darzens,  qui  s'est  empressé  de  la  publier  dans  le  premier  numéro  du 
Théâtre  libre  illustre.  Et,  on  pensera  d'abord  que  c'est  avoir  la  ran- 
cune un  peu  bien  tenace,  mais,  après  lecture,  on  trouvera  que  c'est 
l'avoir  plus  maladroite  encore.  Je  ne  veux  pas  entrer  à  ce  propos 
TOME  XGM.  —  1889.  15 


226  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dans  «  l'histoire  anecdotique  de  la  pièce,  »  elle  est  trop  claire  :  les  co- 
médiens, qui  devraient  être  pourtant  en  garde  contre  de  pareilles  sur- 
prises, ont  cru  voir  dans  le  Père  Lebonnard  la  pièce  que  M.  Aicard,  en 
la  déclamant  avec  «  sa  voix  chaude  et  comme  dorée  de  soleil,  »  leur  a 
fait  croire  qu'il  avait  faite,  jusqu'au  jour  où,  voulant  y  regarder  de 
plus  près,  ils  se  sont  aperçus  qu'elle  n'y  était  pas.  Je  comprends  leur 
fureur.  Mais,  dans  toute  cette  affaire,  s'ils  ont  manqué  de  flair,  pour 
commencer,  et  de  netteté,  par  la  suite,  M.  Jean  Aicard,  lui,  a  fait 
preuve  d'une  confiance  en  soi-même  et  d'une  naïveté  véritablement 
réjouissantes...  Je  serais  trop  cruel  si  j'en  mettais  les  exemples  ?'^us 
les  yeux  du  lecteur. 

Quant  à  transformer  maintenant  le  Père  Lebonnard  en  je  ne  sais 
quelle  manifestation  d'un  «  art  dramatique  nouveau,  »  ce  serait  vou- 
loir nous  faire  croire  que  la  «  nouveauté  »  consiste  uniquement  ou 
principalement,  à  ne  pas  être  «  ancien;  »  et  cela  peut  bien  être  vrai 
en  fait  d'habits  ou  de  modes,  mais  non  pas  de  langue  ni  d'art.  Je  ne 
suis  pas  fâché  de  trouver  l'occasion  de  le  dire  aux  auteurs  du  Théâtre 
libre.  L'originalité  serait  donc  à  trop  bon  marché,  s'il  suffisait,  pour 
y  prétendre,  de  ne  pas  ressembler  à  ceux  qui  nous  ont  précédés  ;  et  la 
question  est  de  savoir  en  quoi,  comment,  et  par  où  nous  en  différons. 
Si,  par  exemple,  ils  avaient  de  l'esprit,  nous  croirons-nous  originaux 
parce  que  nous  serons  plats?  S'ils  savaient  tracer  un  caracicre,  nous 
congratulerons-nous,  entre  nous,  d'en  être  incapables?  Et  s'ils  étaient 
habiles  à  construire  une  pièce,  nous  croirons-nous  plus  habiles  parce 
que  nous  y  serons  maladroits?  C'est  aujourd'hui  le  défaut  des  jeunes 
gens  :  ils  changent  les  vrais  noms  des  choses,  et  ils  s'imaginent  avoir 
changé  les  choses.  J'en  dirais  davantage  si,  l'an  dernier  surtout,  j'avais 
régulièrement  suivi  les  représentations  du  Théâtre  libre,  ou  plutôt  si 
j'avais  gardé  le  souvenir  fidèle  de  ce  que  j'y  ai  vu,  de  la  Casserole  ou 
de  la  Fin  de  Lucie  Peliegrin,  mais  le  Père  Lebonnard  me  suffit  pour  jus- 
tifier ces  réflexions.  Ni  caractères,  ni  sujet,  ni  forme;  rien  n'y  est  nou- 
veau que  les  défauts  que  j'ai  dits;  et,  de  toutes  les  parties  de  l'art  dra- 
matique, s'il  faut  décidément  qu'on  en  accorde  une  à  M.  Jean  Aicard  : 
c'est  celle  qui  consiste  à  faire  autour  d'une  pièce,  dans  les  journaux  et 
dans  les  coulisses,  avant,  pendant  et  après,  tout  le  bruit  qu'on  a  peur 
qu'elle  ne  fasse  pas  toute  seule. 


CHRONIOUE  DE  LA  QUINZALNE 


31  octobre. 

A  mesure  qu'on  s'éloigne  des  élections  dernières,  expression  souve- 
raine des  senlimens,  des  instincts  ou  des  vœux  du  pays,  et  qu'on  ap- 
proche du  jour  où  se  réunira  l'assemblée  sortie  de  ce  scrutin,  il  y  a 
visiblement  un  effort  pour  dégager  la  vérité,  la  moralité  de  cette  grande 
manifestation  publique.  Comme  après  toutes  les  batailles  électorales, 
on  cherche  à  se  reconnaître  entre  vainqueurs  et  vaincus,  les  uns  et  les 
autres  interprétant  à  leur  façon  leur  victoire  ou  leur  défaite,  au  de- 
meurant des  résultats  encore  indistincts. 

On  tâtonne,  c'est  bien  clair,  on  se  sent  sur  un  terrain  nouveau,  au 
milieu  de  contradictions  de  toute  sorte.  On  regarde  du  côté  du  minis- 
tère, dont  on  ne  connaît  pas  encore  les  intentions  définitives,  et  du  côté 
de  ceux  qui  ont  de  l'autorité  par  leur  parole  ou  par  leurs  conseils,  qui 
peuvent  avoir  une  influence  sur  la  direction  des  affaires  publiques.  On 
interroge,  on  recherche  ou  l'on  écoute  les  confidences;  on  veut  savoir 
ce  que  pense  M.  Léon  Say  d'une  situation  où  il  a  accepté  de  prendre  un 
rôle  le  jour  où  il  a  quitté  le  sénat  pour  aller  relever  dans  les  Pyrénées 
le  drapeau  de  la  république  modérée.  On  veut  avoir  l'opinion  de  M.  Henri 
Germain,  qui  ne  se  fait  faute  de  répondre  aussi  simplement  que  possible 
aux  questions  qu'on  lui  adresse.  M.  Ribot,  lui,  sans  être  interrogé,  se 
hâte  de  donner  dans  un  banquet  sa  consultation,  une  consultation  peut- 
être  assez  prématurée,  qui  pourrait  être  compromettante  si  elle  n'est 
pas  inutile.  Puis  viennent  les  journaux,  s'emparant  de  l'opinion  de 
M.  Léon  Say,  de  l'opinion  de  M.  Henri  Germain,  du  discours  de  M.  Ri- 
bot, brouillant  tout,  ravivant  les  vieilles  querelles,  remettant  en  scène 
l'opportunisme,  le  radicalisme,  le  centre  gauche,  la  concentration,  la 
réaction,  le  cléricalisme.  Tant  il  y  a  qu'après  toutes  les  explications, 
les  conversations  ou  les  polémiques,  on  en  vient  à  ne  plus  s'entendre, 
et  que  plus  on  s'éloigne  des  élections,  plus  on  semble  en  obscurcir  le 
caractère  et  la  portée.  A  la  veille  du  scrutin  de  septembre,  on  a  vécu 


228  RÉVuE   DES    DEUX    MONDES. 

un  instant  dans  une  telle  atmosphère  de  violences,  d'excitations  et 
d'outrages  qu'il  était  vraiment  temps  d'en  finir  par  le  jugement  souve- 
rain du  pays.  Aujourd'hui,  il  est  plus  que  temps  d'arriver  à  l'ouverture 
du  nouveau  parlement,  —  et  cette  ouverture  est  maintenant  fixée  au 
12  novembre,  —  pour  en  finir  avec  les  vaines  interprétations,  pour  se 
retrouver  en  face  de  réalités  palpables  et  saisissables,  d'une  situation 
où  la  France  puisse  se  reconnaître. 

Au  demeurant,  quel  que  soit  le  dénombrement  des  partis,  dans  la 
chambre  nouvelle,  quels  que  soient  les  artifices  des  polémiques,  s'il  y 
a  une  chose  claire  et  visible,  c'est  le  caractère  de  ces  élections  qui  da- 
lentd'un  mois  à  peine,  Évidemmentce  malheureux  pays,  livré  pendant 
quelques  semaines  à  toutes  les  excitations,  a  su  en  définitive  ce  qu'il 
voulait;  il  a  eu  sa  pensée  et  il  l'a  exprimée  autant  qu'il  l'a  pu.  Il  a 
donné  une  sanction  nouvelle  à  la  république,  cela  est  certain.  Il  a  dé- 
savoué tout  désir  de  révolution,  même  d'une  revision  qui  n'eût  été  que 
le  prélude  d'agitations  indéfinies.  Il  a  voté  pour  la  république  et  pour 
la  constitution.  11  a  en  même  temps,  c'est  tout  aussi  certain,  manifesté 
le  vœu  de  vivre  tranquille,  d'avoir  un  gouvernement  sensé  et  honnête, 
d'être  délivré  des  délations  locales,  des  persécutions  religieuses,  de 
voir  reparaître  l'ordre  et  la  vigilance  dans  son  administration  comme 
dans  ses  finances.  Il  a  demandé  à  être  protégé  et  respecté  dans  sa  li- 
berté, dans  ses  intérêts  comme  dans  ses  croyances.  Il  a  voté  le  plus 
souvent,  presque  sans  distinction  de  parti,  pour  ceux  qui  lui  parlaient 
de  ces  premières  garanties  d'une  société  civilisée.  Le  pays,  en  un  mot, 
a  voté  pour  un  ordre  libéral  et  conservateur  dans  la  république.  Voilà 
qui  est  clair,  et  M.  Léon  Say  n'a  fait  après  tout  que  dégager  le  sens  et 
la  moralité  du  dernier  scrutin,  lorsque  dans  ses  conversations  il  a  af- 
firmé la  nécessité  d'une  politique  nouvelle  répondant  à  cette  situation, 
bannissant  l'esprit  de  secte  de  l'administration  et  des  lois,  assurant 
au  pays  le  respect  de  ses  croyances  et  l'ordre  dans  ses  finances,  accep- 
tant ou  même  recherchant  au  besoin  le  concours  de  toutes  les  bonnes 
volontés  sincères.  M.  Léon  Say,  s'il  a  tenu  en  effet  le  langage  qu'on  lui 
a  prêté,  n'a  dit  manifestement  que  la  vérité  la  plus  simple.  Les  élec- 
tions dernières  ont  cette  signification,  ou  elles  n'ont  aucun  sens;  elles 
sont  un  appel  à  une  politique  nouvelle,  à  un  esprit  nouveau  dans  la 
direction  des  affaires  du  pays,  ou  elles  ne  sont  qu'un  piétinement  dans 
une  impuissance  irrémédiable  et  indéfinie.  Qu'esl-il  arrivé  cependant? 
11  a  suin  d'une  parole  claire  et  nette  dissipant  toute  équivoque,  allant 
droit  au  point  vif  de  la  situation  pour  réveiller  toutes  les  colères*  op- 
portunistes et  radicales.  Peu  s'en  faut  que  M.  Léon  Say  n'ait  été  excom- 
munie, traité  en  hérétique  ou  en  transfuge  pour  avoir  manqué  de  res- 
pect à  la  concentration  républicaine  toujours  vivante,  à  ce  qu'il  paraît, 
pour  avoir  osé  avouer  qu'il  ne  serait  peut-être  que  juste  de  tenir  compte 
des  scntimcns  conservateurs  du  pays,  d'adoucir  ce  qu'il  y  a  eu  d'ex<'cs- 


REVUE.    —    CHROMQDE.  229 

sif  dans  les  laïcisations,  dans  le  régime  des  écoles  ou  dans  la  loi  mili- 
taire. Et  du  coup  M.  Ribot  lui-même,  en  sa  qualité  de  modéré,  n'a  trouvé 
rien  de  mieux  que  de  passer  au  camp  des  radicaux  pour  s'élever  avec 
eux  contre  toute  alliance  avec  les  conservateurs,  contre  toute  conces- 
sion à  la  réaction  ! 

Évidemment,  une  fraction  des  républicains  s'est  sentie  atteinte  par 
cette  simple  apparition  d'une  politique  modérée.  On  dirait,  en  vérité, 
qu'opportunistes  et  radicaux  n'ont  rien  appris  ni  rien  oublié,  qu'ils  n'ont 
rien  vu  dans  le  scrutin  de  septembre,  et  qu'à  peine  remis  de  l'émotion 
des  dernières  luttes  ils  ne  songent  qu'à  reprendre  une  expérience  qui  a 
si  bien  réussi.  Il  en  est  peut-être,  il  est  vrai,  qui  ne  se  font  faute  de  par- 
ler de  tolérance,  de  conciliation,  d'apaisement,  qui  ne  refuseraient  pas, 
à  l'occasion,  le  vote  des  conservateurs.  A  la  rigueur,  on  ne  repousse  pas 
les  conservateurs.  Qu'ils  entrent  dans  la  république,  la  porte  leur  est 
ouverte  !  Seulement  il  est  entendu  qu'ils  n'ont  rien  à  réclamer,  qu'ils 
n'ont  aucune  condition  à  faire.  On  ne  traite  pas  avec  eux,  on  recevra 
leur  soumission,  et  au  besoin  on  les  traitera  encore  après  en  ennemis, 
ou  tout  au  moins  en  amis  suspects.  Cest  la  tradition!  Ces  républicains 
sont  de  plaisans  politiques.  Ils  nous  rappellent  toujours  une  circulaire 
naïve  de  M.  de  Persigny  démontrant  que  l'empire  était  le  plus  tolérant 
et  le  plus  large  des  gouvernemens,  qu'il  ne  demandait  pas  mieux  que 
d'accorder  toutes  les  libertés  et  d'accueillir  tout  le  monde,  —  à  condition 
que  tout  le  monde  commençât  par  se  soumettre  et  qu'il  n'y  eût  plus 
d'anciens  partis.  Les  anciens  partis,  ce  sont  les  conservateurs  d'au- 
jourd'hui :  on  les  admettra  pourvu  qu'ils  cessent  d'exister!  Seulement 
les  républicains  ne  s'aperçoivent  pas  que  les  situations  ne  sont  pas  les 
mêmes.  Ils  ne  voient  pas  que  ces  conservateurs,  qui  ne  sont  qu'une 
minorité  dans  le  parlement,  avec  lesquels  ils  affectent  de  ne  pas  vou- 
loir traiter,  sont,  dans  le  pays,  au  nombre  de  trois  millions  de  Français, 
qui,  après  tout,  ne  sont  pas  tous  des  ennemis,  et  que  cette  masse  con- 
servatrice a  le  droit  de  faire  ses  conditions,  de  réclamer  une  politique 
qui  respecte  ses  vœux,  ses  sentimens,  ses  croyances,  ses  intérêts.  C'est 
là  toute  la  question  entre  M.  Léon  Say  et  les  républicains  qui  le  pour- 
suivent de  leurs  violences  ou  de  leurs  sarcasmes.  M.  Léon  Say  et  ceux 
qui  soutiennent  avec  lui  la  nécessité  d'une  politique  modérée  veulent 
qu'on  tienne  compte  des  manifestations  évidentes  du  pays,  des  senti- 
mens et  des  intéTêts  d'une  minorité  puissante  sous  un  régime  qui  est,  en 
définitive,  le  gouvernement  de  toutle  monde.  Les  opportunistes  et  les  ra- 
dicaux, provisoirement  coalisés  encore  une  fois,  semblent  n'avoir  d'autre 
idée  que  de  profiter  des  élections  dernières  pour  recommencer  leurs 
exclusions  et  leurs  concentrations,  pour  prolonger  une  domination  de 
parti,  pour  jouer,  si  l'on  veut,  le  même  air,  en  essayant  tout  au  plus 
de  le  jouer  mieux. 

Que  sortira-t-il  définitivement  de  tout  ceci?  Quel  est  le  système  qui 


230  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

prévaudra?  On  commencera  sans  doute  à  le  voir  dès  la  session  qui  va 
s'ouvrir,  dès  l'entrée  en  scène  de  cette  chambre  nouvelle  pour  qui  la 
vériûcation  des  pouvoirs  va  être  une  première  épreuve  peut-être  déci- 
sive. Pour  le  moment,  il  est  bien  clair  qu'il  ne  s'agit  pas  de  com- 
biner des  ministères,  de  signer  des  traités  entre  les  partis,  de  pro- 
poser à  l'improviste,  avec  précipitation,  des  mesures  et  des  réformes 
dont  les  passions  mal  apaisées  pourraient  compromettre  le  succès.  Il 
s'agit,  avant  tout,  de  remettre  un  peu  de  clarté  là  où  tout  est  encore 
obscur,  de  préparer  une  situation  moins  tourmentée,  de  dégager  de 
cette  situation  une  politique  qui  puisse  rallier  les  bonnes  volontés, 
trouver  au  besoin  une  majorité  dans  le  parlement  comme  dans  le 
pays.  Qu'il  y  ait  de  singulières  difficultés  à  entreprendre  ou  à  réaliser 
une  œuvre  qui  consiste  à  raffermir  la  constitution,  à  refaire  un  gou- 
vernement, à  pacifier  les  esprits,  par  le  respect  de  tous  les  droits, 
à  faire  rentrer  l'ordre  et  l'impartialité  dans  l'administration,  à  re- 
prendre la  réorganisation  financière,  c'est  mallieureusement  trop  évi- 
dent. C'est  cependant  aujourd'hui  le  programme  nécessaire  de  toute 
politique  sérieuse.  On  retombera  fatalement  dans  toutes  les  confusions, 
dans  des  crises  nouvelles,  ou  l'on  se  mettra  à  cette  œuvre  sans  esprit 
de  réaction,  sans  faiblesse  et  sans  crainte.  M.  Ribot,qui,  dans  son  em- 
pressement à  désavouer  toute  pensée  d'entente  avec  les  conservateurs 
et  à  donner  des  gages  de  son  orthodoxie  républicaine,  s'est  fait  l'allié 
de  M.  Barodet,  M.  Ribot  s'est  un  peu  pressé  l'autre  jour  en  prétendant 
qu'on  ne  pouvait  toucher  aux  lois  scolaires  et  à  la  loi  militaire.  C'est 
une  question;  mais  ce  qui  n'est  pas  une  question,  c'est  que  ce  n'est 
plus  seulement  ici  une  affaire  de  parti,  c'est  une  affaire  d'équité 
libérale,  de  paix  intérieure,  d'intérêt  public,  même  de  nécessité.  Il 
s'est  échappé  de  ces  élections  dernières  une  sorte  de  protestation 
impatiente  contre  toutes  les  laïcisations  à  outrance ,  les  vexations 
religieuses,  les  tyrannies  d'écoles  qui  ont  fini  par  fatiguer  tout  le 
monde,  et  le  moins  qu'on  puisse  faire,  certainement,  est  de  suspendre 
cette  guerre  à  tout  ce  qui  est  religieux,  de  rendre  aux  communes  un 
droit  sur  leurs  écoles.  A  plus  forte  raison,  sera-t-on  obligé  de  revoir 
cette  loi  militaire  dont  l'application  devient  un  danger  pour  l'éducation 
intellectuelle  du  pays  et  menace  dans  son  organisation,  en  ce  moment 
même,  la  première  de  nos  écoles,  l'École  normale,  exposée  à  perdre 
une  partie  de  ses  élèves. 

On  ne  touchera  pas  à  la  loi  militaire,  aux  lois  scolaires,  dit-on.  C'est 
là  justement  le  point  vif;  c'est  là  que  les  partis  vont  donner  leur  me- 
sure, et  si  c'est  en  s'obstinant  dans  leur  politique  de  secte  et  dans  leurs 
préjugés,  en  y  ajoutant  aujourd'hui  des  répressions  contre  la  presse 
que  les  républicains  opportunistes  et  radicaux  se  flattent  de  prolonger 
leur  règne,  de  dérober,  comme  ils  le  disent,  les  masses  conservatrices 
aux  chefs  qui  les  conduisent,  ils  se  trompent  étrangement.  Ce  qui 


41 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  231 

n'est  point  douteux,  c'est  que  le  moment  est  venu  de  fixer  ses  idées, 
de  décider  de  la  direction  des  affaires  du  pays,  à  cette  heure  où  l'Ex- 
position va  se  clore  et  où  le  nouveau  parlement  va  s'ouvrir.  Cette  Expo- 
sition, qui  en  est  à  ses  derniers  jours,  elle  a  été  assurément  depuis  six 
mois  une  éclatante  merveille.  Elle  a  été  le  rendez-vous  du  monde,  elle 
a  offert  le  rassurant  et  fortifiant  spectacle  des  ressources  et  de  la  vita- 
lité d'une  nation  qui,  dans  ses  épreuves,  n'a  pas  perdu  son  génie.  Par 
son  succès  elle  a  eu  certainement  une  sérieuse  influence  sur  les  élec- 
tions, et  peut-être  n'a-t-elle  pas  peu  contribué  à  adoucir  la  crise  dans 
laquelle  les  passions  avaient  entraîné  la  république.  Aujourd'hui,  c'est 
à  peu  près  fini,  la  toile  tombe  sur  le  grand  spectacle  du  Champ  de 
Mars.  On  se  retrouve  en  face  des  difficiles,  des  dures  réalités  de  la 
politique,  et  c'est  au  parlement,  aux  partis  de  montrer  que  la  nation 
qui  a  fait  l'Exposition  de  1889  peut  aussi  trouver  en  elle-même  les  élé- 
mens  essentiels  d'un  gouvernement  fait  pour  assurer  à  la  France, 
avec  la  paix  intérieure,  la  dignité  devant  le  monde. 

Le  malheur  est  que  ni  les  splendeurs  de  l'Exposition  ni  les  excita- 
tions de  la  politique  n'interrompent  le  cours,  le  triste  cours  des  des- 
tinées humaines,  et  qu'à  travers  tout,  les  deuils  ne  nous  sont  point 
épargnés.  La  mort,  l'éternelle  destructrice  qui  poursuit  son  œuvre  à 
travers  tout  ce  qui  vit  ou  tout  ce  qui  se  renouvelle,  la  mort  ne  suspend 
pas  ses  coups.  Elle  enlevait  hier  encore  à  la  France  un  de  ces  esprits 
rares  qui  sont  l'honneur  de  leur  pays  et  de  leur  génération.  M.  Emile 
Augier  vient  de  s'éteindre  dans  son  aimable  résidence  de  Croissy, 
vaincu  par  un  mal  implacable,  dont  on  s'est  déguisé,  tant  qu'on  l'a  pu, 
les  progrès  et  l'irréparable  gravité.  Comme  s'il  avait  eu  lui-même,  à 
travers  sa  bonne  humeur  et  sa  confiance  dans  la  vie,  le  vague  senti- 
ment qu'il  ne  serait  plus  longtemps  de  ce  monde,  il  s'était  arrêté  de- 
puis quelques  années.  Il  n'avait  plus  voulu  rien  ajouter  aux  ouvrages 
qui  l'avaient  illustré,  prétendant,  avec  une  modestie  enjouée,  qu'il  ne 
voulait  pas  s'exposer  à  s'entendre  dire  qu'il  se  retirait  trop  tard  ;  il 
s'était  retiré  sans  avoir  connu  le  déclin  du  talent  et  du  succès.  Il  dis- 
paraît aujourd'hui  dans  l'éclat  de  sa  pure  renommée,  après  avoir  par- 
couru une  carrière  de  près  d'un  demi-siècle  qui  se  confond  avec  l'his- 
toire des  lettres  françaises  et  du  théâtre  de  notre  temps.  M.  Emile 
Augier  était  d'une  génération  qui  succédait  à  celle  de  la  restauration  et 
de  1830.  Au  temps  où  il  débutait,  il  y  a  quarante-cinq  ans,  par  la  plus 
gracieuse  et  la  plus  charmante  des  comédies,  on  se  plaisait  à  le  clas- 
ser dans  ce  qu'on  appelait  alors  l'école  du  bon  sens,  en  mettant  l'au- 
teur de  la  Ciguë  à  côté  de  l'auteur  de  Lucrèce.  En  réalité,  ces  classifica- 
tions ne  sont  qu'une  illusion  du  temps.  M.  Emile  Augier  n'a  été 
d'aucune  école;  il  a  pu  subir  des  influences,  il  a  échappé  aux  servi- 
tudes. Il  s'est  formé  et  développé  dans  la  liberté  de  sa  nature,  franc  et 
sans  contrainte,  s'inspirant  de  son  temps  sans  le  diffamer  et  sans  le 


2Ô2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

flatter,  allant  de  la  Cigui  à  l' Aventurière  ou  à  Gahrielle,  de  l'Aventu- 
rière au  Mariage  d'Olympe  et  au  Gendre  de  M.  Poirier,  pour  arriver  enfin 
à  toutes  ces  œuvres  de  sa  forte  maturité,  les  Effrontés,  Maitre  Guérin, 
la  Conlaf/ion,  la  Jeunesse,  les  FourchambauU.  Il  a  commencé  par  la 
poésie,  il  a  fini  par  la  comédie  de  mœurs,  où  il  a  pu  déployer  tous  les 
dons  d'un  observateur  sagacc,  pénétrant  et  hardi,  habile  à  saisir  les 
travers,  les  ridicules,  les  hypocrisies  et  les  vices  de  la  société  où  il  a 
vécu. 

Les  œuvres  de  M.  Emile  Augier  sont  certes  singulièrement  variées. 
Elles  vont  de  la  fantaisie  de  Philiberle  ou  du  Joueur  de  flûte  aux  crudi- 
tés réalistes  du  bonhomme  Guérin  ou  d'un  Giboyer;  mais  ce  qu'il  y  a 
de  frappant  dans  toutes  ces  créations,  à  travers  les  diversités  du  talent, 
c'est  que  cet  inventeur  reste  avant  tout,  entre  tous  ses  contemporains, 
un  esprit  de  la  véritable  lignée  française.  Ce  qui  fait  son  originalité, 
c'est  ce  tempérament  partout  sensible  d'un  écrivain  à  la  fois  robuste  et 
sain,  vigoureux  et  mesuré,  peu  enclin  aux  subtilités  et  aux  excentricités, 
railleur  et  sarcastique  sans  amertume,  libre  et  hardi  de  propos  sans  dé- 
l)ravation,  réunissant,  en  un  mot,  dans  un  juste  équilibre  les  qualités 
et  peut-être  les  défauts  de  ce  qui  s'est  toujours  appelé  l'esprit  français. 
M.  Emile  Augier  était  visiblement  de  la  race  des  continuateurs  de  la 
vieille  comédie  française;  il  en  avait  l'esprit,  il  en  avait  aussi  la  langue. 
Et  l'homme  chez  lui  n'était  pas  moins  attachant  que  l'écrivain.  Tout 
dans  cette  nature  respirait  la  cordialité,  la  franchise,  la  droiture  et  le 
plaisir  de  vivre.  Il  avait  été  heureux,  il  avait  mérité  de  l'être,  n'ayant 
jamais  connu  les  mécomptes  de  l'ambition  déçue  pas  plus  que  les  tour- 
mens  de  l'envie.  Ses  succès,  qui  ne  coûtaient  rien  au  bon  goût,  ni 
à  la  dignité  morale,  suffisaient  à  ses  vœux,  et  les  succès  des  autres  ne 
l'empêchaient  pas  de  dormir.  Ce  maître  de  la  scène  était  le  plus  bien- 
veillant, le  plus  simple,  le  plus  loyal  des  hommes,  et  si  la  mort,  qui 
nous  l'enlève,  semble  plus  cruelle,  c'est  que  nous  vivons  dans  des 
temps  où  la  France  n'a  pas  trop  de  tout  ce  qui  fait  sa  force  et  sa  no- 
blesse ou  même  sa  parure  devant  le  monde;  plus  que  jamais  elle  a 
besoin  de  tous  ceux  qui  représentent,  dans  les  lettres  comme  dans  la 
politique,  le  bon  sens,  la  modération  et  l'honneur. 

Où  donc  en  est  maintenant  l'Europe  après  tous  les  voyages  et  les 
entrevues  princières  de  ces  derniers  temps?  Que  reste-t-il  de  ces  inci- 
dens  d'un  jour?  L'empereur  Alexandre  III  de  Russie  est  rentré  à  Saint- 
Pétersbourg.  L'empereur  Guillaume,  laissant  son  parlement  s'ouvrir 
tout  seul  à  Berlin,  discuter  tout  seul,  même  en  l'absence  du  chance- 
lier, sur  la  loi  contre  les  socialistes,  sur  le  budget  ou  sur  les  nouveaux 
arméniens,  l'empereur  Guillaume  s'est  hâté  de  partir  pour  Athènes,  où 
il  vient  de  présider  au  mariage  de  sa  sœur,  et  avant  peu  il  sera  à 
Cuustantinuple.  L'empereur  François-Joseph  n'a  point  quitté  son  em- 
pire; mais  son  chancelier,  le  comte  Kalnoky,  va  maintenant  à  Fried- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  235 

richsruhe,  sans  doute  pour  remettre  au  point,  comme  on  dit,  la  poli- 
tique de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche,  les  affaires  de  la  triple  alliance. 
Au  demeurant,  en  est-on  plus  avancé?  Que  sait-on  de  plus  sur  la  visite 
de  l'empereur  Alexandre  à  Berlin,  sur  les  résultats  de  l'entrevue,  de  la 
conférence  de  M.  de  Bismarck  avec  le  tsar?  C'est  toujours  la  question 
qui  se  débat  entre  les  médecins  Tant  pis  et  les  médecins  Tant  mieux 
de  l'Europe,  entre  ceux  qui  veulent  voir  toute  sorte  de  combinaisons  et 
de  mvstères  dans  la  conversation  d'un  diplomate  avec  un  souverain,  et 
les  sceptiques,  à  demi  optimistes,  assez  disposés  à  ne  point  croire  aux 
mauvais  présages.  En  réalité,  on  pourrait  peut-être  soupçonner  que  la 
visite  du  tsar  à  Berlin  et  les  explications  de  M.  de  Bismarck,  sans  avoir 
cliangé  sensiblement  la  situation,  ont  pu  dissiper  quelques  ombrages, 
adoucir  quelques  aspérités  et  donner  quelques  chances  de  plus  à  la 
paix,  au  moins  à  la  paix  du  moment.  Ce  serait  un  effort  nouveau  pour 
prolonger  la  trêve  en  Orient  comme  dans  l'Occident.  Seulement  quel 
serait  le  prix  de  cette  trêve?  Comment  M.  de  Bismarck  aurait-il  réussi 
à  rassurer  l'empereur  Alexandre  sur  les  intentions  de  la  triple  alliance, 
sur  ce  travail  qui  tend  à  enlacer  l'Europe  dans  une  coalition  formi- 
dable, sur  les  affaires  des  Balkans,  de  la  Bulgarie  et  de  la  Serbie?  Le 
comte  Kalnoky  va  sans  doute  avoir  l'occasion  d'être  fixé  à  Friedrichs- 
ruhe  ;  il  pourra  savoir  ce  qui  s'est  passé  réellement  à  Berlin  dans  l'en- 
trevue du  chancelier  avec  le  tsar,  si  on  s'est  entendu  à  demi  ou  si  l'on 
ne  s'est  pas  entendu  du  tout,  si  l'Autriche  n'aurait  pas  été  appelée,  par 
hasard,  à  payer  les  frais  d'un  accord  de  circonstance,  s'il  n'y  aurait  pas 
eu  des  concessions  dans  les  affaires  d'Orient,  en  Bulgarie.  On  semble, 
pour  le  moment,  n'être  plus  trop  sûr  de  rien  à  Vienne  et  soupçonner 
que,  par  des  calculs  probablement  profonds,  il  pourrait  y  avoir  eu  des 
gages  donnés  ou  promis,  ne  fût-ce  que  pour  neutraliser  aussi  long- 
temps que  possible  la  Russie. 

Ce  qu'il  y  a  de  sensible,  c'est  que,  si  rien  n'est  changé  dans  le  fond 
depuis  le  passage  du  tsar  à  Berlin,  il  y  a  au  moins  tous  les  signes, 
toutes  les  apparences  d'une  politique  d'expectative  et  de  suspension. 
On  ne  veut  rien  pousser  à  bout,  on  s'enveloppe  d'une  savante  stratégie 
nécessitée  sans  doute  par  les  circonstances,  par  l'état  général  de 
l'Europe.  Le  mot  d'ordre  est  donné,  et  le  discours  lu  tout  récemment 
au  nom  de  Guillaume  II  à  l'ouverture  du  Reichstag  à  Berlin  ne  se  borne 
pas  seulement  à  déclarer  que  les  espérances  pacifiques  manifestées  il 
y  a  un  an  par  l'empereur  se  sont  réalisées;  il  ajoute  avec  une  confiante 
assurance  que  toutes  les  relations  permettent  de  croire  au  maintien  de 
la  paix  de  l'Europe  durant  l'année  prochaine.  Si  ce  n'est  qu'un  langage 
officiel,  il  prouve  du  moins  qu'on  a  jugé  utile  pour  le  moment  de  re- 
nouveler cette  déclaration  pacifique.  D'un  autre  côté,  on  commence  à 
moins  parler  de  la  signification  et  des  conséquences  possibles  du  voyage 
de  l'empereur  Guillaume  à  Constantinople.  Un  instant  on  aurait  dit  que 


M 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  voyage  n'avait  été  conçu  que  dans  la  pensée  d'entraîner  la  Porte 
dans  des  engagemens  périlleux,  et  il  est  certain  que  l'entrée  de  la 
Porte  dans  la  triple  alliance,  si  elle  eût  été  possible,  si  elle  n'eût  ren- 
contré l'invincible  résistance  du  sultan  lui-même,  eût  ressemblé  à  une 
manifestation  d'hostilité  contre  la  Russie.  Aujourd'hui  on  semble  se 
défendre  d'avoir  voulu  donner  une  si  grave  portée  à  un  simple  voyage 
d'agrément.  L'empereur  Guillaume  va  à  Constantinople,  il  visitera  le 
sultan,  puisque  tel  est  son  bon  plaisir.  On  parlera  peu  de  politique  sans 
doute,  il  est  plus  que  vraisemblable  qu'on  n'aura  ni  la  tentation  ni 
l'occasion  d'étendre  la  triple  alliance  jusqu'au  Bosphore.  Les  Turcs  sont 
des  diplomates  trop  avisés  pour  s'y  prêter,  et  l'habile  homme  qui  dirige 
la  politique  allemande  sent  bien  qu'un  tel  acte  serait  par  trop  signifi- 
catif, qu'il  ne  pourrait  que  précipiter  une  crise  inévitable. 

Évidemment  cette  triple  alliance,  au  nom  de  laquelle  on  agite  l'Eu- 
rope en  prétendant  la  pacifier,  cette  alliance,  sans  être  ébranlée,  subit 
une  sorte  d'arrêt  ou  d'épreuve;  elle  ne  paraît  pas  pour  le  moment  des- 
tinée à  s'étendre,  à  enrôler  de  nouveaux  alliés,  et  là  même  où  elle  a 
semblé  un  instant  être  vue  avec  faveur,  elle  rencontrerait,  sans  doute,  de 
sérieuses  difficultés.  Que  lord  Salisbury  ait  eu  la  velléité  ou  la  fantaisie 
de  lier  partie  avec  elle,  qu'il  se  soit  laissé  aller  à  s'engager  plus  ou 
moins  par  des  paroles,  par  des  promesses,  par  des  déclarations  de 
sympathies,  à  défaut  de  traités,  c'est  possible,  puisque  des  Anglais  le 
croient  et  le  disent;  mais  il  est  clair  que  l'opinion  anglaise  est  loin 
d'être  tout  entière  avec  le  premier  ministre  de  la  reine  et  qu'elle  ne  se 
livrerait  pas  sans  résistance  à  une  coalition  préparée  et  conçue  dans 
un  tout  autre  intérêt  que  l'intérêt  britannique.  On  a  pu  le  voir  il  y  a 
quelques  semaines  par  cet  article  qui  a  retenti  en  Europe,  que 
M.  Gladstone,  déguisé  sous  le  nom  d'Oulidanos,  a  publié  sur  la  poli- 
tique de  l'Italie,  sur  la  politique  présumée  du  ministère,  et  plus  ré- 
cemment encore  un  homme  au  langage  mesuré,  qui  a  été  chef  du 
Forci gn-officc,  lord  Derby  exprimait  les  mêmes  opinions  ou  les  mêmes 
réserves.  Or,  à  considérer  les  élections  qui  se  succèdent,  la  politique 
de  M.  Gladstone  et  de  lord  Derby  n'est  point  sans  avoir  quelques 
chances  de  succès.  De  sorte  que  par  le  fait,  après  tous  les  voyages  et 
toutes  les  entrevues,  il  n'y  arien  de  changé,  que  la  triple  alliance  reste 
ce  qu'elle  est,  une  alliance  restreinte,  et  que  même  M.  de  Bismarck  est 
obligé  de  la  sacrifier  quelque  peu  ou  de  la  limiter  s'il  veut  se  rappro- 
cher de  la  Russie. 

Ouellc  peut  être  maintenant,  dans  ces  conditions,  dans  cette  phase 
diplomatique  que  nous  traversons, l'intluence  des  affaires  des  Balkans, 
de  la  Bulgarie  ou  de  la  Serbie?  Évidemment  ces  affaires  n'ont  qu'une 
importance  relative,  qui  varie  selon  les  circonstances,  surtout  selon  les 
combinaisons  dont  le  chancelier  d'Allemagne  peut  se  faire  le  puissant 
promoteur  ou  le  négociateur.  C'est  là  toute  la  question.  Elle  a  été  sans 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  235 

doute  agitée  à  Berlin;  elle  se  débat  aujourd'hui  à  Friedrichsruhe,  dans 
les  entretiens  de  M.  de  Kalnoky  avec  M.  de  Bismarck,  et  on  ne  voit  pas 
bien  ce  que  le  prince  Ferdinand  provisoirement  régnant  en  Bulgarie  a 
cru  gagner  pour  sa  cause  en  mêlant  à  ces  négociations  la  petite  aven- 
ture de  sa  promenade  presque  clandestine  en  Europe.  Le  prince  Ferdi- 
nand a  passé  à  la  dérobée  par  Vienne,  il  est  allé  à  Munich  et  à  Genève. 
Il  est  venu  à  Paris,  oii  il  a  visité  l'Exposition  et  fait  l'ascension  de  la 
tour  Eiffel.  Il  est  allé  à  Londres;  on  ne  dit  pas  qu'il  soit  allé  à  Berlin 
ni  surtout  qu'il  ait  poussé  jusqu'à  Pétersbourg.  Il  est  aujourd'hui  à 
Pesth,  il  ne  semble  pas  pressé  de  regagner  sa  principauté.  Il  rentrera 
à  Sofia  comme  devant,  sans  avoir  trouvé  sur  son  chemin  ce  qu'il  cher- 
chait, la  sanction  de  sa  souveraineté,  la  reconnaissance  de  l'Europe, 
toujours  ballotté  entre  la  Russie,  qui  le  traite  comme  un  usurpateur, 
l'Autriche,  qui  ne  demanderait  pas  mieux  que  de  le  reconnaître,  et  le 
chancelier  d'Allemagne,  occupé  à  chercher  le  moyen  de  toutconcilier,de 
donner  raison  à  l'Autriche  sans  donner  tort  à  la  Russie, —  dans  l'intérêt 
de  la  paix.  En  attendant  que  M.  de  Bismarck  ait  résolu  le  problème, 
voilà  la  Bulgarie  bien  garantie,  bien  assurée  du  lendemain  !  Voilà  l'Eu- 
rope bien  tranquillisée  sur  ce  qui  peut  se  passer  à  Sofia  ou  à  Philippo- 
poli,  dans  ces  régions  où  règne  M.  Stamboulof  au  nom  du  prince  Fer- 
dinand, que  personne  n'a  reconnu  !  S'il  n'y  a  pas  en  Serbie  la  même 
question  de  souveraineté  indécise,  si  de  plus  les  démêlés  conjugaux  du 
roi  Milan  et  de  la  reine  Nathalie  ont  été  quelque  peu  apaisés  par  une 
transaction  qui  a  permis  au  jeune  roi  Alexandre  de  voir  sa  mère,  la 
situation  n'est  peut-être  pas  bien  meilleure.  Quelques  précautions  di- 
plomatiques que  prenne  la  régence  pour  paraître  indépendante  des 
influences  extérieures,  l'assemblée  nationale,  la  Skouptchina  récem- 
ment réunie,  n'a  pas  moins  saisi  l'occasion  de  la  réponse  au  discours 
de  la  couronne  pour  faire  une  manifestation  en  faveur  de  la  Russie. 
Soit,  rien  de  plus  simple  peut-être  que  le  souvenir  des  Serbes  pour  la 
grande  protectrice  des  Slaves;  seulement  si  les  sympathies  pour  la 
Russie  deviennent  trop  bruyantes,  l'Autriche  se  sent  menacée,  —  et 
voilà  M.  de  Bismarck  qui  a  encore  un  problème  à  résoudre,  sa  média- 
tion à  exercer! 

Décidément  ces  états  des  Balkans,  dont  on  avait  cru  fixer  la  condi- 
tion par  le  traité  de  Berlin,  sont  destinés  à  ménager  plus  d'une  sur- 
prise, plus  d'un  péril  à  l'Europe;  mais  si  les  Balkans  ont  toujours  un 
aspect  un  peu  sombre,  il  y  a  heureusement  une  autre  partie  de  l'orient 
qui  est  aujourd'hui  en  fête  :  c'est  la  Grèce,  où  vient  d'être  célébré,  au 
milieu  de  toutes  les  pompes,  le  mariage  du  duc  de  Sparte,  héritier  de 
la  couronne  hellénique  avec  la  jeune  princesse  Sophie,  sœur  de  l'em- 
pereur d'Allemagne.  »■ 

Ici  tout  se  réunit  pour  offrir  spus  le  plus  beau  ciel  du  monde,  dans 
une  contrée  privilégiée  de  l'histoire,  en  présence  du  Parthénon,  le  plus 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

curieux  des  spectacles,  le  plus  étrange  assemblage  de  grandeurs  mon- 
daines attirées  par  un  mariage.  On  pourrait  dire  que  c'est  la  fête  de 
cette  honnête  et  digne  maison  de  Danemark,  si  bien  apparentée  qu'elle 
a  des  princes  et  des  princesses  sur  tous  les  trônes  ou  près  de  tous  les 
trônes  en  Angleterre  avec  la  princesse  de  Galles,  en  Russie  avec 
l'impératrice,  en  Grèce  avec  le  roi  George,  marié  lui-même  à  une  fille 
du  grand-duc  Constantin.  Aussi  tous  les  princes  possibles  se  sont-ils 
donné  rendez-vous  pour  un  jour  à  Athènes.  Le  vieux  roi  de  Danemark 
a  fait  le  voyage  pour  présider  au  mariage  de  son  petit-fils,  de  même 
que  l'impératrice  Frédéric,  malgré  son  deuil,  a  tenu  à  accompagner  sa 
(ille,  appelée  à  être  l'héritière  de  la  couronne  de  Grèce.  On  a  vu  dé- 
barquer au  Pirée  le  tsarewitch,  le  prince  et  la  princesse  de  Galles,  bien 
d'autres  encore,  —  et  entre  tous  l'empereur  Guillaume  lui-même,  qui  a 
tenu  à  annoncer  son  arrivée  à  M.  de  Bismarck  par  un  télégramme  en- 
thousiaste, où  il  lui  envoie  son  salut  et  ses  premières  paroles  «  de  la 
ville  de  Périclès  et  des  colonnes  du  Parthénon.  »  Et  le  mariage  s'est 
fait  avec  ce  cortège  de  princes,  au  milieu  d'une  population  flattée  de 
voir  tant  d'uniformes,  tant  de  grandeurs  de  la  terre.  A  la  vérité,  il  y 
avait  dans  tout  cela  un  contraste  qui  a  été  peut-être  secrètement  senti. 
Ce  jeune  duc  de  Sparte,  dont  on  célébrait  l'union,  c'est  le  petit-fils  du 
roi  de  Danemark,  dépouillé  par  l'Allemagne,  et  cette  jeune  princesse 
Sophie,  unie  aujourd'hui  au  duc  de  Sparte,  c'est  la  petite-fille  du  sou- 
verain qui  a  dépouillé  le  Danemark!  Il  y  a  eu  aussi  une  particularité 
au  moins  bizarre.  0  vicissitude  humaine!  la  voiture  qui  a  servi  au 
jeune  couple  grec  serait  tout  simplement  le  carrosse  préparé  il  y  a  plus 
de  quinze  ans  pour  l'entrée  de  M.  le  comte  de  Chambord  dans  sa  bonne 
ville  de  Paris.  Qui  aurait  dit  que  le  carrosse  destiné  à  l'entrée  du  roi  de 
France  à  Paris  devait  servir  quinze  ans  plus  tard  au  mariage  de  l'hé- 
ritier de  la  couronne  hellénique  avec  une  princesse  allemande  dans 
«  la  ville  de  Périclès?  » 

Aujourd'hui,  ces  fêtes  grecques  sont  passées  comme  un  rêve  de  féerie. 
Elles  ne  sont  point  assurément  sans  intérêt  pour  un  état  nouveau  que 
tant  de  princes  viennent  saluer.  On  sait  bien  cependant,  et  ce  qui  s'est 
passé  à  Athènes  aurait  pu  le  rappeler  une  fois  de  plus,  que  les  alliances 
de  famille  ne  changent  pas  la  politique  des  états.  Témoin  le  petit  et 
honnête  Danemark  si  agrandi  par  les  alliances  et  si  mal  protégé  contre 
la  conquête  ;  témoin  le  roi  George  lui-même,  qui,  malgré  l'origine 
russe  de  la  reine,  n'a  pas  moins  vu  il  y  a  quelques  années  la  Russie 
joindre  ses  navires  aux  navires  de  l'Europe  pour  contenir  l'ambition 
un  peu  trop  impatiente  de  la  Grèce.  Rattachée  à  la  Russie,  à  l'Alle- 
magne, à  l'Angleterre  par  les  liens  de  famille,  à  la  France  par  de 
vieilles  et  irrésistibles  sympathies,  la  Grèce  a  droit  à  toutes  les  espé- 
rances sans  doute;  c'est  surtout  et  avant  tout  par  une  bonne  poliJque 
qu'elle  peut  préparer  avec  sécurité  l'avenir  auquel  elle  aspire  en  Orient. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

C'est  le  destin  des  peuples  et  des  princes.  Pour  les  uns,  les  fêtes  des 
mariages;  pour  les  autres,  l'épreuve  des  deuils  publics.  Au  moment  où 
le  peuple  grec  s'associait  à  un  événement  heureux  pour  sa  dynastie,  la 
nation  portugaise  était  frappée  par  la  mort  de  son  roi  dom  Luiz,  qui 
vient  de  succomber  peu  après  son  frère  enlevé  tout  récemment.  Le  roi 
dom  Luiz,  qui  était  marié  avec  une  fille  du  roi  Victor-Emmanuel,  Maria- 
Pia,  était  encore  presque  jeune  ;  il  avait  à  peine  dépassé  cinquante 
ans.  11  était  le  second  fils  de  la  reine  dona  Maria,  si  éprouvée  autrefois, 
et  du  prince  Ferdinand  de  Cobourg,  qui,  depuis,  a  vécu  longtemps  dans 
la  retraite,  étranger  à  toute  ambition,  adonné  à  ses  goûts  de  savant  et 
d'artiste.  Dom  Luiz  n'avait  pas  d'abord  semblé  fait  pour  le  règne.  Il 
n'était  arrivé  à  la  couronne,  en  1861,  que  par  la  mort  prématurée  de 
son  frère  dom  Pedro  V,  qui  a  laissé  le  souvenir  mélancolique  d'un 
prince  sérieux,  sévère  pour  lui-même,  préoccupé  de  problèmes  sociaux, 
un  peu  philosophe  et  frappé  pour  ainsi  dire  dans  l'accomplissement  de 
ses  devoirs.  Dom  Luiz  était  en  effet  devenu  roi  dans  des  circonstances 
tragiques  et  presque  mystérieuses.  Son  frère,  dom  Pedro,  venait  de 
succomber  à  vingt-quatre  ans,  victime  d'un  mal  qu'il  avait  contracté 
dans  un  voyage  à  travers  des  provinces  envahies  par  les  fièvres,  et 
avec  lui  coup  sur  coup  deux  de  ses  frères  étaient  frappés  !  Dom  Luiz 
héritait  de  tous  ces  deuils.  Le  nouveau  souverain,  qui  différait  de  son 
frère  par  la  vivacité  de  son  esprit  et  sa  gaîté  expansive,  a  été  aussi  plus 
heureux  :  il  a  régné  vingt-huit  ans.  On  ne  peut  pas  dire  que  son  règne 
ait  été  marqué  par  des  événemens  éclatans,  il  a  du  moins,  pendant  ces 
vingt-huit  ans,  dirigé  avec  une  intelligence  prévoyante  et  déliée  les 
affaires  du  Portugal,  respectant  fidèlement  les  institutions,  laissant 
toute  liberté  aux  partis,  à  son  parlement,  n'intervenant  que  pour  sti- 
muler les  travaux,  les  progrès  dont  le  pays  pouvait  profiter.  Il  a  eu  un 
jour  l'occasion  de  faire  preuve  d'une  raison  éclairée  et  ferme.  C'était 
au  temps  où  l'Espagne,  jetée  dans  une  révolution,  rêvait  l'union  ibé- 
rique ou  demandait  un  roi  au  Portugal.  Ni  dom  Luiz,  ni  son  père,  le 
roi  Ferdinand,  ne  se  laissaient  tenter  par  ce  rêve,  et,  dans  leur  résis- 
tance, ils  avaient  certainement  pour  complice  le  bon  sens  national. 

Ce  qu'on  peut  dire  de  mieux,  c'est  que  le  roi  dom  Luiz  laisse  le  Por- 
tugal intact  dans  son  indépendance  et  guéri  des  révolutions  par  la 
liberté  toujours  respectée.  Il  a  aujourd'hui  pour  successeur  son  fils,  le 
duc  de  Bragance,  qui  arrive  au  trône  dans  la  fieur  de  l'âge,  qui  est 
lui-même  marié  avec  une  princesse  française,  fille  de  M.  le  comte  de 
Paris,  et  ce  nouveau  règne  qui  s'ouvre  ne  peut  qu'assurer  au  Portugal 
la  continuation  de  la  paix  intérieure  sous  la  protection  et  la  garantie 
des  institutions  libérales. 


Ch.  de  Mazade. 


238  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


^ 


Le  mois  d'octobre  s'achève  en  laissant  une  assez  forte  déception  aux 
optimistes,  qui  comptaient  voir  s'ouvrir  immédiatement  une  longue  et 
brillante  campagne  d'affaires.  L'accès  d'enthousiasme  auquel  avait 
donné  lieu,  dans  certains  cercles  financiers,  le  résultat  des  élections 
générales,  a  été  de  courte  durée.  Dès  le  milieu  du  mois,  la  rente  fran- 
çaise, que  l'on  croyait  partie  pour  des  cours  inconnus  jusqu'ici,  était 
ramenée  de  87.90  à  87.37.  Dans  la  quinzaine  qui  a  suivi,  les  affaires 
ont  été  languissantes,  et  notre  3  pour  100,  sur  les  mouvemens  duquel 
se  règle  toute  la  Bourse,  a  oscillé  entre  les  cours  extrêmes  de  87.50 
et  87.10.  Il  reste  à  ce  dernier  cours,  soit  à  0  fr.  40  seulement  au-dessus 
du  dernier  cours  de  compensation.  L'Amortissable,  coté  il  y  a  deux 
semaines  90.70,  a  reculé  à  90.55.  Le  k  1/2  a  été  porté  de  105.67  à 
105.85  par  quelques  achats  de  l'épargne. 

La  spéculation,  surprise  par  le  marasme  du  marché,  a  cherché  de 
tous  côtés  des  explications  à  une  attitude  qu'elle  ne  comprenait  pas 
tout  d'abord  et  qui  dérangeait  ses  calculs.  On  a  invoqué  tour  à  tour  les 
demandes  considérables  de  crédits  présentées  au  Reichstag  allemand 
pour  dépenses  militaires,  la  persistance  d'une  situation  troublée  dans 
l'Ile  de  Crète,  la  disposition  présumée  de  quelques  puissances  à  hâter 
la  reconnaissance  officielle  du  prince  de  Bulgarie,  de  prétendus  mou- 
vemens de  troupes  russes  sur  la  frontière  autrichienne,  l'entrée  de 
l'Angleterre  dans  la  triple  alliance  ;  puis,  en  ce  qui  touche  nos  affaires 
intérieures,  un  projet  d'emprunt  que  préparerait  le  ministre  des  finan- 
ces, la  prolongation  des  grèves  dans  le  Nord  et  dans  le  Pas-de-Calais, 
la  probabilité  d'une  crise  ministérielle  à  la  rentrée  des  chambres,  de 
mauvaises  nouvelles  du  Tonkin,  une  certaine  mésintelligence  entre 
quelques-unes  de  nos  sociétés  de  crédit. 

La  raison  la  plus  sérieuse,  celle  qui  a  pesé  pendant  toute  cette  pé- 
riode sur  le  marché  et  ralenti  l'activité  des  transactions,  est  le  resser- 
rement de  l'argent  à  Londres,  à  Berlin  et  presque  sur  toutes  les  places, 
phénomène  économique  parfaitement  étudié  et  connu,  puisqu'il  se  re- 
produit invariablement  chaque  année  à  la  même  période,  et  qui  semble 
cependant  causer  toujours  une  égale  surprise  au  monde  de  la  Bourse. 
La  préoccupation  constante  de  la  place  a  été  la  question  du  maintien 
actuel  des  taux  de  l'escompte  par  les  deux  Banques  d'Angleterre  et  de 
France  ou  de  leur  élévation  d'une  unité.  De  plus,  la  liquidation  men- 
suelle s'approchant,  rapprèhension  des  reports  chers  a  paralysé  toute 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

initiative.  En  fait,  il  n'y  a  pas  eu  élévation  de  l'escompte,  mais  les 
acheteurs  ont  été  soumis  à  des  conditions  fort  dures  pour  la  proroga- 
tion de  leurs  engagemens,  surtout  à  Berlin  et  à  Vienne,  à  Londres 
aussi,  mais  dans  une  moindre  mesure. 

Les  fonds  russes  à  Berlin  sont  restés  très  calmes,  le  k  pour  100  1880 
à  9k  fr.  40,  la  dernière  émission  (mai  1889)  à  91.90,  en  hausse  de  près 
deO  fr.  50.  La  situation  budgétaire  delaRussiejustifie  ces  cours  élevés. 

La  rente  italienne  s'est  négociée  aux  environs  du  cours  rond  de 
9k  francs,  plus  souvent  au-dessous  qu'au-dessus.  Le  dernier  cours  est 
93.85.  Le  gouvernement  de  M.  Crispi  a  enfin  réussi  à  conclure  avec  un 
syndicat  italo-anglo-allemand  une  opération  financière  portant  sur 
/|25,000  obligations  de  chemins  de  fer,  cédées  à  282.50.  Il  y  a  un  peu 
moins  de  deux  ans  une  vente  d'obligations  de  chemins  de  fer  avait  été 
conclue  au  prix  de  285  francs.  Il  est  vrai  qu'à  cette  époque  les  cours  de 
la  rente  italienne  étaient  également  plus  élevés.  Il  est  probable  qu'une 
partie  au  moins  du  nouvel  emprunt  va  être  mise  en  souscription  pu- 
blique en  Allemagne  dans  la  première  quinzaine  de  novembre. 

L'Extérieure  a  oscillé  autour  de  75  francs,  le  Portugais  autour  de  68, 
le  Turc  autour  de  17.20;  l'Unifiée  a  gagné  deux  unités  à  /i72.50. 

Le  Hongrois  k  pour  100  or  a  été  porté  de  86  à  86  o/k  ;  les  marchés  du 
|Continent  ont  fait  bon  accueil  au  projet  de  budget  du  royaume  de  Hon- 
grie, présenté  au  Reichstag  de  Pesth  parle  ministre  des  finances,  M.  de 
Weckerle.  Ce  projet  accuse  un  excédent  de  17  millions  de  florins  des 
recettes  ordinaires  sur  les  dépenses  ordinaires,  et  un  déficit  insigni- 
fiant de  400,000  florins  sur  la  totalité  des  dépenses  ordinaires  et  ex- 
traordinaires. C'est  l'équilibre  obtenu  enfin  pour  la  première  fois  de- 
puis 1867,  c'est-à-dire  depuis  l'établissement  du  dualisme. 

L'emprunt  du  Brésil,  émis  ce  mois-ci.  à  Londres  et  à  Paris,  en  rente 
k  pour  100,  au  taux  de  90  pour  100,  a  complètement  réussi  et  se  né- 
gocie en  banque  avec  une  prime  de  1  à  1/4  pour  100.  On  sait  que  le 
produit  de  cette  opération  doit  être  affecté  à  la  conversion  d'anciens 
emprunts  5  pour  100. 

Les  fonds  argentins  se  sont  assez  bien  tenus  et  quelques-uns  même 
ont  légèrement  repris,  bien  que  la  prime  sur  l'or,  après  avoir  fléchi  à 
100  pour  100,  se  b^it,  depuis,  relevée  à  115  pour  100. 

Les  titres  des  sociétés  de  crédit  ont  donné  lieu  à  très  peu  d'affaires 
et  la  plupart  ont  à  peu  près  conservé  leurs  cours  du  milieu  du  mois. 

L'action  du  Comptoir  national  d'escompte  avait  été  portée  de  665  à 
700  francs  sur  la  convocation  d'une  assemblée  générale  extraordi- 
naire appelée  à  statuer  sur  l'augmentation  du  capital,  rendue  néces- 
saire par  l'accroissement  rapide  des  dépôts.  Le  Conseil  d'administra- 
tion a  cru  devoir  publier  une  note  pour  rappeler  les  actionnaires  trop 
enthousiastes  à  une  appréciation  plus  modérée  de  la  situation.  Les 
titres  ont  été  aussitôt  ramenés  aux  environs  de  660. 


2Û0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  Crédit  mobilier  se  tient  à  /|80.  Cet  établissement,  de  concert  avec 
la  Société  générale  et  la  Société  de  Dépôts,  a  mis  en  souscription  pu- 
blique le  28  courant,  au  prix  de  290  francs,  96,000  obligations  de 
500  francs  3  pour  100  d'une  compagnie  espagnole  qui  se  propose  de 
construire  une  ligne  de  chemins  de  fer  de  Linarés  au  port  d'Almeria, 
à  l'aide  d'une  forte  subvention  du  gouvernement  espagnol  et  d'un 
traité  de  construction  à  forfait  avec  la  Compagnie  française  de  Fives- 
Lille. 

Le  Crédit  foncier  a  été  attaqué  par  un  groupe  de  spéculateurs  et  a 
vu  ses  titres  rétrograder  de  1,312.50  à  1,295.  Les  obligations  à  lots  de 
cet  établissement  n'ont  pas  encore  regagné  entièrement  la  faveur  du 
public. 

Malgré  leurs  brillantes  recettes,  les  Omnibus  et  les  Voitures  ont  re- 
culé de  1,300  à  1,285  et  de  790  à  780.  L'augmentation  de  recettes  de- 
puis le  commencement  de  l'exercice  atteint  jusqu'ici  k  millions  pour  la 
première  de  ces  sociétés  et  /j, 330, 000  francs  pour  la  seconde.  La  Com- 
pagnie transatlantique  s'est  tenue  à  600  francs,  le  Gaz  à  1,423.75,  le 
Suez  a  reculé  de  2,320  à  2,307.50. 

La  Compagnie  de  Rio-Tinto  distribue  à  ses  actionnaires  un  acompte 
de  10  schillings  sur  le  dividende  de  1889.  L'action  s'est  tenue  entre 
305  et  316.  Le  télégraphe  de  Paris  à  New-York,  porté  brusquement  de 
120  à  150,  reste  à  142. 50.  Un  mouvement  analogue  s'est  produit  sur  les 
allumettes. 

La  Laenderbank  d'Autriche,  qui  s'est  élevée  de  535  à  565  francs,  va 
procéder,  à  partir  du  6  novembre  prochain,  à  la  distribution  des 
sommes  portées  à  son  bilan  au  compte  réserves,  sous  la  rubrique  : 
agio  de  l'or  sur  le  capital.  Ces  sommes  s'élèvent  à  7,700,000  llorins, 
soit  38  1/2  florins  par  action,  ou,  en  francs  au  cours  du  change  ac- 
tuel, 81.40. 

Cette  institution  a  traité  définitivement  avec  le  gouvernement  (hi 
prince  Ferdinand  de  Cobourg  pour  un  emprunt  bulgare  de  30  millions 
de  florins,  à  6  pour  100,  dont  25  millions  ferme  et  5  à  option,  le  ser- 
vice étant  garanti  par  un  gage  spécial,  les  lignes  de  chemins  de  fer  de 
Zaribrod  à  Vakarel  et  de  Yamboli  à  Burgas.  L'émission  sera  lancée  en 
Autriche,  en  Belgique,  en  Hollande  et  probablement  aussi  en  Suisse. 
Des  considérations  politiques  n'ont  pas  permis  de  songer  à  une  émis- 
sion en  France  ou  en  Allemagne. 

La  faiblesse  du  marché  des  rentes  a  amené  des  réalisations  corres- 
pondantes en  actions  de  nos  grandes  Compagnies  de  chemins  de  fer, 
surtout  sur  le  Nord  et  le  Lyon.  Les  Chemins  étrangers  se  sont  assez 
bien  tenus;  le  Saragosse  toutefois  a  reculé  à  310  francs. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON 


DERNIERE     PARTIE     (1). 


XI. 

Ils  ne  s'étaient  plus  revus.  —  Régis  savait  Béatrix  à  Laverdun, 
c'est-à-dire  tout  près  de  lui,  car  il  avait  rejoint  son  père  à  Monli- 
gnan.  Mais  il  ne  faisait  rien  pour  la  rencontrer.  Une  communica- 
tion, qui  lui  était  parvenue  par  l'entremise  deM"*^  Amelot,  lui  avait 
imposé  un  surcroît  de  patience.  Et,  d'ailleurs,  une  grave  maladie 
de  l'abbé  Cordiac,  son  ex-prccepteur,  l'occupait  pieusement  :  il 
tenait  compagnie  au  vieux  prêtre  agonisant,  pendant  la  majeure 
partie  de  ces  longues  et  cruelles  journées  d'été. 

Mais  le  digne  vieillard,  au  bout  de  la  seconde  semaine,  mourut 
ou  s'éteignit  sans  secousse. 

Les  préparatifs  de  ses  obsèques  ne  furent  pas  des  plus  compli- 
qués, car  il  avait  demandé  un  enterrement  de  pauvre.  Seulement, 
la  reconnaissance  et  la  sympathie  de  ses  anciens  paroissiens  se 
chargèrent,  quand  même,  de  lui  faire  de  belles  funérailles  :  le 
monde  afflua  autour  de  ce  modeste  cercueil,  que  n'étoilait  même 
pas  la  croix  d'honneur,  jadis  gagnée  sur  un  champ  de  bataille;  et 
la  petite  église  fut  vite  pleine. 

Le  deuil  était  conduit  par  MM.  de  Montignan,  aucun  paient  ne 
s'étant  trouvé  là  pour  réclamer  la  première  place. 

(i)  Voyez  la  Hevue  du  15  octobre  et  du  1"  novembre. 

TOME   XCVI.    —    15   iNOVEMBUK    1889.  16 


2/i2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Pendant  la  cérémonie,  aussi  simple  et  aussi  brève  que  le  véné- 
rable défunt  l'avait  souhaité,  Régis,  absorbé  par  les  souvenirs 
qu'une  piété  quasi  filiale  évoquait  en  foule  du  fond  de  sa  mémoire, 
et  peut-être  aussi  par  les  préoccupations  d'autre  source  qui  s'as- 
sociaient naturellomont  à  la  meilleure  part  tie  ces  souvenirs,  IRégis 
ne  remanjua  personne  parmi  les  noml3reux  assistans. 

Mais,  quand  l'humble  cortège  se  mit  en  route  pour  gagner  le  ci- 
metière, sous  le  grand  soleil  de  midi,  le  jeune  homme  aperçut,  au 
milieu  des  femmes  du  pays,  M""®  et  M"^  de  Laverdun,  vêtues  de 
noir.  Entourées  d'un  cercle  respectueux,  elles  marchaient  presque 
isolées  et,  par  cela  même,  mieux  désignées  aux  regards  de  tous. 
Régis,  avec  autant  de  gratitude  que  d'émotion,  les  salua.  Et, 
derrière  le  cercueil  porté  à  bras,  les  deux  files  de  campagnards  en 
vêtemens  de  deuil  ou  du  dimanche  s'allongèrent  sur  la  blanche 
route  poussiéreuse. 

Le  cimetière  étant  situé  à  moitié  chemin  entre  Montignan  et  La- 
verdun, —  car  les  deux  localités  fraternisent  dans  la  mort  et  n'ont 
qu'un  même  champ  de  repos,  —  il  fallait,  pour  s'y  rendre,  monter 
une  assez  rude  côte  en  bordure  du  parc  très  étendu  qui  entoure  le 
château  de  Laverdun. 

On  allait  lentement,  sous  l'ardeur  méridienne  d'un  soleil  de 
juillet.  D'abord,  on  s'était  entretenu  à  voix  basse;  puis,  on  avait 
un  peu  haussé  le  ton  des  causeries  entre  voisins.  Et,  finalement, 
chacun  s'occupait  de  ses  petites  affaires,  pensant  de  moins  en 
moins  au  défunt  :  la  vie  fait  toujours  tort  à  la  mort.  Cependant, 
l'instinct  de  religiosité  et  de  superstition  de  la  plupart  des 
bonnes  gens  qui  suivaient  la  bière  maintenait lun  certain  ordi'e  dans 
le  cortège  et  une  certaine  décence  dans  les  conversations  :  c'était 
beaucoup  plus  imposant  et  plus  recueilli  que  le  convoi  funèbre  d'un 
citadin.  On  se  relâchait  un  peu,  mais  sans  oublier  tout  il  fait  le  mort, 
ni  surtout  la  mort. 

Comme  on  arrivait  à  l'intersection  de  la  grand'route  et  d'un  che- 
min aboutissant  en  face  du  parc,  un  cavalier,  qui  allait  déboucher 
sur  la  route,  rangea  son  cheval  contre  le  talus,  à  l'angle  du  che- 
min, et,  se  découvrant  avec  gravité,  céda  le  pas  au  convoi.  —  Ce 
cavalier,  c'était  le  comte  de  Laverdun. 

Du  haut  de  son  .grand  cheval  bai,  il  assistait  impassible,  ayant 
remis  son  chapeau  sur  sa  tête,. au  lent  défilé  du  cortège.  Son  vi- 
sage, qui  s'était  iiuperceptiblement  contracté  au  moment  où  lepère 
et  le  fils  avaient  passé  devant  lui,  venait  de  reprendre  cette  immo- 
bilité rigide  dont  la  persistance  donnait,  d'habitude,  à  ses  beaux 
traits  réguliers  une  apparence  vraiment  marmoréenne.  Du  reste,  il 
avait  eu  soin  de  ne  se  couvrir  qu'après  le  passage  de  MM.  de  Mon- 


IDYLLE   ET   DRAME   DE    SALON.  243^ 

tignan,  lesquels,  à  sa  vue,  s'étaient  légèrement  inclinés.  Mais,  peu' 
connu-  dans  la  contrée,  où,  depuis  tant  d'années,  il  ne  séjournait' 
plus,  il  n'était  guère  salué  et  pouvait  contempler  avec  indifférence 
la  funèbre  procession.  Son  regard  terne  et  sévère  errait  donc  dis- 
traitement sur  toutes  ces  faces  paysannesques,  tannées  ou  rubi- 
condeSj  lorsque,  parmi  elles,  il  reconnut  soudain  la  tête  encore 
charmante  de  sa  femme  et  le  gracieux  visage  de  sa  fille. 

Ses  sourcils  se  froncèrent,  un  pli  dur  marqua  son  front  comme 
d'une  balafi-e;  et,  d'un  geste  ironique,  où  il  semblait  vouloir  allier- 
des  félicitations  à  son  salut,   il  souleva  son  chapeau.  Puis,  d'un 
mouvement  brusque,  il  tourna  bride,  renonçant,  pour  le  moment, 
à  rentrer  au  château. 

Il  n'y  rentra  que  vers  le   soir,  et  pour  monter  tout  droit  chez' 
sa  femme. 

Celle-ci  travaillait  paisiblement  avec  sa  fille  à  l'arrangement 
d'une  corbeille  de  fleurs  destinée  à  la  table  du  château. 

—  Vous  avez  enfreint  ma  défense,  leur  dit-il  avec  une  froideur 
voulue.  Pourquoi?..  Si  je  ne  vous  l'ai  pas  demandé  plus  tôt,  si  je- 
no  suis  pas  revenu,  ce  matin,  pour  le  déjeuner,  c'est  que  j'ai  craint 
de  me  laisser  emporter  à  des  reproches  violons,  qu'il  m'eût  ré- 
pugné de  vous  infliger  alors  que  vous  sortiez  à  peine  de  l'église 
et  du  cimetière. 

—  De  quelle  défense  parlez-vous?  demanda  M'"^  de  Laverdun. 

—  De  celle  qui  a  trait  aux  Montignan,  bien  entendu...  Il  ne 
vous  est  certes  pas  interdit  d'assister  aux  enterremens,  mais- 
sous  cette  réserve  que  le  deuil  ne  sera  point  conduit  par  ces 
gens-là. 

—  Nous  avons  connu  l'abbé  Cordiac,  répliqua  la  comtesse  sans 
se  troubler.  Béatrix  surtout  a  été  longtemps  dans  les  meilleurs 
termes  avec  lui;  elle  a  eu  recours  à  son  ministère  comme  péni- 
tente et  comme  donatrice.  On  nous  avait  envoyé  un  billet  de  part, 
une  lettre  d'invitation  qui  a,  du  reste,  passé  sous  vos  yeux;  nous 
no  pouvions  faire  autrement  que  d'accompagner  le  cercueil- de  cet 
excellent  homme  jusqu'au  cimetière...  Il  nous  a  plu  dé  le  faire 
simplement,  à  pied.  Est-ce  là  ce  que  vous  nous  reprochez? 

—  Vous  savez  bien  que  non,  dit  le  comte  avec  rudesse.  Co  n'est' 
pas  le  goût  des  choses  simples  que  vous  m'avez  habitué  à  vous 
reprocher...  Ce  que  je  vous  reproche,  c'est  d'avoir  contrevenu  à 
l'ordre  formel  et  général  que  je  vous  avais  donné,  une  fois  pour: 
toutes,  de  rompre  désormais  toute  espèce  de  relations  de  voisin 
nage  et  autres  avec  MM.  de  Montignan  père  et  fils...  Avez-vous 
oublié  cette  consigne...  que  je  vous  ai  imposée  dtms  votre  intérêt?-' 
Car  la  rupture  n'entrait  pas  dans  mes  vues  primitives;  je  voulais; 


2 64  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

que  M.  Régis  de  Montignan  vous  fréquentât  librement,  sauf  à 
se  voir  interdire  certains  tête-à-tête.  Je  le  voulais  pour  lui  permettre 
de  se  mieux  édifier  quant  à  mes  projets  sur  ma  fille...  Mais  je  me 
suis  ravisé...  par  miséricorde,  après  sa  dernière  visite,  à  Paris.  Ne 
vous  en  souvenez-vous  pas? 

—  iNous  n'avons  pas  été  voir  ces  messieurs,  répondit  la  comtesse 
en  se  levant  avec  un  commencement  d'agitation.  Et  ils  ne  sont  pas 
venus  nous  rendre  visite,  que  nous  sachions...  Donc,  la  consigne, 
quoique  nous  ne  soyons  point  à  la  caserne,  a  été  respectée. 

—  Vous  n'avez  pas  été  les  voir,  et  ils  ne  sont  pas  venus  vous 
voir.  Toujours  est-il  que  vous  les  avez  vus,  et  en  une  circonstance 
où  vous  (''tiez  parfaitement  certaines,  à  l'avance,  que  vous  les 
verriez. 

—  Si  le  hasard  même  des  rencontres,  s'écria  M™"  de  Laverdun, 
dont  l'impatience  s'aggravait  à  vue  d'oeil,  doit  nous  être  imputé  à 
crime,  il  ne  fallait  pas  nous  faire  venir  ici. 

—  Je  vous  ai  fait  venir  ici,  parce  que  c'est  ici,  dans  cette  terre 
dont  je  porte  le  nom  et  qui  n'est  jamais  sortie  du  patrimoine  de 
ma  famille,  que  je  suis  vraiment  chez  moi...  Or,  ayant  à  recevoir 
les  hôtes  que  vous  savez... 

—  Voilà  qui  ne  m'intéresse  guère  !  interrompit  la  comtesse.  Et 
ces  hôtes-lcà  ne  seront  les  miens  que  dans  les  limites  où  la  politesse 
m'infligera  la  corvée  de  leur  faire  honneur. 

—  Gela  suffira,  dit  le  comte  avec  hauteur.  Le  reste  me  re- 
garde... Dans  huit  jours,  le  duc  et  la  duchesse  de  Losne,  accom- 
pagnés de  leur  fils,  seront  ici.  Veuillez  vous  préparer  à  les  bien  re- 
cevoir. 

—  Béatrix,  mon  enfant,  laisse-nous...  C'est  mon  tour  de  te  le 
demander...  l^t  ne  te  désole  pas  trop  :  ta  mère  est  et  sera  toujours 
de  ton  parti. 

M"*®  de  Laverdun  avait  parlé  avec  émotion,  et  il  était  aisé  de 
voir  que  sa  résolution  était  prise  d'en  finir.  La  jeune  fille,  qui  avait 
les  yeux  gros  de  larmes,  se  retira  sans  dire  un  mot,  mais  non  sans 
avoir  adressé  à  sa  mère  un  regard  valant  un  baiser.  —  Celle-ci, 
évidemment  à  bout  de  patience,  allait  et  venait  par  la  chambre, 
sorte  de  terrain  neutre  entre  les  appartcmens  du  comte  et  ceux 
de  la  comtesse,  salon  d'été  orné  de  tentures  claires,  garni  de  meu- 
bles bas  et  légers,  qui  attestaient  des  goûts  de  jeune  fille  et  rap- 
pelaient que  Béatrix  avait  été,  avant  sa  mère,  et  plus  qu'elle,  la 
châtelaine  de  Laverdun. 

—  Monsieur,  dit  la  comtesse  à  son  mari  en  s'arrêtant  assez  loin 
de  lui,  votre  changement  d'attitude  a  été  si  brusque,  vous  avez 
passé  si  rapidement  d'une  indilTérence  méprisante  à  une  odieuse  et 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  245 

tyranniqiie  ingérence,  qiie  vos  nouvelles  prétentions  m'ont  prise 
au  dépourvu,  je  l'avoue...  Provisoirement,  je  me  suis  résignée  à 
subir,  sinon  vos  exigences,  du  moins  votre  présence...  Mais  vous 
ne  vous  attendez  pas,  je  suppose,  à  ce  que  je  tende  tardivement  le 
col  à  votre  joug,  ni  surtout  à  ce  que  je  vous  immole  ma  fille... 
Comment  se  fait-il,  d'abord,  que  vous  ne  vous  contentiez  plus  de 
votre  droit  de  veto  et  qu'il  vous  faille  aller  jusqu'au  plus  criant 
des  abus  de  pouvoir? 

—  Je  vous  avais  accordé  un  délai  d'un  an,  me  réservant,  passé 
ce  délai,  de  prononcer  sur  le  sort  de  Béatrix,  dans  le  cas  prévu  où 
vous  négligeriez  de  m'obéir.  Il  vous  a  plu  de  pousser  votre  fille  en 
avant,  pour  donner  l'assaut  à  mes  résistances...  J'ai  dû  prendre, 
sans  plus  attendre,  une  décision  énergique. 

—  J'aurais  compris  des  menaces,  un  châtiment  même...  le  cou- 
vent, à  la  rigueur,  jusqu'au  jour  où  Béatrix  aura  atteint  l'âge  de 
disposer  d'elle-même...  Mais  le  mariage,  un  mariage  qu'elle  ré- 
prouve... c'est  d'une  brutalité...  superflue.  Car  vous  n'espérez  pas 
mon  consentement?..  Vous  refusez  le  vôtre  au  projet  de  mon  choix. 
Je  refuse  le  mien  à  vos  combinaisons...  Et  après?  Nous  sommes 
quittes. 

—  Soit.  Mais  vous  paraissez  ignorer  que,  en  cas  de  dissentiment, 
le  consentement  du  père  suffit. 

—  Ah!..  Réflexions  faites,  cela  ne  m'étonne  pas.  Il  suffit  de  voir 
un  homme  en  plein  exercice  de  son  autorité  pour  comprendre  que 
les  lois  rédigées  par  les  hommes  ne  peuvent  être  qu'iniques  à  l'en- 
droit des  femmes...  Mais  le  consentement  de  Béatrix?  La  loi  est- 
elle  donc  si  parfaite  que  vous  puissiez  aussi  vous  en  passer? 

—  Béatrix  est  une  enfant,  qu'amusera  la  perspective  d'être  prin- 
cesse, puis  duchesse,  et  très  riche...  Or,  à  cet  àge-là,  quand  une 
perspective  vous  amuse,  elle  est  bien  près  de  vous  séduire...  D'ail- 
leurs, votre  fille  aime  le  monde. 

—  Qu'en  savez-vous?..  En  tout  cas,  si  elle  l'aime,  ce  n'est  ni 
votre  faute  ni  la  mienne.  Étant  données  l'éducation  qu'elle  a  reçue 
et  la  vie  qu'elle  a  menée... 

—  Elle  tient  de  vous.  Elle  est  mondaine,  vous  dis-je. 

—  Encore  une  fois,  qu'en  savez-vous? 

—  On  me  l'a  dit. 

—  Qui  cela  ? 

—  Qui?..  Une  personne...  plusieurs  personnes,  qui  l'ont  vue  à 
l'œuvre  et  qui  ont  pu  la  juger. 

M.  de  Laverdun  eût  pu  nommer  M"*^  Mac-Fregor  sans  se  com- 
promettre aux  yeux  de  la  comtesse,  laquelle  avait  toujours  dédaigné 
de  s'occuper  des  relations  de  son  mari. 

—  Cette  personne  ou  ces  personnes  ne  se  sont  peut-être  trom- 


2!l6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pées  qu'à  moilié.  Mais  vous  vous  trompez  tout  à  fait  lorsque  vous 
supposez  Béatrix  capable  de  renoncer  à  l'homme  qu'elle  aime  de- 
puis renfancc,  pour  un  princo,  pour  un  duc  embryonnaire  qu'elle 
ne  connaît  pas. 

—  Elle  le  connaît,  et  ne  le  déteste  point. 

—  On  vous  a  dit  cela  aussi?..  Les- mêmes  gens? 

—  Oui.  Et  d'autres  encore,  plus  directement  intéressés  à  le 
savoir. 

—  M™*  de  Losne,  peut-être? 

—  Justement...  Elle  a  ce  projet  à  cœur.  Et  elle  m'a  parlé  de 
toutes  ces  choses... 

—  Elle-même?  Son  témoignage  est  suspect,  vous  en  convien»- 
drez  ! 

—  Elle-même,  mais  d'abord  par  l'intermédiaire  d" autres  per- 
sonnes. 

—  Ah!  oui,  toujours  ces  mêmes  personnes... 

—  Oh!  mon  Dieu,  je  n'ai  pas  à  faire  autrement  mystère  du  non* 
de  celle  qui  s'est  entremise  avec  le  plus  d'obligeance  et  d'activité  : 
il  s'agit  de  W^^  Mac-Fregor,  une  amie  de  ma  jeunesse... 

—  Peut-être  un  souvenir  aussi?  ou  de  votre  âge  mûr?  Car  sa 
réputation...  Et  voilà  vos  intermédiaires  !  Et  c'est  du  haut  de  votre 
vertu,  accouplée  à  ces  vertus-là,  que  vous  continuerez  de  manquer 
au  respect  que  vous  me  devez  !..  Ecoutez-moi,  monsieur.  Vous  vous 
rappelez,  sans  doute,  que  je  vous  ai  menacé  de  vous  obliger  à  dire 
tout  haut  pourquoi  v^ous  ne  voulez  pas  de  Régis  de  Montignan 
comme  gendre.  Eh  bien  !  puisque  le  temps  et  les  raénagemens  n'ont 
eu  d'autre  effet  que  de  vous  rendre  plus  exigeant  et  plus  injuste, 
je  saurai  vous  bra-M?r  en  face...  J'annoncerai  hautement  mon  choix 
et  celui  de  ma  lille,  et  je  commencerai  par  en  faire  part  à  ceux  qui 
seront  nos  hôtes  dans  huit  jours,  ayant  soin  d'ajouter  que  je  ne 
suis  pas  plus  que  vous  en  humeur  de  céder. 

—  Essayez!..  Si  vous  osez  cela,  j'oserai,  moi  aussi,  mettre  à 
exécution  ma  menace. 

—  Eh  bien  !  je  serai  aise  de  voir  si  voas-  aurez  enfin  le  courage 
de  votre  opinion...  Voilà  des  années  que  vous  m'insultez,  dans 
votre  esprit,  d'un  doute  infamant,  rendu  plus  infamant  par  la  con- 
naissance que  vous  avez  de  mes  intentions  à  l'égard  de  ma  fille. 
Nous  verrons  si  vous  avez  la  logique  de  vos  erreurs  et  de  votre 
mépris  ! 

C'était  dit  avec  une  si  superbe  indignation,  avec  une  telle  assu- 
rance de  regard  et  de  maintien,  une  telle  hautour  de  ton.  que  le 
comte  de  Laverdun,  une  fois  encore,  sentit  fléchir  sa  cruelle  con- 
viction. 

—  Vous  savez  ce  que  je  vous  ai  écrit,  répliqua-t-il,  il  y  a  quel- 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALOX.  '2U7 

ques  mois.  Alors  même  que  je  me  sentirais  disposé  à  abandonner 
mes  longues  préventions,  trop  justifiées,  je  ne  pourrais  négliger 
tout  à  fait,  dans  une  question  qui  intéresse  mon  nom  et  l'avenir 
de  ma  fdle,  l'opinion  du  monde.  Quoi  que  vous  fassiez,  quoi  r[ue 
vous  disiez,  cette  opinion  vous  condamne  ou  vous  accuse...  ce  qui 
revient  au  même. 

—  Mais  vous,  s'écria  la  comtesse  en  marchant  sur  son  mari, 
vous,  monsieur,  oui  ou, non,  me  croyez-vous  coupable? 

Ses  yeux,  habituellement  doux  et  indifférens,  ou  un  peu  dédai- 
gneux, étincelaient  de  resolution  et  de  colère. 

—  Ne  me  forcez  pas  à  vous  redire,  murmura  M.  de  Laverdun 
dont  la  voix  avait  beaucoup  baissé  tout  à  coup,  que,  rien  n'étant 
venu  modifier  les  elémens  de  ma  conviction,  je  ne  puis  que  me  re- 
porter en  pensée  à  toutes  les  soulTrances  que  vous  m'avez  infligées 
jadis...  Coupable?  A  présent?  Non,  sans  doute.  Mais,  autrefois!.. 
Y  a-t-il  eu,  d'ailleurs,  quelqu'un  ou  quelque  chose  pour  influer, 
depuis  peu,  sur  ma  croyance? 

S'il  ne  mentait  pas  tout  à  fait,  il  ne  disait  pas  non  plus  l'exacte 
vérité.  Car  il  avait  beaucoup  causé  avec  M"*^  Laura  Mac-Fregor,  la- 
quelle, intéressée,  par  amour  ou  rancune,  à  faire  manquer  le  mariage 
de  Régis,  n'avait  rien  épargné  pour  replanter  plus  avant  dans  le 
cœur  de  son  interlocuteur  bien  des  doutes,  ou  plutôt  bien  des  cer- 
titudes meurtrières.  En  sorte  qu'il  se  hérissait  de  plus  en  plus  contre 
toute  velléité  de  faiblesse  ou  d'apaisement. 

Quoi  qu'il  en  fût,  le  comte  avait  laissé  fléchir  sa  voix.  L'émotion 
qui  le  ressaisissait,  chaque  fois  qu'il  avait  à  rappeler  ce  passé  que 
sa  jalousie  avait  fait  si  douloureux,  s'était,  malgré  lui,  de  nouveau 
révélée.  Et  la  comtesse,  avec  son  instinct  de  femme,  ne  pouvait 
hésiter  à  se  croire  toujours  aimée,  —  aimée,  du  moins,  de  cet 
amour  mêlé  de  haine  qu'attisent  encore  les  rancunes.  —  Peut-être 
eût-il  suffi  d'un  mot  pour  amener  une  explication  décisive,  où  les 
anciens  griefs  se  fussent  dissous  dans  les  larmes. 

Mais  l'orgueil  fut  le  plus  fort.  Et  M"""  de  Laverdun  se  contenta 
de  formuler  cette  conclusion  : 

—  Nous  avons  tout  dit  l'un  et  l'autre...  Puisque  nous  ne  devons 
céder  ni  l'un  ni  l'autre,  ne  discutons  plus  :  agissons. 

Sur  quoi,  traversant  la  pièce,  elle  gagna  sa  chambre,  qui  était 
voisine. 

Là,  elle  réfléchit.  Et,  ayant  réfléchi,  elle  sentit  tout  ce  que  sa 
situation  avait  d'inextricable.  La  menace  qu'elle  avait,  par  deux 
fois,  lancée  à  son  mari,  était  de  celles  que  l'on  n'exécute  point,  par 
la  raison  que  l'on  serait  la  première  victime  de  l'exécution.  En 
outre,  il  y  a  des  choses  qu'une  mère  ne  peut  dire  à  sa  fille,  ni  sup- 
porter qu'on  lui  dise  ou  qu'on  lui  laisse  eiitendie. 


248  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

L'angoisse  el  la  colère  dérivant  du  sentiment  de  son  impuissance 
amenèrent  M*"®  de  Laverdun  à  un  état  de  surexcitation  nerveuse  qui 
finit  ])ar  se  résoudre  en  des  larmes  brûlantes.  Elle  pleura  silencieu- 
sement, accoudée  à  son  prie-Dieu. 

Mais,  bientôt,  l'une  des  deux  portes  de  la  chambre  grinça  dou- 
cement sur  ses  gonds  ;  et  Béatrix,  dont  l'apjjartement  n'était  séparé 
de  celui  de  sa  mère  que  par  cette  porte,  s'avança  jusqu'au  prie- 
Dieu.  —  Ayant  dévisagé  M"'''  de  Laverdun,  la  jeune  fille  l'embrassa 
longuement.  Puis  : 

—  Mère,  lui  dit-elle,  il  y  a  quelque  chose  entre  vous  et  mon 
père,  quelque  chose  que  j'ignore,  mais  qui  pèse  sur  moi  comme 
sur  vous...  Ne  pourrai-je  jamais  en  être  instruite? 

^  Que  veux-tu  qu'il  y  ait,  mon  enfant,  outre  la  rancune  d'une 
mésintelligence  déjà  ancienne?..  Ton  père  ne  m'aime  pas,  parce 
que  je  lui  ai  résisté  jadis.  Et  il  a  la  cruauté  de  ne  pas  séparer  ta 
cause  de  la  mienne. 

—  Vous  lui  avez  résisté?..  En  quoi? 

—  Mais...  tout  simplement  en  lui  refusant  de  rompre  avec  le 
monde,  pour  aller  m'enterrer  avec  lui  à  Laverdun  ou  ailleurs. 

—  Il  prétendait  vous  priver  à  tout  jamais  du  séjour  de  Paris? 

—  A  tout  jamais...  je  ne  sais  trop.  Il  avait,  en  tout  cas,  la  pré- 
tention de  m'imposer,  pendant  les  trois  quarts,  au  moins,  de  l'an- 
née, une  existence  de  véritable  recluse. 

—  Et  ce  fut  la  seule  cause  de  votre  désaccord  ? 

—  La  seule  que  je  sache. 

—  C'est  bizarre. 

—  Pourquoi  dis-tu  cela?..  A  quoi  penses-tu? 

La  jeune  fille  semblait,  en  efïet,  toute  songeuse.  Ce  n'était  plus 
la  rieuse  et  vive  enfant,  dont  l'exubérance  de  vie  et  l'ardeur  au 
plaisir  avaient  alarmé  Régis  après  l'avoir  charmé.  Dans  son  œil  bleu, 
naguère  si  mobile  et  si  hardi  ou  si  curieux,  un  reflet  de  mélancolie 
s'était  fixé;  entre  les  paupières,  que  des  pleurs  récens  avaient 
gonflées,  le  regard  glissait  sans  cesse  à  terre,  affligé  et  terni. 

—  Oui,  à  quoi  penses-tu?  répéta  la  comtesse. 

—  Je  pense,  répondit  Béatrix  avec  lenteur,  qu'il  est  étrange  que 
Régis,  pour  qui  mon  père  a  tant  d'antipathie,  ait  précisément  les 
idées  et  les  goûts  de  mon  père. 

—  S'il  t'a  fait  part  de  pareilles  idées  et  de  pareils  goûts,  ma  chère 
petite,  que  ne  lui  as-tu,  tout  de  suite,  mis  le  marché  à  la  main? 
Vous  ne  vous  entendrez  jamais,  crois-moi! 

M""®  de  Laverdun  avait  j)arlé  avec  élan.  On  eût  dit  qu'elle  était 
aise,  après  avoir  constaté  la  mélancolie  de  sa  lille,  de  pouvoir  rat- 
tacher celte  mélancolie  à  une  première  déception  d'amour.  —  C'est 
que  les  difficultés  de  sa  situation  se  fussent  bien  singulièrement 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  2'i9 

aplanies,  si,  du  fait  de  Béatrix  elle-même,  l'épineux  projet  de  ma- 
riage se  fût  trouvé  compromis. 

Mais  la  jeune  fille,  tout  à  coup,  releva  fièrement  la  tête,  et  : 

—  Je  ne  serai  jamais  parjure  !  s'écria-t-elle.  D'ailleurs,  Régis  a 
raison  :  le  monde  est  malsain... 

—  Quoi  !  Tu  y  renoncerais? 

—  J'espère  en  avoir  le  courage...  Et,  quand  je  vois  un  ménage 
comme  le  vôtre,  ma  chère  maman,  saccagé  par  des  dissentimens 
d'origine  pm'emeni  mondaine,  je  sens  que  la  vérité  est  aux  anti- 
podes de  cette  existence  toute  factice...  Car  vous  êtes  bonne,  ma 
mère,  et  vous  êtes  belle.  Mon  père  est  beau,  et  il  est  bon,  comme 
vous... 

—  Oh!  bon!  fit  la  comtesse  avec  amertume. 

—  Oui,  bon,  répéta  avec  conviction  la  jeune  fille.  Je  le  devine, 
si  je  ne  puis,  hélas!  en  avoir  encore  la  preuve.  11  est  fier,  entier, 
absolu,  jaloux  peut-être...  Que  sais-je?  mais  surtout  incompris, 
méconnu...  Oh!  pardon! 

—  C'est  cela  !  Accuse-moi  pour  le  mieux  délendre! 

—  Oh!  non,  jamais  cela!  —  s'écria  Béatrix  en  prenant  sa  mère 
par  la  taille,  comme  une  amie,  et  en  mettant  un  baiser  sur  les 
beaux  cheveux  de  la  comtesse,  que  l'âge  n'avait  pas  encore  déco- 
lorés. —  Mais  on  peut  ne  pas  s'entendre,  faute  de  parler  la  même 
langue  ou  de  donner  aux  mots  la  même  signification,  sans  être  cà 
tout  jamais  incapables  de  se  comprendre...  Il  suffirait,  je  crois, 
quelquefois,  d'un  interprète...  ou  d'un  trait  d'union...  Ah!  si  j'avais 
été  là,  toujours,  entre  vous!..  Je  me  rappelle  avoir  entendu  dire 
que  mon  père,  pendant  quelque  temps,  a  beaucoup  aimé  à.  me  re- 
garder jouer  ;  qu'il  me  prenait  sur  ses  genoux  et  m'embrassait, 
attendri;  qu'il  semblait  joyeux  de  me  revoir,  ému  en  me  quittant... 
Puis,  ses  visites  se  sont  espacées,  il  a  paru  se  désintéresser  de  ce  qui 
me  concernait,  il  est  venu  de  moins  en  moins  jusqu'au  jour  où  il  a 
cessé  tout  à  fait  de  venir.  Pourquoi?  je  ne  le  sais.  Mais  je  sais  bien 
que,  si  j'eusse  été  près  de  lui,  je  lui  aurais  appris  à  vous  comprendre, 
à  vous  aimer...  Je  vous  ai  bien  aimée  de  loin,  moi!..  Oh!  si  j'avais 
vécu  près  de  vous  deux,  que  tout  serait  différent  ici  î 

—  Mais,  ma  chère  enfant,  si  tu  as  été  élevée  loin  de  ton  père  et 
loin  de  moi,  c'est  qu'il  l'a  voulu. 

—  Je  le  sais.  Mais  n'a-t-il  jamais  donné  d'autre  raison  que  son 
désir  de  me  soustraire  aux  influences  plus  ou  moins  pernicieuses 
de  la  vie  de  Paris  et  des  habitudes  mondaines? 

—  Aucune...  à  ma  connaissance. 

M™®  de  Laverdun  semblait  au  supplice.  Les  circonstances  l'ini- 
tiaient au  plus  douloureux  malaise  moral  qu'il  y  ait  peut-être  en  ce 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

monde  :  l'obligation  de  rougir  devant  son  enfant,  sans  la  honte 
intime  d'aucun  forfait  vérilable  et  sans  la  ])0ssibilité  de  se  justifier.. 

—  Alors,  reprit  bientôt  Béatrix,  comment  se  fait-il  que  mon  père 
veuille  aujourd'hui  me  faire  contracter  un  mariage  dont  le  premier 
eflet  serait  de  me  jeter  en  pleine  dissipation  mondaine?  Il  y  a  là 
une  contradiction  flagrante  que  je  voudrais  bien  que  l'on  m'expli- 
quât. 

Elle  avait  repris  sa  mine  songeuse.  Sa  mère  voulut  essayer  de 
clore  l'entretien. 

—  Mon  enfant,  lui  dit-elle,  ton  père  ne  cherche,  pour  le  mo- 
ment, qu'à  rompre  la  trame  que  nous  avons  ourdie  de  concert.  Le 
prince  de  Poigny  était  là;  il  s'est  avancé,  ou  l'on  s'est  avancé  pour. 
lui  :  ton  père  s'en  sert  comme  d'un  instrument...  Au  fond,  sois 
sûre  qu'il  lui  est  parfaitement  égal  que  tu  épouses  celui-là  on  un 
autre ,  ou  même  que  tu  n'épouses  personne ,  pourvu  que  tu 
n'épouses  pas  Régis ,  qui  a  le  tort  d'être  patronné  par  moi. 

—  Je  me  refuse  à  croire  que  mon  père,  si  hautain,  si  fier, 
s'abaisse  à  une  si  mesquine  vexation. 

—  Eh  bien!  si  tu  veux  t'en  convaincre,  ma  chère  petite,  renonce 
à  Régis  et  va  le  dire  à  ton  père.  Tu  verras  qu'il  te  tiendra  quitte 
du  reste. 

—  Je  ne  puis  renoncer  à  Régis,  dit  avec  gravité  Béatrix. 
Puis,  le  visage  éclairé  soudain  par  un  sourire  : 

—  Mais  je  puis  faire  mine  d'y  renoncer,  ajouta-t-elle. 

Et,  ayant  poussé  sa  mère  avec  douceur  vers  un  siège,  elle  lui 
prit  les  mains  et  se  pelotonna  gracieusement  à  ses  pieds. 

—  Voyez-vous,  mère,  reprit-elle  en  levant  ses  yeux  clairs,  il  ne 
faut  pas  trop  de  fierté...  Oh!  ayant  dans  les  veines  le  sang  de 
deux  personnes  qui  n'abusèrent  jamais  des  concessions,  j'ai  quelque 
mérite,  croyez-le,  à  prêcher  l'emploi  de  la  douceur  et  de  la  ruse... 
Mais  à  quoi  arriverons-nous,  je  vous  le  demande,  en  continuant  de 
heurter  ainsi  de  front  le  parti-pris  de  mon  père?  Ce  qui  serait  ha- 
bile, et  même  glorieux,  ce  serait  de  tourner  la  position  et  d'obliger 
celui  qui  s'y  est  si  bien  retranché  et  fortifié,  derrière  son  entête- 
ment ou  ses  préventions,  à  l'abandonner  sans  coup  férir. 

—  Tu  rêves!..  Tu  as  entendu  ton  père,  tu  las  vu. 

—  Vous  ne  voulez  pas  être  de  moitié  avec  moi  dans  cette  entre- 
prise ? 

M'"^  de  Laverdun  secoua  la  tête  on  signe  de  refus. 

—  Eh  bien!  reprit  Béatrix,  laissez-moi  agir  seule,  à  ma  guise, 
voulez-vous? 

—  Tu  n'obtiendras  rien  de  ton  père;  et,  si  tu  l'impatientes,  il  te 
brisera  tout  comme  si  tu  l'avais  iirité. 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALOX,  231 

—  Bah  !  on  ne  brise  que  ce  qui  résiste  ;  on  est  entraîné  par  ce 
qui  ploie. 

—  Essaie,  fit  la  comtesse  avec  lassitude. 

—  C'est  dit!  s'écria  Béatrix,  qui,  d'un  bond,  se  retrouva  debout. 
J'ai  mon  idée. 

—  D'ailleurs,  lui  dit  encore  sa  mère,  je  ne  t'abandonnerai  jamais. 
■Et,  tant  que  tu  n'auras  pas  renoncé  à  Régis,  je  lutterai  avec  toi  jus- 
qu'à ce  que  ton  âge  ou  notre  fermeté  nous  ait  assuré  gain  de  cause. 

—  Bon  ;  il  sera  temps  de  reprendre  la  lutte  quand  ma  diploma- 
tie aura  définitivement  échoué. 

A  ces  mots,  la  jeune  fille  embrassa  sa  mère  et  rentra  dans  sa 
chambre,  non  sans  s'être  retournée  sur  le  seuil  pour  faire  un  geste 
qui  recommandait  le  silence,  et  qui  s'acheva  en  un  baiser  jeté  du 
bout  des  doigts  à  travers  la  pièce. 

Dans  la  soirée,  rien  ne  trahit,  chez  la  jeune  fille,  un  changement 
d'attitude.  Et  la  silencieuse  contrainte  qui  régnait  à  Laverdun  plana 
sur  le  dîner,  comme  de  coutume.  Mais,  dès  le  lendemain,  il  fut  visible 
que  Béatrix  avait  à  cœur  de  modifier  sa  manière  d'être,  sinon  à 
l'égard  de  son  père  en  particulier,  du  moins  dans  ses  rapports  avec 
tous.  De  triste  ou  boudeuse  qu'elle  s'était  montrée  depuis  son  arri- 
vée, elle  redevint  alerte  et  avenante  comme  autrefois.  Elle  annonça 
très  haut  son  intention  de  se  distraire,  et,  notamment,  de  se  remettre 
à  l'équitation ,  qu'elle  avait  négligée  pendant  son  long  séjour  à  Paris, 
faute  surtout  d'un  compagnon  qui  fût,  en  même  temps,  un  profes- 
seur et  aussi  un  porte-respect.  Sans  aucune  invite  apparente,  elle 
sut  obliger  son  père  à  lui  offrir  de  l'accompagner  après  que  l'on  se 
serait  assuré  pour  elle  d'une  monture  sage. 

Et,  comme  son  ancienne  petite  jument,  complice  de  ses  débuts, 
était  encore  dans  l'écurie  de  Laverdun,  le  délai  n'excéda  pas  vingt- 
quatre  heures,  passé  lesquelles  le  père  et  la  fille  firent  leur  première 
promenade  à  deux. 

M.  de  Laverdun  avait  été  agréablement  surpris  de  voir,  alors 
qu'il  s'attendait  à  une  recrudescence  de  méchante  humeur,  que 
Béatrix  semblait  transposer  l'expression  de  son  mauvais  vouloir. 
Résistance  pour  résistance,  il  préférait  une  lutte  courtoise.  Car  il 
n'était  pas  sans  avoir  ressenti  quelque  honte  de  ses  rogues  remon- 
trances et  de  ses  injonctions  brutales  :  on  l'avait  fait  sortir  de  son 
caractère,  qui  était  plutôt  entier  que  violent,  et  plus  impérieux 
qu'emporté,  il  s'étudia  donc  à  être  galant  pour  sa  fille,  juste  dans 
la  mesure  où  il  l'avait  été  jadis  pour  les  femmes  et  où  il  l'était  en- 
core à  l'occasion,  —  ce  qui  ne  pouvait  l'entraîner  à  rien  d'excessif. 

Le  père  et  la  fille  se  livrèrent,  dès  lors,  à  une  série  de  petites 
manœuvres  dont  l'objet  était  pour  eux  de  se  convaincre  réciproque- 


252  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ment  que  leur  antagonisme  n'était  plus  que  dans  des  circonstances 
futures,  et,  comme  telles,  incertaines.  —  On  peut  toujours  s'entre- 
tenir d'un  camp  à  l'autre  en  attendant  la  reprise  des  hostilités.  Et 
autant  le  faire  sans  aigreur. 

Du  reste,  Béatrix  apparaissait,  cha({ue  matin,  si  charmante  aux 
yeux  du  comte,  en  sa  courte  amazone  bleue  et  sous  son  chapeau 
gris,  avec  sa  rose  mousseuse  au  corsage,  qu'il  eût  fallu  être  de  fer 
ou  d'acier  pour  lui  faire  grise  mine.  Et  l'on  sait  que  le  comte  de 
Laverdun  n'était  que  cuirassé,  et  que,  sous  sa  cuirasse,  battait  un 
cœur  sensible. 

A  compter  de  la  troisième  promenade,  la  conversation  se  sou- 
tint comme  d'elle-même  sur  un  ton  naturel  et  simple.  De  brèves  et 
très  peu  pédantes  démonstrations  techniques  alternaient  avec  des 
propos  tout  à  fait  étrangers  à  l'équitation.  Et  la  chevauchée  sem- 
blait courte.  On  allait,  toujours  à  l'opposite  de  Montignan,  par  des 
collines  boisées  et  des  vallons  ombreux,  montant  les  côtes  au  galop, 
descendant  au  pas  les  pentes  accidentées.  Et  l'on  rentrait  sans  avoir 
soufflé  mot  des  hôtes  attendus,  quoique  l'on  eût  beaucoup  causé. 

Le  cinquième  ou  le  sixième  jour  pourtant,  comme  le  mur  de  clô- 
ture du  parc  commençait  à  se  montrer  au  loin  parmi  les  arbres, 
Béatrix  arrêta  sa  bète  docile,  qui  marchait,  à  petits  pas  pressés, 
l'encolui'e  allongée,  aspirant  déjà  l'avoine.  En  même  temps,  la  main 
fine  de  la  jeune  fille  se  posait  sur  celle  de  son  père  et  l'obligeait  à 
marquer  aussi  un  temps  d'arrêt. 

—  C'est  après-demain  qu'arriveront  le  duc  et  la  duchesse  de 
Losne?  demanda-t-elle  d'un  ton  tranquille. 

—  Je  le  crois,  répondit  M.  de  Laverdun  avec  un  certain  embar- 
ras. Leur  fils  les  accompagnera  sans  doute...  à  moins  qu'il  ne  vienne 
les  rejoindre. 

—  Mais  pourquoi  n'avoir  invité  qu'eux?  C'est  me  mettre  à  la 
gêne. 

M.  de  Laverdun  regarda  sa  fille  avec  surprise,  pressentant,  grâce 
au  ton  doux,  affectueux,  presque  câlin,  dont  elle  venait  de  faire 
usage,  qu'elle  n'était  plus  éloignée  des  concessions  suprêmes. 

—  Oui,  —  reprit  la  jeune  fille  en  accentuant  sa  voix  conciliante 
d'une  pointe  de  mutinerie,  à  la  façon  des  enfans  gâtés  qui  sollici- 
citent  une  faveur,  —  vous  devez  bien  comprendre  que  c'est  très 
gênant  de  se  trouver  sans  cesse  en  tête-à-tête  avec  un  jeune 
homme  dont  le  but  avoué  est  de  vous  conquérir...  surtout  quand 
on  n'y  met  pas  de  complaisance.  Car,  pour  peu  que  l'on  y  apporte 
de  bienveillance...  Enfin,  ça  m'ennuie  beaucoup,  cette  perspec- 
tive. Or,  je  sais  bien  que,  si  vous  avez  droit  à  ma  bonne  volonté, 
pour  le  genre  d'épreuve  auquel  vous  m'avez  ordonné  de  me  pré- 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  253 

parer  et  de  me  soumettre,  vous  ne  pouvez  avoir  compté  sur  ma  com- 
plaisance à  en  assurer  le  succès...  Je  veux  bien  essayer  des  hom- 
mages du  prince  de  Poigny,  qui  ne  me  déplaît  pas  autrement...  Je 
veux  bien  en  essayer,  à  seule  fin  de  vous  démontrer  que  je  suis 
incapable  d'y  prendre  goût,  si  ce  n'est  au  bal,  sur  un  air  de  valse; 
à  cheval,  entre  deux  temps  de  galop;  ou  à  table,  entre  deux  ser- 
vices. Mais,  pour  cela,  il  me  faudrait  un  petit  entourage  d'amis, 
qui  m'empêchât  d'être  toujours  seule  en  scène  avec  le  même  pro- 
tagoniste... 11  me  faut,  sinon  tout  un  personnel  de  figurans  et  de 
comparses,  qui  serait  peut-être  encombrant,  du  moins  un  ou  deux 
confidens...  tenez, deux,  en  tout  :  un  de  chaque  côté,  pour  rompre 
la  monotonie  des  tête-à-tête  et  occuper  les  intervalles  des  grandes 
scènes... 

—  Vous  n'allez  pas  me  demander... 

—  Mais  pas  du  tout!  se  hâta  de  dire  en  riant  la  jeune  fille.  Là! 
Vous  aviez  déjà  le  front  plissé...  Marchons,  voulez-vous? 

Et,  abaissant  un  peu  sa  main  gauche,  qui  tenait  les  rênes  et  la 
cravache,  elle  retirait,  en  même  temps,  sa  main  droite  pour  rendre 
toute  liberté  au  comte  et  à  sa  monture.  —  Les  chevaux  se  remirent 
d'eux-mêmes  à  leur  précédente  allure  :  un  pas  très  allongé  pour 
le  grand  cheval  de  M.  de  Laverdun  ;  un  trottinement  de  haquenée 
pour  la  petite  jument  de  Béatrix. 

—  Je  ne  veux  rien  vous  demander,  reprit-elle,  qui  puisse  vous 
contrarier.  Rassurez-vous.  Je  vous  demande  seulement  d'inviter 
Suzanne  Bernier,  mon  amie,  et  le  comte  de  Triseuil ,  qui  est  le 
compagnon  ordinaire  du  prince  de  Poigny.  Vous  voyez  que  ce 
n'est  point  exorbitant.  Je  ne  voudrais  pas  de  cette  situation  fausse 
et  ridicule  de  la  jeune  fille  à  marier  en  face  du  jeune  homme  qui 
projette  de  l'épouser...  ou  à  qui  l'on  a  persuadé  qu'il  ne  ferait  pas 
mal  d'y  songer.  C'est  bon  dans  une  loge  de  l'Opéra-Gomique,  cela! 

—  Je  veux  bien  inviter  M^"  Bernier  etM.de  Triseuil, —  dit  le  comte 
avec  une  évidente  satisfaction  de  voir  se  terminer  au  mieux  un 
entretien  dont  il  avait,  un  moment,  redouté  la  conclusion. 

—  A  la  bonne  heure  I  Vous  m'accordez  mes  deux  invités,  moven- 
liant  quoi  je  fais  tous  mes  efforts  pour  me  laisser  séduire  par  le 
prince  de  Poigny,  futur  duc  de  Losne...  Lh!  qui  sait?..  Le  nom  est 
tentant,  et  celui  qui  le  porte  a  bien  des  qualités  !  Il  est  on  ne  peut 
plus  mondain,  d'abord;  et,  dame!  j'adore  le  monde,  moi  aussi. 
<j'était  même^  soit  dit  en  passant,  le  point  noir  de  mon  horizon  de 
fiancée;  car  Régis  de  Montignan  est  un  vrai  Huron,  ou,  ce  qui 
revient  au  même,  un  moraliste  sévère...  oh!  incomparablement 
plus  sévère  que  mon  confesseur,  lequel  j)rétend  qu'on  peut  tou- 
jours emporter  le  bon  Dieu  dans  son  cœur,  fût-ce  pour  le  mener 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  bal...  A  propos,  pourquoi,  m'ayant  fait  élever  à  la  campagne, 
me  deslinez-vous  à  une  union  archimondaine?..  Enfin,  la  logique 
■  n'est  pas  de  ce  monde,  je  lésais.  Trottons  donc,  maintenant  que 
lia  chaleur  augmente  et  que  nous  n'avons  plus  assez  de  temps  pour 
rentrer  au  pas...  Mais,  avant,  embrassez-moi,  mon  père,  et  promet- 
tez-moi de  me  tutoyer.  Vous  avez  toujours  l'air  de  me  bouder  par 
le  I fait  seul  de  ce  «  vous  »  d'un  autre  siècle. 

Le. comte,  se  penchant  sur  le  cou  de  sa  fille,  l'embrassa  comme 
un  amoureux.  Et,  sous  le  soleil  montant,  lequel,  n'ayant  guère  que 
deux  I mois  de  toute-puissance  en  ces  régions  pyrénéennes,  y. abuse 
un  peu  de  sa  souveraineté  temporaire,  le  cavalier  et  l'amazone  rega- 
gnèrent le  château  de  Laverdun  à  une  allure  rapide,  qui  semblait 
être  aussi  une  allure  joyeuse. 


XII. 


Tandis  que  les  châtelains  de  Laverdun  se  disposaient  à  recevoir 
leurs  hôtes, —  y  compris  Suzanne  Bernier  et  le  comte.deTriseuil,— 
Régis  et  son  père  étaient  assez  mélancoliquement  occupés  à  ronger 
leur  frein  dans  leur  pittoresque,  mais  modeste  pigeonnier  seigneu- 
rial. 

Ge  domaine  de  Montignan,  bien  que  le  voisinage  de  la  seigneurie 
de  Laverdun  lui  fasse  quelque  tort,  au  point  de  vue  décoratif,  n'est 
pas  sans  importance.  Plusieurs  fermes,  des  mines  et  des  carrières 
en  dépendent.  Par  malheur,  le  propriétaire  de  tout  cela  ayant  pré- 
féré aller  végéter  noblement  à  Paris,  au  lieu  de  vivre  plus  noble- 
ment, et  surtout  plus  largement,  sur  ses  terres,  l'exploitaiion  lais- 
sait fort  à  désirer  lorsque  Régis,  initié  à  bien  des  détails  qu'ignorait 
son  père,  fut  admis  à  y  mettre  le  nez,  —  et  un  peu  la  main. 

L'habitation,  quoique  délabrée,  était  facilement  réparable.  Seu- 
lement, M.  de  Montignan,  toujours  en  quête  d'argent  pour  son 
usage  personnel,  n'avait  jamais  pu  trouver  le^s■  quelques  billets  de 
mille  francs  dont  cette  opération  eût  nécessité  l'emploi.  —  Sis  au 
fond  d'une  combe  et  isolé  sur  un  pic  bas,  dans  une  des  parties 
les  moins  montagneuses  de  ce  département  si  accidente  de  l'Ariège, 
le  château  de  Montignan  semble  une  réduction  mignonne  de  quel- 
qu'un de  ces  terribles  repaires  féodaux,  comme  Lordat,  Miglos, 
Mirepoix,  ou  l'ancien  château  de  Laverdun,  d'où  < les  émules,  plu- 
tôt que  les  vassaux,  des  comtes  de  Foix  exerçaient  leur  suzeraineté 
de.grand  chemin  sur  le  pays  environnant.  C'est  un  petit  édifice  à 
tourelles,  plusieurs  fois  restauré,  mais  qui,  daiis  ses  proportions 
modestes,  a  conservé  un  caractère  ou  une  appaience  historique 


IDYLLE  ET  DRAME  DE  SALON.  255' 

des  moins  contestables.  Sauf  l'exiguïté,  on  dirait  le  siège  d'une 
ancienne  chàtellenie  ayant  son  nom  dans  l'histoire;  en  réalité,  il 
s'agit  simplement  d'une  construction,  de  la  fin  du  dix-septième 
siècle,  élevée  d'après  des  plans  plus  anciens,  et  dont  la  lamille 
bourgeoise  des  Le  Prat  ne  devait  pas  tarder  à  faire  son  fief,  pour 
en  tirer  sa  prétendue  noblesse.  Des  jardins,  des  vergers,  un  po- 
tager, flanquent  ce  donjon  en  miniature,  et,  comme  répandus  au 
pied  de  ses  murailles,  l'entourent  d'un  lac  de  verdure. 

Mais  ce  qui  constituait  ou  eût  dû  constituer  la  richesse  du  do^ 
maine,  c'étaient  les  fermes,  et  surtout  les  mines  et  les  carrières.  On, 
les  fermes  ayant  été  confiées  à  de  mauvaises  mains,  les  fermages 
rentraient  mal  ;  les  mines  étaient  exploitées  à  la  diable,  et  les  car- 
rières ne  l'étaient  pas  du  tout.  Bref,  la  terre  de  Montignan,  avec 
toutes  ses  appartenances  et  dépendances,  proches  ou  lointaines^ 
ne  rendait  pas  quinze  mille  fi^ancs,  bon  an  mal  an,  tandis  qu'elle  en 
pouvait  rendre  trente-cinq  mille,  grâce  aux  gisemens  de  manga- 
nèse et  de  kaoUn  épars  dans  le  sous-sol  d'une  des  exploitations 
agricoles  les  moins  prospères  du  domaine,  grâce  encore  à  une  carv- 
rière  de  baryte  et  à  une  autre  de  marbre  statuaire,  dont  on  ne 
s'était  jamais  occupé,  —  grâce  enfin  à  des  mines  de  fer  assezi 
éloignées  et  tout  à  fait  inexploitées.  —  Régis  se  doutait  bien  que  la^ 
gestion  paternelle  laissait  à  désirer,  et  d'autant  plus  qu'elle  n'était 
presque  jamais  pratiquée  qu'à  distance.  Mais  le  jeune  homme, 
témoin,  depuis  son  enfance,  de  ce  gaspillage  indolent,  n'avait  pas 
cru,  jusque-là^  que  le  mal  fût  si  grand,  ni  que  le  remède  fût  si 
simple.  Une  enquête  de  quelques  jours  suffit  à  le  convaincre  que 
rien  n'était  plus  facile  que  de  faire  de  Montignan  le  centre  d'une 
exploitation  très  importante  et  très  prospère,  à  la  condition  de 
sacrifier  un  peu  l'agriculture  à  l'industrie.  On  avait  fait,  jusqu'alors, 
tout  le  contraire.  Or,  le  sous-sol  étant  incomparablement  plus  riche 
que  le  sol,  on  négligeait  des  sources  de  revenus  certains  pour 
courir  après  des  fermages  récalcitrans  :  c'est-à-dire  qu'on  avait 
lâché  la  proie  pour  l'ombre. 

Régis  n'avait  pas  seulement  trouvé,  dans  ces  méditations  d'ordre 
pratique,  une  diversion  utile  à  son  ennui  et  à  son  impatience  ou  à 
son  chagrin;  il  y  avait  rencontré  le  germe  d'une  idée  fort  hono- 
rable, qui  était  de  se  débarrasser  du  fardeau  de  l'oisiveté  qu'on 
lui  avait  imposée,  mais  qu'il  n'avait  jamais  goûtée.  Et,  par  surcroit, 
il  entrevoyait  la  possibilité  de  doubler  les  revenus  de  son  père,  tout 
en  entrant  tête  haute  dans  la  famille  de  Béatrix,  —  si  décidément 
le  Destin  voulait  qu'il  y  entrât,  —  comme  un  gentilhomme  campa- 
gnard riche  de  son  travail  en  même  temps  que  de  son  fonds,  au 
lieu  d'y  pénétrer  humilié   connue  un  pauvre  hère   sans   sou  ni 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maille,  sans  fonction  ni  emploi,  tout  gueusant  et  prêt  à  vivre  aux 
crochets  de  sa  femme. 

Sans  tarder,  le  jeune  homme  s'ouvrit  à  son  père.  M.  de  Monti- 
gnan  approuva  fort  les  vues  de  Régis  ;  et,  très  ennuyé,  très  désœu- 
vré, très  inquiet  lui-même,  dans  son  aire  isolée  d'où  il  n'osait 
presque  plus  sortir,  de  peur  de  nuire  à  son  fils  par  quelque  ren- 
contre inopportune,  il  prit  le  parti  de  l'accompagner  en  ces  tour- 
nées qui  devaient  achever  de  porter  la  lumière  jusque  dans  les 
sources  cachées  de  la  future  opulence  des  Montignan.  Le  roussin 
fut  attelé  à  la  carriole  ;  et  l'on  se  mit  à  battre  le  pays,  s'informant 
partout,  scrutant  le  fonds  et  le  tréfonds.  —  Le  résultat  de  cette 
seconde  enquête  fut  que  le  département  de  l'Ariège,  en  général, 
et  la  partie  où  se  trouve  Montignan,  en  particulier,  sont  d'une 
richesse  minière  aussi  indiscutable  que  mal  exploitée.  Dans  la  con- 
trée, ce  ne  sont  que  gisemens  et  carrières.  11  y  a  de  tout  :  des 
métaux  et  du  marbre,  des  ardoisières  et  de  la  pierre  de  taille,  des 
terres  argileuses  et  du  talc.  Il  y  a  même  de  l'or,  ainsi  que  l'in- 
dique le  nom  de  la  rivière  qui  a  baptisé  le  département.  Malheu- 
reusement, s'il  y  a  de  tout,  tout  est  un  peu  clairsemé,  à  l'exception 
du  fer.  Et  presque  tout  est  livré  aux  erremens  d'une  industrie  rou- 
tinière et  tâtonnante. 

Il  devint  donc  évident,  pour  le  père  et  le  fils,  que,  si  les  tré- 
sors de  Golconde  n'étaient  pas  sous  leurs  pieds,  ils  n'en  avaient 
pas  moins  foulé  longtemps,  d'un  pied  dédaigneux  ou  ignorant,  de 
fort  estimables  richesses  minéralogiques  qu'il  ne  tenait  qu'à  eux 
de  faire  surgir  du  sol.  —  Et  la  vocation  de  Régis  se  dessina,  en 
même  temps  que  sa  peine  s'atténua  ou  s'engourdit. 

Il  y  avait  quelques  semaines  que  durait  cette  accalmie  morale 
procédant  d'une  activité  physi([ue  et  intellectuelle  un  peu  désap- 
prise, lorsqu'une  rencontre  trop  prévue,  mais  qui  avait  pu  être 
évitée  jusque-là,  y  mit  fin  brutalement. 

Les  projets  de  Régis  étaient  entrés,  en  partie,  dans  la  voie  de  la 
réalisation,  par  le  fait  de  nombreux  sondages  pratiqués  çà  et  là, 
comme  aussi  par  différens  contrats  passés  avec  des  entrepreneurs 
d'extraction,  —  sans  parler  d'une  meilleure  administration  géné- 
rale, ni  du  prochain  retour  des  fonds  de  terre  mal  afiermés  au 
régime  du  faire-valoir  direct,  redevenu  possible  par  suite  de  la 
résiliation  amiable  des  baux,  qu'avait  obtenue  l'habileté  du  jeune 
homme.  —  Dans  son  ardeur  et  dans  sa  hâte,  voulant  tout  voir  pour 
tout  améliorer,  heureux  d'ailleurs  de  dépenser  ses  forces  et  de 
renouveler  connaissance  avec  ce  pays  où  s'était  écoulée  son  en- 
fance, le  fiancé  de  Béatrix  abordait  chaque  jour  une  tâche  nou- 
velle. 


IDYLLE    ET   DRAME    DE    SALON.  257 

Or,  ce  jour-là,  il  lui  avait  fallu,  contre  son  habitude  et  contre 
son  gré,  se  diriger  vers  Laverdun.  Les  carrières  qu'il  avait  à 
explorer,  en  effet,  étant  situées  de  l'autre  côté  d'une  des  collines 
qui  entourent  Montignan  et  faisant  face  à  l'ancien  chef-lieu  du 
comté,  qu'elles  dominent  et  commandent,  le  but  de  son  excursion 
devait  forcément  le  rapprocher  des  lieux  qu'il  redoutait.  Malgré  le 
très  proche  voisinage  de  ces  carrières,  il  en  avait  différé  l'explora- 
tion, donnant  la  préférence  à  des  inspections  plus  lointaines  et 
moins  urgentes.  Enfin,  la  veille,  une  circonstance  s'était  produite, 
qui  ne  permettait  guère  de  remettre  encore  à  plus  tard  la  décision 
à  prendre. 

Vêtu  comme  un  montagnard,  solidement  chaussé  et  guêtre, 
Régis,  ayant  sifflé  les  deux  bassets  qui  représentaient,  à  eux  seuls, 
la  meute  et  tout  le  chenil  de  Montignan,  s'était  mis  en  route,  au 
coup  de  midi,  le  bâton  en  main,  la  pipe  à  la  bouche.  Il  avait  cal- 
culé que  c'était  à  peu  près  le  moment  du  repas  des  habitans  de 
Laverdun  ;  et,  comme  l'affaire  à  traiter  ne  devait  pas  le  retenir  au- 
delà  de  la  durée  probable  de  ce  repas,  il  avait  assigné  à  l'entre- 
preneur qui  lui  faisait  des  olïres  un  rendez-vous  en  conséquence  : 
midi  et  demi  pour  une  heure. 

Il  gravit  donc  la  pente  boisée  qui  sépare  Montignan  des  car- 
rières. Mais,  comme  il  arriva  le  premier  à  l'endroit  du  rendez- 
vous,  il  eut  tout  loisir  de  contempler  la  terre  promise.  Or,  la  terre 
promise,  ce  n'étaient  point  les  carrières,  mais  la  demeure  de 
Béatrix. 

En  contre-bas  des  hauts  talus  couronnés  de  sapins  et  de  mé- 
lèzes, où  Régis  s'était  arrêté,  et  de  l'autre  côté  de  la  grand'route, 
le  parc  et  le  château  de  Laverdun  s'étendaient  sous  les  yeux  du 
jeune  homme,  dans  leurs  dimensions  imposantes  et  la  majesté  pai- 
sible des  domaines  opulens.  Tout  y  était  entretenu  avec  un  soin 
méticuleux,  et  pourtant  on  n'y  voyait  jamais  aucune  trace  d'aucun 
travail  récent.  Nulle  part  il  n'y  avait  ni  outils  ni  brouettes,  ni  terres 
fraîchement  remuées  ou  amoncelées,  ni  rien  qui  rappelât  le  labeur 
humain  :  on  eût  dit  que  ce  chef-d'œuvre  artificiel  fût  l'œuvre  de 
la  nature,  d'une  nature  perfectionnée  faisant  pousser  ses  arbres  tout 
taillés  et  disposant  ses  fleurs  en  guirlandes.  Tout  était  donc  splen- 
deur, richesse,  mais  non  peut-être  harmonie  et  noblesse,  dans  cet 
ensemble  où  le  château  ayant  remplacé  le  vieux  donjon  féodal  datait 
du  siècle  dernier,  tandis  que  le  parc,  sans  cesse  peigné,  léché,  ra- 
jeuni, ne  semblait  jamais  dater  que  de  la  veille.  Les  allées  qui  ser- 
pentaient, en  nombre  infini,  à  travers  les  pelouses,  étaient  partout 
désertes,  à  cette  heure  de  repos  ;  la  grande  paix  rurale  de  midi  pla- 
nait sur  cette  végétation  si  variée,  si  riche,  exotique  çà  et  là,  et  à 
TOME  xcvi.  —  1889.  17 


258  RE\T]E   DES    DEUX   MONDES. 

peine  teintée  d'or  vers  le  faîte  de  ses  frondaisons  luxuriantes  ou 
étranges  par  l'automne  commençant.  Et  les  toits  superbes  du  châ- 
teau, s'irisant  un  peu  au  soleil  roux,  déjà  voilé,  de  septembre,  pa- 
raissaient devoir  abriter,  sous  leurs  ardoises  bizarrement  imbriquées 
et  scintillantes,  l'insolence  heureuse  de  gens  repus  et  hers,  plutôt 
que  le  bonheur  discret  et  recueilli  de  privilégiés  bienveillans.  —  Telle 
était  du  moins  l'impression  résultant  de  la  physionomie  des  choses 
(aussi  souvent  trompeuse  que  celle  des  gens),  et  tel  fut  bien  le  sen- 
timent de  Régis  :  l'aspect  de  ce  domaine  était  trop  splendide  pour 
encourager  la  confiance  envers  ses  possesseurs. 

En  se  retournant  et  en  redescendant  un  peu  la  pente  qu'il  venait 
de  gravir,  le  jeune  homme  put  apercevoir  entre  les  arbres,  dans  le 
fond  du  vallon,  le  manoir  pat(îrnel,qui,  par  une  fantaisie  ou  une  re- 
vanche ironique  du  sort,  ressemblait  maintenant,  bien  plus  que  son 
reluisant  voisin,  au  nid  authentique  de  quelque  ancienne  lamille 
appartenant  à  la  noblesse  de  race,  à  la  noblesse  de  proie,  —  la  seule 
vraie.  —  Des  cultures  maraîchères  avaient  eu  beau  remplacer  peu  à 
peu  les  fossés  inutiles  et  comblés  ;  toute  une  basse-cour  avait  beau 
grouiller  sous  les  tourelles,  et  des  chèvres  brouter  le  revêtement  de 
verdure  des  bastions  abandonnés,  cette  demeure-là  sentait  d'une 
lieue  sa  gentilhommière.  Et  sa  noble  détresse  présente  semblait 
faite  pour  mieux  souligner  sa  gloire  d'autrefois. 

Mais  le  fiancé  malheureux  de  Béatrix  n'eut  pas  le  temps  de  s'at- 
tarder à  une  comparaison,  d'ailleurs  amère,  en  dépit  de  toutes  les 
compensations  d'esthétique.  Un  cliquetis  de  chaînes  d'attelage  et 
de  gourmettes,  argentin  et  clair  comme  un  bruit  de  clochettes,  tra- 
versa soudain  l'atmosphère  calme,  le  silence  de  la  route  et  des  car- 
rières. Puis,,  un  roulement  de  voiture  sur  le  gravier  d'une  cour  se 
fit  entendre  au  loin.  —  En  quelques  enjambées,  le  jeune  homme 
lut  de  retour  à  son  observatoire. 

Là-bas,  dans  la  cour  d'honneur,  et  seulement  à  demi  caché  par 
la  saillie  d'un  angle  de  muraille,  un  équipage  attendait  devant  le 
perron  du  château.  Les  chevaux  secouaient  leurs  mors,  dont  la 
stridente  et  intermittente  chanson  montait  jusqu'à  Régis,  comme 
un  rehain  sans  couplets.  Et  bientôt  la  voiture  lit  grincer  encore 
une  fois  le  gravier,  franchit  la  grille  et  roula  sur  la  route. 

Elle  allait  passer  au  pied  même  des  cariières.  Or,  elle  contenait, 
outre  le  comte  de  Laverdun  et  une  dame  assez  forte  que  Régis 
n'avait  point  reconnue,  deux  jeunes  filles  qu'il  n'avait  pas  eu  be- 
soin de  regarder  longtemps  poui-  les  recoimaîtrc  et  deux  jeunes 
messieurs  qu'il  reconnut  par  réflexion.  Son  premier  mouvement 
fut  do  s'effacer  derrière  les  arbres.  Mais  une  sorte  de  colère  su- 
bite contre  Beatrix  le  poussa  à  faire  tout  le  contraire.  Il  dégrinr- 
gola  le  long  de  la  pente  abrupte  et  rocailleuse  qui  aboutissait  à  la 


I 


IDYLLE   ET   DRAME   DE    SAXON.  259 

route, :ayant  sur  les  talons  ses  deux  bassets,  lesquels  donnaient  de 
la  voix  à  qui  mieux  mieux.  Etal  arriva  en  bas,  juste  au  moment 
où  la  voiture,  un  char-à-bancs  nouveau  modèle,  verni,  tout  neuf  et 
supérieurement  attelé  de  deux  demi-mng  enragés  d'ardeur,  appa- 
raissait au  tournant.  Le  comte  était  sur  le  siège,  avec  Suzanne  à 
côté  de  lui;  Béatrix,  entre  MM.  de  Triseuil  et  de  Poigny  ;  la  dame 
inconnue,  en  face  d'eux  sur  l'autre  banquette,  qu'elle  occupait 
dignement  à  elle  seule. 

En  voyant  de  près  cette  jeunesse  élégante,  parmi  laquelle  se 
trouvait  son  rival,  pomponné  comme  à  l'ordinaire,  le  jeune  homme 
se  sentit  humihé  de  son  accoutrement,  de  sa  pipe  et  du  bruit  que 
menaient  ses  chiems.  Il  se  faisait  l'effet  d'un  braconnier  cherchant  à 
se  donner  des  airs  indifïérens.  Et  pourtant,  s'il  avait  négligé,  ce 
jour-là,  toute  recherche  d'ajustement,  c'avait  été  de  propos  déli- 
béré, pour  se  mieux  mettre  en  garde  contre  le  désir  secret  d'aper- 
cevoir Béatrix.  Mais,  au  moment  d'affronter  les  regards  de  sa  fiancée 
et  des  compagnons  de  celle-ci,  une  honte  le  prenait,  qui  aggravait 
-son  mécontentement  intérieur. 

Cependant,  le  char-à-bancs  avançait  grand  train.  On  entendait  les 
rires  des  jeunes  gens  et,  dominant  ces  voix  juvéniles,  les  éclats 
d'une  gaîté  plus  bruyante  ou  plus  sonore.  Du  coup,  Régis  recon- 
naissait la  duchesse  de  Losne,  présidant  aux  vocalises  'du  trio,  — 
et  surtout  aux  fiançailles  de  son  fils. 

Quand  il  vit  Béatrix  rire  et  plaisanter  avec  ses  compagnons,  il  la 
jugea  ,tout  de  suite  oublieuse  de  ses  promesses  et  de  son  amour, 
en  tout  cas  peu  soucieuse  des  souffrances  ou  des  inquiétudes  de 
celui  qui  l'attendait  dans  la  retraite,  dans  la  solitude,  dans  la  tris- 
tesse d'une  mélancohque  demeure  que  nulle  espérance,  nul  encou- 
ragement n'était  venu  visiter  depuis  six  ou  sept  semaines  qu'il  \ 
était  rentré,  l'angoisse  au  cœur.  Et  le  puéril  sentiment  de  -honte 
qui  avait  étreint  l'âme  du  jeune  homme  s'évanouit  soudain,  pour 
faire  place  à  une  nouvelle  et  sourde  colère,  à  un  besoin  déraison- 
nable, irraisonné  plutôt,  de  rendre  instantanément  injure  pour 
injure,  mépris  pour  mépris  à  celle  dont  la  gaîté  hitcmpestive  pa- 
raissait vouloir  le  braver.  —  Que  Béatrix  fût,  par  instinct,  légère, 
naturellement  entraînée  au  rire  et  à  la  joie,  il  le  savait  depuis  long- 
temps et  avait  pu  le  lui  pardonner,  soutenu  dans  son  indulgence 
par  l'espoir  d'une  conversion  future  dont  l'honneur  etleprofu  lui 
reviendraient  sans  partage.  Mais  que,  non  contente  de  s'amuser 
maigri'  elle,  elle  provoquât  aux  galans  manèges  deux  jeunes  fats, 
dont  l'un  était  le  rival  avoué  de  son  fiancé,  voilà  qui  dépassait 
les  bornes  de  toute  indulgence.  Or,  M"°  de  Lavcrduu,  pour  le  quart 
d'heure,  était  fort  gracieusement  occupée  à  partager  entre  ses 
deux  voisins  quelques  fleurs,  brins  de  muguet  blanc  et  roses  mous- 


!! 


260  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

seuses,  qu'elle  avait  cueillies,  sans  doute,  dans  une  des  serres  du 
château,  avant  de  monter  en  voiture.  Et  même,  venant  en  aide, 
avec  obligeance,  à  M.  de  Triseuil,  lequel  ne  pouvait  parvenir  à 
loger  dans  sa  boutonnière  la  part  un  peu  volumineuse  qui  lui  était 
échue,  elle  attachait  de  ses  mains  au  revers  du  veston  le  muguet 
et  les  roses. 

Régis  ne  se  demanda  pas  pourquoi  tant  d'amabilité  se  détournait 
du  prince  de  Poigny  pour  aller  au  comte  de  Triseuil,  ni  même  si  la 
jeune  lille  avait  pu  l'apercevoir  avant  que  la  voilure  passât  à  côté 
de  lui.  —  La  vérité  est  que,  coquetant  éperdument,  ou  avec  osten- 
tation, elle  ne  l'avait  pas  vu. 

Et  la  preuve  qu'elle  ne  l'avait  pas  vu,  c'est  qu'elle  se  troubla 
sur-le-champ  et  perdit  toute  contenance  dès  qu'elle  fut  sur  le 
point  de  le  croiser.  Mais  le  jeune  homme  ne  distinguait  plus  rien, 
hors  sa  peine  et  son  alîront. 

Aussi,  au  lieu  de  saluer  simplement  et  poliment,  ce  qui  eût  été 
naturel  et  de  bon  goût,  s'assit-il  à  terre  en  sifflotant  et  en  détour- 
nant la  tête  avec  affectation.  La  voilure  passa.  S'il  l'eût  suivie  du 
regard,  l'attitude  navrée  et  interrogative  des  deux  jeunes  filles  lui 
eût  donné  autant  de  curiosité  que  de  remords.  Pareillement,  la  mine 
satisfaite  des  autres  personnages  n'eût  pas  laissé  de  lui  inspu'er  des 
regrets  sérieux. 

Mais  il  ne  regarda  rien,  pas  même  ses  chiens,  dont  les  honnêtes 
et  sympathiques,  physionomies,  —  comme  en  ont  seuls  les  bassets, 
—  exprimaient  la  stupeur  qu'ils  éprouvaient  à  se  voir  condamner 
à  l'immobilité  après  une  si  belle  course,  et  si  imprévue,  si  folle, 
où  leurs  petites  pattes  torses  s'étaient  si  merveilleusement  allon- 
gées. Ce  furent  eux  pourtant  qui  le  rappelèrent  au  sentiment  de  la 
réalité.  Il  prononça  alors  distraitement  l'onomatopée  familière  qui 
réunissait  leurs  noms  jumeaux  :  Flic-Flac.  Et  il  regagna,  avec  eux, 
le  sommet  des  carrières. 

Le  soir,  Régis  ne  parla  pas  à  son  père  de  la  rencontre  qu'il  avait 
faite  dans  la  journée.  Mais,  le  lendemain,  il  était  résolu  à  écrire  deux 
lettres  :  l'une  à  M""  de  Laverdun  et  l'autre  à  Béatrix  elle-même, 
])Our  leur  rendre  leur  parole,  sans  explications  d'aucune  sorte. 

Heureusement,  le  lendemain,  il  reçut  une  double  visite,  qui  le 
dispensa  d'écrire  sa  double  épître. 

On  vint  lui  dire,  au  milieu  du  jour,  que  M"*'  de  Laverdun,  accom- 
pagnée d'une  amie,  demandait  à  visiter  la  maison  où  était  mort 
l'abbé  Cordiac.  —  11  parut  évident  à  Régis  que  les  explications  qu'il 
ne  voulait  pas  solliciter  lui  arri\aient,  toutes  franches  et  toutes 
spontanées.  Restait  à  savoir  ce  qu'elles  valaient. 

Aussi  le  jeune  homme,  s'armant  lui-même  des  clés  de  la  maison 
(|ui  avait  longtemps  ser\i   d'asile  au  vieux  prêtre,  prolita-l-il  de 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  '261 

l'absence  de  son  père  pour  se  porter  seul,  et  sans  hésiter,  à  la  ren- 
contre des  jeunes  filles. 

Toutes  deux,  dans  leurs  robes  simples  et  claires,  avec  leurs  cha- 
peaux entourés  de  gaze  blanche,  avaient  un  air  fort  peu  rassuré. 
On  les  eût  soupçonnées  d'escapade,  rien  que  sur  la  mine. 

Et,  en  effet,  leur  pèlerinage,  qui  n'était  pas  pour  plaire  à  M.  de 
Laverdun,  devait  rester  secret,  ainsi  que  l'expliqua  Suzanne,  à  peine 
entrée  dans  la  maison. 

—  Oui,  dit-elle,  nous  avons  bien  compris  qu'un  grave  malen- 
tendu devait  fatalement  résulter  de  la  rencontre  d'hier  se  combi- 
nant avec  le  long  silence  qui  l'a  précédée.  Vous  vous  êtes  cru  ou- 
blié, trahi...  que  sais-je?  Or  on  travaille  à  votre  bonheur.  Cela 
vaut  la  peine  que  l'on  s'explique,  n'est-il  pas  vrai?..  Mais  ne  vous 
expliquez  pas  trop  copieusement.  11  nous  fallait  venir;  il  ne  faut 
pas  qu'on  sache  que  nous  sommes  venues  :  tout  serait  compromis, 
Devinant  votre  chagrin,  Béatrix  n'a  pas  cru  devoir  recourir  à  ma 
sœur,  ce  qui  eût  été  interminable.  Quant  à  vous  écrire  directement, 
autant  valait  venir  vous  voir,  n'est-ce  pas?  Aous  avons  pensé  que 
ce  ne  serait  pas  plus  mal  de  notre  part  et  que  nous  vous  ferions 
plus  de  bien...  Mais  surtout  faisons  vite... 

Elle  parlait  avec  une  volubilité  distraite.  Il  semblait  que  son  hu- 
meur serviable  fût  désormais  le  résultat  d'un  effort,  plutôt  que  l'ex- 
pression de  sa  nature  même  ou  la  suite  d'une  conviction. 

Ils  traversèrent  l'humble  et  agreste  maison,  où  rien  n'avait  été 
dérangé  ni  remué  depuis  la  mort  de  l'abbé,  et  ils  arrivèrent  dans 
le  verger.  Pendant  cette  courte  visite,  ou  plutôt  pendant  ce  court 
trajet,  Béatrix  fit  observer,  en  souriant,  mais  non  sans  quelque  mé- 
lancolie, que  la  demeure  du  défunt  était  vouée  au  service  de  leurs 
amours.  —  Régis  attendit  pour  sourire  qu'on  l'eût  un  peu  mieux 
édifié,  ce  qui  ne  fut  pas  long. 

—  Alors,  vous  avez  cru  tout  de  suite  à  la  trahison?  lui  demanda 
Béatrix.  C'est  plus  simple,  en  efiet,  mais  ce  n'est  guère  flatteur 
pour  moi. 

Elle  s'était  arrêtée,  sérieuse  et  pensive,  sous  un  vieux  pommier 
tordu;  et,  s'appuyant  au  bras  de  sa  compagne,  elle  avait  fiché  en 
terre  le  bout  de  sa  longue  ombrelle.  Régis  tut  frappé,  et  doulou- 
reusement frappé,  du  contraste  de  son  attitude  présente  avec  celle 
de  la  veille,  alors  qu'elle  s'ébattait  joyeusement  dans  le  char-à- 
bancs,  au  milieu  de  ses  compagnons  de  promenade  et  de  plaisir. 
11  lui  dit  crûment  : 

—  Il  n'y  a  pas  eu  d'outrage,  s'il  y  a  eu  méprise;  mais  savez-vous 
bien  que  votre  tristesse...  très  intermittente,  et  qui  attend  ma 
présence  pour  se  manifester,  n'est  pas  de  natm*e  à  me  guérir  de 
mon  aveuglement  ? 


?l 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Quand  on  joue  la  comédie  contre  son  gré,  l'esprit  plein  de 
pai)ilioiis  noirs,  on  a  bien  le  droit  d'être  un  peu  triste,  même  les 
jours  de  relâche. 

—  De  quelle  comédie  parlez-vous  ? 

—  De  celle  que  j'improvise,  chaque  jour,  à  Laverdun,  pom* 
triompher,  par  la  ruse,  du  mauvais  vouloir  de  mon  père...  Vous 
vous  plaignez  que  je  sois  triste  devant  vous.  Mais  je  le  suis  souvent 
un  peu,  maintenant.  Je  m'aperçois  que  tout  n'est  pas  gai  dans  la 
vie...  ni  facile.  Heureusement,  ce  qui  est  difficile  n'est  pas  impos- 
sible. 

—  Et  vous  espérez  réuisair?  Gomment? 

—  En  faisant  peur  à  mon  père,  qui  m'aime...  Car  il  m'aime.  Et 
c'est  bien  là,  avec  l'espoir  de  gagner,  à  la  fin,  votre  cause  et  la 
mienne,  la  seule  douceur  de  mon  rôle.  Je  l'ai  intiensiblemenl  con- 
quis, subjugué,  ce  père  imprenable...  et  sans  hypocrisie,  je  vous 
le  jure,  car  j'avais  deviné  son  cœur,  avant  de  le  connaître.  11  a 
soufiert...  Mais  ne  parlons  que  de  vous,  de  nous.  Je  veux  que  mon 
père  Unisse  par  mettre  son  affection  pour  moi  au-dessus  de  ses 
rancunes  ou  de  ses  préventions  contre  votre  père  et  vous...  11 
y  viendra  :  dans  une  àme  quelconque,  mais  surtout  dans  une  âme 
noble,  l'amour,  en  se  développant,  finit  toujours  par  étoufifer  la 
haine,  parce  qu'il  tend  toujours  à  occuper  tout  l'espace... 

—  11  ne  faut  pas  beaucoup  de  place  à  une  vieille  rancune,  mur- 
mura Régis,  pour  faire  son  œuvre.  Votre  père  vous  aimora,  et  il 
continuera  de  me  détester.  Or,  il  n'en  faut  pas  davantage  poiu*  nous 
empêcher  à  tout  jamais  d'être  heureux. 

—  Nous  verrons  s'il  n'hésitera  pointa  se  déjuger  lorsqu'il  s'agira 
de  me  condamner  à  être  aujourd'hui  ce  qu'il  ne  voulait  pas  autre- 
fois que  je  devinsse. 

—  Et  quand  verrons-nous  cela?' 

—  En  vérité,  bientôt. 

—  Ne  précipitez  rien,  dit  Suzanne  en  intervenant  pour  lu  se- 
conde fois  sur  le  ton  de  la  prudence.  Ne  précipitez  rien  quant  à 
l'action...  mais  abrégez  les  commentaires...  Sûrs  l'un  de  l'autre, 
attendez  votre  heure  :  elle  sonnera. 

En  attendant,  ils  causèrent,  liéatrix  raconta  ses  espérances.  Ré- 
gis exposa  ses  projets.  Et  cela  dura  longtemps. 

XIII. 

•Régis,  qui  savait  des  choses  que  Béairix  devait  ignorer,  avait  le 
droit  de  se  demander,  malgré  l'assurance  vraie  ou  feinte  de  sa  fian- 
cée, -si  vraiment  cette  heure  de  bénédiction,  dont  avait  parlé  Su- 
zanne, sonnerait  jamais.  Se  défaire  d'un  prétendant  pouvah  n'être 


IDYLLE   ET    DRAME    DE    SALOX.  263 

qu'oia  jeu  pour  la  fille  du  comte  de  Laverdun,  surtout  si  elle  avait 
réussi,  autfnt  qu'elle  le  disait,  à  se  faire  chérir  de  son  père.  Quant 
à  imposer  à  celui-ci  le  fils  de  M.  de  Montignan,  aux  lieu  et  place  de 
son  candidat  évincé,  il  fallait  ne  rien  savoir  de  ce  que  savait  Régis 
pour  y  songer. 

Cependant,  quiconque  eût  suivi  avec  attention,  depuis  quelque 
temps,  tous  les  manèges  de  la  jeune  fille  n'eût  pu  douter  qu'elle 
ne  fût  parvenue  à  découvrir  une  partie  du  secret  qu'on  lui  cachait 
et  qui  se  di-essait  entre  elle  et  Régis,  comme  entre  son  père  et  sa 
mère.  Elle  n'était  plus  gaie  que  par  accès,  fébrilement,  et  aux 
heures  où,  il  lui  fallait  l'être  pour  ne  pas  compromettre  le  succès- 
daplan  qu'elle  s'était  tracé. 

Ce  plan  consistait  essentiellement  à  exagérer  ses  tendances  mon- 
daines, après  avoir  captivé  l'affection  de  M.  de  Laverdun  ;  en  sorte 
qu'il  en  vînt  à  s'alarmer  de  l'avenir  de  sa  fille.  Car  Béatrix  avait 
toujours  présente  à  l'esprit  la  haine  ou  la  défiance  de  son  père  en- 
vers le  monde  ;  et  elle  ne  pouvait  croire  qu'il  dût  persister  dans  son 
projet  de  la  marier  à  un  jeune  mondain,  de  la  fau-e  entrer  dans  une 
famille  mondaine  par  excellence,  lorsque,  l'aimant,  il  la  verrait  au 
bord  de  ce  qu'il  considérait  sans  doute  encore  comme  un  abîme  ou 
un  gouiïre  de  perdition. 

La  première  partie  de  ce  programme  avait  été  exécutée  sans  en- 
combre. Béatrix:  n'avait  pas  eu  de  peine  à  se  faire  adorer  de  son 
père,  dont  l'àme  assombrie  ne  s'était  fermée  à  la  tendresse  que 
sous  l'étreinte  d'une  rebutante  désillusion.  M.  de  Laverdun,  qui 
avait  beaucoup  aimé  sa  femme,  ne  pouvait  manquer  d'aimer  sa 
fille  en  apprenant  à  la  connaître  sous  le  jour  particulièrement  ai- 
mable où  il  plut  cà  celle-ci  de  se  montrer  d'abord.  Avec  une  entente 
suprême  de  l'art  des  gradations,  elle  s'étudiait  à  ne  pénétrer  que 
pas  à  pas  dans  l'intimité  du  comte,  se  gardant  bien  de  pai-aître 
vouloir  en  forcer  l'entrée.  Elle  obligeait  même  son  père  à  lui  faire 
toutes  les  avances.  Et  les  promenades  à  cheval,  avec  les  conseils 
pratiques  et  les  mille  petits  soins  galans  qu'elles  comportaient  de  la 
part  de  M.  de  Laverdun,  ne  furent  pas  sans  influence  sur  la  marche 
prompte  et  décisive  de  cette  familiale  intrigue.  Au  bout  d'une  se- 
maine, M.  de  Laverdun  était  sous  le  charme.  Abstraction  faite 
même  du  sentiment  paternel  qui  recommençait  à  se  manifester  en 
lui,  il  avait  besoin  désormais  de  cette  gracieuse  enfont,  besoin  de 
la,  voir,  besoin  de  l'entendre,  besoin  de  lui  parler.  Cette  beauté 
mignonne  était  l'astre  tardif  aux  rayons  du([uel  se  ranimait  son 
vieux  cœur  endolori,  et  sans  fureur  à  craindio,  ni  délire,  ni  lièvre, 
ni  amertume...  Tout  ce  qu'il  avait  gardé  dans  l'àme  de  tendresse 
inemployée,  il  le  reporta  sur  sa  fille. 


26 i  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Mais  celle-ci,  aussitôt  dans  la  place,  s'ingénia  à  tirer  le  meilleur 
parti  possible  de  sa  victoire.  Elle  commença  par  provoquer  l'éton- 
nement  de  son  père,  pour  entretenir  ensuite  son  inquiétude. 

Les  invités  du  comte  venaient  d'arriver.  Aimable  pour  M.  de 
Poigny,  Béatrix  fut  agaçante  envers  M.  de  Triseuil,  qu'elle  alTecta 
de  traiter  vraiment  en  ami,  on  camarade  préféré.  Elle  lui  donnait 
des  fleurs,  le  recherchait  ou  le  choisissait  comme  partenaire  dans 
les  jeux  qui  se  jouaient  au  jardin  ou  dans  le  salon,  comme  écuyer 
ser\  ant  dans  les  cavalcades,  et  comme  voisin  de  nappe  ou  de  ban- 
quette dans  les  déjeuners  sur  l'herbe  et  les  promenades  en  voiture; 
mais  cela  sans  décourager  l'autre,  qu'elle  maintenait,  au  contraire, 
sur  le  pied  de  cour,  d'officielle  galanterie,  où  il  s'était  mis  d'abord, 
lui  laissant  entendre  qu'il  représentait  le  sérieux  et  qu'il  aurait 
son  tour.  —  Tout  cela  était  d'une  eflrénée  coquetterie  et  d'une 
science  ou  d'une  perversité  terrifiante.  Triseuil  en  fut  gêné;  Poi- 
gny, décontenancé;  la  duchesse,  ofïusquée;  et  M.  de  Laverdun, 
ébahi  d'abord,  puis  atterré.  Quant  à  W"  de  Laverdun,  elle  ne  com- 
prenait pas  encore  la  tactique  de  sa  fille,  qui  s'était  relusée  à  la 
lui  expliquer.  Et,  pour  ce  qui  est  du  duc  de  Losne,  simple  clair  de 
lune  de  sa  femme,  il  ne  pouvait  qu'être  oflusqué,  puisque  sa  femme 
l'était  et  ne  l'était  pas  facilement. 

Il  fallut  bien  enfin,  vers  la  troisième  ou  la  quatrième  semaine, 
que  M.  de  Laverdun  fît  des  observations  à  sa  fille,  M"'®  de  Laver- 
dun ne  lui  en  faisant  aucune  et  se  bornant  au  strict  nécessaire  en 
fait  de  conversation.  Il  l'appela  donc,  un  matin,  dans  son  cabinet. 
—  C'était  la  veille  même  du  jour  où  l'on  devait  rencontrer  Régis. 

—  Ma  chère  Béatrix,  lui  dit-il,  je  ne  suis  pas  content  de  vous. 

—  De  toi,  fit  la  jeune  fille  en  rectifiant  sur  un  ton  câlin.  C'est 
convenu,  vous  savez  ! 

—  De  toi...  si  tu  veux...  Eh  bien!  je  ne  suis  pas  content  de 
toi. 

—  Bah  !  vous  m'étonnez,  mon  père.  Est-ce  que  je  ne  serais  pas 
assez  aimable,  pas  assez  accueillante? 

—  Tu  l'es  trop  . 

—  Non.  J'exécute  loyalement  nos  conventions,  ni  plus,  ni  moins. 

—  D'abord,  M.  de  Triseuil  n'a  jamais  figuré  dans  nos  conven- 
tions... dans  nos  conventions  principales. 

—  Aussi  n'est-ce  qu'un  accessoire.  Mais  enfin,  j'ai  stipulé  sa 
présence.  11  figure  donc  au  contrat...  Il  figurera  même  au  contrat 
do  mariage,  si  je  me  marie.  Car  c'est  le  plus  intime  ami  de  M.^de 
Poigny... 

—  J'avoue  ne  pas  comprendre... 

—  C'est  bien  simple,  pourt<uit.  Vous  voulez  que  je  devienne 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  265 

princesse  de  Poigny,  c'est-à-dire  une  des  reines  de  la  mode,  comme 
disent  les  braves  gens  et  les  courriéristes...  Or,  une  reine  de  la 
mode  a  toujours  un  favori.  Je  m'exerce,  voilà  tout. 

—  Béatrix  ! 

Courroucé,  M.  de  Laverdun  s'était  dressé  devant  sa  fille.  Mais, 
quoique  pâle  et  résolue,  celle-ci  regardait  son  père  sans  bravade. 
Sous  ce  regard  clair  et  scrutateur,  le  comte  se  calma  comme  par 
enchantement. 

—  Est-il  possible,  repril-il  d'un  ton  beaucoup  plus  conciliant,  que 
quelques  mois  de  la  vie  de  Paris  aient  suffi,  je  ne  dirai  pas  pour 
vous  pervertir  à  ce  point,  mais  pour  pervertir  à  ce  point  vos  idées 
et  votre  langage? 

—  Que  voulez-vous,  mon  père?  Une  jeune  fille  choisit,  ou  l'on 
choisit  pour  elle,  par  le  mariage,  sa  condition.  Vous  avez  répudié 
mon  choix;  je  tâche  de  m'habituer  au  vôtre.  Qu'y  a-t-il  là  de  sur- 
prenant? 

—  Je  n'ai  jamais  eu  l'idée,  comme  bien  vous  pensez,  de  faire  de 
vous  une  de  ces  femmes  qu'on  appelle  des  femmes  lancées,  pro- 
bablement parce  qu'on  est  sûr  qu'elles  tomberont  un  jour  ou 
l'autre... 

—  Pourtant,  mon  cher  père,  vous  ne  pouvez  pas  me  demander, 
si  je  fais  un  mariage  mondain  paur  vous  plaire,  d'y  apporter  une 
soif  de  respectabihté  que  je  chercherais  vainement  à  satisfaire  dans 
le  monde.  De  quoi  sommes-nous  convenus?  Nous  sommes  conve- 
nus qu'il  y  aurait  une  épreuve  dont  l'issue  déciderait  du  sort  de 
votre  projet.  Or,  il  se  trouve  que,  toutes  réflexions  faites,  si  je  ne 
puis  pas  épouser  la  personne  que  vous  savez,  je  crois  pouvoir 
m'accommoder  de  M.  de  Poigny...  mais  à  la  condition  de  donner 
fibre  carrière  à  des  goûts  de  plaisir  que  rien  ne  contre-balancera 
plus... 

—  Vous  ne  savez  ce  que  vous  dites,  interrompit  M.  de  Laverdun 
avec  emportement,  ou  vous  ne  dites  pas  ce  que  vous  pensez! 

—  Pardon,  mon  père.  Gomme  certain  personnage  historique,  je 
ne  dis  pas  toujours  ce  que  je  pense,  mais  je  pense  toujours  ce  que 
je  dis. 

—  Eh  bien  !  ce  mariage  ne  se  fera  pas  !  s'écria  le  comte  avec 
force. 

—  Celui-là  non  plus?  dit  Béatrix  sur  un  ton  d'ironique  surprise. 
Tant  pis!..  Mais  vous  aurez  peut-être  plus  de  mal  à  rompre  ce  pro- 
jet que  l'autre. 

—  Au  train  dont  vous  allez,  il  pourra  bien  arriver  que  ce  soient 
nos  partenaires  qui  le  rompent. 

~  Soit.  Mais  moi,  je  ne  le  romprai  point  ;  et  je  crois  que,  en- 


266  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gàgv  comme  vous  l'êtes,  vous  trouverez  liiiitialive  peu  commode 
à  prendre. 

Cet  entretien  jeta  du  froid,  pour  une  demi-journée,  entre  le  père 
et  la  fille.  Mais,  dès  le  lendemain  malin,  celle-ci  avait  reconquis  le 
terrain  perdu.  Seulement,  elle  avait  repris,  en  même  temps,  ses 
affectations  de  mauvais  genre,  lesquelles,  grâce  à  l'apparition  de 
Régis  sur  le  grand  chemin  et  au  trouble  qui  en  était  résulte  pour 
la  jeune  fille,  donnèrent  fort  à  penser  à  la  duchesse  de  Losne.  «  J'y 
•^suis!  s'écria  la  bonne  dame  en  forme  de  conclusion.  Cette  petite 
masque  veut  nous  détourner  de  sa  personne.  Son  jeune  Montignan 
-est  évidemment  de  connivence  avec  elle.  Parbleu!  je  gage  qu'ils 
s'entendent  comme  larrons  en  foire...  Ils  ne  se  sont  pas  seulement 
regardés  en  se  rencontrant.  Comme  c'est  vraisemblable  !  Comme  si 
l'on  pouvait  passer  ainsi  à  côté  l'un  de  l'autre,  sans  se  voir  ou 
sans  se  reconnaître...  quand  on  se  connaît  si  bien,  et  cela  tout  en 
devenant,  l'un  et  l'autre,  blancs  comme  des  linges!..  Oui,  oui, 
'C'est  une  comédie  qu'on  nous  joue.  Une  tille  de  cet  âge-là  ne  se 
transforme  pas  ainsi,  du  jour  au  lendemain.  Elle  était  très  gen- 
tilleet  très  convenable,  quoique  franche...  Maintenant,  c'est  comme 
une  Américaine  mal  élevée.  Pour  un  peu,  je  me  serais  désistée 
sans  tarder,  tant  j'entrevoyais  sinistrement  le  sort  de  mon  pauvre 
fils...  Mais,  patience  !  En  l'observant,  je  finirai  bien  par  la  prendre 
en  flagrant  délit  d'imposture,  cette  M"*^  Machiavel  !  » 

Ainsi  fut  fait,  et  pas  plus  tard  que  le  jour  suivant,  par  suite  de 
la  fiiguc  malencontreuse  exécutée  en  cachette  vers  Montignan  par 
Béatrix  et  Suzanne.  Les  deux  pauvrettes  ne  se  doutaient  guère, 
en  cheminant  pédestrement  dans  la  campagne,  qu'elles  avaient  à 
leurs  trousses  cette  gaillarde  duchesse,  qui  était  un  fin  limier,  mal- 
-gré  ses  dehors  un  peu  lourds  de  gendarme  et  sa  verve  un  peu 
épaisse  de  matrone. 

—  Je  la  tiens,  la  bonne  pièce  !  le  petit  monstre! 

Telle  avait  été,  en  sa  forme  familière  et  un  i>eu  triviale,  la  pre- 
mière appréciation  de  M*"^  de  Losne  après  sa  découverte.  Elle  y 
ajouta  bientôt  ce  commentaire  : 

—  11  y  a  même  deux  monstres  au  lieu  d'un.  Car,  que  dire  de 
cette  autre  demoiselle,  de  cette  benoîte  jouvencelle  (jui  accepte  un 
rôle  de  duègne,  à  son  âge! 

Mais,  poursuivant  le  cours  de  ses  réflexions,  la  duchesse  fit  la 
grimace.  «  Je  disais  la  tenir,  pensa-t-elie.  Bien  au  contraire,  elle 
m'échappe.  Malgré  son  nom  et  son  argent,  je  ne  vais  pas  en  faire 
ma  bru,  quand  je  sais  qu'elle  court  les  champs  pour  aller  rendre 
visite  aux  petits  Montignan  du  voisinage... Sans  compter  que  c'était 
pour  son  éducation  que  je  la  voulais,  non  moins  (pie  pour  le  reste... 


f 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  267 

,\ii!  la  peste  soit  des  éducations  champêtres  !  Décidément,  plus  on 
est  près  de  la  nature,  plus  on  est  loin  des  convenances,  qui  ne 
sont,  après  toat,.  que  des  conventions.  A  force  de  regarder  les 
bêles...  Parbleu!  il  n!y  a  qu'à  ouvrir  les  yeux  pour  recevoir  le 
mauvais  exemple...  G'esti  égal,  je  vais  toujours  prévenir  le  père. 
Ce  sera  ma  vengeance...  et  ma  flèche  de  Parthe.  Car,  après  cela, 
nous  pouiTons  pher  bagage  et  nous  remettre  en  quête  d'une  perle 
ducale.  » 

Son  devoir,  et  non  sa  vengeance,  comme  elle  se  l'était  dit  à 
elle-même,  —  on  ne  se  dit  pas  toujours  la  vérité  à  soi-même,  ni 
pour  le  bien  ni  pour  le  mal,  —  son  devoir  lui  avait  paru  clair 
comme  de  l'eau  de  roche.  M.  de  Laverdun  était  trompé,  bafoué  par 
sa  fille.  Même  sans  mettre  les  choses  au  pis  et  sans  croire  que  Béa- 
triï  eût  avec  Régis  des  entrevues  vraiment  criminelles,  on  ne  pou- 
vait contester  l'étrange  perversité,  la  dépravation  précoce  de  cette 
péronnelle  qui  donnait  des  rendez-vous  à  son  amoureux,  non  loin 
de  chez  elle,  pendant  que,  sous  son  propre  toit,  un  fiancé  agréé 
par  son  père  l'attendait,  la  bouche  en  cœur,  —  et  n'était  pas  seul  à 
l'attendre,  puisqu'il  était  accompagné  de  ses  parens,  venus  avec  lui 
en  grande pompel  —  Donc, il  fallait  dénoncer  lacoupable;  ne  pas  le 
faire,  c'eût  été  trahir  l'hospitaUté...  Et  puis,  il  n'eût  pas  été  com- 
mode d'explicpier  le  départ  et  la  rupture  sans  révéler  les  esca- 
pades. 

Toutefois,  la  besogne,  à  mesure  que  l'instant  approchait  de  l'ac- 
complir, devenait,  aux  yeux  de  la  bonne  M"^®  de  Losne,  moins 
ragoûtante  et  plus  scabreuse.  A  la  fm,  les  scrupules  de  la  du- 
chesse prirent  un  tel  développement  que,  n'ayant  encore  rien  dit, 
ni  à  son  mari,  ni  à  son  fds,  elle  résolut  de  prendre  directement  à 
partie  d'^ibord  la  coupable  elle-même. 

A  la  chute  du  jour  donc,  ayant  séparé  Béatrix  de  son  amie  Su- 
zanne, elle  l'entraîna  dans  un  salon  désert  du  rez-de-chaussée. 
L'obscurité  était  presque  complète  ;  aussi  la  jeune  fille  avait-elle 
voulu  demander  une  lampe.  Mais  la  duchesse  l'en  avait  empêchée, 
la  faisant  asseoir  sur,  un  siège  d'encoignure.  Et  là,  entre  chien  et 
loup,  sans  chercher  à  la  dévisager  : 

—  Ma  chère  petite,  lui  dit-elle,  je  vois  de  reste  que  vous  n'êtes 
pas  sous  l'influence  magique  d'une  grande  ]iassion. 

—  A  quoi  voyez-vous  cela,  madame?  demanda  en  riant  Béatrix. 

—  Vou&  n'êtes  jamais  seule,  même  quand  vous  n'êtes  pas  avec 
mon  fils-.  Et  vous  n'aimez  pas  l'obscurité. 

—  Ah!  c'est  donc  sous  l'empire  d'une  grandepassionpourM.de 
Poigny  que  je  devrais  être...  et  que  je  ne  suis  pas? 

Puis,  cédant  à  l'envie  assez  naturelle  de  taquiner  la  duchesse, 


268  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  l'assassinait  journellement  de  ses  exclamations  laudatives  sur 
les  mérites  de  son  fils  : 

—  Mais  l'induence  magique,  ajouta-t-elle,  opère  peut-être  sur 
moi  tout  autrement  que  sur  le  commun  des  mortels.  Je  suis  com- 
municative,  j'ai  besoin  de  parler...  Le  moyen  avec  cela  de  recher 
cher  la  solitude  et  l'ombre  ! 

—  Voulez-vous  que  nous  causions  sérieusement,  mon  enfant? 

—  Sérieusement?  fit  Béatrix  étonnée  du  ton  plus  que  de  la  de- 
mande. Mais,  oui,  madame. 

—  Et  vous  serez  franche?  ;f 

—  Oh  !  bien  franche. 

—  Aimez-vous  mon  fils?  i 

* 

—  Non. 

—  A  la  bonne  heure!..  Mais  alors,  qu'est-ce  que  nous  faisons 
ici,  lui  et  moi,  et  son  père? 

—  Dame  !  je  me  suis  laissé  dire  que  vous  désiriez  que  votre  fils 
m'épousât. 

—  Et  vous-même,  que  faites-vous  ? 

La  voix  forte  de  M"""  de  Losne  s'accentuait.  Et,  à  l'entendre,  on 
devinait  qu'un  orage  allait  éclater.  Béatrix,  tout  interdite,  s'était 
levée. 

—  Oui,  que  faites-vous?  répéta  la  duchesse  avec  énergie.  Que 
faites-vous,  mademoiselle  de  Laverdun? 

—  Mais...  je  tâche  d'aimer  votre  fils,  madame,  puisqu'on  m'a 
commandé  d'essayer. 

—  Vous  tâchez  d'aimer  mon  fils!  L'euphémisme  est  délicieux!.. 
Et  c'est  à  Montignan, quand  il  demeure  à  Laverdun, que  vous  vous 
exercez  à  l'aimer?  Et,  pour  ces  essais-là,  il  vous  faut  le  concours 
d'un  jeune  monsieur  qui  arrive  à  votre  rencontre,  porteur  d'un 
trousseau  de  clés  et  vous  ouvre  la  porte  d'une  petite  maison  où 
vous  disparaissez  avec  lui!.,  pour  n'en  ressortir  qu'après  un  temps 
très  long!..  Ah!  c'est  trop  fort,  cela,  voyez-vous,  ma  chère  petite, 
c'est  trop  fort  ! 

Béatrix,  un  moment  démontée,  ne  tarda  pas  à  se  remettre  et  ré- 
pliqua : 

—  Avec  lui  et  avec  l'amie  qui  m'accompagnait...  Car,  si  vous 
m'avez  épiée  ou  fait  épier,  madame,  vous  savez  que  je  n'étais  pas 
seule. 

—  Oui,  un  fameux  porte-respect  !  une  jeune  fille  de  votre  âge! 

—  Mais,  madame,  je  n'avais  nul  besoin  d'un  porte-respect, 
n'ayant  cà  voir  qu'une  personne  qui  m'a  toujours  fort  respectée... 

—  Et  toujours  fort  aimée! 

—  C'est  vrai. 


IDYLLE  ET  DRAME  DE    SALON.  269 

—  Si  pourtant  j'avais  suivi  ma  première  inspiration,  qui  était  de 
vous  dénoncer  à  votre  papa,  avouez  que  j'aurais  pu  vous  attirer 
bien  du  désagrément... 

—  Je  ne  le  nie  pas,  madame.  Mais  je  n'ai  à  me  reprocher  qu'une 
simple  désobéissance.  Et  ce  n'est  pas  de  là  que  me  serait  venu  le 
désagrément. 

—  Et  si,  maintenant,  je  persistais  à  vouloir  informer  votre 
père? 

—  Je  vous  demanderais,  madame,  comme  un  service  et  comme 
une  grâce,  de  n'en  rien  faire. 

La  jeune  fille  avait  parlé  avec  une  simplicité,  une  émotion,  et 
une  noblesse  qui  touchèrent  profondément  l'excellente  femme 
qu'était  la  duchesse  de  Losne.  Si  bien  que  Béatrix  se  sentit  attirée, 
tout  à  coup,  par  deux  bras  vigoureux,  qui  l'incrustèrent  sur  une 
solide  poitrine,  tandis  qu'une  voix  vibrante,  mais  très  adoucie,  lui 
jetait  ces  mots  dans  l'oreille  : 

—  Voyons,  mon  enfant,  confessez-vous...  C'est  donc  un  roman 
bien  mystérieux,  que  le  vôtre?  Je  me  rappelle  qu'il  y  a  là-dedans 
un  amour  contrarié,  et  je  n'ignore  pas  que  j'ai  contribué  à  le  con- 
trarier. Mais,  si  c'est  sérieux  à  ce  point-là,  je  suis  avec  vous,  vous 
savez,  contre  mon  fils  et  contre  moi-même...  Voulez-vous  que  je 
parle  à  votre  père...  oh  !  sans  lui  raconter  le  petit  épisode... 

—  Vous  êtes  bonne,  madame,  et  je  vous  remercie.  Mais  la  men- 
tion de  ce  que  vous  appelez  le  petit  épisode  n'est  pas  ce  qui  m'ef- 
fraierait le  plus...  Je  vous  en  prie,  ne  dites  rien. 

—  C'est  bon,  c'est  bon...  Pourtant,  vous  avez  tort  de  repousser 
mon  intervention.  Je  vous  regretterai  comme  belle-fille;  mais  cela 
ne  m'empêcherait  pas  de  vous  bien  servir  comme  amie. 

—  Ah!  si  vous  pouviez  quelque  chose,  malgré  Tétrangeté  de  la 
situation,  je  n'hésiterais  pas  à  vous  confier  mes  intérêts,  je  vous  le 
jure! 

—  Et  vous  auriez  raison. 

Elles  se  quittèrent  sur  ces  mots,  après  un  baiser.  Jlais  la  du- 
chesse avait  son  idée,  qu'elle  mit  à  exécution,  le  soir  même. 

—  Mon  cher  monsieur  de  Laverdun,  dit-elle  au  comte  en  le  pre- 
nant à  part,  je  vous  suis  personnellement  fort  reconnaissante  de 
votre  bon  vouloir.  Mais  il  ne  faut  point  s'entêter.  Votre  fille  n'ai- 
mera jamais  mon  fils  :  il  convient  que  nous  en  prenions  notre 
parti. 

—  Ma  foi!  répondit  avec  philosophie  le  père  de  Béatrix,  si  tel 
est  votre  avis,  je  n'y  contredirai  pas.  Il  est  mauvais  de  contraindre 
les  sentimens  des  enfans. 

—  D'accord...   Seulement,   quand  on  les  veut  respecter,  il  ne 


270  REVUE   DES   DEUX   MONDES-. 

faut  les  contiaindre  en  rien...  Croyez-moi,  mon  cher  ami,  donnez 
votre  fille  à  ce.  pelit  Moniignan,  qu'elle  aime  depuis  l'enfance.... 

—  Que  me  pariez-vous  de  M.  de  Montignan?  intemompit.  le 
comte  avec  une  subite  irritation. 

—  Et  pourquoi  ne  vous  en  parlerais-je  point?..  Voyons,  entre 
nous,  qu'avcz-voiis  à  lui  reprocher?  A  lui,  rien,  sans  doute.  Mais  à 
son  prre?  Pas  beaucoup  plus  :  les  médisances  et  les  cancans  qu'on 
a  répandus  sur  son  intimité  avec  votre  femme... Or  il  n'y  apas  une 
femme  du  monde  vraiment  mondaine,  à  qui  l'on  ne  prête  un  ou 
plusieurs  galans...  C'est  forcé,  cela,  quand  on  a  des  amis  ou  tout; 
simplement  des  cavaliers  préférés...  Et  savez-vous  à  quoi  l'on  re- 
connaît qu'une  femme  du  monde  est  honnête?  C'est  quand  on  ne 
lui  prête  qu'une  seule  intrigue  de  ce  genre. 

—  U  ne  s'agit  pas  de  iW"''  de  Laverdun  en  ce  moment,  riposta  le 
comte  qui.  se  dominait.  Il  s'agit  de  ma  fdle.  Elle  vous  a  parlé? 
Elle  vous  a  priée  d'intercéder  pour  elle? 

—  Ahl  Dieu,  non  !  La  pauvre  petite  m'amême  bien  suppliée  de 
ne  vous  rien  dire. 

—  Comment  cela  est-il  venu,  alors? 

—  Je  m'étais  aperçue  que  nous  faisions  fausse  route...  Je  l'ai 
interrogée...  et  voilà. 

—  C'est,  bien,  duchesse.  Merci...  Le  reste  est  affaire  entre  moi, 
ma  iille  et  ma  femme. 

XIV. 

Ainsi  que  se  l'étaitpromis  M'"''  de  Losne,  elle  ne  tarda  guère  à  plier 
bagage.  Son  mari,  qui  finissait  toujours  par  trouver  qu'elle  avait 
raison  ((  en  prijicipe,  »  se  contenta  volontiers  de  l'argumcntalion  à 
laquelle  elle  recom-ut  pour  lui  démontrer  que  leur  place  n'était  plus 
à  Laverdun.  Les  motifs  allégués  étaient,  d'ailleurs,  péremptoires  : 
les  deux  jeunes  gens  ne  se  convenaient  décidément  pas;  et,  si  la 
position  est  déjà  fausse  avant  qu'on  ait  acquis-  pareille  certitude, 
elle  devient  intenable  après.  Tout  ce  que  regretta  le  duc,  qui  s'en- 
nuyait à  mort  et  que  l'on  avait  vainement  essayé  de  distraire  en 
lui  montrant,  au  cours  de  diverses  excursions  plus  ou  moins  loin^- 
tainrs,—  aux  grottes  de  lllerm  et  du  3Ias-d'Azil,  par  exemple,  — 
des  fossiles  et  des  stalactites,  des  monumens  mégalithiques  et 
des  fontaines  incrustantes,  ce  fut  la  perspective  d'une  série  de 
chasses  ài  l'izard  et  au  coq  de  bruyère,  dans  les-  montagnes  voi- 
sines, chasses  que  la  saison  allait  bientôt  rendre  possibles.  Mais  il 
avait  assez  de  gibier  sur  ses  terres  du  jNivcrnais  et  dans  ses  pro- 
priétés de  Seine-et-Marne,  pour  se  consoler  de  l'absence  de  l'izard 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  271 

et  du  coq  de  bruyère,  auxquels  on  peut  reprocher  de  gîter,  en  gé- 
néral, assez  loin  du  boulevard,  des  grands  cercles,  et  de  l'Opéra. 

Quant  au  jeune  prince  de  Poigny,  il  fit  preuve  d'une  philosophie 
supérieure,  —  supérieure  à  son  âge,  —  lorsque  sa  mère  lui  annonça 
qu'elle  avait  questionné  jVP'^  de  Laverdun  et  avait  reçu  de  sa  bouche 
même  l'assurance  que  l'inclination  attendue  ne  s'était  pas  pro- 
duite ou  suffisamment  accusée.  «  Ma  foi,  tant  mieux!  s'écria-t-il. 
Elle  m'inquiétait,  cette  petite,  vous  savez...  Je  ne  demandais  pas 
mieux  que  d'essayer  de  lui  plaire,  pour  vous  faire  plaisir,  puisque 
vous  affirmiez  que  c'était  une  occasion  unique,  l'argent  et  la  nais- 
sance se  trouvant  réunis  là  par  hasard.  Mais,  vrai  !  il  vaut  décidé- 
ment mieux,  en  cette  matière,  n'aller  sur  les  brisées  de  personne, 
surtout  quand  ces  brisées  ne  sont  pas  toutes  fraîches  :  le  gibier 
virginal  n'aurait  qu'à  ne  pas  l'être  !  »  M"^^  de  Losne,  par  générosité, 
et  peut-être  aussi  par  amour-propre,  crut  ne  devoir  rien  révéler 
de  ce  qu'elle  avait  appris  outre  le  manque  d'enthousiasme  de  Béa- 
trix.  Et  le  futur  duc  de  Losne  suivit  ses  parens  sans  manifester 
d'autre  désespoir.  Il  s'en  alla  comme  il  était  venu  :  indifférent  ou 
résigné. 

Les  adieux  furent  d'autant  moins  pathétiques  que  chacun  mettait 
plus  de  hâte  à  s'en  acquitter,  la  situation  ne  laissant  pas  que  d'être 
embarrassante  pour  tous. 

Seul,  avec  ou  après  la  duchesse  de  Losne,  le  comte  de  Triseuil 
fut  sincèrement  marri  d'avoir  à  battre  en  retraite.  L'amitié  lui  avait 
fait  un  devoir  de  ne  se  prêter  qu'avec  une  demi-complaisance  aux 
agaceries  de  M^'°  de  Laverdun;  et,  plus  d'une  fois,  le  voisinage  de 
Suzanne  Bernier  lui  avait  été  d'un  véritable  secours  en  lui  procu- 
rant une  contenance.  Peu  à  peu,  il  avait  pris  goût  à  ce  voisinage 
et  à  cette  contenance  :  le  charme  doux  et  voilé  de  l'amie  de  Béatrix 
l'avait  lentement  pénétré.  Mais  il  ne  pouvait  pas  se  tenir  pour  as- 
suré que  la  jeune  fille  s'en  fût  aperçue.  Et  il  devait  remettre  à  plus 
tard  le  soin  de  se  renseigner. 

M.  de  Laverdun,  enveloppé,  drapé  dans  sa  hautaine  et  froide 
politesse,  subit,  sans  donner  aucun  signe  de  gêne  ni  d'ennui,  le 
cérémonial  des  adieux.  —  Depuis  son  conciliabule  avec  la  duchesse 
de  Losne,  il  n'avait  adressé  la  parole  à  sa  femme  et  à  sa  fille  que 
par  nécessité. 

Mais  tout  le  monde,  à  l'exception  de  Suzanne,  étant  parti,  le  mo- 
ment était  venu  de  régler  les  comptes  arriérés. 

Dès  le  lendemain  du  départ,  M.  de  Laverdun  manda  près  de  lui, 
dans  son  petit  appartement  particulier  du  second  étage,  sa i femme 
et  sa  fille.  Béatrix  arriva  d'abord  et  entra  seule  chez  son  père. 

—  Mon  enfant,  lui  dit-il  sans  préambule,  vous  voilà  débarrassée 
d'un  prétondant  qui  vous  importunait.  Cela  s'est  fait  sans  fracas, 


19 


272  REVUE    DES    DEUX   MONDES.  fi 

avec  décence,  M°"^  de  Losnc  ayant  pris  l'initiative  de  la  chose  et 
ayant  reconnu  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  pousser  plus  loin  l'expé- 
rience... Fort  bien.  Mais  vous  avez  à  me  rendre  compte  de  votre 
conduite  à  un  double  point  de  vue.  Vous  avez  à  me  dire,  d'abord, 
pourquoi  vous  n'avez  pas  craint  de  vous  compromettre  en  rebu- 
tant, par  vos  excentricités  voulues,  ceux  que  vous  étiez  libre,  à 
coup  sûr,  de  ne  pas  séduire,  mais  que  vous  n'aviez  certes  point 
le  droit  de  scandaliser.  Vous  avez  à  m'apprendre,  ensuite,  com- 
ment M"^^  de  Losne  en  est  venue  à  vous  interroger  et  quelle  a  été 
la  cause  déterminante  de  l'explication  que  vous  avez  eue  avec 
elle.  Car  j'ai  peine  à  comprendre  que  cette  explication  se  soit  pro- 
duite de  but  en  blanc...  et  j'ajoute  que  j'ai  des  raisons  particu- 
lières de  croire  tout  le  contraire...  J'attends. 

Béatrix  avait  écouté,  sérieuse  et  calme.  Ce  n'était  évidem- 
ment ni  à  l'enfant  insouciante  qu'il  avait  à  peine  connue,  ni  à  la 
jeune  fille  tour  à  tour  aflectueuse  et  inconsidérée,  avec  laquelle  il 
venait  à  peine  de  faire  connaissance,  que  M.  de  Laverdun  allait  avoir 
aflaire.  C'était  une  femme  qu'il  avait  devant  lui,  une  petite  femme 
un  peu  grave,  un  jx'u  triste,  mais  surtout  résolue,  hardie,  fière  et 
courageuse. 

—  Voici,  dit-elle,  ma  double  réponse.  J'ai  feint  des  inconsé- 
quences de  tenue  et  de  langage,  qui  ne  sont  ni  dans  mes  habitudes 
ni  dans  mes  goûts,  parce  que  je  voulais,  mon  père,  éloigner  vos 
amis,  devenus  mes  ennemis  par  le  fait  seul  qu'ils  prétendaient  con- 
fisquer ma  personne...  Je  les  ai  donc  trompés,  mais  je  vous  ai 
surtout  trompé  vous-même,  parce  que  mon  dessein  était  de  vous 
amènera  rompre  spontanément  ces  fausses accordailles  dont, seule, 
votre  haine  pour  celui  que  j'aimais  avait  été  l'inspiratrice.  Mon 
excuse,  c'est  que  j'ai  cru  pouvoir  compter  sur  votre  affection,  pé- 
niblement reconquise,  et  que  j'avais  conscience  d'agir  en  conformité 
de  vos  idées  et  de  vos  convictions  les  plus  chères.  Je  voulais  vous 
mettre  en  contradiction  avec  vous-même  en  vous  faisant  toucher  du 
doigt  le  danger  auquel  j'eusse  été  exposée,  si  je  me  fusse  sincère- 
ment prêtée  à  l'accomplissemenl  de  votre  projet...  Et  voici  qui  me 
conduit  à  la  seconde  partie  de  ma  réponse.  Je  voulais  vous  con- 
vaincre de  contradiction  pour  vous  crier  ensuite  :  Mais  l'homme 
que  j'aime  est  précisément  tel  que  vous  l'eussiez  pu  choisir  pour 
moi!  lia  vos  idées,  vos  principes,  vos  goûts.  Pourquoi  donc  le  re- 
poussez-vous sans  le  connaître?  Voyez-le,  jugez-le...  Or,  comme, 
en  attendant,  je  ne  pouvais  pas  le  désespérer  par  le  spectacle  de 
ma  conduite,  pour  lui  bien  inexplicable,  j'ai  été  le  rassurer... 

—  Vous  avez  vu  M.  de  Montignan!..  Chez  lui? 

—  Oui;  accompagnée  de  Suzanne,  j'ai  été  voir  Régis.  Kt  M"*  de 
Losne,  qui  me  surveillait,  paraît-il,  ma  surprise... 


invrXE  ET  DRAME  DE  SALOX.  273 

—  Je  comprends,  alors!  fit  le  comte  avec  une  conviction  sarcas- 
lique.  Je  comprends  qu'elle  ait  songé,  la  première,  à  se  dédire! 

—  Je  vous  dis  tout,  mon  père,  sans  peur  et  sans  honte...  même  ce 
que  je  pourrais  vous  cacher,  parce  que  je  dois  tout  vous  dire  pour 
arriver  à  ceci  :  Je  veux  être  la  femme  de  Régis...  Je  le  veux  plus 
que  jamais,  maintenant  que  je  connais  le  monde  pour  l'avoir  de- 
viné :  ce  qu'il  coûte  ne  vaut  pas  ce  qu'il  rapporte... 

—  Vous  avez  été  chez  ces  gens-là!  s'écria  M.  de  Laverdun  comme 
s'il  n'avait  pas  entendu  ce  que  lui  avait  dit  sa  fille  après  cet  aveu 
formidable.  Vous!..  Vous  êtes  partie  de  chez  moi,  moi  présent!.. 
Et  j'avais  la  suprême  niaiserie  de  me  reprendre  de  tendresse  pour 
vous!..  Ah!  tenez,  c'est  bien  toujours  la  même  duperie,  et  vous 
êtes  bien  la  digne  fille  de  votre  mère!..  Il  était  écrit  que  ce  sang-là 
devait  toujours  me  tromper  ! . . 

Le  mot  lui  était  échappé  dans  l'emportement  de  la  colère.  Il 
voulut  se  rétracter  en  balbutiant. 

—  Mais  non,  interrompit  douloureusement  Béatrix,  vous  avez 
eu  raison  de  le  dire...  ditesr-le  donc  encore,  ce  mot,  qui  vous  étouf- 
fait. J'ai  assez  vieilli  pour  l'entendre...  .le  me  doutais  d'un  terrible 
malentendu  entre  ma  mère  et  vous.  Qu'importe  que  mes  soupçons 
se  précisent!..  Ah!  mon  père,  vous  vous  plaignez  de  nous...  mais 
vous  nous  aurez  fait  bien  du  mal  à  toutes  les  deux  ! 

Dégrisé  de  sa  courte  fureur,  M.  de  Laverdun  baissa  la  tête 
comme  un  coupable,  oubliant  qu'il  avait  voulu  sévir  comme  un 
juge. 

—  Béatrix,  murraura-t-il,  mon  enfant,  vous  vous  êtes  méprise 
sur  le  sens  et  la  portée  de  mes  paroles.  Votre  mère  a  droit  à  votre 
respect... 

—  Je  le  sais  bien,  dit  avec  fierté  la  jeune  fille.  Et  je  le  croirais 
contre  toute  vraisemblance  même...  A  plus  forte  raison,  quand  les 
faits  me  le  crient.  M'aurait-elle  promise  à  Régis... 

Au  même  instant,  la  porte  s'ouvrit,  et  M™''  de  Laverdun,  se  ren- 
dant à  l'appel  de  son  mari, pénétra,  à  son  tour,  dans  l'étroit  cabinet 
de  travail,  sévèrement  décoré  et  soigneusement  clos,  où  le  comte 
aimait  à  se  tenir,  loin  du  bruit  et  des  importuns,  près  des  combles 
du  château. 

D'un  coup  d'oeil,  la  comtesse,  sans  juger  la  scène,  en  sentit  la 
gravité  : 

—  Arrivé-je  trop  tôt  ou  trop  tard?  demanda-t-elle.  Et  suis-je  de 
trop? 

Sa  fille  lui  dit  en  l'embrassant,  après  avoir  essuyé  ses  yeux 
humides  : 

—  C'est  moi,  mère,  qui  vais  être  de  trop...  Mais  que  mon  père 
TOME  xcvi.  —  1889.  18 


274  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

VOUS  dise  ce  qui  s'est  passé  entre  nous.  Il  faut  que  cela  serve  à 
quelque  chose  et  que  nous  sachions  si  nous  devons  quitter  son 
toit.  Car  nous  sommes  solidaires.  11  n'a  pas  le  droit  de  séparer  mon 
sort  du  vôtre,  do  me  condamner  s'il  vous  absout,  ni  de  m'absoudre 
s'il  vous  condamne. 

Eéatrix,  ayant  encore  une  (ois  embrassé  sa  mère,  passa  devant 
son  père  en  inclinant  légèrement  la  tête  et  sortit. 

M"^  de  Laverdun,  plus  émue  qu'elle  ne  l'avait  jamais  été  en  face 
de  son  mari,  interrogeait  celui-ci  du  regard.  Mais  lui,  muet  et  dé- 
contenancé, comme  mortifié,  ne  relevait  pas  son  front,  que,  depuis 
un  moment,  il  tenait  courbé  vers  le  parquet.  Enlin,  il  se  redressa, 
ayant  dans  le  regard  une  expression  de  vague  humilité  et  d'incer- 
taine contrition. 

—  Il  vient  de  se  passer,  dii-il,  une  scène  regrettable,.,  et  que  je 
déplore  du  fond  du  cœur.  En  voici  le  point  de  départ. 

Il  raconta  la  démarche  et  les  aveux  de  Béatiix.  Puis  :  j 

—  Entraîné  par  une  irritation  terrible,  j'ai  laissé  échapper  un  mot 
qui  vous  accusait. 

jljme  (jç  Laverdun  se  tourna  vers  la  porte  par  où  sa  fille  venait  de 
sortir,  et,  toute  frémissante  : 

—  Vous  n'avez  pas  craint!..  Quelle  ignominie  et  quelle  lâcheté 
ce  serait,  même  si  vos  griefs  ressemblaient  moins  à  des  calomnies! 
Mais,  étant  ce  qu'ils  sont,  quel  forfait! 

—  C'est  vrai...  Ce  serait  vrai,  du  moins,  si  j'avais  été  en  pos- 
session de  moi-même.  Mais  il  y  a  en  moi  tout  un  levain  de  fureur 
jalouse  dont  les  bouillonnemens  échappent  à  l'empire  de  ma  vo- 
lonté, lorsque  les  circonstances  me  remettent  aux  prises  avec  ce 
passé  qui  m'a  coûté  tant  de  honte  et  de  souffrances!..  Enfin,  tenez, 
puisque  le  mal  est  fait,  je  vous  laisse  juge.  Si  vous  croyez  encore 
pouvoir  marier  votre  fille  dans  les  conditions  que  vous  savez,  faites- 
le...  Je  lève  mon  veto,  et  je  me  retire,  ce  qui  équivaut  à  une  ré- 
tractation. 

La  voix  sourde  et  brisée,  le  regard  honteux  et  presque  sournois, 
M.  de  Laverdun  était  méconnaissable.  11  semblait  se  repentir  de  ce 
qu'il  avait  dit,  de  ce  qu'il  avait  cru,  et  il  guettait  encore,  il  quê- 
tait des  indices!  Sa  femme  le  contempla  un  instant  avec  une  espèce 
de  pitié,  puis  s'écria  : 

—  Si  je  crois  encore  pouvoir  le  faire!  Mais  certainement,  pauvre 
lou!..  Que  vous  ayez  douté  de  la  femme,  passe  encore!  Mais  de  la 
mère,  voilà  ce  que  je  ne  puis  comprendre  ni  pardonner. 

—  Hélas  !  qu'il  est  tard  pour  vous  croire! 

—  Dieu  tard,  en  eflet...  Trop  tard! 

—  Yolande,  je  vous  adjure  de  prendre  en  considération,  pour 
me  juger  à  votre  tour,   le  souvenir  de   ce  que  j'ai  enduré  jadis,. 


IDYLLE    ET    DRAME    DE    SALON.  275 

■épiant  mon  malheur,  le  guettant  pour  ainsi  dire  au  passage,  en 
lisant  le  récit  dans  tous  les  yeux,  en  apercevant  le  reflet  sur  tous 
les  visages,  en  devinant  la  dérision  derrière  tous  les  sourires!.. 
Rappelez-vous  comme  vous  étiez  belle  et  courtisée,  et  combien  indif- 
férente, en  apparence,  à  tous  les  hommages,  sauf  à  ceux  d'un  homme, 
toujours  le  même,  toujours  empressé  et  radieux... 

—  Mais  cet  homme,  c'est  vous  qui  m'avez  contrainte  d'y  songer! 

—  Soit!  J'étais  autoritaire  autant  qu'il  était  docile,  maladroit 
autant  qu'il  était  souple...  Mais  les  circonstances  qui  expliquent, 
<[m  même  excusent  la  faute,  ne  l'effacent  pas,  ne  la  font  point  dis- 
paraître. Le  suprême  eflbrt  de  ma  justice  ne  devait  donc  aller  qu'à 
pallier  vos  torts...  Et  je  vous  aimais!  Comprenez  que  je  vous  aimais  ! 

—  Il  fallait  me  prendre  les  mains,  me  regarder  au  visage  en  me 
demandant  pardon  de  vos  pensées  mauvaises.  Vous  auriez  bien  vu 
que  je  ne  vous  trompais  point...  Les  femmes  mentent  par  leurs  sou- 
rires et  par  leurs  actes  comme  par  leurs  paroles,  quelquefois  ;  mais 
à  moins  d'avoir  été  dressées  au  vice  et  au  crime,  elles  ne  mentent 
jamais  quand  elles  regardent  droit...  tenez,  comme  ceci! 

—  Ah  !  pardon ,  pardon  ! 

M.  de  Laverdun  avait  fléchi  le  genou  devant  sa  femme.  Et  cet 
homme  fier,  si  faible,  avait  des  larmes  plein  les  yeux.  —  La  jalou- 
sie dans  un  cœur  noble  et  fort  est  comme  une  paille  dans  l'acier 
bien  trempé  :  elle  suffit  à  lui  ôter  sa  vertu. 

—  C'est  à  votre  fille  qu'il  faut  porter  cette  tardive  amende  hono- 
rable, dit  tristement  M'"^  de  Laverdun.  Qu'en  ferais-je,  moi? 

—  Venez,  dit  le  comte  en  entraînant  sa  femme. 

Il  la  conduisit  jusqu'au  seuil  des  appartemens  du  premier  étage. 
Et,  là  : 

—  Dites  à  Béatrix  que  je  consens  à  tout,  que  nous  nous  sommes 
réciproquement  pardonné  les  torts  que  nous  pouvions  avoir  lun 
envers  l'autre,  et  qui  étaient  surtout  imaginaires...  et  que  je  veux 
l'embrasser  avant  de  partir...  Car  je  vais  reprendre  ma  vie  errante. 
C'est  ce  que  j'ai  de  mieux  à  faire,  et  cela  satisfera  tout  le  monde... 
même  moi,  qui,  tout  en  vous  sachant  enfin  peu  coupable,  ne  pour- 
rais oublier...  Dites  à  votre  fille...  ce  que  vous  pouvez  lui  dire, 
tout  de  suite,  dites-le  en  l'arrangeant  pour  le  mieux.  J'ai  hâte  de 
réparer...  ce  qui  est  réparable. 

—  Attendez-la  ici,  dit  la  comtesse.  Je  vais  la  chercher. 

La  jeune  fille  arriva  bientôt  dans  la  chambre  de  sa  mère.  Mise 
au  fait  en  quelques  mots  très  discrets,  qu'un  seul  terme  résumait  : 
malentendu  d'ancienne  date,  elle  s'élança  au  cou  de  son  père;  puis, 
gardant  une  des  mains  du  comte  dans  les  siennes  : 

—  Je  disais  bien  que,  si  l'on  m'eût  consultée  plus  tôt,  il  n'y  eût 
jamais  eu  le  moindre  malentendu!..    Seulement,    il  faut  rester, 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mon  père,  si  vous  ne  voulez  pas  que  le  pauvre  trait  d'union,  si 
longtemps  méconnu,  redevienne  inutile... 

D'un  coup  d'oeil  involontaire,  M.  de  Laverdun  consulta  sa  femme. 
Celle-ci,  avec  un  peu  d'effort,  sourit  en  prenant  la  main  que  lui 
tendait  sa  fille,  laquelle  se  trouvait  de  la  sorte  entre  son  père  et  sa 
mère,  les  unissant  l'un  à  l'autre  par  sa  personne.  Et  : 

—  Restez,  dit-elle  simplement,  puisqu'on  vous  retient. 


XV. 


Le  comte  de  Laverdun  resta.  Ce  fut  M.  de  Montignan  qui  partit. 
Il  se  tint  à  l'écart,  confiné  dans  son  existence  parisienne,  dont  la 
comtesse  n'était  plus  là  pour  l'aider  à  combler  le  vide  tumultueux 
ou  sonore,  et  se  consolant,  comme  il  pouvait,  par  la  pensée  que 
soïî  fils  serait  heureux  et  que  M.  de  La^erdun  ne  le  serait  jamais. 

Suzanne  n'a  pas  épousé  i\L  de  Triseuil,  qu'en  un  jour  de  gaîté 
elle  avait  surnommé  «  le  jeune  homme  frais  »,  par  allusion  à  la 
mine  ronde  et  rose,  poupine  et  fraîche  du  jeune  comte.  C'était  une 
raison  comme  une  autre  pour  le  refuser.  Mais  la  vérité  est  qu'elle 
s'était  trop  intéressée  à  Régis  et  de  trop  près.  Sa  sœur  lui  expliqua 
dans  la  suite,  et  à  merveille,  que  l'amitié  est  impraticable  entre 
personnes  de  sexe  différent,  à  moins  d'obstacles  à  l'amour,  existant 
des  deux  parts.  Or  il  n'y  avait  eu  d'obstacle  que  d'un  seul  côté.  — 
Suzanne  Bernier  n'a  donc  épousé  personne.  Et  M™''  Amelot,  qui 
couchait  entre  les  deux  petits  lits  de  ses  fillettes,  en  fut  quitte 
pour  faire  placer  l'un  de  ces  petits  lits  dans  la  chambre  de  sa 
sœur. 

Mais  Régis  et  Béatrix,  eux,  se  marièrent,  —  ce  qui  est  assez  la 
fin  de  toutes  les  idylles,  si  c'est  aussi  le  commencement  de  bien 
des  drames.  —  Quant  à  l'épilogue,  il  fut  l'œuvre  de  la  jeune  femme 
elle-même,  un  soir  du  printemps  suivant,  un  soir  que  son  mari, 
longtemps  après  le  premier  quartier  réglementaire  de  la  lune  de 
miel,  et  pendant  un  court  séjour  à  Paris,  lui  tendait  deux  cartes 
d'invitation  pour  ce  même  soir,  toutes  deux  arrivées  en  leur 
absence  et  oubliées  dans  un  coin,  quoiqu'elles  fussent  toutes  deux 
de  provenance  illustre. 

—  11  est  encore  de  bonne  heure,  faisait  observer  Régis.  Vou>s 
avez  des  toilettes  toutes  prêtes,  et  c'est  votre  fenmie  de  chambre 
qui  vous  coiffe.  Ainsi... 

—  Demandez  donc  les  lampes,  interrompit  doucement  Béatrix 
en  déchirant  les  deux  invitations,  et  restons  chez  nous. 


'5 


Henry  Rabusson. 


CURIOSITES 


HISTORIQUES   ET    LITTÉRAIRES 


SIR    JOHN    MAUNDEVILLE. 


I. 

L'HOMME    ET     LE     CONTEUR. 


Le  premier  aphorisme  du  vieil  Hippocrate  est  justement  célèbre: 
«  l'art  est  long,  le  temps  est  court,  l'expérience  trompeuse,  le  juge- 
ment difficile.  »  On  pourrait  y  ajouter  u  et  l'attention  souvent  ab- 
sente, »  et,  ainsi  complété,  le  recommander  à  l'érudition  et  à  la 
critique  plus  particulièrement  encore  qu'à  toute  autre  branche  du 
savoir  humain.  Lire  beaucoup,  en  effet,  et  par  conséquent  vite  y 
est  indispensable,  cependant  lire  vite  y  est  un  péril  ;  tâtonner  long- 
temps y  est  un  devoir,  et  cependant  les  longs  tàtonnemens  ne  vont 
pas  sans  engendrer  quelque  distraction  d'esprit,  et  toute  distrac- 
tion fausse  aisément  la  piste  poursuivie.  S'en  tenir  aux  faits  exté- 
rieurs y  est  la  règle  la  plus  prudente,  cependant  il  se  peut  aisément 


278  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'on  soii  ainsi  la  dupe  des  apparences  ;  la  complexité  des  détails 
y  est  inlinie,  et  si  on  s'y  engage  trop  avant,  on  ne  parvient  plus  à! 
en  saisir  l'unité;  c'est  le  phénomène  des  arbres  qui  empêchent  de 
voir  la  forêt.  Cette  inattention  est  presque  forcée,  quasi  fatale,  et 
c'est  là  sans  doute  ce  qui  explique  comment  l'érudition  est  amenée 
à  changer  ses  conclusions  tous  les  vingt-cinq  ans.  Pour  les  époques 
de  pleine  lumière,  ces  distractions  inévitables  n'ont  qu'une  faible 
imj)ortance  ;  mais  elles  en  ont  une  extrême  pour  les  époques  de 
lumière  incertaine,  de  crépuscule  ou  de  première  aube,  pour  les 
siècles  entre  chien  et  loup,  comme  ont  été  pour  l'Europe  moderne 
les  XIV*  et  XV*  siècles.  Gomme  les  formes  des  choses  sont  encore 
indécises  et  tremblotantes  à  de  telles  époques,  comme  l'esprit 
humain,  mal  rassuré  encore  contre  les  terreurs  de  la  nuit  qui 
s'éloigne,  y  use  de  prudence  et  de  retards  calculés  afin  d'attendre 
le  plein  jour,  avançant  d'un  pas  circonspect  pour  éviter  d'aller  à  la 
rencontre  d'un  péril  possible  et  étoud'ant  le  son  de  ses  paroles  pour 
ne  pas  éveiller  un  ennemi  peut-être  tout  proche,  il  se  peut  très 
aisément  que  le  critique,  s'il  ne  tient  pas  assez  grand  compte  de 
ces  précautions,  prenne  un  déguisement  pour  l'homme  véritable, 
une  imposture  avisée  pour  l'expression  d'une  croyance  sérieuse, 
et  une  pensée  profonde  pour  une  opinion  de  vieille  femme.  Nous 
avons  fait  tout  récemment  à  cet  égard  une  expérience  curieuse  dont 
les  résultats  nous  ont  paru  assez  amusans  pour  mériter  d'être 
présentés  à  nos  lecteurS;,  et  en  même  temps  assez  importans  pour 
mériter  d'être  proposés  à  l'examen  des  érudits  en  matière  de  litté- 
rature du  moyen  âge,  M.  Gaston  Paris,  M.  Léon  Gautier,  M.  Louis 
Moland,  et  tels  autres  que  vous  voudrez  y  ajouter  selon  vos  sym- 
pathies et  vos  préférences. 

Sir  John  Maundevilie  est  le  nom  d'un  fort  singulier  écrivain  do  la 
seconde  moitié  du  xiv°  siècle,  qui  lit  le  pèlerinage  de  Terre-sainte, 
et,  à  la  suite  d'un  séjour  prolongé  en  Kgypte  et  en  Syrie,  préten- 
dit avoir  exécuté  dans  les  autres  régions  de  la  vaste  Asie  des 
voyages  qu'il  poussa  jusqu'aux  portes  du  paradis  terrestre.  A  son 
retour,  il  publia  en  trois  langues  (latin,  français,  anglais),  et  avec 
un  succès  prodigieux,  le  récit  des  merveilles  qu'il  avait  vues  ;  nul 
livre,  nous  dit  un  de  ses  modernes  éditeurs,  Thomas  \\'right,  ne 
fut  plus  lu  à  la  fin  du  xiv*"  siècle,  ce  qui  prouve  que  les  contempo- 
rains ont  souvent  bien  de  l'esprit.  Jusqu'à  une  date  très  récente, 
nous  devons  l'avouer,  nous  ne  coimaissions  sir  John  Maundevilie 
que  par  extraits,  et  cet  aveu  nous  est  d'autant  plus  facile  que, 
quel  que  soit  l'intérêt  de  son  livre,  il  est  de  ceux  qu'il  n'est  pas 
indispensable  d'avoir  lus  avant  de  quitter  ce  monde;  mais,  il  y  a 
quelques  semaines,   notre  imagination   se  trouvant  en  appétit  de 


SIR    JOHN    MAUNDEVILLE.  279 

merveilleux,  nous  eûmes  l'idée,  pour  en  émousser  la  pointe,  de 
nous  adresser  à  lui  sur  la  réputation  qui  lui  a  été  faite  universel- 
lement d'être  plus  crédule  que  le  moine  le  plus  superstitieux  du 
moyen  âge.  C'est  à  son  égard  la  phrase  consacrée,  et  les  extraits 
que  nous  connaissions  n'étaient  pas  pour  la  démentir.  Nous  avons 
donc  à  peine  besoin  de  dire  que  notre  imagination  a  trouvé  dans 
son  livre  toute  la  pâture  qu'elle  cherchait;  des  merveilles,  il  y  en 
a  une  par  chaque  page,  bien  mieux,  par  chaque  ligne,  abondance 
fort  explicable,  quand  on  sait  que,  non  content  de  celles  qui  lui  ap- 
partiennent en  propre,  il  y  a  ajouté  toutes  celles  qui  appartiennent 
à  ses  prédécesseurs,  plus  toutes  celles  que  les  compilateurs  du 
moyen  âge  avaient  tirées  des  naturalistes  de  l'antiquité.  Mais  de 
toutes  ces  merveilles  la  plus  extraordinaire,  assurément,  est  la 
surprise  qu'il  nous  réservait.  Jugez  si  elle  a  été  grande,  lorsque 
par  derrière  cet  amas  de  fables  nous  nous  sommes  trouvé  en  pré- 
sence d'un  homme  à  la  fois  hardi  et  prudent,  d'une  raison  saine  et 
droite,  d'une  liberté  d'esprit  presque  complète,  et  qui,  s'il  est 
superstitieux,  l'est  à  peu  près  comme  son  contemporain  Boccace, 
ou  si  vous  trouvez  le  nom  trop  gros,  comme  son  autre  contempo- 
rain Chauccr,  ce  qui  n'est  pas  encore  l'être  beaucoup.  Du  même 
coup  la  raison  d'être  de  cet  entassement  de  choses  extraordinaires 
nous  est  apparue.  Maundeville  démontre  par  des  contes,  prouve 
par  des  fables,  insinue  par  des  miracles,  suggère  par  des  histoires 
à  dormir  debout,  appliquant  ainsi  sous  cette  forme  du  récit  de 
voyage,  moins  usée  que  les  formes  de  l'apologue  et  de  la  parabole, 
la  vieille  méthode  qu'ont  suivie  tant  de  moralistes,  prédicateurs 
populaires,  orateurs  et  philosophes  pour  se  faire  entendre  des  mul- 
titudes. Le  voyageur  s'efface  en  partie  pour  faire  place  à  une  sorte 
de  Lucien  compilateur  sans  impiété  ni  irrévérence,  ou  de  Rabelais 
sans  verve  comique  ni  talent  d'invention,  qui  a  écrit  un  livre  des 
plus  amusans  à  l'effet  d'insinuer  la  vérité  sous  la  forme  de  l'erreur 
et  d'enseigner  la  vraie  religion  par  le  moyen  même  de  la  supersti- 
tion. 

Ce  qu'il  y  a  déplus  singulier,  c'est  que  cet  homme,  que  des  yeux 
autrement  exercés  que  les  nôtres  n'ont  pas  aperçu,  n'a  pris  aucune 
peine  pour  se  dissimuler.  11  ne  met,  il  est  vrai,  aucune  ostentation 
à  s'étaler;  mais  il  reste  présent  d'un  bout  à  l'autre  de  son  livre, 
modestement,  discrètement,  et  peut  le  voir  qui  veut.  L'idée  qui 
fait  l'âme  de  ses  récits,  idée  assez  large  et  assez  haute  pour  avoir 
suffi,  même  de  nos  jours,  aux  aspirations  d'esprits  d'une  indépendance 
certaine,  circule  à  travers  toutes  ces  fables  en  méandres  inlinis, 
mais  jamais  souterraine  ou  cachée.  Maundeville  a  dit,  non  pas  une 
iois,  mais  dix,  mais  vingt  fois  ce  qu'il  pensait,  ce  qui  prouve  que  ce 


2î>0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'on  laisse  à  découvert  et  à  la  portée  de  la  vue  de  tous  est  sou-] 
vent  ce  qui  est  le  mieux  à  l'abri.  Disons  tout  de  suite  sommaire- 
ment quelle  est  cette  idée  afin  que  la  valeur  en  apparaisse  claire- 
ment. Le  genre  humain  est  un,  l'esprit  humain  est  un,  et,  par 
conséquent,  la  vérité  est  nécessairement  une.  La  vérité  est  donc 
l'héritage  du  genre  humain  par  nature  et  don  divin,  il  n'y  a  donc 
pas  de  race  d'honmies  qui  ne  puisse  y  atteindre  ou  mériter  d'en  être 
privée,  et  la  diversité  des  religions,  loin  de  contredire  cette  unité, 
la  confirme  au  contraire.  Assurément  il  n'y  a  rien  là  que  le  christia- 
nisme bien  compris  n'accepte,  et.  qui  plus  est,  ne  proclame;  mais 
il  n'y  a  rien  là  non  plus  dont  la  philosophie  la  plus  indépendante 
ne  puisse  s'accommoder,  et  opposer  au  besoin  aux  intolérances  d'un 
dogmatisme  trop  étroit  ou  aux  myopies  d'une  foi  trop  exclusive. 
Et  puis  n'est-il  pas  vrai  que  pour  les  idées  tout  dépend  de  l'époque 
où  elles  sont  prêchées?  que  telle  idée  parfaitement  orthodoxe  de 
nos  jours  pouvait  être  au  xiv*  siècle  de  la  plus  parfaite  hétérodoxie? 
Je  crois  fort  que  l'idée  de  sir  John  Maundevillc  était  dans  ce  cas-là, 
et  qu'elle  était  mieux  faite  pour  être  approu^  éc  par  un  lîoccace  que 
par  un  théologien  de  la  cour  d'Avignon,  et  par  un  Poggio  que  par 
un  docteur  du  concile  de  Constance. 

Je  prévois  l'objection  :  comment  une  idée  aussi  considérable 
a-t-elle  pu  échapper?  C'est  que,  si  apparente  qu'elle  soit,  elle  n'est 
pas  aisément  reconnaissable,  si  quelque  chose  ne  vous  a  pas  pré- 
venu, et  les  raisons  en  sont  nombreuses.  En  premier  lieu,  l'entas- 
sement de  merveilles  dont  elle  est  flanquée,  et  qui  ne  la  prouvent 
qu'en  l'ctoulïïmt;  je  lépète  à  dessein  l'expression  dont  je  me  suis 
déjà  servi:  c'est  le  phénomène  des  arbres  qui  empêchent  de  voir  la 
forêt.  Ensuite  la  prudence  et  la  discrétion  que  l'époque  exigeait;  nous 
allons  voir  dans  un  instant  que  Maundc\ille  a  cru  devoir  prendre 
la  précaution  de  placer  son  livre  sous  le  couvert  de  l'orthodoxie. 
Autre  obstacle,  celui-là  très  fort;  l'idée  se  présente  à  son  premier 
état  de  syncrétisme  rudimcntaire,  brut,  enveloppé,  elle  n'a  pas  tra- 
versé l'état  analytique,  et  n'a  pas  atteint  de  déduction  en  déduc- 
tion sa  synthèse  dernière.  C'est  une  larve  où  tous  les  organes  futurs 
sont  repliés,  une  germination,  non  une  végétation  et  floraison. 
Enfin  aux  épociues  de  transition,  surtout  lorsque  la  société  décli- 
nante a  duré  aussi  longtemps  et  aussi  puissamment  que  celle  du 
moyen  âge,  il  se  produit  un  état  moral  très  particulier  qui  vaut  la 
peine  d'être  expliqué. 

A  de  telles  époques,  l'indépendance  de  l'esprit  ne  peut  jamais 
être  entière,  écrasée  qu'elle  est  par  le  poids  des  richesses  morales 
de  ce  passé  qui  décline,  et  dont  l'individu  ne  se  sépare  qu'à  contre- 
cœur, maigre  lui,  avec  déchiremcns  ;  quelquefois  même  c'est  à  son 


SIR    JOHN    MAUXDEVILLE.  281 

insu  qu'il  s'en  éloigne,  innovant  comme  M.  Jourdain  faisait  de  la 
prose,  et  ces  indépendans  involontaires  ne  sont  pas  souvent  les  moins 
hardis.  C'est  là  le  secret  de  la  faiblesse  des  premiers  réformateurs  et  de 
tous  les  esprits  indépendans  à  cette  fin  du  xiv*  siècle.  Cette  faiblesse 
ne  vient  pas  de  timidité,  mais  de  ce  que  l'éducation  première  reste 
trop  riche  et  trop  encombrante.  Songez  à  ce  que  le  moyen  âge  avait 
entassé  d'élémens  de  tout  genre  dans  les  esprits  et  dans  quel 
inextricable  filet  d'habitudes  et  de  pratiques  la  vie  morale  se  trou- 
vait engagée.  Aussi,  à  ces  dates-là,  l'indépendance  de  l'esprit  ne 
porte  jamais  sur  un  ensemble,  mais  sur  un  point  particulier,  qu'on 
peut  facilement  ne  pas  apercevoir,  perdu  qu'il  est  dans  l'amas  de  no- 
tions transmises  et  acceptées.  Les  plus  hardis  n'y  ont  point  quan- 
tité d'idées,  ils  en  ont  une  seule,  et,  pour  tout  le  reste,  ils  gardent 
celles  des  siècles  qui  les  ont  précédés.  Cette  idée  ainsi  isolée  et 
soUtaire  ne  peut  se  faire  jour  qu'au  moyen  des  formes  du  passé,  et 
ces  formes  se  trouvent  par  la  longue  habitude  si  étroitement  asso- 
ciées avec  des  croyances  qui  n'ont  jamais  été  mises  en  doute  qu'elles 
trompent  sur  l'idée  qu'elles  présentent  ou  la  masquent  tout  en  la 
montrant.  Pour  comprendre  à  quel  point  est  lourd  ce  poids  des 
richesses  du  passé,  prenez  tel  autre  des  illustres  de  l'époque,  Chaucer, 
par  exemple,  et  voyez  au  milieu  de  quel  fatras  de  mauvaise  théo- 
logie, de  leçons  apprises  par  cœur  dans  les  manuels  scolastiques, 
de  fausse  science  et  de  fausses  opinions,  d'astrologie,  d'alcliimie, 
d'abus  des  formes  allégoriques,  de  pédanterie  syllogistique,  de  pro- 
cédés oratoires  venus  des  sermonnaires,  cet  admirable  poète  est 
contraint  de  se  démener;  il  traîne  après  lui  les  habitudes  d'esprit 
de  quatre  siècles  ou  davantage.  Je  ne  connais  qu'une  exception  à 
ce  fait  au  xiv^  siècle,  celle  des  grands  Italiens  d'alors,  et  très  par- 
licuhèrement  de  Boccace.  Pour  celui-là,  par  exemple,  quel  que  soit 
le  fardeau  dont  le  moyen  âge  l'a  chargé,  il  le  porte  si  légèrement 
ou  le  secoue  de  ses  mâles  épaules  d'un  mouvement  si  facile  qu'il 
semble  n'en  avoir  jamais  senti  le  poids.  C'est  peut-être  dans  toute 
l'histoire  httéraire  le  seul  écrivain  qu'on  puisse  imaginer  se  réveil- 
lant à  la  façon  d'Épiménide  dans  une  autre  société  que  la  sienr.c 
sans  se  sentir  dépaysé,  ce  qu'on  ne  pourrait  pas  dire  de  beaucoup 
plus  grands  que  lui.  Nous  le  voyons  aisément  entrant  dans  un  salon 
parisien  de  nos  jours  comme  s'il  sortait  des  appartemens  de  la 
princesse  Marie,  causant  avec  nos  lettrés  comme  il  causait  avec 
Pétrarque  ou  Léon  Pilate,  offrant  sa  Ginialogie  des  Dieii.v  à  M.  Le- 
conte  de  Lisle  en  exprimant  le  souhait  (|ue  ce  Uvre  puisse  inté- 
resser un  esprit  aussi  éminent  et  à  qui  la  hardiesse  ne  coûte  pas, 
ou  prenant  congé  de  M.  Renan,  en  l'assurant  que  tout  ce  qu'il  lui  a 
communiqué  l'a  d'autant  plus  intéressé  qu'il  avait  lui-même  soup- 


282  *  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

çonné  vaguement  quoique  chose  de  pareil.  11  va  sans  dire  qu'une 
telle  souplesse  n'est  pas  dans  les  moyens  de  sir  John  Maunde^ille, 
qu'on  ne  peut  le  sf'parer  du  cadre  de  son  époque, qu'il  traîne  après 
lui  comme  Chaucer,  et  plus  que  Ghaucer,  tout  le  bagage  du  moyen 
âge,  et  que  ce  bagage  encombrant  est  l'obstacle  qui  empêche  de 
reconnaître  la  hardiesse  d'esprit  discrète,  mais  certaine,  dont  té- 
moigne son  livre. 

Cette  hardiesse  d'esprit  le  sépare  nettement  de  tous  les  autres 
voyageurs  du  moyen  âge  qu'il  nous  a  été  donné  de  lire,  lui  crée 
une  place  à  part,  et  en  fait  à  la  fois  mieux  et  moins  qu'un  voya- 
geur. Ses  prédécesseurs  méritent  à  coup  sûr  plus  de  confiance,  — 
encore  y  a-t-il  à  faire  certaines  réserves  à  cet  égard,  —  mais  on  con- 
cevra sans  peine  que  la  valeur  de  sii*  John  Maundeville  comme  voya- 
geur n'a  plus  qu'une  importance  fort  secondaire,  si  l'idée  que 
notis  avons  exposée  sommairement  est  réellement  l'âme  de  sou 
li\Te.  Elle  y  circule,  avons-nous  dit,  en  méandres  infinis;  mais 
puisqu'on  la  connaît  déjà  en  substance,  qu'il  nous  soit  permis  de 
ne  labordcr  directement  qu'après  avoir  suivi  quelques-uns  de  ces 
méandres.  Us  sont  si  fertiles  en  surprises  amusantes  et  en  curio- 
sités poétiques  que  ce  sera  notre  faute  assurément  si  notre  lecteur 
se  plaint  du  retard  que  nous  lui  imposons. 


I. 


Quoique  né  à  Saint-Albans,  sir  John  Maundevillc  est  presque 
pour  nous  un  compatriote.  Par  l'origine  d'abord,  —  son  nom  indi- 
quant sans  conteste  qu'il  descendait  de  quelqu'un  de  ces  Français 
des  provinces  de  l'ouest  venus  avec  Guillaume  de  Normandie,  ou 
plus  récemment  encore  avec  Henri  Plantagenet.  Il  n'y  avait  pas 
assez  longtemps  que  cette  noblesse  était  établie  en  Angleterre, 
pour  qu'elle  eût  perdu  le  langage  du  pays  natal  ;  aussi  le  français 
du  Nord  était-il  la  langue  que  parlaient  encore  entre  eux  les  cheva- 
liers, quoique  la  moderne  langue  anglaise  fût  déjà  née.  Ge  fut  si 
bien,  en  tout  cas,  celle  de  sir  Jolm  Maundeville,  qu'il  composa  son 
livre  en  français  en  môme  temps  qu'en  anglais,  et  que  les  érudits 
les  plus  compétens  considèrent  la  version  française  comme  la  pre- 
mière en  date.  Enfin  dirai-je  qu'on  découvre  en  lui  quelques  ves- 
tiges d'amuur  pour  son  pays  d'origine,  quelque  chose  comme  un 
levain  de  patriotisme  français?  Pendant  qu'il  exécutait  son  voyage, 
la  guerre  de  cent  ans  entre  la  France  et  l'Angleterre  avait  éclaté, 
et  1356,  date  de  son  retour,  est  aussi  celle  de  la  bataille  de  Poi- 
tiers ;  mais  les  exploits  qui  se  sont  accomplis  en  son  absence  ne 


SIR    JOHN    MAUNDEVILLÏÏ.  283 

semblent  lui  inspirer  qu'une  médiocre  admiration,  car  il  blâme 
vertement  dans  sa  préface  ces  seigneurs  temporels  qui,  au  lieu  de 
chercher  à  reconquérir  la  terre  sainte,  héritage  commun  des  chré- 
tiens, se  montrent  beaucoup  plus  empressés  de  déshériter  leurs 
voisins.  Voilà  bien  des  titres  à^notre  intérêt  ;  essayons  donc  de  nous 
le  représenter  à  peu  près.  La  tâche  n'est  pas  impossible,  quoique 
difficile  et  aventureuse;  nous  ne  savons  en  effet  sur  lui  que  ce 
qu'il  nous  a  appris  lui-même,  et  cela  se  réduit  à  peu  de  chose. 

Il  est  parti  de  Saint-Albans,  nous  dit-il,  en  1322,  le  jour  de  la 
Saint-Michel,  et  il  est  revenu  en  1356.  Trente-quatre  ans!  plus  de 
deux  fois  le  temps  que  Tacite  considère  comme  un  long  espace  de 
la  vie  humaine!  Eh  bien!  vraiment,  ce  n'était  pas  trop  pour  les 
projets  très  divers  qu'il  semble  s'être  proposés  au  départ.  Il  se 
présente  à  nous  sous  le  triple  aspect  de  pèlerin,  d'aventurier  mili- 
litaire,  et  d'observateur  curieux  des  peuples  et  des  mœurs.  Voilà 
des  stimulans  bien  variés  dévie  errante,  mais  il  nous  a  donné  indi- 
rectement une  explication  de  cet  appétit  de  voir  et  de  savoir  qui 
est  trop  de  son  époque  pour  que  nous  l'omettions.  Maundeville, 
comme  Chaucer,  croyait  fermement  à  l'astrologie  judiciaire,  et 
parlant  des  peuples  de  l'Inde,  il  donne  pour  raison  de  leur  amour 
du  repos  et  de  leur  inertie  presque  extatique,  qu'ils  habitent  le 
premier  chmat,  qui  est  celui  de  Saturne,  a  Saturne  est  lent  et  de 
mouvement  insensible,  car  il  traîne  trente  ans  à  accomplir  sa 
course  à  travers  les  douze  signes,  tandis  que  la  lune  passe  à  tra- 
vers les  douze  signes  en  un  seul  mois.  Et  comme  Saturne  est  si 
lent  de  mouvement,  le  peuple  de  cette  contrée  qui  se  trouve  dans 
son  climat  n'a  ni  inclination  ni  volonté  à  se  mouvoir,  et  à  désirer 
connaître  les  étrangers.  Notre  pays  est  tout  le  contraire,  car  nous 
sommes  dans  le  septième  climat  qui  est  celui  de  la  lune,  et  la  lune 
se  meut  rapidement,  et  est  une  planète  de  progression.  Pour  cette 
raison  elle  nous  donne  une  volonté  de  nous  mouvoir  activement, 
d'aller  par  différentes  routes,  de  chercher  les  choses  étrangères  et 
les  diversités  de  ce  monde  ;  car  la  lune  va  autour  de  la  terre  plus 
rapidement  qu'aucune  autre  planète.  »  C'est  la  première  et  non  la 
moins  originale  explication  de  l'instinct  nomade  qui  distingue  les 
insulaires  de  la  Grande-Bretagne,  et  son  auteur  peut  être  pris 
comme  le  premier  en  date  aussi  de  ces  modernes  Anglais  qui  parcou- 
rent la  terre  en  tous  sens,  sans  que  leur  caractère  national  en  soit  al- 
téré, tournant  ainsi  en  éloge  et  à  leur  profit  le  trait  philosophique 
qu'Horace  décochait  aux  esprits  inquiets  piqués  de  la  tarentule  des 
voyages  : 

Cœluin,  non  auiiuuiu  niutaut,  qui  Irans  mare  currunt. 


1 


28i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Des  trentc-quaire  années  qu'il  a  passées  hors  de  son  pays,  sir  John 
Maundeville  semble  avoir  employé  les  dix-neuf  premières  au  service 
du  sultan  d'Egypte  qu'il  aurait  assisté  dans  ses  expéditions  contre 
les  Bédouins  dont  il  trace  en  quelques  lignes  un  portrait  presque 
magistral.  Le  sultan,  nous  dit-il,  l'avait  pris  en  si  grande  amitié 
qu'il  l'aurait  fait  marier  avec  la  fille  d'un  des  grands  de  sa  cour 
s'il  avait  voulu  changer  de  religion.  Ce  prince  avait  dû  l'avoir,  en 
effet,  en  haute  estime  pour  lui  tenir  dans  l'intimité  le  discours 
sur  l'opposition  qui  existe  chez  les  chrétiens  entre  leur  religion 
et  leurs  mœurs,  propos  d'une  sérieuse  importance  et  qui  portent 
tous  les  caractères  de  l'authenticité.  Il  est  probable  que.  pen- 
dant ce  long  séjour  auprès  du  sultan,  il  a  eu  occasion  de  faire  des 
excursions  répétées  dans  toutes  les  régions  de  la  Mésopotamie,  de 
la  Syrie  et  de  la  Palestine,  ce  qui  expliquerait  pourquoi  la  partie  de 
son  livre  qui  se  rapporte  à  ces  contrées  est  moins  sommaire,  mieux 
circonstanciée,  et,  en  définitive,  moins  fabuleuse  que  le  reste.  En 
quittant  l'Egypte,  il  dit  être  entré  par  les  régions  de  l'Inde  dans 
les  Ktats  du  grand  khan  du  Cathay  auprès  duquel  il  aurait  rempli 
pendant  quinze  mois  les  mêmes  oflices  militaires  qu'il  avait  remplis 
auprès  du  sultan. 

C'est  à  peu  près  tout  ce  qu'il  a  cru  devoir  nous  apprendie  de 
ses  aventures  de  chevalier  errant  (I),  soit  par  réelle  modestie,  soit 
qu'il  ait  eu  crainte  de  nuire  par  trop  de  détails  personnels  à  l'unité 
de  son  récit,  car  il  y  a  en  lui  des  élémens  d'artiste,  et  le  souci  de 

(1)  Il  aurait  pu  cependant  nous  en  apprendre  davantage  sans  manquer  aucunement 
à  la  modestie,  tant  certains  détails  sont  naturels  à  tout  voyageur.  Ainsi,  il  est  remar- 
quable qu'il  n'indique  jamai<  se«  références  dans  ces  lointains  paj'S,  —  appuis  natio- 
naux ou  chrétiens,  lieux  naturels  de  refuge,  maisons  de  crédit,  —  comme  l'ont  fait 
ses  prédécesseurs  et  successeurs.  Nous  n'entendons  pas  seulement  les  voyageurs 
célèbres  du  moyen  âge,  Plan  de  Carpin,  Rubruquis,  Marco  Polo,  dont  nous  con- 
naissons exactement  les  voies  et  moyens,  mais  les  voyageurs  plus  modestes,  qui, 
après  et  avant  lui,  ont  fait  ce  pèlerinage  de  terre  sainte  qu'il  présente  comme  son 
premier  et  principal  but.  Nous  venons  d'en  lire  deux  à  son  occasion,  Benjamin  do 
Tudèla  et  Bertrandon  de  la  Brocquière.  Rien  de  plus  aisé  à  comprendre  que  le  voyage 
de  Benjamin  de  Tudèla,  allant  de  communauté  juive  en  communauté  juive,  se  rensei- 
gnant partout  où  il  séjourne,  sûr  d'avance  de  son  gîte  à  chaque  étape.  De  môme  pour 
Bertrandon  de  la  Brocquière.  Nous  savons  les  noms  de  tous  les  chevaliers  de  Bourgogne 
avec  lesquels  il  a  fait  voyage,  à  quels  momens  il  s'est  séparé  d'eux  et  pour  quelles  rai- 
sons, à  quels  marchands  français,  génois,  vénitiens,  florentins,  catalans,  il  a  eu  recours 
pour  les  renseignemens  ,  les  questions  d'argent,  quels  périls  il  a  courus  et  dans 
quelles  villes  sa  qualité  de  chrétien  lui  a  valu  le  plus  d'insultes  de  la  part  de  la 
canaille  musulmane.  Mais  pour  sir  John  Maundeville,  nous  sommes  obligés  d'imagi- 
ner ses  voies  et  moyens,  de  supposer  que  le  sultan  d'Egypte  aura  été  suffisamment 
généreux  avec  lui,  ou  que  le  grand  khan  du  Cathay  l'aura  traité  avec  un  peu  de  cette 
Imunificence  dont  son  aïeul  Kubla-Khan  avait  été  prodigue,  au  siècle  précédent,  enver» 
les  Polo. 


SIR    JOHN    MAUNDEVILLL.  285 

la  composition  se  laisse  aisément  apercevoir  au  milieu  de  beau- 
coup de  gaucheries  et  d'inexpériences.  Malgré  la  rareté  de  ces 
informations,  nous  avons  cependant  un  moyen  indirect  de  nous 
le  représenter  assez  exactement  dans  ce  rôle  de  condottiere  chré- 
tien. Son  contemporain  Chaucer,  qui,  de  tous  les  hommes  du 
xiv^  siècle,  fut  peut-être  le  mieux  renseigné  sur  les  trois  littéra- 
tures européennes  de  l'époque  (France,  Angleterre,  Italie),  avait 
certainement  lu  son  livre  lorsqu'il  écrivit  les  Contes  de  Cantorbéry 
qu'on  ne  peut  placer  avant  1382,  et  il  n'y  a  pas  grande  témérité  à 
supposer  qu'il  a  pu  y  puiser  quelques-uns  des  principaux  traits  du 
plus  noble  de  ses  pèlerins,  le  chevalier  qui  ouvre  la  série  de  ses 
contes  par  l'admirable  histoire  à'Arcile  et  Palémon. 

Il  y  avait  un  chevalier,  un  très  digne  homme  qui,  du  premier  jour 
où  il  monta  en  selle,  aima  la  chevalerie,  la  vérité  et  l'honneur,  la 
liberté  et  la  courtoisie,.,  il  avait  voyagé  aussi  loin  qu'aucun  homme 
vivant  tant  en  pays  chrétien  qu'en  terre  païenne,  et  toujours  honoré 
pour  sa  parfaite  noblesse.  Il  était  à  Alexandrie  lorsque  la  ville  fut  em- 
portée ;  bien  souvent  il  avait  tenu  le  haut  bout  de  la  table  en  Prusse 
avant  les  hommes  de  toute  autre  nation,  et  nul  chrétien  de  sa  condition 
n'avait  si  souvent  voyagé  en  Lithuanie  et  en  Russie.  Dans  le  royaume 
de  Grenade,  il  avait  assisté  au  siège  d'Algésiras,..  il  était  à  Layaz  et  à 
Satalie,  lorsque  ces  villes  furent  emportées,  et  dans  les  mers  de  Grèce 
il  avait  fait  partie  de  plus  d'une  noble  armée.  Il  avait  pris  part  à  quinze 
batailles  meurtrières.  Il  avait  combattu  pour  notre  foi  à  Tramissene  dans 
trois  passes  d'armes,  et  il  avait  toujours  tué  son  adversaire.  Ce  digne 
chevalier  avait  aussi  vécu  quelque  temps  auprès  du  seigneur  de  Palatie, 
encore  un  autre  païen  de  Turquie,  et  toujours  tenu  en  souveraine  es- 
time. En  même  temps  qu'il  était  vaillant  il  était  sage,  et  dans  sa  façon 
d'être  aussi  doux  qu'une  lille;  jamais  dans  sa  vie  il  ne  dit  chose  vilaine 
et  malséante  à  son  rang.  C'était  enfin  un  parfait  gentil  chevalier,.,  il 
était  récemment  revenu  de  ses  voyages,  et  il  s'était  mis  en  route  pour 
accomplir  son  pèlerinage. 

Voilà  bien  sir  John  Maundeville,  tel  qu'il  se  présente  à  nous,  à 
la  fois  pieux  et  aventureux,  passant  partout  sans  périls,  grùcc  sans 
doute  à  son  bon  renom,  s'introduisant  auprès  des  grands  de  toutes 
ces  contrées  lointaines,  et,  à  coup  sur,  le  chevalier  de  Chaucer 
n'avait  pas  parcouru  plus  de  pays  qu'il  ne  prétend  en  avoir  tra- 
versés. Toute  supposition  mise  à  part,  le  portrait  peut  être  tenu  en 
un  certain  sens  pour  celui  de  notre  voyageur,  car  ce  n'est  certaine- 
ment pas  une  exception  que  Chaucer  a  voulu  peindre  dans  son  cheva- 
lier, et  ce  portrait  prouve  que  de  tels  caractères  étaient  fréqucns  au 


1 


286  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

xn^  siècle.  Si  donc  Cliaucer  n'a  pas  peint  lindividu  nommé  Maunde- 
villc,  il  a  peint  le  ^cnre  dans  lequel  il  rentrait.  Un  des  bons  com- 
mentateurs de  Cliaucer,  Tyrwhitt,  sétoime  que  le  poète  ait  fait 
venir  son  chevalier  d'Alexandrie  et  de  Lithuanie  plutôt  que  de 
Grécy  et  de  Poitiers  :  «  Cela  ne  peut  s'expliquer,  dit-il,  qu'en  sup- 
posant qu'à  cette  époque  le  moindre  service  contre  les  infidèles 
était  estimé  plus  haut  que  les  plus  splendides  victoires  rempor- 
tées sur  des  chrétiens.  »  Si  l'érudil  Tyrwhitt  s'était  mieux  rappelé 
Maundeville,  il  se  serait  dispensé  de  poser  cette  question  sinp^u- 
lière,  car  le  voyageur  y  a  répondu  dans  la  prélkce  de  son  livre 
exactement  j)ar  la  raison  que  suppose  leconmientateur.  Nous  avons 
dit  qu'il  déplore  ouvertement  que  les  princes  chrétiens  entrepren- 
nent de  se  voler  leurs  héritages  au  lieu  de  conquérir  cette  terre 
sainte  qui  est  l'héritage  commun  des  chrétiens.  Et  puis,  piété  à 
part,  il  n'y  avait  pas  assez  longtemps  que  les  croisades  avaient 
cessé  pour  que  les  guerres  en  pays  infidèle  ne  fussent  pas  restées 
les  guerres  par  excellence  pour  toutes  les  imaginations  aventu- 
reuses. Or  ces  imaginations  devaient  être  fort  nombreuses  et  fort 
inquiètes  à  ce  moment  du  siècle  où  Maundeville  partait  d'Angle- 
terre. Dix  ans,  en  elTet,  ne  s'étaient  pas  écoulés  depuis  qu'avait 
péri  cet  illustre  et  puissant  ordre  du  temple ,  qui ,  pendant  deux 
siècles,  avait  englobé  dans  ses  rangs  tout  ce  que  l'humanité  chré- 
tienne contenait  d'aventuriers  dans  la  meilleure  et  dans  la  pire 
acception  du  mot.  Cette  disposition  éternelle  de  la  nature  humaine 
avait-elle  donc  disparu  tout  à  coup  avec  le  bûcher  de  Jactjues 
Molay  ?  Et,  si  elle  n'avait  pas  disparu,  comment  pouvait-elle  trou- 
ver satisfaction  si  celui  qu'elle  tourmentait  n'allait  pas  guerroyer 
avec  quelque  Lusignan  de  Chypre  ou  prendre  part  avec  les  che- 
vahers  teutoniques  à  quelque  expédition  contre  les  païens  du  Nord. 
11  y  a  vraiment  beaucoup  de  choses  chez  sir  John  Maundeville. 
Si  le  coureur  d'aventures  ne  craint  pas  de  se  commettre  avec  les 
princes  musulmans  ou  païens,  en  revanche  le  pèlerin  est  sincère- 
ment chrétien,  et  bien  de  son  époque.  11  en  représente,  avec  une 
ardeur  qui  atteint  souvent  presque  l'éloquence,  un  des  sentimens 
les  plus  élevés.  Ce  sentiment,  qui  parcourt  tout  le  xiv*  siècle  comme 
une  ])lainte  étoulVee,  condamnée  à  rester  sans  écho,  mais  auquel 
tel  illustre  d'alors,  un  Pétrarque  par  exemple,  n'a  pas  dédîdgné,  à 
certains  jours,  de  prêter  sa  voix,  c'est  le  regret  qu'inspire  la  ces- 
sation dos  croisades  et  l'espérance  de  les  voir  renaître.  Tout  autre 
em[)loi  de  l'ardeur  belliqueuse  et  des  talens  militaiies  semble  illé- 
gitime à  Maundeville,  et  il  considère  connue  fratricides  les  guerres 
que  se  font  les  princes  chrétiens,  oublieux  de  la  foi  qu'ils  pro- 
fessent,   il   s'alllige  cependant  plus  (|u"il  ne  s'étonne,  puisque  le 


SIR   JOHN    MAUXDEVILLE.  287 

<:entre  commun  des  âmes  chrétiennes,  c'est-à-dire  les  lieux  saints, 
leur  manque  désormais  ;  n'ayant  plus  ce  qui  réunit,  elles  tombent 
fatalement  à  ce  qui  divise.  Jamais,  en  effet,  on  ne  sentit  plus  le 
besoin  des  croisades,  et  elles  ne  furent  plus  réellement  nécessaires 
que  loi-squ'elles  eurent  pris  fin.  Dès  que  le  royaume  chrétien  d'Asie 
eut  disparu,  l'Europe  se  vit  à  son  tour  entamée.  Saint-Jean-d'Acre 
a  succombé  en  129Zi,  et  la  disparition  de  ce  dernier  vestige  de  la 
domination  chrétienne  coïncide  avec  l'agression  destinée  à  être  si 
rapidement  victorieuse  des  fds  d'Othman.  Le  temps  n'est  plus  où 
Constantinople  avait  pu  soutenir  victorieusement  deux  sièges  contre 
les  xVrabes,  encore  animés  de  l'irrésistible  ferveur  de  la  première 
époque  de  l'islam.  Les  siècles,  en  passant,  ont  usé  ses  dernières 
forces  ;  lorsque  hier  encore  elle  applaudissait  à  la  chute  de  ces 
maîtres  latins  qui  l'avaient  dominée  soixante  ans  et  s'était  remise 
sous  le  joug  de  ses  tyrans  grecs,  elle  avait  cru  reprendre  posses- 
sion d'elle-même;  en  réahté,  avec  ces  maîtres  latins,  disparais- 
saient ses  derniers  soutiens.  Maintenant  que  cet  empire  n'a  plus 
que  des  Byzantins  pour  défenseurs,  il  se  sent  mourir  chaque  jour 
de  son  indépendance  reconquise.  Au  moment  où  sir  John  Maun- 
deville  se  mettait  en  route,  les  Turcs  étaient  déjà  maîtres  de  toute 
l'Asie-Minem-e  ;  et,  pendant  le  cours  de  son  long  voyage,  Orchan  et 
Amurat  s'introduisaient  dans  les  provinces  européennes  de  l'empire 
et  y  jetaient  les  fondemens  dune  domination  autrement  sohde  que 
la  tyrannie  passagère  des  Mongols  de  Batou  un  siècle  auparavant. 
Un  passage  de  son  livre  rend,  avec  vivacité  de  sentiment,  relief  et  cou- 
leur, la  tristesse  de  ce  fantôme  d'empire.  «  Devant  l'église  de  Sainte- 
Sophie  se  dresse  la  statue,  entièrement  dorée,  de  l'empereur  Justi- 
nien  ;  il  est  à  cheval,  couronne  en  tête,  et  primitivement  il  tenait 
dans  sa  main  un  globe  doré  ;  mais  ce  globe  est  tombé,  et  les  gens 
de  là-bas  disent  que  c'est  un  signe  (jue  l'empereur  a  perdu  une 
grande  partie  de  ses  terres  et  seigneuiies,  car  il  était  empereur  de 
Romanie  et  de  Grèce,  de  toute  l' Asie-Mineure,  de  la  Judée  où  est 
Jérusalem,  de  l'Egypte,  de  la  Perse  et  de  l'Arabie;  mais  il  a  tout 
perdu,  sauf  la  Grèce,  et  plusieurs  fois  on  a  essayé  de  replacer  le 
globe  dans  la  main  de  la  statue,  mais  elle  n'a  jamais  pu  le  tenir. 
Ce  globe  signifie  la  souveiainete  qu'il  avait  sur  le  monde  entier, 
lequel  est  rond  ;  l'autre  main  est  levée  du  côté  de  l'Orient,  en  signe 
de  menace  contre  les  agresseurs  malfaisans.  » 

Le  monde  latin  aura-t-il  le  sort  du  monde  grec?  De  toutes  parts 
on  se  pose  la  question,  et  on  s'inquiète  parfois  des  moyens  de  dé- 
tourner le  péril,  moyens  dont  le  principal  et  presque  l'unique  se- 
rait dans  le  rétablissement  de  l'unité  chrétienne  par  l'union  des 
deux  grandes  éghses.  Aussi  est-ce  l'époque  où  commencent  les  né- 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gociations  si  souvent  interrompues  et  si  souvent  reprises  entre 
Rome  et  Gonslantinoj)lc,  mais  que  les  haines  têtues  des  théologiens 
ne  laisseront  jamais  aboutir.  On  trouve  dans  Maundeville  une  ex- 
pression assez  forte  de  l'insolence  de  ces  haines  :  «  Ils  ne  sont  pas 
obeissans  à  l'église  de  Rome,  ni  au  pape,.,   et  c'est  pourquoi  le 
pape  Jean  XXII  leur  envoya  des  lettres  poui'  leur  rappeler  que  la 
foi  chrétienne  devait  être  une,  et  qu'ils  lui  devaient  obéissance, 
comme  étant  le  vicaire  de  Dieu  sur  terre  et  ayant  reçu  de  Dieu  le 
pouvoir  de  lier  et  de  délier  ;  mais  ils  lui  envoyèrent  diverses  ré- 
ponses disant  ceci  entre  autres  choses  :  «  Nous  ne  pouvons  pas 
suiilfrir  ton  grand  orgueil,   nous  n'avons  pas  envie  d'assouvir  tu 
grande  convoitise.  Le  Seigneur  soit  avec  toi,  car  Notre-Seigneur 
est  avec  nous.  Adieu.  »  Et  il  ne  put  avoir  d'eux  d'autre  réponse... 
Ils  ne  soulï'rent  pas  que  les  Latins  chantent  à  lem's  autels;  et,  s'ils 
le  font  par  hasard,  immédiatement  ils  lavent  l'autel  avec  de  l'eau 
bénite.  »  Les  Turcs  peuvent  donc  faire  leur  œuvre  en  toute  sécu- 
rité ;  toute  la  résistance  qu'ils  rencontreront  du  côté  de  l'Occident 
so  bornera,  à  la  lin  du  siècle,  à  la  croisade  des  chevaliers  français 
contre  Bajazet  et  à  leur  glorieuse,  mais  stérile  défaite  à  Nicopolis. 
C'est  avec  ces  sentimens  de  croisé  rétrospectif  que  Maundeville 
a  fait  le  voyage  de  Terre-sainte,  et  ce  sont  eux,  probablement,  qui 
lui  ont  inspiré  le  procédé  tout  de  piété  et  de  respect  qu'il  a  em- 
ployé pour  la  décrire.  11  parcourt  la  Palestine  pas  à  pas,  bourgade 
par  bourgade,  hameau  par  hameau,  et  à  chacune  de  ces  étapes  il 
nomme  le  souvenir  historique,  religieux,  légendaire  ou   fabuleux 
qui  est  attaché  à  la  motte  de  terre  sur  la(|uelle  son  pied  est  posé. 
Lue  impression  de  grandeur  dont  on  ne  saurait  se  défendre  sort 
do   celte  nomenclature  qui,  pour  tout  autre  pays,  paraîtrait  peut- 
être  aride  ;  mais  la  nature  particulière  de  ces  souvenirs   dissipe 
toute  sécheresse,  et  peu  de  choses  nous  ont  fait  mieux  sentir  à 
quel  point  l'histoire  de  ce  petit  pays  est  mêlée  à  notre  vie  mo- 
rale que  les  pages   consacrées  à  cet   itinéraire.  C'est   pour  les 
lieux  saints  qu'il  réserve  toute  sa  ferveur;  mais,  dès  qu'il  sort  de 
Palestine,  cette  ferveur  s'attiédit  beaucoup,  et  il  se  présente  sous 
un  aspect  quelque  peu  inattendu.  Il  a  toute  sorte  de  réserves,  de 
sous-entendus,  qui  sont  d'un  demi-sceptique.  11  décrit  sans  tro[) 
d'étonnement  ni  même  trop  d'horreur  les  idolâtries  qu'il  rencontre 
sur  sa  route,  queUpie  monstrueuses  qu'elles  soient.   11  compare 
les  crovances  les  unes  aux  autres;  et,  non  content  d'établir  leurs 
dilférences,  il  cherche  leurs  ressemblances,  et  il  les  trouve.  Bref, 
Maundeville  devient,  dans  cette  seconde  j)artie  de  son  voyage,  un 
parlait  latitudinaire,  aussi  est-ce  surtout  dans  cette  partie  qu'ap- 
parail  l'idée  capitale  que  nous  avons  indiquée  au  début  de  ces 


^ 


SIR   JOHN    MAU-NDEVILLE.  289 

pages.  11  avait  si  bien  conscience  du  chemin  qu'avait  fait  sa  pen- 
sée, et  se  sentait  si  peu  rassuré  sur  les  résultats  de  son  voyage, 
qu'il  nous  dit  qu'à  son  retour,  en  1356,  il  passa  par  Rome  (1)  et 
soumit  son  livre  à  l'examen  du  pape,  «  afin  de  faire  absoudre  sa 
conscience  de  nombre  de  points  scabreux  comme  il  doit  s'en  en- 
gendrer beaucoup  chez  les  hommes  qui  ont  vu  beaucoup  dépeuples 
de  diverses  sectes  et  de  diverses   croyances.  »  Le  pape,  paraît-il, 
examina  le  livre  et  le  couvrit  de  son  approbation;  aussi  Maunde- 
ville  le  présente-t-il  tout  triomphant  à  ses  lecteurs  en  leiu-  disant 
que,  s'il  se  trouve  dans  le  nombre  quelques-uns  de  ces  incrédules 
réfractaires  qui  ne  croient  qu'à  ce  qu'ils  voient  de  leurs  yeux,  ils 
devront  se  tenir  pour  avertis  que  sa  véracité  est  affirmée  et  prou- 
vée par  le  saint-père  lui-même.  Il  est  permis  de  croire  que  sir  John 
Maundeville  a  soumis  son  livre  à  l'approbation  du  saint-père,  un 
peu  avec  les  sentimens  qui  furent  ceux  de  Voltaire,  lorsqu'il  dédia 
son  Mahomet  à  Benoit  Xl\ .  La  précaution  n'était  peut-être  pas  inu- 
tile. Le  plus  ancien  manuscrit  connu  du  livre  est  de  1371  ;  c'est 
justement  l'époque  où  commençait  cette  poursuite  des  partisans  de 
Wiclef,  qui  allait  durer  si  longtemps,  et  où  l'épiscopat  anglais  devait 
se  montrer  si  rigoureux.  Quoique  les  idées  de  Maundeville  eussent 
peu  de  chose  à  démêler  avec  celles  de  Wiclef,  il  n'eût  peut-être 
pas  été  sans  danger,  à  un  pareil  moment,  de  passer  pour  entretenir 
des  opinions  non  orthodoxes,  de  quelque  nature  qu'elles  fussent. 
Par  cette  approbation  papale,  il  obtenait  deux  résultats  :  il  se  met- 
tait à  l'abri  de  tout  soupçon  et  faisait  passer  ses  conclusions  phi- 
losophiques sous  les  yeux  du  public  avec  l'estampille  même  du 
saint-siège. 

A  noter  aussi  comme  signiticatil  le  soin  qu'a  eu  Maundeville  de 
publier  son  livre  en  trois  langues.  A  vrai  dire,  la  chose  avait  des 
précédens;  c'est  ce  qu'avait  fait  déjà  Marco  Polo,  mais  les  raisons 
que  donne  Maundeville  de  cette  multiplicité  de  traductions,   tant 

(1)  Il  n'y  a  pas  de  raisons  de  douter  que  Maundeville  ait  soumis  son  livre  au  pape, 
seulement  nous  nous  demandons  comment  il  s'j'  est  pris  pour  le  trouver  à  Rome 
en  1356,  ainsi  qu'il  le  prétend.  A  cette  époque  nous  sommes  en  pleine  papauté  d'Avi- 
enon,  sous  le  pontificat  du  mas:niflque  Clément  VI,  le  premier  Rogier  de  Maumont. 
A  Rome,  on  est  au  surlendemain  de  Rienzi,  au  lendemain  de  la  visite  de  l'empereur 
Charles  IV,  et  il  n'y  a  dans  la  ville  éternelle  que  les  Orsini  et  les  Colonna  qui  y  conti- 
nuent leur  guerre  acharnée,  et  se  soucient  du  khan  du  Cathay  et  du  sultan  d'Egypte 
beaucoup  moins  que  d'Alburnoz  ou  de  tel  autre  belliqueux  légat  qui  met  à  profit  l'ab- 
sence de  la  papauté  pour  lui  constituer  son  futur  domaine  temporel.  Mais  celte  diffi- 
culté à  laquelle  nous  ne  trouvons  de  réponse  dans  aucune  des  éditions  qui  sont  à  notre 
portée  tient  peut-être  à  une  maladresse  de  rédaction,  et  il  i-st  probable  que  la  présen- 
tation du  livre  a  eu  lieu  à  l'époque  du  retour  définitif  à  Rome,  sous  le  second  Rogier 
de  Maumont,  Grégoire  XI.  Seulement  le  texte  est  formel,  «  à  mon  retour,  j'allai  à 
Rome,  et  je  montrai  ma  vie  à  notre  saint-pére  le  pape.  » 

TOME  xcvi.  —  1889.  l'J 


fl 


^90  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

<lans  la  copie  franraise  que  dans  la  copie  anglaise  de  son  livre,  n'en 
sont  pas  moins  curieuses  à  citer  :  «  Pour  ce  que  plusieurs  enten- 
dent mieux  français  que  latin,  ai-je  mis  ce  livre  en  roman  à  cette 
fin  que  chacun  l'entende,  et  les  seigneurs  et  clievaliers  et  autres 
qui  nentendent  pas  le  latin,  »  dit-il  dans  sa  copie  française.  «  Et 
sachez  que  j'ai  traduit  ce  livre  du  latin  en  français,  et  que  je  l'ai 
traduit  encore  du  français  en  anglais,  afin  que  tout  homme  de  ma 
nation  puisse  le  comprendre,  et  que  les  seigneurs,  chevaliers,  et 
autres  nobles  et  dignes  hommes  qui  connaissent  peu  le  latin,  et  ont 
fait  le  voyage  d'outre-mer,  puissent  voir  si  j'ai  erré  par  défaut  de 
mémoire,  et  par  suite  me  redresser  et  me  corriger,  n  dit-il  dans 
la  préface  de  sa  copie  anglaise.  Une  version  à  l'usage  exclusif  des 
clercs  en  langue  latine,  une  version  en  français  pour  la  noblesse 
de  tout  pays  chrétien,  et  une  version  en  anglais  pour  les  gens  de 
toute  condition  de  son  pays  natal.  Outre  le  désir  d'être  lu  qui 
est  naturel  à  tout  auteur,  il  est  permis  de  supposer  qu'il  s'en  ca- 
chait encore  un  autre  sous  cette  multiplicité  de  versions,  à  savoir 
celui  de  faire  à  ses  idées  une  propagande  aussi  étendue  que  pos- 
sible par  des  moyens  discrets,  mais  sûrs.  Il  semble  avoir  su  très 
bien  que  les  mêmes  choses  qui  sont  exprimées  dans  une  langue 
savante  et  morte  prennent  une  tout  autre  physionomie,  révèlent 
une  tout  autre  portée  et  vont  autrement  loin,  lorsqu'elles  sont 
exprimées  dans  une  langue  vulgaire  et  vivante. 

Tout  reste  obscur  et  quelque  peu  équivoque  chez  ce  singulier 
personnage.  Après  son  retour,  il  ne  semble  pas  avoir  habité  l'An- 
gleterre. Une  tradition  assez  bien  établie  veut  qu'il  se  soit  fixé  à 
Liège  où  il  aurait  exercé  la  médecine,  mettant  ainsi  à  profit  les 
nombreux  secrets  qu'il  avait  rapportés  d'Urient.  Le  choix  de  Liège 
s'expUque  par  son  origine  française,  par  les  rapports  intimes  qui 
existaient  alors  entre  l'Angleterre  et  les  Pays-Bas,  peut-être  aussi 
par  l'esprit  doucement  hardi  et  le  mysticisme  populaire  qui  distin- 
guaient alors  cette  contrée  où  commençait  l'institution  des  bégui- 
nages. C'est  dans  cette  ville  qu'il  aurait  composé  son  livre,  et  qu'il 
l'aurait  traduit  du  français  et  de  l'anglais  en  latin,  ce  qui  justifie 
l'opinion  que  nous  avons  émise  sur  l'époque  où  il  le  soumit  à 
l'examen  du  pajje.  11  y  mourut  selon  quelques  érudits  en  1371,  et 
selon  un  des  manuscrits  du  xv*  siècle  en  1382  seulement. 

II. 

Maintenant  que  nous  sommes  parvenus  à  apercevoir  une  ombre 
de  riionnne,  arrêtons-nous  devant  le  coiueur  de  fables.  11  en  vaut 
la  peine  à  tous  égards,  d'abord  ])arce  qu'il  a  en  ce  genre  un  vrai 


SIR    JOHN    MAUXDEVILLE.  291 

talent,  ensuite  parce  qu'il  nous  permet  de  reconnaître  quelques- 
unes  des  provinces  de  ce  vaste  royaume  de  féerie  que  Michelet 
appelait  si  justement  le  i)lus  puissant  du  moyen  âge,  enfin  parce 
([u'il  nous  semble  découvrir  qu'il  a  laissé  des  traces  assez  pro- 
fondes chez  les  hommes  d'imagination  de  son  pays.  D'ailleurs,  l'exa- 
men de  ses  qualités  de  contour  intéresse  directement  la  thèse  que 
nous  avons  soulevée,  à  savoir  qu'il  faut  moins  chercher  dans  son 
livre  un  voyageur  qu'un  philosophe  qui  protège  ses  opinions  des 
mœurs  et  des  croyances  des  pays  qu'il  a  ou  prétend  avoir  traversés. 

Quel  degré  de  confiance  convient-il  de  lui  accorder?  Il  n'y  a  pas 
eu  à  son  sujet  de  question  plus  controversée  parmi  les  érudits  de 
son  pays,  les  uns  le  tenant  pour  plus  digne  de  foi  qu'on  ne  veut 
bien  le  dire,  d'autres  pour  un  mystificateur  habile  qui  a  eu  l'art 
de  servir  à  ses  contemporains  un  plat  conforme  au  goût  qu'il  leur 
avait  reconnu,  d'autres  enfin  pour  un  simple  imposteur  et  son 
livre  pour  un  tissu  de  mensonges.  Crédule  et  menteur,  telles  sont 
les  deux  épithètes  invariablement  accolées  à  son  nom  ;  mais  quoi- 
qu'il soit  assurément  l'un  et  l'autre,  il  est  beaucoup  plus  dcHeat 
qu'on  ne  le  croirait  de  se  prononcer  sur  la  créance  qu'il  mérite  à 
moins  qu'on  ne  se  range  à  ra\is  que  nous  proposons.  Si,  en  efïet, 
il  s'est  proposé  un  but  philosophique,  tout  s'explique.  II  importe 
peu  alors  que  les  choses  qu'il  raconte  soient  en  partie  vraies,  en 
partie  compilées  et  en  partie  inventées,  que  non  content  de  parler 
des  mœurs  des  pays  qu'il  a  vus,  et  de  celles  des  pays  où  il  n'a  visi- 
blement jamais  mis  le  pied,  il  y  ajoute  des  îles  de  son  invention 
qu'il  baptise  des  noms  d'Oxydrate  et  de  Gymnosophe,  en  souve- 
nir de  ses  lectures  de  Quinte-Gurce.  Mais  si,  comme  on  l'a  toujours 
fait,  on  le  tient  pour  un  simple  voyageur,  la  question  devient  de 
solution  beaucoup  plus  difficile,  et  cette  solution,  quelle  qu'elle 
soit,  restera  toujours  douteuse  et  laissera  le  jugement  mal  satis- 
fait, —  ce  que  nous  allons  essayer  de  montrer. 

Si  Maundeville  est  un  simple  voyageur,  on  ne  voit  pas  pourquoi 
on  ne  le  ferait  pas  bénéficier  de  ces  circonstances  atténuantes  ((ue 
l'on  accorde  libéralement  à  tous  ses  prédécesseurs.  Jl  est  crédule, 
mais  tous  ces  vieux  voyageurs  du  moyen  âge  le  sont  terriblement, 
et  leur  crédulité  ne  nous  choque  pas  plus  qu'il  ne  faut,  parce  que 
nous  en  comprenons  aisément  les  raisons.  Us  sortaient  de  civilisa- 
tions naïves  où  la  religion,  suprême  magicienne,  faisait  le  tout  de 
la  vie  morale,  et  les  pays  ({u'ils  quittaient  pour  aller  au-devant  des 
merveilles  qu'ils  racontent  avaient  eux-mêmes  un  stock  de  fables, 
superstitions,  croyances  traditionnelles  assez  bien  approvisionné, 
ils  en  avaient  été  nourris,  amuses,  effrayés;  ([uelque  esprit  qu'ils 
eussent,  et  souvent  même  en  proportion  de  l'esprit  qu'ils  avaient, 


•292  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 


ils  avaient  retenu  une  bonne  partie  de  ces  croyances,  de  là  une 
disposition  latente  à  acquiescer  à  tout  ce  qu'on  leiu'  racontait  de 
merveilleux.  Cette  disposition  était  bien  plus  forte  encore  si  le  voya- 
geur était  un  religieux,  car  pour  ceux-là  le  merveilleux  était  l'élé- 
ment même  dans  lequel  ils  vivaient,  et  il  n'était  certes  pas  de  mi- 
racle dont  ils  ne  crussent  les  démons  capables  pour  tenir  en  leur 
possession  les  parties  non  rachetées  de  la  pauvre  humanité.  Avec 
cette  disposition  invincible  est-il  bien  extraordinaire  que  Maunde- 
ville  n'ait  pas  été  mieux  protégé  par  son  esprit  éveillé  d'aventu- 
rier militaire  que  ne  l'avait  été  Marco  Polo  par  son  sens  pratique 
de  marchand  vénitien? 

S'il  n'est  pas  plus  crédule  que  ses  prédécesseurs,  il  est  certain 
cependant  qu'il  le  paraît  davantage  ;  mais  cette  illusion  tient  à  la 
nature  particulière  de  cette  crédulité  qui  mérite  d'être  expliquée.  Il 
est  fabuleux  moins  par  les  choses  qu'il  raconte  que  par  la  manière 
dont  il  les  raconte.  Les  pays  qu'il  prétend  avoir  parcourus  après 
son  départ  de  Palestine  sont  les  mêmes  où  Marco  Polo  avant  lui 
avait  vécu  de  si  longues  années,  l'Arménie,  le  Turkestan,  la  Mon- 
gohe,  le  Cathay  ou  Chine  septentrionale.  Eh  bien!  que  l'on  com- 
pare les  deux  récits  et  on  verra  que  celui  de  Marco  Polo  ne  le 
cède  presque  en  rien  pour  le  merveilleux  à  celui  de  Maundeville. 
Tout  y  est,  et  les  esprits  invisibles  dans  l'air  des  steppes  tartares 
qui  vous  appellent  par  votre  nom  poiu-  ^  ous  perdre,  et  les  diables 
qui  parlent  par  les  idoles,  et  les  populations  qui,  du  premier  au 
dernier,  sont  adonnées  à  la  magie,  et  le  mystérieux  prêtre  Jean 
au  royaume  plus  flottant  que  l'île  de  Laputa  de  Gulliver,  et  les  mille 
particularités  étranges  des  mœurs  et  des  superstitions  de  ces  loin- 
tains pays.  Il  y  a  même  chez  Marco  Polo  des  fables  dont  on  ne 
trouve  pas  trace  dans  Maundeville,  qui  ne  les  aurait  pas  omises 
s'il  l'avait  plagié  autant  qu'on  le  dit,  par  exemple  cette  manière  de 
tirer  les  diamans  du  fond  de  vallées  habitées  par  des  serpens  au 
moyen  de  quartiers  de  viande  que  des  aigles  viennent  enlever, 
histoire  à  la  Munchausen,  qui  est  au  nombre  des  aventures  de 
Sindbad  le  marin  (1).  Cependant,  toutes  ces  singularités,  quand  on 
les  lit  chez  Marco  Polo,  paraissent  presque  simples,  et  l'on  en  re- 
trouve sans  trop  de  peine  la  réalité,  tandis  que  la  moindre  cir- 
constance, et  la  plus  facilement  explicable,  prend  chez  Maundeville 
un  air  de  féerie.  C'est  (ju'il  a  naturellement  le  goût  des  fables,  qu'il 
met  à  les  raconter  autant  de  ])laisir  qu'il  en  a  eu  à  les  entendre, 

(I)  CeUe  histoire  est  bien  plus  vieille  que  Marco  Polo  et  Sindbad  le  marin,  car  elle 
se  rencoiUrc  dans  Hérodote.  Seulement  cliez  l'Iiistorion  grec,  le  lieu  de  la  scène  est 
l'Arabie  et  non  pas  l'Inde,  et  cVst  la  réculte  du  cinnamome  et  non  plus  celle  des  dia- 
mans qui  se  fait  par  cet  étrange  moyen. 


SIR    JOHN    MADNDEVILLE.  293 

et  que  s'il  s'en  rencontre  chez  lui  en  plus  grande  quantité  que  chez 
ses  devanciers,  c'est  qu'il  a  l'imagination  plus  forte  et  la  curiosité 
plus  active.  Il  a  la  crédulité  volontaire  de  l'artiste  et  du  poète,  en 
sorte  qu'il  est  en  réalité  moins  crédule  que  ses  devanciers  tout  en 
le  paraissant  davantage. 

Non-seulement  cette  crédulité  est  volontaire,  mais  elle  est  très 
souvent  feinte.  Il  a  des  momens  où  il  laisse  très  finement  entre- 
voir qu'il  n'est  pas  dupe  des  choses  qu'il  raconte,  mais  qu'il  les 
raconte  tout  de  même,  parce  qu'elles  amuseront  le  commun  de 
ses  lecteurs  comme  elles  l'ont  amusé,  et  que  le  jugement  des  plus 
sagaces  saura  bien  les  prendre  pour  ce  qu'elles  valent.  «  Croira 
qui  voudra  ce  que  je  vais  rapporter  et  ne  le  croira  pas  qui  ne  vou- 
dra pas,  »  dit-il  avant  de  commencer  son  récit  des  merveilles  du 
Cathay.  En  Arménie,  on  lui  a  raconté  que  souvent,  par  un  temps 
clair,  on  voit  l'arche  de  Noé  au  sommet  du  mont  Ararat,  mais  qu'il 
n'y  a  jamais  eu  qu'un  moine  qui  ait  pu  y  atteindre,  et  cela  par  une 
faveur  particulière  de  Dieu  ;  il  y  en  a  d'autres  qui  se  flattent  d'y 
être  montés,  mais  il  ne  faut  pas  croire  ces  choses-là,  ajoute-t-il 
sournoisement.  Son  histoire  de  la  génération  merveilleuse  des  har- 
naches est  célèbre  ;  mais  quand  on  la  lit  attentivement,  on  s'aper- 
çoit que,  loin  d'être  une  preuve  de  crédulité,  elle  est  une  preuve 
du  contraire.  «  Dans  le  royaume  de  Caldilhe,  qui  est  un  très  beau 
pays,  il  croit  une  espèce  de  fruits  semblables  à  des  grenades.  Lors- 
qu'ils sont  mûrs,  on  les  coupe  en  deux,  et  on  trouve  dedans  une 
petite  bête  en  chair  et  en  os,  comme  qui  dirait  un  petit  agneau  sans 
laine.  On  mange  à  la  fois  le  fruit  et  la  bête,  ce  qui  est  une  grande 
merveille.  J'en  ai  mangé,  et  je  leur  racontai  qu'il  se  produit  chez 
nous  une  aussi  grande  merveille  qui  est  celle  des  harnaches.  Je 
leur  dis  qu'il  y  avait  dans  notre  pays  des  arbres  qui  portent  des 
fruits  qui  deviennent  oiseaux  ;  ceux  qui  tombent  dans  l'eau  vivent, 
et  ceux  qui  tombent  à  terre  meurent  aussitôt,  et  ils  sont  très  bons 
à  manger.  Là-dessus  ils  s'émerveillèrent  beaucoup  à  leur  tour,  tel- 
lement que  quelques-uns  dirent  que  c'était  une  impossibilité.  » 
Est-il  bien  difficile  d'apercevoir  la  discrète  ironie  cachée  sous  ce 
petit  récit?  Des  habitans  gausseurs  de  ce  royaume  de  Caldilhe 
lui  ont  fait  probablement  manger  d'un  agneau  arraché  avant  terme 
du  sein  de  sa  mère,  tout  enveloppé  de  sa  membrane  prolectrice  à 
la  manière  de  l'horrible  industrie  d'Astrakan,  et  voulant  s'amuser 
aux  dépens  de  sa  candeur  d'étranger,  ont  essayé  de  lui  persuader 
que  c'était  un  fruit  du  pays.  Avec  la  politesse  naturelle  à  un  cheva- 
lier, Maundeville  a  feint  de  les  croire,  et  leur  a  rendu  immédiate- 
ment la  monnaie  de  leur  mensonge,  ce  que  le  vieux  proverbe  anglais 
appelle  rendre  un  Roland  pour  un  Olivier. 


294  REVUE    DES    DEUX    MOxNDES. 

Crédule  !  il  l'est  si  peu  qu'il  y  a  au  moins  un  point  pour  lequel 
répithrtc  contraire  lui  convient  parfaitement,  celui  des  pratiques 
ecclésiastiques.  Ce  n'est  pas  qu'il  s'emporte  à  ce  sujet,  ni  qu'il 
s'y  étende  jamais  longuement  ;  une  réserve  discrète  n'abandonne 
jamais  Maundeville,  et  il  ne  dit  les  choses  scabreuses  que  \ite,  à  la 
dérobée,  ou  comme  en  cachette,  sournoisement  ;  mais  il  en  dit  as- 
sez pour  permettre  de  reconnaître  un  véritable  contemporain  de 
Wiclef,  de  Chaucer,  et  du  poète  de  la  Vhion  de  Pierre  Plougk- 
man.  Écoutez -le  contre  la  simonie  :  «  Les  Grecs  disent  que 
l'usure  n'est  pas  un  péché  mortel,  et  ils  vendent  les  bénéfices  de  la 
sainte  église.  Et  ainsi  /ont  d'uulres  ailleurs  (que  Dieu  amende  ce 
vice  lorsqu'il  en  aura  volonté),  et  c'est  un  grand  scandale;  car 
maintenant  la  simonie  est  couronnée  reine  dans  la  sainte  église, 
que  Dieu  dans  sa  grâce  y  porte  remède  !  »  C'est  ainsi  que  parle 
Wiclel',  ainsi  que  va  tout  à  l'heure  parler  Jean  Huss.  Lorsqu'il  se 
trouve  en  face  de  quelque  fait  mbaculeux  qui  lui  semble  difficile  à 
comprendre,  la  réserve  qu'il  observe  est  tout  à  lait  significative. 
Les  moines  du  Sinaï  lui  ont  raconté  que,  lorsque  le  supérieur  du 
monastère  vient  à  mourir,  celui  qui  officie  trouve  écrit  sur  l'autel 
le  nom  de  son  successeur.  «  Un  jour  je  demandai  à  quelques-uns 
des  moines  comment  cela  se  faisait.  Mais  ils  ne  voulurent  pas  me 
le  dire,  si  bien  qu'à  la  fin  je  leur  dis  qu'ils  ne  devraient  pas  cacher 
ainsi  la  grâce  que  Dieu  leur  faisait,  mais  qu'ils  devraient  la  publier 
pour  donner  au  peuple  plus  de  dévotion,  et  qu'il  me  paraissait 
qu'ils  péchaient  en  aichant  ainsi  le  miracle  de  Dieu.  Alors  ils  me 
dirent  que  le  fait  se  passait  souvent,  mais  je  ne  pus  en  obtenir 
rien  de  plus.  »  Comme  tous  ses  contemporains  à  tendances  rélor- 
malrices,  il  est  très  ardent  contre  les  fausses  reliques  et  le  trafic  qui 
s'en  tire.  Crédule  tant  qu'on  voudra,  mais  sur  cet  article,  on  ne  le 
trompe  pas.  Ou  a  beau  lui  montrer  les  mêmes  en  divers  heux,  il 
sait  où  est  le  bon  endroit.  Les  habitans  de  Chypre  ne  prétendent-ils 
pas  qu'ils  possèdent  la  croix  de  Notre-Seigneur  !  mais  ce  n'est  pas 
vrai,  et  ils  savent  lort  bien  que  ce  n'est  que  celle  de  Dismas,  le 
bon  larron.  «  Mais  tous  ne  le  savent  pas,  observe-t-il,  et  ils  font 
une  mauvaise  action,  ceux  qui  lont  croire  cela  aux  gens  pour  le 
profit  des  olfrandes.  »  On  trouve  le  chef  de  saint  Jean-Baptiste  en 
divers  pays.  «  Quelques-uns  disent  que  le  chef  de  saint  Jean- 
Baptiste  est  à  Amiens,  en  Picai'die,  et  d'autres  disent  que  c'est  la 
tète  de  saint  Jean,  l'évéque.  Je  ne  sais  laquelle  de  ces  opinions  est 
exacte,  mais  Dieu  le  sait,  et  de  quelque  façon  qu'on  l'honore,  le 
bienheureux  saint  Jean  est  satislait.  »  L'apj)areuce  de  celte  ré- 
flexion est  très  dévoiieuse,  lo  fond  n'en  est-il  pas  tant  soit  peu 
ironique  ? 


SIR   JOHX    MAU.NDEVILLE.  295 

Menteur,  il  l'est  certainement  plus  que  crédule  ;  toutefois  il  est 
souvent  assez  difficile  de  dire  jusqu'à  quel  point  il  l'est.  La  vérité 
sur  ce  sujet  délicat  nous  semble  avoir  été  dite  par  le  docteur  Chal- 
mers,  qui  remarque  que  Maunde ville  rapporte  plus  souvent  qu'il 
n'aUirme,  et  qu'on  lui  a  dit  plus  souvent  qu'il  n'a  vu.  Et  quels  sont 
ceux  qui  lui  ont  dit?  Des  moines  grecs  ou  syriens,  des  Arabes,  des 
Tartares,  tous  gens  qui  n'ont  poui-  la  vérité  qu'un  respect  superfi- 
ciel et  qui  aiment  mieux  la  trouver  toute  faite  que  la  chercher.  11 
faut  donc  tenir  le  plus  grand  compte  des  peuples  parmi  lesquels  il 
a  vovatié  et  chez  lesquels  il  a  trouvé  ses  informateurs.  L'Orient  est 
le  pays  traditionnel  par  excellence,  et  c'est  pourquoi  il  est  le  pays 
éternel  des  beaux  contes.  Les  voyageurs  du  moyen  âge,  en  Asie, 
racontent  des  fables,  par  les  mêmes  raisons  que  longtemps  avant 
eux,  Hérodote,  qui  s'était  enquis  nécessairement  auprès  des  mêmes 
peuples,  en  a  fait  la  substance  même  de  ses  incomparables  récits. 
Nos  voyageurs  modernes  ne  sont  plus  crédules,  parce  qu'ils  appor- 
tent avec  eux  leurs  lumières  d'Europe  et  qu'ils  n'ont  plus  recours 
aussi  directement  aux  Orientaux;  mais  nous  croyons  fort  qu'au- 
jom'd'hui  encore,  le  voyageur  qui  se  bornerait  à  les  interroger  et  à 
rapporter  leurs  témoignages  risquerait  de  faire  un  récit  qui  ne  se- 
rait pas  trop  éloigné  de  celui  de  Maundeville.  Au  moment  même  où 
nous  nous  occupions  de  lui,  le  hasard  de  nos  lectures  nous  a  fait 
tomber  sur  les  charmantes  Esquisses  de  Perse  de  sir  John  Malcolm, 
diplomate  anglais  de  la  première  partie  de  ce  siècle  qui  eut  son 
heure  de  succès  mérité,  tant  pour  les  services  rendus  à  son  pays 
dans  la  Perse  et  dans  l'Inde  que  par  ses  talens  d'écrivain.  Ces 
Esquisses  de  Perse  sont  la  plus  complète  justillcation  de  Maunde- 
ville.  Il  n'est  ni  crédule,  ni  superstitieux,  ni  menteur  celui-là,  mais 
comme  en  vrai  gentilhonnne  qu'il  est,  il  n'attribue  pas  à  sa  science 
un  mérite  trop  supérieur  à  la  naïve  ignorance,  comme  il  tient  plus 
à  connaître  les  peuples  parmi  lesquels  il  vit  qu'à  les  éblouir  de  ses 
lumières,  il  ùiierroge  familièrement  les  gens  qui  l'approchent, 
guides,  bateliers,  soldats,  interprètes,  et  il  s'ensuit  qu'en  rappor- 
tant les  histoires  et  les  opinions  qui  lui  ont  été  ainsi  comnmni- 
quées,  il  a  écrit  un  livre  qui  est  une  véritable  annexe  des  Mille  et 
une  nuits.  Pas  de  ville  dont  l'origine  ne  soit  pas  quelque  peu  l'œuvre 
des  esprits,  pas  de  gorge  de  montagnes  qui  ne  soit  le  séjour  de 
quelque  variété  de  démons,  pas  de  localité  qui  n'ait  sa  légende. 

Ce  même  livre  de  sir  John  Malculm  peut  aussi  nous  servir  à  at- 
ténuer quelque  peu  le  reproche  de  compilation  ([ui  est  adressé  à 
MaundeviUe.  Il  a  beaucoup  emprunté  à  ses  prédécesseurs,  cela  est 
hors  de  doute  ;  mais  tous  les  emprunts  qu'on  signale  sont-ils  abso- 
lument certains?  11  répète  certaines  choses  qui  se  trouvent  chez 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Marco  Polo ,  Rubruquis ,  ou  Oderic  de  Pordenone,  mais  c'est 
qu'aussi  il  est  probable  qu'on  lui  a  plus  d'une  lois  raconté  les 
mêmes.  Il  est  généralement  admis  que  l'aventure  de  la  vallée  pé- 
rilleuse gardée  pai'  des  diables  est  tirée  d'Oderic  de  Pordenone; 
c'est  très  possible,  mais  les  vallées  de  cette  nature  abondent  évi- 
demment en  Orient,  et  pounjuoi  Muundeville  n'en  aurait-il  pas  ren- 
contré quelqu'une,  tout  comme  le  franciscain?  Sir  John  Malcolm, 
cinq  cents  ans  après  l'un  et  l'autre,  en  a  bien  rencontré  une 
toute  semblable,  entre  Ispahan  et  koom,  et  pour  plus  de  singu- 
larité, cette  vallée  était  précédée  d'une  longue  plaine  stérile  assez 
semblable  par  sa  description  à  la  mer  de  sable  dont  parle  Maunde- 
ville  deux  ou  trois  pages  avant  son  aventure.  Chez  sir  John  Mal- 
colm, la  vallée  est  occupée  par  des  gliools,  chez  Maundeville  par 
des  démons,  ce  qui  n'est  pas  une  diflerence.  Même  observation 
pour  les  histoires  qu'il  a  compilées  des  naturalistes  de  l'antiquité. 
Les  choses  s'éternisent  en  Orient,  et  il  ne  nous  est  pas  prouvé  que, 
plus  d'une  fois,  il  n'ait  pas  trouvé  vivante  la  tradition  de  telle  ou 
telle  de  ces  merveilles.  11  y  a  parfois  dans  le  récit  qu'il  en  fait,  des 
variantes  qui  porteraient  à  le  supposer.  Exemple  :  Élien  raconte  que, 
dans  une  certaine  région  de  la  Grèce  il  y  a  des  serpens  qui  ont 
un  amour  si  véhément  de  la  chasteté  qu'ils  découvrent  d'emblée 
les  filles  qui  ont  cessé  d'être  vierges,  et  les  dénoncent  par  leurs 
silHemens  de  fureur  à  leurs  parens  et  amis.  La  même  histoire  se 
rencontre  dans  Maundeville,  mais  avec  ces  différences  importantes 
que  le  fait,  au  lieu  de  se  produire  en  Grèce,  se  produit  en  Sicile,  et 
qu'au  Ueu  de  fausses  vierges,  ce  sont  les  enfans  bâtards  dont  ils 
dénoncent  l'engendrement  criminel  aux  pères  et  maris  abusés.  Eh 
bien,  pourquoi  voudi-ait-on  absolument  que  Maundeville  ait  tiré  ce 
conte  d'Elien  ?  Est-il  bien  téméraire  de  supposer  qu'il  a  pu  le  ren- 
contrer directement  en  Sicile,  pays  grec  par  l'origine,  par  la  popu- 
lation, par  l'histoire,  où  il  a  eu  toute  sorte  de  commodités  pour 
s'introduire  et  s'acclimater,  et  où  il  s'est  quelque  peu  modifié  pour 
s'associer  au  caractère  jaloux  des  Siciliens,  moins  soucieux  de  vir- 
ginité que  de  fidélité  matrimoniale? 

On  peut  supposer  que  l'érudition  de  sir  John  Maundeville  en  ma- 
tière de  merveilleux  était  déjà  considérable  avant  son  départ;  mais 
ce  qui  est  une  certitude,  c'est  qu'il  a  mis  à  profit  son  voyage  en 
Orient  pour  l'accroître  dans  des  proportions  vraiment  singulières. 
H  a  évidemment  beaucoup  interrogé,  beaucoup  écouté,  les  j)reuves 
que  sa  curiosité  a  été  aussi  ardente  qu "infatigable  abondent  et 
surabondent.  On  demeure  étonne  de  la  quantité  de  faits  vrais 
ou  faux  ({ue  contient  son  livre,  et  encore  davantage  de  la  variété 
de  provenance  de  ces  faits.  Qu'il  nous  dise  que  Ihupératrice  Hélène, 


SIR   JOHN    MAUNDEVILLE.  297 

mère  de  Constantin,  était  fille  du  roi  breton  Coil,  il  n'y  a  rien  là 
que  de  très  explicable,  il  a  trouvé  cette  tradition  courante  chez  les 
lettrés  de  son  pays,  ou  bien  il  l'a  prise  dans  Geoffroy  de  Monmouth  ; 
mais  il  est  plus  malaisé  de  comprendre  comment  il  a  pu  savoir 
que  la  ville  de  Damas  «  fut  fondée  par  Éliézer  Damascus  qui  était 
serviteur  et  intendant  d'Abraham  avant  qu'Isaac  fût  né,  et  qui 
avait  compte  cVctre  l'héritier  d'Abraham.  »  C'est  une  tradition 
qui  se  rencontre  dans  le  Talm/id,  et  le  vieux  rabbin  qui  l'y  a  con- 
signée était  certainement  un  homme  d'esprit  et  un  fin  connaisseur 
de  la  nature  humaine,  car  il  nous  dit  que  l'excellent  Éliézer,  tout 
attaché  qu'il  fût  à  l'enfant,  ne  fut  pas  sans  une  secrète  joie  quand  il 
le  vit  partir  pour  le  sacrifice  projeté,  et  eut  le  nez  quelque  peu  long 
lorsqu'il  le  vit  revenir.  Comme  il  est  évident  que  Maundeville  n'a 
pas  lu  le  Talmud,  et  qu'il  semble  avoir  interrogé  les  Juifs  beau- 
coup moins  que  les  gens  d'autres  religions,  l'anecdote  a  dû  lui  venir 
par  une  conversation  avec  quelque  chrétien  d'Orient,  Jacobite  ou 
Géorgien,  ou  quelque  musulman  versé  dans  les  traditions  rabbini- 
ques.  Voici  qui  est  plus  particulier  encore.  C'est  l'époque  où  les 
traditions  fabuleuses  du  vieil  Orient  si  longtemps  éparses  se  réu- 
nissent pour  se  condenser  sous  la  forme  de  récits  composés  avec 
art  et  unité.  Que  les  élémens  premiers  des  célèbres  31  il  le  et  ane 
fwits  existent  chez  Maundeville  en  couches  aussi  épaisses  que  les 
cailloux  d'or  et  les  diamans  dans  le  pays  d'Eldorado  de  Candide,  et 
qu'on  n'ait  qu'à  tourner  les  pages  pour  les  ramasser  par  poignées 
à  l'état  de  substances  brutes,  de  minerais  vierges,  de  pierres  pré- 
cieuses dans  leur  gangue,  cela  est  curieux  et  instructif  sans  avoir 
rien  de  trop  extraordinaire;  ce  qui  l'est  davantage,  c'est  d'y  ren- 
contrer quelques-uns  de  ces  élémens  transformés  en  lingots  par  le 
feu  de  la  forge,  et  ce  qui  l'est  tout  à  fait,  c'est  d'y  trouver  quel- 
ques-uns de  ces  lingots  marqués  de  la  main  de  l'artiste.  Parmi  les 
contes  des  Mille  et  ane  nuits,'û  en  est  un  dont  Maundeville  semble 
avoir  eu  positivement  connaissance,  celui  de  Sindhad  le  marin. 
Presque  rien  ne  manque  des  aventures  de  Sindbad  dans  les  récits 
de  Maundeville;  voici  sous  le  nom  de  griflbn  le  fameux  oiseau  Rock, 
voici  les  montagnes  d'aimant  qui  émiettent  les  navires  en  attirant 
leurs  ferremens,  et  les  pygmécs  noirs  qui  s'assemblent  par  milliers 
sur  le  rivage  pour  se  saisir  de  Sindbad  et  de  ses  compagnons,  et 
les  géans  anthropophages  qui  mangent  la  chair  humaine  connue 
chair  de  mouton,  et  l'île  où  les  maris  sont  pieusement  enterrés 
vivans  avec  leurs  femmes  mortes;  il  n'y  a  que  la  récolte  des 
pierres  précieuses  par  le  moyen  de  quartiers  de  viande  que  les 
aigles  viennent  enlever  qui  ne  s'y  trouve  pas,  et  nous  avons  dit 
que  Marco  Polo  nous  Ta  transmise  à  sa  place.  A  ces  rapports,  direz- 


298  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

VOUS,  nen  qiie  de  naturel  ;   le  conte  de  Sindbad  le  marin  est  un 
conte  de  voyages,  et  c'est  pourquoi  les  mêmes  aventures  se  rencon- 
trent logiquement  chez  Maundevillc  qui  est  un  voyageur.  La  réponse 
serait  excellente,  s'il  ne  se  trouvait  chez  Maundeville  certains  pas- 
sages qui  offrent  une  ressemblance  tellement  étroite  avec  quelques 
parties  du  récit  arabe,  que  c'est  à  croire  qu'il  les  a  pillées  d'une 
manière  ou  d'une  autre  dans  quelqu'une  des  premières  rédactions 
de  ce  conte,  ce  qui  s'expliquerait  assez  aisément  d'ailleurs,  s'il  est 
vrai  que  son  séjour  en  Egypte  et  en  Syrie  ait  été  aussi  long  qu'il 
le  donne  à  penser.  Puisqu'il  a  été  accusé  de  compilation,  en  voilà 
un  curieux  exemple  que  les  érudits  n'ont,  je  crois,  pas  encore  re- 
mar({ué.  Je  me  bornerai  à  deux  de  ces  passages  en  laissant  au  lec- 
teur l'amusement  de  chercher  les  passages  correspondans  dans  le 
conte  des  Mille  et  une  7iuils,  ce  qui  leur  donnera  sans  doute  envie 
de  le  relire  et  sera  tout  plaisir  pour  eux.  Le  premier  se  rapporte 
aux  montagnes  d'aimant  qu'il  place  entre  le  Cathay  et  le  royaume 
du  prêtre  Jean.  «  Quoiqu'on  puisse  avoir  ces  marchandises  à  bon 
compte  dans  l'île  du  prêtre  Jean,  les  marchands  craignent  le  long 
voyage  et  les  grands  périls  de  la  mer.  Car  en  de  nombreux  endroits 
de  la  mer,  il  y  a  de  grands  rochers  de  pierre  d'aimant,  qui  de  sa 
nature  attire  le  fer,  et  c'est  pourquoi  il  n'y  passe  pas-  de  navire  qui 
ait  d'attaches  ou  de  clous  en  fer,  et,  s'il  en  passe,  immédiatement 
les  rochers  d'aimant  les  attirent,  si  bien  qu'ils  ne  peuvent  plus  s'en 
délivrer.  J'ai  moi-même  vu  un  soir  dans  la  mer  comme  une  grande 
île  pleine  d'arbres  et  de  buissons,  d'épines  et  de  bruyères  en  grande 
quantité,  et  les  matelots  nous  dirent  que  tout  cela  venait  des  vais- 
seaux attirés  par  l'aimant  à  cause  du  fer  qu'ils  contenaient.  De  la 
décomposition  de  ces  navires  et  des  choses  qu'ils  renfermaient  étaient 
nés  ces  buissons,  épines,  bruyères,  herbes  vertes,  et  autres  choses 
semblables,  et  les  mâts  et  voiles  faisaient  comme  un  bosquet  ou 
un  grand  bois.  »  L'autre  passage,  beaucoup  plus  curieux  encore, 
se  rapporte  aux  coutumes  du  royaume  du  prêtre  Jean.  «  Lorsqu'il 
sort  avec  sa  suite,  on  porte  devant  lui  un  vase  d'or  plein  de  terre, 
en  signe  que  sa  noblesse,  et  sa  puissance  et  sa  chair  retourneront 
en  poussière,  et  on  porte  aussi  devant  lui  un  vase  d'argent,  plein 
de  beaux  joyaux  d'or  et  de  pierres  précieuses  en  signe  de  sa  no- 
blesse, de  sa  souveraineté  et  de  son  pouvoir.  »  Cette  fois,  c'est  tex- 
tuellement, et  presque  mot  pour  mot  ce  que  Sindbad  nous  raconte 
de  son   ami,  le  roi  de  Ceylan,  toujours  escorté  de  deux  hérauts 
dont  l'un  crie  :  «  le  voilà,  le  possesseur  de  mille  couronnes,  plus 
grand  que  le  roi  Salomon  et  que   le   roi  Mihrage  ;  et  l'autre  :  le 
maître  de  tant  de  couronnes,  il  faudra  qu'il  meure,  il  faudra  qu'il 
meure  I  » 


STR    JOHN    MAUNDEVILLE.  299 

11  n'y  a  pas  seulement  chez  Maiindeville  des  élémens  épars  on 
des  fragmens  de  beaux  contes,  il  y  en  a  d'entiers  et  qui  semblent 
des  résuuiés  de  quelqu'un  des  récits  des  Mille  et  une  nuits,  tant 
ils  en  ont  la  couleur,  et  tant  le  merveilleux  en  est  identique. 
Qu'est-ce  qui  manque,  par  exemple,  à  celui  que  voici  pour  trou- 
ver place  dans  cette  célèbre  collection,  si  ce  n'est  le  développe- 
ment et  la  dramatisation  de  ses  diverses  parties. 

De  Trébizonde  on  passe  par  la  petite  Arménie  dans  laquelle,  sur  un 
rocher,  est  un  vieux  château  qu'on  appelle  le  château  du  Faucon.  Il  s'y 
trouve  un  faucon  sur  un  beau  perchoir,  et  une  belle  dame  de  féerie 
qui  le  garde,  et  à  quiconque  veillera  le  faucon  sept  jours  et  sept  nuits 
{d'autres  disent  trois  jours  et  trois  nuits)  sans  compagnie  et  sans  som- 
meil, cette  belle  dame  donnera,  une  fois  la  veillée  finie,  la  première  des 
choses  de  la  terre  qu'il  désirera,  et  cela  est  arrivé  quelquefois.  Il  ad- 
vint une  fois  qu'un  roi  d'Arménie,  qui  était  un  digne  chevalier,  un 
preux  homme  et  un  noble  prince,  veilla  ce  faucon,  et  au  bout  des  sept 
jours  et  des  sept  nuits  la  dame  vint  et  lui  dit  de  faire  son  souhait,  car 
il  avait  bien  mérité  de  l'obtenir.  Il  répondit  qu'il  se  trouvait  un  assez 
grand  seigneur,  que  ses  états  étaient  bien  en  paix,  et  qu'il  avait  assez 
de  richesses  terrestres,  et  que  par  conséquent  il  ne  souhaitait  pas 
autre  chose  que  d'avoir  à  son  plaisir  le  corps  de  cette  belle  dame.  Elle 
lui  répondit  qu'il  ne  savait  pas  ce  qu'il  demandait,  et  qu'il  était  un  fou 
de  désirer  ce  qu'il  ne  pouvait  pas  obtenir,  car  d  ne  devait  demander 
qu'une  chose  terrestre,  et  elle  n'était  pas  un  être  terrestre,  mais  un 
esprit.  Le  roi  dit  qu'il  ne  voulait  pas  dem.ander  autre  chose.  Alors  la 
dame  répondit  :  «  Puisque  je  ne  puis  pas  vous  détourner  de  votre  im- 
pure témérité,  je  vais  vous  faire  à  vous,  et  à  ceux  qui  sortiront  de  vous, 
un  don  sans  que  vous  ayez  besoin  de  le  souhaiter.  Sire  roi,  vous  aurez 
la  guerre  sans  paix,  et  toujours,  jusqu'à  la  neuvième  génération,  vous 
serez  soumis  à  vos  ennemis,  et  vous  serez  en  nécessité  de  tous  les 
biens.  »  Et  depuis  ce  temps  ni  le  roi  ni  le  pays  d'Arménie  n'ont  été  en 
paix  ou  riches,  et  ils  ont  toujours  été  tributaires  des  Sarrasins.  Une 
autre  fois  le  fils  d'un  pauvre  homme  veilla  le  faucon,  et  souhaita  d'a- 
voir bonheur  et  succès  dans  le  commerce.  La  dame  le  lui  accorda,  et  il 
devint  le  marchand  le  plus  heureux  et  le  plus  riche  qui  fut  sur  terre 
et  sur  mer.  Il  devint  si  riche  qu'il  ne  connaissait  pas  la  millième  partie 
de  sa  fortune,  et  d  fut  plus  sage  dans  son  souhait  que  le  roi.  Un  che- 
valier du  Temple  veilla  aussi  le  faucon,  et  souhaita  une  bourse  toujours 
pleine  d'or,  et  la  dame  la  lui  accorda;  mais  elle  lui  dit  qu'd  avait  de- 
mandé la  destruction  de  l'ordre,  par  la  confiance  qu'ils  auraient  en 
cette  bourse,  et  le  grand  orgueil  qui  s'ensuivrait  chez  eux.  Et  ainsi  en 
est-il  advenu.  Par  conséquent,  que  celui  qui  veille  prenne  garde,  car 
s'U  s'endort,  il  est  perdu,  en  sorte  que  personne  ne  le  reverra. 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'allusion  à  la  destruction,  lelativeinent  récente,  de  l'ordre  du 
Temple,  est  à  remarquer,  et  ce  passage  a  dû  faire  le  sujet  de  bien 
des  con\ersations  parmi  les  nombreux  lecteurs  de  Maundeville  à 
cette  fin  du  xiv^  siècle. 

Une  preuve  très  importante  de  la  véracité  de  Maundeville  à  la- 
quelle la  critique  n'a  pas  songé,  c'est  que  les  fables  qu'il  raconte 
ont  exactement  la  couleur  et  la  figure  du  merveilleux  dans  les  di- 
vers pays  d'où  il  prétend  les  avoir  tirées,  ce  qui  conduit  à  cette 
conclusion  qu'il  les  a  bien  trouvées  là  où  il  le  dit,  et  pas  ailleurs. 
Chacun  de  ces  contes  a  une  patrie,  et  il  la  nonnne  avec  une  jus- 
tesse et  une  précision  irréprochables.  S'il  ne  les  avait  pas  enten- 
dus sur  place,  s'il  les  avait  recueillis  au  hasard  de  ses  lectures 
et  de  ses  conversations,  les  aurait-il  localisés  avec  une  telle  exac- 
titude? Ce  château  de  la  dame  et  du  faucon  fées  se  rencontre, 
nous  dit-il,  dans  la  petite  Arménie.  Nous  sonmies  là  dans  la  région 
du  Caucase,  sur  la  frontière  de  l'ancien  pays  des  Mèdcs,  célèbre  par 
ses  magiciennes  dès  la  plus  haute  antiquité,  et  n'est-il  pas  vrai  que 
ce  conte  porte  la  forme  et  la  couleur  du  merveilleux  persan,  qu'il 
est  là  ethnographiquenient  à  sa  vraie  place,  et  que  nous  le  trouve- 
rions quelque  peu  en  désaccord  avec  le  génie  des  lieux,  si  le  voya- 
geur en  avait  mis  la  scène  ailleurs  au  gré  de  sa  fantaisie,  en  Kgypte 
ou  en  Palestine,  si  vous  voulez.  Les  récits  qu'il  fait  de  ce  dernier  pays 
sont  encore  un  exemple  frappant  de  cet  accord  emre  le  génie  de  la 
contrée  et  le  merveilleux  qui  lui  convient.  Sir  John  Maundeville  donne 
raison  à  cette  opinion  émise  autrefois  par  M.  Renan  que  les  sé- 
mites de  Palestine  et  de  Syrie  manquèrent  d'imagination  dramatique 
et  du  don  de  s'amuser  de  leurs  propres  rêves.  En  dehors  des  tra- 
ditions consacrées  par  les  livres  saints,  nous  ne  trouvons  dans  les 
chapitres  concernant  la  Palestine  qu'une  seule  histoire  fabuleuse  ; 
mais  que  le  merveilleux  de  cette  histoire  est  différent  de  celui  dont 
nous  venons  de  donner  un  exemple  !  Ce  n'est  plus  un  conte  de 
féerie,  c'est  un  miiacle  à  la  façon  jui\e  et  chrétienne,  à  portée  mo- 
rale directe.  Il  s'agit  d'une  jeune  fille  condanmée  au  feu  pour  avoir 
été  laussement  accusée  d'impureté,  et  dont  Dieu  foit  éclater  l'inno- 
cence en  transformant  en  roses  les  flammes  de  son  bûcher;  rpiel- 
que  chose  comme  l'histoire  de  la  chaste  Suzanne,  ayant  pour  con- 
clusion le  miracle  des  loses  de  sainte  Elisabeth,  ou  celui  des  fleurs 
spontanément  nées  sur  la  colline  où  saint  Albansfut  décapité  (1).  Nul 
autre  artisan  de  miracle  que  le  Tout-Puissant,  nulle  autre  féerie  que 
l'intervention  de  la  divine  providence,  nul  apj)el  à  l'imagination 

(1)  Ce  conte  pieux  de  Maundeville  n'est  vraisemblablement  qu'une  transformation 
d'une  vieille  légende  arabe  qui  raconte  que  ce  môme  miracle  des  flammes  changées 
en  roses  s'accomplit  autrefois  en  faveur  d'Abraham,  condamné  à  la  fournaise  par  le 
roi  Nemrod,  h'ironde  qui  n'est  cllo-mCme  qu'une  répélition  d'une  légende  talmudique. 


SIR    .lOHN    MAUNDEVILLE.  301 

que  pour  exhorter  à  la  piété  et  recommander  le  respect  dû  à  la 
vertu.  Faut-il  encore  un  autre  exemple  qui  paraîtra  peut-être  le 
plus  probant  de  tous?  Il  y  a  dans  Maundeville  plusieurs  contes  de 
serpens  lées,  mais  ne  croyez  pas  qu'il  les  ait  placés  indifféremment 
dans  n'importe  quelle  contrée.  Il  les  a  placés  en  Grèce,  leur  vraie 
patrie,  tout  comme  s'il  avait  eu  notre  moderne  érudition  en  ma- 
tière de  folk-lore,  et  qu'il  sût  que  les  hommes  et  femmes  cygnes 
sont  tout  aussi  décidément  germano-scandinaves  que  les  hommes 
et  les  femmes  serpens  sont  gréco-slaves. 

Ces  histoires  sont  trop  curieuses  et  éclairent  trop  bien  sur  la 
provenance  première  de  quelques-unes  des  plus  poétiques  traditions 
de  notre  Occident,  pour  que  nous  ne  les  mettions  pas  sous  les  yeux 
de  nos  lecteurs. 

Puis  on  passe  par  les  îles  de  Colos  et  de  Lango  (Cos),  dont  Hippo- 
crate  était  seigneur,  et  quelques-uns  disent  que  dans  cette  île  de 
Lango  habite  encore  la  fdle  d'Hippocrate,  sous  la  forme  et  la  ressem- 
blance d'un  grand  dragon  de  cent  pieds  de  long,  à  ce  qu'ils  disent,  car 
pour  moi  je  ne  l'ai  pas  vue,  et  les  gens  des  îles  l'appellent  la  dame  du 
pays.  Elle  habite  dans  un  vieux  château,  au  fond  d'un  souterrain;  elle 
apparaît  deux  ou  trois  fois  dans  l'année,  et  elle  ne  fait  de  mal  à  per- 
sonne à  moins  qu'on  ne  lui  en  fasse.  D'une  belle  demoiselle  qu'elle 
était,  elle  fut  ainsi  changée  en  dragon  par  une  déesse  nommée  Diane, 
et  on  dit  qu'elle  restera  sous  cette  forme  jusqu'à  ce  que  vienne  un 
chevalier  qui  sera  assez  hardi  pour  l'approcher  et  la  baiser  sur  la 
bouche;  alors  elle  reviendra  à  sa  nature  vraie,  reprendra  sa  forme  de 
femme,  mais  ensuite  elle  ne  vivra  pas  longtemps.  Presque  tout  récem- 
ment, un  chevalier  de  Rhodes,  qui  était  un  hardi  et  preux  homme 
d'armes,  dit  qu'il  l'embrasserait;  il  monta  donc  sur  son  coursier  et 
alla  au  château;  lorsqu'il  entra  dans  la  caverne,  le  dragon  leva  la  tête 
vers  lui,  et  le  chevalier,  en  la  voyant  sous  cette  forme  si  horrible  et 
hideuse,  se  prit  à  s'enfuir.  Mais  le  dragon  l'emporta  sur  un  rocher  et  le 
jeta  dans  la  mer,  oij  cheval  et  cavalier  périrent.  Un  jeune  homme,  qui 
ne  savait  rien  du  dragon,  descendit  d'un  vaisseau  et  s'avança  dans 
l'île  jusqu'au  château;  là,  étant  (Mitré  dans  le  souterrain,  il  s'y  avan(;a 
tellement  qu'il  trouva  une  chambre  où  il  vit  une  demoiselle  qui  pei- 
gnait sa  chevelure  en  se  regardant  dans  un  miroir,  tout  ornée  de 
riches  bijoux.  Il  crut  que  c'était  quelcpie  femme  prostituée  qui  demeu- 
rait là  pour  recevoir  les  hommes  à  folie,  et  il  resta  jusqu'à  ce  que  la 
demoiselle  vît  son  ombre  dans  le  miroir;  alors  elle  se  tourna  vers  lui 
et  lui  demanda  ce  qu'il  voulait.  H  répondit  qu'il  voulait  être  son  amant. 
Alors  elle  lui  demanda  s'il  était  chevalier,  et  il  dit  que  non.  Klle  lui  dit 
qu'en  ce  cas  elle  ne  pouvait  pas  être  sa  maîtresse,  mais  elle  lui  con- 
seilla d'aller  retrouver  ses  compagnons  et  do  se  faire  recevoir  clieva- 


302  REVUE  DES    DEUX    MONDES. 

lier,  puis  de  revenir  le  lenclomain,  qu'elle  sortirait  du  souterrain  pour 
aller  à  son  avance,  et  qu'il  devrait  l'embrasser  sur  la  bouche  et  n'avoir 
aucune  crainte;  je  ne  te  ferai  pas  de  mal,  lui  dit-elle,  bien  que  sous  la 
forme  d'un  dragon;  car,  quoique  tu  puisses  me  trouver  horrible  et 
hideuse  à  regarder,  sache  que  cela  est  fait  par  enchantement.  Je  ne 
suis  pas  autre  que  tu  me  vois  maintenant,  une  femme;  ne  crains  donc 
rien,  et  si  tu  m'embrasses,  tu  auras  tous  ces  trésors  et  tu  seras  sei- 
gneur de  toute  l'île.  Il  partit,  rejoignit  ses  compagnons,  se  fit  recevoir 
chevalier  et  revint  le  lendemain  pour  embrasser  la  demoiselle.  Mais 
lorsqu'il  la  vit  sortir  du  souterrain  sous  la  forme  d'un  dragon,  il  eut  si 
grand'peur  qu'il  s'enfuit  vers  le  vaisseau,  et  elle  le  suivit.  Et  lors- 
qu'elle vit  qu'il  ne  revenait  pas,  elle  commença  à  crier  comme  un  être 
qui  a  un  grand  chagrin;  puis  elle  retourna  à  son  souterrain,  et  subite- 
ment le  chevalier  mourut.  Mais  lorsqu'il  viendra  un  chevalier  qui  sera 
assez  hardi  pour  l'embrasser,  il  ne  mourra  pas,  mais  il  rendra  la  de- 
moiselle à  sa  forme  vraie  et  naturelle,  et  il  sera  le  maître  de  toutes 
les  contrées  et  îles  ci-dessus  nommées. 

Dans  un  second  récit,  qui,  parait-il,  était  connu  en  Angleterre 
avant  Maimdeville,  le  serpent  a  perdu  tout  caractère  de  féerie  sous 
l'empire  du  christianisme  et  s'est  transformé  en  une  affreuse  allé- 
gorie du  péché. 

Cette  ville  de  Sathalie  et  le  pays  d'alentour  furent  perdus  par  la 
folie  d'un  jeune  homme  qui  avait  pour  maîtresse  une  belle  demoiselle 
qu'il  aimait  passionnément;  elle  mourut  subitement  et  fut  placée  dans 
un  tombeau  de  marbre,  et,  poussé  par  le  grand  amour  qu'il  avait  pour 
elle,  il  alla  de  nuit  au  tombeau  et  y  entra.  Au  bout  de  neuf  mois  il 
entendit  une  voix  qui  lui  dit  :  «  Vas  à  la  tombe  de  cette  femme, 
ouvre-la  et  contemple  ce  qu'elle  a  engendré  de  toi;  et,  si  tu  manques 
d'y  aller,  il  t'en  arrivera  grand  malheur.  »  11  alla  au  tombeau  et  l'ou- 
>Tit,  et  il  en  sortit  un  serpent,  hideux  à  contempler,  qui  immédiate- 
ment s'enfuit  à  travers  la  ville  et  le  pays,  et  bientôt  après  la  ville  fut 
engloutie. 

N'est-il  pas  étrange  que  ce  soit  dans  la  lumineuse  Grèce,  le  pays 
par  excellence  de  la  beauté  radieuse  et  du  goût  impeccable,  que 
les  deux  superstitions  les  plus  noires  du  vieux  monde  barbare,  les 
seipons  et  le  vampirisme,  aient  élu  domicile?  Pour  la  première,  du 
moins,  celle  des  serpens,  nous  l'y  trouvons  acclimatée  dès  la  plus 
haute  antiquité.  D'où  sortait-elle,  à  l'origine?  Est-ce,  comme  on  l'a 
prétendu,  un  reste  du  culte  des  serpens  apporté  par  les  vieux  Pé- 
lasges?  C'est  possible;  mais  ne  serait-ce  pas  plus  particulièrement 


SIR    JOHX    MAUNDEVTLLE.  SOS 

encore  une  importation  des  colons  phéniciens,  car  enfin  les  légendes 
qui  se  rapportent  à  Cadraus  sont  d'origine  phénicienne,  et  quel 
lecteur  d'Hérodote  ne  se  rappelle  comment  le  Thébain  Hercule, 
voyageant  en  Scythie,  y  fit  rencontre  d'une  femme-serpent  qui  por- 
tait le  nom  très  significatif  d'Échidna,  s'unit  à  elle  et  en  eut  de 
beaux  enians,  dont  le  plus  jeune  fut  seul  apte  à  bander  l'arc  de 
son  père  et  hérita,  par  suite  de  cette  circonstance,  du  gouverne- 
ment de  ces  vastes  pays  (1)?  Une  autre  remarque  importante  à 
faire  au  sujet  de  ces  serpens  merveilleux,  c'est  que,  hors  de  la 
Grèce  proprement  dite,  dans  tous  les  pays  slaves  et  gréco-slaves, 
Macédoine,  Epire,  Serbie,  Bulgarie,  Russie,  ils  sont  très  intime- 
ment associés  à  des  idées  de  puissance  politique,  de  valeur  mili- 
taire et  de  souveraineté.  Si  intimement  et  si  clairement  que  c'est  à 
peine  s'il  leur  reste  quelque  chose  de  mystérieux,  et  que,  leur 
appliquant  la  méthode  évhémérique  comme  la  seule  qui  leur  con- 
vienne, on  a  bonne  en\ie  de  voir  en  eux,  non  des  mythes  ou  des 
allégories,  mais  des  chefs  de  tribus  et  de  hauts  seigneurs  scythes 
dont  les  noms  de  dragon  et  de  serpent  étaient  depuis  un  temps 
immémorial  les  titres  préférés,  comme  nous  le  voyons  chez  les 
peuplades  américaines,  peut-être  même  la  désignation  directe  de 
leur  pouvoir.  Voyez  dans  les  bylines  russes,  si  bien  et  si  complète- 
ment analysées  par  M.  Alfred  Rambaud  dans  sa  Russie  épique, 
quelle  fière  et  martiale  figure  font  tous  ces  dragons  et  toutes  ces 
serpentes.  Ils  et  elles  habitent  de  belles  grottes  spacieuses  au  flanc 
des  montagnes,  ou  des  châteaux  fortifiés  sur  les  sommets  :  ils  ont 
la  férocité  vaillante  des  guerriers  scythes;  elles,  l'intrépidité  des 
Amazones,  leurs  parentes.  Les  princes  les  plus  nobles  et  les  plus 
preux  les  combattent  sans  horreur,  sans  mépris  et  sans  haine,  à 
armes  loyales,  comme  on  le  fait  avec  des  égaux,  et  il  faut  bien 
qu'ils  soient  des  égaux,  puisqu'on  recherche  quelquefois  leur  amitié 
et  presque  toujours  leur  alliance,  car  ils  ont  de  belles  filles  qu'on 
peut  enlever  de  force  ou  épouser  de  gré  à  gré,  comme  conclusion 
d'un  combat  acharné.  Et  ce  n'est  pas  seulement  durant  la  période 
mythique  et  fabuleuse  des  peuples  slaves  et  gréco-slaves  qu'ils  se 
présentent  avec  ces  caractères  de  domination,  le  plein  jour  de  l'his- 
toire est  arrivé  qu'ils  les  gardent  encore.  Cette  seconde  moitié  du 
xiv^  siècle  est  justement  l'époque  où  les  Turcs  pénètrent  dans  les 
provinces  européennes  de  l'empire  grec,  et  notre  Maundeville  était 

(1)  Il  est  vraiment  sing-ulier  de  constater  l'importance  du  serpent  dans  les  histoires 
fabuleuses  qui  concernent  les  races  séiniliques.  On  sait  le  rôle  de  premier  ordre  qu'il 
joue  dans  les  récits  bibliques.  Dans  le  SJiah  Nauteh  de  Firdousi,le  roi  Zohak,  person- 
nage figurant  une  djnastie  arabe  qui  aurait  gouverne  la  Perse  avant  les  dynasties  ira- 
niennes, porte  aux  épaules  deux  serpens  qu'il  faut  nourrir  chaque  jour  de  chair 
humaine. 


304  RKVUE    DES    DEUX    MONDES. 

revenu  depuis  longtemps  de  ses  voyages  avant  que  le  tsar  serbe 
Lazare  lût  vaincu  à  Kossovo  et  qneMarko  Kralie^vich  eût  commencé 
cette  st'ric  d'exploits  qui  on  font  comme  le  Cid  du  monde  slave.  Eh 
bien!  voyez,  dans  les  chants  superbes  qui  composent  l'épopée  serbe 
dont  M.  Auguste  Do/.on  a  donné  récemment  une  belle  et  élégante 
traduction,  le  double  rôle  amoureux  et  militaire  du  dragon.  Oui, 
aussi  étrange  que  cela  paraisse,  dans  le  siècle  même  où  Boc- 
cace  écrivit  les  réalistes  gaillardises  du  Dccnmcron  et  où  Pétrarque 
inventa  l'amour  mystique,  la  femme  du  tsar  Lazare,  la  belle  Militza, 
était  obsédée  de  l'amour  du  dragon  de  l'iastrebatz.  Toutes  les  nuits 
il  prenait  son  vol,  s'abattait  sur  la  tour  où  elle  habitait  et  se  cou- 
chait à  ses  côtés,  après  s'être  débarrassé  de  ses  vêtemens  de  leu. 
Cela  dura  une  longue  année,  au  bout  duquel  temps  Militza  prit  le 
courage  de  faire  à  son  mari  la  confidence  de  cet  étrange  amour; 
mais  aussi  vaillant  qu'il  fût,  Lazare  ne  se  jugea  pas  capable  de  dé- 
livrer sa  femme,  et  l'œuvre  ne  put  être  accomplie  que  par  un  autre 
dragon,  Vouk,  que  nous  voyons  décoré  du  titre  très  significatif  de 
despote  de  Sirmie.  La  Macédonienne  Olympias  conçut  autrefois  d'un 
dragon  le  grand  Alexandre;  mais  son  histoire  s'est  répétée  bien 
souvent  parmi  les  princesses  de  cet  Orient  européen,  vraie  patrie 
d'origine  de  tous  les  dragons  masculins  et  féminins  que  nous  trou- 
vons naturalisés  ou  égarés  dans  notre  Occident.  N'était-elle  pas.  en 
efïet,  une  des  filles  d'Élinos,  roi  d'Albanie,  et  de  la  fée  Pressina, 
cette  belle  Mélusine,  qui  dut  ses  malheurs  domestiques  à  la  décou- 
verte que  fit  son  mari  de  la  fâcheuse  habitude  qu'elle  avait  de  se 
déguiser  en  couleuvre  tous  les  samedis,  tout  comme  si  elle  eût  été 
une  vulgaire  lamie,  une  aerpen/e  aventurière  de  l'ordre  de  celle 
dont  autrefois,  à  Corinthe,  le  philosophe  Apollonius  de  Tyane  avait 
délivré  un  de  ses  disciples  trop  épris? 

Fabuleux  ou  véridique,  peu  de  livres  anciens  donnent  une  impres- 
sion plus  forte  et  plus  franche  de  l'Orient.  Comme  il  est  avant  tout 
préoccupé  de  bien  faire  comprendre  à  ses  contemporains  l'infinie  di- 
versité des  peuples  et  des  mœurs,  Mauntlevillc  a  réussi  merveilleu- 
sement à  faire  apparaître  les  gigantesques  contrastes  que  présente 
la  vaste  Asie,  les  plus  puissans  et  les  plus  énormes  qui  se  rencon- 
trent sur  notre  planète.  D'immémoriales  civilisations  obstinément 
conservatrices  accolées  à  d'imnn'morialcs  barbaries  non  moins 
obstinément  rebelles  à  toute  contrainte  ;  des  splendeurs  entamées 
par  les  moisissures  du  temps  et  des  laideurs  armées  de  toute  la  vi- 
goureuse bestialité  des  instincts  primitifs  ;  des  cultes  très  purs  qui 
recouvrent  les  plus  pauvres  philosophies,  des  philosophies  admi- 
rables qui  se  sont  revêtues  de  religions  puériles  ou  sanglantes  ; 
des  flots  de  parfums  et  des  puanteurs  de  charogne,  des  senteurs 
d'épiccs  et  des  odeurs  de  sang  toujours  fraîchement  répandu,  voilà 


SIR    JOHN    MAUNDEVILLE.  305 

l'ensemble  du  tableau,  mais  que  de  choses  y  trouvent  place  qui 
appelleraient  la  réflexion!  je  me  contenterai  de  mentionner  la  plus 
curieuse  de  toutes,  la  fertilité  absolument  monstrueuse  des  combi- 
naisons essayées,  adoptées,  passées  en  lois  et  en  coutumes,  que  le 
pauvre  esprit  humain  a  montiée  sur  la  plus  importante  des  questions 
concernant  notre  espèce,  celle  des  rapports  et  de  l'union  des  sexes. 
Il  n'y  a  rien  de  si  hideux,  de  si  grotesque,  de  si  abominable,  de 
si  ridicule,  de  si  honteux  qui  n'ait  été  inventé  sans  répugnance,  et 
accepté  sans  hésitation  comme  conforme  à  la  nature  par  quelque 
nation  grande  ou  petite,  quelque  peuplade  ou  quelque  tribu  :  bi- 
gamie, polygamie,  polyandrie,  inceste  matrimonial  h  la  façon  des 
Parsis,  communauté  des  femmes,  servitude  de  la  femme,  servitude 
de  l'homme,  suppression  du  veuvage  et  préservation  de  la  fidélité 
conjugale  par  les  bûchers  brahmaniques,  ce  qui  est  un  moyen  ra- 
dical d'empêcher  que  la  morale  ne  reçoive  quelque  atteinte  et  que  les 
matrones  du  Malabar  ne  déchoient  jusqu'au  rôle  de  matrones  d'Ë- 
phèse,  prostitution  par  religion,  par  hospitalité,  par  courtoisie  et 
haut  savoir-vivre,  prostitution  comme  moyen  d'éducation  matrimo- 
niale, ou  d'acheminement  pratique  au  mariage  par  la  conquête  de  la 
dot  probement  accumulée  par  le  plaisir  donné, non  moins  qu'agréa- 
blement par  le  plaisir  reçu,  toutes  ces  jolies  institutions  et  coutumes 
se  sont  pratiquées  et  se  pratiquent  encore  à  la  confusion  de  notre 
pauvre  morale  européenne  et  chrétienne,  et  comme  pour  bien  lui 
montrer  dans  quel  petit  coin  de  l'espace  elle  est  reléguée.  Lorsqu'au 
commencement  du  dernier  siècle  les  premières  révélations  sérieuses 
arrivèrent  sur  l'Orient,  le  fait  de  cette  infinie  variété  de  cou- 
tumes est  celui  qui  frappa  tout  d'abord  nos  philosophes.  On  sait 
le  parti  qu'en  tirèrent  Voltaire  et  Montesquieu,  le  dernier  surtout, 
et  comment  ils  s'en  servirent  pour  établir  que  la  morale  est  affaire 
de  latitude,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  combinaison  si  étrange  (ce  que 
Fontenelle,  du  reste,  avait  indiqué  avant  eux  avec  une  ingéniosité 
profonde,  mais  en  l'étendant  à  l'universalité  des  mondes)  qui  ne 
puisse  et  ne  doive  se  réaliser  sur  un  point  quelconque  de  l'espace 
selon  les  conditions  de  la  matière  sur  ce  point  donné.  La  thèse  est 
fort  sérieuse,  et  elle  a  été  reprise,  renouvelée  et  étendue  dans 
notre  siècle  ;  mais  pour  nous  qui  ne  nous  piquons  pas  de  philoso- 
phie, nous  devons  fiiire  cette  confession,  que,  par  la  huue  sans 
doute  de  ce  qui  reste  en  nous  d'atavisme  chrétien,  nous  n'avons 
jamais  pu  porter  notre  attention  sur  ce  sujet  sans  épouvante  et 
sanshorreiu'.  Les  détails  et  particularités  fourmillent  dans  Maun- 
deville  sur  les  rapports  des  sexes  dans  les  pays  orientaux  ;  beau 
coup  sont  connus  ou  peuvent  se  rencontrer  ailleurs,  mais  dans  le 
TOME  XGVI.  —  1889.  20 


306  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nombre  il  en  est  un  plus  inédit  dont  nous  nous  ferions  vraiment  scru- 
pule de  priver  nos  lecteurs.  «  Dans  une  autre  île  qui  est  grande,  belle 
et  très  peuplée,  c'est  une  coutume  que  la  première  nuit  du  mariage 
on  introduise  un  autre  homme  auprès  de  sa  femme  pour  la  déli- 
vrer de  sa  virginité,  service  pour  lequel  on  lui  donne  un  fort  sa- 
laire et  nombre  de  remercîmens.  Il  y  a,  dans  chaque  ville,  un  cer- 
tain nombre  de  gens  qui  ne  font  pas  d'autre  travail,  et  on  les 
appelle  nidebei^iz,  c'est-à-dire  les  fous  du  désespoir,  parce  qu'on 
croit  que  leur  opération  est  fort  dangereuse.  »  C'est  la  plume  de 
Voltaire  qu'il  faudrait  pour  célébrer  congrûment  une  telle  coutume  ; 
mais  commo  à  notre  grand  regret  nous  ne  la  possédons  pas,  nous 
nous  bornerons  à  quelques  réflexions  très  sommaires.  La  première, 
c'est  que  le  peuple  de  cette  île  était  en  toute  évidence  ennemi  de 
toute  peine  superflue  et  aurait  compris  ce  mot  célèbre  de  certain 
pacha  sur  le  plaisir  de  la  danse  :  «  Nous,  danser,  pourquoi  cette 
fatigue  ?  nous  faisons  danser  les  autres  à  notre  place.  »  La  seconde, 
c'est  que  bien  décidément  les  choses  ne  sont  heureuses  ou  mal- 
heureuses, agréables  ou  douloureuses  que  selon  l'opinion  que 
nous  en  avons,  et  que  le  ^ieux  sophiste  Protagoras  avait  raison 
lorsqu'il  disait  que  Ihomme  est  la  mesure  de  toute  chose.  Enfin 
l'âme  humaine  est  si  portée  à  chercher  à  ses  mécomptes  et  à  ses 
chagrins  des  dédommagemens  et  des  compensations  de  n'importe 
quelle  nature,  qu'il  y  a  gros  à  parier  que  cette  singularité  amu- 
sante a  été  pour  bien  des  hommes  du  xiv®  siècle  une  source  d'//i- 
ternelle  conwl((cio7i . 

Nous  avons  dit  que  Maiindcvillc  avait  été  beaucoup  lu  à  cette  fin 
du  xiv'  siècle,  mais  il  est  évident  que  cette  période  de  première 
vogue  passée,  il  conserva  longtemps  encore  de  nombreux  lecteurs, 
car  on  retrouve  sa  trace  dans  la  littérature  d'imagination  de  l'Angle- 
terre jusqu'à  une  époque  assez  récente.  Relever  minutieusement  ces 
traces  serait  une  étude  intéressante,  mais  il  y  hiudrait  une  longue 
enquête  pour  laquelle  les  loisirs  nous  manquent.  Nous  nous  borne- 
rons à  celles  que  notre  mémoire  nous  permet  d'emblée  de  sur- 
prendre, et  l'on  va  voir  qu'elles  sont  encore  assez  nombreuses. 

Pendant  la  durée  du  xi\^  siècle,  il  s'opéra  un  changement  assez 
considérable  dans  cette  région  du  lointain,  de  la  perspective  rendue 
féerique  par  la  distance,  qui  est  toujours  nécessaire  à  l'imagina- 
tion, parce  qu'elle  y  trouve  pour  ses  rêves  un  asile  conforme  à  leur 
nature,  et  ce  changement  fut  en  partie  l'œuvre  des  voyageurs  qui, 
depuis  Plan  de  Carpin  jusqu'à  Maundeville,  par  derrière  l'Orient 
révélé  par  les  croisades,  en  avaient  montré  un  second  autrement 
vaste,  mystérieux  et  redoutable,  celui  du  monde  mongolique. 
L'empire  du  Cathay  et  le  fabuleux  royaume  du  prêtre  Jean  rempla- 


SIR    JOHN    MAUXDEVILLE.  307 

cèrent  la  Syrie  et  l'Egypte,  et  le  grand  khan  de  Tartane  prit  dans 
l'imagination  européenne  la  place  qu'y  avaient  occupée,  depuis  le 
x«  siècle,  le  miramolin  d'Espagne  et  le  sultan  de  Bagdad.  Et  il  y  eut 
entre  cette  petite  révolution  d'ordre  imaginatif  et  la  grande  histoire 
réelle  une  concordance  parfaite  ;  le  grand  khan  de  Tartarie  prenait 
dans  l'imagination  la  place  des  chefs  traditionnels  de  l'islamisme, 
comme,  dans  la  réalité,  il  les  avait  effacés  en  les  faisant  rentrer  sous 
l'ombre  noire  de  sa  domination.  Cet  afïreux  souverain  mongol  sorti 
si  récemment  des   misères  de  la  vie  de  horde,  il  va,  grâce  aux 
voyageurs,  bénéficier  dans  des  proportions  inusitées  de  toutes  les 
grandeurs  de  ses  vassaux  et  de  ses  captifs  ;  il  va  concentrer  en  sa 
personne  les  splendeurs  décoratives  de  la  Chine,  la  magie  de  son 
cérémonial  et  celle  de  ses  arts  mécaniques,  la  magnificence  fas- 
tueuse des  princes  arabes,  la  majesté  dominatrice  des  Abbassides, 
la  hauteur   impérieuse  des  Seldjoucides.    C'est  au   sein  de  cette 
lumière  éblouissante  qu'il  va  trôner  jusqu'à  la  fin  du  xv°  siècle, 
comme  le  montrent  les  épopées  de  Boiardo  et  d'Arioste,  dont  les 
personnages  sont  autant  tartares  que  musulmans.  Quel  lecteur  de 
ces  poètes  ne  se  rappelle  Ferragus,  et  Mandricard,  et  l'Argail,  et 
comment  le  paladin  Roland  devint  fou  par  amour  pour  la  belle  An- 
gélique, fille  du  roi  de  Tartarie,  et  comment  cette  même  Angélique 
plaça  son  bien-aimé  Médor  sur  le  trône  du  Cathay?  La  popularité 
si  tardive  de  ces  personnages  ne  prouve-t-elle  pas  à  quel  point  ce 
merveilleux  de  la  lointaine  Asie  s'était  emparé  des  imaginations? 
Cette  popularité  était  dans  toute  sa  force  un  siècle  auparavant 
lorsque  Chaucer  écrivait  ses   Contes   de    Canterbury,   comme  le 
prouve  le   charmant   récit ,   malheureusement  inachevé ,  de  son 
écuyer.  A  vrai  dire,  il  n'est  pas  question  dans  ce  conte  du  grand 
khan  même,  mais   du  khan  de  Grimée,  un  Batou  quelconque  au 
lieu  d'un  Gengiskhan  quelconque  :   «  A  Sara,  dans  la  terre  de  Tar- 
tarie, régnait  un   roi  qui  guerroyait  contre  Russie.  »  A  cela  près 
les  magnificences  de  l'état  royal  de  cet  excellent  Cambuscan  sont 
les  mêmes  que  tous  les  voyageurs  du  siècle  attribuent  à  la  cour 
du  grand  khan  du  Cathay.  Ce  qu'ils  nous  apprennent  de  la  iète  de 
l'anniversaii'e  des  souverains,  Chaucer  no  lait  autre  chose  que  le 
répéter  poétiquement.  Voici  limmense  salle  où  le  souverain  trône 
sous  un  dais  bien  haut  par-dessus  ses  convives,  et  les  longues  ta- 
bles chargées  de  mets  recherchés  et  bizarres  autour  desquelles  pren- 
nent place  des  milliers  d'invités,   et  les  mèneslreU  du  roi  qui  ac- 
compagnent le  repas  de  leur  musique,  et  les  danses  sans  fin,  et  les 
commentaires  des  mandarins  versés  dans  la  maq-ie  et  l'astrologie  à 
la  vue  du  cheval  de  bronze  descendu  à  la  porte  du  palais.  Auquel 
de  ces  voyageurs  Chaucer  a-t-il  donne''  la  préférence?  11  était  certes 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  versé  dans  la  littérature  de  son  époque  pour  avoir  eu  con- 
naissance des  récits  de  Marco  Polo  ;  est-il  bien  téméraire  cependant 
de  penser  que  Maundeville,  plus  récent,  est  pour  quelque  chose 
dans  sa  description  de  ces  magnificences  mongoliques? 

L'Ile  enchantée  de  la  Tempête  de  Shakspeare^  déserte  en  apparence, 
mais  peuplée  d'habitans  invisibles,  où  les  naufragés,  errans  de  ci 
et  de  là  à  la  merci  de  voix  qui  flottent  dans  l'air,  sont  endormis 
par  des  sons  de  lyre,  éveillés  en  sursaut  par  des  bruits  de  tambou- 
rin, efïrayés  par  des  aboiemens,  était  certainement  en  germe  dans 
Maundeville,  et  le  grand  poùte  n'a  eu  qu'à  couver  ce  germe  pour 
l'en  faire  sortir  dans  tout  son  féerique  épanouissement.  «  Dans 
cette  vallée,  on  entend  souvent  de  grandes  tempêtes  et  de  grands 
tonnerres,  et  de  grands  murmures  et  bruits  tant  de  jour  que  de 
nuit,  et  on  y  entend  aussi  des  grands  tapages  comme  qui  dirait  de 
tambourins,  de  violes  et  de  trompettes,  comme  s'il  s'y  passait  une 
grande  fête.  »  Ailleurs,  il  rapporte  une  légende  qui  reproduit  exac- 
tement sous  une  forme  chrétienne  le  vieil  antagonisme  de  l'Iran  et 
du  Touran,  et,  comme  ce  vieux  mythe  semble  avoir  été  ignoré 
des  hommes  du  moyen  âge  et  que  Maundeville  place  sa  mer- 
veille sur  les  confins  mêmes  de  la  Perse,  on  peut  tenir  à  peu 
près  pour  certain  qu'il  l'a  prise  sur  place  même,  ce  qui  est  une 
preuve  nouvelle  de  ce  rapport  exact  qui  existe  entre  les  fables  qu'il 
raconte  et  les  pays  où  il  prétend  les  avoir  trouvées.  11  raconte  donc 
qu'un  méchant  empereur  de  Perse  poursuivant  un  peuple  chrétien 
pour  le  détruire,  Dieu,  sur  l'appel  au  secours  de  ses  fidèles,  enve- 
loppa de  ténèbres  le  roi  de  Perse  et  son  armée,  et  que  depuis  lors 
les  persécuteurs  habitent  cette  terre  de  nuit  où  personne  n'ose  pé- 
nétrer. «  Et  les  gens  du  pays  disent  que  souvent  on  y  entend  des 
voix  humaines,  des  hennissemens  de  chevaux,  des  chants  de  coqs, 
et  on  sait  très  bien  qu'il  y  a  là  des  hommes  ;  mais  on  ne  sait  pas 
quels  ils  sont.  »  Comme  Marco  Polo  raconte  de  certaines  steppes 
tartares  quelf{ue  chose  de  tout  pareil  à  la  première  des  deux  cita- 
tions ci-dessus,  et  qu'il  avait  été  fait  en  Angleterre  une  traduction 
de  ses  voyages  vers  la  fin  du  xvi^  siècle,  il  ne  serait  pas  impos- 
sible que  Shakspeare  fût  redevable  au  Vénitien  du  premier  germe 
de  son  île  ;  mais  comme  d'un  autre  côté,  les  textes  de  Maundeville 
serrent  do  beaucoup  plus  près  la  conception  de  Shakspeare,  comme 
ils  contiennent  non-seulement  le  germe  de  l'île,  mais  l'indication  des 
terreurs  extérieures  qui  l'enveloppent  et  en  protègent  l'accès,  tem- 
pêtes, tonnerres,  ténèbres,  il  est  plus  probable  que  c'est  à  son 
comi)atriote  que  Shakspeare  a  emprunté  les  élémens  de  son  incom- 
parable féerie. 

Que  John  Bunyan  ait  pu  lire  Maundeville,  cela  n'est  pour  sur- 


SIR    .TOn\    MAU\DEVILLE.  309 

prendre  aucun  de  ceux  qui  ont  remarqué  à  quel  point  cet  homme 
de  foi  profonde  est  en  même  temps  littérateur  expert,  avec  quelle 
habileté  il  a  su  choisir  ses  lectures,  de  manière  à  se  donner  la 
culture  nécessaire  pour  exprimer  dignement  ses  pensées  sans  ris- 
quer de  se  détourner  des  voies  d'édification  où  il  marchait,  ou  de 
perdre  son  âme  par  de  vaines  curiosités  d'intelligence.  Qui  ne 
voit  assez  aisément  que  son  Pilgrim'n  progrès^  est  une  trans- 
formation pieusement  familière,  volontairement  populaire  de  la 
grande  conception  de  Dante?  Qui  ne  voit  l'influence  que  Spcnser 
a  eue  sur  son  esprit,  et  que  c'est  par  la  Reine  des  fées  qu'il 
a  compris  la  valeur  des  allégories  pour  le  but  qu'il  poursui- 
vait? Qu'il  se  soit  souvenu  de  quelques  vieux  voyages  en  écrivant 
celui  de  son  pèlerin,  cela  n'a  rien  que  de  très  probable,  et  s'il  en 
a  été  ainsi,  Maundeville  a  été  certainement  du  nombre.  11  est  un  épi- 
sode au  moins  du  Pilgrim's  progress  qui  ofïre  une  étroite  ressem- 
blance avec  un  chapitre  de  Maundeville.  Le  passage  du  pèlerin  à 
travers  la  vallée  de  l'ombre  de  la  mort  répète  presque  exactement 
l'aventure  de  la  vallée  périlleuse.  Dans  les  deux  récits  la  vallée  est 
occupée  par  des  diables,  et  nul  ne  peut  la  ti-averser  sans  danger 
s'il  n'est  sincèrement  chrétien  et  n'a  mérité  l'appui  de  Dieu.  C'est 
mieux  qu'une  ressemblance  générale,  les  détails  des  terreurs  et  des 
périls  sont  les  mêmes.  «  Dans  le  centre  de  cette  vallée  sous  un 
rocher,  est  un  diable  terrible  à  contempler,  qui  ne  montre  la  tête 
que  jusqu'aux  épaules.  De  lui  il  sort  une  telle  fumée,  une  telle 
puanteur,  et  un  tel  feu  qu'à  peine  on  peut  l'endurer.  Mais  les  bons 
chrétiens  qui  sont  stables  dans  leur  foi  entrent  sans  péril  ;  car  ils 
se  confessent  d'abord  et  se  marquent  du  signe  de  la  croix,  en  sorte 
que  les  diables  n'ont  pas  de  pouvoir  sur  eux.  Mais  quoiqu'ils  soient 
sans  péril,  ils  ne  sont  pas  cependant  sans  crainte  lorsqu'ils  voient 
les  diables  tout  autour  d'eux  qui  dans  l'air  et  sur  terre  les  raillent, 
les  menacent  et  les  terrifient  par  des  coups  de  tonnerre  et  des  ou- 
ragans... et  dans  toute  cette  vallée,  je  vis  une  grande  multitude 
de  corps  morts,  comme  s'il  y  avait  eu  une  bataille  entre  les  deux 
puissans  rois  du  pays,  et  que  la  plus  grande  partie  de  leurs  armées 
eût  été  défaite  et  tuée.  »  Voilà  la  vallée, périlleuse  de  Maundeville; 
comparez  avec  la  vallée  de  l'ombre  de  la  mort  de  Bunyan.  «  Au  centre 
de  cette  vallée,  j'aperçus  comme  la  bouche  de  l'enfer...  et  la  llamme 
et  la  lumée  en  sortaient  sans  intermittence  avec  tant  d'abondance, 
tant  d'étincelles,  tant  de  cris  hideux  que  Chrétien  fut  forcé  de 
remettre  son  épée  en  place  et  d'avoir  recours  à  une  autre  arme  qui 
s'appelle  prière...  Il  marcha  ainsi  un  long  temps,  mais  les  flammes 
continuaient  toujours  à  le  poursuivre,  et  il  entendait  aussi  des  voix 
douloureuses  et  des  pas  précipités  de  côté  et  d'autre,  si  bien  que 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelquefois  il  pensait  qu'il  allait  être  mis  en  pièces  ou  foulé  au\ 
pieds  comme  la  bouc  dans  les  rues...  Au  bout  de  cette  vallée  il  y 
avail  quantité  de  sang,  d'os,  de  corps  d'hommes  mutilés,  mémo 
de  corps  de  pèlerins  qui  avaient  auparavant  passé  par  ce  chemin, 
et  pendant  que  je  cherchais  d'où  cela  pouvait  venir,  je  vis  devant 
moi  une  caverne  où  habitaient  deux  géans  dont  la  puissance  et  la 
tyrannie  avaient  cruellement  mis  à  mort  les  hommes  dont  gisaient 
là  les  ossemens.  »  La  vallée  périlleuse  de  Maundeville  est,  dit-on, 
empruntée  à  la  relation  du  franciscain  Oderic  de  Pordenone  ;  mais  à 
coup  sur  Bunyan  n'a  pas  lu  ce  dernier,  et  c'est  bien  à  Maundeville 
qu'il  est  redevable  de  son  épisode. 

11  n'a  certainement  échappé  à  aucun  lecteur  intelligent,  qu'en 
écrivant  son  Gullicer,  Switt  s'est  proposé  l'imitation  des  anciens 
voyageurs  afin  de  circonstancier  comme  eux  ses  récits  par  tous  ces 
détails  de  temps  et  de  lieux  qui  donnent  à  leurs  crédulités  tant  de 
vraisemblance  et  à  leurs  impostures  un  si  grand  air  de  bonne  foi. 
Tout  ce  qu'il  leur  doit  se  borne-t-il  à  cette  imitation  générale,  et 
leur  a-t-il  fait  d'autres  emprunts?  A  coup  sûr,  il  n'avait  pas  be- 
soin d'eux  pour  l'invention  de  ses  nains  et  de  ses  géans,  de  ses 
Houyhnhnms  et  de  ses  Yahoos,  et  il  lui  suffisait  pour  cela  de  se  sou- 
venir de  ses  pygmées  et  de  ses  cyclopes,  de  ses  Lestrigons  et  de  ses 
centaures  classiques.  Et  cependant  il  me  semble  bien  que,  pour 
un  au  moins  des  voyages  de  Gulliver,  celui  de  Brobdingnag,  il  n'a 
pas  dédaigné  de  prendre  quelques  traits  à  Maundeville.  Notre  voya- 
geur raconte  qu'au-delà  de  la  vallée  périlleuse  il  y  a  une  île  dont 
les  habitans  sont  des  géans  sauvages  qui  ont  vingt-huit  ou  trente 
pieds  de  haut.  «  Personne  n'ose  entrer  dans  cette  île  ;  car,  s'ils 
voient  un  vaisseau  et  des  hommes  dedans,  immédiatement  ils  en- 
trent dans  1(1  mer  pour  s'en  saisir,  et  on  dit  qu'au-delà  de  cette  île 
il  y  en  a  une  autre  où  habitent  des  géans  d'une  statiu-e  plus  grande 
encore,  quelques-uns  de  quarante-cinq  ou  cinquante  pieds  de  haut, 
d'aucuns  disent  même  de  cinquante  coudées.  Je  n'en  ai  vu  aucun, 
cai*  je  n'eus  aucun  empressement  à  visiter  ces  régions,  pai-ce  que 
personne  ne  peut  entrer  dans  l'une  ou  l'autre  de  ces  lies  sans  être 
immédiatement  dévoré.  Et  chez  ces  géans  il  y  a  des  moutons  aussi 
grands  que  nos  bœufs,  qui  portent  de  grande  laine  très  rude.  J'ai 
vu  plusieurs  fois  de  ces  moutons.  Et  on  dit  que  souvent  ces  géans 
prennent  des  hommes  dans  la  mer,  qu'ils  enlèvent  de  leurs  vais- 
seaux, et  qu'ils  les  portent  à  terre  deux  dans  une  main  et  deux 
dans  l'autre,  et  qu'ils  les  mangent,  on  s'en  allant,  tout  cinis  et 
vivans.  »  Maintenant,  rappelez-vous  par  quel  accident  Gulliver  fut 
abandonné  dans  le  pays  de  Urebdingnag.  «  Je  commençais  à  être 
fatigué,  et  ne  trouvant  rien  pour  intéresser  ma  curiositt',  je  m'en 


SIR    JOHN    MADXDEVILLE.  311 

retournai  à  tout  petits  pas  vers  la  crique;  mais  lorsque  j'eus  la 
mer  en  vue,  j'apeiçus  nos  hommes  qui  étaient  déjà  rentrés  dans  le 
bateau  et  qui  faisaient  force  de  rames  comme  pour  sauver  leurs 
vies.  J'étais  sur  le  point  de  les  héler,  ce  qui  eût  été  bien  inutile, 
lorsque  j'aperçus  un  être  énorme  qui  les  poursuivait  dans  la  mer 
aussi  vite  qu'il  pouvait  ;  l'eau  ne  lui  venait  pas  plus  haut  qu'aux 
genoux^  et  il  faisait  des  enjambées  prodigieuses.  «  Les  habitans 
de  Brobdingnag  n'étaient  pas  anthropophages;  mais,  s'ils  l'eussent 
été,  le  géant  qui  poursuivait  dans  la  mer  les  compagnons  de  Gul- 
liver n'aurait  eu  aucune  peine  à  égaler  les  prouesses  d'appétit  des 
insulaires  de  Maundeville  ;  et,  quant  à  ces  moutons  gros  comme  des 
bœufs  qu'il  prétend  avoir  vus  souvent,  les  animaux  de  Brobdingnag 
auraient  facilement  soutenu  la  comparaison. 

Daniel  de  Foë  fut  un  grand  lecteur  de  voyages,  et  c'est  même 
en  ce  genre  que  consiste  l'érudition  littéral]  e  qui  lui  est  propre. 
Toutefois,  avant  la  lecture  de  Maundeville,  nous  n'aurions  pas  osé 
affirmer  que  cette  érudition  s'étendit  plus  loin  que  les  voyageurs 
du  XVII®  siècle  et  la  collection  d'IIakluyt  ;  l'anecdote  suivante,  qui  est 
commune  à  la  fois  au  romancier  et  au  voyageur,  semble  prouver  que 
cette  érudition  était  moins  restreinte  que  nous  ne  le  pensions  :  «  Parmi 
les  hommes  riches  de  cette  contrée  (une  province  quelconque  de 
la  Chine  relevant  du  khan  de  Cathay)  il  y  a  un  homme  prodigieu- 
sement opulent  qui  n'est  ni  prince,  ni  duc,  ni  comte;  mais  il  a 
chaque  année,  comme  rente,  la  charge  de  plus  de  trois  cents  che- 
vaux en  riz  et  diverses  céréales  ;  aussi  mène-t-il  une  grande  et 
voluptueuse  vie,  selon  les  coutumes  de  son  pays,  car  il  a  chaque 
jour  cinquante  belles  demoiselles,  toutes  vierges,  qui  le  servent  à 
ses  repas.  Lorsqu'il  est  à  table,  elles  lui  apportent  ses  plats  suc- 
cessivement, toujours  par  groupes  de  cinq,  et  elles  chantent  en 
les  portant.  Puis  elles  lui  coupent  ses  viandes  et  lui  mettent  les 
morceaux  dans  la  bouche,  car  il  ne  touche  à  rien  et  tient  toujours 
ses  mains  sur  la  table,  parce  qu'il  a  les  ongles  si  longs  qu'il  ne 
peut  rien  saisir  ni  manier...  et  les  demoiselles  chantent  tout  le 
temps  que  cet  homme  riche  mange  ;  et,  lorsqu'il  ne  veut  plus  du 
premier  service,  cinq  et  cinq  autres  demoiselles  lui  apportent  le 
second,  toujours  chantant,  et  elles  font  ainsi  chaque  jour  jusqu'cà 
la  fin  du  repas.  C'est  de  cette  manière  que  s'écoule  sa  vie,  et  ainsi 
ont  vécu  ses  ancêtres,  ainsi  vivront  ses  descendans,  sans  jamais 
accomplir  aucun  fait  d'armes,  ni  rien  faire  d'autre  (pie  de  vivre  à 
l'aise,  comme  un  cochon  qu'on  nourrit  dans  une  etable  pour  l'en- 
graisser. »  Cette  anecdote  est  la  tout  à  fait  dernière  de  Maunde- 
ville, et,  par  une  coïncidence  singulière,  elle  est  aussi  la  dernière 
du  Robinson  Crusoé.  De  Foé,  comme  Maundeville,  a  voulu  l'aire 


312  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

apparaître  cette  image  d'ignoble  volupté  comme  contraste  à  la  vie 
de  travaux,  de  privations  et  de  fatigues  qu'exigent  les  carrières  du 
voyageur  et  du  noble  aventurier.  Chez  de  Foë,  comme  chez  Maunde- 
ville,  la  scène  de  l'anecdote  est  en  Chine;  seulement  le  person- 
nage, au  lieu  d'être  une  manière  de  prince,  n'est  qu'une  sorte  de 
hobereau,  vaniteux  et  malpropi'e,  qui  de  la  richesse  a  les  appa- 
rences plus  que  la  réalité.  «  Lorsque  nous  arrivâmes  à  la  maison 
de  campagne  de  ce  personnage,  nous  le  vîmes  mangeant  son 
repas  dans  un  petit  emplacement  devant  sa  maison.  C'était  une 
manière  de  jardin,  mais  il  nous  était  facile  de  le  voir,  et  on  nous 
donna  à  comprendre  que,  plus  nous  le  regarderions,  plus  il  serait 
charmé.  Il  était  assis  sous  un  arbre,  une  sorte  de  palmier  nain  qui 
le  garantissait  très  efficacement  contre  le  soleil;  mais,  sous  l'arbre, 
on  avait  encore  placé  une  large  ombrelle  qui  encadrait  sa  tête  assez 
convenablement  ;  son  pesant  et  corpulent  individu  s'étalait  à  l'aise, 
renversé  dans  un  grand  fauteuil  à  bras,  et  son  dîner  lui  était 
servi  par  deux  femmes  esclaves.  Il  y  en  avait  deux  autres  dont  peu 
de  gentilshommes,  en  Europe,  accepteraient  les  services  :  l'une  le 
faisait  manger  avec  une  cuillère,  et  la  seconde  tenait  le  plat  d'une 
main  et  chassait  de  l'autre  ce  qui  tombait  sur  la  barbe  et  l'habit  de 
taffetas  de  sa  seigneurie.  Cette  grosse  et  grasse  brute  jugeait  au- 
dessous  de  lui  de  se  servir  de  ses  mains  pour  ces  offices  familiers 
que  les  rois  et  potentats  aimeraient  mieux  accomplir  eux-mêmes 
que  se  laisser  importuner  par  les  doigts  grossiers  de  leurs  servi- 
teurs. »  Pour  être  aussi  exact  que  possible,  il  nous  faut  ajouter 
que  Marco  Polo  raconte  pareille  histoire  de  je  ne  sais  quel  souve- 
rain d'une  province  du  Thibet;  mais  il  est  plus  probable  que  c'est 
à  Maundeville  que  de  Foë  est  redevable  de  cette  silhouette  de  gro- 
tesque voluptueux. 


Emile  Montégut. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES 


FIN     DU     MINISTERE    DU     MARQUIS     D'ARGENSON. 


ï. 

L'EXPÉDITION  D'ECOSSE  ET  LA  PRISE   DE   BRUXELLES. 


Par  la  paix  conclue  à  Dresde,  entre  Frédéric  et  Marie-Thérèse, 
la  France  se  trouvait  de  nouveau  réduite  à  un  état  d'isolement  à 
peu  près  complet.  L'abandon  de  la  Prusse  la  privait  de  tout  appui 
dans  le  nord  de  l'Europe  :  elle  ne  conservait  d'auxiliaire  qu'au 
midi,  et  là,  même  l'alliance  de  l'Espagne  ne  lui  prétait  qu'un  con- 
cours insuffisant,  toujours  douteux,  et  que  les  caprices  comme  les 
prétentions  d'Elisabeth  Farnèse  rendaient,  à  l'occasion,  plus  incom- 
mode que  secourable.  L'Autriche,  au  contraire,  délivrée  désormais 
de  toute  préoccupation  en  Allemagne,  allait  reparaître  en  force  soit 
en  Flandre,  soit  en  Italie,  soit  même  aux  portes  de  la  Lorraine  et 
de  l'Alsace,  en  choisissant  elle-même  le  lieu  où  elle  croirait  pouvoir 
porter  le  coup  le  plus  décisif. 

Une  seule  chose  atténuait,  sinon  la  gravité,  au  moins  l'innuinence 
du  péril.  Entre  le  26  décembre  l7/i5,  date  du  traité  de  Dresde,  et 
le  moment  où,  suivant  la  règle  encore  en  usage,  les  opérations  mili- 
taires devaient  être  reprises,  trois  mois  au  moins  devaient  s'écouler. 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  supposant  même  un  empressement  qui  n'était  pas  dans  les  ha- 
bitudes du  temps,  et  encore  moins  dans  celles  de  la  cour  de  Vienne, 
il  ne  fallait  pas  un  moindre  délai  pour  que  des  troupes  engagées 
au  lond  de  la  Bohème  fussent  ramenées  et  prêtes  à  combattre,  au- 
delà  soit  du  Pdiin,  soit  des  Alpes  :  en  attendant,  TAngleterre  res- 
tait aux  prises  avec  une  insurrection  qui  paralysait  toutes  ses  forces  ; 
et  la  Hollande  ,  menacée  sur  sa  frontière  sans  défense,  pouvait 
redouter  à  tout  moment  une  attaque  victorieuse  de  Maurice  de 
Saxe.  Le  champ  restait  donc  libre,  momentanément,  à  l'action  des 
armes  françaises.  C'était  un  répit  de  quelques  instans,  précieux  à 
mettre  à  profit,  et  de  véritables  jours  de  grâce  dont  il  ne  fallait 
perdre  ni  une  heure,  ni  une  minute. 

Celui  qui  aurait  dû  sentir  le  plus  vivement  cette  nécessité  d'aller 
vite  et  de  frapper  fort,  c'était  le  ministre  de  Louis  XY,  dont  la  res- 
ponsabilité était  le  plus  directement  engagée,  puisque,  averti  à 
temps  de  la  défection  de  Frédéric,  il  avait  négligé  Toccasion,  sinon 
d'en  tirer  vengeance,  au  moins  de  profiter  de  la  liberté  qui  lui  était 
rendue  pour  conclure  de  son  côté  une  paix  avantageuse  avec  l'Au- 
triche. Entre  la  Prusse,  qui  se  retirait,  et  l'Autriche  qui  s'ofirait, 
d'Argenson,  j'ai  dû  le  raconter,  avait  fait  un  choix  dont  il  continuait 
à  s'applaudir.  C'était  bien  le  moins  qu'il  eût  prévu  et  se  tînt  prêt  à 
prévenir  les  suites  inévitables  de  sa  préférence.  Loin  de  là,  la  rési- 
gnation, le  contentement  même  qu'il  témoignait  étaient  l'indice 
qu'il  ne  se  rendait  qu'imparfaitement  compte  de  la  situation  nou- 
velle qu'il  avait  laissé  faire  à  la  France.  Il  persévérait  à  penser  que 
la  paix  particulière,  conclue  entre  notre  allié  de  la  veille  et  notre 
ennemie,  pouvait  servir  d'acheminement  vers  une  paix  plus  géné- 
rale. L'Autriche,  suivant  lui,  venait  de  faire  preuve  de  dispositions 
conciliantes,  et  la  Prusse,  d'une  puissance  dont  il  ne  tenait  qu'à  elle 
d'user  pour  imposer  sa  médiation. 

((  Je  vais,  écrivait-il,  le  (5  janvier,  au  chargé  d'affaires  de  France 
en  Bavière,  vous  confier  un  grand  secret  :  je  connais  assez  votre 
prudence  et  votre  discrétion  pour  juger  que  vous  en  ferez  usage, 
conformément  aux  intentions  du  roi.  Pendant  le  peu  de  séjour  que 
le  comte  d'Harrach  vient  de  faire  en  Saxe,  il  a  eu  quelques  pour- 
parlers avec  le  marquis  de  Vaulgrenant,  sur  les  conditions  aux- 
quelles la  paix  pourrait  être  faite,  entre  Sa  Majesté  et  la  reine  de 
Hongrie.  La  conclusion  de  l'accommodement  entre  les  cours  de 
Vierme  et  de  Berlin  n'empêche  pas  que  ces  ouvertures  aient  été 
suivies  par  M.  de  Vaulgrenant,  et  comme  il  compte  revenir  ici  à 
la  fin  du  mois,  nous  nous  en  remettons  à  vous  pour  écrire,  par 
quelque  voie  sûre  et  secrète,  au  comte  d'Harrach,  à  Vieime  (où 
nous  jugeons  qu'il  est  retourné),  que  le  roi,  informe  des  dispositions 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  315 

qu'il  a  témoignées  de  la  part  de  la  reine  de  Hongrie,  sur  le  désir 
de  cette  princesse,  de  pouvoir  traiter  avec  Sa  Majesté,  —  de  cour  à 
cour,  sans  l'entremise  d'aucune  autre  puissance, —  est,  de  son  côté, 
dans  les  mêmes  dispositions;  de  sorte  que,  si  la  reine  de  Hongrie 
voulait  faire  passer  secrètement,  à  Paris,  une  personne  autorisée  pour 
cette  négociation,  ce  serait  le  moyen  de  parvenir  aune  conclusion, 
à  la  satisfaction  réciproque  des  deux  cours...  La  conclusion  de  la  paix, 
ajoutait-il,  du  roi  de  Prusse  avec  la  cour  de  Tienne,  ne  change  rien 
au  principe  d'union  intime  avec  le  roi  de  Prusse  ;  nous  estimons, 
au  contraire,  qu'il  sera  plus  aisé  d'agir  de  concert  dans  une  négo- 
ciation que  nous  ne  l'aurions  pu  dans  les  opérations  militaires  (1).  » 
Et  le  ministre  de  France  à  Berlin,  Yalori,  recevait  en  même  temps 
l'instruction  de  représenter  à  Frédéric  la  gloire  qu'il  trouverait  dans 
un  rôle  de  médiateur  qui  le  rendrait  l'arbitre  et  l'auteur  de  la  paix 
du  monde.  Pour  commencer,  on  devait  le  presser  d'intervenir, 
afin  d'empêcher  au  moins  la  guerre  de  s'étendre,  en  s'opposant  à 
tout  efiort  que  pourrait  tenter  l'Autriche  pour  entraîner  les  puis- 
sances secondaires  d'Allemagne  à  sa  suite  et  faire  sortir  l'empire 
de  sa  neutralité  (2). 

Tant  d'illusion  est  à  peine  croyable.  H  était  clair,  en  effet  (et 
d'Argenson  devait  être  vraiment  le  seul  à  ne  pas  le  reconnaître) , 
que,  si  Marie-Thérèse  avait  laissé  voir  une  humeur  pacifique,  c'était 
dans  l'espoir  d'éviter  une  humiliation  et  un  sacrifice,  qu'elle  con- 
jurait, en  quelque  sorte,  la  France  de  lui  épargner;  mais  après 
qu'on  lui  avait  laissé  boire  le  calice  et  que  le  mal  était  consommé^ 
ce  n'était  plus  que  dans  les  chances  d'une  guerre  heureuse  qu'elle 
pouvait,  pour  le  moment  du  moins,  trouver  la  compensation  de 
ses  pertes  et  la  consolation  de  ses  douleurs.  Quant  à  Frédéric^ 
il  n'était  pas  moins  certain  que,  s'il  s'était  cru  en  mesure,  ou  s'il 
avait  eu  souci  de  jouer  le  rôle  glorieux  et  désintéressé  dont  d'Ar- 
genson le  croyait  digne,  c'était  dans  le  cours  de  sa  négociation  et 
non  au  lendemain  du  traité  conclu  qu'il  y  aurait  songé;  c'est  quand 
il  tenait  encore  le  pied  sur  la  gorge  de  son  adversaire  qu'il  se  serait 
mis  en  devoir  de  dicter  les  conditions  de  la  paix  générale.  Mais  une 
fois  ses  propres  intérêts  mis  à  couvert,  et  l'Autriche  ayant  respiré  et 
repris  haleine,  lui  demander  de  se  remettre  en  campagne  unique- 
ment en  vue  du  bien  public,  c'était  lui  faire  à  la  fois  trop  de  tort  et 
trop  d'honneur  :  il  n'avait  jamais  fait  preuve  de  si  peu  de  prudence 
et  de  tant  de  grandeur  d'âme.  Des  deux  côtés,  le  moment  propice 

(1)  D'Argenson  à  Renaud,   chargé  d'affaires  de  France  en  Bavière,  6  janvier  1746. 
{Correspondance  de  Bavière.  —  Ministère  des  affaires  étrangères.) 
,     (2)  D'Argenson  à  Vulori,  2i-'28  janvier,  10  février  ITitJ.  {Correspomiance  de  Prusse, 
—  Ministère  des  affaires  étrangères.) 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  agir  était  passé  :  il  est  aussi  inutile  que  puéril  de  vouloir  cou- 
rir après  les  occasions  qu'on  a  manquées. 

Aussi,  la  double  déception  ne  se  fit  pas  attendre.  Le  comte  d'Har- 
racli,  malgré  les  bons  sentimens  dont  il  avait  fait  confidence  à 
Vaulgrenant,  dans  son  dernier  entretien  (et  dont  nous  le  retrouve- 
rons encore  animé  dans  la  suite  de  ce  récit),  ou  n'obtint  pas,  ou 
ne  demanda  pas  lui-même  la  permission  de  reparaître  :  aucune 
suite  ne  fut  donnée  à  l'idée  d'envoyer  un  émissaire  autrichien  à 
Paris  (1). 

A  Berlin,  Frédéric,  sans  refuser  absolument  d'interposer  (si  on 
l'en  pressait)  ses  bons  offices  pour  arrêter  la  reprise  des  hostilités, 
en  offrant  même  à  Louis  XV  de  tâter  le  pouh,  pour  savoir  s'il  y 
avait  apparence  de  calmer  les  esprits,  témoigna  aussi  peu  de  désir 
que  d'espoir  de  rendre  son  intervention  efficace.  A  quoi  il  se  montra 
moins  disposé  encore,  ce  fut  à  tenter  un  effort  sérieux  afin  d'em- 
pêcher la  nouvelle  impératrice  d'user  de  la  dignité  qu'il  venait  de 
lui  reconnaître  pour  peser  sur  les  déterminations  du  corps  germa- 
nique. A  Yalori  qui  lui  représentait  qu'il  y  allait  de  son  intérêt,  comme 
de  sa  gloire,  de  ne  pas  laisser  la  nouvelle  maison  d'Autriche  op- 
primer les  libertés  de  l'Allemagne  :  —  a  Oh!  mon  ami,  dit-il,  il 
faudrait  pour  cela  que  le  cas  se  présentât,  et  s'il  se  passe  quelque 
infraction  de  la  cour  de  Vienne,  mon  ministre  clabaudera  comme 
les  autres...  »  —  «  Enfin,  il  a  fini  par  me  dire,  ajouta  Valori,  qu'il 
faudrait  être  bon  pour  se  remettre  en  avant,  après  les  orages  qu'il 
avait  essuyés,  puisqu'il  avait  attrapé  le  port,  et  qu'il  se  borneiait 
à  admirer  notre  gloire  et  à  juger  des  coups.  »  En  définitive,  tout 
ce  qu'il  fut  possible  d'obtenir  lut  une  promesse  assez  vague  que, 
si  la  question  de  neutralité  de  l'empire  était  posée  dans  la  Diète  à 
Ratisbonne,  le  représentant  de  la  Prusse  voterait  pour  qu'elle  fût 
maintenue  (2). 

Le  ministre  prussien  à  Paris,  Chambrier,  eut  ordre  de  tenir,  à 
d'Argenson  lui-même,  absolument  le  même  langage.  —  «  Pour  ce 
qui  regarde,  lui  écrivait  le  roi,  les  idées  de  M.  le  marquis  d'Ar- 
genson touchant  la  guerre  de  négociation  que  je  dois  laire  à  la 
reine  de  Hongrie,  vous  lui  direz  toutes  les  fois  qu'il  vous  en  par- 
lera, que  je  n'avais  nulle  envie  de  m'embarquer  dans  une  guerre 

(1)  Le  comte  d'ITarrach  à  Renaud,  22  janvier  174G.  Il  lui  accuse  réception  de  la 
communiciition  que  celui-ci  a  été  chargé  de  lui  faire  et  promet  de  la  transmettre  à 
Vienne,  mais  il  ne  paraît  pas  y  avoir  donné  suite.  {Correspondance  d'Autriche.  — 
—  Ministère  des  affaires  étran{,'ères.) 

(2)  Valori  à  d'Argenson,  27  janvier  1746.  (Correxpondancc  de  Prusse.  —  Ministère 
des  affaires  ètranijères.)  —  Frédéric  II  à  Louis  XV,  G  février  1740,  Pol.  Corr.,  t.  v, 
p.  23. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  317 

de  chicane  qui  me  conduirait  insensiblement  à  une  rupture  géné- 
rale, qu'ainsi  je  n'y  entrerais  ni  en  noir  ni  en  blanc  :  qu'il  ne  s'agis- 
sait présentement  plus  de  chicaner  sur  des  bagatelles  et  que,  l'élec- 
tion du  grand-duc  une  fois  faite,  celui-ci  pounait  jouir  de  toutes 
les  prérogatives  qui  lui  reviennent  par  la  dignité  impériale  une  fois 
échue  sans  que  je  m'y  opposerais  :  que  si  la  couronne  impériale 
devenait  héréditaire  dans  la  nouvelle  maison  d'Autriche,  la  France 
n'avait  à  s'en  prendre  qu'à  elle-même  :  que,  quant  à  mes  intérêts 
personnels,  je  saurais  me  soutenir  contre  tous  les  mauvais  des- 
seins, et  contre  toutes  les  mauvaises  intentions  de  la  maison  d'Au- 
triche; mais  que  moi,  aussi  peu  que  tous  les  autres  hommes,  ne 
pouvions  pas  fixer  l'avenir  par  toute  notre  prudence,  et  qu'ainsi 
notre  grande  application  devait  être  de  remplir  bien  notre  tâche 
pendant  notre  vie.  Si,  après  ma  mort,  arrivaient  des  changemens 
dans  l'état,  le  sort  déciderait  en  cela  du  mien  comme  de  tous  les 
autres  états  qui  ont  existé  depuis  qu'il  y  a  eu  des  règnes  en  ce 
monde.  »  11  ajoutait,  en  mettant  ici  tout  à  fait  à  découvert  le  fond 
de  sa  pensée  :  que,  «  quant  à  la  neutralité  de  l'empire,  elle  ne 
serait  pas  menacée  si  la  France  avait  le  bon  sens  de  ne  pas  prendre 
l'ofïensive,  et  qu'il  n'avait  donc  pas  besoin  de  s'en  mêler,  ce  qui 
le  remettrait  dans  les  difficultés  avec  l'Allemagne.  »  Enfin,  le  mi- 
nistre qu'il  envoyait  à  Dresde,  afin  de  reprendre  avec  cette  cour 
les  relations  diplomatiques,  recevait  pour  instruction  de  se  borner, 
dans  ses  relations  avec  le  ministre  de  France,  à  un  simple  com- 
merce de  politesse,  sans  chercher  à  prendre  avec  lui  de  liaisons 
particulières.  On  voit  combien  d'Argenson,  en  recommandant  cà 
ses  agens  une  confiance  absolue  dans  leurs  collègues  prussiens, 
était  loin  de  pouvoir  compter  sur  la  réciprocité  (1). 

La  diplomatie  ayant  ainsi  perdu  l'occasion  d'agir,  c'était  à  la 
guerre  à  reprendre  la  parole  et  à  se  faire  entendre  ;  aussi  bien 
d'Argenson  n'était  ni  seul,  ni  maître  dans  le  conseil,  où  son  crédit, 
qui  n'avait  jamais  été  très  grand,  venait  de  recevou'  un  rude  échec 
par  le  démenti  si  cruellement  donné  à  ses  illusions  sur  la  loyauté 
du  roi  de  Prusse.  Le  seul  des  conseillers  de  Louis  XV  qui  pai-tageât 
encore  ses  espérances  de  paix,  c'était  Belle-Isle,  redevenu  tout  Prus- 
sien et  tout  pacifique  depuis  que,  rejeté  dans  l'ombre  par  les  ex- 
ploits de  Maurice,  il  ne  pouvait  plus  aspirer  à  jouer  le  premier 
rôle  sur  le  champ  de  bataille;  mais  tous  les  autres,  Maurepas, 
Tencin,  Noailles,  enfin  le  roi  lui-même  avaient  un  plus  juste  senti- 
ment de  la  situation  et  reconnaissaient  la  nécessité  d'une  action  mi- 
Utaire  aussi  prompte  que  énergique  ("2). 

(1)  Frédéric  à  Gharabrier,  27  janvier,  19  février,  à  kliugkrafen,  ministre  à  Dresde, 
30  janvier  174U.  {Pol.  Corr.,  t.  v,  p.  12  et  28.) 

(2)  Gharabrier  à  Frédciic,  31  janvier  1740.  Le  ministre  prussien,  dans  cette  lettre, 


318  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Sur  deux  points  en  particulier,  la  partie  déjà  entamée,  si  elle 
était  jouée  avec  hardiesse  et  couronnée  par  un  succès  rapide,  pou- 
vait, avant  même  que  la  grande  lutte  fût  reprise,  en  changer  toutes 
les  conditions.  Un  corps  de  11,000  hommes,  détaché  de  l'armée  de 
Flandre,  et  réuni  sur  les  côtes  de  la  Manche  était  prêt  à  partir  sous 
les  ordres  du  duc  de  Richelieu  pour  tenter  un  débarquement  en 
Ecosse,  et  venir  en  aide  au  prétendant.  Maurice,  de  son  côté;, 
restant  au  milieu  de  ses  troupes  victorieuses,  au  heu  de  venu*, 
suivant  son  habitude  et  son  goût,  jouir  pendant  l'hiver  des  plai- 
sirs de  la  capitale,  méditait  un  coup  d'audace,  dont  le  secret,  gardé 
même  pour  ses  amis  les  plus  intimes,  attestait  toute  l'impor- 
tance. 

L'expédition  confiée  à  Richelieu  n'ayant  pu,  comme  on  va  le 
voir,  être  menée  à  fin,  d'Argenson  se  délend  vivement  dans  ses 
Mémoires  de  l'avoir  jamais  conseillée;  il  assure  même  que,  comme 
on  le  voyait  hésiter  à  s'y  associer,  il  a  s'éleva  contre  lui  des  orages» 
semblables  à  ceux  de  la  Manche  qui  nous  sépare  de  l'Angleterre  ; 
c'était,  dit-il,  «  un  déchaînement  de  seigneurs,  de  valets,  de  lemmes, 
d'aventuriers,  à  qui  on  avait  promis  de  grosses  sommes  d'argent, 
qui  devaient  leur  revenir  de  la  conquête  de  l'Angleterre,  et  qui 
demandaient  en  attendant  quelques  louis  à  compte,  comme  le  Fâ- 
cheux de  la  comédie  de  Molière.  »  —  J'ai  cherché  vainement  la 
trace  de  cette  résistance  de  d'Argenson  dans  ses  correspondances, 
et  je  ne  vois  pas  comment  elle  eût  pu  être  bien  vive,  puisque, 
comme  j'ai  eu  occasion  de  le  raconter,  c'était  lui-même  qui,  trois 
mois  déjà  auparavant,  avait  expédié,  auprès  du  prétendant,  un  en- 
voyé choisi  panui  ses  amis  personnels.  Depuis  lors,  le  marquis 
d'Éguilles  ne  quittait  pas  le  camp  des  insurgés  écossais,  où  il  était 
assez  ouvertement  traité  comme  le  représentant  de  la  cour  de 
France.  La  mission  de  d'Éguilles  n'aurait  pas  eu  de  sens  et  ne  se 
serait  pas  ainsi  prolongée,  si  elle  n'avait  été  accompagnée  de  la 
promesse  d'un  secours  efiectif  que  Charles-Edouard,  du  reste,  ne 


rend  compte  d'une  visite  que  lui  a  faite  Belle-Isle,  et  qui  peint  à  la  fois  les  disposi- 
tions particulières  du  marcclial  et  l'état  d'esprit  du  conseil  de  Louis  XV.  Après  que 
Belle-Isle  l'a  assuré  de  sondèvoùment  à  Frédéric  et  du  service  que  la  Prusse  rendrait 
en  intervenant  pour  obtenir  la  paix  générale  :  «  Mais  peut-être,  lui  dit  Chambricr, 
t,out  le  inonde  à  Paris  ne  souhaite  pas  la  paix.  »  Le  maréchal  répliqua  qu'il  m'enten- 
dait à  demi-mot  et  qu'il  passait  bien  des  idées  dans  la  tête  de  quelques-uns,  que  l'in- 
térêt particulier  l'emiiorlait  souvent  sur  l'intérêt  public  et  que  deux  ou  trois  campa- 
gnes  de  plus  pouvaient  peut-être  convenir  aux  vues  particulières  de  certaines  grenaj^BI 
mais  qu'il  ne  se  proposait  lui,  maréchal,  que  la  gloire  de  son  maiire  et  de  la  France  : 
il  croyait  penser  mieux  que  ceux  qui  se  laissaient  ébranler  et  séduire  par  des  idées 
contraires.  —  (Ministère  des  affaires  étrangères.)  Frédéric,  informé  de  ces  dispo- 
sitions de  Belle-Isle,  l'en  fit  remercier.  (Valori  à  d'Argenson.  —  Ccrrexpondance  de 
Prusse.) 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  319 

se  faisait  pas  faute  de  réclamer  avec  insistance.  De  plus,  pleine 
autorisation  avait  été  accordée  à  tous  les  Anglais  ou  Irlandais  en- 
gagés au  service  de  France  (ils  étaient  nombreux,  car  on  sait  quel 
rôle  la  brigade  irlandaise  avait  joué  à  Fontenoy),  de  se  rendre  au- 
près du  prétendant  et  de  faire  campagne  avec  lui,  sans  dissimuler 
leur  qualité,  ni  perdre  leur  grade.  Profitant  de  cette  invitation, 
le  régiment  de  lîoyal-Écossais  et  deux  escadrons  du  régiment 
de  Fitz-James,  en  tout  3,000  hommes,  étaient  déjà  arrivés  en 
Ecosse,  convoyés  par  des  bâtimens  de  conmierce  et  conduits  par 
lord  Drumond  et  le  brave  Lally-Tollendal.  Après  les  avoir  poussés 
en  avant,  il  n'était  guère  possible  de  ne  pas  les  soutenir.  Enfin,  on 
a  vu  avec  quelle  énergie  d'Argenson  s'était  opposé  à  la  prétention 
qu'avaient  émise  les  Hollandais,  de  faire  servir,  pour  la  défense  de 
la  dynastie  protestante  en  Angleterre,  les  régimens  faits  captifs  à 
Tournay,  qui  s'étaient  engagés  par  capitulation  à  ne  pas  porter  les 
armes  contre  la  l^rance  :  une  véritable  rupture  diplomatique  avec 
les  États-généraux  avait  suivi  cette  controverse  dans  laquelle  d'xir- 
genson,  appuyé  par  le  talent  de  Voltaire,  s'était  engagé  personnel- 
lement. Pouvait-on  dii'e  d'une  manière  plus  positive  que  les  deux 
causes  de  Louis  XV  et  du  prétendant  n'en  faisaient  plus  qu'une, 
et  comment  abandonner  ensuite  aux  chances  des  combats  un  client 
si  publiquement  adopté? 

Ce  qui  prouverait  d'ailleurs  que  d'Argenson  ne  fut  pas  aussi  hostile 
qu'il  le  dit  à  l'expédition  projetée,  c'est  que  l'auteur  de  la  protes- 
tation adressée  aux  États-généraux  fut  le  même  qu'on  chai'gea  de 
préparer  un  maniieste  au  peuple  anglais,  emporte  en  poche  par  Ri- 
chelieu, et  destiné  à  être  publié  dès  que  l'escadre  française  aurait 
touche  la  côte  britannique.  Ce  rédacteur  lut  encore  Voltaire  et  le 
document  figure  dans  ses  œuvres  complètes.  Le  grand  écrivain  était 
en  même  temps  un  iiabile  homme  qui  savait  ménager  son  crédit  :  il 
n'est  pas  probable  qu'il  eût  prêté  sa  plume  à  la  composition  d'une 
pièce  de  cette  importance,  s'il  n'en  avait  pas  reçu  l'ordre  formel 
du  ministre  dont  l'aflection  l'honorait,  ou  s'il  eût  seulement  pu 
craindre  de  lui  déplaire  en  l'écrivant.  Tout  fait  donc  croire  que 
cette  fois  comme  après  Fontenoy,  les  deux  pati"ons  de  Voltaire  s'en- 
tendirent, sans  contestation,  sur  le  concours  qu'ils  réclamaient  de 
leur  ami  commun  (1). 

En  regardant  de  près  même  aux  termes  de  ce  manifeste,  très 
habilement  présenté,  il  semble  qu'on  y  reconnaît  la  trace  des  idées 

(1)  La  résistance  de  d'Argenson  au  projet  do  dcbiuqueiuont  en  Angleterre,  si  elle 
eut  lieu,  ne  fut  pas  connue.  Le  duc  de  Luyues  dit  au  contraire  :  «Quant  aux  secours 
envoyés  en  Ecosse,  tous  les  ministres  n'ont  pas  été  du  iiièiue  avis.  On  prétend  que  les 
deux  qui  ont  le  plus  insisté  sont  le  cardinal  de  Teucin  et  M.  d'Argenson  l'aîné.»  (Jour- 
nal de  Liiynes,  t.  vu,  p.  127.) 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

propres  à  d'Argenson.  On  y  retrouve,  en  efïet,  à  toutes  les  lignes 
l'expression  du  soin  scrupuleux  qu'il  avait  mis,  on  l'a  vu  dès  le 
premier  jour,  à  bien  établir  que  l'intervention  de  la  France  dans 
les  dissensions  de  la  nation  britannique  n'avait  pas  pour  but  de 
lui  faire  violence,  mais  au  contraire  de  rendre  à  la  meilleure  et  à 
la  majeure  partie  des  citoyens  anglais  la  liberté  d'exprimer  leur 
vœu  :  «  Le  roi  de  France,  y  est-il  dit,  a  cru  de  son  devoir  de  se- 
courir à  la  fois  un  prince  digne  du  trône  de  ses  ancêtres,  et  une 
ii(ilio)i  (jvnéreuse  dont  la  plua  saine  partie  rappelle  e}ifin  le  prince 
Charles  Sluart  dans  sa  pairie.  Il  n'envoie  le  duc  de  Richelieu,  à  la 
tête  de  ses  troupes,  que  parce  que  les  Anglais  les  miea.r  inlen- 
lionnl's  ont  demande  cet  appui,  et  il  ne  donne  précisément  que  le 
nombre  de  troupes  qu'on  lui  demande,  prêt  à  les  retirer  dès  que 
la  nation  exigera  leur  èloignement.  Sa  Majesté,  en  donnant  un  se- 
cours si  juste  à  son  parent,  au  fils  de  tant  de  rois,  à  un  prince  si 
digne  de  régner,  ne  fait  cette  démarche  auprès  de  la  nation  an- 
glaise, que  dans  le  dessein  et  dans  l'assurance  de  pacifier  par  là 
l'Angleterre  et  l'Ecosse,  pleinement  convaincue  que  le  sérénissime 
prince  Edouard  met  sa  confiance  dans  la  bonne  volonic  des  Anglais, 
qu'il  regarde  leurs  libertés,  le  maintien  de  leurs  lois  et  leur  bon- 
heur comme  le  but  de  toutes  ses  entreprises,  et  qu'enfin  les  plus 
grands  rois  de  l'Angleterre  sont  ceux  qui,  élevés  commue  lui  dans 
l'adversité,  ont  mérité  V amour  de  la  nation.  »  —  Ce  respect  des 
droits  d'une  nation  dans  un  temps  où  on  ne  parlait  guère  encore 
que  de  ceux  des  rois,  exprimé  au  nom  d'un  souverain  qui  ne  re- 
connaissait lui-même  pas  de  limites  à  son  propre  pouvoir,  est 
comme  la  signature  du  ministre  philosophe  (1). 

Le  seul  en  réalité,  parmi  ceux  qui  lurent  alors  appelés  à  donner  un 
avis,  qui  ait  exprimé  ouvertement  quelque  crainte  sur  l'issue  de 
l'expédition  projetée,  ce  fut  Maurice  de  Saxe.  Tout  en  donnant  ses 
ordres  pour  envoyer  le  détachement  de  ses  troupes  qui  lui  était 
demandé,  il  préjugeait  l'issue  probable  de  l'aventure  oîi  on  s'en- 
gageait, avec  ce  bon  sens  pratique  qui  l'abandonnait  rarement,  et 
dont  il  devait  cette  année  même  donner  plus  d'une  preuve  :  u  Vous 
êtes  bon  citoyen,  mon  maître,  vous  aimez  le  roi  et  vous  aimez  votre 
patrie  (écrivait- il  au  maréchal  de  Noailles)  ;  ne  craignez-vous  pas 
que  cet  embarquement  de  Dunkerque  ne  nous  engage  dans  un  nou- 
veau roman  qui  pourrait  être  long  à  soutenir?  Le  parti  protestant 
subsistera  toujours  en  Angleterre,  à  cause  des  biens  de  l'église 
qui  sont  possédés  par  les  seigneurs  de  la  nation,  et  cette  crainte  ne 
les  abandonne  jamais.  Vous  diriez  peut-être,  mon  maître,  de  quoi  je 


(1)  Journal  et  Mémoires  de  d'Argensoti,  t.  iv,  p.  316.  Voltaire,  œuvres  complètes, 
édition  Beuchot,  t.  xxxmi,  p.  543. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  321 

me  mêle  :  mais  j'aime  le  roi  et  son  royaume,  et  quoique  je  ne  dusse 
demander  que  plaie  et  bosse,  la  vérité  m'étrangle  toujours  (1).  » 

A  dire  vrai,  si  jamais  la  tentative,  —  si  souvent  rêvée  par  les  po- 
litiques français,  sans  qu'ils  aient  jamais  même  mis  la  main  à  l'exé- 
cution, —  et  dont  nos  voisins  ont  pourtant  toujours  peur,  — eut  une 
chance  de  succès,  c'était  bien  quand  un  secours  militaire  était  attendu 
par  une  insurrection  victorieuse,  en  possession  de  plusieurs  ports 
de  mer.  Seulement  à  la  fin  de  décembre,  époque  où  tout  put  être 
prêt  pour  le  passage,  il  était  déjà  un  peu  tard  pour  se  mettre  en 
mer,  la  n  auvaise  saison  rendant  la  traversée  de  la  Manche  diffi- 
cile, et  la  même  cause  venant  d'interrompre  momentanément  le 
cours,  jusque-là  aussi  rapide  que  brillant,  des  succès  de  Charles- 
Edouard.  Après  une  pointe  très  heureusement  poussée  au  cœur 
même  de  l'Angleterre,  jusqu'à  Derby  et  Manchester,  le  hardi  guer- 
rier devait  rétrograder  et  regagner  l'Ecosse;  il  n'osait  pas  laisser 
venir  l'hiver  au  milieu  de  populations  hostiles,  qui  ne  lui  fournis- 
saient rien  pour  sa  subsistance,  et  craignait  d'attendre,  sur  ce  ter- 
rain ingrat,  l'arrivée  des  forces  supérieures  que  le  duc  de  Cum- 
berland  ramenait  de  Flandre.  Cette  retraite  volontaire  n'était  pas 
une  défaite  matérielle,  mais  c'était  bien  déjà  un  échec  moral,  dont 
l'effet  fut  sensible  par  la  perte  de  plusieurs  des  points  importans 
qu'on  croyait  acquis  à  l'insurrection,  entre  autres  le  port  de  Mont- 
rose,  le  lieu  le  plus  naturellement  désigné  pour  le  débarquement 
d'une  troupe  envahissante. 

La  célérité,  qui  était  une  des  conditions  du  succès,  avait  donc  déjà 
manqué  à  l'expédition  dont  Richelieu  allait  prendre  le  commande- 
ment :  le  secret,  qui  n'eût  pas  été  moins  important,  fit  également 
défaut.  Richeheu,  fidèle  aux  habitudes  de  vanterie  et  d'ostentation 
qui  lui  étaient  familières,  donna  beaucoup  d'éclat  à  ses  préparatifs  : 
un  nombreux  état-major  qu'il  attacha  à  sa  personne  fit  sonner  très 
haut  les  succès  qu'il  ne  pouvait  manquer  d'obtenir,  on  annonça 
d'avance  que  le  chef  ne  tarderait  pas  à  rapporter  d'Angleterre  son 
bâton  de  maréchal.  —  «  Nos  jeunes  officiers  qui  en  étaient,  dit 
d'Argenson,  prenaient  congé  en  uniforme  à  la  cour  et  à  la  ville 
comme  quand  ils  partent  en  avril  pour  la  campagne  de  Flandre.  » 
De  plus,  pour  assurer  les  moyens  de  transport,  on  dut  réquisi- 
tionner presque    tous    les  bâtimens  marchands   des  ports  de  la 

(I)  Le  maréchal  de  Saxe  au  maréchal  de  Noailles;  Gand,  25  décembre  1745.  {Papiers 
de  Mouchy.)  —  Cotte  lettre,  comme  la  plupart  de  celles  du  inarôchal  de  Sa.xo  que 
j'aurai  à  citer  daus  la  suite  de  ce  travail,  est  tirée  de  la  magnilique  collection  des 
papiers  de  Noaillcs,  possédée  par  M.  le  duc  de  Mouchy,  et  dont  il  a  bien  voulu  me 
laisser  prendre  connaissance  avec  une  extrême  obligeance.  Cette  collection  a  été  clas- 
sée, mise  en  ordre  et  cataloguée  avec  le  soin  le  plus  intelligent. 

TOME  xcvi.  —  1889.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  ^. 

Manche.  Cette  suspension  du  mouvement  commercial  habituel  équi-  ^l 
valait,  pour  le  gouvernement  anglais,  à  un  avertissement  public 
de  se  mettre  en  garde  :  il  n'y  manqua  pas,  et,  comme,  malgré  sa 
gêne  intérieure,  il  conservait  la  libre  disposition  de  toutes  ses  forces 
maritimes,  quand  Richelieu  ai  riva  à  Boulogne,  le  détroit  était  déjà 
gardé  à  vue  par  une  escadre  anglaise  de  près  de  trente-cinq  bâti- 
mens,  croisant  le  long  des  côtes  de  France. 

La  conséquence  lut  que,  dès  que  le  présomptueux  capitaine  eut 
pris  connaissance  de  la  situation,  le  ton  de  confiance  qu'il  affectait 
la  veille  baissa  sensiblement  et  fit  place,  presque  sans  transition, 
à  l'expression  du  découragement.  Il  lut  même  le  premier  à  signaler 
(comme  s'il  n'eût  eu  aucun  reproche  à  se  faire)  le  double  incon- 
vénient de  n'avoir  pas  été  prêt  à  temps  et  d'avoir  été  annoncé  avec 
trop  d'éclat.  «  Hier,  écrit-il  le  29  décembre,  il  fil  vent  à  sou- 
hait, et  si  mon  artillerie  était  arrivée,  j'aurais  passé  en  Angleterre 
avec  toute  la  facilité  imaginable.  »  —  Et  deux  jours  après,  le  31  : 
«  Je  pense  que,  si  le  secret  avait  été  gardé  à  peu  près,  connue  il 
devait  l'être,  il  aurait  été  possible  de  dérober  mon  passage  et  que 
je  n'aurais  eu  risque  que  de  rencontrer  par  hasard  des  corsaires... 
parce  que  les  vaisseaux  anglais  qui  sont  aux  Dunes  ne  se  tiennent 
pas  la  nuit  dans  le  passage,  à  cause  du  risque  qu'ils  courraient  pen- 
dant la  nuit.  » 

Mais  ces  facilités  une  fois  perdues,  il  ne  voit  plus  que  difficultés 
et  l'opération  ne  peut  plus  (suivant  une  expression  dont  il  se  sert 
à  plusieurs  reprises)  être  menée  à  bonne  lin  sans  un  véritable 
rnirade.  «  Telles  sont  les  craintes,  dit-il,  et  les  assurances  qu'on 
peut  prendre  sur  l'entreprise  qui  m'est  confiée  ;  elle  est  trop  avan- 
cée pour  se  rebuter...  Mais  je  ne  dois  pas  vous  laisser  ignorer 
les  obstacles  tels  qu'ils  sont,  par  la  conséquence  dont  ils  peuvent 
être  pour  les  troupes  qui  me  sont  confiées.  » 

Enfin,  le  5  janvier,  après  huit  jours  de  mauvais  temps,  le  déses- 
poir est  à  peu  près  complet  :  —  «  Je  ne  sais  que  faire,  dit-il  ingé- 
nument,., si  le  vent  ne  change  pas  et  quelque  mu-acle  ne  s'opère 
pas  en  notre  faveur,  comme  vous  pouvez  le  voir  par  le  détail  de 
notre  situation...  Je  crois  que  ceux  qui  auraient  de  grands  lalens  mi- 
litaires ne  sont  pas  plus  à  l'abri  du  ridicule  que  ceux  qui  en  ont 
moins...  Aussi,  si  je  connaissais  quelque  guerrier  intrépide  de  ce 
genre,  je  vous  prierais  de  me  l'adresser,  car  il  faut,  quoi  qu'il 
arrive,  faire  contre  fortune  bon  cœur.  » 

L'attente  se  prolongea  pendant  tout  le  mois  de  janvier,  le  départ 
étant  toujours  renvoyé  d'un  jour  à  l'autre  et  le  moment  ne  parais- 
sant jamais  favorable  pour  tenter  l'aventure.  Dans  l'intervalle,  Ri- 
chelieu, de  plus  en  plus  dégoûté,  cherche  dans  son  imagination 
quelque  moyen  de  se  décharger  de  l'entreprise,  sans  pourtant  oser 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  323 

encore  donner  le  conseil  d'y  renoncer  complètement.  Il  propose  de 
changer  à  la  fois  le  point  de  départ  et  le  point  d'arrivée  de  l'expé- 
dition. Une  escadre  était  préparée  dans  la  rade  de  Brest,  sous  le 
commandement  du  duc  d'Anville,  pour  aller  faire  campagTie  dans 
l'Atlantique,  et  reprendre  sur  les  côtes  d'Amérique  les  points  dont 
s'était  emparée  la  marine  anglaise  :  ne  pourrait-elle  pas,  auparavant, 
jeter  les  bataillons  expéditionnaires  sur  les  côtes  du  pays  de  Galles, 
du  comté  de  Cornouailles  ou  même  en  Irlande,  partout,  en  un  mot, 
où  les  jacobites  se  vantent  d'avoir  des  amis?  Ou  bien,  le  même 
service  ne  pourrait-il  pas  être  rendu  par  des  corsaires  frétés  dans 
le  port  du  Havre  ?  Aucun  de  ces  expédiens  n'étant  agréé  à  Ver- 
sailles, le  général  dans  l'embarras,  et  tout  à  fait  dépité,  ne  songe 
plus  qu'à  mettre  sa  responsabilité  à  couvert,  en  rappelant  que  ce 
n'est  pas  lui  qui  a  eu  l'idée  première  de  l'entreprise  :  —  u  Ce  n'est 
pas  moi,  écrit-il,  qui  ai  formé  le  projet  de  porter  des  secours  en 
Angleterre,  aussi  je  ne  suis  ni  acharné  à  trouver  les  moyens  d'en 
faire  passer,  ni  enthousiasmé  du  zèle  jacobite...  Mais  ayant  été 
choisi  pour  conduire  celui  qu'on  aurait  pu  y  passer,  j'ai  cru  devoir 
présenter  tous  les  moyens  que  je  croyais  qui  pourraient  le  faii'e 
réussir...  M.  le  duc  d'York  (1)  et  son  parti  n'auront  ainsi  rien  à 
nous  reprocher.  »  —  Enfin,  vers  le  milieu  de  février,  il  tombe  ou 
se  dit  malade  et  demande  l'autorisation  de  revenir  à  la  corn*,  en 
laissant  le  commandement  à  son  premier  lieutenant,  lord  Glare.  — 
«  Il  revint,  dit  d'Argenson,  jetant  les  hauts  cris  contre  les  ministres 
de  la  guerre  et  de  la  marine,  »  et  raillant  les  catholiques  anglais 
et  leur  prince,  le  duc  d'York,  qui  n'attendaient  le  succès  de  l'ex- 
pédition que  de  leurs  pratiques  de  dévotion  superstitieuse.  En  re- 
vanche, les  quolibets  du  public  parisien  ne  l'épargnèrent  pas  lui- 
même,  et  comme  ces  plaisanteries  dont  les  chroniqueurs  et  les 
chansonniers  tiennent  note  portaient  habituellement  sur  les  mœurs 
de  ce  héros  favori  des  dames,  elles  sont  d'ordinaire  assez  peu  dé- 
centes. La  meilleure  est  peut-être  celle  qui  le  représente  comme 
un  barbet  qui  devait  aller  chercher  un  bâlon  de  l'autre  côte  d'une 
rivière  et  n'a  pas  même  osé  se  mettre  à  l'eau  (2). 

(1)  Le  frcre  du  prince  i^ilouard  qui  fairait  partie  de  l'eApédition. 

(2)  Richelieu  au  comte  d'Argensou  ,  ministre  de  la  guerre,  29-30  dcceaibre  1745, 
6-17  janvier  17i'j. —  Barbier,  Journal,  décembre  17  to. —  Voici  une  des  chansons  faites 
sur  l'expédition  manquée  qu'il  n'est  pas  impossible  de  citer  : 

Quand  je  vis  partir  l'Excellence 

De  Richelieu, 
Je  prévis  la  mauvaise  chance, 

llélas!  mon  Dieul 
Ce  pilote  ignore  les  vents 

De  l'Angleterre  : 
Il  ne  sait  qu'embarquer  les  gens 

Pour  l'île  de  Cythère. 


324  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'expédition,  sans  être  ofliciellement  décommandée,  était  ainsi 
moralement  abandoimée  :  personne,  en  France,  n'en  espérait  plus 
le  succès  ;  et  on  cessa  complètement  d'y  compter  quand  deux  ten- 
tatives de  passage,  faites  par  le  duc  de  Fitz-James  avec  un  petit 
convoi  de  troupes  sur  des  embarcations  isolées,  eurent  successi- 
vement échoué.  11  fallut  rentrer  au  port,  avant  même  d'avoir  pu 
prendre  le  large,  afin  de  ne  pas  tomber  dans  les  mains  des  croi- 
seurs anglais. 

Mais,  même  dans  de  telles  conditions,  la  menace,  bien  que  non 
exécutée,  pouvant  toujours  l'être  d'un  moment  à  l'autre,  était  loin 
d'être  complètement  inutile.  Elle  tenait  le  cabinet  anglais  sur  le 
qui-vive,  et  la  crainte  de  dégarnir  tout  à  fait  sa  capitale  l'empêchait 
d'envoyer  toutes  ses  forces  à  la  suite  du  prétendant  en  Ecosse. 
Aussi,  une  première  attaque  dirigée  contre  Charles-Edouard  à  Fal- 
kirk,  le  k  février,  avec  des  forces  insuffisantes,  fut-elle  repoussée 
sans  peine,  et  ce  nouveau  succès,  joint  à  l'attente  d'un  secours 
qu'on  espérait  toujours  voir  arriver,  donna  aux  vainqueurs  la  pa- 
tience de  supporter  les  épreuves  d'une  campagne  d'iiiver,  que  la 
rigueur  du  chmat  et  une  pénurie  pécuniaire  à  peu  près  complète 
commençaient  à  rendre  très  rude. 

En  attendant,  à  Londres,  l'inquiétude  se  prolongeait,  aggravée  par 
les  embarras  d'une  situation  ministérielle  et  parlementaire  très 
compliquée.  L'opinion  imputait  hautement  aux  ministres  (le  duc  de 
Newcastle  et  son  hère  Pelham)  la  durée  d'un  péril  qu'ils  n'avaient 
su  ni  prévoir  ni  prévenir.  Pour  regagner  la  faveur  publique  qui  lui 
échappait,  le  cabinet  ébranlé  eut  la  pensée  de  s'adjoindi-e  l'illustre 
Pitt,  l'orateur  populaire  par  excellence,  mais  l'objet  des  ressenti- 
mens  et  de  l'inimitié  personnelle  et  bien  connue  du  roi.  Aussi,  dès 
que  la  proposition  lui  en  lut  faite,  George,  violemment  irrité,  crut 
pouvoir  renvoyer,  sans  autre  forme  de  procès,  les  ministres  qui  se 
permettaient  une  si  insolente  exigence  et  rappeler  au  pouvoir  son 
ancien  favori,  Carteret,  dont  il  n'avait  d'aillem's  jamais  cessé  de 
prendi-e  et  de  suivre  secrètement  les  conseils.  Ce  caprice,  il  est 
vrai,  ne  fut  que  de  peu  de  durée.  Carteret,  averti  de  l'impossibilité 
où  il  serait  de  trouver  des  collègues  et  de  former  une  administra- 
tion, dut  remettre  au  bout  de  quarante-huit  heures,  au  souverain, 
le  mandat  qu'il  avait  reçu,  et  les  Pelham  rentrèrent  en  vainqueurs. 
Ils  assignèrent  à  Pitt  un  poste  élevé,  qui,  sans  l'associer  au  minis- 
tère, l'en  rapprochait  et  l'y  préparait.  Mais  cette  inc(>rtitude  même, 
ces  brusques  allées  et  venues,  cette  humiliation  infligée  à  un  sou- 
verain par  ses  propres  ministres,  tout  cela  était  mal  compris  sur 
le  continent  et  serriblait  démontrer  l'impuissance  où  était  l'Angle- 
terre, travaillée  par  des  discordes  intestines,  de  venir  en  aide  à  ses 
alliés.   L'impression   était  fâcheuse,    surtout  en  Hollande,  et  dut 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  325 

même  accroître  l'eiïet  de  terreur  causé  par  Tentreprise  hardie  de 
Maurice,  dont  le  secret  venait  enfin  d'éclater. 

Autant  Richelieu,  en  eflet,  avait  fait  de  bruit  de  son  expédition, 
autant  Maurice  avait  mis  de  précaution  à  dissimuler  jusqu'au  bout 
les  préparatifs  de  la  sienne.  Il  est  vrai  que  la  publicité  donnée  à 
l'une  aidait  un  peu  au  secret  de  l'autre,  car  le  seul  fait  d'avoir 
laissé  détacher  une  fraction  importante  des  troupes  de  Flandre, 
pour  la  transporter  sur  les  côtes  de  la  Manche,  semblait  éloigner 
toute  pensée  d'eniplo\er,  contrairement  à  la  coutume,  une  armée 
ainsi  réduite  à  des  opérations  d'hiver.  Et  quant  au  soupçon  qu'au- 
rait pu  faire  nahre  le  séjour  prolongé  à  Gand  d'un  général  qui  ne 
passait  pas  pour  aimer  la  retraite,  Maurice  avait  su  employer  plus 
d'un  art  pour  le  détourner.  Se  plaignant  qu'un  voyage,  dans  les 
conditions  ordinaires,  lui  causait,  vu  son  état  d'infirmité,  d'intolé- 
rables souffrances,  il  faisait  construire,  sous  ses  yeux,  un  carrosse 
de  forme  particuhère,  où  il  pourrait  s'étendre  plus  commodément 
et  dont  il  attendait  l'achèvement  pour  se  mettre  en  route.  Dans 
l'intervalle,  il  ne  négligeait  aucun  moyen  de  tromper  son  ennui  et 
de  divertir  le  désœuvrement  de  son  entourage.  Il  avait  mandé  au- 
j)rés  de  lui  sa  sœur,  la  comtesse  de  Holslein,  pour  lui  tenir  com- 
pagnie et  faire  les  honneurs  de  sa  maison.  Il  s'était  fait  envoyer 
d'Angleterre  des  coqs  de  combat,  et  semblait  prendre  un  plaisir 
infini  à  voir  ces  animaux  se  battre  sous  ses  yeux,  suivant  la  mode 
britannique.  Il  paraissait,  en  un  mot,  si  occupé  de  se  procurer  tous 
les  genres  de  divertissement  qu'au  lieu  de  lui  supposer  un  dessein 
caché,  on  l'aurait  plutôt  accusé  d'oublier  ses  devoirs  dans  des 
plaisirs  peu  conformes  à  sa  dignité,  comme  au  soin  qu'il  devait 
prendre  de  sa  santé. 

L'illusion  à  cet  égard  était  même  si  complète  qu'on  la  partageait 
à  Versailles,  et  ses  meilleurs  amis  s'étonnaient  de  le  voir  reprendre 
un  train  de  vie  dont  il  n'avait  que  trop  souffert  :  «  Je  souhaiterais, 
mon  cher  maréchal,  lui  écrivait  le  maréchal  de  Noailles,  que  l'on 
put  vous  persuader  que  vous  êtes  seulement  en  chemin  de  guéri- 
son  et  que  vous  lussiez  assez  docile  pour  vous  conduire  en  conva- 
lescent. Si  j'avais  l'honneur  d'être  connu  de  M"'^  la  princesse  de 
Holstein,  je  la  prierais  de  travailler  de  concert  avec  M.  le  docteur 
Sénac  à  vous  retenir  dans  les  bornes  convenables  à  cet  état  de 
convalescence,  et  je  voudrais  vous  donner  quelquefois  des  inquié- 
tudes en  vous  faisant  envisager  des  conséquences  dangereuses.  » 
Maurice  répondait  sur  le  même  ton  :  «  Ma  santé  n'est  pas  encore 
assez  bonne  pour  me  donner  aucune  licence  que  celle  que  les  plai- 
santeries peuvent  fournir.  Je  suis  môme  d'avis  de  n'en  prendre 
jamais  d'autres:  il  y  a  des  plaisirs  de  tout  âge,  et  encore  laut-il 
qu'ils  y  soient  assortis  :  il  n'y  a  que  ceux  qu'un  bon  estomac  peut 


326  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fournir  qui  ne  soient  point  sujets  à  cette  variation  et  qui  constam- 
ment soient  de  bonne  compagnie.  Vous  jouissez  de  ce  bonheur 
mon  cher  maître,  et,  sans  vous  envier,  sans  même  l'espérer,  je  dé- 
sire un  si  grand  bien.  Si  on  me  calomnie  et  si  notre  docteur  Sénac 
m'accuse  de  la  moindre  chose  de  quelque  nature  qu'elle  puisse 
être,  c'est  un  méchant  homme.  Il  est  inutile  qu'il  charge  le  pauvre 
malade  pour  se  mettre  à  couvert  (1).  » 

11  ne  négligeait  rien  pourtant  et  toutes  les  dispositions  étaient  déjà 
prises,  au  moins  dans  sa  pensée,  pour  rexeculion  du  projet  dont 
il  ne  lit  part  qu'au  milieu  de  décembre,  même  à  son  ministre,  le 
comte  d'Argenson.  11  ne  s'agissait  de  rien  de  moins  que  de  compléter 
la  conquête  des  Pays-Bas,  en  mettant  la  main,  par  une  sorte  de 
surprise,  sur  la  capitale  où  siégeait  encore  le  représentant  de  Ma- 
rie-Thérèse, le  comte  de  Kaunitz,  avec  la  qualité  de  gouverneur- 
général.  La  -ville  de  Bruxelles,  alors  assez  convenablement  fortifiée, 
ne  pouvait  être  enlevée  que  par  un  siège  régulier,  mais  Maurice 
avait  lieu  de  croire  qu'elle  serait  faiblement  délendue.  Tel  était,  en 
eflet,  le  dénùment  où  Marie-Thérèse  (tout  occupée  à  pousser  sa 
pointe  contre  le  roi  de  Prusse)  avait  laissé  ses  possessions  flamandes 
que  leiu"  chef-lieu  ne  contenait,  en  fait  de  troupes  autrichiennes, 
que  deux  escadrons  de  dragons  et  de  hussards  de  cent  cinquante 
hommes  chacun,  de  sorte  qu'en  comptant  les  états  majors  des 
différens  généraux  qui  résidaient  dans  la  ville,  on  y  aurait  trouvé, 
dit  Voltaire,  plus  d'officiers  que  de  soldats.  Dix-huit  bataillons 
hollandais  formaient  la  seule  force  eflective,  assez  considérable  à 
la  vérité,  car  elle  se  montait  bien  à  15,000  hommes,  mais  on  pou- 
vait penser  qu'ils  ne  se  feraient  pas  tuer  jusqu'au  dernier  pour 
l'honneur  d'une  souveraine  qui  prenait  si  peu  de  souci  de  se  dé- 
fendre elle-même. 

L'essentiel,  pourtant,  était  d'arriver  en  force  et  sans  être  attendu, 
afin  de  ne  pas  laisser  le  temps  aux  autres  troupes  des  alliés,  encore 
éparses  dans  la  province,  de  se  concentrer  pour  faire  obstacle  aux 
premières  opérations  du  siège.  Le  résultat  de  la  campagne  précé- 
dente avait  été,  en  efïet,  de  diviser  les  Pays-Bas  comme  en  deux 
parties  à  peu  près  égales,  obéissant  à  des  dominations  difiérentes. 
Toute  la  partie  occidentale  jusqu'à  la  mer  était  occupée  par  l'armée 
française,  puisqu'une  série  de  sièges,  suivie  d'autant  de  capitula- 
tions, nous  avait  rendus  maîtres  successivement  de  Tournay,  de 
Courtray,  d'Audenarde,  de  Menin,  d'âpres,  de  Furne,  d'Ostende, 
de  Bruges,  de  Dendermonde,  en  dernier  heu  enfin  d'Ath  et  de 
Gand.  Mais  à  l'est,  les  places  de  Malines,  de  Louvain,  de  Charle- 

(1)  Noailles  à  Sa.\r,  '27  novembrcj    Saxo  à  Noailles,  3  décembre  1745.  —  Papiers  Je 
Muuchy. 


Il 


I 


ÉTDDES    DIPLOMATIQUES.  327 

roi  et  de  Namur  étaient  encore  occupées  par  les  forces  alliées,  qui 
tenaient  sous  leur  main  toute  la  contrée  avoisinantc.  La  ville  de 
Bruxelles  était  donc  aussi  découverte  d'un  côté  qu'appuyée  de  l'autre, 
et  la  petite  rivière  de  Senne,  qui  la  traverse,  formait  comme  la  ligne 
do  partage  des  deux  régions.  C'était  ce  cours  d'eau  que  Maurice 
avait  formé  le  projet  de  faire  passer  à  ses  troupes,  sur  plusieurs 
points,  en  amont  et  en  aval  de  Bruxelles,  par  des  corps  d'armée  qui, 
se  tendant  la  main  et  se  rejoignant  sur  l'autre  rive,  compléteraient 
l'investissement.  Une  division  détachée  devait  rester  en  obseiTa- 
tion  devant  Mons,  la  seule  place  forte,  située  sur  la  rive  gauche  de 
la  Senne,  qui  fût  encore  en  la  possession  des  Autrichiens.  Les 
mesures  semblaient  si  bien  prises,  et  Maurice  pensait  être  telle- 
ment sûr  de  leur  succès,  qu'il  croyait  pouvoir  promettre  au  roi  que 
Bruxelles  serait  cernée  et  ainsi  moralement  prise  le  1"  janvier,  pour 
ses  étrennes. 

Mais  il  avait  compté  sur  la  durée  d'une  forte  gelée,  très  habituelle 
dans  la  contrée,  à  cette  époque  de  l'année,  et  qui  devait  favoriser  le 
transport  d'un  gros  matériel  de  siège.  Dans  la  dernière  semaine  de 
décembre,  de  grandes  pluies  sur\inrent,  suivies  d'un  dégel  com- 
plet qui  rendit  les  routes  inabordables  pour  l'artillerie.  La  contra- 
riété était  très  grande,  car  chaque  jour  de  délai  pouvait  amener 
un  incident  qui  donnerait  l'éveil  à  l'ennemi  ou  révélerait  à  l'armée 
française  elle-même  le  plan  qu'il  importait  de  lui  laisser  ignorer 
jusqu'à  la  dernière  heure.  Déjà  le  retour  inattendu  de  plusieurs 
colonels  qui  étaient  partis  en  vacances,  et  qu'il  avait  fallu  rappeler, 
faisait  causer  dans  les  rangs.  Afin  d'arrêter  les  commentaires,  Mau- 
rice dut  se  séparer  de  son  confident  et  de  son  auxiliaire  le  plus 
apprécié,  le  comte  de  Lowendal,  attendu  à  Paris,  le  1"  janvier, 
pour  prendre  part  à  la  réception  des  chevaliers  du  Saint-Esprit 
nouvellement  promus.  L'impatience,  qui  devait  être  extrême,  ne 
fut  pas  pourtant  visible  sur  les  traits  du  maréchal  :  il  la  dominait 
même  intérieurement  assez  bien  pour  garder  l'esprit  ouvert  aux 
soins  les  plus  variés.  Ainsi,  c'est  pendant  ces  jours  d'attente  for- 
cée qu'on  trouve  plusieurs  lettres  écrites  de  sa  main  et  portant  sur 
des  sujets  de  nature  très  différente,  auxquels  il  semble  s'appliquer 
avec  une  attention  et  même  une  ardeur  égales. 

La  première  est  une  réponse  à  un  avis  qui  lui  était  demandé  par 
le  comte  d'Argenson,  sur  le  plan  général  des  opérations  à  suivre 
pendant  la  campagne  prochaine.  Le  maréchal  discute,  avec  une 
rare  clairvoyance,  les  éventualités  probables  ;  il  cunclut  qu'il  n'y 
a  rien  de  sérieux  à  craindre  de  la  part  du  corps  germanique,  tou- 
jours lent  à  se  mettre  en  mouvement  et  trop  travaillé  par  des  divi- 
sions intérieures  pour  qu'où  puisse  le  décider  à  une  campagne 
d'agression  :  «  Moins  même,  dit-il,  on  laissera  de  troupes  en  face 


328  REVUE    DES    DEUX    MODES. 

de  la  frontière  de  l'Empire  et  même  en  Alsace,  et  moins  on  sera 
exposé  à  causer  des  inquiétudes  que  l'impératrice  pourrait  exploi- 
ter. Il  suffit  donc  de  tenir  un  corps  d'armée  en  observation  auprès 
de  Thionville,  prêt  à  se  porter  sur  le  Rhin  (s'il  y  avait  lieu),  mais 
pouvant  aussi  se  relier  aisément  à  l'armée  de  Flandre,  quand  sa 
présence  en  face  de  la  frontière  allemande  ne  serait  plus  jugée 
nécessaire.  »  On  verra  combien  ces  prévisions  et  ces  précautions 
devaient  être  justifiées  par  l'événement. 

L'autre  épître,  visiblement  écrite  sous  l'empire  d'un  sentiment 
de  colère,  a  trait  tout  simplement  à  un  incident  survenu  dans  l'ad- 
ministration du  domaine  de  Chambord,  dont  une  concession  royale 
avait  doté  le  vainqueur  de  Fontenoy.  Par  je  ne  sais  quelle  erreur 
de  bureau,  la  capitainerie  des  chasses  de  la  vaste  forêt  qui  s'étend 
autour  du  château  s'était  trouvée  démembrée  ;  une  part  en  avait 
été  accordée  à  un  châtelain  du  voisinage,  le  ifiarquis  de  Saumery. 
Maurice  l'apprend,  et,  dans  cet  arrangement  fait  à  son  insu,  il  voit 
un  piège  tendu  par  ses  ennemis.  11  prend  feu,  et  l'idée  même  lui 
vient  de  donner  sa  démission  et  de  laisser  tout  là  :  u  Bien  que  je 
sois  au  plus  fort  de  ma  besogne,  écrit-il ,  cette  ailaire  me  domie 
un  tel  déplaisir  que  j'ai  pensé  d'écrire  à  ma  cour  d'en  envoyer  un 
autre  pour  achever  cette  opération  ;  mais  je  suis  honnête  homme, 
et  j'ai  la  fatuité  de  croire  que  personne  n'en  serait  venu  à  bout.  » 
—  Mais,  au  moins,  il  ne  veut  entendre  à  aucun  accommodement  : 
«  Ainsi,  ne  vous  appliquez  pas  à  me  faire  des  assurances  de  la 
bonne  conduite  de  M.  de  Saumery.  Je  sais  de  quel  bois  il  se 
chauffe,  et  l'idée  que  j'ai  du  peu  de  cas  qu'on  fait  d'un  général  en 
France,  quand  on  n'en  a  pas  besoin,  ne  me  laisse  que  peu  de 
choses  à  espérer  sur  les  différends  que  j'aurais  indubitablement 
avec  M.  de  Saumery  par  la  suite,  si  je  laissais  le  moindre  jour  à 
contestation  (1).  » 

Enfin,  vers  le  milieu  de  janvier,  le  froid  a  repris  :  les  routes 
sont  séchées ,  on  peut  donc  se  mettre  en  campagne.  Les  troupes 
réunies  sur  six  points  dillcrens  (pour  que  leur  rassemblement  ne 
parût  trop  remarquable  imlle  part)  reçoivent,  le  27,  leur  ordre  de 
départ  et  leurs  provisions  de  route,  et  c'est  ce  jour-là  seulement 
aussi  que  les  généraux,  chargés  de  les  conduiie,  apprennent  dans 
quel  sens  et  vers  quel  point  ils  ont  à  se  mouvoir.  Tout  le  monde 
doit  partir  le  28  au  matin,  Maurice  lui-même,  quittant  Gand,  dont 
les  portes  restent  fermées  toute  la  jouinée,  pour  ne  laisser  passer 
aucun  porteur  d'avis  indiscret.  Mais  voici  le  ciel  qui  se  couvre  de 

(1)  D'Espagnac  :  Histoire  de  Maurice  de  Saxe,  t.  u,  p.  188,  122.  —  Saiut-Reuè  Tail- 
landi(  r  :  Maurùe  du  Saxe,  p.  '-182  et  suiv.  —  Correspondance  de  Maurice  de  Sa.ve, 
publit';u  par  Grimoard.  (Paris,  1794,  t.  ii,  p.  100.)  —  Colle  collection  est  en  giinéral 
conforme  au  texte  des  mômes  pièces  que  j'ai  pu  consulter  au  ministère  de  la  guerre. 


1 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  329 

nouveau  le  soir  et  la  température  qui  s'adoucit.  Va-t-il  encore  fal- 
loir s'arrêter?  «  Non,  s'écrie  Maurice  et  puisque  les  frais  en  sont 
faits  (écrit-il  sans  hésiter  au  ministre),  j'entamerai  demain  mon  opé- 
ration, dùt-il  pleuvoir  des  hallebardes,  et  le  cœur  me  dit  que  j'au- 
rai bonne  issue  :  je  finis  sans  compliment.  »  Ne  reconnaît-on  pas  à 
ce  cri  du  cœur  celui  qui  a  dit  dans  ses  liêoeries  :  «  A  la  guerre,  il 
faut  souvent  agir  par  inspiration  ;  si  l'on  était  obligé  de  rendre  compte 
pourquoi  on  prend  un  parti  plutôt  que  tel  autre,  on  serait  souvent 
contredit  :  les  circonstances  se  sentent  mieux  qu'elles  ne  s'expli- 
quent, et  si  la  guerre  tient  de  l'inspiration,  il  ne  faut  pas  troubler 
le  devin.  » 

Effectivement  le  28,  le  mouvement  général  s'opère.  Pendant  que 
trois  corps  de  troupes,  sous  les  commandemens  des  marquis  de 
Clermont-Gallerande,  d'Armentières  et  de  Brézé,  quittent  Audenarde, 
Ath  et  Tournay,  pour  aborder  Bruxelles  sur  la  haute  Senne,  c'est 
vers  la  basse  que  Maurice  en  personne,  aidé  du  comte  de  Vaux, 
qui  vient  de  Dendermonde,  se  porte  avec  vingt-quatre  escadrons  de 
cavalerie,  vingt  et  un  bataillons,  et  vingt-cinq  pièces  de  canon.  Il 
s'était  réservé  à  lui-même  ce  point  d'attaque,  parce  que  de  ce  côté 
l'accès  de  la  ville  était  rendu  plus  difficile  par  un  canal  latéral,  tracé 
parallèlement  à  la  rivière  :  deux  passages  étaient  ainsi  nécessaires  au 
lieu  d'un  seul.  La  distance  de  Gand  à  Bruxelles  ne  pouvait  être  fran- 
chie en  un  seul  jour;  il  fallut  s'arrêter  à  Alost  la  première  nuit. 
Mais,  en  arrivant,  on  apprit  que  l'avant-garde  d'un  régiment  venait 
de  rencontrer,  en  avant  de  cette  petite  ville,  un  gros  de  cinquante 
hussards  de  la  garnison  de  Bruxelles,  auquel  elle  avait  dû  donner 
la  chasse  et  dont  elle  avait  fait  vingt-cinq  prisonniers.  Les  autres, 
qui  avaient  échappé,  ne  pouvaient  manquer  d'aller  donner  avis  de 
l'incident  :  on  ne  pouvait  donc  plus  arriver  tout  à  fait  inaperçu,  et, 
de  plus,  il  était  à  craindre  que  dans  les  premiers  momens  d'alarmes, 
le  commandant  de  Bruxelles  ne  prît  le  parti  désespéré  de  mettre  le 
feu  aux  faubourgs  extérieurs  de  la  ville,  pour  ne  pas  les  laisser 
tomber  au  pouvoir  des  assaillans,  qui  y  trouveraient  un  abri  et  des 
cantonnemens.  C'eût  été  un  grave  mécompte,  car,  les  troupes  n'ayant 
point  apporté  de  tentes  pour  ne  pas  ralentir  la  marche,  le  campe- 
ment à  la  belle  étoile,  en  plein  hiver,  dans  un  pays  dévasté,  aurait 
été  une  épreuve  assez  pénible  à  supporter. 

Maurice,  sérieusement  inquiet  de  ce  contre-temps,  prit  alors  un 
parti  très  singulier  :  ce  fut  d'écrire  lui-même,  avant  de  quitter  Alost, 
au  comte  de  Kaunitz  pour  le  détourner  d'une  résolution  extrême 
dont  l'utilité  ne  serait  pas,  lui  assurait-il,  en  proportion  du  dom- 
mage qu'elle  pourrait  causer.  Il  faut  citer  tout  entière  cette  lettre 
véritablement  originale  :  «  Gomme  je  fais  faire,  dit-il,  quelques 
mouvemens  aux  troupes  que  j"ai  l'honneur  de  commander  dans  ce 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pays  cl  qui  avoisinent  la  ville  de  Bi-uxelles,  ce  qui,  par  un  usage 
établi,  pourrait  engager  Votie  Excellence  à  mettre  le  leu  aux  fau- 
bourgs de  cette  belle  ville,  et  que  je  voudrais  lui  épargner  cette 
perte  et  ce  dommage,  j'ai  cru  que  Votre  Excellence  ne  désapprou- 
verait pas  la  liberté  que  je  prends  de  lui  en  écrire,  pour  l'engager 
à  conserver  un  si  bel  ornement  à  la  ville  de  Bruxelles.  La  destruc- 
tion des  faubourgs  d'Ypres  et  de  Tournay  n'en  ont  pas  rendu  la 
prise  plus  difficile,  et  c'est  une  erreur  de  croire  que  ces  bàtimens 
au-delà  des  glacis  puissent  être  de  quelque  avantage  aux  assié- 
geans.  Ils  no  peuvent  servir  à  une  place  qu'en  cas  de  surprise 
contre  laquelle  il  y  a  d'autres  moyens  de  se  garantir.  Votre  Excel- 
lence ne  doit  pas  soupçonner  cette  lettre  d'artifice,  si  Elle  veut  se 
souvenir  de  ce  que  j'ai  fait  pratiquer  moi-même  à  Lille  dans  l'avant- 
dernière  campagne  :  l'armée  combinée  était  campée  dans  la  plaine 
de  Cissoing;  mon  premier  soin  fut  de  défendre  à  l 'officier-général 
qui  commandait  à  Lille,  d'en  brûler  les  faubourgs,  et,  assurément, 
je  n'aurais  pas  pris  sur  moi  une  telle  démarche ,  si  contraire  à 
l'usage,  si  je  n'a^'ais  cru  pouvoir  en  prouver  l'abus  (1).  » 

Je  ne  sais  si,  pour  se  promettre  quelque  eflet  d'une  telle  pièce, 
Maurice  avait  compté  sur  l'étonnement  qu'elle  causerait  :  en  ce  cas, 
son  calcul  ne  fut  pas  trompé.  Kaunitz,tout  étourdi  de  la  menace  im- 
prévue dont  il  venait  d'apprendre  la  nouvelle,  et  de  la  communication 
plus  inattendue  encore  qui  en  était  la  suite,  convoqua  sur-le-champ 
son  conseil  de  guerre.  Kauniiz,  d'ailleurs,  aussi  médiocre  mili- 
taire qu'il  devait  se  montrer  plus  tard  habile  politique,  n'avait  nulle 
confiance  (.\L  d'Arneth  nous  l'apprend)  ni  dans  ses  propres  talens, 
ni  dans  la  force  de  résistance  des  troupes  qu'il  commandait.  Dès  le 
commencement  de  l'hiver,  il  avait  averti  l'impératrice  que,  si  les 
Français  faisaient  une  attaque  sérieuse,  avant  que  de  puissans  ren- 
forts lui  fussent  envoyés,  tous  les  Pays-Bas  seraient  emportés  en 
quinze  jours.  Aussi  ne  trouva-t-il  rien  de  mieux  à  proposer  à  son 
conseil  que  de  mettre  à  l'abri  la  garnison  en  évacuant  sur-le-champ 
la  ville,  au  lieu  de  compromettre  par  une  défense  impuissante  cette 
dernière  ressource  de  la  province  abandonnée  (2). 

Pendant  qu'on  discutait  cette  étrange  proposition,  la  brigade  de 
Normandie,  vivement  poussée  en  avant,  arrivait  en  vue  de  la  ville, 

(1)  Le  maréchal  de  Saxe  au  comte  de  Kannitz,  28  janvier  1710.—  Correspondance, 
p.  48.  —  Saint-René  Taillandier,  p.  284.  —  Cet  écrivain,  en  citant  la  lettre,  y  voit  une 
preuve  du  bon  sens  et  de  Vhumanité,  qui  sont  les  traits  de  caractère  de  Maurice.  — 
D'Espagnac  conviont  cependant  (t.  ii,  p.  131)  que  Maurice  avait  compté  sur  les  fau- 
bourfjs  de  Bruxelles  pour  loger  ses  troupes  rt  que  la  résolution  d'y  mettre  le  fou  l'au- 
rait jeié  dans  un  grand  embarras.  —  Le  biographe  allemand,  Weber,  prête  à  Maurice 
l'intention  de  faire  croire  à  Kauniiz  qu'il  n'avait  pas  l'intention  de  faire  le  siège  de 
Bruielles.  Ce  moyen  de  détourner  les  soupçons  eût  été  singulièrement  choisi. 

(2)  D'Arneth,  t.  vir,  p.  21:?,  i55. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  331 

jetait  des  ponts  sur  le  canal  d'abord, puis  sur  la  rivière;  et  le  fau- 
bourg principal,  celui  de  Laeken,  était  occupé  avant  qu'on  eût  dé- 
cidé si  on  le  livrerait  ou  non  aux  flammes.  Maurice  y  \int  prendre 
ses  quartiers  le  30,  et,  dans  la  journée  qui  suivit,  tous  les  autres 
faubourgs  reçurent  successivement  les  difTérens  corps  exactement 
arrivés  au  rendez-vous. 

La  position  n'eût  pas  été  assurée  cependant  si  on  ne  se  fût  em- 
paré, sur-le-champ,  de  quelques  points  fortifiés,  en  dehors  de  la 
ville,  de  peu  d'importance  à  la  vérité,  mais  où  on  ne  pouvait  laisser 
l'ennemi  logé  sur  les  derrières  de  l'armée  assiégeante.  Les  forts  des 
Trois-Fontaines,  de  Gruaberghe,  et  de  Vilvorde  durent  être  ainsi 
enlevés  à  la  baïonnette.  La  résistance,  d'ailleurs,  fut  presque  nulle, 
les  Autrichiens  se  hâtant  de  se  replier  sur  Malines,  et  Maurice,  qui 
ne  tenait  pas  à  s'embarrasser  de  prisonniers  qu'il  n'aurait  su  com- 
ment garder,  ayant  recommandé  qu'on  leur  facihtât  ce  mouvement 
de  retraite  :  «  Je  sais,  écrivait-il  en  particulier  à  l'officier  chargé 
de  s'emparer  de  Grûnberghe,  que  présenter  un  objet  sanglant  au 
roi  n'est  pas  lui  faire  une  chose  agréable  ;  aussi  je  voudrais  é\iter 
de  prendre  la  garnison  de  Grûnberghe  prisonnière  en  lui  laissant 
cette  nuit  le  chemin  libre  de  se  retirer  sur  Vilvorde.  Nous  pouvons 
bien  faciliter  cette  évasion  ;  vous  sentez  bien  que  je  ne  puis  faire 
de  capitulation  avec  eux  et  que  je  suis  obligé  de  les  réduire  en 
poussière.  Aussi  je  prends  sur  moi  le  moyen  que  vous  pourrez  trou- 
ver de  leur  faire  sentir  la  clémence  du  roi  sans  blesser  sa  justice.  » 

Ces  opérations  préliminaires  ayant  pris  quelques  jours,  ce  n'est 
que  le  8  février  que  la  tranchée  est  enfin  ouverte,  et,  dès  le  11,  le  cou- 
rage des  assiégés  semble  défaillir  :  Kaunitz  fait  proposer  sous  main 
de  remettre  la  place  pourvu  que  la  garnison  entière  puisse  sortir 
librement  avec  les  honneurs  de  la  guerre.  Maurice ,  qui  sent  son 
avantage,  n'a  nulle  envie  de  se  contenter  à  si  bon  marché;  mais 
pour  ne  pas  pousser  à  bout  des  gens  qui  faiblissent  et  les  entrete- 
nir, au  contraire,  dans  les  sentimens  d'une  crainte  salutaire,  il  ne 
refuse  pas  de  soumettre  l'offre  à  la  décision  de  Versailles,  bien 
entendu,  sans  interrompre  un  seul  instant  le  cours  de  ses  opéra- 
tions et  sans  répondre  de  ce  qui  peut  arriver  jusqu'au  retour  du 
courrier.  C'est  ce  qu'il  explique  lui-même  à  Kaunitz  dans  une  nou- 
velle lettre  que  le  comte  d'Argenson  qualifie  avec  raison  de  chef- 
d'œuvre,  tant  les  termes  en  étaient  bien  choisis  pour  donner  à 
réfléchir  à  son  correspondant. 

«  Ail  quart ier-gôiicral  de  Ltickcn. 

11  fé\Tierl7i6. 

«  J'ai  reçu  la  lettre  que  Votre  Excellence  m'a  fait  l'honneur  de 
m'écrire  hier,  et,  assurément,  la  proposition  que  Votre  Excellence 


332  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

me  fait  serait  acceptable  dans  d'autres  occasions.  Je  connais  les 
égards  qui  sont  dus  à  une  nombreuse  et  brave  garnison,  et  je  serais 
approuvé  de  lui  accorder  tous  les  honneurs  de  la  guerre;  mais 
Bruxelles  n'est  point  une  place  tenable,  il  ne  serait  pas  possible 
d'assembler  d'armée  pour  venir  à  son  secours  sans  courir  risque 
d'une  destruction  totale;  aucuns  moyens  ne  me  manquent,  je  puis 
les  augmenter  en  artillerie  et  en  tout  autant  que  je  le  veux  :  aussi 
il  ne  faut  qu'un  peu  de  temps  et  quelques  précautions  pour  vous 
forcera  demander  des  conditions  honnêtes,  quoique  un  peu  dures... 
J'enverrai  pourtant  un  courrier  sur-le-champ  à  la  cour  pour  savoir 
ses  ordres  :  je  crains  seulement  mes  propres  troupes,  elles  sentent 
leur  supériorité  et  jusqu'aux  soldats  connaissent  des  défauts  à  celte 
grande  ville  que  j'ignorais  et  que  peut-être  Votre  Excellence  ignore 
elle-même  :  je  crains  donc  que  dans  une  attaque  un  peu  vive,  ils  ne 
forcent  de  toutes  parts  leurs  officiers  à  marcher,  et  lorsque  je  les 
aurai  une  fois  dedans,  il  faudra  bien  que  j'aille  à  leur  secours. 
Jugez,  monsieur,  du  désordre  et  de  la  confusion  d'une  telle  circon- 
stance. Il  me  serait  triste  que  ma  vie  fût  marquée  par  une  époque 
telle  que  l'est  celle  de  la  destruction  d'une  capitale.  Votre  Excel- 
lence ne  saurait  croire  jusqu'où  le  soldat  français  pousse  l'indisci- 
pline et  la  hardiesse.  J'ai  vu  plus  d'une  fois  à  la  reddition  des  villes, 
pendant  qu'on  réglait  les  formes  de  la  capitulation,  toute  la  ville 
se  remplir  de  soldats  sans  savoir  par  où  ils  y  étaient  entrés.  A  Phi- 
lisbourg,  cela  nous  est  arrivé,  cependant  les  otages  en  sortaient  par 
un  seul  petit  bateau.  A  Ypres,  qui  est  assurément  une  place  avec 
de  hauts  remparts,  couverts  d'ouvrages,  et  de  bons  fossés,  tous 
les  postes  étaient  garnis  de  troupes  hollandaises  :  je  fus  voir  M.  le 
prince  de  Hesse,  que  je  connais  depuis  longues  années,  pendant 
que  j'étais  chez  lui,  toute  la  ville  se  remplit  de  soldats  français  sans 
qu'on  ait  su  par  où  ils  y  étaient  entrés.  Cela  se  passait  à  dix  heures 
du  matin.  A  cinq  heures  du  soir,  il  envoya  chez  moi  et  me  fit  dire 
qu'ils  y  étaient  de  nouveau.  On  y  envoya  des  détachcmens  pour 
les  chasser.  Ils  sont  comme  des  fourmis  et  trouvent  des  endroits 
inconnus  aux  autres.  Jugez  ce  que  ce  serait,  monsieur,  dans  des 
occasions  où  ils  auraient  le  pillage  pour  but  et  dans  une  place  mau- 
vaise par  elle-même.  C'est,  je  vous  assure,  ce  qui  m'embarrasse  le 
plus  dans  la  conduite  de  cette  affaire  (1).  n 

Maurice,  en  tenant  ce  fier  et  habile  langage,  témoignait  plus 
d'assurance  qu'il  n'en  éprouvait  en  réalité,  car  il  apprenait  à  peu 
près  en  même  temps  que  le  prince  de  Waldeck,  qui  était  resté  à 
Anvers,  toujours  en  qualité  de  commandant  en  chef  de  l'armée  hol- 


(\)  Maurice  de  Saxe  au  romtc  de    Kaunitz.  11    février  17i6.  —  (Ministère  de  la 
gnerrn.) 


4 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  333 

landaise,  sortant  de  son  inaction,  faisait  mine  de  rassembler  toutes 
les  troupes  sous  ses  ordres  pour  venir  au  secours  de  la  place  assié- 
gée. Des  dispositions  avaient  même  dû  être  prises  pour  aller  au- 
devant  du  prince  et  lui  livrer  bataille  s'il  se  présentait.  La  position 
(Maurice  en  convient  lui-même)  n'eût  pas  été  commode  si  on  avait 
dû  soutenir  le  combat  en  ayant  à  dos  les  15,000  hommes  de  la 
garnison,  qui  n'auraient  pas  manqué  de  sortir  au  même  moment. 
Mais  Waldeck  fut,  suivant  son  habitude  (Maurice  y  avait  compté 
sans  doute),  assez  lent  à  se  mouvoir,  et,  en  attendant,  il  paraît  que 
le  tableau  des  suites  d'une  prise  d'assaut,  et  la  crainte  de  voir  les 
foxnm's  leur  monter  aux  jambes,  firent,  sur  le  gouverneur  et  les 
officiers,  toute  l'impression  désirable  :  car  le  20  février,  dès  que, 
l'attaque  ayant  été  dirigée  contre  l'ouvrage  à  cornes,  qui  passait 
pour  le  plus  fort,  des  grenadiers  français  se  furent  montrés  sur 
le  haut  de  la  brèche,  le  drapeau  blanc  fut  arboré,  et  des  parle- 
mentaires vinrent  discuter  les  conditions  de  la  capitulation.  Ils 
essayèrent  bien  encore  d'obtenir  quelques  ménagemens  en  allé- 
guant que  la  ville  n'était  pas  réduite  à  la  dernière  extrémité  et  que 
des  secours  pouvaient  arriver  :  «  Ah!  vous  avez  raison,  dit  Mau- 
rice, il  n'y  a  que  des  gens  sans  cœur  qui  se  rendent  quand  ils  atten- 
dent du  secours  :  rentrez  donc  et  défendez-vous.  »  Le  défi  ne  fut 
pas  relevé  :  toute  la  garnison  dut  se  rendre  à  discrétion,  et  tout  ce 
qu'elle  put  obtenir  fut  que  ses  armes  seraient  déposées  en  maga- 
sin pour  être  rendues  à  la  paix.  Et  encore,  en  accordant  cette  con- 
dition, Maurice  savait-il  bien  ce  qu'il  faisait,  car  comme  on  lui  faisait 
observer  quelques  jours  après  que  la  garnison  captive,  n'étant  pas 
suffisamment  surveillée,  pourrait  peut-être  échapper  :  «  N'ayez  pas 
pas  d'inquiétude,  dit-il,  les  armes  du  soldat  hollandais  lui  appar- 
tiennent; en  s'en  allant,  il  nous  donnerait  droit  de  les  garder,  et 
ne  s'exposera  pas  à  les  perdre.  )> 

Le  siège  avait  duré  trois  semaines  et  ne  coûtait  pas  à  l'armée  fran- 
çaise plus  de  neuf  cents  hommes.  Le  succès  matériel  était  grand  : 
l'efïet  moral,  plus  grand  encore,  fut  relevé  par  la  modération  que 
le  vainqueur  mit  dans  l'usage  de  son  triomphe.  Bruxelles,  lieu  de 
réunion  de  tous  les  chefs  des  armées  alliées  pendant  la  campagne 
précédente,  regorgeait  de  richesses  qui,  étant  le  bien  de  l'ennemi, 
auraient  pu  être  considérées  comme  de  bonne  prise.  Le  duc  de 
Cumberland  et  le  prince  Charles  de  Lorraine  y  avaient  laissé  tous 
leurs  équipages.  Maurice  leur  fit  restituer  le  tout  sans  rien  gar- 
der: tous  les  officiers  généraux  autrichiens  reçurent  des  passe- 
ports, et  Kaunitz,  en  se  retirant,  put  emmener  les  employés  civils 
qu'il  désigna.  Le  seul  qui  fut  menacé  un  moment  d'être  retenu 
était  un  gazetier  de  Hollande  qu'on  avait  fait   venir,   tout  exprès, 


334  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  rédiger,  sous  les  yeux  des  commandans  autrichiens,  des 
libelles  dillamaloires  destinés  à  être  répandus  en  Europe,  contre  la 
France,  son  souverain,  ses  ministres  et  ses  généraux.  Le  pauvre 
homme,  tout  effrayé,  jurait  qu'il  n'avait  lien  écrit  que  sur  des  notes 
transmises  et  des  ordres  donnés  par  ses  supérieurs,  au  nombre 
desquels  il  comptait  Cumberland  et  Waldeck  eux-mêmes.  Maurice 
fit  constater  judiciairement  sa  déposition,  après  quoi  il  lui  donna 
son  congé.  Il  n'était  pas  lâché,  laissait-il  entendre,  de  taire  voir,  à 
son  tour,  à  quels  expédions  des  princes  et  des  généraux  ne  dédai- 
gnaient pas  d'avoir  recours,  et  à  quels  ennemis  la  France  avait  à 
faire.  Le  seul  qu'il  exceptait  de  cette  réprobation  commune,  c'était 
le  comte  de  Kaunitz  lui-même,  chez  qui,  une  lois  la  capitulation 
faite,  et  dans  tous  les  débats  qui  suivirent  pour  en  régler  l'exécu- 
tion, il  se  louait  de  n'avoir  rencontré  que  des  procédés  pleins  de 
loyauté  et  même  d'aménité.  —  «  M.  de  Kaunitz,  écrivait-il,  m'est 
venu  voir  et  m'a  demandé  une  quantité  de  passe-ports...  C'est  un 
homme  très  sage,  très  aimable  et  très  habile,  ou  je  suis  bien  trompé  ; 
il  m'a  paru  dans  le  dessein  de  ne  plus  servir  à  cause  de  sa  santé 
qui  est  délicate  :  je  voudrais  qu'on  nous  l'envoyât  en  France,  vous 
en  seriez  content,  car  sûrement  il  plaira  à  tout  le  monde.  »  — 
Quand  on  songe  que  ce  vœu,  quelques  années  plus  tard,  était 
accompli,  et  qu'on  se  rappelle  quel  parti  le  même  Kaunitz  sut  tirer 
de  ses  relations  à  Paris,  pendant  le  séjour  qu'il  y  fit  comme  ambas- 
sadeur, ce  jugement  paraît  d'une  perspicacité  vraiment  prophé- 
tique (1). 

Cinquante-deux  drapeaux  pris  sur  l'ennemi  avaient  été  envoyés 
sur-le-champ,  à  Pai-is,  pour  être  portés  à  Notre-Dame,  où  un  Te 
Deum  devait  y  être  chanté  :  et  on  ne  savait,  dit  Barbier,  quasi  où 
les  placer;  mais  au  nombre  des  trophées  militaires  si  glorieuse- 
ment conquis,  il  en  était  un  dont  Maurice  avait  voulu  faire  un  hom- 
mage au  roi,  encore  plus  solennel  :  c'était  l'oriflamme  de  Fran- 
çois I",  trouvé  dans  une  des  salles  d'armes  de  Bruxelles,  auquel 
étaient  joints  deux  étendards  du  corps  des  gendarmes  et  des  gardes 
du  corps,  pris  en  môme  temps  à  Pavie.  —  «  J'ai  lait  retirer  ces 
trois  pièces,  écrit-il,  le  2  mars,  et  si  vous  l'avez  pour  agréable,  je 
me  propose  de  vous  les  faire  porter.  »  —  «  Le  roi  n'a  pas  cru,  ré- 
pond le  comte  d'Argenson,  qu'il  fût  convenable  que  les  deux  éten- 
dards de  la  maison  du  roi  et  l'oriflamme  de  François  I",  qui  se 
sont  trouvés  dans  la  salle  d'armes  de  Bruxelles,  fussent  rapportés 


(1)  Maurice  au  comte  d'Argenson,  p. 26-27,  6  février  ITiG.  —  (Ministère  de  la  guerre, 
—  et  Correspondance,  t.  ii,  p.  142.  —  Saint-René  Taillandier,  p.  '29'k  —  D'Espagrnac, 
t.  n,  p.  143  et  li4.) 


il 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  335 

ici  avec  éclat,  et  Sa  Majesté  aime  mieux  que  vous  les  rapportiez 
vous-même,  ce  que  je  ne  saurais  trop  vous  exhorter  à  faire  le  plus 
tôt  qu'il  vous  sera  possible,  mais  je  juge  par  le  silence  que  vous 
gardez  avec  nous  sur  ce  point,  que  vous  êtes  bien  aise  de  nous 
surprendre  agréablement.  » 

Eflectivement,  il  n'était  plus  question  ni  de  la  difficulté  de  voya- 
ger, ni  de  l'attente  du  carrosse  qui  était  toujours  à  Gand  en  con- 
struction ;  mais  plusieurs  semaines  furent  encore  nécessaires  pour 
disposer  les  troupes  de  manière  à  garantir  la  ville  occupée  contre 
un  retour  offensif  des  alliés.  Enfin  le  11  mars,  tout  étant  prêt,  le 
vainqueur  se  mit  en  route;  sa  rentrée  en  France  fut  un  véritable 
triomphe.  Dans  les  moindres  bourgades,  on  se  pressait  sur  son 
passage  ;  à  chaque  relais  de  poste,  des  jeunes  filles,  vêtues  de 
blanc,  vinrent  lui  offrir  des  bouquets.  A  l'entrée  de  Paris,  des 
douaniers,  chargés  de  percevoir  les  droits  d'entrée,  voulaient  vi- 
siter sa  voiture.  —  «  Que  faites-vous,  canailles,  s'écria  le  préposé, 
est-ce  que  les  lauriers  sont  contrebande?  »  A  Versailles,  dès  que 
son  arrivée  fut  annoncée,  le  roi  se  leva,  fit  quelques  pas  au-devant 
de  lui  et  l'embrassa  sur  les  deux  joues  ;  quoique  la  salle  fût  pleine, 
il  dit  tout  haut  qu'il  aurait  bien  voulu  qu'il  y  eût  plus  de  monde 
encore  pour  être  témoin  de  son  compliment.  —  u  C'est  une  récep- 
tion, dit  le  chroniqueur  Barbier,  qui  aura  déplu  à  plus  d'un  sei- 
gneur de  la  cour.  »  Tout  ne  se  passa  pourtant  pas  en  paroles  :  le 
don  des  grandes  entrées,  faveur  de  cour  d'un  prix  tout  particulier, 
qui  permettait  d'aborder  le  souverain  à  toute  heure,  puis  l'octroi 
de  lettres  de  naluralilé  solennelles  qui  rattacliaient,  pour  la  vie, 
le  maréchal  à  la  patrie  dont  il  venait  de  porter  si  haut  la  gloire, 
furent  des  témoignages  plus  éclatans  et  plus  durables  de  la  recon- 
naissance royale. 

Mais  c'était  à  l'Opéra,  bien  plus  qu'à  la  cour  et  dans  ce  monde 
de  théâtre  dont  il  était  le  favori  dès  sa  jeunesse,  que  Maurice  était 
sûr  de  trouver  un  accueil  enthousiaste  qui,  là  du  moins,  ne  faisait 
pas  de  jaloux:  a  Le  vendredi  18,  dit  encore  le  même  Barbier, 
M.  le  maréchal  comte  de  Saxe  vint  à  l'opéra  d'Armi'de  ;  tout  était 
plus  que  plein.  Il  avait  fait  retenir  les  deux  premiers  bancs  du  côté 
du  roi.  Plusieurs  de  ses  aides-de-camp  étaient  au  second  banc; 
M.  le  major  des  gardes  françaises  avait  fait  garder  ces  deux  bancs 
par  une  sentinelle.  Le  maréchal  arriva  avec  M.  le  duc  de  Biron, 
colonel  des  gardes,  et  M.  le  duc  de  Villeroy  :  il  était  entre  eux,  au 
balcon,  à  la  troisième  place...  On  dit  que  M.  Berger,  directeur  de 
l'Opéra,  vint  au-devant  de  lui,  lui  fit  compliment,  et  lui  présenta 
le  livre  d'honneur,  ce  qu'il  ne  fait  qu'aux  rois  et  aux  princes  du 
sang.  A  l'arrivée  du  maréchal,  il  y  eut  grands  battemens  de  mains 


336  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

au  parterre,  en  criant:  «  Vive  M.  le  maréchal  de  Saxe!  »  Il  salua 
très  poliment  le  public...  Ce  n'est  pas  tout:  dans  le  prologue 
d'Annide,  qui  était  fait  en  l'honneur  de  Louis  XIV,  la  gloire  pa- 
raît tenant  une  couronne  de  lauriers  à  la  main  et  chante  ces  pa- 
roles : 

Tout  doit  céder  dans  l'univers 
A  l'auguste  héros  que  j'aime. 

Ce  qui  est  suivi  d'un  grand  chœur  de  danse  des  suivans  de  la 
gloire.  A  la  fin  du  prologue,  l'actrice  qui  faisait  la  gloire  s'avança 
sur  le  bord  du  théâtre,  et  présenta  la  couronne  à  M.  le  maréchal 
de  Saxe,  qui  fut  surpris  et  qui  la  refusa  avec  de  grandes  révé- 
rences; mais  la  Gloire  insista  en  lui  disant  quelque  chose  de  gra- 
cieux, et  comme  le  maréchal  était  trop  éloigné  dans  le  balcon  pour 
qu'elle  pût  lui  mettre  dans  la  main,  le  duc  de  Biron  prit  la  cou- 
ronne de  la  main  de  la  gloire  et  la  passa  au  bras  gauche  de  M.  le 
maréchal  de  Saxe.  Cette  action  d'éclat  donna  lieu  à  de  nouvelles 
acclamations  :  vive  M.  le  maréchal  de  Saxe,  à  de  grands  battemens 
de  main  et  à  un  bruit  général  de  l'Opéra...  Il  faut  convenir  qu'un 
honneur  aussi  éclatant  vaut  un  triomphe  des  Romains.  M.  le  maré- 
chal de  Saxe  se  trouve  ainsi  couronné  par  la  gloire  même,  person- 
nifiée, dans  un  spectacle  public  et  dans  la  plus  belle  assemblée  de 
l'Europe,  avec  l'applaudissement  et  l'approbation  de  tout  le  spectacle. 
On  ne  peut  rien  de  plus  flatteur.  On  a  été  persuadé  aussi  que  cela 
ne  s'est  pas  fah  sans  l'agrément  et  la  permission  du  souverain  (1).  » 
—  Ce  dernier  point  n'est  pas  l'avis  du  duc  de  Luynes,  écho  plus 
fidèle  des  impressions  et  des  conversations  de  Versailles,  qui,  après 
avoir  raconté  la  même  scène,  conclut  en  disant  :  «  M.  de  Saxe  n'a 
pas  été  généralement  approuvé  d'avoir  accepté  cette  couronne.  » 
A  quoi  il  ajoute,  non  sans  quelque  malice,  que  la  gloire  aussi  (per- 
sonnifiée par  M"^  Demetz)  y  avait  trouvé  son  compte  par  l'envoi 
d'une  paire  de  boucles  d'oreilles  en  diamans  d'une  valeur  de 
10,000  livres,  dont  le  maréchal  lui  fit  don  le  lendemain  (1). 

Faut-il  s'étonner  qu'au  récit  de  pareilles  scènes,  un  des  cliens 
de  Maurice  crût  pouvoir,  sans  paraître  trop  familier,  lui  en  iaire, 
dans  une  lettre  presque  officielle,  son  compliment.  —  «  Monsei- 
gneur, lui  écrivait  le  chargé  d'alfaires  qui  venait  de  remplacer  à 
Dresde  le  marquis  de  Vaulgrenant,  vous  avez  toujours  été  un  héros 
qui  a  eu  son  essor  au-dessus  des  autres.  Jouissez  longtemps  du 
privilège  d'être  adoré  ])ar  une  moitié  du  monde,  et  regardé  par 
l'autre  comme  le  plus  grand  homme  du  siècle.  » 

(1)  Barbier  :  Journal,  mars  17iG.  — Luynes,  t.  vu,  p.  250  à  257. 


ETLDES    DIPLOMATIQUES,  387 

Cet  éloge  délicat  le  touchait  sans  doute  à  un  point  sensible  du 
cœur.  J'aime  à  croire  pourtant  qu'il  fut  plus  flatté  en  recevant  d'un 
de  ses  lieutenans,  le  marquis  d'Armentières,  qu'il  avait  laisse  à 
Louvain,  la  lettre  suivante  :  —  «Il  était  à  croire  qu'une  manœuvre 
aussi  belle  et  aussi  hardie  que  celle  que  vous  avez  laite  donnerait 
à  penser  aux  Hollandais.  La  preuve  en  est  par  le  prompt  départ  de 
M.  de  Wassenaer.  Cette  opération  va  donc  être  décisive,  et  le  mili- 
taire seul  aura  à  s'en  plaindre,  parce  qu'ils  cesseront  de  faire  leur 
métier.  »  —  Effectivement,  la  première  conséquence  du  siège  et  de 
la  prise  de  Bruxelles,  c'était  le  départ  pour  Versailles  d'un  employé 
hollandais,  chargé  par  les  États-généraux  de  venir  porter  des  pro- 
positions de  paix,  et  dans  la  circonstance,  cette  démarche,  si  on  sa- 
vait promptement  en  tirer  parti,  pouvait  terminer  par  une  crise 
décisive  la  longue  guerre  qui  désolait  l'Europe. 

On  pourrait  signaler  dans  l'histoire  de  l'Europe  moderne  plus 
d'une  occasion  où  les  résolutions  d'un  petit  état,  peu  puissant  par 
lui-même,  ont  décidé  de  l'issue  d'une  grande  lutte,  et  par  là  même 
de  la  direction  imprimée  au  cours  général  des  événemens.  C'est 
le  poids  léger  qui,  jeté  à  droite  ou  à  gauche  dans  les  plateaux 
d'une  balance,  suffit  pour  la  faire  trébucher  dans  un  sens  ou  dans 
l'autre.  Tel  était  le  rôle  aussi  important  que  périlleux  dévolu,  dans 
cet  instant  critique,  à  la  république  hollandaise.  Du  moment  où  les 
Pays-Bas  ne  contenaient  plus  un  soldat  anglais,  et  où,  de  Dunkerque 
à  Ostende,  toutes  les  côtes  flamandes  étaient  occupées  par  les  ar- 
mées françaises,  Londres  et  Vienne  ne  pouvaient  plus  communiquer 
librement  qu'à  travers  la  Hollande.  Les  ports  hollandais  étaient  les 
seuls  où  une  flotte  britannique  pût  encore  aborder  sans  combat,  le 
jour  où  l'Angleterre  se  croirait  de  nouveau  en  mesure  de  reparaître 
sur  le  continent.  Le  territoire  hollandais  était  aussi  le  seul  point 
de  rassemblement  possible  pour  les  troupes  alliées  et  le  lieu  désigné 
pour  les  réunions  de  leurs  chefs.  Qu'allait-il  donc  arriver  si  la  Hol- 
lande elle-même,  épouvantée  par  l'essor  victorieux  des  armes  de 
Maurice,  perdait  courage,  demandait  grâce  à  Louis  XV  et  obtenait 
de  lui  la  permission  de  rentrer  dans  un  état  de  neutralité  qui, 
fût-elle  même  passive  et  malveillante,  l'aurait  obligée  de  fermer 
les  entrées  de  terre  et  de  mer  à  tous  les  ennemis  de  la  France.  ? 
Le  coup  eût  été  mortel  pour  la  coalition,  atteinte  par  là  comme  h 
son  nœud  vital  et  séparée  en  deux  tronçons  qui  ne  pourraient 
plus  se  rejoindre.  C'était  la  crainte  exprimée  par  les  meilleurs 
juges  dans  les  deux  contrées  intéressées,  où  l'on  suivait  avec  une 
inquiétude  chaque  jour  croissante  les  progrès  des  opérations  mili- 
taires du  maréchal  de  Saxe.  —  «  La  France,  écrit  Horace  ^\  alpolo 
TOME  xcvi.  —  1889.  22 


338  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  7  février,  est  à  la  veille  de  prendre  Bruxelles  et  Anvers,  et  cette 
dernière  ville  est  déjà  assiégée.  En  ce  cas,  je  ne  vois  pas  comment 
nous  pourrions  envoyer  des  troupes  sur  le  continent  l'été  prochain. 
—  11  n'y  a  point  de  doute,  écrit  de  Vienne  l'ambassadeur  vénitien 
Erizzo,  que  si  les  Hollandais,  comme  on  le  craint,  s'accommodent 
avec  le  roi  très  chrétien,  il  n'y  aura  plus  moyen  de  continuer  la 
guerre  dans  les  Pays-Bas  (1).  » 

Mais  pour  la  Hollande  elle-même,  le  concours  de  circonstances 
qui,  en  mettant  entre  ses  mains  la  clef  de  la  situation  politique  de 
l'Europe  entière,  la  désignait  en  même  temps  comme  le  point  de 
mire  de  la  plus  redoutable  des  attaques  était  la  cause  d'une  grande 
et  véritablement  cruelle  perplexité.  Depuis  plus  d'un  demi-siècle,  en 
effet,  le  sort  des  Provinces-Unies  était  rattaché  par  un  lien  étroit  à 
celui  de  l'Angleterre  :  l'intimité  des  deux  puissances  maritimes  était 
telle  que,  dans  le  langage  des  chancelleries,  on  ne  les  nommait  jamais 
l'une  sans  l'autre.  Frédéric  a  caractérisé  cette  solidarité  des  deux 
états  par  une  image  très  vive  que  j'ai  déjà  eu  occasion  de  citer.  — 
«  La  Hollande,  dit-il,  est  rangée  derrière  l'Angleterre  comme  une 
chaloupe  suit  l'impression  d'un  vaisseau  de  guerre  auquel  elle  est 
attachée.  »  — Fausser  compagnie  à  l'Angleterre,  c'était  donc  couper 
l'amarre  qui  rehait  la  petite  embarcation  à  la  grande,  au  risque  de 
rester  ensuite,  en  pleine  mer,  isolé  au  milieu  des  Ilots  ;  aucun 
politique  hollandais  n'envisageait  de  sang-froid  une  telle  résolu- 
tion, d'autant  plus  qu'entre  la  république,  fille  de  la  réforme,  et 
la  royauté,  ennemie  du  papisme,  l'union  était  affaire  de  sentimens 
encore  plus  que  d'intérêt.  N'était-ce  pas  un  prince  d'Orange  qui 
avait  établi  à  Londres  la  dynastie  protestante'^  Déserter  cette  cause 
aujourd'hui  qu'elle  chancelait,  quel  déshonneur  dans  le  présent, 
quelle  imprudence  pour  l'avenir!  Et  quant  à  l'Autriche,  les  des- 
cendans  de  Charles-Quint  n'avaient  pas,  assurément,  les  mômes 
titres  héréditaires  que  ceux  de  Guillaume  III  à  l'afiection  des  com- 
patriotes des  deWittet  de  Nassau;  mais  depuis  les  dernières  luttes, 
qu'avait  terminées  la  paix  d'Utrecht,  on  s'était  accoutumé  à  La  Haye 
à  considérer  la  possession  des  Pays-Bas,  par  une  puissance  rivale  de 
la  France,  comme  la  seule  barrière  (le  mot  était  même  consacre  dans 
les  traités)  qui  pût  être  opposée  à  la  pression  constante  exercée- 
sur  cette  frontière  par  l'ambition  de  la  maison  de  Bourbon.  Une 
stipulation  expresse  obligeait  même,  on  l'a  vu,  l'Autriche  à  confier 
la  défense  des  principales  villes  fortes  des  Pays-Bas  à  des  garnisons 
hollandaises,  placées  là  comme  des  sentinelles  avancées,  chargées 

(1)  Horace  ^^alpolc  à  Horace  Mann,  7  février  1740.  —  (Correspondance  d'Erizzo, 
5  mars  17i6.  Archives  de  Venise.) 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  339 

de  veiller  à  la  défense  de  la  république.  Une  fois  ce  rempart 
tombé,  l'indépendance  hollandaise  se  sentait  à  découvert  devant 
l'ennemi.  Parce  que  cette  ligne  de  défense  venait  d'être  forcée, 
fallait-il,  par  une  capitulation  trop  précipitée,  se  résigner  d'avance 
à  ne  la  jamais  relever?  Que  faire  pourtant^  si  on  était  menacé  chez 
soi,  tout  à  l'heure,  dans  ses  propres  foyers,  sans  que  ni  Autriche 
ni  Angleterre  fussent  en  mesure  de  porter  secours?  Devait-on  périr 
pour  ne  pas  abandonner  des  alhés  qui  s'abandonnaient  eux- 
mêmes? 

Telle  était  la  question  pleine  d'angoisse,  véritable  cas  de  con- 
science à  résoudre,  qui  était  débattue  non   seulement  dans  les 
assemblées   d'états  des  diverses  provinces,  mais  dans   les  lieux 
publics,  dans  les  cafés,  dans  les  brasseries,  dans  de  nombreuses 
gazettes,  usant  sans  mesure  de  cette  liberté  de  presse  dont  ce  coin 
de  l'Europe  avait  seul  alors  le  privilège.  Entre  une  bourgeoisie  pa- 
cifique, mais  épeurée,  et  craignant  toujours  d'être  accusée  de  fai- 
blesse,  et  un  parti  fanatique,  conduit  par  un  chef  ambitieux  et 
appuyé  par  la  populace,  la  lutte  était  ouverte  et  constante,  et  les 
agens  anglais  et  autrichiens,  présens  sur  les  lieux,  n'épargnaient 
rien  pour  l'entretenu*.  De  graves  soufirances  matérielles  venaient 
encore  aggraver  et  envenimer  la  situation.  A.  la  suite  du  dernier 
conflit  diplomatique,  un  edit  royal  avait  retiré  toutes   les  faveurs 
faites  par  les  traités  de  commerce  au  pavillon  hollandais  dans  les 
ports  de  France  :  des  bàtimens,  surpris  par  cette  suspension  im- 
prévue,  avaient  été  capturés   et  leurs  cargaisons  restaient  sous 
séquestre.  D'importantes  cités  qui  vivaient  de  négoce  se  trouvaient 
ainsi  atteintes  dans  les  sources   mêmes  de   leur  prospérité.   Un 
instant,  à  la  vérité,   la  paix  conclue  à  Dresde  entre  Frédéric  et 
Marie-Thérèse  avait  calmé  un  peu  les  esprits.  On  s'était  plu  à  y 
voir  l'aurore  d'une  pacification  générale.  Des  envoyés,  sur-le-champ 
expédiés  à  Berlin  et  à  Vienne,  étaient  allés,  les  uns  supplier  Fré- 
déric de  profiter  de  sa  victoire  pour  intervenir  en  faveur  du  pro- 
testantisme menacé  sur  les  deux  rives  de  la  Manche  ;  les  autres, 
prier  la  nouvelle  impératrice  d'user  de  la  liberté  qui  lui  était  ren- 
due pour  prendre  souci  de  ses  possessions  flamandes,  et  arrêter 
le  cours  des  exploits  de  Maurice.  Mais  Frédéric  faisait  la  sourde 
oreille,  ne  se  souciant  nullement  de  rentrer  dans  une  mêlée  dont 
il  avait  su  sortir  à  temps  sain  et  sauf,  et  l'Autriche,  qui  promettait 
beaucoup,  était  lente  à  tenir;  en  tout  cas,  elle  ne  pouvait   être 
prête  avant  le  printemps.  En  attendant,  Maurice  avançait  toujours  : 
l'hiver,  loin  de  l'arrêter,  ne  faisait  que  faciliter  ses  mouvemens  en 
rallermissant  le  sol  sous  ses  pas;  encore  quelques  journées  de 
marche  et  quelques  traits  d'audace,  la  frontière  était  franchie  et  la 


s  ho  REVUE    DES    DEUX    MO^DES. 

république  pouvait  tomber,  par  surprise  et  sans  défense,  entre  les 
mains  de  son  vainqueur. 

C'est  sous  l'impression  de  cette  alarme,  devenue  très  gcnéraie, 
et  après  une  décision  très  orageuse  que  les  Ktats-généraux  venaient 
enfin  de  se  résoudre  à  envoyer  à  Versailles  un  député  chargé  de 
porter  des  paroles  de  paix  :  la  mission  fut  résolue  le  1"  lévrier, 
surla  nouvelle  de  l'arrivée  de  Maurice  devant  Bruxelles  ;  et  la  prise 
de  la  ville,  opérée  plus  rapidement  encore  qu'on  ne  pensait,  ne  put 
que  hâter  l'ordre  du  départ  (1).  Mais,  comme  c'est  ordinairement  le 
cas  des  résolutions  prises    par  des  autorités  partagées,  incerli- 
taines  et  peu  sûres  d'elles-mêmes,  la  démarche, portant  la  trace  des 
incertitudes  qui  l'avaient  précédée, garda  un  caractère  équivoque. 
On  voulut  ménager,  à  la  fois,  ceux  qui  l'avaient  provoquée  et  ceux 
fjui  l'avaient  combattue.  Le  comte  de  AVassenaer  (c'était  le  nom  de 
l'envoyé,  le  même   qui  était  venu   deux  ans  auparavant  trouver 
Louis  XV  à  son  camp  devant  Lille)  ne  fut  ofTiciellement  chargé  que 
d'ofTrii"  au  gouvernement  français  les  bons  offices  de  la  république, 
pour  travailler  à  poser  les  bases  d'une  pacification  générale,  afin 
de  les  proposer  ensuite  à  l'acceptation  de  l'Angleterre.  Des  instruc- 
tions ostensibles  furent  rédigées  en  ce  sens  et  dans  des  termes 
do    nature    à   pouvoir  passer   sous    les   yeux  des  cours   aUiées, 
sans  constituer  à  leur  égard  un  manque  de  loi,  ou  même  de  con- 
venance.   Mais    une  communication  plus   secrète  autorisait   l'en- 
voyé à  demander  un  armistice  de  quelques  mois,  pendant  lequel 
l'occupation  française  devrait  être  contenue  dans  des  limites  défi- 
nies, et  qui  pourrait  être  prolongé  si  le  gouvernement  anglais  re- 
fusait d'entrer  en  négociation.  En  réalité,  le  pas  était  fait,  c'était 
la  neutralité  réclamée  et  promise,  car  dans  les  momens  critiques 
où  chaque  heure  compte,  un  arrangement  provisoire  équivaut  à 
une  concession  définitive  (2).  Aussi  laut-il  croire  qu'une  recom- 

(1)  Chiquet,  agent  français  à  La  Uaj'o.  après  le  déjiart  dr  La  Mlle,  28  janvii-r  17»t). 
—  (Correspondance  de  Hollande.  —  Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Droijsm, 
t.  m,  p.  99. 

(2)  Arniiîi,  niinistre  de  Prusse  a  La  llay,  à  Frédéric,  f""  février  1710.  — Droijst')t,t.  m, 
p.  9. —  Frédéric  à  Chambrier,  15  février  174G. —  (Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  On 
voit  par  une  lettre  du  maréchal  de  Sa.\e  au  maréchal  de  Noailles,  écrite  de  son  camp  devant 
Htiixelles,  le  6  février,  que  VVassenaer  avait  dû  demander  au  commandant  de  l'armée 
française  un  laisscr-passer  pour  se  rendre  en  France  à  travers  les  Pays-Bas.  Maurice 
dut  l'accorder,  mais  il  conçut  à  l'instaul  l'inciuiétude  qu'une  négociation  entamée  à 
Versailles  ne  lui  permît  pas  d'achever  le  siège  commencé  :  «  Voici  le  moment,  écrit-il 
à  Noailles,  o\\  il  faut  que  je  sois  instruit  de  ce  que  vous  faites  avec  M.  do  Wassenaer; 
je  crains  qu'on  ne  me  fasse  faire  quelque  fausse  démarche,.,  m'abuser  sur  ce  point,  en 
serait  vous  tromper  vous-même...  Si  les  Hollandais  retirent  leur  troupe  des  places  de  la 
reine  de  Hongrie,  je  ferai    ce  qu'on  voudra,  et  il  n'y  a  qu'à  mettre  des  pantoufles, 


I 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  34l 

mandalion  plus  secrète  encore  était  faite  à  Wassenaer,  de  ne  lâcher 
cette  parole  décisive  qu'à  la  dernière  extrémité,  et  d'épuiser  tous 
les  moyens  de  prolonger  la  conversation^  afin  de  laisser  à  l'An- 
gleterre le  temps  de  sortir  de  ses  embarras,  comme  à  l'Autriche 
de  terminer  ses  préparatifs. 

Personne  cependant  ne  s'y  trompait,  et  dès  qu'on  apprit  l'arrivée 
de  l'envoyé  hollandais,  suivant  de  quelques  jours  la  prise  de 
Bruxelles,  l'opinion  générale  fut  qu'il  apportait  aux  pieds  de 
Louis  XV  la  soumission  complète  de  ces  liers  républicains.  — 
«  Les  Hollandais,  écrit  l'ambassadeur  de  Venise  à  Paris,  vont  être 
forcés  de  subir  les  conditions  que  cette  cour  voudra  leur  prescrire  : 
on  s'apprête  à  recevoir  M.  de  Wassenaer  avec  le  même  ton  de  hau- 
teur et  de  supériorité  que,  pendant  les  malheurs  de  Louis  XIV,  les 
plénipotentiaires  français  ont  dû  subir  à  Gertruydenberg.  »  — 
C'était  bien  le  droit,  en  effet,  et  c'eût  été  le  fait  également,  si  le 
petit-fils  de  Louis  XIV  eût  été  un  souverain  digne  de  son  aïeul, 
connaissant  sa  force,  usant  de  ses  avantages  et  doué  d'une  volonté 
qu'il  sût  imposer  à  ses  ministres  (1). 

Mais  si  la  division  régnait  à  La  Haye,  elle  n'était  pas  moindre 
dans  les  conseils  de  Louis  XV,  et  là, non  plus,  d'une  autorité  débile 
et  flottante  que  se  disputaient  des  cspiits  incertains,  on  ne  pouvait  at- 
tendre une  action  d'une  simplicité  énergique.  En  réalité,  pour  un 
hommed'état  qui  aurait  senti  le  prix  d'une  occasion  à  saisir  au  vol, 
il  n'y  avait  qu'une  seule  chose  à  faire,  c'était  d'asséner,  sur  la  tête 
déjà  courbée  delà  république  hollandaise,  un  coup  vigoureux,  dont 
la  secousse,  l'arrachant  à  l'Angleterre,  aurait  frappé  la  coalition  à  sa 
jointure.  A  aucun  prix  il  ne  fallait  lui  permettre,  en  soulevant  des 
questions  qu'elle  n'avait  ni  droit  de  traiter,  ni  pouvoir  de  résoudre, 
de  confondre  sa  cause  avec  celle  des  alliés  dont  il  importait  de  la 
détacher.  C'était  sa  paix  particulière  dont  il  fallait  lui  dicter  les 
conditions  en  se  gardant  de  lui  laisser  débattre  celles  de  la  paix 
commune. 

Au  lieu  de  viser  droit  à  ce  point  capital,  on  se  mit  à  discuter 
autour  de  Louis  XV,  d'une  façon  en  quelque  sorte  théorique,  et 
comme  si  on  eût  été  à  la  veille  d'un  congrès,  la  nature  et  le  degré 
des  exigences  qu'il  conviendrait  à  la  France  d'élever  dans  une  pa- 
cification générale.  La  France  devait-elle  persévérer  dans  le  pro- 
mais si  recifloit,  traîner  aune  négociation,  je  ne  poux  point  soutenir  cette  position.  » 
L'alarme  de  Maurice  ne  fut  pas  justifiée,  puisque  Wassenaer  n'arriva ii^"ersail les  qu'après 
la  prise  de  Bruxelles.  (Saxe  à  Noaillcs,  G  février  1740.  —  l'apiers  de  Moucliy.) 

(I)  Correspondance  de  Tron,  ambassadeur  de  Venise  à  Paris,  28  février  1746.  (Cette 
correspondance  est  en  copie  à  la  Bibliothèque  nationale,  où  elle  a  été  remise  par  M.  de 
Mas-Latrie.) 


3/l2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gramme  de  désinléressement  absolu  proclamé  avec  emphase  au 
début  de  la  guerre  et  se  borner  à  prendre  en  raain  les  intérêts  de 
ses  clicns  d'Italie  et  d'Allemagne?  on  bien,  revenant  à  des  vues 
moins  chevaleresques,  réclamer  pour  elle-même  une  extension  de 
territoire  comprenant  tout  ou  partie  des  conquêtes  que  la  victoire 
avait  rangées  sous  sa  loi?  Une  fois  la  question  posée  sur  ce  terrain 
(que  rien  ne  pressait  d'aborder  ce  jour-là),  un  débat  des  plus  vife 
s'engagea,  soutenu  de  part  et  d'autre  par  des  raisons  spécieuses 
ou  valables,  et  qui  finit  par  une  sorte  de  prise  personnelle  entre  le 
marquis  d'Ârgenson  et  le  maréchal  de  Noailles. 

On  sait  quelle  était,  au  sujet  du  rôle  qui  convenait  à  la  France 
pour  assurer  sa  véritable  grandeur,  l'opinion  consciencieuse  et  de- 
puis longtemps  arrêtée  de  d'Argenson.  II  a  pris  soin  de  la  consi- 
gner dans  ses  mémoires,  en  des  termes  qui  ne  sont  pas  dépourvus 
de  noblesse,  pour  s'en  laire  honneur  devant  la  postérité.  Dans  sa 
pensée,  la  royauté  française  était  assez  forte,  son  territoire  assez 
étendu,  ses  frontières  assez  bien  arrondies, pour  qu'aucun  accrois- 
sement matériel  lui  fût  ni  nécessaire,  ni  même  désirable.  Loin  de 
là,  la  seule  chose  qui  compromit  et  menaçât  son  autorité,  c'étaient 
les  vues  ambitieuses  qu'on  ne  cessait  de  lui  prêter  et  qui  tenaient 
toutes  les  puissances  en  méfiance  devant  elle,  toujours  prêtes  à 
s'armer  et  à  s'unir  pour  lui  résister.  Que  sa  modération  lût  une 
fois  mise  hors  de  doute,  le  roi  de  France  s'élèverait  sans  peine  au 
poste  supérieur  d'arbitre  et  de  protecteur  paternel  de  l'Europe 
entière.  L'occasion  était  propice  pour  donner  cours  à  ces  senti- 
mens,  puisque  la  victoire  venait  à  point  pour  démontrer  leur  sin- 
cérité. D'Argenson,  qui  s'accuse  dans  ses  Mémoires  de  n'avoir  pas 
su  assez  dissimuler  ses  principes,  n'eut  garde  assurément  de  les 
taire  ce  jour-là.  Ne  venait-il  pas  d'ailleurs  de  les  mettre  en  pra- 
tique d'avance  par  l'indifférence  avec  laquelle  il  avait  reçu  et  laissé 
échapper  les  ofïres  de  cessions  territoriales  faites  par  Marie-Thérèse 
et  portées  à  Dresde  par  son  représentant?  De  plus,  dans  les  cir- 
constances présentes,  il  était  convaincu  (ses  dépêches  le  redisent  à 
plus  d'une  reprise)  que  l'établissement  de  la  Prusse  en  Silésie  as- 
surait à  la  France,  par  l'affaiblissement  de  sa  rivale  séculau-e,  un 
profit  suffisant  pour  compenser  les  efforts  et  les  sacrifices  que  la 
guerre  lui  avait  coûtés.  C'était  une  modification  déjà  apportée  à 
l'équifibre  général  de  l'Europe,  tout  à  son  bénéfice  et  qui  pouvait 
lui  tenir  lieu,  avec  avantage,  d'un  accroissement  territorial.  11  s'op- 
posa donc  très  résolument  à  toute  condition  mise  dans  la  négocia- 
tion de  la  paix  future,  en  vue  d'un  intérêt  particulier  ou  d'une 
prétention  personnelle  à  la  France.  Un  puissant  appui  lui  fut  ap-^ 
porté  dans  ce  système  d'abnégation  par  le  concours  du  marécha 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  3Zl3 

de  Bclle-Isle.  En  sa  qualité  d'instigateur  principal  et  presque 
d'auteur  responsable  de  la  guerre  dont  il  s'agissait  de  constater  les 
résultats,  Belle-Isle  croyait  mieux  que  tout  autre  en  représenter 
l'esprit.  Aux  jours  de  son  entrée  triomphale  en  Allemagne,  il  s'était 
épuisé  auprès  de  tous  les  petits  souverains  qui  s'étaient  fiés  à  sa 
parole  en  protestations  de  désintéressement.  Son  honneur  lui  sem- 
blait engagé  à  voir  l'effet  répondre  aux  promesses.  De  plus,  il  ajou- 
tait (et  dans  sa  bouche,  cette  allégation  avait  une  certaine  valeur) 
que  les  visées  supposées  de  la  France  à  une  domination  universelle 
étaient,  au-delà  du  Rhin,  le  fantôme  de  toutes  les  imaginations,  et 
qu'il  suffirait  à  Marie-Thérèse  d'en  dénoncer,  de  nouveau,  les  in- 
dices pour  surexciter  le  patriotisme  germanique,  et  décider  les 
cercles  encore  hésitans  à  sortir  de  la  neutrahté  et  à  venir  se  ranger 
sous  son  drapeau.  L'Allemagne,  ajoutait-il,  considérait,  tout  aussi 
bien  que  la  Hollande,  les  Pays-Bas  comme  le  rempart  de  sa  fron- 
tière occidentale,  et  ne  mettrait  pas  moins  de  prix  à  en  maintenir 
l'intégrité  (1). 

Le  thème  opposé  fut  soutenu  tout  aussi  nettement  par  le  maréchal 
de  Noailles.  On  ne  pouvait  attendre  moins  du  pieux  disciple  de 
toutes  les  traditions  de  Louis  XIV,  de  celui  qui  ne  prenait  jamais  la 
parole  (on  l'a  yo)  sans  commencer  par  ces  mots  :  «  Sire,  votre 
illustre  bisaïeul,  »  et  il  est  certain  que  le  grand  roi  aurait  été  étran- 
gement surpris  d'entendre  dire  que  ses  armées  devaient  se  battre 
et  ses  généraux  remporter  des  victoires,  uniquement  pour  le  compte 
et  le  profit  d'autrui.  Noailles  était  d'ailleurs  de  ceux  (et  le  nombre 
en  était  déjà  grand)  qui  commençaient  à  trouver  qu'entre  l'amitié 
volage  du  roi  de  Prusse  et  l'hostilité  avouée  de  l'Autriche,  la  diffé- 
rence n'était  pas  grande,  en  fait  de  résultats,  et  que,  ne  pouvant 
plus  compter  sur  personne,  la  France  ne  devait  plus  songer  qu'à 
elle-même.  Des  raisons  morales  de  d'Argenson,  il  n'est  pas  pro- 
bable que  le  vieux  maréchal  tint  grand  compte,  car  d'Argenson 
convient  lui-même  que  le  siècle  et  la  nation  n'y  étaient  pas  encore 
préparés.  Mais  à  Belle-Isle,  invoquant  les  paroles  données  et  les 
engagemens  pris,  il  ne  devait  pas  être  embarrassé  de  répondre  que 
la  France  avait  pu  iaire  le  sacrifice  de  tous  les  avantages  matériels, 

(1)  Les  principes  do  d'Argenson  en  matière  de  politique  cHrangère  sont  exposés  par 
lui-même  dans  ses  Mémoires,  t.  iv,  p.  135,  dans  les  termes  que  j'ai  déjà  cités,  et  on 
ne  pourrait  pas  compter  ni  citer  toutes  les  dépêches  dans  lesquelles  il  affirme  que  la 
conquête  de  la  Silèsie  par  la  Prusse  était  le  véritable  et  sufllsant  avantage  que  la 
France  devait  tirer  de  la  guerre.  Quant  à  Belle-Isle,  ses  idées  sur  les  conditions  de  la 
neutralité  allemande  sont  exposées  dans  des  lettres  adressées  à  d'Argenson,  qui  le 
consulta  à  plusieurs  reprises  à  ce  sujet,  et  résumées  dans  une  grande  épltre  du 
28  juin  1746,  qui  se  réfère  à  des  conversations  antérieures.  {Correspondance  d'Alle- 
magne. —  Ministère  des  alTairos  étrangères.) 


liSll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tant  que,  persisiatU  dans  le  dessein  d'enlever  aux  héritiers  de 
Charles-(hiint  la  dignité  impériale,  elle  poursuivait,  à  tort  ou  à 
raison,  un  avantage  moral  qui  pouvait  en  tenir  lieu;  mais,  le 
but  primitif  une  l'ois  manqué,  et  la  maison  d'Autriche  remise  à  la 
tête  du  saint-empire,  c'était  par  un  accroissement  de  force  et  de 
moyens  de  résistance  qu'il  lallait  faire  tête  à  sa  jeunesse  renais- 
sante et  à  sa  vigueur  ressuscitée.  D'ailleurs,  à  l'autorité  très  ébran- 
lée du  glorieux  vaincu  de  Prague,  Noailles  put  tout  de  suite  en 
opposer  une  autre,  plus  en  mesure  de  se  faire  écouter,  celle  du 
vainqueur  de  Fontenoy,  dont  il  était  demeuré  l'ami,  le  confident  et 
souvent  le  conseiller. 

Maurice,  à  peine  ariivé  à  Versailles,  prenait,  en  effet,  en  mau- 
vaise part,  et  le  disait  très  haut,  la  proposition  de  déclarer  par  avance 
que  tout  le  fruit  de  ses  exploits  devait  s'en  aller  en  fumée.  —  «  Les 
Anglais  et  les  Hollandais  seront,  disait-il  avec  son  bon  sens  énergique, 
les  premiers  kse  rire  (il  se  servait  d'une  autre  expression)  de  notre 
prétendue  modération  et  n'y  verront  qu'un  manque  de  courage  ou 
le  défaut  de  moyens  de  continuer  la  guerre.»  —  Enfin,  qu'est-ce  que 
Noailles  n'aurait  pas  pu  ajouter  s'il  avait  su  qu'au  même  moment 
Frédéric  haussait  les  épaules  du  rôle  de  dupe  que  se  donnait  la 
France,  en  disant  aux  échos,  par  avance,  qu'elle  était  prête  à  se  con- 
tenter à  si  bon  marché?  Ce  grand  connaisseur  en  fait  de  manière  de 
tirer  parti  de  la  victoire  ne  pouvait  même  se  tenir  de  faire  parvenir 
charitablemenl  son  avis  à  l'oreille  de  d'Argenson  :  «  M.  de  Borkh, 
écrit  Valori  le  19  février,  m'a  dit,  il  y  a  deux  jours,  qu'il  avait  à  me 
gronder  de  la  part  du  roi,  son  maître,  sur  la  trop  grande  modé- 
ration de  la  France,  qui  ne  demandait  pour  faire  la  paix  que  la  res- 
titution du  cap   Breton  et  offrait  d'évacuer  toutes  ses  conquêtes. 
—  C'est   en   vérité  trop,  et  il  semble  juste  au  roi,  mon  maître, 
que  vous  gardiez  Ypres,  Furnc  et  Tournay.  »  —  Quel  appui  l'avis 
d'un  si  bon  juge  n'aurait-il  pas  apporté  aux  réclamations  de  Noailles 
et  de  Maurice,  s'ils  l'avaient  connu  !  Et  au  fait,  peut-être  ne  l'igno- 
raient-ils  pas,  car  on  ne  se  gênait  pas  (nous  le  savons)  pour  parler 
tout  haut  de  tout  à  Berlin  (1). 

Tels  étaient  les  argumens  développés  de  part  et  d'autre  et  (jue 
j'ai  cru  utile  de  résumer,  même  au  prix  de  quelques  longueurs, 

(1)  Tron,  anihassaileiir  de  \eni>e  à  l'aris,  li  mars  174(3.  —  Valori  à  d'Argenson, 
l'J  février  17'tG.  {Correspondance  de  /'russe.  —  Minislùre  des  affaires  étrangères.)  — 
Les  divisions  du  conseil  de  Louis  XV  sur  le  point  de  savoir  si  on  devait  garder  les 
conquêtes  soni  rap|inrt(''cs  aussi  par  Ciiainbrier,  14  mars  l7iG.  «  Les  uns  disent  qu'il 
faut  regafincr  l'amitié  de  la  Hollande  en  faisant  oublier  l'ambition  de  Louis  \1V;  d'au- 
tres que  la  Hollande  ne  nous  aimera  jamais  et  qu'il  faut  lui  faire  peur  en  gardant  le 
moyen  de  lui  tomber  sur  le  corps.  » 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  o/l5 

parce  que  la  question  devait  reparaître  (on  le  \  erra^  périodique- 
ment pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  c'est-à-dire  plus  de 
deux  années  encore  dans  les  camps  comme  dans  les  conférences, 
à  chaque  incident  nouveau,  survenu  dans  la  diplomatie,  ou  sur  les 
champs  de  bataille.  Pour  le  moment,  le  parti  de  l'audace  et  de 
l'action  semblait  prévaloir,  car  Noailles,  sentant  son  avantage,  s'en- 
hardit jusqu'à  demander  que  la  négociation  qui  allait  s'engager 
ne  fût  pas  conduite  par  le  ministre  seul,  mais  par  le  conseil  tout 
entier,  réuni  en  conférence  pour  discuter  avec  l'envoyé  hollandais. 
Pour  le  coup,  d'Argenson,  visé  directement,  se  fâcha  et  le  prit  de 
très  haut  :  «  Je  lui  demandai,  dit-il,  comme  il  osait  proposer  au 
roi  de  changer  la  forme  du  gouvernement  ;  j'ajoutai  que  le  royaume 
de  France  ne  deviendrait  pas  république  par  ses  défiances  et  par 
son  éloquence.  Le  roi  rougit  et  changea  de  propos  (1).  » 

Mais  pendant  que  la  délibération  durait,  Wassenaer  était  arrivé, 
et  le  secret  n'est  jamais  assez  religieusement  gardé,  même  dans 
les  plus  petites  réunions  d'hommes,  pour  que  l'écho  des  discus- 
sions un  peu  vives  qui  s'y  élèvent  ne  retentisse  pas  au  dehors. 
D'ailleurs,  grâce  à  un  réveil  déjà  très  général  de  l'esprit  public, 
favorisé  par  le  défaut  d'ascendant  et  d'autorité  d'un  gouvernement 
débile,  l'habitude  s'était  répandue  dans  les  cercles  de  la  cour, 
comme  de  la  ville,  de  parler  tout  haut  de  politique  et  de  trancher, 
en  se  jouant,  les  questions  les  plus  délicates  de  la  diplomatie. 

Wassenaer  était  très  connu  à  Paris,  où  il  avait  longtemps  séjourné, 
était  apparenté  à  de  grandes  familles,  et  avait  beaucoup  d'amis,  il 
n'eut  qu'à  laisser  causer  devant  lui  et  à  ouvrir  l'oreille  pour  savoir 
à  quelles  dispositions  il  avait  à  faire.  11  faut  laisser  d'Argenson  lui- 
même  décrire,  avec  la  spirituelle  vivacité  de  son  style,  le  manège 
auquel  l'habile  agent  sut  se  livrer  :  —  «  M.  de  Wassenaer,  dit-il, 
est  homme  d'esprit  :  il  a  fait  plusieurs  voyages  en  France,  il  a  lu 
tous  nos  bons  livres  français  et  parle  avec  assez  d'éloquence  :  il 
suivit  apparemment  ses  ordres  en  se  répandant  beaucoup  dans  le 
monde  :  chacun  se  piqua  de  lui  faire  fête  et  de  lui  parler  de  la 
paix  :  on  le  regarda  à  la  cour  et  à  Paris  comme  un  sauveur  :  il 
parla  d'affaires  avec  tout  le  monde,  chacun  se  crut  négociateur  im- 
portant. Il  se  moqua  de  la  nation  et  manda  à  sa  cour  que  nous 
étions  bien  plus  grands  politiques  qu'on  ne  croyait  en  Europe, 
qu'il  n'y  avait  ici,  ni  dniue,  ni  éreijiie,  ni  c/ic/  qui  ne  lui  parlât  de 
politique,  il  dit  partout  qu'il  apportait  la  paix  telle  que  le  roi  ne  la 
ferait  pas  meilleure  à  Amsterdam,  il  voulait  flatter  la  nation  et  s'y 
rendre  agréable.  On  lui  avait  dit  à  La  Haye  que  notre  gouverne- 
Ci)  Journal  et  Mémoires  de  d'Argenson,  i.  iv,  p.  389. 


3/l6  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ment  était  tel  que  la  cour  et  la  ville  influaient  sur  les  afïaii'es,  que 
le  ministère  avait  peu  de  crédit  pour  les  résoudre,  il  crut  devoir 
nous  traiter  en  république,  où  l'on  doit  capter  les  suITrages  de  la 
multitude  (1).  » 

Ce  tableau,  si  piquant  et  pris  sur  le  vif,  n'est  pourtant  pas  com- 
plètement exact  :  les  causeurs  que  Wassenaer  cherchait  à  éblouir 
n'étaient  pas  tous  des  partisans  de  la  paix  à  tout  prix;  il  y  en  avait, 
au  contraire,  qui,  justement  fiers  des  victoires  de  Maurice,  dési- 
raient qu'il  poussât  sa  pointe,  et  qui  n'étaient  pas  disposés  à  lais- 
ser les  bourgeois  d'Amsterdam  se  faire  les  arbitres  du  sort  du 
monde.  A  ceux-là  Wassenaer  tint  aussi  un  langage  approprié  à 
leurs  sentimens  :  il  leur  laissa  entrevoir  cpie,  pour  peu  qu'on  lui 
permît  d'oftrir  h  l'Angleterre  des  conditions  sortables,  après  que 
la  proposition  aurait  été  rejetée,  les  Etats-généraux,  se  croyant  dé- 
gagés, seraient  libres  de  traiter  séparément  pom-  leur  compte.  C'est 
en  particulier  ce  qu'il  fit  entendre  au  marquis  de  Fénelon,  que 
d'Argenson  lui  avait  envoyé  pour  le  sonder  et  qui  avait  résidé  trop 
longtemps  en  Hollande,  en  qualité  d'ambassadeur,  pour  qu'on  pût 
espérer  de  lui  faire  illusion  sur  la  vérité  de  la  situation.  —  «  Vous 
le  verrez,  écrivait  le  marquis  au  ministre,  vous  attirer  dans  le  prin- 
cipe d'embrasser  à  la  lois  la  totahlé  de  la  paix  générale  ;  il  en 
reconnaît  cependant  la  difficulté  et  ne  paraît  pas  éloigné  de  pou- 
voir en  venir  à  penser  que,  pour  y  arriver,  il  faudra  commencer  par 
un  bout  (2).  »  —  L'avis  était  donné  évidemment  à  d'Argenson  pour 
le  mettre  en  garde  contre  le  piège  qu'on  s'apprêtait  à  lui  tendre, 
en  substituant  à  une  capitulation  particulière,  qui  devait  être  enle- 
vée de  haute  lutte,  une  négociation  générale  qui  traînerait  indéfi- 
niment en  longueur. 

Elïectivement,  ce  dont  Wassenaer  était  averti  d'avance,  mèjne 
en  quittant  La  Haye,  et  ce  dont  il  ne  pouvait  manquer  de  vou- 
loir profiter,  c'était  des  sentimens  de  modération  instinctive  dont 

(1)  Journal  et  Mémoires  de  d'Argenson,  t.  iv,  p.  338. 

(2)  Fénelon  à  d'Argenson,  24  février  lliG.  {Correspondance  de  Uollunde. — Ministère 
des  affaires  étrangères.)  —  C'est  probablement  à  cet  entretien  que  d'Argenson  fait  allu- 
sion quand  il  ajoute  au  tableau  que  je  viens  de  citer  cette  remarque  :  «  Il  s'est  encore 
engagé,  dans  plusieurs  conversations  sérieuses,  à  dire  que  si  ses  maîtres  ne  pouvaient 
déterminer  à  la  paix  lajcour  de  Londres,  les  États-généraux  la  feraient  seuls,  ce  qui 
n^était  pas  vrai.  «D'Argenson  se  trompait  au  moins  sur  les  dispositions  de  Wassenaer 
lui-même;  car  il  résulte  des  dépâcbes  de  cet  agent,  publiées  à  La  Uaye,  que  bien 
qu'obligé,  par  ses  instructions,  à  ne  négocier  que  sur  les  bases  d'une  paix  géné- 
rale, il  inclinait  lui-même  à  accepter  une  paix  séparée  avec  la  ueuU'alité  au  prolit  de 
la  Hollande,  et  qu'il  engageait  son  gouvernement  à  s'y  résigner.  (Voir  Jonge  :  Histoire 
de  la  diplomatie  pendant  la  guerre  de  la  succession  d'Autriche,  publiée  à  La  Uaye  en 
!852,  p.  187  et  189.) 


i 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  347 

était  animé  le  ministre  qui  portait  la  parole  au  nom  de  Louis  XV. 
Quand  il  ne  les  aurait  pas  appris  par  le  bruit  public,  d'Argenson 
en  avait  trop  souvent  fait  confidence  à  son  ami,  le  bon  et  paci- 
fique Van  Hoey,  ministre  ordinaire  de  La  Haye  à  Paris  (dont  j'ai 
eu  plus  d'une  fois  occasion  de  parler),  et  Van  Hoey  s'était  trop 
empressé  d'en  faire  part  à  sa  cour  dans  son  langage  emphatique 
et  sentimental  ;  il  avait  trop  souvent  juré  que  Louis  XV,  servi  par 
d'Argenson,  n'était  pas  Louis  XIV  servi  par  Louvois,  et  que  nulle 
pensée  de  conquête  ne  hantait  l'esprit  ni  du  souverain,  ni  du 
ministre,  pour  que  Ton  ne  sût  pas  parfaitement,  à  La  Haye,  à  quoi 
s'en  tenir.  Et,  bien  que  Van  Hoey  fût  complètement  discrédité,  bien 
que  Wassenaer  eût  ordre  de  ne  pas  communiquer  avec  lui  (ce 
dont  le  pauvre  ministre  se  plaignait  à  d'Argenson  dans  des  let- 
tres désespérées),  le  renseignement,  pom-tant,  avait  été  utile 
à  mettre  en  note.  Nul  doute  que  Wassenaer  l'eût  présent  à  la 
mémoire  en  abordant  la  première  audience  qu'il  reçut  de  d'Ar- 
genson (1). 

Tout  embarras,  d'ailleurs,  lui  fut  épargné  :  car  c'est  d'Argenson 
lui-même  qui  nous  raconte  qu'il  le  mit,  dès  les  premières  paroles, 
sur  le  terrain  où  il  désirait  certainement  être  placé.  —  a  Dans  une 
première  conférence,  dit-il,  je  lui  dis  que  nos  affaires  avanceraient 
bien  s'il  voulait  m'avouer  une  chose,  à  savoir  s'il  était  ambassa- 
deur seulement  de  la  république  de  Hollande,  ou,  en  même  temps, 
de  Hollande  et  d'Angleterre,  ou  de  ces  deux  puissances  et  de  la 
cour  de  Vienne?  »  —  Wassenaer  n'avait  assurément  reçu  aucun 
pouvoir  ni  de  Vienne  ni  de  Londres  dont  il  pût  se  prévaloir,  pour 
répondre  directement  à  cette  interpellation  :  il  lui  était  cependant 
trop  avantageux  de  se  voir  traité,  non  comme  le  messager  suppliant 
d'une  république  aux  abois,  mais  comme  le  plénipotentiaire  officieux 
des  deux  grandes  cours  belligérantes,  pour  qu'il  ne  cherchât  pas  à 
entretenir  cette  illusion.  —  «  Aussi,  dit  encore  d'Argenson,  il 
tourna  autour  de  la  question,  assurant  cependant  que  sa  répu- 
blique ne  faisait  cette  démarche-ci  que  par  sa  seule  volonté  et  ses 
seules  lumières.  »  —  A  travers  cette  dénégation  si  peu  positive, 
d'x\rgenson  crut  comprendre  qu'il  venait  au  moins  de  l'aveu,  sinon 
de  la  part  de  l'AngleteiTe,  et  la  conséquence,  qu'il  n'ajoute  pas, 
fut  que  Wassenaer  fut  autorisé  à  mettre  par  écrit  ses  idées  sur  les 
conditions  du  rétablissement  de  la  paix  en  Europe.  D'Argenson,  à 
cet  endroit  même  de  ses  Mémoires,  raconte  que,  plusieurs  fois 
dans  le  cours  des  conférences  qu'il  dut  avoir  par  la  suite  avec 
Wassenaer,  celui-ci,  étonne  et  charmé  de  le  voir  aborder  si  loyale- 

(1  j  Van  Hoey  aux  États-généraux,  14  février,  —  à  d'Argenson,  20,  21,  23  février  17itG. 
{Correspondance  de  Hollande.  —  Ministère  des  affaires  étrangères.) 


3 '4 8  REVUE    DES    DECX    MONDES. 

ment  tomes  les  questions,  s'écria  :  «  Ah  !  monsieur,  que  vous  êtes 
un  honnête  honniie  !  »  11  ne  nous  dit  pas  si  ce  fut  ce  jour-là  que, 
pour  la  première  fois,  cette  exclamation  lui  échappa  (1). 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Wassenaer  sortit  tellement  encou- 
ragé de  ce  premier  entretien,  que  le  projet  dont  il  ne  tarda  pas  à 
taire  remise,  non-seulement  ne  ressembla  pas  (comme  il  l'avait 
annonce)  à  la  paix  telle  que  la  France  aurait  pu  la  dicter  à  Amster- 
dam ;  mais  que,  si  les  alliés  vainqueurs  eussent  été  à  la  porte  de 
France,  ils  n'auraient  probablement  pas  élevé  d'autres  exigences. 

Pour  commencer,  avant  d'entrer  même  en  conversation  avec 
l'Angleterre,  la  Hollande  demandait  qu'on  lui  promît  la  restitution 
de  la  totalité  des  Pays-Bas  à  l'Autriche,  notamment  de  toutes  les 
places  fortes  occupées  par  l'armée  française,  et  «  vous  jugerez  sans 
doute  (  disait  la  note  )  que  les  hautes  puissances  souhaiteraient 
que  la  France  voulût  bien  étendre  sa  générosité  et  son  afïection 
pour  elles  jusqu'à  rendre  ces  places  en  l'état  où  elles  étaient  au 
temps  de  leur  prise,  »  c'est-à-dire,  apparemment,  avec  leurs  rem- 
parts relevés  et  munis  d'autant  de  canons  qu'on  en  avait  pris  sur 
les  bastions  ou  dans  les  arsenaux. 

Ce  n'était  ni  tout,  ni  ce  qu'il  y  avait  de  plus  osé.  On  sait  que,  par 
une  stipulation  spéciale  du  traité  d'Utrecht,  l'un  des  principaux  ports 
militaires  français  de  la  Manche,  celui  de  Dunkcrque,  d'où  l'Angleterre 
craignait  toujours  de  voir  sortir  une  menace  contre  elle,  avait  dû 
être  comblé  et  ses  fortifications  rasées,  avec  défense  de  les  relever. 
De  toutes  les  conditions  subies  par  Louis  XTV  dans  ses  malheurs, 
il  n'y  en  avait  pas  de  plus  douloureuse  que  cette  empreinte  d'une 
main  ennemie  et  victorieuse  laissée  sur  le  sol  français.  La  clause 
étant  devenue  caduque  par  ce  fait  même  de  la  déclaration  de 
guerre,  on  en  avait  fait  lapidement  disparaître  les  traces,  et  des 
travaux  venaient  d'être  opérés  à  la  hâte  pour  faciliter  l'expédition 
confiée  à  Richelieu.  Wassenaer  exigeait  que  ces  travaux  fussent 
détruits,  la  prohibition  remise  en  vigueur  et  des  commissaires  an- 
glais chargés  d'en  surveiller  l'exécution. 

Une  autre  clause  du  traité  d'Utrecht  interdisait  le  séjour  de 
France  au  chef  de  la  famille  déchue  des  Stuarts.  Celle-là  aussi  de- 
vait être  non-seulement  rétablie,  mais  étendue  du  prétendant  lui- 
même  à  toute  sa  postérité,  afin  de  bien  constater  que  le  prince 
Edouard  était  abandonné  à  son  mauvais  sort. 

L'Espagne,  de  son  côté,  devait  accepter  le  rétablissement  de  ses 
relations  commerciales  avec  l'Angleterre  sur  le  pied  réglé  par  le 

(I)  D'Ar{,'enson.  —  Chambrier  à  Frédéric,  4  mars  1740.  — Ce  diplomate  raconte 
que  d'Arjrcnson  lui  dit  à  cette  date,  probablement  le  lendemain  de  l;i  première  au- 
dience :  M  Quand  je  parle  à  M.  de  Wassenaer,  je  crois  parler  à  l'ambassadeur  d'An- 
gleterre. A 


m 


i:ruDEs  dji'lo.maiioueb.  349 

traité  antérieur  à  la  guerre,  et  dont  l'exécution,  en  donnant  lieu  à 
de  nombreuses  difficultés,  avait  amené  la  rupture  entre  les  cours 
de  Londres  et  de  Madrid. 

En  échange  de  ces  concessions  qui  constituaient,  en  réalité,  une 
retraite  sur  toute  la  ligne,  quelle  était  l'offre  de  l'envoyé  hollan- 
dais? L'espérance  (nullement  la  certitude)  de  la  restitution  par 
l'Angleterre  du  cap  Breton  et  des  points  occupés  en  Amérique,  et 
la  promesse  d'intervenir  pour  un  établissement  quelconque,  dont 
ni  l'étendue  ni  la  nature  n'étaient  spécifiées,  en  faveur  de  l'infant 
don  Philippe  en  Italie. 

En  Usant  ce  document,  qu'on  a  peine  à  croire  exact,  on  n'est 
pas  surpris  de  trouver  à  la  dernière  ligne  cette  note  de  la  main  de 
d'Argenson  :  —  u  J'en  ai  rendu  compte  au  conseil,  et  il  m'a  été 
ordonné  de  dire  que  ce  n'étaient  pas  là  des  offres.  »  —  Ce  qui 
étonne,  au  contraire,  c'est  qu'un  autre  ordre  n'ait  pas  suivi  immé- 
diatement celui-là,  et  que  Wassenaer  n'ait  pas  reçu  l'injonction  de 
quitter  Versailles  sans  délai  et  de  repasser  la  frontière  flamande  en 
avertissant  sa  cour  que  Maurice  n'allait  pas  tarder  à  l'y  suivre  et 
l'y  rejoindre  (1). 

D'où  vient  cependant  qu'un  parti  si  naturellement  indiqué  ne 
fut  pas  pris  et  que,  quelques  semaines  après,  on  retrouve  encore 
le  négociateur  hollandais  à  la  même  place,  les  pourparlers  repris, 
et  quelques-unes  même  des  conditions  si  justement  repoussées 
acceptées  pour  y  servir  de  base?  Tant  de  versatilité  et  de  fai- 
blesse ne  peut  être  seulement  imputé  à  l'incapacité  ordinaire  des 
conseillers  de  Louis  XV.  Il  y  faut  voir  la  suite  de  la  confusion  où 
furent  jetés  souverains  et  ministres  par  la  nouvelle  d'un  désastre 
imprévu  arrivé  à  la  même  heure.  Une  autre  négociation  engagée 
sur  un  théâtre  différent,  beaucoup  plus  heureusement  conçue  par 
d'Argenson,  et  f[ui  honore  sa  mémoire,  échouait  misérablement, 
au  moment  où  elle  était  sur  le  point  d'aboutir,  par  une  véritable 
fatalité.  C'est  du  côté  de  l'Ilalie  que  l'orage  éclatait  et  qu'il  faut 
tourner  nos  regards. 

Duc  DE  Broglie. 

(1)  J'ai  été  arrêté  ici  par  une  diUicuIté  que  je  cherche  vainement  à  résoudre.  Les 
dépêches  de  l'agent  hollandais,  publiées  à  La  Haye  dans  le  recueil  que  j'ai  indiqué, 
ne  parlent  eu  aucune  manière  de  la  pièce  que  j'ai  trouvée  aux  archives  françaises  et 
qui  reçut  du  conseil  du  roi  un  mauvais  accueil  si  bien  motivé.  \Vassenaer  affirme,  au 
contraire,  que,  d'Argenson  l'ayant  invité  à  s'expliiiticr  sur  les  propositions  qu'il  appor- 
tait, il  refusa  de  le  faire,  attendu  que  la  république  élan  dam  une  situation  à  avoir 
tout  à  demander  et  rien  à  offrir  ;  c'était  à  elle  à  écouter  ce  que  la  France  dcsii-ait 
pour  en  transmettre  l'expression  à  ses  alliés.  Probablement  Wassenaer,  craitcnant  de 
s'fttre  trop  avancé  et  se  voyant  rebuté,  ne  voulut  pas  rendre  compte  à  son  gouverne- 
ment d'une  démarche,  qui,  ayant  mal  tourné,  pouvait  amener  une  ruptuj-e  qui  lui 
serait  reprochée. 


LA    CAVALERIE 


DANS 


LA    GUERRE    MODERNE 


II'. 


Aux  époques  des  longues  guerres,  l'accord,  la  cohésion  des  dilîé- 
rens  rouages  qui  conslituenl  les  grandes  unités  de  combat,  résul- 
tent naturellement  d'une  série  d'efforts  communs.  Sous  l'influence 
de  cette  action  persistante,  les  troupes  se  soudent,  s'assouplissent, 
s'entraînent  ;  les  chefs  se  révèlent,  se  forment  et  grandissent.  Mais 
dans  la  vie  des  armées  modernes,  la  guerre  n'est  plus  un  ynodus 
Vivendi,  c'est,  de  loin  en  loin,  un  formidable  accident.  Plus  rares, 
les  campagnes  sont  aussi  plus  courtes  et  plus  décisives.  On  ne  peut 
plus  espérer  qu'on  fera,  à  la  guerre,  l'éducation  de  la  guerre;  il 
faut  s'y  présenter  armé  de  toutes  pièces.  Aussi  l'axiome  en  vertu 
duquel,  dès  le  temps  de  paix,  les  armées  doivent  être  organisées  et 
instruites  pour  la  campagne,  a  pris  une  force  et  une  extension 
nouvelles.  Il  domine  l'art  militaire.  La  cavalerie  surtout  doit  s'y 
conformer,  qui,  à  la  première  heure,  avant  les  autres  armes,  ouvre 
les  opérations. 

A  cette  tâche  redoutable,  par  ses  institutions  du  temps  de  paix, 
est-elle  bien  et  dûment  préparée? 

Un  principe  défectueux  semble  avoir  présidé  à  son  organisation. 
De  ce  qu'elle  avait  à  remplir,  en  guerre,  une  double  mission,  l'ex- 
ploration générale  en  avant  des  fronts  de  concentration,  puis  la 

(1)  Voyez  la  lievue  du  15  septembre. 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  351 

protection  immédiate  des  armées,  on  a  conclu  qu'elle  devait  être, 
en  paix,  constituée  en  partie  double. 

On  l'a  donc  divisée  en  deux  portions  à  peu  près  égales  :  en  fortes 
masses  capables  de  lutter  avec  la  cavalerie  adverse  ;  en  groupes 
relativement  faibles,  destinés  à  couvrir,  à  éclairer,  à  relier  les  co- 
lonnes. De  la  sorte,  nous  avons  aujourd'hui  deux  cavaleries  dis- 
tinctes :  les  divisions  indépendantes  et  les  brigades  des  corps  d'ar- 
mée. 

Pourtant,  quand  nous  avons  étudié  la  participation  de  cette  arme 
a  la  guerre,  sous  cette  dualité  apparente,  l'unité  de  son  rôle  et  de 
son  emploi  nous  est  clairement  apparue.  Nous  avons  vu  qu'il  ne 
serait  pas  trop,  aux  débuts,  de  toutes  ses  forces,  pour  prendre 
part  à  ce  terrible  prélude  d'où  doivent  jaillir  les  premiers  élémens 
de  supériorité  tactique  et  morale  :  la  lumière  et  la  foi  ;  qu'ensuite, 
il  faudrait  encore  grouper  la  cavalerie  en  masses  variables,  mais 
puissantes,  pour  qu'elle  puisse  concourir  efficacement  à  la  marche, 
à  la  collision  des  armées.  Dans  cette  répartition,  on  ne  pourra 
prendre  pour  guide  un  barème  théorique;  on  devra  se  fonder  sur 
une  conception  clairvoyante  des  opérations. 

L'exemple  des  guerres  napoléoniennes  est,  sous  ce  rapport,  in- 
structif. La  cavalerie  était  bien  divisée  en  deux  parts  :  l'une,  la 
principale,  était  massée  en  Réserves  ou  en  Corps  spéciaux;  l'autre 
était  répartie  entre  les  difïérens  corps  de  la  grande  armée.  Mais  cette 
organisation  n'avait  rien  de  fixe  ni  d'immuable  ;  elle  variait  avec  les 
circonstances  de  guerre.  Elle  ne  procédait  pas  d'une  proportion 
rigide,  elle  découlait  naturellement  des  nécessités  de  la  campagne. 
Ainsi,  en  1809,  certains  corps  d'armée,  le  7^  et  le  9%  disposent  de 
cinq  régimens  de  cavalerie;  d'autres,  le  2®  et  le  h^,  ont  seulement 
deux  ou  trois  escadrons  (1). 

La  guerre  moderne  exige  une  app'ication  plus  large  et  plus 
souple  du  même  principe.  Dans  la  mise  en  jeu  considérable  des 
effectifs  actuels,  les  différentes  unités  de  combat  ont  perdu  leur 
ancienne  valeur.  Ce  n'est  plus  entre  des  corps  d'armée,  mais  entre 
des  armées  que  doit  s'opérer  la  répartition. 

Aussi,  quand  on  se  demande  à  quelle  éventualité  de  guerre 
correspond  notre  organisation  des  brigades  de  corps,  la  réponse 
échappe.  Nulle  part,  ni  dans  la  concentration,  ni  dans  la  marche 
d'approche,  ni  dans  la  bataille,  on  ne  peut  prévoir  leur  fonction- 
nement ou  leur  emploi.  Jamais  un  chef  d'armée  ne  se  privera  du 
concours  de  sa  cavalerie  pour  la  laisser,  disséminée  par  groupes 
impuissans,  à  la  disposition  de  ses  commandans  de  corps.  Quelle 
que  soit  leur  répugnance  à  se  séparer  de  leurs  brigades,  ces  der- 

(1)  Situation  de  la  grande  armée  au  l'^'"  juillet. 


352 


REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 


niers  sont  bien  obligés  de  prévoir  que,  dès  l'entrée  en  campagne, 
ils  devront  se  contenter  des  détachemens  nécessaires  à  leur  corres- 
pondance,à  leur  liaison,  —  détachemens  quileur  seront  fournis  par 
les  réservistes  et  les  chevaux  de  réquisition.  Ils  sont  bien  obligés 
de  convenir  que  l'organisation  existante  répond  davantage  aux 
commodités,  sinon  aux  besoins  du  temps  de  paix,  qu'aux  nécessités 
do  la  guerre;  elle  peut  être  territoriale,  administrative  ou  simple- 
nient  agréable,  elle  ne  sera  jamais  tactique.  En  somme,  soit  indé- 
pendante, soit  rattachée  aux  armées,  la  cavalerie  tout  entière  n'a 
qu'une  formule  de  son  emploi  :  l'action  en  masses.  Tout  entière 
elle  est  appelée  à  explorer  et  à  combattre.  Dans  sa  mission,  dans 
ses  services,  il  n'y  a  pas  dualité,  il  y  a  succession.  Sa  constitution 
du  temps  de  paix  ne  ressemble  donc  en  rien  à  celle  que  lui  im- 
poserait la  guerre. 

A  ce  vice  fondamental,  vient  s'ajouter  un  autre  inconvénient.  La 
lépartition  sur  le  territoire,  ou  mieux,  la  diffusion  des  régimens 
de  corps  écarte  la  possibilité  d'une  concentration  prompte  et  sûre. 
Le  principal  enjeu  de  la  cavalerie  se  joue  en  un  moment  critique 
et  véritablement  aigu.  Pour  s'y  présenter  dans  des  conditions 
avantageuses,  ses  forces  devraient  être  échelonnées  sur  les 
réseaux  ferrés  de  telle  sorte  qu'au  premier  signal  du  télégraphe 
elles  puissent  accourir  à  la  frontière.  Ainsi,  elles  pourraient  porter 
un  coup  retentissant  et  décisif.  Les  difficultés  de  casernement  ou 
d'alimentation,  devraient  seules  faire  manquer  à  cette  règle  ;  l'or- 
ganisation tactique  n'y  devrait  point  faillir. 

Aussi  bien,  mieux  que  tous  les  raisonnemens,  un  fait  établit  l'in- 
cohérence et  la  fragilité  du  système.  Le  travail  de  mobilisation  pré- 
voit l'endivisionnement  des  brigades  de  corps.  Leur  répartition  en 
arrondissemens  d'inspection  n'en  est  qu'une  préparation  déguisée. 
L'anomalie  d'une  organisation  du  pied  de  paix  qui,  aux  débuts 
d'une  guerre,  serait  complètement  remaniée,  est  donc  à  ce  point 
flagrante  qu'on  a  dû  en  prévenir  les  effets.  Alors  quels  puissans 
mobiles  l'imposent?..  Serait-ce  l'unique  désir  de  rendre  plus  étroits, 
plus  intimes,  les  rapports  entre  les  deux  armes?  A  cela,  la  con>- 
munauté  des  garnisons,  la  fréquence  du  contact,  les  manœuvres 
combinées  suffisent,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de  recourir  à  un  ex- 
I)édient  dont  la  gravité  n'exclut  pas.  d'ailleurs,  liimtilité.  Cette 
distinction  dans  la  forme  ne  change  rien  au  fond  de  la  situation,  et 
la  liaison  morale  entre  les  deux  armes  est  assez  forte  pour  qu'elles 
(lédaignont  un  procédé  empirique,  absolument  contraire  aux  prin- 
cipes essentiels  de  leur  tactique. 

Ainsi,  (i  priori,  une  organisation  rationnelle  repousse  un  pareil 
système.  L'éducation,  au  moins,  le  réclame-t-elle?  Mais  cette  édu- 
cation doit  être  une,  puisque  le  rôle  est  un.  L'idéal  d'instruction 


4 


>1  I 


LA  l;avali:kie  da.\»  la  guerri:  iiooiiiiNK.  353 

qui  hante  la  cavalerie  indépendante  ne  saurait  rester  caché  à  la 
cavalerie  de  corps;  pas  plus,  le  but  poursuivi  par  cette  dernière  ne 
peut  demeurer,  pour  la  première,  lettre  morte...  sinon  l'une  ou 
l'autre  font  fausse  route,  ou  bien  les  deux  sont  incomplètement  pré- 
parées. La  solution  juste  ressortira  de  l'analyse  de  la  question. 

Un  système  d'éducation  fortement  pensé,  fermement  suivi,  doit 
être  objectif  et  non  subjectif.  Il  doit  procéder  d'une  notion  claire 
de  la  guerre  et  ne  pas  tendre  à  lui  imposer  une  formule  précon- 
çue. Ces  conditions  sont,  en  théorie,  acceptées;  en  fait,  sont-elles 
remplies? 

La  cavalerie  couvre,  découvre,  combat.  Les  services  d'explora- 
tion et  de  sûreté  sont  les  préliminah-es,  le  combat  est  la  conclu- 
sion; ils  sont  permanens,  continus,  il  est  intermittent  et  bref;  ils 
réclament  des  efforts  disséminés  et  quasi-individuels,  il  exige  l'em- 
ploi de  toutes  les  forces  réunies,  l'action  d'ensemble.  Toute  l'édu- 
cation de  la  cavalerie  repose  sur  ces  deux  manifestations  distinctes. 
Elle  doit  former  à  la  fois  un  éclaireur  et  un  combattant  ;  un  homme 
isolé  qui  apportera  son  intelligence  dans  l'exploration,  un  homme 
du  rang  qui  apportera  son  sabre  dans  la  mêlée. 

Ce  n'est  pas  tout  d'un  coup  qu'on  a  distinctement  entrevu  cette 
double  physionomie  du  cavalier. 

Au  lendemain  de  1870,  une  erreur,  lentement  dissipée,  lança  la 
cavalerie  entière  dans  la  voie  unique  du  service  en  campagne.  Son 
activité  naissante  ne  s'étendait  pas  au-delà  de  ce  cercle  restreint. 
Elle  s'épuisait  en  la  répétition  d'une  pièce  jamais  complètement 
jouée,  en  la  recherche  d'un  problème  irréductible;  il  manquait  la 
vraie  solution  :  le  combat. 

L'impression  soudaine  ressentie  après  la  défaite  n'avait  d'ailleurs 
pas  permis  encore  de  procéder  à  une  expérience  calme  et  réfléchie. 
D'instinct  on  s'était  mis  à  la  besogne  la  plus  pressante ,  mais 
on  s'y  était  enlizé.  Et  comme  l'emploi  tactique  de  la  cavalerie 
n'était  pas  formulé,  pour  tirer  parti  des  masses  ainsi  réunies,  on 
s'ingéniait  à  les  distribuer  en  des  dispositifs  compliqués,  capables 
d'assurer  à  la  fois  la  clairvoyance  et  l'impénétrabilité,  sans  pré- 
voir que  l'arrangement  entier  était  à  la  merci  d'une  concentra- 
tion puissante,  d'une  offensive  vigoureuse  et  prompte.  Trois  règle- 
mens  successifs  (1)  préconisèrent  à  tour  de  rôle  ces  dispositifs 
réputés  infaillibles,  et  cependant  diflérens.  La  recherche  exagérée 
de  la  formule  aboutissait  à  l'aveu  de  son  impuissance.  11  devint 

(1)  InstrucLioii  pratique  de  1875  sur  le  service  de  la  cavalerie  ou  campagne.  — 
Instruction  de  1876  sur  le  service  de  la  cavalerie  éclairant  une  armée.  —  Instruction 
provisoire  de  1877  sur  le  service  des  marches. 

TOME  xcvi.  —  1889.  23 


35i  BEVUE    DE^    DEUX    MONDES. 

évident  qu'on  ne  pouvait  enserrer  dans  des  règles  fixes  des  ques- 
tions d'application  ne  relevant  que  des  circonstances  variables  de 
la  campagne.  Cependant,  de  ces  tentatives  accumulées,  la  lu- 
mière peu  à  peu  se  dégagea.  La  nécessité  de  combattre  pour  voir 
finit  pai"  s'imposer.  Un  enseignement  substantiel  ot  solide  ressortit  : 
c'est  qu'indépendamment  de  toute  formule  théorique  la  cavalerie 
opère  toujom's  en  deux  élémens  :  un  ensemble  de  groupes  isolés 
pour  éclairer  ou  couvrir,  une  masse  compacte  et  concentrée  pour 
combattre.  Toute  la  cavalerie  devait  être  préparée  à  ce  double  rôle. 

Dans  le  service  en  campagne,  l'unité  d'éducation  résultait  clai- 
rement de  l'unité  d'emploi.  S'orienter,  marcher,  voir,  rendie 
compte,  sont  des  actes  abstraits  et  simples,  indépendans  des  cir- 
constances extérieures  auxquelles  ils  se  rattachent.  Aussi  les  groupes 
chargés  de  les  accomplir  fonctionnent-ils  d'après  des  règles  et  des 
procédés  identiques.  Leur  nombre  ou  leur  éloignement  seuls  va- 
rient. Qu'ils  opèrent  pour  le  compte  de  la  cavalerie  ou  de  l'infan- 
terie, qu'ils  s'appellent  patrouille,  reconnaissance  ou  avant-garde, 
qu'ils  précèdent  un  escadron  ou  un  coips  d'armée,  leur  service, 
demem-é  le  même,  exige  une  éducation  uniforme.  Quand  les  deux 
élémens  qui  le  composent,  quand  le  chef  et  le  cavalier  sont  in- 
struits, le  système  entier,  alerte  et  vigilant,  est  prêt  à  fonctionner 
dans  tous  les  sens  et  sous  toutes  les  formes.  En  arrière,  la  masse 
compacte  interviendra  pour  dicter  la  solution  :  pour  combattre. 
Cela,  c'est  la  fonction  cardinale  de  l'arme.  On  peut  en  discuter  la 
forme,  on  ne  peut  en  méconnaître  l'unité.  En  tout  cas,  son  exacte 
notion  permettra  seule  de  se  former  une  opinion  raisonnée  sur  les 
questions  à  l'ordre  du  jour. 

De  tous  les  combats  que  la  cavalerie  est  appelée  à  affronter,  le 
plus  difficile  est  sans  contredit  celui  qu'elle  livre  contre  sa  propre 
rivale.  Quand  elle  se  précipite  sur  les  autres  armes,  le  coup  d'jeil 
et  la  résolution  du  chef,  la  bravoure  et  l'impulsion  des  cavaliers, 
sont  des  facteurs  décisifs  et  parfois  sufTisans.  Contre  un  adversaire 
immobile  et  qu'il  s'agit  de  frapper  de  terreur,  l'audace,  la  sui-prise, 
l'impétuosité  sont  plus  redoutables  que  l'habileté  de  la  manœuvre. 
La  force  principale  de  l'attaque  résulte  de  son  à-propos  et  de  sa 
\itesse.  D'ailleurs,  le  chef  peut  à  son  gré  livrer  le  combat  ou  s'y 
soustraire.  Et  s'il  s'agit  d'un  sacrifice  commandé,  la  difficulté  morale 
seule  subsiste.  Droit  devant  elle,  la  cavalerie  s'élance  et  frappe. 
Comme  résolution,  c'est  héroïque  ;  comme  tactique,  c'est  simple. 

Tout  autre  est  la  lutte  de  deux  cavaleries.  Entre  ces  deux  ad- 
versaires de  même  essence,  se  ruant  avec  une  égale  rapidité  ot 
doués  d'hnpulsions  identiques,  l'espace,  le  temps,  sont  supprimés. 
La  vitesse  de  l'un  se  double  de  celle  de  l'autre;  l'action  est  brève, 
fugitive,  insaisissable.  Les  phases  du  combat  :  l'approche,  la  ma- 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  355 

nœuvre,  révénement,  se  déroulent  et  se  confondent  en  une  seule 
et  rapide  poussée.  Mais  si  toutes  les  difficultés  sont  condensées, 
toutes  les  facultés  du  commandement  et  de  la  troupe  doivent  être, 
en  proportion,  exaltées.  En  quelques  secondes,  il  faut  accomplir 
trois  actes  complexes  :  prendre  une  résolution,  la  transmettre, 
l'accomplir.  C'est  le  triomphe  de  la  rapidité  de  conception  et  d'exé- 
cution. Entre  ces  deux  facteurs  l'accord  doit  être  intime  et  instan- 
tané. Aussi,  quelles  ffue  soient  les  qualités  géniales  ou  acquises 
des  chefs,  elles  resteraient  sans  effet  si  leur  outil  n'était  pas  mer- 
veilleusement façonné.  La  lourdeur,  l'inertie  de  l'instrument,  para- 
lysant leur  initiative,  les  laisseraient  désarmés  en  face  d'adver- 
saires égaux  en  habileté  et  en  audace,  mieux  secondés  par  des 
troupes  plus  manœuvrières  et  plus  maniables.  En  somme,  à  com- 
mandement égal,  la  lutte  de  deux  cavaleries  est  une  sorte  d'escrime, 
un  assaut,  où  le  succès  appartient  au  plus  assoupli,  au  mieux  exercé. 

Mais  s'il  est  difficile,  ce  combat  aussi  est  inévitable.  De  lui  dépend 
toute  action  ultérieure.  Tant  que  la  cavalerie  adverse  restera  de- 
bout, elle  opposera  aux  tentatives  de  l'adversaire  la  muraille  vivante 
de  ses  escadrons.  En  travers  de  la  route,  elle  surgira,  sans  cesse 
renaissante,  jusqu'à  ce  que,  démoralisée,  épuisée,  sentant  qu'elle 
a  en  face  d'elle  une  volonté  supérieure  à  la  sienne,  un  souffle  plus 
puissant,  un  bras  plus  lourd,  elle  renonce  à  la  lutte  ou  y  suc- 
combe. 

Ainsi  le  combat  de  la  cavalerie  contre  sa  rivale  est  la  manifes- 
tation suprême  et  habituelle  de  son  rôle  ;  c'est  aussi  la  pierre  de 
touche  de  son  aptitude  à  la  guerre.  A  lui  se  rattachent  non- seule- 
ment tous  les  principes,  mais  encore  toute  la  puissance,  tout  l'ave- 
nir de  cette  arme.  Quand  elle  y  est  bien  préparée,  elle  est,  par  cela 
même,  prête  à  tout  entreprendre  et  à  tout  surmonter. 

A  ne  considérer  que  l'aspect,  cela  cependant  parait  bien  simple  : 
deux  masses  de  cavalerie  qui  s'aperçoivent  et  se  précipitent.  Mais 
d'où  vient  que  l'une  accélère  l'allure,  tandis  que  l'autre  la  ralentit? 
Pourquoi  celle-ci  est-elle  victorieuse  et  celle-là  vaincue?  Quel  in- 
saisissable élément  a  fait  pencher  la  balance,  quels  invisibles  fac- 
teurs ont  fondé  le  succès?  Pour  analyser  cet  acte  fugitif  et  violent, 
il  faut  en  découvrir  les  rouages  cachés,  surprendre  le  fonctionne- 
ment secret  du  mécanisme. 

L'entité  formée  par  une  troupe  de  cavalerie  comprend  trois  élé- 
mens  distincts  :  le  chef,  le  cavalier,  le  cheval.  Chacun  possède  des 
propriétés  propres  et  joue  des  rôles  diflérens.  Du  commandement 
dépendent  la  conception,  le  coup  d'œil,  l'habileté,  la  résolution; 
de  la  troupe,  la  promptitude  et  la  correction  de  la  manœuvre,  l'exé- 
cution; des  deux  réunis,  l'impulsion  morale;  du  cheval  enfin,  le 
fonds  et  la  vitesse,  l'impulsion  matérielle. 


356 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Un  système  d'éducation  rationnel  devra  combiner  ces  trois  fac- 
teurs de  manière  à  en  retirer  le  maximum  de  rendement. 


Le  commandement  est  la  clé  de  voûte.  11  constitue  le  centre  de 
toutes  les  impulsions.  C'est  l'clémcnt  le  plus  subtil  et  le  plus  fort, 
—  en  un  mot,  c'est  l'âme.  Dans  la  cavalerie  surtout,  son  influence  est 
frappante  et  immédiate.  Cette  arme  ressent  vivement.  Une  étincelle 
la  galvanise  ou  une  contrainte  la  retient.  A  la  voir  passer,  on  peut 
deviner  qui  la  commande.  Suivant  que  son  chef  lui  inspire  la  con- 
fiance ou  le  doute,  elle  court  alerte  et  vive,  sûre  du  succès,  ou  bien 
elle  se  traîne  résignée,  par  avance  vaincue.  Cette  impression  pro- 
fonde, indéniable,  a  été  ressentie  par  tous  ceux  qui  ont  vu  de 
près  des  manœuvres  de  cavalerie.  Presque  toujours  l'entrain  ou 
l'inertie,  l'action  ou  l'inaction,  dépendent  du  caractère  du  chef; 
qu'il  change,  et,  sans  transition,  le  découragement  succède  à  la 
conviction,  la  passivité  à  l'enthousiasme.  Ces  brusques  reviremens 
sont  sans  doute  excessifs;  on  peut  les  regretter,  mais  non  les  dé- 
daigner ;  ils  ont  la  force  d'un  fait. 

Si  le  commandement  est  l'agent  principal,  il  faut  s'efforcer  d'en 
développer  la  valeur,  d'en  rehausser  le  prestige. 

Un  jour  sans  doute  on  reconnaîtra  le  péril  auquel  est  exposé  un 
corps  d'officiers,  dans  une  société  où  la  concurrence,  la  poussée 
vertigineuse  de  bas  en  haut,  sont  érigées  en  règle  ;  où  les  convoi- 
tises constamment  surexcitées  conduisent  au  dédain  des  principes 
méthodiques  d'un  avancement  justifié.  On  mesurera  la  difficulté 
de  former  et  de  maintenir  intacte,  à  l'abri  d'une  contagion  quasi- 
endémique,  une  race  particulière  d'hommes  uniquement  préoccu- 
pés de  leur  devoir.  On  sentira  le  besoin  d'apporter  la  plus  rigou- 
reuse impartialité  dans  l'appréciation  des  titres  et  la  distribution 
des  récompenses.  Pourtant,  depuis  douze  années,  l'armée,  quelle 
que  soit  son  apparente  vitalité,  a  profondément  souffert  de  l'in- 
fluence de  notre  état  social.  Elle  n'a  pu  complètement  se  maintenir 
en  dehors  des  atteintes  de  la  politique.  Sans  rappeler  des  exemples  i 
où  l'on  a  pu  constater  trop  clairement  qu'il  était  parfois  plus  avan- 
tageux de  faire  preuve  d'attachement  aux  idées  du  jour  que  de 
capacité,  ne  voit-on  pas  les  lois  mêmes  armer  la  politique  contre 
le  haut  commandement,  en  imposant  aux  chefs  des  corps  d'armée, 
après  trois  années  de  fonctions,  l'épreuve  d'un  renouvellement  de 
pouvoirs,  absolument  contraire  à  toute  idée  de  saine  hiérarchie, 
comme  à  toutes  les  traditions  de  discipline?  N*a-t-on  pas  vu  des 
chefs  autorisés,  longtemps  écartés  comme  suspects,  et  dont  les 
concurrons  avaient  parfois  pour  principal  titre  d'appartenir  à 
une  nuance  mieux  assortie?  N'a-t-on  pas  vu  des  ministres  portés 
au  pouvoir  par  de  bruyantes  coteries  et  réduits  à  se  préoccuper 


# 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  357 

avant  tout,  dans  le  choix  du  haut  personnel,  de  l'eflet  que  pouvait 
produire  sur  leurs  amis  politiques  telle  ou  telle  nomination?  Quel- 
ques-uns furent  à  ce  point  même  entraînés,  qu'ils  ne  durent  leur 
portelcuille  qu'à  l'étrange  condition  d'élever  tel  général  ou  d'abais- 
ser tel  autre  sans  qu'aucun  motif  d'ordre  militaire  pût  être  invoqué. 
Chez  les  puissances  militaires  voisines,  il  suffit,  pour  se  distin- 
guer, de  faire  preuve  de  capacité  et  de  talent,  ici  il  faut  encore 
produire  un  mérite  originel  et  nouveau  :  il  faut  plaire.  Ce  n'est 
pas  seulement  un  aréopage  militaire  qui  juge  ;  il  s'y  joint  un  tri- 
bunal politique,  assisté  de  reporters  différons.  Suivant  leurs  sym- 
pathies ou  leurs  opinions,  ces  membres  anonymes  d'une  com- 
mission occulte  s'appliquent  à  faire  ou  à  défaire  les  réputations.  Là 
est  le  mal  profond,  latent,  en  général  ignoré,  connu  seulement  de 
ceux  qui  en  souffrent.  Et  si  une  réaction  salutaire  semble  se  pro- 
duire, souhaitons  qu'elle  s'achève  vite.  Il  est  temps  d'en  linir 
avec  des  erremens  dont  on  n'a  que  trop  toléré  les  troublantes  ma- 
nifestations. 

L'organisation  du  commandement  ne  doit  prendre  pour  base 
que  la  valeur  militaire  démontrée;  c'est  la  première  et  la  plus 
sohde  garantie.  A  ce  point  de  vue,  les  grandes  manœuvres  spé- 
ciales doivent  jouer  un  rôle  décisif.  Quand,  après  une  année  d'in- 
struction, des  brigades  sont  réunies  en  divisions,  et  ces  dernières 
même  concentrées,  ce  n'est  plus  seulement  pour  disserter  sur  des 
alignemens  ou  des  allures,  pour  vérifier  l'exactitude  de  l'épure  ou 
de  la  formule.  Ceci,  c'est  la  partie  mécanique  des  manœuvres  ; 
c'est  l'évolution.  Il  s'agit  surtout  d'apprécier  l'habile  tactique,  le 
tempérament,  le  caractère,  le  coup  d'œil  et  l'esprit  de  décision,  de 
juger  enfin  de  cet  ensemble  de  qualités  qui  constituent  l'aptitude 
au  commandement.   Cela,  c'est  le  côté  moral,  le  plus  important. 

Dans  la  cavalerie  surtout,  —  arme  délicate  et  coûteuse,  —  il  est 
nécessaire  d'entretenir  une  pépinière  de  chefs  ardens  et  jeunes,  — 
jeunes,  non  pas  tant  par  leur  acte  de  naissance  que  par  leur 
vigueur  physique,  leur  ressort  intellectuel,  leur  énergie  morale. 
On  ne  le  pourra  qu'au  prix  d'une  soigneuse  sélection. 
I  Cependant  nos  institutions  sont  ainsi  faites  qu'elles  permettent 
difficilement  d'élever  les  hommes  de  valeur  en  écartant  les  inca- 
pables ou  les  impotens.  Le  manque  de  retraite  proportionnelle 
ferme  à  ces  derniers  une  porte  honorable  de  sortie.  On  est  donc 
fatalement  réduit  à  un  surcroît  de  rigueur  ou  à  un  excès  de  bien- 
veillance. L'un  ou  l'autre  l'emportent,  suivant  les  tempéramens.  Et 
cette  sélection  nécessaire,  loin  de  découler  uniformément  de  règles 
rationnelles  et  fixes,  dépend  le  plus  souvent  du  caractère  variable 
de  ceux  qui  ont  charge  de  f  exercer.  La  cavalerie  a  contemplé  ces 


H 


1 


358  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reviremcns  subits  ;  elle  a  connu  deux  systèmes,  également  remar- 
quables, également  animés  d'un  ardent  désirdu  progrès.  L'un,iondé 
sur  une  impitoyable  énergie,  sur  un  exercice  absolu  de  l'autorité,  sur  m 
une  recherche  persistante  de  la  valeur  intrinsèque  des  hommes,  fai-B 
sant  volontiers  litière  des  considérations  philanthropiques,  avait  semé 
dans  l'arme  entière  une  activité  dévorante  et  une  impulsion  vraiment;] 
extraordinaire.  Le  secret  mobile  était  peut-être  un  entliousiasme  me 
langé  de  quelque  terreur,  mais  les  eflets  étaient  incontestables 
généralisés.  L'autre  essentiellement  bienveillant,  circonspect,  près 
que  timide,  cherchant  son  point  d'appui  en  la  constatation  des  coi 
naissances  purement  théoriques,  inspirait,  il  est  vrai,  une  qui( 
tude  inaccoutumée,  une  allure  discrète  et  calme,  sous  lesquellei 
ne  tardèrent  pas  à  se  glisser  les  principes  dissolvans  d'une  sta-jj 
gnation  dangereuse.  Ce  n'étaient  pas  là  les  seules  ni  les  principale 
diflérences.  Le  premier  système,  sacrifiant  l'intérêt  des  personnes  1 
à  celui  des  institutions,  agissait  par  une  sélection  violente,  maisl 
judicieuse,  car   il  ne  prenait  pas  seulement  pour  base  le  déce-l 
vaut  appareil  des  formules  acquises,  mais  bien  la  valeur  innée  del 
l'individu,  dégagée  des  qualités  manufacturées  que  peuvent  pro-l 
duire  le  travail  et  la  mémoire  réunis.  Le  second,  au  contraire,  nel 
s'appliquait  pas  tant  à  pénétrer  la  nature  des  hommes  qu'à  appré-j 
cier  leurs  mérites  superficiels,  par  la  ligoureuse  analyse  de  lei 
travaux  et  de  leurs  efforts.  L'un  s'attachait  aux  actes  et  l'autre  ^| 
l'examen. 

L'adoption  projetée  de  la  retraite  proportionnelle,  ou  simple-l 
ment  d'une  situation  nouvelle  pour  les  officiers  quittant  rarméel 
avant  trente  ans  de  services,  permettra,  sans  doute,  de  transfor-l 
mer  cette  élimination  jusqu'alors  exceptionnelle  ou  blessante,  eal 
une  dérivation  normale,  méthodique  et  par  tous  acceptable.  Mais! 
qui   prononcera   sur    cette    élimination   nécessaire  ?   quelle    serai 
l'épreuve  et  quels  seront  les  juges  autorisés?  Dans  les  divisions! 
de  cavalerie  indépendante,   dès  le  temps  de  paLx  organisées  eti 
instruites  en  fortes  masses,  les  élémens  d'appréciation ,  de  com-l 
paraison,  de  compétence,  abondent.  Dans  les  brigades  de  corps,! 
isolées,  disséminées  par  régimens,  livrées  à  elles-mêmes,  sans  im-j 
pulsion  centrale,  sans  réunions  annuelles  où  puiser  l'esprit  et  la| 
note  de  l'arme,  ces  élémens  font  défaut.  Une  fois  par  an,  un  inspec- 
teur général,  laissé  pendant  tout  le  reste  du  temps  sans  comman- 
dement cfïectif,  sort  de  cette  retraite  anticipée  pour  venir  procéder 
à  des  opérations  méticuleusemcnt  définies,  et,  pour  la  plupart,  pu- 
rement administratives.    Encore  se  gardera-t-il  de  s'élever  contre 
les  idées  particulières  du  commandant  de  corps  d'armée,  dont  iJ 
n'est  pour  ainsi  dire  que  le  délégué.  Pourtant  cette  opération  som- 
maire suffit;  c'est  la  seule  sanction  et  la  seule  garantie.  On  cou- 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  359 

viendra  sans  peine  que  ce  n'est  pas  là  une  organisation  solide,  ni 
rationnelle.  Si  ce  général-inspecteur  doit  avoir,  en  temps  de  guerre, 
la  conduite  et  la  responsabilité  des  brigades  qu'il  examine,  il  est  lo- 
gique et  prudent  qu'il  ait,  en  temps  de  paix,  le  soin  de  les  pré- 
parer. A  lui  seul  appai'tient  de  façonner  l'instrument  dont  il  devra 
se  servir. 

Ainsi  l'organisation  actuelle  des  brigades  de  corps,  déjà  défec- 
tueuse au  point  de  vue  de  leur  emploi  à  la  guerre,  porte  encore 
atteinte  à  la  bonne  constitution  de  leur  commandement. 

Si  le  commandement  représente  l'élément  moral  d'une  troupe  de 
cavalerie,  le  cheval  en  est  le  plus  important  facteur  matériel.  C"est 
par  excellence  l'arme  du  cavalier  ;  il  résume  le  fonds  même  de  sa 
tactique  :  la  mobilité  et  la  vitesse. 

L'évolution  qui,  depuis  quinze  années,  transforme  notre  système 
de  remonte,  sera  bientôt  achevée.  A  un  mode  défectueux,  encom- 
brant nos  escadrons  de  jeunes  chevaux  incapables  de  rendre  des 
services  immédiats  ;  à  la  fluctuation  continuelle  des  eHéctifs  ;  au 
manque  absolu  de  règles  fixes  dans  les  achats  et  les  réformes,  ont 
succède,  d'abord  l'histitution  des  dépôts  de  transition,  débarras- 
sant les  corps  des  sujets  trop  jeunes  pour  entrer  en  campagne; 
puis,  par  la  fixité  des  achats  et  des  réformes,  celle  des  effectifs. 
Enfm  les  régimens  ont  été  exonérés,  pour  la  plupart,  des  prélè- 
vemens  périodiques  opérés  autrefois  au  profit  d'officiers  étran- 
gers à  l'ai'me.  Les  progrès  paraissent  donc  constans  et  généraU- 
sés.  Ils  le  seraient  réellement  s'ils  n'étaient  contrariés  par  des 
influences  poUtiques  d'autant  plus  nombreuses  que  le  système  des 
remontes  se  rattache  plus  étroitement  aux  questions  industrielles  et 
agricoles. 

Par  une  anomalie  caractéristique,  c'est  surtout  en  vue  de  satis- 
faire aux  revendications,  —  d'ailleurs  légitimes,  —  des  éleveurs, 
qu'a  été  décidée  la  fixité  du  chifïi-e  annuel  des  achats.  La  ca- 
valerie en  a  bénéficié  dans  une  large  mesure,  mais  par  consé- 
quence, et  non  à  titre  d'objectif  direct.  Ce  côté  électoral  de 
la  question  a  continué  de  prédominer,  La  production  chevahne 
n'est  pas  égale,  en  qualité  et  en  quantité,  dans  toutes  les  parties 
de  la  France.  Cette  considération  aurait  dû  imposer  une  répartition 
rationnelle.  Il  n'en  a  rien  été.  Au  lieu  de  développer  les  achats  là 
où  existe  le  meilleur  cheval  d'armes,  de  les  restreindre  là  où  il  est 
défectueux,  on  semble  s'être  attaché  surtout  à  olïrù"  aux  éleveurs 
un  débouché  mesuré  à  la  nuance  de  leurs  opinions  encore  plus 
qu'aux  mérites  de  leurs  produits.  C'est  ainsi  que  le  sud-ouest  offre 
une  qualité  exceptionnelle  de  chevaux  de  cavalerie  légère  dont  on 
est  loin  de  tirer  tout  le  parti  possible,  alors  qu'on  achète  à  profu- 


IP 


i 


360  REVUE  DES  DLUX  MONDES. 

siou,  dans  le  nord-ouest,  des  animaux  très  peu  propres  au  service 
de  la  selle.  Les  considérations  patriotiques,  les  elTorts  des  commis- 
sions ou  des  ministres  sont  impuissans  quand  ils  se  heurtent  à  celte 
manifestation  souveraine  du  i)arlcmentarisme. 

Pourtant  on  a  peine  à  conce\oir  qu'une  partie  de  cette  généreuse 
race  du  Midi  reste  sans  emploi,  —  quand  elle  n'est  pas  enlevée  par 
les  courtiers  de  l'Italie,  —  alors  que  nombre  de  nos  régimens  de 
chasseurs  ou  de  hussards  sont  encore  encombrés  de  ce  produit 
hybride,  mal  équilibré,  lymphatique,  qu'en  termes  d'élevage  on  ap- 
pelle u  le  petit  normand.  »  Si  on  n'achetait  des  chevaux  de  cette 
catégorie  qu'après  avoir  l'puisé  ceux  de  la  première,  du  même  coup 
on  développerait  l'extension  des  elémons  de  choix,  et  on  déciderait 
à  faire  le  cheval  de  selle  certains  éleveurs  qui  semblent  réser- 
ver pour  l'arme  leurs  sujets  défectueux.  Dans  le  même  ordre  d'idées, 
il  serait  à  souhaiter  qu'un  accord  plus  étroit  s'établît  entre  les 
remontes  et  l'administration  des  haras.  Ce  dernier  service  devrait 
encourager  avant  tout  la  production  des  élémens  que  lui  demande 
la  remonte,  et  ne  pas  réduire  cette  dernière  à  l'obligation  d'accep- 
ter, sans  réserve,  les  animaux  qu'il  a  achetés  ou  primés. 

C'est  en  travaillant  pendant  d(;  longues  années  à  diriger  la  pro- 
duction vers  les  besoins  de  l'armée  que  l'Allemagne  a  pu  arriver 
à  créer  de  toutes  pièces  une  véritable  race  de  chevaux  d'armes,  et 
à  remonter  d'une  manière  remarquable  sa  nombreuse  cavalerie. 
Pour  l'imiter,  il  suffirait  de  s'aHraiichir  du  joug  électoral  dans  une 
question  qui  n'en  relève  pas.  Et  si,  à  la  tribune  législative,  quelques 
récriminations  intéressées  venaient  à  se  produire,  la  chambre  au- 
rait beau  jeu  à  leur  imposer  silence,  en  faisant  simplement  observer 
que,  si  l'on  veut  poursuivre  l'idéal  de  la  «  nation  en  armes,  »  c'est 
bien  le  moins  qu'on  en  subisse  les  plus  élémentaires  conséquences. 
Le  jour  où  un  fait  brutal  viendrait  à  démontrer  la  fragilité  d'une 
organisation  d'armée  dans  laquelle  les  motifs  d'ordre  militaire  sont 
relégués  au  second  rang,  ceux-là  mêmes  qui  y  poussent  le  plus 
ne  trouveraient  pas  de  reproches  assez  lourds  pour  accabler  les 
éditeurs  responsables. 

Après  le  commandement  et  la  remonte,  un  troisième  facteur, 
indépendant  de  l'éducation,  complète  l'outillage  de  la  cavalerie. 
C'est  son  armement.  Un  cavalier  qui  a  confiance  en  son  chef,  en 
son  cheval,  en  son  arme,  est  virtuellement  prêt. 

L'armement  et  la  tactique  sont  intimement  liés  ;  en  termes  scien- 
tifiques, ils  sont  «  fonctions  »  l'un  de  l'autre.  Aussi,  le  débat  que 
soulève  aujourd'hui  l'apparition  de  la  lance  n'est  ni  indifférent,  ni 
superficiel.  11  touche  aux  principes  mêmes  de  l'emploi  de  la  cavale- 
rie. 11  ne  se  borne  pas  à  une  discussion  spéciale;  il  doit  aller,  de  la 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  361 

cuirasse,  —  ce  vestige  d'une  époque  déjà  vécue,  —  à  la  carabine 
Lebel,  cette  expression  la  plus  récente  d'un  ordre  de  choses  nou- 
veau. Entre  ces  deux  formules  y  a-t-il  une  infranchissable  distance? 
Faut-il  arrêter  un  choix  exclusif,  ou  bien,  habilement,  les  conci- 
lier? Quoi  qu'il  ariive,  —  qu'on  se  prononce  pour  le  choc  ou  le  feu, 
ou  qu'on  les  combine;  —  il  est  indispensable,  a  priori^  de  doter  la 
cavalerie  de  l'engin  le  plus  redoutable.  A  une  arme  si  coûteuse, 
dont  l'interxention  rapide  se  produit  toujours  à  des  momens  cri- 
tiques, on  doit  donner  l'outil  de  combat  le  plus  perfectionné.  Cette 
nécessité  résulte  de  sa  mobilité  et  de  sa  vitesse.  Pour  retirer  de 
ses  qualités  propres  le  bénéfice  qu'elles  impliquent,  en  quelques 
minutes  la  cavalerie  doit  produire  de  grands  résultats. 

Une  arme  qui  porte  avec  elle  tout  un  passé  de  ti-aditions,  qui 
évoque  l'idée  des  époques  chevaleresques,  et  dont  l'aspect  rappelle 
les  plus  héroïques  annales  de  la  cavalerie,  l'arme  à  la  fois  la  plus 
imposante  et  la  plus  prestigieuse,  —  la  cuirasse,  —  a  failli  dispa- 
raître. 

L'opinion,  sollicitée  par  l'exemple  de  l'Allemagne  qui  décuirassait 
ses  régimens  de  cavalerie  lourde,  n'était  pas  éloignée  d'en  réclamer 
la  suppression.  La  question  même  a  été  soumise  au  conseil  supé- 
rieur de  la  guerre;  et  il  n'a  fallu  rien  moins  que  l'autorité  de  cet 
aréopage  militaire  pour  réagir  contre  une  tendance  irréfléchie. 

Devant  l'armée,  le  prestige  des  cuirassiers  est  resté  et  restera 
toujours  intact.  On  y  a  le  culte  instinctif  des  traditions.  Une 
sorte  de  voix  intérieure,  que  ne  recouvre  jamais  l'écho  de  dissen- 
sions politiques,  semble  transmettre  la  légende  de  régiment  à 
régiment.  Ceux  d'aujourd'hui  croient  aussi  avoir  entendu  ce  cri 
si  connu,  aux  momens  suprêmes,  des  soldats  de  la  grande  armée  : 
«  Voilà  les  cuirassiers!  »  Alors  un  courant  magnétique  passait  sur 
le  champ  de  bataille.  L'espoir  revenait  aux  cœurs,  la  terreur  gla- 
çait l'ennemi.  Gela,  c'est  un  document  d'histoire.  Lorsque  les  cui- 
rassiers donnaient,  ils  faisaient  leur  trou,  comme  un  boulet.  — 
Wellington,  qui  les  avait  vus  de  près,  disait  :  «  Quand  je  vois  un 
cuirassier  français  à  côté  de  sa  rosse,  je  ris;  quand  il  est  dessus, 
je  l'admire;  quand  il  charge,  j'ai  peur!  » 

Lorsqu'une  arme  possède  une  tradition  pareille,  il  faudrait  être 
bien  présomptueux  ou  bien  puissant  pour  la  dédaigner.  Les  tradi- 
tions portent  avec  elle  une  force  surhumaine,  supérieure  à  la  lo- 
gique, et  dont  les  effets  étonnans  sont  hors  de  proportion  avec  toutes 
les  causes  apparentes  ou  connues.  Qui  n'a  médité  ce  joli  épisode 
raconté  par  le  colonel  de  Gonneville'?  C'était  en  1800,  près  de 
Culmsée.  De  Gonneville ,  alors  sous-lieutenant  de  cuirassiers, 
était  en    reconnaissance  avec   une   vuiirtaine    de    cavaliers.    Tout 


} 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  coup,  il  se  voit  barrer  la  route  par  une  nuée  de  dragons  et 
de  hussards  prussiens.  Sans  hésiter,  il  fait  mettre  le  sabre  à  la 
main  et  commande  la  charge  :  «  Dans  cet  instant  assez  so- 
lennel, raconte- t-il ,  une  chose  me  frappa.  —  Nous  avions  nos 
manteaux  et  de  loin,  à  cause  de  nos  casques,  on  nous  avait  pris 
pour  des  dragons.  Or  depuis  quelques  semaines,  une  diWsion  do 
dragons,  la  division  Milhaud,  avait  eu  deux  ou  tiois  affaires  malheu- 
reuses qui  avaient  discrédité  cette  arme  aux  yeux  de  l'ennemi.  — 
Mais  en  metlunt  le  sabre  à  la  main,  mes  hom?nes,  rejet  uni  sur 
l'âp/nde  la  partie  droite  de  leur  ynanteaii,  découvrirent  les  cui- 
rasses, et  la  réputation  des  cuirassiers  était  colossale.  —  Je  re- 
marquai alors  îtn  mouveynent  très  prononcé  d'hésitation  dans  la 
t île  de  colonne  (1).  »  N'est-clle  pas  magique  et  concluante,  cette 
apparition  des  cuirasses?  Depuis,  la  réputation  des  cuirassiers  a, 
s'il  est  possible,  grandi.  A  Borodino,  à  Waterloo,  à  Morsbronn,  ils 
ont  jeté  une  lueur  d'héroïsme  sur  le  champ  de  bataille  assombri. 
Même  à  travers  nos  désastres,  ils  sont  restés  prestigieux  et  invain- 
cus. Us  respirent  la  confiance  et  inspirent  la  terreur.  Ils  se  croient 
invincibles,  et,  par  cela  même,  ils  le  sont. 

Leurs  adversaires  répètent  volontiers  que  les  cuirassiers  sont  trop 
lourds  pour  se  plier  aux  exigences  du  senice  actuel  de  la  cavalerie. 
Encore  hantés  par  les  idées  en  vogue  au  lendemain  de  la  guerre,  ils  les 
déclarent  incapables  d'exécuter  des  raids,  d'accomplir  de  longues  mar- 
ches, d'explorer,  de  garder  leurs  cantônnemens.  Et  ils  ajoutent, 
croyant  fournir  un  argument  terminal  et  sans  réplique,  que  cette  cui- 
rasse, à  laquelle  ils  sacrifient  la  plus  belle  partie  de  leur  rôle,  n'est 
plus  qu'un  ballast  inutile,  puisqu'elle  ne  peut  même  plus  les  pro- 
téger contre  les  balles  des  nouveaux  fusils.  Cette  argumentation  est 
décevante  ;  les  prémisses  sont  virtuellement  exactes,  la  conclusion 
est  pratiquement  fausse.  Le  principe  que  la  guerre  moderne  débu- 
tera par  une  grande  lutte  de  cavalerie  n'implique  nullement  pour 
cette  arme  une  longue  période  de  chevauchées.  Le  temps  n'est  i)lus 
où  l'on  transportait  les  troupes  par  étapes,  d'un  camp  de  Boulogne  à 
un  léna.  Depuis  on  a  trouvé  la  vapeur;  —  et  ceci  est  un  détail  impor- 
tant. Au  jour  de  la  déclaration  de  guerre,  embarquée  le  matin,  la  ca- 
valerie sera  le  soir  à  son  poste  de  combat,  on  face  de  la  cavalerie  ri- 
vale, contre  laquelle  la  cuirasse  aura  conservé  toute  sa  valeur.  Et  le 
terrain  môme  des  premières  batailles  ne  sera  pas  assez  éloigné  de  celui 
de  sa  propre  lutte,  pour  que  les  fatigues  de  la  marche  puissent  sen- 
siblement diminuer  ses  effectifs.  S'il  faut  aller  plus  loin,  s'il  faut 
pénétrer  en  pays  ennemi,.,  eh  bien!  on  jettera  les  cuirasses  dans 
le  Rhin  !  —  La  cavalerie  d'une  armée  victorieuse  n'a  plus  besoin 

(I)  Souvenirs  du  colonel  de  Gonneville. 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  363 

d'armes  défensives.  Mais  ce  sacrifice  même  serait  inutile,  car  il  est 
difficile  d'admettre  qu'on  ait  jamais  recours  aux  régimens  de  cui- 
rassiers pour  accomplir  l'exploration,  pour  garder  les  cantonnemens. 
Confier  de  pareilles  missions  à  la  cavalerie  lourde,  alors  que  les 
divisions  comprennent  quatre  régimens  de  cavalerie  légère  ou  de 
dragons,  serait  méconnaître  le  rôle  spécial  et  le  caractère  de  cette 
arme.  Son  rôle, —  le  mot  cavalerie  de  réserve  l'indique, —  c'est  d'in- 
tervenir, masse  compacte  et  irréfragable,  pour  briser  les  suprêmes 
résistances.  Ce  sera  toujours  le  marteau  terrible  qui  frappera  le 
coup  décisif.  Tel,  au  milieu  d'une  flotte,  le  vaisseau  cuirassé  s'avance 
imposant  et  superbe,  éclairé  par  des  croiseurs  légers  et  rapides, 
protégé  par  d'invisibles  torpilleurs. 

Il  importe  donc  peu  que  la  cuirasse  soit  aujourd'hui  à  l'épreuve 
de  la  balle  ;  elle  est  à  l'épreuve  du  sabre  ou  de  la  lance  ;  cela  suffit. 
Pourtant  l'Allemagne  a  invoqué  ce  prétexte  pour  la  supprimer. 
Est-on  bien  certain  que  cette  mesure  soit  définitive?  La  cuirasse, 
en  effet,  a  été  déposée  dans  les  magasins  d'escadrons.  Au  pied  du 
lot  de  ses  effets  de  guerre,  chaque  cavaUer  conserve  la  sienne, 
soigneusement  entretenue.  Et  comme  il  doit  la  prendre  pour  la 
tenue  de  parade,  il  est  encore  exercé  à  la  porter.  Entre  temps,  on 
a  expérimenté  dans  les  usines  allemandes  des  cuirasses  d'un  mo- 
dèle nouveau,  plus  légères,  à  l'épreuve  de  l'arme  blanche  seule- 
ment. Qu'on  prenne  garde  à  une  ruse  de  gueiTe!  La  brusque  réap- 
parition de  cet  engin  constituerait  une  de  ces  surprises  dont  nos 
voisins  sont  coutumiers.  Un  autre  indice  est  plus  caractéristique. 
L'ordi'e  impérial  du  12  mai  1888,  armant  les  anciens  cuirassiers 
de  la  carabine,  prescrivait  aussi  pour  ces  régimens  l'essai  de  la 
lance.  Le  1"  octobre,  ils  en  étaient  tous  munis.  Ainsi,  de  ces  hési- 
tations plus  ou  moins  réelles,  se  dégage  nettement  l'idéal  pour- 
suivi :  la  cavalerie  prussienne  se  prépare  surtout  à  lutter  avanta- 
geusement contre  sa  rivale.  C'est  une  profonde  entente  d'un  rôle 
considérable  et  nouveau. 

Il  fut  une  époque  dans  notre  histoire  où  la  cuirasse  tomba 
en  défaveur.  C'était  après  les  guerres  malheureuses  de  la  suc- 
cession d'Autriche  ;  on  avait  décidé  de  l'abolir.  Voici  com- 
ment le  premier  général  de  l'époque  appréciait  cette  mesure  : 
«  Je  ne  sais  pourquoi,  écrivait-il,  on  a  quitté  les  armures. 
Rien  n'est  si  beau  ni  si  avantageux.  S'il  y  avait  seulement  dix  ré- 
gimens comme  cela  (cuirassés)  dans  une  armée,  et  qu'ils  eussent 
secoué  quelques  escadrons  ennemis,  la  frayeur  s'y  mettrait  bientôt 
parce  que  tout  leur  paraîtrait  cuirasse.  Cet  habillement  met  notre 
cavalerie  en  état  de  ne  pas  craindre  celle  de  l'ennemi,  mais  au 
contraire  lui  fait  naître  le  désir  de  la  joindre  au  plus  vite  parce 


36^  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 


«I 


qu'elle  sait  que  c'est  son  avantage  (1).  »  Los  cuirassiers  du  premier 
empire  devaient  rendre  un  éclatant  hommage  à  la  perspicacité  du 
maréchal  de  Saxe.  Tant  que  deux  cavaleiies  rivales  seront  appelées 
à  se  combattre,  l'argument  gardera  sa  valeur.  Aussi,  loin  de  son- 
ger à  restreindre  les  élémens  matériels  du  choc,  il  est  plus  que 
jamais  nécessaire  de  les  conserver  et  de  les  développer.  C'est  à 
cet  ordre  d'idées  qu'on  doit  la  réapparition  de  la  lance. 

La  lance  est  le  point  nouveau  et  passionnant  du  débat.  Supprimés 
en  J  815,  après  une  existence  brillante,  mais  éphémère,  les  lanciers 
avaient  cependant  rendu  de  tels  services  dans  les  dernières  an- 
nées de  l'empire,  que  l'opinion  publique  accusa  formellement  les 
alliés  d'en  avoir  exigé  l'abolition.  On  sait  leurs  dernières  prouesses, 
et  comment,  la  veille  de  Waterloo,  à  Genappe,  les  1"  et  2^  lanciers, 
formant  la  brigade  Golbert,  détruisirent  presque  entièrement,  en 
une  seule  charge,  la  brigade  des  hussards  anglais  de  sir  Ilussey 
Vivian;  comment  encore  le  lendemain,  les  3®  et  li^  lanciers  se  cou- 
vrirent de  gloire  en  écrasant  la  brigade  des  dragons  écossais  de 
Ponsonby. 

Cependant  l'apparition  des  lanciers  avait  été  trop  courte  pour 
laisser  des  souvenirs  durables.  Lorsqu'on  1870,  d'un  trait  de  plume, 
ils  furent  supprimés,  il  ne  se  trouva  personne  pour  réclamer  au 
moins  «  l'exposé  des  motifs  »  d'un  aussi  subit  abandon.  Depuis, 
dix-huit  années  ont  passé  sans  que  l'idée  soit  venue  d'en  réclamer 
la  création.  Aussi  leur  faveur  spontanée  a  de  quoi  surprendre.  On 
se  demande  quel  ordi'o  de  choses  nouveau,  jusqu'alors  ignoré, 
brusquement  les  réclame.  Sans  histoire,  sans  traditions,  la  lance 
doit  remporter  sur  l'opinion  une  victoire  complète,  non  de  surprise, 
de  persuasion. 

Lorsque  le  général  3Iarmont,  au  lendemain  des  guerres  de  l'em- 
pire, affirmait  :  a  Que  la  lance  était  l'arme  principale  de  la  cava- 
lerie et  le  sabre  une  arme  auxiliaire,  »  il  avait  une  perception  nette 
de  la  tactique  moderne,  —  cette  tactique  qui  se  résume  toujours  en 
une  manifestation  terminale  et  unique  :  le  choc.  Or,  par  effet  ma- 
tériel ou  moral,  soit  que  le  choc  ait  réellement  lieu,  soit  qu'il  se 
résume  à  une  menace  (2),  la  lance  en  est  l'arme  souveraine.  Si 
deux  troupes  de  cavalerie  s'abordent,  le  fait  est  tangible;  car 
l'efficacité  de  ce  choc  résulte  surtout  de  la  rencontre  d'une  ligne 
continue  de  pointes.  La  lance  est  la  première  des  pointes;  c'est 
la   i)lus   sûre  et   la    plus   longue.  Si   l'une   des   cavaleries  s'ar- 

(1)  Maréchal  de  Saxe,  Eéoerics. 

(2)  M  Les  manœuvres  de  la  cavalerie  sont  des  menaces;  la  plus  forte  l'emporfo.  ■> 
(Colonel  Ardant  du  Vicq,  le  Combat). 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  365 

rète,  ou  fait  demi-tour  avant  la  charge,  c'est  que  l'efïet  moral 
que  produit  sa  rivale  est  supérieur;  sa  résolution  l'emporte.  Mais 
cette  résolution,  fruit  de  la  confiance,  ne  peut  naître,  —  à  éga- 
lité de  nombre  et  de  commandement,  —  que  de  la  supério- 
rité de  l'armement.  Or  la  lance,  au  suprême  degré,  est  propre 
à  produire  cet  efïet  terrifiant.  Rien  n'impressionne  comme  le 
spectacle  de  cette  forêt  de  pointes  abaissées.  En  somme,  par  son 
aspect,  par  ses  effets,  c'est  par  excellence  l'arme  du  choc.  Mais 
après  le  choc  ou  après  la  menace,  il  y  a  mêlée.  Dans  ce  corps  à  corps, 
la  lance  perd  ses  droits;  elle  devient  un  outil  médiocre,  sinon  em- 
barrassant. La  plupart  du  temps,  d'ailleurs,  cette  mêlée  prendra  la 
forme  d'une  poursuite.  Pourtant,  il  faut  tout  prévoir.  Après  avoir 
donné  la  lance  au  premier  rang,  qui  menace  ou  défonce,  qui  prépare 
le  succès,  il  faut  laisser  le  sabre  au  second  rang  qui  l'achève.  C'est 
la  solution  aujourd'hui  acceptée,  c'est  celle  aussi  que  préconisait 
Jomini,  au  lendemain  des  guerres  napoléoniennes:  a  L'armement 
et  l'organisation  de  la  cavalerie,  écrivait-il,  ont  été  l'objet  de  bien 
des  controverses  qu'il  serait  facile  de  réduire  à  quelques  vérités. 
La  lance  est  la  meilleure  arme  offensive  pour  une  troupe  de  cava- 
hers  qui  chargent  en  ligne,  car  elle  atteint  un  ennemi  qui  ne  sau- 
rait les  approcher  ;  mais  il  peut  être  bon  d'avoir  un  second  rang  ou 
une  réserve  armés  du  sabre,  plus  facile  à  manier  lorsqu'il  y  a  mê- 
lée et  que  les  rangs  cessent  d'être  unis.  »  Et  un  peu  plus  loin  il 
ajoute  :  «  Quelques  militaires  expérimentés  penchent  même  à  ar- 
mer les  cuirassiers  de  lances,  persuadés  qu'une  telle  cavalerie 
renverserait  tout  devant  elle.  »  Ainsi,  réservant  les  services  d'ex- 
ploration et  de  sûreté  aux  seuls  régimens  de  cavalerie  légère,  l'il- 
lustre tacticien  revendiquait  la  lance  pour  le  premier  rang  des  cui- 
rassiers et  des  dragons. 

Un  préjugé  cependant  s'élève  contre  cette  arme.  On  dit  qu'elle 
convient  surtout  aux  hommes  du  nord,  plus  robustes,  mais  plus  mé- 
thodiques et  plus  froids  ;  que  le  sabre  va  mieux  au  tempérament 
des  peuples  du  midi,  nerveux,  souples  et  alertes.  C'est  là  un  inex- 
pUcable  contre-sens.  L'histoire  prouve  que  de  tout  temps  le  cava- 
lier français  a  combattu  par  la  pointe  qui  est,  en  définitive,  l'arme 
de  l'offensive,  de  la  charge  en  ligne,  de  la  résolution  et  del'autlace. 
Par  elle,  il  s'est  rendu  redoutable.  Ses  adversaires,  les  cavaliers 
allemands  et  anglais,  frappaient  toujours  du  tranchant.  Plus  v^igou- 
reux,  mais  aussi  plus  lents,  moins  «  impulsifs,  »  ils  étaient  surtout 
des  sabreurs.  Ce  qui  peut  surprendre,  c'est  qu'une  vérité  si  uni- 
versellement connue  soit  aussi  souvent  dénaturée.  D'ailleurs^,  en 
dépit  de  toutes  les  argumentations  de  détail,  le  seul  fait  que  la  ca- 
valerie allemande  se  présentera  armée  de  la  lance  nous  dicte  la 
solution.  Ce  serait  courir  grand  ris((ue  que  d'exposer  nos  jeunes 


366 


REVDE    DES    DEUX    MONDES. 


escadrons  à  la  surprise  et  à  l'elTet  moral  saisissant  que  ne  manque-j 
rait  pas  de  produire  un  engin  dont  l'aspect  et  les  effets  leur  se-] 
raient  inconnus. 

Mais  la  question  relève  de  plus  haut.  Il  ne  suffit  pas,  pour  jus- 
tifier son  éclosion  spontanée,  qu'une  arme  nouvelle  réponde  à  des 
besoins  généraux,  à  un  idéal  abstrait.  11  faut  qu'elle  soit  en  concor- 
dance directe  avec  les  tendances  qu'elle  représente  ;  elle  doit  être 
l'expression  précise,  et  comme  la  résultante  obligée  d'une  tactique 
définie.  Tel  est  le  caractère  et  telle  la  raison  d'être  de  la  lance. 
Elle  implique,  en  effet,  l'idée  absolue  de  l'offensive,  de  l'attaque  en 
lignes  compactes,  en  un  mot  de  celte  cohésion  dans  Li  chnrge  qui  est 
la  note  caractéristique  et  originelle  des  théories  récentes. 

Qu'est-ce  donc  que  cette  question  de  la  cohésion,  dont  l'appari- 
tion a  failli  diviser  la  cavalerie  en  deux  camps  rivaux  ? 

Entre  ses  partisans  et  ses  détracteurs  n'existe-t-il  qu'une  subti- 
lité didactique  ;  ou  bien  est-elle  vraiment  le  point  de  séparation  de 
deux  écoles  distinctes  et  de  deux  principes  différens?  L'une  et  l'autre 
opinion  ont  été  exprimées  ;  en  réahté,  la  cohésion  dans  la  ch;u*ge 
est  la  manifestation  normale  d'une  évolution  rationnelle. 

Entre  la  pratique  exclusive  du  seiTicc  en  campagne  adoptée  après 
la  guerre  et  le  concept  moderne  de  la  tactique  des  masses,  le  rè- 
glement de  1876  a  posé  un  échelon  intermédiaire.  S'il  a  revendi- 
qué hautement  la  part  d'action  de  la  cavalerie  au  combat,  il  n'a 
point  marqué  la  liaison  naturelle  qui  devait  rattacher  les  semces 
stratégiques  d'exploration  ou  de  sûreté  à  l'intervention  tactique 
sur  les  champs  de  bataille.  Ce  point  de  raccord,  le  Projet  d'in- 
struction de  iSlO  l'a  seulement  établi,  en  faisant  entrevoir  la  lutte 
fréquente  et  inévitable  contre  la  cavalerie  adverse,  en  créant  la 
formule  :  explorer,  c'est  combattre. 

Dès  lors,  ce  combat  de  cavalerie  qui,  dans  le  règlement  de  1876, 
n'était  que  la  manœuvre  suprême  de  l'amie,  en  devint  une  fonction 
accoutumée.  La  charge,  de  manifestation  exceptionnelle  qu'elle 
était,  se  transforma  en  exercice  cardinal,  il  est  vrai,  mais  fréquent. 
Il  ne  s'agissait  plus  d'obtenir  cet  élan  foudroyant  et  désespéré,  où 
les  plus  braves,  se  jetant  en  tête,  entraînaient  une  masse  surexcitée 
et  désordonnée.  Une  forme  nouvelle  s'imposait;  une  impulsion 
vigoureuse,  mais  réglée,  devait  assurer  au  choc  ou  à  sa  figuration, 
à  sa  menace,  leur  maximum  d'effet.  En  avant  du  rang,  les  officiers, 
par  essence  les  plus  braves  et  les  mieux  montés,  devaient  imprimer 
l'élan,  régler  la  vitesse,  suivis  d'une  troupe  compacte,  cohérente, 
alignée  et  soudée  comme  une  barre  de  fer.  Ainsi,  le  plus  souvent, 
cette  démonstration  pourrait  ébranler  le  moral  de  l'adversaire  et 
le  maîtriser  tactiquement. 

Cette  évolution  terminale  fut  l'œuvre  du  règlement  de  1882.  La 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  367 

tactique  des  masses  l'imposait.  Dans  les  luttes  gigantesques  qu'on 
prévoyait  pour  l'avenir,  c'eût  été  d'une  imprudence  incalculable  de 
déchaîner,  sans  régulateur,  de  pareils  torrens  de  cavalerie.  Leur 
collision,  se  réglant  par  efforts  successifs,  mais  rapides,  exigeait  que 
chacun  de  ces  efïorts  fût  calculé,  que  chaque  troupe  restât,  jusqu'à 
la  minute  décisive,  dans  la  main  de  ses  chefs.  L'idéal,  quelque  at- 
trayant qu'il  fût,  devait  céder  le  pas  à  la  réalité  brutale. 

La  cohésion,  d'ailleurs,  n'exclut  pas  l'idée  de  la  charge  à  fond, 
telle  que  l'exécutait  la  cavalerie  de  la  grande  armée;  elle  y  ajoute 
l'aspect  de  cette  résolution  ferme,  qui,  moralement,  aura  toujours 
raison  des  galopades  désespérées.  Napoléon,  Maurice  de  Saxe, 
Wrangel,  Jomini,  Frédéric-Charles,  von  Schmidt,  tous  les  géné- 
raux qui  ont  marqué  dans  l'histoire  de  la  cavalerie,  ont  préconisé 
ce  principe  (1).  Le  plus  fougueux  de  tous,  le  légendaire  Lasalle, 
avait  coutume  de  dire  à  ses  cavaliers,  quand  il  voyait  l'adversaire 
se  ruer  en  un  galop  désordonné  :  «  Ces  gens-là  sont  perdus  !  »  Et 
Jomini, qui  cite  cet  exemple,  Jomini  qui,  de  180/i  à  1814,  avait  suivi 
pas  à  pas,  en  observateur  attentif  autant  qu'en  acteur,  toutes  les 
campagnes  de  la  grande  armée,  va  jusqu'à  affirmer  a  que  le  grand 
trot  lui  paraît  la  meilleure  allure  pour  les  charges  en  ligne.  » 

La  lance,  procédant  directement  de  la  charge  alignée  et  cohé- 
rente, est  donc  bien  la  résultante  naturelle  d'une  conception  métho- 
dique, la  représentation  tangible  d'une  tactique  voulue. 

Contre  son  adoption,  une  seule  objection  subsiste,  —  déjà  élevée 
à  propos  de  la  cuirasse,  —  c'est  qu'elle  prive  le  cavalier  d'une 
arme  à  feu.  Dans  cette  grave  question,  le  dernier  mot  n'est  pas  dit. 
Tant  que  la  cavalerie  possédera  la  carabine  actuelle,  on  peut  hardi- 
ment soutenir  qu'elle  ne  devra  user  de  son  feu  que  dans  des  cir- 
constances toutes  spéciales  :  l'attaqae  ou  la  défense  d'un  défilé, 
d'un  cantonnement,  l'occupation  provisoire  d'un  point  éloigné. 
Alors,  si  l'on  réfléchit  qu'il  faut  des  cavaliers  pour  tenir  les  chevaux 
haut  le  pied,  pour  les  proléger;  qu'il  faut  encore  une  réserve  à 
cheval,  on  se  rendra  compte  qu'en  toutes  circonstances  il  suffira 
que  le  deuxième  rang, —  c'est-à-dire  une  moitié  de  l'effectif,  —  soit 
armé  de  la  carabine. 

Mais  la  sphère  d'action  de  la  cavalerie  par  l'emploi  du  feu  peut 
grandir  avec  un  armement  nouveau.  Quelque  partisan  que  l'on  soit 
de  l'idée  maîtresse  que  la  principale  puissance  de  cette  arme  rési- 
dera toujours  dans  la  mobilité  et  l'impétuosité  de  son  choc,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  prévoir  pour  l'avenir  un  facteur  nouveau.  La 


(1)  Wrangel  (Instructions  pour  les  manœuvres).  —  Frédéric  Charles  (Instructions 
sur  les  exercices  de  l'escadron  et  du  régiment).  —  Von  Schmidt  (Directives  pour  les 
régimens  de  la  2°  division).  —  Jomini  (rrécis  de  l'art  de  la  guej-te). 


368  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cavalerie  armée  d'une  carabine  de  petit  calibre,  —  à  plus  grande 
portée  et  à  répétition,  —  pourra  produire,  par  l'emploi  rapide  et 
inattendu  de  son  l'eu  en  masses,  des  résultats  saisissans.  Alors  il 
sera  facile  de  donner  la  carabine  aux  lancieis,  car  cette  arme  nou- 
velle, plus  puissante,  sera  encore  plus  courte  et  plus  légère.  D'ail- 
leurs les  uhlans,  les  cosaques  n'ont-ils  pas  à  la  fois  la  lance  et  la 
carabine,  et  ne  sont-ils  pas  à  juste  titre  réputés  pour  des  cavaliers 
hors  de  pair?  Lorsqu'il  ne  s'agit  plus,  pour  doter  la  cavalerie  de 
l'arme  correspondant  à  sa  tactique,  que  de  résoudre  des  questions 
d'arrimage  ou  de  liarnachemenl,  on  peut  dire  que  la  discussion  est 
close  et  que  le  problème,  virtuellement,  est  résolu. 

La  cavalerie  moderne  sera  donc  à  la  fois  armée  des  deux  engins 
les  plus  redoutables  pour  le  choc  et  pour  le  leu  :  de  la  lance  et  de 
la  carabine  à  répétition.  —  Cela  paraît  certain.  —  Ainsi  sa  force  et 
son  champ  d'action  seront  infiniment  agrandis  ;  mais  elle  conser- 
vera intact  le  fond  même  de  sa  tactique  si  elle  veut  demeurer  une 
puissante  arme  de  bataille.  Car  le  combat  à  pied  ne  pourra  jamais 
donner  lieu  à  une  tactique  généralisée  ;  il  s'appliquera  à  des  cir- 
constances, heureuses  peut-être,  mais  exceptionnelles;  en  défini- 
tive, l'arme  blanche  seule  décidera  du  dénoùment. 

Le  danger  de  l'emploi  des  feux,  danger  capital  pour  la  cavalerie, 
c'est  qu'il  pourrait  l'engager  dans  la  voie  funeste  de  la  défensive; 
compromettre  irrémédiablement  son  esprit  d'initiative  et  d'audace, 
sa  généreuse  et  vive  impulsion.  Si  une  pareille  éventualité  devait 
jamais  se  produire,  mieux  vaudrait  renoncer  à  une  arme  qui  désor- 
mais coûterait  trop  cher,  en  comparaison  des  services  qu'elle  pour- 
rait rendre.  L'expérience  ne  serait  pas  nouvelle  et  les  résultats  en 
sont,  par  avance,  connus. 

Frédéric  II,  qui,  avant  Napoléon,  sut  le  mieux  tirer  parti  de  la 
puissance  de  la  cavalerie,  poussait  l'horreur  du  feu  jusqu'au  para- 
doxe :  «  Vous  ne  sauriez  croire,  disait-il  au  comte  de  Gisors  en 
175/1,  ce  que  ma  cavalerie  m'a  coûté  à  exercer.  Elle  avait  la  fureur 
de  tirer,  et  le  propre  feu  de  la  cavalerie  est  plus  dangereux  pour 
elle  que  celui  de  l'adversaire!  »  11  est  vrai  qu'alors  la  cavalerie  ne 
se  contentait  pas  de  tirer  A  pied;  elle  tirait  aussi  à  cheval.  Mais 
l'esprit  de  l'arme  était  compromis  cl  c'est  ce  que  Frédéric  redoutait 
le  plus.  Il  sut  faire  triompher  universellement  ses  idées.  Un  de  ses 
plus  brillans  élèves,  après  Seydlitz  et  Zielhen,  le  général  Warnery, 
écrivait  :  «  Les  manœuvres  défensives  sont  désavantageuses  à  toutes 
les  cavaleries  du  monde.  Quelque  bien  fju'une  cavalerie  y  fasse 
son  devoir,  elle  succombera  tôt  ou  tard,  parce  que, à  l'exception  de 
celle  des  Tartares,  aucune  autre  ne  fera  attention  à  son  feu  (1).  » 

(li  UniDcn,  Hemarques  sur  la  cavalerie. 


\ 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  369 

En  somme,  il  peut  être  prudent  d'exercer  la  cavalerie  au  tir;  il 
l'est  bien  davantage  encore  de  ne  pas  lui  en  enseigner  systématique- 
ment les  avantages.  Ce  serait  infuser  un  poison  lent  qui,  brusque- 
ment, se  révélerait  à  des  indices  funestes.  On  retrouverait  un  jour 
de  rinfanterie  à  cheval  !  Plus  l'arme  à  feu  sera  perfectionnée,  plus 
la  tentation  d'y  chercher  asile,  d'échapper  à  la  terrible  échéance 
du  choc,  deviendra  violente.  Pour  décider  des  hommes  à  se  lancer 
dans  une  course  vertigineuse,  au  bout  de  laquelle  ils  se  heurtent 
inévitablement  à  l'ennemi,  —  c'est-à-dire  à  un  danger  tangible  et 
immédiat,  —  ce  n'est  pas  trop  de  leur  démontrer  l'impossibilité  de 
s'y  soustraire.  Si  on  leur  décou\Teune  solution  nouvelle,  ils  seront 
fatalement  tentés  de  s'y  réfugier.  En  somme,  le  combat  à  pied  est, 
pour  la  cavalerie,  une  arme  à  double  tranchant  ;  on  n'en  doit  user 
qu'avec  des  précautions  infinies.  Il  faut  s'y  préparer,  mais  n'en 
point  trop  parler. 

III. 

Ainsi  voilà  notre  cavalerie  idéale  dans  les  meilleures  conditions, 
commandée,  montée,  armée.  Elle  possède  tous  les  élémens  de 
force,  il  reste  à  fabriquer  un  engin  dûment  soudé  et  équilibré, 
compact  et  souple.  L'éducation  de  détail  a  été  donnée  dans  les 
régimens;  ces  mêmes  régimens  ont  évolué  soit  isolément,  soit 
groupés  par  brigades.  Il  s'agit  de  les  réunir  en  corps  de  combat, 
en  divisions,  de  les  faire  évoluer  d'abord,  puis  manœuvrer.  En  un 
mot,  le  moment  est  venu  d'aborder  la  préparation  à  la  Tactique  de 
masses.  Ce  sera  l'objet  des  manœuvres  spéciales  d'abord,  puis  des 
manœuvres  d'armes  combinées. 

Avant  tout,  on  doit  mesurer  exactement  la  valeur  de  deux  termes 
iondamentaux  qui,  correspondant  à  deux  ordres  d'idées  diflerens, 
ont  cependant  donné  lieu  à  de  fréquentes  confusions. 

L'évolution  et  la  manœuvre  sont  des  actions  simultanées,  mais 
distinctes.  L'évolution  est  le  mouvement  réguUer,  le  procédé  par 
lequel  une  troupe  passe  d'un  ordre  à  un  autre.  C'est  l'intermède 
entre  deux  formations.  La  manœuvre  est  l'emploi  tactique  de  ces 
formations.  D'un  côté,  c'est  une  partie  fixe,  réglée,  mécanique,  ne 
laissant  aucun  accès  à  l'improvisation  ;  de  l'autre,  une  partie  va- 
riable, imprévue,  exigeant  l'initiative  et  l'habileté  des  chels.  En 
somme,  c'est  la  conception  et  l'exécution.  Dans  la  bataille,  il  est 
indispensable  que  ces  deux  actions  soient  réunies;  la  troupe  doit 
traduire  nettement  et  sûrement  l'idée  tactique  que  le  chef  a  conçue. 

C'est  parce  que  cette  distinction  capitale  n'a  pas  toujours  été 
observée  qu'on  a  vu  parfois  des  manœuvres  s'abaisser  aux  propor- 
TOME  xGvi.  —  1889.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  des  exercices  du  Champ  de  Mars  et  ne  produire,  à  la  place 
d'un  bénéfice  solide  et  durable,  qu'un  enseignement  banal  et  pure- 
ment spéculatif, 

tn  général  qui  se  borne  à  être  un  croh(tio)ineier,  quelque  érudit 
qu^il  soit,  n'est  pas  fait  pour  diriger  la  cavalerie.  11  peut  préparer 
l'instrument,  il  ne  sait  pas  s'en  servir;  il  peut  obtenir  l'exécution 
morvolllcuse  demouvemens  comi)liqués  ;  il  est  incapable  d'eu  l'aire 
jaillir  l'étincelle  utile,  l'idée  tactique. 

La  distinction,  d'ailleurs,  n'est  pas  nouvelle.  Elle  est  de  toutes 
'les  époques;  elle  a  été  perçue  par  tous  ceux  qui  ont  eu,  à  quelque 
fleg^ré  que  ce  soit,  l'intuition  du  combat  :  «  On  doit  une  fois  pour 
toutes,  écrivait  le  maréchal  de  Saxe,  établir  une  manière  de  com- 
batlre  que  les  troupes  doivent  saA'oir,  ainsi  que  les  généraux  qui 
les  mènent.  Ce  sont  des  règles  générales,  comme  qu'il  faut  garder 
des  distances  dans  la  marche,  que,  lorsqu'on  charge,  il  faut  le 
faire  vigoureusement,  que  s'il  se  fait  des  trouées  dans  la  première 
ligne,  c'est  à  la  seconde  de  les  boucher,  etc.  Il  ne  faut  point 
discuter  pour  cela,  c'est  l'A  B  C  des  troupes.  Rien  n'est  si  aisé,  || 
et  le  général  ne  doit  pas  y  donner  son  attention.  'Mais  ce  dont  il 
doit  bien  s'occuper,  c'est  d'observer  la  contenance  de  l'ennemi,  les 
mouvemens  qu'il  fait,  où  il  porte  ses  troupes;  de  chercher  à  lui 
donner  le  soupçon  dans  un  endroit,  pour  lui  faire  faire  quelque 
fausse  démarche  ;  de  profiter  des  momens  et  de  savoir  porter  le 
coup  de  la  mort  où  il  le  faut.  Mais  pour  tout  cela,  on  doit  se  con- 
server le  jugement  libre  et  n'être  pas  occupé  des  petites  choses.  » 
Pour  tout  cela...  il  faut  que  les  troupes  sachent  évoluer,  et  les  gé- 
néraux manœuvrer.  —  Gomment,  dans  la  cavalerie  moderne,  ces 
deux  conditions  se  trouvent-elles  remplies? 

A  toutes  les  époques  la  cavalerie  a  combattu  par  irhelon^  ou 
lifjjies,  —  c'est- à-dire  par  une  succession  d'actions  rapides, raais  ré- 
glées. —  C'est  le  fond  même  de  la  tactique  des  Frédéric  et  des 
Napoléon  :  «  11  ne  faut  pas  oublier,  écrivait  ce  dernier,  qoe  la  car- 
valerie  est  plus  ou  moins  sur  quatre  ou  cinq  lignes,  et  qnc  les 
lignes  de  den-ière,  si  elles  ne  sont  pas  contoirrnées  par  la  cuNalerie 
qui  leur  est  op])osée,  peuvent  la  prendre  à  dos.  »  3'iurat,  l.asalle, 
Montbrun,  Kcllermann,  —  comme  l'avaient  fait  Ziethen  et  Se^y- 
dlitz,  —  emj)loyèrent  toujours  ce  procède,  et  lui  'durent,  avec  la 
possibilité  de  manier  des  masses,  leurs  principaux -succès. 

Pourtant,  cet  aspect  du  combat  de  cavalerie  semble  peu  com- 
pris. On  paraît  trop  souvent  croire  qu'il  exige  un  théâtre  s})écial, 
aplani,  démesuré.  Cette  erreur  résulte  d'une  fausse  iirtorprétation. 

ïn  langage  militaire,  une  «  ligne  »  u'est  pas  une  droiie  géomé- 
trique; —  c'est  un  groupe  spécial,  quelle  qu'en  soit  la  formation 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  371 

tactique.  —  Lai  répaitition  sur  plusieurs  lignes  n'implique  donc 
pas  l'idée  d'une  série  de  fronts  déployés^  mais  bien  d'une  succes- 
sion de  forces  disposées  en  échelons.  Cette  définition  était  néces- 
saire pour  combattre  la  légende  assez  communément  répandue,  en 
vertu  de  laquelle  il  ne  se  trouverait  pas  en  Europe,  en  dehors  des 
camps  d'instruction,  de  terrams  propres  à  l'action  de  la  cava- 
lerie. 

Une  telle  opinion  repose  sur  une  notion  bien  superlicielle  de  la 
lactique  de  cette  arme.  Quelles  expériences,  quels  faits  de  guerre 
permettent  de  conclure  h.  la  nécessité  de  ces  fronts  étendus,  alors 
que  toute  l'histoire  militaire  montre  que  les  combats  de  cavalerie, 
loin  de  se  développer  en  une  ligne  continue,  se  sont  presque  tou- 
jours livrés  en  profondeur,  par  échelons,  par  une  succession  de 
gnmpes  jetés  l'un  après  l'autre  sur  l'objectif  commun? 

Croit-on  qu'à  Kollin  et  à  Rosbach,  Ziethen  et  Seydlitz  aient  con- 
duit à  la  charge  l'un  65^  et  l'autre  /i8  escadrons  sur  un  seul  front? 
A  Prague,  l'on  vit  de  part  et  d'autre  70  et  80  escadrons  entrer  en 
lutte  ;  à  Aspern  et  à  Eylau,  Bessières  et  Murât  chargent  à  la  tête  de 
ko  et  de  80  escadrons;  à  Kœniggratz,  deux  divisions  de  cavalerie  se 
préci[)itent  sur  l'ennemi  vainqueur.  Croit-on  que  ces  masses  de 
cavalerie  aient  combattu  en  un  seul  bloc  et  sur  une  seule  ligne  ? 

De  tout  temps,  le  sol  a  présenté  des  obstacles,  des  fossés  ou  des 
barrières;  de  tout  temps,  cependant,  les  cavaleries  victorieuses 
ont  agi  par  grandes  masses.  Le  terrain  est  un  facteur  commun  aux 
dBiix  adversaires  ;  mais  le  tacticien  saura  toujours  en  tirer  parti 
pîcrar  imposer,  —  et  ne  pas  subir,  —  le  combat;  pour  n'engager 
ses  troupes  qu'au  fur  et  à  mesure  des  besoins;  pour  se  ménager 
la  dernière  réserve.  C'est  tout  le  secret  et  toute  la  force  du  méca- 
nisme des  lignes.  Ce  caractère  du  combat,  joint  à  son  instan- 
tanéité, exige  de  chaque  ciiel  de  ligne  ou  d'échelon  une  collabora- 
tion rapide  et  constante.  Chacun  d'eux,  })ar  le  coup  d'œil,  par 
l'àr-propos,  par  la  décision,  doit  se  montrer  tour  à  tour,  dans  la 
luesure  de  ses  forces,  un  lacLicien. 

Or  si  l'aptitude  au  commandement  est  plus  ou  moins  géniale, 
l'habileté  manœuvriore  s'acquiert.  Elle  est  le  fruit  d'une  longue  pra- 
tique, d'une  sorte  de  gymnastique  particulière  qui,  en  même  temps 
qu'elle  exerce  l'ouvrier,  laçonne  aussi  l'instrument.  Alors  le  méca- 
nisme agit  sans  efforts,  le  jeu  des  rouages  fonctionne  sans  frotte- 
ment, la  masse  se  meut  promptement  et  aisément  dans  tous  les 
sens.  Ua  tel  résultat  ne  s'obtient  qu'au  prix  d'exercices  répétés. 
Même  les  mouvemens  les  plus  simples  sont  d'une  exécution  diffi- 
cile. Tel  un  tireur  prudent,  pour  porter  avec  sûreté  un  coup  droit, 
doit  se  livrer  à  de  fréquens  assauts;  telle  la  cavalerie,  pour  arri- 
ver à  l'instantanéité  manœuvrièrc  qui  doit  caractériser  son  action, 


372  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doit  Otre  rompue  à  son  escrime  spéciale.  ^Japoléon  résumait  cela 
d'un  mot:  «  La  tactique,  disait-il,  est  plus  nécessaire  à  la  cava- 
lerie qu'à  l'infanterie.  »  Et  pour  expliquer  cette  sorte  d'axiome,  il 
ajoutait  :  «  Ce  n'est  pas  seulement  sa  vélocité  qui  assure  son  succès; 
c'est  l'ordre,  l'ensemble,  le  bon  emploi  de  ses  réserves.  » 

Mais  la  cohésion,  pour  être  complète,  doit  être  aussi  morale. 
Un  même  esprit  d'impulsion  en  avant,  de  solidarité,  de  confiance, 
doit  animer  les  parties  de  ce  vaste  corps.  Par  un  accord  quasi  ma- 
gnétique, toutes,  dès  que  l'objectif  paraît,  doivent  se  ruer  à  l'at- 
taque. Leurs  eflorts  successifs,  mais  bien  liés,  doivent  se  fondre  en 
une  action  commune,  menée  d'une  seule  traite,  en  un  seul  essor. 

Telle  était  la  physionomie  de  ces  merveilleux  escadrons  de  la 
grande  armée,  à  ce  point  entraînés  et  «  ollénsifs  »  qu'ils  ne  pou- 
vaient apercevoir  une  cavalerie  rivale  sans  lui  courir  sus.  Leurs 
chefs,  sans  doute,  étaient  par  éducation,  par  tempérament,  des 
entraîneurs.  Pourtant,  ils  n'étaient  pas  arrivés  du  premier  coup  à 
la  sûreté  de  main  qu'ils  eurent  plus  tard.  Sous  l'impulsion  de  Na- 
poléon, ils  avaient  appris,  en  dix  années  de  guerre  ininterrompues, 
à  connaître,  dans  tous  ses  rouages,  leur  outil  de  combat.  Non  seu-  : 
lement,  ils  l'avaient  façonné  tactiquement,  mais  encore  ils  l'avaient  ' 
moralement  pénétré  de  leur  esprit,  de  leur  àme.  Ils  lui  avaient 
communiqué  leur  ardeur  et  leur  foi.  Pas  un  général  ou  un  colonel 
qui  ne  fût  connu  d'eux,  jugé  à  sa  juste  valeur;  qui,  en  retour,  ne 
fût  pétri  à  leur  guise,  et  n'eût  placé  en  -eux  toute  sa  confiance. 

S  il  ne  devait  pas  en  être  ainsi,  si  le  lien  tactique  et  le  lien  moral 
leur  faisaient  défaut,  ces  masses  de  cavalerie  ne  seraient  plus 
qu'une  force  aveugle,  ayant  pour  seul  guide  et  pour  seule  garantie 
cette  divinité  capricieuse  et  décevante  qu'on  appelle  le  hasard! 

11  serait  téméraire,  sans  doute,  de  compter  qu'on  pourra  complè- 
tement réaliser,  dès  le  temps  de  paix,  le  programme  d'éducation 
de  la  guerre,  —  mais  au  moins  les  institutions  doivent-elles  se  rap- 
procher le  plus  possible  de  l'idéal  entrevu.  La  cavalerie  connaît 
aujourd'hui  sa  voie  rationnelle  :  la  tactique  de  masses.  Elle  y  pro- 
gresse trop  lentement. 

Les  premiers  essais  remontent  à  1876.  A  cette  époque  une  divi- 
sion de  cavalerie  lut  concentrée  pour  exécuter  des  manœuvres  d'en-, 
semble.  11  s'agissait  d'expérimenter  le  règlement  paru  cette  même 
année  et  comportant  une  Instruction  des  corps  de  aicalerie  com- 
posés de  plusieurs  armes.  Mais  en  raison  môme  de  leur  nouveauté, 
en  raison  surtout  des  changemens  profonds  que  la  théorie  nou- 
velle apportait  aux  idées  reçues,  ces  manœuvres  ne  pouvaient  être 
et  ne  furent  qu'une  tentative  rudimentaire  aux  résultats  provisoires 
et  restreints. 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  373 

L'instruction  des  corps  de  cavalerie,  d'ailleurs,  était  encore  à 
l'état  embryonnaire.  Elle  se  bornait  à  des  indications  générales 
qu'aucune  règle  précise  ne  venait  pratiquement  traduire.  Les  ma- 
nœuvres s'en  ressentirent.  L'idée  des  masses  réunies  pour  com- 
battre n'avait  pas  encore  pris  une  forme  solide  et  arrêtée.  Encore 
sous  l'empire  du  trouble  profond  causé  par  la  défaite,  la  cavalerie 
clierchait  sa  route.  On  hésitait  à  codifier  des  principes  dont  l'ap- 
plication avait  été  peu  ou  point  étudiée.  Le  règlement  de  1876 
entr'ouvrait  bien  une  ère  nouvelle,  mais  il  ne  s'y  engageait  pas 
résolument.  Dans  la  maison  neuve,  c'était  la  base  et  non  le  couron- 
nement. 

Cependant  la  physionomie  des  guerres  futures  commençait  à  se 
dessiner.  Peu  à  peu  on  se  dégagea  des  conceptions  générales  pour 
se  rattacher  à  un  objectif  précis.  Le  règlement  de  1882  consacra 
cette  évolution.  Dans  l'emploi  des  masses  de  cavalerie,  il  fut  plus 
radical  et  plus  explicite  ;  il  ne  se  contenta  pas  d'en  tracer  les  règles 
générales,  il  indiqua  les  procédés  d'exécution;  il  créa  les  écoles  de 
brigade  et  de  division. 

Mais  les  règlemens  sont  fragiles  alors  que  leur  manque  la 
sanction  de  l'épreuve;  celui  de  1882  devait  se  heurter  à  bien  des 
obstacles.  A  beaucoup  d'esprits  non  encore  ouverts  aux  horizons 
de  la  guerre  moderne,  l'éducation  tactique  des  masses  de  cavalerie 
semblait  une  utopie;  ils  n'en  pénétraient  ni  l'utilité,  ni  l'application. 
N'entrevoyant  dans  les  combats  de  cavalerie  que  le  choc  de  deux 
fronts  démesurés  et  non  l'engagement  successif  d'échelons  accu- 
mulés, ils  se  refusaient  à  admettre  qu'on  pût  rencontrer  des  ter- 
rains propices  à  d'aussi  considérables  engagemens.  Enfin  ils 
arguaient  de  l'impossibilité  de  prévoir  tous  les  cas  particuliers  de 
la  guerre  pour  nier  l'utilité  d'en  réglementer  quelques-uns,  voire 
à  titre  d'exercice  ou  d'exemple.  Alors  que  les  auteurs  du  règlement 
avaient  cherché  à  forcer  tous  les  cerveaux  à  travailler,  à  méditer, 
à  prévoir,  on  les  accusait  de  formalisme  ;  alors  qu'ils  faisaient  appel 
à  l'initiative,  qu'ils  recommandaient  de  s'attacher  surtout  à  Vespn'f 
des  théories  nouvelles,  on  s'obstinait  à  n'en  considérer  que  la 
lettre. 

Quelques  écrivains  militaires  se  fondèrent  même  sur  cette  étrange 
confusion  pour  essayer  d'une  réaction  tardive.  Ils  avaient  d'ailleurs 
un  rôle  facile,  car  ils  exploitaient  des  sentimens  faits  pour  plaire,  lis 
proclamaient  que  cette  tactique  compliquée  était  de  provenance 
allemande,  qu'elle  était  opposée  à  nos  traditions,  qu'il  fallait  avant 
tout  compter  sur  l'initiative  des  généraux,  sur  la  fougue  des  troupes. 
Et  ils  appelaient  cela  la  «  tactique  française.  »  —  Singulière  tactique 
que  celle  qui  consiste  à  nier  même  son  utilité  propre  et  qui,  sous 
prétexte  d'une  confiance,  —  à  coup  sur  honorable,  mais  vraiment 


37/l  REAUE    DES    DEUX    MONDES. 

trop  accommodante,  —  dans  l'inspiration  des  chefs  et  dans  le  creur 
des  soldats,  semble  vouloir  nous  ramener  aux  procèdes  héroïques, 
sans  tenir  compte  des  progrès  accumulés.  Comme  si  une  seule 
arme  aujourd'hui  pouvait  échapper  à  la  nécessité  constante  de  tra- 
vailler et  d'agir,  comme  si  la  cavalerie,  particulièrement,  ne  com- 
battait pas,  ne  vivait  pas  par  le  mouvement,  par  l'action!  Au  fond^ 
que  réclament  donc  ces  pai'tisans  d'une  lactique  aussi  élémentaire? 
—  De  dormir  en  paix?  La  trompette  allemande  se  chargerait  de 
sonner  le  réveil  ! 

Donc  i!  fallait  multiplier  les  champs  d'oxpéi'iences,  étudier  dans 
leurs  détails  ces  rouages  nouveaux,  les  faire  fonctionner  dans  tous 
les  sens,  en  un  mot  acquérir  la  pratique  absolue  du  mécanisme; 
puis,  l'instrument  prêt,  créer  des  ouvriers  habiles  à  son  emploi. 
Tel  était  le  but  des  manœuvres  spéciales.  Si  l'épreuve  a  été  longue, 
elle  a  été  aussi  concluante.  ,. 

Lorsqu'en  1881,  on  réunit  des  divisions  entières  pour  raanœu.— jj 
vrer  dans  les  plaines  de  Chàlons,  de  Vézelise  et  d'Avor,  on  se 
trouva  en  présence  de  masses  dont  chaque  élément,  pris  isolément, 
était  souple  et  alerte,  dont  l'ensemble  était  lourd,  rigide,  inerte. 
Pour  mettre  en  mouvement  le  mécanisme  complet,  il  fallait  passer 
par  une  longue  série  d'eflbrts  et  de  répétitions.  Cependant,  pendant 
cinq  années,  ces  manœuvres  se  succédèrent  ;  on  y  convoquait  sans 
distinction  les  régimens  de  cavalerie  indépendante  ou  de  cavale- 
rie de  corps.  En  moment,  on  put  croire  que  toute  l'arme  allait 
venir  se  retremper  à  ces  sources  fécondes  et  y  acquérir  le  complé- 
ment d'instruction  que  l'exiguïté  des  terrains  habituels  de  garni- 
son ne  lui  permettait  pas  d'atteindre.  Cet  espoir  fut  déçu.  Soit 
que  les  dépenses  eussent  para  trop  lourdes,  soit  que  le  particula- 
risme naissant  de  la  cavalerie  eût  semblé  suspect,  on  supprima 
tout  à  coup  IcSl  manœuvres  spéciales.  Elles  reprirent,  mais  modi- 
fiées, en  1887. 

Si  cette  interruption  fâcheuse  a  été  de  courte  durée^  elle  n'en 
a  pas  moins  permis  de  mesurer  le  chemin  parcouru.  Entre  les 
manœuvres  du  début  et  celles  des  deux  dernières  années,  on  a 
pu  remarquer  une  diiïérencc  profonde.  Tandis,  en  effet,  qu'en 
4881  les  généraux  étaient  obligés  d'intervenir  dans  les  détails 
même  des  évolutions,  d'en  faire  répéter,  pièce  à  pièce,  les  plus 
petites  phases;  on  1888,.  au  contraire,  ils  pouvaient  se  borner  à  la 
recherche  de  l'idée  tacticiuc.  N'ayant  plus  le  souci  du  choix  des 
rnoyens,  ils  se  préoccupaient  seulement  du  but.  La  mise  au  point 
était  complète.  Ainsi  lessort,  pur  révidence  mt'me  des  progrès 
accomplis,  l'utilité  des  manœuvres  des  masses.  Des  divisions  de 
cavalerie  (jui  y  ont  pris  part,  elles  ont  fait  un  outil  mauiable,  bien 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    (KJEKRE    MODERNE.  375 

emmanche,  approprié  à  son  but.  En  plus,  elles  leur  ont  commu- 
niqué la  vitalité  et  l'entrain;  elles  les  ont  amenées  à  ce  point 
d'envisager  avec  confiance  l'éventualité  d'une  lutte  implacable  avec 
quelque  rivale  que  ce  soit.  Celte  cavaierie  })Ossède  à  la  fois  l'unité 
d'organisation,  d'éducation  et  de  doctrine.  Matériellement  et  mo- 
ralement, elle  est  prête. 

Mais,  depuis  qu'ont  été  interrompues,  puis  reprises,  les  manœu- 
vres spéciales,  leur  caractère  primitif  a  été  dénaturé;   elles  ne 
s'étendent  plus  à  toute  la  cavalerie;  les  divisions  indépendantes 
seules  y  sont  convoquées.  Les  38  régiraens  répartis  dans  les  bri- 
gades des  corps  d'armée  en  sont  exclus.  Voués  aux  seules  évolu- 
tions de  brigade,  auxquelles  succèdent  des  manœuvres  d'armes 
combinées,  ces  régimens,  au  point  de  vue  de  leur  préparation 
tactique,    de   leur  emploi  en  masses,  sont  absolument  sacrifiés. 
Pourtant,  c'est  réunis  en  masses  qu'en  guerre  ils  devront  agir. 
Espère-t-on  que,  par  un  phénomène  imprévu,  la  liaison  et  l'entente 
entre  ces  élémcns,  jusqu'alors  épars,  s'opéreront  spontanément? 
que  les  chefs  des  différentes  unités  se  trouveront  subitement  à  la 
hauteur  d'un  rôle  nouveau?  Mais  l'expérience   des  dix  dernières 
années  prouve  surabondamment  qu'une  telle  espérance  est  vaine. 
Pour  qu'une  division  de  cavalerie  puisse  intervenir  efficacement 
dans  le  combat,  il  faut  au  moins  qu'entre  le  divisionnaire  et  les 
généraux  de  brigade,  entre  ces  derniers  et  les  colonels,  comme 
entre  les  régimens  eux-mêmes,  régnent  cette  habitude  du  même 
commandement,  de  la  manœuvre  commune,  cette  entente  mutuelle, 
cette  confiance  réciproque  d'où  jaillira  l'exécution  rapide  et  pré- 
cise.  Croit-on,   d'autre  part,  que  leurs   évolutions   particulières 
suffisent  à  préparer  les  brigades  à  leur  rôle  dans  le  combat?  Jamais 
vérité  ne  fut  moins  démontrée.  Exercées  en  dehors  de  toute  action 
d'ensemble,   de  tout  contrôle  supérieur,  ces  brigades   sont  trop 
souvent,  —  il  faut  l'avouer,  —  entre  les  mains  de  généraux  qui, 
ne  provenant  pas  de  la  cavalerie,  recherchent  dans  les  évolutions 
un  sujet  d'étude  et  n'y  voient  que  matière  à  leur  instruction  per- 
sonnelle. Et  ceux  mêmes  qui  sortent  de  l'arme,  après  quelques 
années  de  cet  exil,  loin  du  centre  de  tout  mouvement  et  de  tout 
progrès,  finissent  par  perdre  leur  force  d'impulsion  ;  heureux  en- 
core quand  ils  ne  sont  pas  réduits  à  voir  leurs  escadrons  sernr  de 
champ  d'expériences  à  des  innovations  inutiles,  sinon  nuisibles. 
Ce  ne  sont  pas  là  des  argumens  imaginés  pour  les  besoins  d'une 
cause.  On  se  souvient  encore,  dans  la  cavalerie,  qu'un  ministre  de 
la  guciTC    (1)  fut  obligé    de  rappeler   certains  commandans    de 
brigades  à  une  observ^aiion   stricte  des  règlemens.  Enfin,  l'essai 

(1)  Le  général  Gamponon. 


376 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


retentissant  qui  lut  lail,  il  y  a  cinq  années  (1),  d'une  tactique 
toute  spéciale  d'exploration  et  de  sûreté,  prouve  à  quels  dangers 
peut  être  parfois  exposée  cette  unité  de  doctrine  que  nous  avons 
achetée  au  prix  de  tant  d'eflorts  !  Les  olTiciers  de  l'arme  qui  suivi- 
rent ces  manœuvres  parlent  encore  avec  amertume  de  la  con- 
trainte qu'ils  subirent,  alors  qu'obligés  de  se  plier  sans  réserve 
aux  barèmes  d'entraînement,  aux  graphiques  d'exploration,  h  tout 
cet  échafaudage  scientifique  qui  leur  était  imposé,  ils  se  voyaient 
réduits  à  l'état  de  rouages  inconsciens  d'un  mécanisme  strictement 
réglé.  Tout  esprit  d'entreprise,  toute  velléité  d'initiative,  tout  ce 
qu'il  y  a  de  généreux  et  de  vibrant  dans  le  cœur  des  cavaliers 
avait  été  étoulïe  sous  cette  codification  étroite.  Malgré  la  rigueur 
qu'avait  mise  à  l'appliquer  celui-là  même  qui  en  avait  été  l'inven- 
teur, le  système  échoua.  Mais  jamais  n'avait  éclaté  d'une  manière 
plus  frappante  la  nécessité  de  mettre  la  cavalerie  sous  la  protection 
d'institutions  fixes,  de  rompre  avec  une  organisation  qui  laissait 
la  porte  ouverte  à  de  telles  entreprises. 

Quant  aux  évolutions  des  brigades  de  corps,  il  suffirait  le  plus 
souvent  de  constater  dans  quel  état  d'esprit  elles  laissent  les  offi- 
ciers qui  y  prennent  part  pour  avoir  de  leur  valeur  une  juste  idée. 
Au  retour,  c'est  un  concert  de  récriminations  et  de  plaintes,  c'est 
une  expression  générale  de  lassitude  et  d'ennui,  sinon  une  irrita- 
tion voisine  de  l'indiscipline.  Que  dire  de  manœuvres  qui  peuvent 
produire  de  tels  résultats?  L'opinion  s'égare  parfois;  elle  peut  trop 
facilement  adopter  des  idées  nouvelles,  audacieuses,  et  par  cela 
séduisantes;  mais  qu'importe!  si  de  cet  enthousiasme  passager 
naît  une  énergie  nouvelle.  L'excès  se  corrige  et  l'équilibre  se 
rétablit.  Mais  quand  l'indifférence,  le  découragement,  le  méconten- 
tement, succèdent  à  l'ardeur  et  à  la  foi,  le  mal  est  incurable.  Les 
)nédications  ordinaires  ne  suffisent  plus  :  il  faut  changer  d'air  et  de 
climat. 

En  somme,  l'éducation  actuelle  des  brigades  de  corps  vient 
accentuer  le  malaise  produit  par  leur  organisation  ;  à  un  vice 
de  forme  elle  ajoute  une  erreur  de  direction.  A  ce  point  délec- 
tucuses,  l'organisation  et  l'éducation  n'ont  pas  seulement  pour 
cfl'et  de  priver  les  troupes  de  l'aptitude  tactique;  elles  leur  refu- 
sent encore  l'aptitude  morale.  Aux  débuts  d'une  guerre,  les  masses 
formées  de  ces  élémens  disparates  et  anémiés  manqueraient  à  la 
fois  de  vigueur,  d'habileté  et  d'àme. 

On  a  coutume  de  tenir  grand  compte,  en  France,  de  ce  qui  se 
passe  de  l'autre  côté  des  Vosges.  Ce  n'est  pas  sans  raison  ;  car, 
outre  que  nos  adversaires  se  sont  depuis  près  d'un  siècle  étroite- 


(1)  Aux  manœuvres  du  \T  corps,  en  1884. 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  377 

ment  attachés  —  avec  une  persévérance  et  un  esprit  de  suite  vrai- 
ment remarquables  —  à  consolider  et  à  améliorer  leurs  institutions 
militaires,  aucun  de  leurs  faits  et  gestes  ne  doit  nous  laisser  in- 
différens.  Un  mouvement  de  leur  part  détermine  un  mouvement  de 
la  nôtre,  tout  comme  une  attaque  appelle  une  parade.  Aussi  l'or- 
ganisation de  leur  cavalerie  a  pu  servir,  en  apparence,  à  justifier 
celle  de  la  nôtre.  La  cavalerie  allemande  est  bien,  en  efiet,  répartie 
sur  l'ensemble  du  territoire,  et  la  plupart  de  ses  régimens  sont 
rattachés  administralivement  aux  divisions  d'infanterie.  Mais  cette 
distribution,  purement  territoriale  et  administrative,  pour  défec- 
tueuse qu'elle  soit,  n'entraîne  pas  du  moins  une  division  corres- 
pondante dans  l'éducation  et  l'emploi.  Il  n'y  a  pas,  comme  en 
France,  deux  espèces  distinctes  de  cavalerie.  Tous  les  régimens 
sont  imbus  du  même  esprit  et  reçoivent  la  même  éducation  ;  tous 
participent  à  l'unité  d'instruction  et  de  doctrine.  La  notion  de  notre 
infériorité,  sous  ce  rapport,  n'a  pas  échappé  à  la  presse  alle- 
mande, toujours  en  éveil.  Dès  le  mois  de  septembre  1885,  la 
Gazelle  de  Cologne  émettait  cette  appréciation  qui  résume  assez 
nettement  les  inconvéniens  de  notre  système  :  u  La  réunion  de 
douze  régimens,  au  camp  de  Ghàlons,  paraît  trop  mesquine  ;  car, 
en  n'exerçant  pas  annuellement  une  plus  forte  fraction,  six  années 
seront  encore  nécessaires  à  la  cavalerie  française  pour  la  mettre 
en  état  de  concourir  intelligemment  à  l'œuvre  de  la  revanche.  » 
Quelle  qu'en  soit  la  provenance,  le  conseil  est  d'autant  plus  à  mé- 
diter qu'en  ce  moment  même  les  Allemands  préparent  la  constitu- 
tion permanente  de  deux  nouvelles  divisions  de  cavalerie  en  Silésie 
et  en  Alsace.  Tous  leurs  régimens,  d'ailleurs,  sont  exercés,  d'après 
des  méthodes  uniformes,  au  même  rôle  et  au  même  emploi. 

C'est  que  bien  avant  nous,  et  plus  méthodiquement,  la  cavalerie 
prussienne  avait  parcouru  la  série  des  études  et  des  expériences. 
Ayant  traversé  les  mêmes  incertitudes,  elle  était  arrivée  aux  mêmes 
conclusions. 

Un  ouvrage  documentaire,  —  remarquable  recueil  où  sont  en- 
registres les  efTorts  et  les  progrès  de  l'arme  {V Histoire  de  lu  cava- 
lerie prussienne  de  1806  ù  1876),  —  permet  de  suivre,  pas  à  pas, 
cette  lente  évolution.  Les  premières  manœuvres  de  masses  datent 
de  1843.  Le  maréchal  Wran gel,  le  plus  renommé  parmi  les  généraux 
de  cavalerie  de  l'époque,  en  eut  la  direction.  11  conclut  «  à  l'impuis- 
sance des  corps  de  cavalerie  non  exercés  aux  manœuvres  d'ensem- 
ble. ))  L'expérience,  plusieurs  fois  renouvelée,  confirma  son  opinion  : 
«  11  me  paraît  indispensable,  écrivait-il,  de  former  des  corps  de  ca- 
valerie dès  le  temps  de  paix  et  de  les  exercer  tous  les  ans  (1).  » 

(1)  Opinion  du  général  Wrangol  ^ur   le  développement  «n  l'i^mplni   do  la  cavaltn-ie 
prussienne,  1851. 


3"S  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Après  1866,  Frédéric- Charles,  l'élève  de  Wrangel,  et  son  succes- 
seur à  la  tète  de  la  cavalerie  prussienne,  reprit  son  œuvre.  11  pro- 
fessait l'opinion  qu'il  manquait  surtout  à  la  cavalerie,  pour  èire  à 
la  hauteur  de  sa  mission,  «  une  prèptu'alion  suffisante  pour  l'em- 
ploi en  grandes  masses.  » 

Maigre  son  influence  et  son  activité,  cette  arme  n'était  pas  encore 
prête  en  1S70.  Et  si  elle  fit  prenvo  d'initiative  et  d'intelligence 
dans  les  services  d'exploration  et  de  sûreté,  elle  fut  absolument 
au-dessous  de  sa  tâche  sur  les  champs  de  bataille.  Tous  ses  histo- 
riens le  constatent,  non  sans  amertume  :  «  Les  rameaux  de  laurier 
qui  se  penchaient  vers  la  cavalerie  prussienne,  écrit  l'un  d'eux,  ne 
purent  être  cueillis,  non  qu'on  manquât  de  bonne  volonté,  mais 
parce  que  l'habileté  nécessaire  aux  chefs  et  aux  troupes  faisait  dé- 
faut (1).  »  —  «  Les  attaques  de  la  cavalerie  allemande,  écrit  un 
autre,  ne  furent  pas  entreprises  en  grand  et  ne  pouvaient  l'être, 
parce  que  les  conditions  essentielles  manquaient,  tant  au  point  de 
vue  des  chefs  qu'au  point  de  vue  de  la  facihté  de  manier  l'instru- 
ment (*2).  » 

L'œuvre  de  régénération  fut  vigoureusement  reprise  après  la 
guerre.  Les  manœuvres  de  1873,  i87û  et  1875,  exécutées  par  des 
divisions  entières,  eurent  pour  principal  objectif  le  mécanisme  de 
l'action  d'ensen^ble.  Elles  aboutu-ent  au  règlement  de  1870,  conte- 
nant des  règles  fixes  pour  l'emploi  des  masses.  Quelques  mois 
après  paraissait  notre  règlement  qui.  Lui  aussi,  présentait  une  codi- 
fication nouvelle  des  écoles  de  brigade  et  de  division.  Chez  les 
deux  cavaleries  rivales,  le  même  travail  d'enfantement  aboutissait, 
à  la  même  époque,  au  même  pohit.  Quant  au  singulier  reproche, 
adressé  aux  auteurs  du  règlement  fiançais,  d'avoir  imité  les  pro- 
cèdes allemands,  il  tombe  de  lui-même,  si  l'on  considère  ([ue  ces 
derniers  sont  le  Iruit  de  plus  de  quarante  années  de  rechei'ches 
et  de  travaux  ininterrompus,  sous  ime  autorite  toujours  stable  et 
respectée,  et  chez  une  nation  où  toutes  les  considérations  poli- 
tiques ou  sociales  sont  subordonnées  à  l'idéal  d'une  organisation 
militaire  puissante  et  souveraine. 

La  conclusion  s'impose  :  il  est  teiups  de  soustraire  la  cavalerie  de 
corps  à  une  organisation  et  à  une  éducation  delectueuses.  Et  si 
l'on  doit  procéder  par  rélormes  successives,  la  plus  urgente  con- 
sistera à  réunir  aimucllcmcnt  ces  brigades  en  divisions  de  ma- 
nœuvres, pour  les  préparer  à  la  iiremière  et  essentielle  partie  de 
leur  rôle  à  la  guerre,  à  la  tactique  des  masses;  sinon  on  peut  lé- 
gitimement redouter   que,  constituées  aux   débuts  mêmes  d'une 


(1)  KtBtiler,  Histoire  de  la  cavalerie  prussienne  de  180G  à  1810, 

(2)  licckcr,  la  Division  de  cavalerie  dans  la  balaUle. 


LA    CAVALERIE    DAN?    LA    GUERKE    MODERNE.  379 

campagne,  ces  divisions  nouvelles  ne  soient  capables  de  re^ndre  des 
services  qu'au  moment  ©ù  il  serait  trop  tard  pour  en  pi*ofiter. 

Ainsi,  la  première  phase  d'éducation  de  la  cavalerie  à  la  tac- 
tique de  masses  constitue  une  période  d'entraînement,  d'exer- 
cice, d'escrime  du  combat.  Pour  cette  répétition  à  peu  près  mé- 
canique, on  devra  rechercher  des  terrains  doux,  eksliqucs,  pas 
trop  accidentés,  sur  lesquels,  sans  iatigue  pour  les  chevaux,  sans 
danger  pour  les  cavaliers,  on  pourra  recommencer,  autant  qu'il 
sera  nécessaire,  l'exécution  des  mêmes  mouvemens.  Le  camp  de 
Châlons  avec  sa  superlicie  de  13,000  hectares,  ses  ondulations 
lentes,  son  sol  également  bon  par  la  pluie  ou  le  soleil,  est  le  mo- 
dèle des  «  camps  d'instruction.  »  Une  telle  expression,  —  évoquant 
l'idée  de  ces  réunions  surannées  et  stériles  dont  la  dure  expérience 
a  condamné  leserremens, —  pourrait  à  juste  titre  paraître  suspecte, 
si  cette  première  préparation  n'était  elle-même  le  prélude  d'une 
éducation  plus  substantielle,  dans  laquelle  la  cavalerie  préalable- 
ment entraînée,  devenue  manœuvrière  et  alerte,  pourra,  dans  des 
conditions  analogues  à  celles  de  la  campagne,  s'exercer  à  son  em- 
ploi à  la  guerre. 

Alors  le  moment  sera  venu  de  placer  ces  masses  en  terrain  va  • 
rié,  de  les  faire  marcher,  cantonner,  vivre,  s'éclairer,  prendre  le 
contact  et  combattre.  Ce  sera  l'objet  d'une  deuxième  période,  exé- 
cutée en  dehors  du  camp,  et  qui  constituera  le  couronnement  né- 
cessaire des  manœuvres  spéciales.  L'application  succédera  à  la  pré- 
paration. Mais  autant  la  préparation  exigeait  de  méthode,  de 
ménagement  et  de  sollicitude,  autant  l'exécution  impliquera,  avant 
toute  autre  considération,  l'accomplissement  habile  et  vigoureux 
de  la  mission  reçue,  la  recherche  exclusive  de  l'idée  tactique. 

En  1888,  au  camp  de  Ghàlons,  le  programme  des  manœuvres 
comprenait  cinq  journées  d'opération  en  terrains  variés.  A  la  der- 
nière heure,  ce  projet  lut  abandonné,  l'état  peu  avancé  des  récoltes 
ne  permettait  pas  de  le  mettre  à  exécution.  Les  considérations  éco- 
nomiques prirent  le  dessus.  On  craignit  qu'en  face  de  cette  irruption 
de  masses  de  cavalerie,  quelque  reporter  classique  n'évoquât  le 
souvenir  des  hordes  d'Attila  dévastant  les  champs  catalauniques  ! 
€ette  année  on  a  pu  reprendre  et  appliquer  cette  deuxirme  partie 
des  manœuvres  ;  les  résultats  obtenus  permettent  d'espérer  qu'à 
l'avenir,  développée  et  agrandie,  elle  succédei-a  toujours  à  la  pre- 
niièr<>,  tenant  lieu  à  la  lois  d'épreuve  et  de  sanction. 

Pour  bien  marquer  l'importance  qu'ils  atUicliaient  à  cette  phase 
particulière  des  manœuvres  spéciales,  les  ÂlJenumds  ont  pris  soin 
d'en  inscrire  l'exécution  dans  leur  Hrf/fciz/cnf  sttr  le  xen-icc  de  cam- 
ptifjiic  :  «  Si  plusieurs  divisions    doi\ent  Jiianœuvrer  simuitaiié- 


3S0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


1 


ment,  on  établit  le  programme  des  manœu\Tes  de  manière  à  joindre 
aux  manœuvres  mêmes  de  cavalerie  des  exercices  du  service 
d'exploration  et  du  service  de  sûreté  à  grandes  distances  et  sur  un 
li'ont  étendu,  dans  des  conditions  analogues  à  celles  qui  se  pré- 
senteraient en  temps  de  guerre  pour  les  divisions  de  cavalerie  ap- 
pelées à  devancer  les  armées  (1).  « 

En  résumé,  le  programme  des  manœuvres  spéciales  de  cavalerie 
ne  sera  complet  qu'à  la  condition  de  comporter  deux  périodes  :  l'une 
de  préparation  dans  l'intérieur  d'un  camp,  l'autre  d'exécution  en  ter- 
rain varié.  Ainsi  exercé  et  éprouvé,  l'instrument  est  prêt.  Il  reste  à 
le  livrer  aux  ouvriers  qui  auront  charge  de  l'utiliser.  En  dehors  de 
l'ensemble,  sous  l'œil  de  chefs  compétens,  la  cavalerie  s'est  longue- 
ment et  méthodiquement  préparée  :  elle  sait  éclairer,  couvrir,  com- 
battre. 11  s'agit  de  la  faire  rentrer  dans  le  concert,  de  la  restituer 
aux  armées.  Ce  sera  l'objet  d'une  troisième  période  pendant  laquelle 
elle  prendra  part  aux  grandes  manœuvres  d'armes  combinées.  Mais 
ici,  nous  abordons  un  sujet  agrandi  et  nouveau.  11  nous  faut  en 
esquisser  le  plan  général  avant  d'y  adapter  le  cadre  particulier  de 
la  cavalerie.  j| 

Au  point  de  vue  de  la  guerre,  les  grandes  manœuvres  doivent 
constituer  une  triple  préparation  :  physique,  morale,  intellectuelle. 
De  ces  trois  conditions,  les  deux  premières  sont  naturellement 
remplies  :  elles  résultent  de  l'exéculiou  même  des  manœuvres  et 
s'accomplissent,  pour  ainsi  dire,  ipso  facto.  s;| 

Quel  que  soit  le  bénéfice  technique  qu'on  en  retire,  les  manœuvres 
produisent,  en  effet,  une  amélioration  matérielle  et  constante  :  l'en- 
traînement et  la  cohésion  d'élémens  qui,  jusqu'alors,  n'avaient  pas 
été  réunis;  la  mise  au  point  mécanique  d'une  agglomération 
d'hommes  s'accoutumant,  dans  des  circonstances  spéciales,  quoique 
bien  éloignées  encore  de  celles  d'une  campagne,  à  remplir  régu- 
lièrement les  trois  fonctions  primordiales  de  la  guerre  :  marcher, 
vivre,  dormir. 

L'avantage  moral  est  non  moins  évident.  C'est  dans  ces  rassem- 
blemens  périodiques  que  les  dilîerens  rouages  des  lortcs  unités  de 
combat  s'agencent  et  fonctionnent  en  vue  d'une  action  commune. 
Ainsi  réunies,  entrevoyant  le  but,  confondant  leurs  ellorts,  ces 
troupes,  hier  dispersées  et  indifférentes,  comprennent  alors  leur 
admirable  solidarité.  L'enthousiasme  et  la  conliance  leur  viennent 
au  cœur  quand  s'ébranlent  les  colonnes  profondes,  quand  se  dé- 
ploient les  longues  lignes,  quand  s'illuminent  les  armes  et  que 
s'élèxent,  en  leur  troublante   harmonie,  le  grondement  du  canon 

(1)  Article  1i.  —  Des  jjrescriidions  relatives  aii.\  manœuvres  d'auloiane. 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  381 

et  le  crépitement  des  fusils  ;  quand  tout  enfin  leur  révèle  la  poésie 
entraînante  du  combat.  Mais  est-ce  bien  là  le  point  essentiel  ?  Est-ce 
dans  la  répétition  purement  mécanique  d'une  scène  jamais  rénovée 
que  se  formera  le  puissant  instrument  capable  de  ramener  la  vic- 
toire sous  nos  drapeaux?  Cette  double  préparation  encore  ne  suffit 
pas.  Les  forces  physiques  et  morales  n'auront  toute  leur  valeur  et 
tout  leur  eflet  qu'à  la  condition  d'être  mises  en  jeu  et  dirigées  par 
une  force  intellectuelle  et  supérieure;  en  d'autres  termes,  à  la 
vigueur  et  au  courage  duit  s'ajouter  l'habileté  du  commandement. 
—  Au-dessus  des  muscles  et  du  cœur  est  le  cerveau. 

Or,  si  l'entraînement  et  la  cohésion  sont  des  résultantes  quasi 
obligées,  le  progrès  intellectuel,  lui,  ne  peut  jaillir  que  d'un  travail 
incessant  et  d'un  effort  continu.  Constamment,  il  doit  adapter  la 
stratégie  au  caractère  des  guerres  futuies,  et  maintenir  la  tactique 
au  niveau  des  progrès  sans  cesse  renouvelés.  Car,  si  la  stratégie 
amène  les  ennemis  en  bonne  position  pour  hvrer  bataille,  la  tac- 
tique seule  utilise  les  forces  amassées,  tranche  le  nœud  gor- 
dien habilement  noué.  L'accord  de  ces  deux  facteurs  est  indis- 
pensable au  succès  ;  les  plus  hautes  combinaisons  théoriques  res- 
teraient sans  effet,  si  le  développement  réguHer  des  opérations,  si 
la  précision  des  mouvemcns  ne  leur  apportaient  une  sanction 
matérielle.  De  nos  jours,  la  tactique  acquiert  une  influence  d'au- 
tant plus  prépondérante  que  les  guerres,  accomplies  à  coups  de 
chiffres  et  non  plus  avec  les  jambes  des  soldats,  renferment  pour 
ainsi  dire  la  stratégie  dans  cette  idée  simple  d'une  accumulation 
rapide.  En  1870,  cette  puissance  de  concentration,  cette  justesse 
et  cette  sûreté  de  manœuvre  furent  le  procédé  caractéristique  de 
nos  adversaires.  Grâce  à  elles,  les  armées  allemandes  purent  s'avan- 
cer régulièrement,  méthodiquement,  à  la  conquête  de  notre  terri- 
toire, sans  qu'une  grande  pensée  stratégique  eût  présidé  à  celte 
sorte  de  poussée  brutale.  11  faut  tenir  compte  d'enseignemens  aussi 
clairs,  envisager  nettement  l'avenir,  et  bien  nous  persuader  ([ue 
lorsque  50,000  hommes  évolueront  avec  la  même  souplesse  et  la 
même  précision  que  pouvait  le  faire,  autrefois,  une  simple  brigade, 
alors  seulement  l'armée  moderne  sera  à  la  hauteur  de  sa  mission. 
Quand  on  a  compris  cela,  on  découvre  tout  de  suite  quel  est  le 
rôle  et  quel  aussi  le  point  faible  de  nos  grandes  manœuvres  ac- 
tuelles. Ce  rôle,  c'est  l'éducation  tactique  du  haut  commandement; 
ce  point  faible,  c'est  qu'on  n'exécute  pas  sur  une  assez  grande 
échelle  les  manœuvres  de  masses. 

La  tactique  des  masses,  nous  l'avons  déjà  dit,  est  un  résulUit 
direct  et  inéluctable  de  la  guerre  de  masses.  C'est  un  ordre  d'idées 
nouveau,  mais  essentiel;  il  serait  peu  prévoyant  d'en  méconnaître 


382 


REVUE   DES   DEUX  IIOXDES. 


la  poi'tée.  L'évolution  est  aujourd'hui  complète  ;  il  n'y  a  plus  à  la 
discuter,  mais  seulement  à  l'éludiei". 

Lorsque  furent  élaborées,  en  1 881 ,  les prtMnières 'règles  relatives 
aux  manœuvres  d'automne,  l'idée  de  cette  tactique  de  masses  n'avait 
évidcmmeni  pas  assez  mûri.  On  ne  pouvait,  sans  une  certaine  hé- 
sitation, abandonner  un  ordre  de  choses  étudie,  connu,  pour  s'aven- 
turer de  plain-picd  sur  un  terrain  inexploré.  Au  seuil  de  la  guerre 
nouvelle,  on  se  rattacliait  encore  à  ce  qui  surnageait  du  passé.  Ce 
qui  s'était  produit  pour  la  cavalerie  se  produisit  avec  plus  d'am- 
plitude pour  toute  l'armée.  Une  certaine  confusion  devait  s'établir 
et  s'établit  entre  lea  évolutions  qui  sont  le  mécanisme  régulier  des 
diftérentes  formations,  et  la  Dianœuvi-e  qui  est  l'emploi  tactique  de 
ces  formations.  Aussi,  dans  l'incertitude  où  l'on  était  de  poser  des 
règles  précises  pour  le  maniement  des  grandes  masses,  on  prit  le 
parti  de  décorer  du  nom  de  «  manœuvres  »  les  mouvemons  exécutés 
par  des  unités  secondaires,  sans  tenir  compte  que  dans  les  guerres 
futures,  les  unités  inférieures  aux  corps  d'armée, n'ayant  que  très 
exceptionnellement  à  jouer  un  rôle  spécial  et  isolé,  se  borneraient 
presque  toujours  à  évoluer. 

Ces  règles,  en  effet,  portaient  que  chu'.[ue  année  :  «  Un  tiers  des 
ccfrps  d'armée  de  l'intérieur  devrait  exécuter  des  manœuvres  de 
brigade,  un  second  tiers  des  manœuvres  de  division,  et  les  six  auti'es 
corps  des  manœuvres  d'ensemble.  »  Ces  prescriptions  sont  restées 
slationnaires;  la  dernière  même  n'a  pas  été  observée.  Deux  corps 
d'armée  seulement  exécutent,  en  effet,  des  manœuvres  d'ensemble  ; 
sur  tout  le  reste  du  territoire,  on  s'en  tient  aux  manœuvres  de  bri- 
gade et  de  division.  Et  cependant  quel  peut  être  désormais  le  rôle 
de  ces  dernières  unités,  sinon  celui  de  simples  comparses,  noyés 
dans  le  flot  montant  des  nombres  iniiniment  agrandis  !  Dans  les 
effectifs  considérables  'des  armées  modernes,  les  dilférens  elémens 
de  combat  ont,  en  effet,  perdu  leur  ancienne  et  relative  valeur. 
Tout  est  réduit  des  trois  quarts,  et  la  division,  qui,  sous  le  pre- 
mier empire,  apparaissait  comme  une  unité  tacti([ue  essentielle, 
ne  semble  plus  destinée  à  sortir  d'un  rôle  subordonné  et  secon- 
daire (:1).  Quant  à  la  brigade,  elle  disparait  complètement  dans  l'am- 
l)litude  de  l'ensemble.  Seul,  le  corps  d'armée,  quoique  presque 
toujours  encadré,  reste  une  unité  cohérente  et  forte,  seul  il  :peut 

(l)  Napoléon  lui-tmôme  m'admettait  l'emploi  de  la  divieion  isolée  que  provisoiremeiit 
et  à  iourte  dislanco  :  «  Une  division  de  5)  à  li,000  lioninie:*.  écrit-il,  peut  èlre  sans 
inconvénient  laissée  pendant  une  heure  isolée  ;  elle  contiendra  l'onneini,  quelniie  noni- 
breux  qu'il  soit,  et  donnera  le  temps  à  l'armée  d'arriver.  Aussi  est-il  d'usage  de  ne 
pas  former  une  avant-garde  de  moins  dr  fl.OOO  liommcs,  d'en  faire  camper  l'irifantoric 
bien  réunie,  et  de  la  placer  au  ]  ius  à  une  heure  de  l'arnute.  »  (Napoléon,  Miinnires.) 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRI'    MODERNE.  383 

jeter  dans  la  bataille  un  appoint  personnel  et  puissant  ;  seul  cepen- 
dant, il  n'est  réuni  et  exercé  qu'à  l'état  d'exception  1 

11  est  temps  d'aborder  un  ordre  d'idées  plus  rationnel  et  plus 
iécond,  de  reléguer  les  manœuvres  de  division  et  de  brigade  au 
second  plan,  dans  le  cadi*e  des  manœuvres  de  garnison.  Elles  sont 
accessoires  et  dépendantes  ;  elles  doivent  servir  de  prélude  et  non 
de  but.  Le  décret  de  1881  n'a  plus  sa  raison  d'être  ;  il  faut  lui  en 
substituer  un  autre,  dans  un  esprit,  nouveau,  et  donner  pour  pre- 
mier objectif  aux  manœuvres  d'automne  :  l' Éducation  tactique  du 
corps  d'armce.  En  même  temps  on  doit  chercher  à  constituer, 
dans  le  cercle  des  grandes  manœuvres,  si  restreint  qu'il  soit,  une 
plus  liirge  et  plus  solide  école  du  haut  commandement. 

Il  est  hors  de  doute,  en  effet,  (jue  c'est  là  une  occasion  unique 
d'exercer  les  généraux  à  leur  rôle  futur.  Simples  exécutans  dans 
ce  vaste  concert ,  les  officiers  de  troupes  y  jouent  leur  partition 
pour  ainsi  dire  par  cœur;  à  peine  les  colonels  aperçoivent-ila  le 
chei  d'orchestre  !  Mais  les  généraux  qui  toute  l'année  sont  restés 
dans  la  couUsse  doivent  à  leur  tour  entrer  en  scène,  ils  sont  les 
personnages  de  la  pièce  ;  ils  en  détiennent  les  rôles  principaux. 
Encore  doivent-ils  répéter  ce  rôle  dans  les  conditions  mêmes  où  ils 
seront  appelés  à  le  jouer. 

Si  les  nombres  ont  grandi,  en  effets  le  champ  d'action  des  unités 
de  combat  a  proportionnellement  diminué.  Dans  la  concentration 
très  dense  qu'on  entrevoit  pour  l'avenir,  les  intervalles  se  resserrent 
et  chaque  groupe  apparaît  fortement  encadré.  Les  fronts  de  combat 
des  corps  d'armée  sont  doublement  réduits,  et  par  la  nécessité  de 
mettre  en  jeu  de  formidables  effectifs,  et  par  celle  d'opposer  à  des 
feux  plus  destructeurs,  à  une  défensive  plus  puissante,  une  série 
d'efforts  multiples,  rapides,  mais  successifs,  une  sorte  de  crescendo 
otFensil'  qui,  du  début  au  dénoùment,  ne  permet  pas  à  l'adversaire 
de  se  ressaisu".  Pour  ces  unités,  le  combat  gagne  en  profondeur  ce 
qu'il  perd  en  étendue  du  front. 

Sans  entrer  dans  des  considérations  stratégiques  qui  évidem- 
ment reposeraient  sur  des  données  fantaisistes,  on  peut  cepen- 
dant supposer  que  les  armées  modernes  se  composeront,  en 
moyenne,  de  quatre  à  cinq  corps  d'armée,  formés  sur  deux  lignes; 
c'est-à-dire  qu'elles  présenteront  une  première  ligne  de  trois  ou 
quatre  corps  d'armée.  Dans  ces  conditions,  il  est  difficile  d'ad- 
mettre que  ces  unités  continuent,  aux  grandes  manœuvres,  d'oc- 
cuper des  fronts  de  combat  supérieurs  à  A  ou  5  kilomètres.  A  quelle 
hypothèse  de  guerre  un  tel  développement  pourniit-il  correspondi-e, 
et  quel  chef  d'armée  serait  capabk  de  diriger  l'ensemble  d'opérations 
aussi  démesurément  étendues? —  Ce  n'est  pas  là  une  éducation  tac- 
tique rationnelle.  Pour  rentrer  dans  les  conditions  de  la  prochaine 


384  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

guerre,  il  faut  supposer  le  corps  d'armée  encadré,  faisant  partie  d'un 
ensemble,  et  ramener  le  développement  de  son  iront  de  combat  à 
3  ou  /i  kilomètres.  Si  l'on  manœuvre  avec  aisance  sur  cet  espace 
restreint,  alors  on  se  montrera  un  taclicieii,  non  du  passé,  mais  de 
l'avenir  !  Du  même  coup,  il  faut  enfermer  dans  la  collection  des  exer- 
cices du  Champ  de  Mars  les  manœuvres  avec  ennemi  figuré  par  des 
fanions,  ou  représente  par  des  groupes  à  effectifs  considérablement 
réduits.  Ces  lignes  ou  ces  colonnes  factices  se  meuvent  et  se  forment 
avec  une  aisance  et  une  rapidité  invraisemblables.  Jamais  elles  ne 
produisent  un  effet  correspondant  à  leur  valeur  de  convention. 
Trompées  elles-mêmes,  elles  trompent  l'adversaire,  faussent  les 
idées  sur  la  portée  de  la  menace,  sur  l'étendue  du  front  de  com- 
bat, sur  la  durée  de  la  manœuvre.  On  peut  s'en  servir  avec  fruit 
dans  les  manœuvres  préparatoires  (que  nous  appellerions  plus 
volontiers  évolutions)  en  les  réduisant  au  rôle  de  simples  plastrons. 
Mais  quand  des  corps  d'armée  sont  réunis,  —  on  sait  au  prix  de 
quels  sacrifices,  —  ce  n'est  plus  pour  confectionner  ces  petits 
tableaux  de  convention,  c'est  pour  l'aire  utile  et  grand. 

Alors  quel  programme  nouveau  permettra  d'aborder  les  manœu- 
vres d'automne  dans  les  conditions  les  plus  rapprochées  de  la 
guerre,  de  les  mettre,  pour  ainsi  dire,  au  point  moderne? 

A  grands  traits  on  peut  l'esquisser  ainsi. 

Une  première  période,  diiQ  prcparafoire,  comprendrait  les  mar- 
ches et  combats  des  régimens.  brigades,  divisions,  et  servirait  en 
même  temps  à  la  concentration  de  ces  différens  groupes.  Ainsi,  le 
premier  jour,  les  deux  régimens  de  la  même  brigade,  opposés  l'un 
à  l'autre,  exécuteraient  une  marche  d'approche  et  livreraient  un 
combat  d'avant-garde.  A  l'issue  de  la  journée ,  ils  se  trouveraient 
naturellement  concentrés.  Deux  exercices  analogues  réuniraient 
successivement  les  brigades  en  divisions,  et  les  divisions  en  corps 
d'armée.  Cette  période  durerait  de  quatre  à  six  journées. 

La  deuxième  période  dite  essentielle  serait  uniquement  consa- 
crée aux  mana-uvres  d'ensemble  des  corps  d'armée.  Deux  corps 
limitrophes,  concentrés  dans  les  conditions  précédentes,  accom- 
j)liraient,  opposés  l'un  à  l'autre,  une  série  d'opérations  d'une 
durée  de  cinq  à  six  jouis,  puis,  réunis  sous  le  commandement  d'un 
général  d'armée,  cxc'cuteraient  des  manœuvres  combinées  :  mar- 
ches d'approche,  déploiemens,  changemens  de  fronts,  etc.  Et  pour 
donner  à  cette  période  une  consécration  efficace,  en  même  temps 
que  pour  en  retirer  des  enseignemens  durables,  les  membres  du 
conseil  supérieur  de  la  guerre  y  seraient  convoqués  comme  arbi- 
tres. Réunis,  à  la  fin  de  la  journée,  dans  des  sortes  de  conférences 
du  plus  puissant  intérêt,  ces  futurs  chefs  de  nos  armées  de  campagne 


*0 


LA    CAVALERIE    1)A.\S    LA    GUERRE    MODERiNE.  38;> 

pourraient  dès  lors  échanger  leurs  observations  et  leurs  idées, 
mettre  en  commun  leur  expérience  et  rédiger,  pour  la  conduite 
des  opérations  de  guerre,  un  corps  de  doctrine  qui,  aujourd'hui, 
nous  l'ait  encore  défaut. 

Ainsi  conçues  et  appliquées,  les  manœuvres  d'automne  présente- 
raient le  triple  avantage  d'exercer  les  troupes  dans  les  conditions 
les  plus  rapprochées  de  celles  de  la  guerre,  c'est-à-dire,  par  une 
série  de  manœuvres  à  double  action,  de  réaliser  l'éducation  tac- 
tique des  corps  d'armée  et  de  former  les  futurs  chefs  d'armée  à 
l'école  de  commandement. 

Les  manœuvres  due*"  corps,  exécutées  cette  année,  ont  d'ailleurs 
été  une  première  et  éclatante  manifestation  de  l'idée  nouvelle  de  la 
tactique  des  masses.  Sans  doute  un  tel  système  ne  saurait  être 
généralisé,  car  les  dépenses  dépasseraient  les  prévisions  budgé- 
taires. Mais  il  suffirait  de  l'appliquer,  chaque  année,  à  deux  corps 
d'armée  limitrophes.  En  même  temps,  si  l'orientation  était  défini- 
tivement changée,  si  les  manœuvres  actuelles  de  divisions  et  de 
brigades,  réduites  à  leur  juste  valeur,  étaient  transformées  en  évo- 
lutions destinées  à  préparer  ces  unités  secondaires  à  leur  rôle  inté- 
rieur dans  le  corps  d'armée,  il  serait  possible  d'y  réaliser  quelques 
sérieuses  économies.  En  somme,  en  ajustant  le  cadre  des  ma- 
nœuvres aux  proportions  nouvelles  de  la  guerre,  en  n'attribuant  à 
chaque  unité  que  la  part  d'indépendance  et  le  rayon  d'action  qui 
lui  reviennent,  il  y  aurait  méthode  là  où  il  y  a  fantaisie,  coordina- 
fion  où  il  y  a  diffusion,  progrès  où  il  y  a  stagnation.  L'économie 
serait  générale  et  le  bénéfice  immédiat  :  on  ne  perdrait  ni  temps  ni 
argent  à  répéter  une  pièce  qu'on  ne  jouera  jamais;  au  lieu  de 
tourner  en  un  cercle,  sans  but,  on  suivrait  la  ligne  droite. 

Dans  ce  cadre  général,  quelle  place  sera  réservée  à  la  cavalerie, 
quelle  part  d'action  lui  sera  attribuée?  Le  principe  de  la  tactique 
de  masses  rejette  comme  une  conception  tro[)  étroite  et  comme  une 
pratique  démodée  le  rattachement  accoutumé,  dans  les  manœuvres, 
d'une  brigade  de  cavalerie  au  corps  d'armée,  d'un  réghiient  à  une 
division,  de  deux  escadrons  à  une  brigade.  Ce  sont  là  les  formes 
usées  d'un  ordre  de  choses  terminé.  11  faudrait  remonter  aux  pre- 
mières guerres  de  la  révolution  pour  retrouver  l'exemple  d'un  pa- 
reil morcellement.  Alors  le  système  divisiotuuiirc  était  en  vigueur. 
Les  régimens  de  cavalerie,  répartis  par  détacliemens  dans  toute 
l'armée,  participant  à  la  gloire  ou  à  l'effacement  des  divisions  aux- 
quelles ils  étaient  attachés,  étaient  bien  capables  d'enrichir  leurs 
annales  de  hauts  faits  individuels,  mais  ils  étaient  impuissans  à 
produire  un  résultat  généralisé  et  décisif.  Le  génie  de  Napoléon 
TOME  XGYI.  —  1889.  25 


386  nE\l7E   DES    DEUX   MONDES. 

opéra  la  condensation  de  ces  élémens  épars,  et  désormais,  en  une 
seule  intervention  sur  les  champs  de  bataille,  la  cavalerie  du  pre- 
rai'ei*  empire  rendit  plus  de  services  et  récolta  plus  de  gloire  qu;e;| 
n'avaient  pu  le  faire,  en  dix  années  de  combats  partiels,  les  ké^ 
roïques  régimens  qui  avaient  servi  à  la  former. 

Aujourd'hui,  l'idée  ne  viendrait  à  aucun  général  de  faire  à  la^, 
guerre  un  emploi  ainsi  divisé  de  la  cavalerie.  Il  est  dûment  reconnu 
et  admis  qu'elle  serait  réunie  en  fortes  masses.  Cependant  on  con^-■ 
tinue  de  l'exercer  par  petits  corps.  Personne  ne  croit  plus  à  l'ac- 
tion des  brigades  ou  des  régimens  accolés  à  l'infanterie,  et  tout  le 
monde  paraît  trouver  naturel  qu'on  continue  de  les  organiser  et  de 
les  instruire  dans  ces  conditions.  De  cette  étrange  contradiction 
entre  les  moyens  et  le  but,  nous  avons  en  vain  cherché  les  motifs.. 
Craindrait-on,  en  enlevant  la  cavalerie  des  corps  d'armée,  de  re- 
tirer en  même  temps  aux  généraux  qui  les  commandent  la  faculté 
de  s'exercer  cà,  leur  maniement?  Mais  ils  n'auront  à  s'en  servir  que 
dans  des  circonstances  exceptionnelles.  En  règle,  les  commandans 
d'armée,  seuls,  devront  employer  les  régimens,  groupés  en  cacalerie 
(farméf.  Encore  se  montreront-ils  disposés  à  lui  laisser  une  indé- 
pendance complète  dans  le  choix  des  moyens,  à  lui  indiquer  seule- 
ment la  mission  générale,  le  but;  sinon  ils  paralyseraient  son  action  ; 
sous  prétexte  d'en  tirer  meilleur  parti,  ils  se  priveraient  des  bénéfices- 
cpi'elle  pourrait,  hbre  et  sans  entraves,  leur  procurer.  Aussi  bien 
il  n'est  pas  besoin,  pour  cela,  qu'ils  pénètrent  dans  les  détails  de 
l'instruction  de  l'arme.  Est-ce  que,  dans  un  concert,  le  chef  d'or- 
chestre a  la  prétention  d'enseigner  tous  les  instrumens?  Le  plus 
souvent,  il  ne  connaît  la  pratique  que  d'un  seul  de  ces  instrumens  ^ 
mais  il  sait  les  faire  intervenir,  tour  à  tour,  dans  l'ensemble,  —  et  de 
leur  accord,  de  leurs  notes  successives  ou  mêlées,  il  obtient  l'har- 
monie. Il  dirige  et  n'instruit  pas  l'orchestre.  De  même  un  général, 
avec  les  interventions  successives  ou  simultanées  de  toutes  les 
armes,  livre  sa  bataille.  En  somme,  un  chef  d'armée  doit  savoir 
employer  la  cavalerie,  —  tel  .Napoléon;  —  un  chef  de  cavalerie  doit 
l'entraîner  et  la  conduire,  —  tel  Murât.  Pourtant  les  manœuvres- 
de»  9**  et  3^  corps,  en  1887  et  1888,  — dans  lesquelles  des  brigades 
furent  constituées  en  divisions,  —  semblent  marquer  un  essiii  àet 
retour  vers  un  ordre  d'idées  plus  fécond  et  plus  l'ationnel.  Mais  à. 
ces  divisions  pi-ovisoires,  formées  la  veille  même  de  leur  emploi, 
il  manffuait,  et  un  commandement  solidement  constitué  et  uu« 
pTé{>aration  suffisante  pour  l'action  d'ensemble;  il  manquait  la  pé- 
riode d'assouphssement  tactique  que,  seules,  des  manœuvres  spé- 
ciales auraient  pu  leur  olîrir.  Entre  ces  différentes  unités  agglo- 
mérées, mais  non  cohérentes,  l'entente  devait  faire  et  fit  défaut.. 
Chefs  et  troupe  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  se  connaître,  de  se 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUliRRE    MODERxNE.  387 

souder,  que  déijà  les  manœuvres  étaient  terminées.  La  dislocation 
s'opéra  avant  môme  que  la  liaison  eût  commencé.  Et  l'on  put  à 
juste  titre  s'étonner  de  l'emploi  incei'tain  qui  lut  fait  de  cette  cava- 
lerie, de  son  iimction  ou  de  son  intervention  exagérée;  en  somme, 
de  son  impuissance. 

Depuis  trois  années,  les  allemands  sont  entrés  résolu  ment  dans  une 
meilleure  voie.  Leur  cavalerie  n'ailDorde  les  manœuvres  en  liaison 
avec  les  autres  armes  qu'après  avoir  été  exercée  à  l'action  d'en- 
sejnble  dans  sa  double  manilestation  tactique  et  stratégique.  Les 
ordres  du  cabinet  du  ai  iévrier  1887,  du  16  février  1888,  du  9  fé- 
vrier 1889,  relatifs  à  l'exécution  des  grandes  manœuvres,  ont  en 
elïot  |)rescrit,  pour  la  cavalerie,  la  division  des  opérations  en  deux 
périodes  :  une  période  de  manœuvres  spéciales  de  cavalerie,  une 
période  de  participation  aux  manoeuvres  d'armes  combinées.  Ce 
programme  a  été  strictement  exécuté.  £n  1887^  Les  troupes  de  ca- 
valerie stationnées  dans  le  1^'  et  le  2-^  corps,  après  avoir  été, 
pendant  dix  jours,  rassemblées  en  brigades  et  en  divisions 
exercées  à  la  tactique  d'ensemble,  ont  ensuite  pris  part  aux 
manœuvres  impériales.  La  même  progi-essioii  ;a  été  observée, 
l'année  suivante,  pour  les xégimens  de  cavalerie  de  la  garde  et  ceux 
stationnés  dans  le  3^  corps.  Enfin,  en  1889,  les  deux  divisions  de 
cavalerie,  formées  dans  les  7"  et  10^  corps,  marchèrent  avec  leur 
corps  d'armée  dans  les  manœuvres  exécutées  devant  l'empereur. 

Les  efforts  de  cette  cavalerie  rivale  ne  se  horaent  pas  d'ailleurs  à 
l'exécution  stricte  des  programmes  officiels.  Loin  d'assister  en 
spectatiice  inactive  aux  manœuvres  d'armes  combinées,  loin  de 
craindre  de  s'y  compromettre  en  jouant  un  rôle  trop  accusé,  elle 
s'efforce  au  contraire,  par  tous  les  moyens  et  sous  toutes  les  formes, 
de  ressaisir  le  rôle  traditionnel  et  glorieux  de  la  cavalerie  frédéii- 
cienne.  C'est  ainsi  qu'aux  manœuvres  impériales  de  1888,  exécu- 
tées aux  environs  de  Berlin,  on  a  pu  voir  les  deux  divisions  de  la 
igarde  et  du  3®  corps,  —  soit  60  escadrons  (1),  —  réunies  sous  un 
commandement  unique,  intervenir  sur  le  champ  de  bataille,  par 
une  action  en  masses,  d'abord  contre  Ja  cavalerie  adverse  figurée, 
puis  contre  l'infanterie.  Ces  deux  charges  eurent  heu  dans  la  même 
journée.  On  peut  trouver  qu'eUes  indiquent  un  excès  d'audace  as- 
sez explicable  quand  manque  le  facteur  des  balles  dans  les  fusils. 
Mais  la  seule  progression  ide  ces (opératiojjs  prouve  une  conception 
nette  de  la  tactique  de  l'arme  ;  caii-  c'est  Après  s'être  débarrassée 
de  sa  rivale,  que  la  cavalerie  pourra  seulement  attaquer  l'hifanterie. 
Il  en  ressort  surtout  un  généreux  mouveiiiient  d'inijuilsion  en  avant, 
un  désir  manifeste  de  revendiquer  une  part  d'aelion   trop   long- 

(1)  Les  régimens  alleinauds,  depuis  il887,  ;>uut  coiis.tituus,  pour  les  manœuvres,  à 
cinq  escadrons. 


388  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

temps  abandonnée.  Qui,  en  la  cavalerie  allemande  d'aujourd'hui, 
exaltée,  suichaulîée,  «  mordante,  »  reconnaîtrait  cette  arme  dont 
Napoléon  pouvait  dire  :  «  Les  Allemands  ne  savent  pas  se  servir 
de  leur  cavalerie  ;  ils  craignent  de  la  compromettre  ;  ils  l'estiment 
au-delà  de  ce  qu'elle  vaut  réellement;  ils  la  ménagent  trop.  » 
Et  l'opinion,  en  Allemagne,  accompagne  et  soutient  les  prétentions 
de  la  cavalerie.  Contrairement  à  l'avis,  trop  répandu  en  France, 
qu'on  ne  peut  employer  utilement  en  campagne  de  grands  corps 
de  cette  arme,  on  se  montre  plein  de  confiance,  de  l'autre  côté 
des  Vosges,  en  la  tactique  déniasses.  L'enthousiasme  que  suscitèrent 
ces  dernières  manœuvres  eut  un  écho  retentissant  dans  la  presse 
allemande  ;  la  Gazelle  delà  Croi.r,  avec  un  peu  plus  d'orgueil  que 
de  compétence,  fit  même  remarquer,  a  que  depuis  la  guerre  de  sept 
ans,  on  n'avait  jamais  réuni  d'aussi  grandes  masses  de  cavalerie 
sous  une  direction  unique.  »  Gela  peut  être  vrai  pour  l'Allemagne; 
pour  nous,  c'est  inexact. 

Ce  que  nous  contemplons,  en  effet,  dans  ces  tendances  d'une 
cavalerie  rivale,  c'est  simplement  un  retour  à  nos  propres  tradi- 
tions. Après  Frédéric,  et  plus  efficacement  encore,  c'est  ÎNapoléon 
qui  a  été  l'éducateur  de  la  cavalerie  prussienne.  Battue  par  ses 
escadrons,  au  moment  même  où  elle  se  croyait  le  plus  puissante, 
elle  lui  a  emprunté  et  ses  principes  et  ses  procédés.  Ils  ne  sont  ni 
obscurs  ni  compliqués.  C'est  avant  tout  une  organisation  rationnelle, 
appropriée  à  la  guerre.  D'une  part,  une  immense  réserve  de  cava- 
lerie ;  de  l'autre,  des  groupes  d'effectifs  variables  distribués  entre 
les  différentes  unités  agissantes  de  l'armée.  La  réserve  de  cavalerie 
est  toujours  massée,  d'abord  par  divisions  entières,  puis,  l'objectif 
grandissant,  par  corps  spéciaux.  En  1805,  elle  comprend  cent  vingt- 
huit  escadrons  (1);  en  1807,  cent  soixante-dix  (2).  En  1812,  consti- 
tuée en  quatre  corps  de  deux  ou  trois  divisions  chacun,  elle  pré- 
sente le  total  formidable  de  plus  de  deux  cents  escadrons  (3).  Cette 
réserve,  c'est  la  part  du  généralissime.  Napoléon  seul  en  dispose. 
11  donne  les  indications  générales.  Murât  ou  Bessières,  et  au-des- 
sous d'eux  Kellermaiin,  Lasalle,  Montbrun,  Nansouty,  Milhaud,  Col- 
bert,  exécutent.  En  dehors  de  ces  fortes  masses,  le  reste  de  la  cava- 
lerie est  reparti  entre  les  différons  corps,  non  plus  d'après  une 
formule  empirique  et  abstraite,  mais  d'après  les  rôles  attribues  à 
ces  corps,  et  selon  ([u'ils  sont  plus  ou  moins  encadres,  plus  ou 
moins  agissans.  En  1806,  les  huit  corps  de  la  grande  armée  ont  à 
leur  disposition  les  uns  deux,  les  autres  trois,  les  autres  quatre 
régimens  de  cavalerie.  En  1809,  la  distribution  est  plus  nettement 

(1)  Tableau  de  la  grande  armée  du  i"  au  -l'i  frimaire. 

(2)  Situation  de  la  grande  armée  au  1"  juillet. 

(3)  Situation  de  la  giaiidc  aimée  au  30  juin. 


LA    CAVALERIE    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  389 

appropriée  :  les  corps  de  Bernadolte  et  de  Lefebvre  ont  chacun 
cinq  régimens  ;  ceux  d'Oudinot  et  de  Masséna,  la  moitié  d'un  seu- 
lement (1).  D'ailleurs,  cette  distribution  était  encore  provisoire  ;  elle 
variait  avec  les  circonstances  de  guerre.  Plusieurs  fois,  dans  une 
même  campagne,  l'empereur  puisait  dans  la  réserve  pour  augmenter 
les  ressources  en  cavalerie  de  tel  ou  tel  corps;  inversement,  il  pre- 
nait, dans  les  corps,  des  régimens  pour  grossir  la  réserve  (2). 

Dans  le  commandement,  dans  l'emploi  comme  dans  l'organisa- 
tion, le  même  esprit  pratique  domine.  Napoléon  voulait  toujours, 
à  la  tête  de  la  cavalerie,  des  chefs  jeunes  encore,  ayant  gardé  in- 
tacte cette  impulsion  ascensionnelle  que  donnent  l'ambition  et  le 
goût  de  la  gloire  réunis.  Les  plaçant  toujours  dans  les  meilleures 
conditions  pour  vaincre,  il  leur  inculquait  ainsi  cette  confiance  en 
la  puissance  de  leur  arme,  cette  résolution  et  cette  audace  qu'eux- 
mêmes  ensuite  communiquaient  à  leurs  troupes.  C'était  toute  cette 
pléiade  de  brillans  généraux  dont  les  noms  éclatent  comme  une 
fanfare  prestigieuse  dans  les  annales  de  notre  cavalerie. 

Dans  l'emploi,  le  principe  de  la  concentration  régnait,  imposant 
l'action  en  masse  et  la  tactique  de  décision.  A  cette  idée  maîtresse, 
Napoléon  subordonne  tout  :  le  cantonnement  et  l'alimentation,  la 
conservation  des  hommes  et  des  chevaux.  Le  but  lactique  seul 
domine.  Il  veut  obtenir  de  sa  cavalerie  des  effets  généralisés  et 
décisifs,  et,  par  ce  procédé,  il  les  obtient.  En  fin  de  compte,  il  se 
trouve  que  tout  le  monde  y  puisait  gloire  et  profit. 

Sans  doute  on  ne  peut  espérer  de  laire  revivre,  en  temps  de 
paix,  les  institutions  du  temps  de  guerre,  ni  surtout  d'en  retirer 
un  égal  bénéfice.  L'état  de  campagne  implique  un  mouvement,  une 
sélection,  qui  s'opèrent  d'eux-mêmes,  sollicités  par  le  développe- 
ment naturel  des  opérations.  Mais  au  moins  doit-on  s'efiorcer  de  se 
rapprocher  du  but. 

Par  ses  traditions,  —  les  plus  belles  qu'une  nation  militaire 
puisse  revendiquer,  —  par  son  tempérament,  par  la  passion  de  la 
gloire,  par  le  goût  des  aventures  et  le  mépris  du  danger,  le  Fran- 
çais est  né  cavalier.  Que  manque-t-il  à  nos  escadrons  pour  être  à 
la  hauteur  des  exigences  multiples  et  agrandies  de  la  guerre  mo- 
derne? —  Simplement  ceci  :  une  organisation  et  une  instruction 
correspondant  à  leur  emploi. 

Dans  les  Ih  régimens  répartis  sur  le  territoire,  3(5  seulement  jouis- 
sent de  ce  privilège,  cependant  inaliénable,  d'être  constitues  et  pré- 
parés au  point  de  vue  de  leur  rôle  en  campagne.  Les  38  autres  sta- 
tionnent dans  une  situation  ambiguë,  dans  des  pratiques  surannées 


(1)  Situations  de  la  faraude  armée  au  l'"  juillet. 

(2)  Situations  do  la  grande  anuéc  au  l''"'  et  au  15  février  1807. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  supei-fluôs,  saiîs  orientation  définitive,  sans  objectif  précis,  sans 
idéal,  sans  loi.  Exclus  de  la  famille,  il  leur  manque  à  la  lois  la  force 
matérielle  et  la  iorce  morale.  Il  est  temps  de  les  émanciper,  de  leur 
rendre  la  place  au  foyer  et  à  la  lumière.  lin  somme,  cela  revient  à 
constituer,  dès  le  temps  de  paix,  les  groupemejis  prévus  pour  les 
brigades  d^  corps  et  à  les  exercer,  —  comme  on  le  fait  pour  la  ca- 
valerie indépendante, —  à  leur  rôle  tactique,  à  l'action -d'ensemble. 

Plus  on  considère,  en  eflet,  l'organisation  existante,  plus  en  éclate 
l'incomparable  illogisme.  —  Partout  on  en  voit  les  inconvéniens 
et  nulle  part  les  avantages.  Ni  la  répartition,  ni  l'éducation  qui  en 
résultent  ne  correspondent  au  but,  à  l'emploi  en  campagne.  Elle 
compromet  à  la  lois  la  rapidité  de  concentration  et  la  solidité  du  com- 
mandement ;  elle  laisse  la  moitié  de  notre  cavalerie  languir  dans  un 
isoleiâient  et  une  stagnation  funestes,  exposée  à  toutes  les  fantaisies, 
à  tous  les  hasards  ;  elle  lui  retire,  avec  la  cohésion,  la  vitalité  et  la 
confiance;  elle  la  prive  de  l'aptitude  tactique  et  de  l'aptitude  mo- 
rale. £n  regard,  ses  ayantages  sont  nuls  ou  illusoires,  Ni  au  point 
de  vue  du  budget,  ni  au  point  de  vue  de  la  mobilisation,  elle  ne 
procure  un  bénéfice  sérieux.  Sauf  les  états-majors  des  divisions, 
tous  les  élémens  du  commandement  existent  ;  il  n'y  aurait  qu'à  les 
grouper.  Enfin,  l'organisation  de  la  cavalerie  territoriale  est  abso- 
lument indépendante  de  celle  de  la  cavalerie  active.  Aucune  bonive 
raison  ne  peut  donc  la  justifier.  D'un  trait  de  plume,  sans  pertur- 
bation, sans  dépenses,  on  pourrait  rendre  à  cette  partie  anémiée 
et  découragée  la  vitalité  et  l'énergie.  A  la  tête  de  ces  divisions 
nouvelles,  il  faudrait  constamment  maintenir  des  chefs  ardens, 
convaincus  de  la  gi'andeur  de  leur  mission,  de  la  possibilité  de  la 
remplù"  ;  au-dessus  de  tous,  enfin,  le  ministre  devrait  assurer,  par  son 
action  dii'ecte,  —  sous  quelque  forme  qu'elle  se  naanifeste,  —  un 
centre  inattaquable  et  permanent,  un  foyer  de  cohésion  et  de  rat- 
tachement, une  inébranlable  unité  d'impulsiuu  et  de  doctrine. 

Alors  seulement  la  cavalerie  entière,  soustraite  aux  influences 
latérales,  assurée  du  but.,  confiante  en  sa  force,  pourrait  marcher 
d'un  seul  et  vigoureux  essor  vers  l'idéal  entrevu.  A  la  place  des 
doutes,  des  discussions,  des  délaiilauces,  biillerait  la  foi:  cette 
loi  ardente  et  iiTéfragable  sans  laquelle  on  peut  bien  affronter  la 
mort,  mais  rarement  conquérir  le  succès. 

A  une  réforme  aussi  ratiomnelie,  calculée  soi"  les  exigences  pra- 
tiques de  la  guerre,  on  a  opposé  et  oji  opposera  encoie  des 
argumeus  plilosophiques,  d'autant  plus  sonoi^s  qu'ils  sont  plus 
vides.  On  ut-cuscra  la  cavalerie  de  \iser  à  une  auiuuoniie  éguïste, 
et  l'on  rappellera  que  le  particularisme  fut  souvent  mi  indice  de  dé- 
générescence. II. est  vrai,  le  particularisme  est  une  faiblesse  quand 


LA    (.A\Ar,EKlii    DANS    LA    GUERRE    MODERNE.  391 

on  en  use  pour  se  cantonner  dans  des  pratiqnes  étroites  ou  suran- 
nées, pour  refuser  son  conco'nrs  à  l'œuvre  commune,  pour  de- 
meurer isoles  et  staiionnaires  au  milieu  des  efforts  incessans  et 
des  progrès  renouvelés.  Mais  quand  on  ne  le  réclame  que  pour 
agrandir  un  champ  d'action  trop  étroitement  mesuré,  pour  faire  la 
place  plus  large  à  toutes  les  manifestations  de  son  rôle,  pour  rendre 
plus  de  services,  supporter  plus  de  tatigues  et  courir  plus  de  dan- 
gers, pour  aller  à  la  fois  plus  loin  et  plus  vite;  alors  il  devient  une 
force.  C'est  un  généreux  amour-propre  et  une  ambition  légitime. 

Aussi  bien,  on  peut  trouver,  chez  une  nation  voisine  et  rivale,  un 
exemple  saisissant.  Les  transformations  matérielles  et  scientiliques 
de  la  guerre,  par  la  variabilité  des  causes  et  des  résultats,  ne  peu- 
vent donner  de  recettes  pour  le  succès;  au  contraire,  les  manifes- 
tations morales,  par  leur  immutabilité  même,  fournissent  parfois 
de  lumineux  enseignemens. 

Il  hit  une  époque  où  la  cavalerie  prussienne,  aujourd'hui  con- 
fiante et  forte,  traversa,  comme  a  lait  la  nôtre,  une  période  de 
désillusion  et  de  trouble.  C'était  au  lendemain  des  guerres  na- 
poléoniennes. Après  un  passé  traditionnel,  cette  cavalerie,  du 
faîte  des  illusions  et  du  prestige,  venait  de  brusquement  tomber 
dans  un  état  d'infériorité  et  de  prostration  accablantes.  Après 
Rosbach,elle  avait  eu  léna.  Tout  était  analogue  dans  les  situations. 
Comme  la  cavalerie  irançaise,  elle  avait  un  brillant  héritage  de  gloire, 
comme  elle,  elle  était  brave,  et,  comme  elle,  elle  avait  succombé, 
—  succombé  à  ce  point  que,  des  deux  cent  cinquante-cinq  esca- 
drons qui  étaient  entrés  en  campagne  en  1806,  quatre-vingts  à 
peine  subsistaient  en  1807!  La  surprise  avait  été  complète  et  le 
réveil  douloureux,  —  pas  aissez  cependant  pour  éteindre  jusqu'au 
désir  de  renouer  des  traditions  si  brusquement  brisées.  Alors,  la 
paix  venue,  on  rechercha  les  causes  de  cette  déception  soudaine. 
Le  16  juillet  1816,  sur  l'ordre  du  roi,  le  leld-maréchal  Blûcher 
posa  à  tous  les  généraux  de  cavalerie  qui  n'avaient  pas  désespéré 
de  l'avenir  la  question  suivante  :  «  Pourquoi  la  cavalerie  prus- 
sienne n'a-t-elle  pas  rendu  les  services  qu'on  était  en  droit  d'en 
attendre  pendant  les  dernières  campagnes  contre  Napoléon?  — 
Par  quel  moyen  faut-il  remédier  aux  inconvéniens  qui  se  sont  pré- 
sentés? »  Tous  répondirent:  «  Au  lieu  de  disséminer  sa  cavalerie 
dans  les  brigades  ou  divisions  d'infanterie,  .Napoléon  la  groupait  en 
masses  aussi  fortes  que  possible.  Il  en  résultait  que  là  où  elle  ren- 
contrait un  de  nos  régimens,  elle  pouvait  lui  en  opposer  trois  ;  là 
où  nous  avions  une  division,  elle  en  possédait  plusieurs.  Ceci  assu- 
rait son  succès,  et,  dans  ce  succès,  la  cavalerie  française  puisa  une 
telle  confiance  en  elle-même  que  plus  tard  elle  n'hésita  pas  à  nous 
aborder,  n'ayant  qu'une  cavalerie  égale  et  quelquefois  inlèrieure  en 


39-2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nombre.  La  cavalerie  prussienne  a  succombé,  concluaient-ils,  parce 
qu'il  lui  manquait  l'éducation,  l'exercice  et  une  organisation  permet- 
tant l'emploi  en  masses.  Ces  conditions,  ainsi  qu'une  direction  su- 
périeure et  unique,  devront  lui  être  rendues  si  à  l'avenir  on  ne  veut 
pas  s'exposer  aux  mêmes  échecs  (1).  » 

N'est-ce  pas  concluant?  Et  quand  on  examine  de  près  l'histoire  de 
cette  cavalerie  régénérée,  on  voit  qu'elle  se  résume  en  trois  noms,  - 
ceux  de  trois  entraîneurs,  ^Arangel,  von  Schmidt,  Frédéric-Charles,  ^ 
qui,  tour  à  tour,  eurent  sur  l'arme  entière  une  action  et  une  autorité 
incontestées.  On  voit  aussi  que  ses  transformations  ne  sont  pas 
le  résultat  d'engouemens  passagers,  mais  bien  d'une  tendance 
persistante  vers  l'unité  d'organisation,  d'éducation  et  d'emploi. 

Certes,  l'œuvre  fut  lente  et  laborieuse.  Commencée  après  1815, 
reprise  après  Sadowa,  elle  n'était  pas  encore  terminée  au  moment 
de  la  dernière  guerre  ;  —  si  peu  qu'un  de  ses  plus  illustres  et  plus 
tenaces  propagateurs,  le  général  von  Schmidt,  pouvait,  au  lende- 
main de  1870,  blâmer  à  la  fois  et  le  manque  d'aptitude  à  la  tactique 
•  de  masses  et  l'organisation  délectueuse  de  la  cavalerie  :  «  Au  jour 
de  la  bataille,  écrivait-il,  le  Grand  Roi  (2)  réunissait  de  grands  corps 
de  cavalerie  et  distribuait  à  leurs  chefs  des  instructions  spéciales. 
Ces  corps  chargeaient  sur  plusieurs  lignes,  que  l'on  disposât  de 
30,  de  50,  de  60  ou  de  90  escadrons... 'Et  nous,  que  faisons-nous? 
Tout  en  ayant  84  escadrons  à  notre  disposition,  nous  les  dissémi- 
nons et  nous  chargeons  avec  h,  avec  0,  avec  8  escadrons  au  plus, 
en  une  ligne,  sans  aucune  espèce  de  réserve!  Qu'y  a-t-il  d'éton- 
nant alors  si,  malgré  un  dévoùment  sans  bornes,  nous  n'avons 
obtenu  que  de  faibles  résultats?  »  Et,  plus  loin,  il  ajoute  :  «  Le  ser- 
vice de  brigades  de  corps  d'armée  n'a  pas  eu  une  influence  bien 
favorable  sur  la  cavalerie.  La  vie,  l'énergie,  l'élan,  l'élément  vivi- 
fiant de  l'arme,  s'en  vont  (3).  » 

Sans  parti-pris,  sans  exclusi\isme,  sans  comparer  plus  longue- 
ment deux  cavaleries  égales  en  traditions  et  en  courage,  en  souve- 
nirs glorieux  comme  en  profonds  revers,  nous  souhaitons  que  les 
dures  épreuves  de  nos  rivaux  en  1806,  comme  les  nôtres  en  1870, 
rapprochées  des  lumineux  enseignemens  légués  par  les  Frédéric  et 
les  Napoléon,  servent  à  nous  faire  entrevoir  la  vérité. 

A.  A. 


(1)  Kœhler,  Histoire  de  la  cavalerie  prussienne  de  1806  à  1876. 

(2)  Les  historiens  et  les  écrivains  militaires  allemands  désignent  toujours  ainsi  Fré- 
déric II. 

(3)  Considérations  sur  la  cavalerie  après  les  expériences  de  la  campagne  de  1870- 
1871  [Mémoire  rédigé  en  1871). 


JOSEPH     CHAMBERLAIN 


ET 


LE    SOCIALISME    D'ÉTAT 


lin  enchaînement  singulier  de  circonstances  a  fait  d'un  radical, 
M.  Joseph  Chamberlain,  l'arbitre  et  l'inspirateur  de  la  politique 
intérieure  de  l'Angleterre  sous  un  gouvernement  conservateur. 
N'eût-il  de  portée  que  pour  nos  voisins,  le  fait  serait  assez  curieux 
et  assez  rare  pour  suggérer  l'envie  d'étudier  l'homme  et  la  situa- 
tion :  celle-ci  dans  ses  origines  et  dans  ses  développemens,  celui-là 
dans  ses  talens  et  dans  sa  doctrine. 

Mais  nous  avons  d'autres  raisons  de  nous  intéresser  à  M.  Cham- 
berlain. S'il  est  l'ami  des  démocrates  américains,  il  est  l'élève  des 
démocrates  français,  un  élève  qui,  en  beaucoup  de  points,  dépasse 
et  corrige  ses  maîtres.  Longtemps  on  l'a  pris,  ou  l'on  a  feint  de  le 
prendre  pour  un  révolutionnaire.  En  réalité,  c'est  un  Icgislaleiir- 
né,  un  organisateur,  un  constructeur  de  sociétés.  Par  là,  il  est 
l'homme  de  l'heure  présente;  il  marque  le  second  âge  de  la  démo- 
cratie, où,  après  avoir  détruit,  elle  a  la  mission  et  le  devoir  de 
rebâtir. 

L'Angleterre  fera-t-elle  l'économie  d'une  révolution?  Résoudra- 
t-elle,  sans  verser  une  goutte  de  sang,  la  question  politique  et  la 
question  sociale?  Une  oligarchie,  fondée  sur  la  grande  propriété 
territoriale,  ayant  pour  organe  un  parlement  omnipotent,  s'éva- 
nouira-t-elle  sans  secousse,  usée,  amincie  chaque  jour,  et,  dispa- 
raissant enfin  comme  un  rideau  de  gaze,  laissera-t-elle  voir  un  état 
populaire,  vigoureusement  décentralisé,  se  gouvernant  lui-même, 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  la  puissance  publique  sera  d'autant  plus  forte  qu'elle  se  retrem- 
pera sans  cesse  à  sa  source  et  s'exercera  sans  intermédiaires?  Cel 
n'est  pas  à  un  étranger  de  risquer  des  prophéties  :  c'est  beaucoup 
pour  lui  s'il  réussit  à  poser  le  problème  dans  ses  termes  exacts  et  à  | 
présenter  les  caractères  dans  leurs  lignes  véritables.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  la  tâche  dont  je  parle  est  à  demi  accomplie,  et 
que  r.hamberlain  en  est  le  plus  robuste  et  le  plus  intelligent 
ouvrier. 

1. 

Joseph  Chamberlain,  l'aîné  de  neuf  enfans,  est  né  en  1836,  à 
Camberucll,  qui  est  un  des  grands  quartiers  du  sud  de  Londres. 
Depuis  plusieurs  générations,  les  Chamberlain  étaient  fabricans  de 
souliers  en  gros.  Un  de  ses  biographes  a  réussi  à  découvrir  qu'en 
1662  un  de  ses  ancêtres  maternels,  appartenant  à  l'église  d'An- 
gleterre, avait  perdu  son  bénéfice  pour  refus  de  serment.  Je  livre 
ce  fait  aux  amateurs  d'atavisme,  en  les  priant  toutefois  de  remar- 
quer que,  pour  arriver  à  ce  clergyman  récalcitrant,  il  faut  remonter 
six  générations;  qu'à  ce  compte  M.  Chamberlain  a  soixante-trois 
autres  ascendans  du  même  degré,  dont  on  ne  nous  dit  rien;  que, 
dans  le  nombre,  beaucoup  ont  pu  jeter  leur  bonnet  en  l'air  à  la 
rentrée  de  Charles  II  et  mendier  les  faveurs  du  nouveau  pouvoir; 
qu'ainsi  la  goutte  de  sang  non-conformiste  se  trouverait  noyée  dans 
un  Ilot  de  loyalisme,  sinon  de  servilité;  que  le  mieux  est  de  laisser 
à  ceux  qui  en  profitent  les  puérilités  généalogiques,  et  d'étudier 
Joseph  Chamberlain  en  lui-même,  sans  chercher  à  l'expliquer  soit 
par  le  problématique  ancêtre  de  1662,  soit  par  l'obscure  et  respec- 
table dynastie  de  marchands  de  chaussures  d'où  il  est  sorti.  Peut- 
être  un  jour,  à  l'âge  où  l'on  se  recueille,  rcmontera-t-il  vers  le 
passé?  Peut-être,  à  son  défaut,  quelque  témoin  survivant  de  ses 
premières  années  nous  apprendra-t-il  ce  que  nous  aimerions  à 
savoir,  ce  que  lut  ce  milieu  sévcre,  je  pense,  à  coup  sûr  laborieux 
et  un  peu  monotone,  où  il  a  grandi,  qrielles  lectures,  quelles  incli- 
nations, quels  speclacles  commencèrent  sa  vie  morale. 

Nous  savons  seulement  qu'il  étudia  à  London  Uiiira-ai/ij  Colhgv, 
qu'à  seize  ans  il  entrait  dans  les  aiïaires  et,  à  dLx-huit,  partait  pour 
Birmingham,  où  son  père  et  son  oncle  Nettlefold  s'étaient  rendus 
acquéreurs  d'une  fabrique  de  boulons  en  bois.  11  s'agissait  d'ex- 
ploiter le  brevet  d'une  nouvelle  invention,  achetée  à  un  Américain. 
Les  débuts  ne  lurent  pas  heureux  et  les  premiers  bilans  se  soldèrent 
en  perte.  Ils  se  relevèrent  lorsque  le  jeune  homme,  gagnant  de 
l'expérience  et  des  années,  fit  sentir  son  influence  personnelle.  Par 


JOSEPH    CHAMBEBLAIX.  o95 

des  améliorations,  des  agrandissemens  successifs,  par  l'absorption 
de  maisons  rivales  ou  plus  petites,  l'usine  devint  la  pins  considé- 
rable, en  ce  genre,  de  la  région.  On  n'attend  pas  de  moi  que  je 
fasse  l'histoire  de  la  maison  Nettlefold  et  Chamberlain,  et  l'on  se 
contentera  de  savoir  qu'en  4874  Joseph  Chamberlain  se  retirait  des 
affaires,  ayant  passé,  par  sa  propre  industrie,  de  l'aisance  où  il 
était  né  à  i'apulenee  où  nous  le  voyons. 

C'est  à  viiigt-trois  ans  qu'il  essaya  ses  talens  oratoires  dans  la 
société  de  discussion  d'Edgbaston.  Là  aussi  les  comraencemens 
lurent  difficiles.  A  part  quelques  cas  de  ncrvoitsfwxs,  tous  les  Anglais 
parlent  facilemenî,  et  mal.  Pour  eux,  parler  n'est  pas  un  don,  encore 
moins  un  art  :  c'est  une  fonction  de  la  vie  publique,  aussi  néces- 
saire à  la  société  que  la  respiration  ou  la  nutrition  au  corps  humain. 
S'ils  se  faisaient  de  l'éloquence  l'idée  que  nous  en  avons,  ils  n'ou- 
vriraient jamais  la  bouche. 

J'ima2:ine  que  M.  Chamberlain  ne  plaça  point  d'abord  très  haut 
son  idéal  oratoire.  Mettre  ses  idées  dans  le  meilleur  jour  possible, 
remuer  parfois  certains  sentimens  de  l'àme  chez  ses  auditeurs, 
égayer,  çà  et  là,  sa  discu^^sion  d'une  anecdote  ou  la  fleurir  d'une 
citation  poétique,  il  n'en  eliercliait  pas  plus,  on  ne  lui  en  deman- 
dait pas  davantage.  Peu  à  peu  il  apprit  à  penser  à  la  tribune,  à 
trouver  à  la  fois  les  idées,  leur  ordre,  leur  expression,  à  concevoir 
une  réplique  en  écoutant  les  argumens  de  l'adversaire.  De  sèche 
et  d'hésitante  qu'elle  était  d'abord,  sa  parole  devint  abondante, 
nourrie,  véhémente,  mab  elle  garda  une  sorte  de  rudesse  popu- 
laire ou  plutôt  un.  arrière-goùt  de  cette  bourgeoisie  non-conformiste 
qui  regarde  sévèrement  les  grâces  et  les  élég^ances  païennes 
d'Oxford  et  de  Cambridge.  »  Je  ne  suis  pas  né,  a-t-il  dit  un  jour, 
je  n'ai  pas  été  élevé  dans  la  phraséologie  des  écoles.  '>  C'est  dans 
son  âge  mûr  qu'il  a  appris  à  sourire,  et  qu'il  a  découvert  en  lui 
une  puissante  faculté  de  moquerie  oratoire. 

Son  credo  politique  était  celui  des  radicaux  avancés  et  se  com- 
posait de  deux  articles  principaux,  le  sufirage  imiversel  qui,  avant 
la  rélorme  électorale  de  1867,  pai'aissait  aux  uns  une  utojiie  dan- 
gereuse, aux  autres  un  pro^jirès  lointain,  et  l'éducation  obligatoire 
qui  commençait  à  passionner  les  esprits  et  sur  laquelle  les  deuï 
grandes  sections  du  parti  libéral  difféjaient  d'avis.  Les  vvhigs 
acceptaient  l'obligation  sans  la  gratuité.  Lorsqu'ils  furent  au  pou- 
voir avec  M.  Gladstone,  de  1S69  à  I87A,  ils  liront  voler  une  loi  sur 
l'instruction  primaire,  dont  feu  M.  Forster  était  le  principal  auteur 
et  qui  était  un  bizarre  compromis  entre  les  erreurs  de  la  veille  et  les 
vérités  du  lendemain.  Elle  posait  le  [)rincipe  de  l'obligation  sans  le 
rendre  universel  ni  définitif.  Elle  créait  dans  chaque  centre  de 


1 

396  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

population  un  comité  scolaire  [School-board],  élu  au  scrutin  secret 
par  les  contribuables,  et  qui  avait  pour  mission  non-seulement  de 
subventionner  les  écoles  religieuses  déjà  existantes,  mais  de  créer, 
à  côté  de  celles-ci  ou  à  leur  défaut,  des  écoles  laïques,  destinées  à 
servir  d'étalons  et  accessibles  aux  anglicans  comme  aux  dissidens, 
aux  wesleyens  et  aux  baptistes,  aussi  bien  qu'aux  quakers  et  aux 
catholiques.  Ces  Srhool-boards  nommaient  des  inspecteurs  chargés 
de  visiter  les  écoles  et  de  veiller  à  l'exécution  de  la  loi.  L'impôt 
qui  devait  subvenir  au  fonctionnement  de  ces  services  était  perçu 
sous  la  forme  d'une  rétribution  scolaire,  directement  exigible  du 
père  de  famille.  Loi  bâtarde,  loi  de  transition,  nécessaire  peut-être 
pour  déblayer  le  terrain  et  préparer  l'avenir  dans  un  pays  où,  jus- 
que-là, tout  avait  été  abandonné,  en  matière  d'instruction  primaire, 
à  l'initiative  des  individus  ou  des  congrégations. 

M.  Chamberlain  applaudissait,  cela  va  sans  dire,  au  principe 
général  de  la  loi  l'orster,  mais  il  en  condamnait  amèrement  les 
détails.  11  ne  lui  semblait  pas  possible  de  proclamer  l'obligation 
sans  assurer  la  gratuité  et  la  laïcité  de  l'école.  »  Je  ne  me  reposerai, 
disait-il,  que  quand  nous  serons  débarrassés  de  cette  taxe  infâme.  » 
11  collectionnait  comme  autant  de  documens  les  cas  où  le  maître 
d'école  et  l'inspecteur,  voulant  imposer  le  versement  de  la  rétribu- 
tion scolaire,  s'étaient  trouvés  en  présence  d'un  dénûment  absolu. 
Là,  il  n'y  avait  pas  un  penny  à  la  maison  ;  ailleurs  les  enfans 
n'avaient  pas  mangé  depuis  deux  jours;  ailleurs  encore,  on  avait 
rais  en  gage  les  couvertures  de  laine  et  les  vêtemens  les  plus 
essentiels  pour  acquitter  la  «  taxe  infâme.  »  Une  femme  disait  : 
«  Mon  mari  est  trop  pauvre  pour  payer  et  trop  fier  pour  s'adresser 
à  la  paroisse.  Il  est  capable  de  se  faire  sauter  la  cervelle.  »  Tous 
ceux  qui  se  sont  occupés  des  classes  indigentes  autrement  que  dans 
les  journaux  ou  à  la  tribune  savent  combien  il  est  malaisé  de  distin- 
guer la  misère  authentique  de  la  misère  jouée.  Parfois,  on  reconnaît 
la  seconde  à  ce  fait  qu'elle  est  plus  éloquente  et  plus  touchante  que 
la  première.  Toutes  ces  scènes  de  douleur  qui  émouvaient  les  audi- 
teurs de  M.  Chamberlain  ne  se  reproduisent-elles  pas  au  passage 
des  différens  collecteurs  qui  recueillent  Vincome-tax,  l'impôt  des 
pauvres,  et,  dans  les  villes,  les  taxes  municipales'^  S'arréte-t-on, 
doit-on  s'arrêter  devant  ces  plaintes  lamentables,  devant  cette 
mise  en  scène,  plus  ou  moins  sincère,  de  la  détresse  populaire?  Si 
l'instruction  primaire  est  gratuite,  il  faudra  que  quelqu'un  on  paie 
les  frais.  La  rétribution  scolaire  ne  dis[)araitra  que  pour  renaître 
sous  la  forme  d'une  taxe  anonyme,  perdue  dans  la  masse  générale 
des  impôts,  et  dont  le  poids  pèsera  principalement  sur  ceux  qui 
n'envoient  pas  leurs  enfans  à  l'école  primaire.  En  d'autres  termes. 


JOSEPH    CHAMBERLAIN.  397 

le  riche  paiera  pour  le  pauvre.  Cette  conclusion  n'est  pas  pour 
effrayer  M.  Chamberlain,  et  c'est  sans  doute  une  des  raisons  qui  le 
rendent  partisan  de  l'impôt  progressif  sur  le  revenu. 

La  question  de  la  laïcité  est  encore  plus  délicate.  Veuillez  remar- 
quer que  le  problème  scolaire  est  susceptible  de  solutions  très 
diverses,  suivant  les  différens  pays  où  il  se  pose.  Autant  je  m'em- 
presse de  blâmer  les  malfaisans  et  imprudcns  promoteurs  de  la 
sécularisation  des  écoles  françaises,  autant  j'hésite  à  condamner 
M.  Chamberlain  qui,  en  Angleterre,  s'est  voué  à  la  même  tâche.  Dans 
un  cas,  laïcité  veut  dire  la  guerre,  sourde  et  mesquine,  faite  aux 
croyances  de  ses  adversaires  par  l'athéisme  d'état;  dans  l'autre,  il 
ne  signifie  qu'une  neutralité  officielle  qui  assure  le  respect  des 
minorités  religieuses,  en  ouvrant  l'école  aux  croyans  de  toutes  les 
nuances  comme  un  terrain  commun  et  un  lieu  de  trêve.  Là  où  il 
ne  trouve  point  un  maître  de  sareligion,laquelle  vaudra  mieux  pour 
l'enfant  d'un  catholique  romain,  l'école  du  gouvernement  où  il  ne 
lui  sera  point  parlé  de  Dieu  ou  bien  l'école  du  ministre  anglican  où 
il  lui  en  sera  parlé  contrairement  à  sa  foi?  Le  bon  sens  du  lecteur 
répond.  Cependant,  pour  éviter  toute  méprise  sur  l'état  de  l'opi- 
nion, je  dois  ajouter  que  le  clergé  des  diiïérens  cultes  n'envisage 
pas  ainsi  la  loi  de  l'instruction  primaire.  En  temps  d'élections,  les 
évêques  cathoUques  stigmatisent,  dans  leurs  mandemens,  M.  Cham- 
berlain et  ses  amis,  et,  au  cours  d'une  récente  encyclique,  Léon  XIII 
a  confondu  dans  une  même  réprobation  l'œuvre  qui  se  poursuit 
en  France  et  celle  qui  s'achève  en  Angleterre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  fut  cette  question  de  l'instruction  populaire 
qui  fournit  à  M.  Chamberlain  sa  première  campagne  et  le  fit  sortir 
de  l'obscurité.  Membre,  puis  président  du  comité  exécutif  de  l'édu- 
cation, à  Birmingham,  il  était  indiqué  pour  devenir,  dès  l'origine, 
membre  du  Scliool-bourd,  et  il  finit  par  y  avoir  la  haute  main.  En 
1869,  il  était  conseiller  municipal.  Enfin,  en  1873,  il  était  nommé 
maire  de  Birmingham  et,  réélu  les  années  suivantes,  il  signalait 
son  règne  de  trois  ans  par  une  véritable  transformation  de  sa  patrie 
adoptive.  Je  ne  dirai  pas  qu'il  a  trouvé  un  Birmingham  de  briques 
et  qu'il  a  laissé  un  Birmingham  de  marbre.  L'idée  d'un  Birmingham 
de  marbre  ferait  sourire  ceux  qui  ont  habité  ou  traversé  cette  ville 
de  boue,  de  brume,  de  bruit  et  de  fumée.  Mais  de  l'immense 
village,  bâti  sans  plan  et  sans  ordre,  mal  venu  comme  les  entans 
qui  ont  grandi  trop  vite,  dont  le  centre  n'était  qu'un  labyrinthe  de 
ruelles  infâmes,  M.  Chamberlain  a  fait  une  grande  ville  moderne, 
avec  de  larges  artères,  des  monumens  publics  spacieux,  sinon 
magnifiques.  Il  a  repris  des  monopoles  dont  la  ville  s'était  dessaisie, 
a  fait  sentir  partout  l'autorité  municipale,  énervée  et  comme  affa- 


398  REVUE    I>CS    DEUX   MONDES. 

die,  réduite  à  de  vaniteuses  pai-ades,  à  un  échanpre  de  politesses 
surannées  enti-c  quelques  snobs  provinciaux.  Il  a  depiovc  à  la 
mairie  de  lîirmingîiam  cette  décision  énergique  et  rapide  qui  avait 
créé  et  eHrictii.  la  maison  Nettlefold  et  Charaberlaiu.  11  a  lait  vite, 
et  il  a  liiit  grand.  11  a  montré  aux  gens  de  Birmingham  ce  qui  plait 
au  populaire  de  tous  les  pays,  l'honnête  mélange  du  dictateur  et  du 
tribun,  qui  sait  et  qui  parle,  qui  veut  et  qui  agit. 

De  ce  jour  date  Talléction  étrange  qui  unit  l'homme  et  la  ville. 
Elle  ne  ressemble  pas  à  ces  liens  fragiles  que  noue  souvent  la 
popularité  politique.  Parlez  de  Chamberlain  à  un  homme  de  Bir- 
mingham ;  son  h-ont  s'éclaire,  sou  regard  brille.  Dans  le  chef- 
d'œuvre  d'Alphonse  Daudet,  vous  rappelez-vous  avec  quelle  fami- 
liarité cai-essante,  quel  naïi  orgueil  de  mère  ou  de  propriétaire,  les 
électeurs  de  Rouraestan  parlent  de  leur  favori?  «  Notre  Numa!  »  A 
Birmingham  on  dit  couramment  «  noire  Joey.  ». 

De  son  côté,  M.  Chamberlain  éprouve  pour  cette  ville  où  il  est 
né  à  la  vie  publique  im  sentiment  de  fdiale  reconnaissance,  auqiiel 
se  mêle  un  peu  de  l'attachement  superstitieux  du  joueur  pour  son 
fétiche,  i  ne  émotion,  qui  n'a  rien  de  banal,  s'empare  de  lui  lors- 
qu'il se  retrouve  au  milieu  de  ses  amis  de  Bii-mingham  :  <(  Même 
quand  je  ne  connais  pas  tous  les  noms,  dit-il,  les  figures  me  sont 
liunilières.  »  Il  y  a  viag.t  ans  qu'il  les  revoit,  à  chaque  occa.sion, 
ces  bonnes  laces  amicales,  épanouies,  approbatives,  passionnément 
attentives,  qui  aspirent  ses  paroles,  clignent  de  l'œil,  hochent  de  la 
tète,  sourient  d'avance  hr  ce  qu'il  va  dire  et  ne  lui  ont  jamais  refusé 
un  hurrah,  ni  un  grognement  pour  ses  adversaii-es.  Quand  il  se 
promène  dans  le5-  rues,  «  il  lui  semble  qu'il  prend  conscience  de 
la  pensée  intime  de  Birmingham  et  qu'il  s'en  pénètre.  »  Sont-ce  là. 
les  vaincs  flagorneries  d'un  démagogue  hai)ile  à  caresser  la 
foule?  \on,  car  ce  sentiment  a  inspini  la  moitié  de  sa  pol -tique.  Il 
croit  aux  petites  patries  dans  la  grande,  et  il  a  peut-être  raison. 
Binninglmm  le  connaît  comme  Athènes  connaissait  Périclt's,  comme 
Florence  connaissait  Degli  Uberti,  Gènes  Doria,  Florence  Mt'dicis. 
Quelle  épreuve  décisive  pour  les  caractères  et  les  talens-  que  cette 
vie  locale,  a;u  cei-cle  rétréci?  L'homme  qu'on  voit  passer  chafjue 
jour  sui-  la  place,  dont  on  connaît  tout  le  passé,  dont  la  vie  privée 
n'a  pas  de  secrets,  pourra-t-il  longtemps  cacher  sa  tare  secrète,  sa  ■ 
médiocrité  d'àme  ou  sa  faiblesse  d'esprit?  il 

J'étais  en  Angleterre  à  l'époque  où  M.  Chamberlain  n'él^ait  encore    ^ 
qu'un  grand  honame  de  provmce.  On  se  mo(ïuait  de  lui,  et  beau- 
coup, car  il  était  le  premier  de  son  espèce.  Les  gens  dta  monde 
colj)ortaient,  sur  lui,  de  ces  anecdotes  où  se  complaît,  dans  tous 
les  pays  du  monde,  l'inefiable  bèlise  des  salons  réactiommires.  Les 


JOSEPH    CHAMBERLAIN.  3î)9 

reporters  et  les  caricaturistes  lui  avaient  fabriqué,  de  toutes  pièces, 
une  sorte  de  légende  moitié  efTrayante,  moitié  grotesque.  Birmin- 
gham et  son  Joseph  étaient  l'objet  de  lazzi  sans  fin  et  surtout  sans 
sel.  Athée,  républicain  et  partageux,  c'est  sous  ce  triple  aspect  qu'on 
le  montrait  aux  bourgeois  conservateurs.  Je  ne  serais  pas  étoniaé 
d'apprendre  que,  dans  les  nurseries  aristocratiques,  les  sous-nour- 
rices de  quelque  jeune  lord  récalcitrant  lui  aient  dit  plus  d'une  fois  : 
«  Si  Votre  Seigneurie  continue,  je  la  donnerai  à  Chamberlain!  » 

Vers  ce  temps,  —  c'était,  pour  préciser,  en  novembre  187â,  — 
le  prince  de  Galles  annonça  sa  visite  à  Birmingham.  Qu'allait  faire 
le  prétendu  leader  républicain  ?  Fermer  au  nez  du  royal  visiteur  les 
«portes  ))  de  Birmingham  ?  Mais  Birmingham,  l'heureuse  ville,  n'a 
point  de  portes.  Se  retii-er  sous  sa  tente  et  protester  par  son 
absence?  Ou  bien  organiser  un  charivari  dont  il  serait  le  chef  d'or- 
chestre et,  au  passage  du  Présomptif,  enfoncer  son  chapeau  sur 
ses  yeux,  av^ec  un  :  «  Vive  l'Irlande,  monsieur!  »  qui  eût  agréa- 
blement rappelé  d'autres  temps  et  d'autres  lieux?  Le  public  s'at- 
tendait à  quelque  solennelle  incongruité. 

On  dira  du  prince  de  Galles  tout  ce  qu'on  voudra,  on  ne  peut 
méconnaître  un  trait  charmant  de  son  caractère  :  la  crânerie  avec 
laquelle  il  marche  droit  à  l'ennemi,  c'est-à-dire  à  l'homme  politique, 
excentrique  et  rélractaire,  qu'il  veut  apprivoiser.  Dans  ces  momens- 
là  il  est  yraiment  prince.  Beaucoup  de  tact  caché  sous  beaucoup 
d'aisance.  Son  abord  est  si  simple!  Sa  poignée  de  main  si  natu- 
relle, si  chaude,  si  engageante  !  Le  regard  de  son  œil  bleu  indique 
iine  si  franche  et  si  cordiale  curiosité  !  Les  supériorités  intellec- 
tuelles l'attirent;  auprès  d'elles,  son  air  amusé  et  charmé  suffirait 
à  inspirer,  à  mettre  en  verve  :  notre  Gambetta  en  a  su  quelque 
chose,  et,  avant  lui,  Joseph  Chamberlain. 

De  son  côté,  le  maire  de  Birmingham  ne  montra  ni  embaiTas,  ni 
raideur.  Une  chose  lui  rendit  son  rôle  facile,  c'est  qu'en  Angleterre, 
pays  d'aristocratie,  on  se  trouble  moins,  on  s'incline  moins  bas  de- 
vant les  grands  qu'en  France,  pays  démocratique.  M.  Chamberlain 
reçut  son  hôte  avec  une  parfaite  convenance,  et  l'on  m'a  assuré 
que  le  prince  eut  conscience,  ce  jour-là,  d'avoir  serré  la  main  de 
son  futur  premier  ministre. 

IL 

Il  paraîtra  tout  simple  au  lecteiur  français  que  les  dignités  muni- 
cipales acheminent  un  homme  vers  les  honneurs  pai"lement;iires. 
Dans  notre  hiérarchie,  en  forme  pyramidale,  un  degré  mène  à 
l'autre.  Mais  il  n'en  va  pas  mnsi  chez  nos  voisins.  Non  seulement 


ÛOO  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

les  magistratures  locales  ne  conduisent  pas  à  Westminster,  mais 
elles  en  éloignent.  En  réalité,  le  parlement  et  les  conseils  munici- 
paux se  recrutent  dans  des  classes  diiïérerites,  le  parlement  parmi 
les  cadets  de  famille  noble,  les  grands  propriétaires  ruraux,  les 
membres  du  barrrau  ou  de  l'église  établie,  les  professeurs  des 
universités,  les  industriels  de  premier  ordre,  les  représentans  de 
la  banque  et  du  haut  négoce;  les  assemblées  municipales  parmi 
les  marchands  de  biens,  les  maîtres  d'école,  les  négocians  au  détail 
et  les  médecins.  Les  conseils  généraux  {counlij-couiicils),  qui  datent 
d'un  an  à  peine  et  qui  sont,  pour  ainsi  dire,  la  création  de  M.  Cham- 
berlain, amèneront  la  formation  d'un  personnel  mixte.  Les  politi- 
ciens de  Westminster  et  les  politiciens  locaux  s'y  croiseront,  si  je 
puis  dire,  et  produiront,  dans  tout  le  corps  social,  une  circulation 
plus  active  et  plus  libre  de  la  vie  politique.  Mais,  il  y  a  quinze  ans, 
rien  n'était  venu  combler  Tabîme  entre  les  deux  classes  que  j'ai 
indiquées.  Les  mairies  de  province  étaient  des  impasses;  elles 
n'avaient  d'autre  utilité  que  de  procurer,  de  temps  à  autre,  à  un 
vieil  épicier  le  plaisir  de  porter  la  santé  de  la  reine  dans  un  ban- 
quet et  d'être  appelé  Yoiir  Worship  par  ses  cliens. 

M.  Chamberlain,  en  se  présentant  au  parlement,  tentait  donc  une 
sorte  de  révolution  non  contre  les  lois,  mais  contre  les  mœurs.  Tout 
d'abord,  il  ne  réussit  pas  :  il  semble  que  ce  soit  la  destinée  de  cet 
homme  d'état  de  commencer  toujours  par  l'échec  et  de  finir  par  le 
succès.  A  Slieffield,  où  il  se  porta  en  187^,  il  avait  pour  concurrent 
un  vieux  comique  parlementaire  appelé  Rœbuck.Tory  radical  à  une 
époque  où  ce  n'était  pas  la  mode,  M.  Rœbuck  était  toujours  seul 
de  son  opinion  et  eût  immédiatement  cessé  d'en  être  si  quelqu'un 
s'était  avisé  de  la  partager.  Bonhomme,  mais  caustique,  il  avait 
effarouché  de  ses  audaces  inoflensives  deux  générations  de 
députés.  Bien  qu'un  peu  momifié  en  l(S7i ,  les  électeurs  de 
Sheffield  y  tenaient  encore  et  ne  voului'ent  pas  du  grand  homme 
que  leur  prêtait  Birmingham.  Mais,  en  1876,  une  vacance  s'étant 
produite  dans  sa  ville  même,  M.  Chamberlain  fut  envoyé  à  West- 
minster par  ses  compatriotes  d'adoption.  Le  parlement  où  il  entrait 
est  ce  parlement  de  Disraeli  que  j'ai  décrit  l'an  dernier  à  propos 
de  loi-d  Randolph  Churchill.  Car  le  petit-fils  de  Marlborough  faisait 
ses  débuts  dans  la  vie  parlementaire  en  même  temps  que  le  manu- 
facturier de  Birmingham,  seulement  l'un  avait  vingt-six  ans,  l'autre 
quarante. 

A  Westminster,  M.  Chamberlain  commença  par  se  taire.  D'abord 
ce  grand  parlement,  où  ont  retenti  des  voix  si  éloquentes,  où  .se 
discutent  de  si  vastes  intérêts,  impose  à  un  nouveau-venu.  Là-bas, 
on  était  tout,  ici,  rien  :  du  moins,  rien  qu'une  monade  parlemen- 


JOSEPH    CHAMBERLAIN.  AOl 

taire,  isolée  et  sans  attraction.  On  entre  et  on  sort  inaperçu,  on  a 
quelque  peine  à  se  faire  connaître  des  mesaengers  qui  gardent  la 
porte  et  distribuent  les  lettres.  Il  faut  s'initier  peu  à  peu  au  règle- 
ment, qui  n'est  écrit  nulle  part,  et  faire  une  connaissance  sommaire 
avec  ces  Standing  orders,  dont  quelques-uns  remontent  plus  loin 
que  le  règne  d'Edouard  P^et  qui  n'ont  jamais  été  réunis,  si  ce  n'est 
dans  la  tête  du  vénérable  Erskine  May,  aujourd'hui  défunt.  Il  faut 
se  familiariser  avec  le  couloir  des  oui  et  le  couloir  des  Jion,  s'habi- 
tuer à  saluer  le  Speaker  en  entrant  et  en  sortant  ;  savoir,  à  point 
nommé,  à  quel  moment  il  convient  d'ôter  son  chapeau  et  en  quelle 
circonstance  il  est  prescrit  de  le  remettre  ;  s'étudier  à  ne  jamais 
passer  entre  le  fauteuil  présidentiel  et  l'orateur  ;  s'efforcer  à  «  sai- 
sir le  regard  du  Speaker,  »  puisque  c'est  la  seule  manière  de 
demander  la  parole;  apprendre  par  cœur  la  liste  des  circonscriptions 
et  la  profession  de  ses  six  cent  soixante-dix  collègues,  car  il  est 
interdit,  à  la  chambre,  de  les  appeler  par  leur  nom,  et,  en  les  dési- 
gnant par  le  lieu  qu'ils  représentent,  il  ne  faut  pas  oublier  de 
donner  l'épithète  de  learned  aux  professeurs  et  aux  gens  de  loi, 
de  révérend  aux  ministres  et  de  gallant  aux  officiers  ,  sans 
oublier  le  Righl  honoarable  des  membres  du  conseil  privé,  ni 
Mionourable,  sans  épithète,  des  fils  de  barons  et  de  vicomtes 
et  la  {(  seigneurie  »  qu'on  accorde,  par  politesse,  aux  fils  de 
ducs  et  de  marquis.  Surtout,  il  faut  bien  connaître  la  fameuse 
ligne  rouge  au-delà  de  laquelle  un  orateur  doit  se  garder  de  mar- 
cher dans  le  feu  de  l'improvisation  :  tout  le  monde  sait,  en  effet, 
que,  cette  ligne  rouge  franchie,  la  Constitution  est  en  péril  et  le 
lion  britannique  n'a  plus  qu'à  se  voiler  la  face  avec  sa  crinière. 

Quand  M.  Chamberlain  sut  toutes  ces  belles  choses,  il  parla. 
Dans  son  Journal  de  deux  parlemens,  M.  Lucy  veut  que  ce  début 
ait  eu  lieu  en  février  1877,  à  propos  d'une  loi  sur  les  prisons.  Mais 
M.  Skottowe,  auteur  d'une  biographie  digne  de  foi  et  en  quelque 
sorte  autorisée,  rétablit  la  vérité.  C'est  le  h  août  1876  que  M.  Cham- 
berlain prononça  son  maiden  speech  sur  le  bill  de  lord  Sandon, 
relatif  à  l'instruction  populaire. 

Parfaitement  froid,  poli,  correct,  maître  de  lui-même,  sans  un 
éclat  de  voix,  sans  un  geste,  il  prit  un  plaisir  intime  à  désappointer 
ceux  qui  s'attendaient,  ou  feignaient  de  s'attendre,  à  une  éruption 
de  volcan  ou  à  une  explosion  de  dynamite.  «  Après  tout,  il  est 
très  bien,  Chamberlain  ;  c'est  un  gentleman,  vous  savez  !  »  Une 
chose  stupéfiait  :  son  air  d'extrême  jeunesse.  A  quelques  pas,  on 
ne  lui  eût  pas  donné  plus  de  vingt-cinq  ou  trente  ans.  Sa  taille 
mince,  la  rapidité  juvénile  de  ses  mouvemens,  l'élégance  presque 
recherchée  de  ses  vétemcns,  la  fleur  de  prix  qui  ornait  sa  bou- 
TOME  XGVI.  —  1889.  26 


402  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tonnière,  tout  aidait  à  l'illusion.  On  ne  peut  dire  qu'il  soit  beau 
SCS  traits,  pris  à  part,  ne  sont  pas  réguliers  ni  d'une  proportion 
qui  flatte  l'œil,  mais  l'ensemble  attire  par  une  belle  expression 
d" audace  réfléchie,  de  vigueur  calme,  d'autorité  intelligente.  Le 
menton  est  plein  et  fort,  le  front  large,  carré,  aplani  ;  on  sent  qu'un 
ordre  peut  et  doit  tomber  de  cette  bouche  ferme,  aux  contours 
arrêtés  ;  on  devine  qu'il  sera  bref,  clair,  précis.  Point  de  moustaches 
pour  nous  dérober  les  mille  plissemens  qui  se  creusent  ou  se  com- 
blent autour  des  lèvres,  suivant  le  jeu  des  émotions  de  l'orateur. 
La  face,  rasée,  sauf  deux  minces  favoris,  qui  ont  disparu  récem- 
ment, se  livre  Iranchement  tout  entière.  Elle  ne  grimace  pas  comme 
celle  d'un  mime,  mais,  par  le  sérieux,  l'intensité  de  l'expression 
générale,  elle  impose  à  l'auditeur  un  sérieux  égal,  une  intensité 
correspondante  de  l'attention.  Les  cheveux  sont  noirs,  coupés  assez 
court,  rejetés  en  arrière;  les  yeux,  d'un  bleu  d'acier,  assez  voisins 
l'un  de  l'autre,  ont  une  pointe  qui,  par  momens,  en  rend  le  regard 
difficile  à  soutenir.  Pourtant  M.  Cliamberlain  est  myope,  et  fait 
usage,  pour  aider  sa  vue,  d'un  carré  de  verre  fiché  sous  l'arcade 
sourcilière  par  un  effort  qui,  à  la  longue,  a  creusé  une  ride  entre 
les  yeux.  Ce  monocle  ne  ressemble  guère  au  lorgnon  fantaisiste 
avec  lequel  jouait  Disraëh  et  qui  se  retrouvait  invariablement 
dans  son  dos,  où  les  collègues  complaisans  du  second  gradin 
s'empressaient  à  le  ressaisir.  Le  monocle  de  M.  Chamberlain  est  un 
monocle  utilitaire,  toujours  à  son  poste, quand  on  a  besoin  de  lui. 
Ses  chutes  périodiques  amènent  un  changement  immédiat  dans  la 
physionomie  de  celui  qui  le  porte,  surtout  quand  il  écoute.  La 
tension  des  muscles  s'elï'ace,  le  sourire,  imperceptiblement  ii'oni- 
que,  devient  vague;  le  regard  se  brouille  et  se  voile,  l'œil  se 
referme  à  demi.  L'intérêt  qui  s'attachait  aux  choses  voisines  se 
reporte  sur  une  pensée  intérieure  ou  lointaine;  on  sent  conî'usé- 
menl,  derrière  l'homme  d'action  et  d'autorité,  une  autre  nature, 
affective,  rêveuse,  indéterminée.  Sans  cette  duplicité  du  moi, 
M.  Chamberlain  serait-il  un  véritable  Anglais? 

J'ai  dit  qu'il  parlait  sans  remuer  les  bras,  le  corps  presque 
immobile.  Point  de  tics,  point  de  mouvemens  spasmodiques  et 
involontaires.  L'articulation  est  facile  et  distincte;  la  voix  bonne, 
agréablement  timbrée.  S'il  s'agit  de  remplir  de  grands  vaisseaux, 
comme  l'immense  salle  du  Town-liall^  à  Birmingham,  elle  monte, 
s'enfle  peu  à  pou,  atteint  des  sonorités  de  clairon  qui  donnent  à  ses 
péroraisons,  malgré  la  virile  sobriété  des  mots,  je  ne  sais  quelle 
cntrahianle  et  héroïque  vibration. 

On  devinait  dans  lord  l{andoli)h  Churchill,  à  ses  débuts,  l'aplomb 
de  l'enfant  gâté,  qui  se  met  à  l'aise  et  lâche  la  bride  à  son  inspira- 


JOSEPH    CtlAVBERLATN.  ^iOZ 

tion.  M.Chamberlain  montrait,  en  tout,  la  circonspection  de  l'homme 
mûr  qui  se  sent  épié,  surveillé  par  tous  les  regards,  et  qui  s'avance 
au  milieu  de  ses  ennemis,  armé  de  prudence  et  cuirassé  de  sang- 
froid.  Un  seul  jour,  on  l'a  vu  en  colère. 

C'était  au  temps  où  lord  Hartington  était  censé  diriger  le  parti 
libéral.  Il  s'agissait  de  l'abolition  du  fouet.  La  modération  somno- 
lente du  noble  leader  fit  perdre  patience  à  l'orateur  radical.  Au 
cours  d'une  vigoureuse  improvisation,  il  désigna  le  marquis  de 
Hartington  comme  «  l'ancien  chef  du  parti  libéral,  n  Pdon  de  plus, 
mais  c'était  assez.  Il  y  avait  dans  ce  seul  mot  une  révolte,  comme 
il  y  avait  une  punition  dans  le  Quiriles  du  général  romain.  Ce 
jour-là,  le  calme  de  lord  Hartington  fut  à  la  hauteur  de  la  violence 
de  M.  Chamberlain.  Aujourd'hui,  ils  marchent  la  main  dans  la  main. 
M.  Chamberlain  va  faire  le  boniment  devant  les  électeurs  du  mar- 
quis, et  le  marquis  écrit  à  l'orateur  de  Birmingham  des  lettres 
approbatives  qui  commencent  par  :  my  (leur  Cltamberlain.  Quel 
politicien  se  rappelle  une  insulte  vieille  de  dix  ans? 

En  1876  et  en  1877,  nous  voyons  M.  Chamberlain  occupé  surtout 
de  la  question  des  pnblic-houses.  Il  faut  un  certain  courage  à  un 
homme  politique  pour  rompre  en  visière  aux  cabaretiers,  surtout 
dans  un  pays  où  l'ivrognerie  a  été  longtemps  un  des  principaux 
facteurs  électoraux.  Tout  le  monde  sait,  en  Angleterre,  qu'une  des 
causes  de  la  chute  de  M.  Gladstone  a  été  le  bill  de  son  ministre 
Bruce  (lord  Aberdare)  qui  a  fait  passer  aux  mains  des  magistrats 
le  pouvoir  d'accorder  ou  de  refuser  les  licences,  c'est-à-dire  d'ou- 
vrir ou  de  fermer  les  cabarets.  Chez  nos  voisins,  le  marchand  de 
spirits  est  naturellement  réactionnaire,  comme,  de  notre  côté  de  la 
Manche,  le  marchand  devin  est,  non  moins  naturellement,  un 
radical  avancé.  La  liberté  à  outrance  fait  les  affaires  de  celui-ci; 
pour  celui-là,  il  s'agit  de  conserver  un  monopole.  Mais,  en  187/i, 
l'influence  des  licemed  vicluallem,  de  molle  et  d'incertaine  qu'elle 
avait  été,  devint  soudain  énergique  et  décisive.  Ils  se  tournèrent 
comme  un  seul  homme  contre  ceux  qui  avaient  tenté  de  limiter 
et  de  moraliser  leur  industrie.  Ce  sont  les  cabaretiers  qui  ont 
ramené  au  pouvoir  le  plus  lettré,  le  plus  aristocratique,  le  plus 
dédaigneux  des  Anglais,  et  on  donnait  au  parlement  de  Disraeli  le 
surnom  significatif  de  «  parlement  de  la  bière.  »  Donc,  avec  sa 
perspicacité  ordinaire,  en  attaquant  la  question  des  piiblic-hoK^es, 
M.  Chamberlain  frappait  au  point  vulnérable,  au  point  vital.  Il 
déchirait  en  doux  ce  parti  qui  s'appuie  d'une  part  sur  les  cler- 
gymen,  de  l'autre  sur  les  marchands  de  bière,  et  qui  ne  peut  vivre 
sans  les  uns  ou  sans  les  autres.  L'Ivrognerie  bénie  par  la  Beligion, 
quel  plus  beau  sujet  d'allégorie...  pour  le  Punch! 


hOk  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Sur  ce  terrain,  si  bien  choisi  par  M.  Chamberlain,  deux  radicaux 
l'avaient  précédé,  un  libéral  l'y  suivit.  M.  Cowen  réclamait  la  créa- 
tion d'un  licensing  board,  assemblée  élective,  spécialement  chargée 
de  donner  ou  de  refuser  les  permissions  de  débit.  Sir  WiUVid 
Lawson  reproduisait  d'année  en  année,  avec  un  certain  bruit,  son 
Pfrunssioc  bill  qui  devait  autoriser  chaque  ville  ou  chaque  paroisse, 
après  une  consultation  solennelle  et  directe  des  contribuables,  à 
permettre  ou  à  proscrire  d'une  façon  absolue  la  vente  au  détail 
des  boissons  enivrantes.  En  face  de  ce  terrible  champion  de  la 
sobriété,  se  montra  M.  Lowe,  l'ancien  chancelier  de  l'échiquier  sous 
Gladstone,  qui,  depuis,  est  allé  s'éteindre  à  la  chambre  des  lords 
comme  une  fusée  dans  un  étang,  mais  qui  alors  mettait  au  service 
de  ses  paradoxes  une  malice  bourrue,  une  raison  subtile  et  des 
connaissances  infinies.  Selon  lui,  le  seul  moven  d'en  finir  avec 
l'ivrognerie,  c'était...  de  multipUer  les  cabarets  et  de  donner  toute 
liberté  aux  cabaretiers.  Il  prouvait  son  dire  avec  l'aide  de  la  statis- 
tique, personne  complaisante,  qui  a  des  cliiflres  au  service  de 
tous  ceux  qui  lui  en  demandent.  C'était  justement  dans  les  villes 
où  il  y  avait  le  moins  de  débits  de  boissons  qu'on  avait  arrêté  le 
plus  de  gens  ivres.  D'où,  par  induction,  cette  loi  comique  :  le 
nombre  des  ivrognes  est  en  raison  inverse  de  celui  des  marchands 
de  vin. 

M.  Chamberlain  prit  place  dans  une  position  moyenne,  à  égale 
distance  de  tous  ces  exagérés.  Le  licensing  board  de  M.  Cowen 
avait  le  défaut  d'ajouter  un  nouveau  corps  électif  à  ces  assemblées 
locales  déjà  trop  nombreuses.  Le  Permissicc  bill  ruinait  les  débi- 
tans  sans  leur  offrir  aucune  compensation.  Là  où  les  contribuables 
l'auraient  repoussé,  le  mal  subsisterait  dans  toute  sa  lorce  ;  là  où 
il  serait  adopté  et  mis  en  vigueur,  comme  toutes  les  lois  di*aco- 
niennes,  il  ferait  naître  la  fraude  et  la  contrebande.  Quant  aux 
fantaisies  de  M.  Lowe,  M.  Chamberlain,  avec  tout  le  public,  s'en 
égayait.  Que  proposait-il  donc?  Le  système  de  Gothcmbourg. 

Vous  rappelez-vous  le  système  de  Gothembourg,  qui  a  failli 
devenir  une  légende,  un  des  «  contes  de  ma  mère  l'Oye  »  de  l'éco- 
nomie politique,  tout  comme  ces  fameux  «  pionniers  de  Rochdale  » 
dont  on  nous  a  rebattu  les  oreilles  quand  nous  étions  de  pauvres 
petits  jeunes  gens  sans  expérience,  sans  défense  contre  la  statis- 
tique ?  Dans  la  ville  maritime  et  commerçante  de  Gothembourg,  en 
Suède,  une  compagnie  s'est  formée  en  1865  pour  racheter  et 
exploiter  les  cabarets  au  profit  de  la  commune.  M.  Chamberlain, 
avec  son  ami  et  collègue  Jesse  CoUings,  se  rendit  en  Suède  pendant 
l'automne  de  1876,  visita  les  débits  de  boissons  de  Gothembourg, 
interrogea  les  gérans  de  ces  maisons,  le  surintendant  de  police  et 


i 


JOSEPH    CHAMBERLAIN.  ^05 

les  notables.  Ce  voyage  eut  pour  résultat  un  article  de  la  Forlnighlly 
lieview,  où  M.  Chamberlain  racontait  son  enquête  avec  une  parfaite 
sincérité  ('l),et  une  proposition  de  loi,  déposée  sur  la  table  du  parle- 
ment en  mars  1877.  Cebill  donnait  aux  villes  le  pouvoir  de  racheter 
les  licenses  et  de  les  exploiter  directement,  comme  le  service  de 
l'eau  et  du  gaz,  si  elles  y  étaient  autorisées  par  la  majorité  des 
raiepmjers.  «  Quoi!  dit-on  à  M.  Chamberlain,  vous  voulez  que  la 
commune  se  fasse  marchande  de  bière  et  marchande  de  vin?  »  — 
«  Pourquoi  pas?  répliqua-t-il.  On  reprochait,  un  jour,  au  révérend 
Spurgeon  ses  excentricités  de  parole.  Savez -vous  ce  qu'il  répondit? 
Je  prêcherais  la  tête  en  bas  et  les  pieds  en  l'air  si  je  croyais,  dans 
cette  posture,  ramener  plus  d'àmcs  à  Dieu.  —  Moi,  messieurs, 
continuait  M.  Chamberlain,  je  mettrais  un  tablier  et  j'irais  servir  au 
comptoir,  si  j'espérais,  par  ce  moyen,  réduire  de  quelques  cas  le 
nombre  des  ivrognes,  à  Birmingham.»  La  curiosité  de  voir  M.  Cham- 
berlain dans  le  costume  et  dans  les  fonctions  de  sommelier  du 
peuple  ne  prévalut  pas  sur  les  idées  de  la  majorité.  La  proposition 
n'eut  aucun  succès.  Ces  formes  plébiscitaires,  cet  empiijtement 
sur  le  terrain  de  l'industrie  privée,  ce  monopole  créé  en  faveur  de  la 
commune,  tout  cela  effarouchait  le  parlement.  Il  ne  paraissait  pas 
moral  d'inscrire  l'ivrognerie,  restreinte,  mais  conservée  et  en 
quelque  sorte  légalisée,  comme  une  recette  régulière  du  budget 
municipal.  Depuis,  le  mal  s'est  atténué,  non  par  la  mise  en  pra- 
tique de  quelque  expérience  législative,  mais  par  l'efTort  patient  et 
continu  des  apôtres  du  peuple,  des  femmes  et  des  difiérens  clergés. 
Ces  influences  morales  qui  sont  sans  cesse  à  l'œuvre,  mais  qui 
n'ont  point  de  place  dans  les  belles  colonnes  verticales  et  horizon- 
tales des  tableaux  statistiques,  sont,  après  tout,  les  plus  puissantes. 
Je  donnerais  tous  les  Permissive  hills  et  tous  les  systèmes  de 
Gothembourg  pour  un  seul  père  Matthews  qui  fait  sangloter  les 
coupables  et  leur  arrache  un  serment  trempé  de  larmes. 

M.  Chamberlain  ne  s'était  pas  borné  à  visiter  les  cabarets  de 
Gothembourg.  De  Stockholm  il  était  remonté  en  steamer  jusqu'au 
fond  du  golfe  de  Bothnie  et  s'était  enfoncé  jusqu'aux  confins  de  la 
Laponie  suédoise.  Dans  le  récit  que  publia  la  Fortnigldhj  licvieiv, 
je  vois  reparaître,  à  chaque  ligne,  l'administrateur,  le  réformateur 
populaire  qui  examine  l'état  des  routes,  pèse  les  truites,  mesure  de 
l'œil  le  diamètre  des  arbres  et  s'inquiète  du  mode  d'exploitation 
des  bois  et  des  cours  d'eau,  qui  se  penche  curieusement  sur  le  pot- 
au-feu  perpétuel  du  Lapon  où  vient  tomber  tour  à  tour  tout  ce  qui 


(1)  Fortnighlly  Review,  1"  décembre  1870.  Voir  aussi  les  n"^  du  l""''  mai  1870  et  du 
l"  février  1877. 


h06  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

peut  PC  cuire  et  se  manger.  Mais  il  clicrclie  aussi  à  deviner  ce  qui 
se  passe  dans  les  petites  maisons  de  bois  et  surtout  dans  l'âme  des 
colons  qui  les  habitent  pendant  la  nuit  froide  de  ce  long  hiver.  Le 
charme,  à  la  fois  sauvage  et  solennel,  de  ces  solitudes,  placées 
hors  des  voies  de  la  civilisation,  le  silence  de  ces  forêts  primitives, 
si  étrange  et  si  doux  à  une  oreille  encore  remplie  des  rumeurs  de 
Londres  et  de  Birmingham,  éveillent  en  lui  des  impressions  nou- 
velles, et  il  les  rend,  bien  qu'avec  la  sécheresse  d'une  plume  un 
peu  novice. 

Il  a  fiiit  beaucoupde  voyages  semblables,  toujours  en  compagnie 
de  M.  Jesse  GoUings.  On  les  a  vus  en  Allemagne,  en  Suisse,  en 
Espagne.  Un  jour,  à  Malaga,  voulant  se  rendre  par  mer  à  Gibraltar, 
ils  prirent  passage  à  bord  d'un  petit  caboteur.  Le  capitaine  avait 
cédé  son  lit  à  M.  Gollings  :  u  Quant  à  ce  garçon,  dit- il  en  désignant 
le  grand  orateur,  il  s'arrangera  du  sofa.  »  M.  Chamberlain  «  s'ar- 
rangea du  sofa,  »  comme  d'un  hommage  rendu  à  ce  que  Justin 
Mac-Garthy  appelle  son  «  éternelle  jeunesse.  » 

Le  train  du  samedi  emportait  chaque  semaine  M.  Ghamberlain 
qui  allait  se  reposer  de  ses  fatigues  parlementaires  dans  le  paisible 
cercle  de  la  famille.  Nous  pouvons  le  suivre  dans  sa  belle  et  opu- 
lente résidence,  dans  ce  cabinet  de  chêne  et  de  cuir  vert,  oîi  les 
biographes  et  les  reporters  s'efforcent,  sans  succès,  de  trouver 
quelque  chose  à  décrire.  Les  débats  parlementaires  de  Hansard 
remplissent  la  bibliothèque,  avec  d'innombrables  volumes  de 
références,  de  politique,  d'histoire,  d'économie  sociale.  Beaucoup 
de  romans  français,  mais  ne  vous  hâtez  pas  de  triompher  :  la  plu- 
part ne  sont  pas  coupés. 

M.  Ghamberlain  a  deux  passions,  les  enfans  et  les  fleurs.  Ce 
dernier  goût,  poussé  très  loin,  lui  a  valu  beaucoup  de  moqueries  et 
beaucoup  d'attaques.  Dans  un  pamphlet  de  M.  Marriott,  un  collègue 
et  un  ennemi,  il  est  dit  que  le  prix  consacré  à  l'entretien  de  ses 
serres  «  ferait  vivre  bien  des  familles  pauvres,  »  M.  Lucy  raconte, 
à  ce  sujet,  l'anecdote  suivante.  C'était  à  Paris,  sur  le  quai  aux 
fleurs.  M.  Chamberlain  aperçoit  un  spécimen  rare  d'orchidée. 
((  Combien  ?»  —  «  Cinq  cents  francs,  monsieur  :  c'est  le  seul  de 
cette  espèce  qui  existe  en  France.  »  —  «  Voici  les  cinq  cents  francs.» 
M.  Chamberlain  prend  la  fleur,  la  déchire,  en  foule  aux  pieds  les 
débris  et  s'écrie  :  «  Je  l'ai  dans  ma  collection,  mais  je  ne  veux  pas 
qu'un  autre  que  moi,  un  Français,  en  possède  une  semblable  !  » 

Si  l'histoire  est  vraie,  Chamberlain  le  collectionneur  d'orchidées 
est  un  homme  diflérent  de  Ghamberlain  le  démocrate.  L'un  déteste 
la  France  et  l'autre  l'aime  ;  l'un  veut  répandre  partout  la  vérité  et 
le  bien-éire, et  l'autre  veut  monopoliser  les  belles  choses;  l'un  est 


JOSEPH    CHA-MCERLAIN. 


lio: 


un  raisonneur  el  l'autre  un  passionné.  Mais  ne  nous  mettons  pas  en 
frais  d'antithèses  :  il  est  probable  que  l'histoire  est  fausse. 


III. 


Les  élections  générales  de  1880  ramenèrent  les  libéraux  au 
pouvoir.  M.  Gladstone  fit  la  part  des  radicaux,  et  personne  ne  la 
trouva  exorbitante.  Sir  Charles  Dilke  reçut  la  sous-sccrétairerie 
d'état  aux  affaires  étrangères,  où  il  allait  déployer  les  plus  rares 
talens.  On  offrit  à  M.  Chamberlain  une  simple  place  dans  le  minis- 
tère, il  réclama  un  siège  dans  le  cabinet.  «  On  céda,  car  il  était 
moins  à  craindre  dedans  que  dehors,  »  nous  assure  M.  Marriott 
dans  la  brochure  que  j'ai  citée,  et  où  il  amalgame,  dans  un 
plaisant  désordi-e,  les  théories  économiques,  les  préjugés  de  classe, 
les  critiques  personnelles  et  les  u  potins  »  de  couloir,  où  il  accuse 
à  la  fois  M.  Chamberlain  de  saper  la  monarchie  et  de  trop  aimer 
les  orcliidées.  Est-il  vrai  que  M.  Gladstone  ait  fait  entrer  M.  Cham- 
berlain dans  le  cabinet,  pour  l'annuler,  à  peu  près  comme 
M.  Jules  Ferry,  au  i  septembre,  escamota  M.  Rochefort  en  le  préci- 
pitant dans  la  salle  où  se  tenait  le  gouvernement  ?  Le  cas  est,  à 
coup  sûr,  bien  différent.  M.  Rochefort  était  aussi  dangereux  qu'il 
était  nul.  M.  Chamberlain  était  difticile  à  conduire,  mais  capable  de 
faire  beaucoup  de  bien.  M.  Gladstone  le  savait,  car  il  peut  apprécier 
les  hommes  et  il  n'a  jamais  eu  peur  des  radicaux.  11  ne  me  démen- 
tira pas  si  j'aflirmo  que  son  aile  drohe  lui  a  donné,  dans  son  long 
commandement,  plus  de  tracas  que  l'aile  gauche. 

Quant  aux  sentimens  de  Joseph  Chamberlain  pour  son  chef,  les 
chercherai-je,  avec  le  même  M.  Marriott,  dans  des  articles  de  la 
Fortnigklly  lieview  qui  remontent  à  1873  et  à  187A?  Dans  ces 
articles,  M.  Chamberlain  accusait  le  premier  ministre  de  faiblesse, 
de  pusillanimité,  d'égoïsme;  il  le  traitait  de  «  leader  sans  pro- 
gramme, d'homme  d'état  sans  principes.  »  C'était  au  moment  où 
M.  Gladstone  venait  d'accomplir  des  merveilles,  vers  la  lin  de  ce 
grand  et  mémorable  ministère  qui  marquera  dans  l'histoire  d'An- 
gleterre plus  que  la  révolution  de  1088.  Je  serais  porté  à  blâmer 
les  expressions  de  M.  Chamberlain,  si  je  ne  me  rappelais  avec 
quelle  ingratitude  et  quelle  injustice  parlaient  alors  du  grand  old 
man  ses  lieutenans  favoris.  J'étais  au  llcform-Club  le  jour  où  on 
le  déposa  en  quelque  sorte  :  les  paroles  les  plus  sévères  du  publi- 
ciste  de  la  Forlnighlhj  /»Vr/£'zr  étaient  des  douceurs,  comparées  à  ce 
que  j'entendis  sur  l'escalier  de  la  bibliothèque  et  dans  1  a/n'um  du 


hOS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Club.  Retournant  un  mot  célèbre,  j'en  appellerai  de  Chamberlain 
à  jeun  à  (iliamberlain  rassasié,  c'est-à-dire  du  tribun  ambitieux, 
encore  vierge  d'honneurs  publics,  au  ministre  rassis  et  agissant.  Or 
voici  comment  il  parlait  de  son  leader  en  J885.  Il  sera,  disait-il, 
«  lorsqu'il  paraîtra  devant  la  postérité,  moins  grand  par  son  élo- 
quence extraordinaire,  son  habileté  politique,  son  énergique 
volonté  et  sa  puissance  créatrice  que  par  son  caractère  personnel  et 
par  l'élévation  morale  qu'il  a  introduit c  dans  la  politique.  »  Voilà 
de  belles  paroles  :  je  les  cite  avec  joie.  Elles  définissent  bien 
M.  (iladstone  et  elles  font  connaître  M.  Chamberlain.  Car  nous  nous 
peignons  par  le  bien  que  nous  disons  de  nos  maîtres  et  par  le 
blâme  que  nous  infligeons  à  nos  adversaires  ;  nous  indiquons  clai- 
rement par  là  et  ce  que  nous  croyons  être,  et  ce  que  nous  voulons 
n'être  pas. 

Mais  enfin,  voici  M.  Chamberlain  ministre  du  commerce  sous 
le  nom  de  président  du  Board  of  Trade.  Étudions-le  dans  ce 
nouveau  rôle.  Il  l'aut  l'isoler  do  l'action  générale  du  cabinet,  où  il  a 
peu  de  part.  Le  ministère  est  d'abord  occupé  à  liquider  la  politique 
funeste  de  ses  prédécesseurs,  en  attendant  qu'il  puisse  commettre 
des  fautes  pour  son  propre  compte.  Et  il  n'y  manque  pas.  La  tragi- 
comédie  égyptienne  se  déroule  :  le  bombardement  d'Alexandrie, 
Tell-el-Kébir,  la  perte  du  Soudan  et  l'aventure  lamentable  de 
Gordon.  Sur  ce  sujet,  tous  les  politiciens  anglais,  sans  distinction 
de  parti,  ont  prononcé,  à  leur  heure,  la  même  phrase  :  a  Nous  nous 
retirerons  de  ri'lgyptc  dès  que  nous  le  pourrons.  »  Toute  la  poli- 
tique anglaise  tient  dans  cette  phrase,  que  je  ne  qualifierai  pas 
très  cruellement  en  la  taxant  de  demi-sincérité.  M.  Chamberlain  l'a 
répétée  comme  les  autres.  Glissons  sur  ce  point  :  nous  y  trouverions 
peut-être  de  bonnes  raisons  pour  nous  frapper  la  poitrine.  Glissons 
aussi  sur  la  question  des  tarifs.  Elle  est  trop  controversée  et,  en 
même  temps,  trop  vitale  pour  être  traitée  ici  sans  une  compétence 
et  une  autorité  particulières.  Je  dirai  simplement  qu'il  n'a  pas 
dépendu  de  M.  Chamberlain  de  maintenir  les  traités  de  1860.' 
Lorsqu'il  s'est  trouvé,  dans  le  parlement,  en  présence  d'un  parti 
protectionniste  renaissant  et  chaque  jour  plus  audacieux,  il  a 
repoussé  tant  qu'il  a  pu  l'idée  des  représailles  économiques,  plus 
nuisibles,  parfois,  à  celui  qui  les  exerce  qu'à  celui  qui  les  subit. 

M.  Chamberlain  a  fait  voter  deux  lois,  l'une  sur  les  brevets 
{paient  lair),  l'autre  sur  les  faillites  [baukniptey  laiv.)Lsi  première 
loi  laisse  la  durée  du  brevet  d'invention  fixée  à  quatorze  ans,  mais 
en  réduit  le  coût  de  177  livres  sterling  à  Ihli.  Une  concession  plus 
importante  fait  descendre  de  10  livres  à  h  livres  le  prix  du  brevet 
provisoire  valable  pour  quatre  ans.  De  ces  quatre  livres,  une  seule 


JOSEPH    CHAMBERLAIN.  hOd 

est  exigible  immédiatement.  De  sorte  que,  pour  vingt-cinq  francs, 
tout  inventeur  peut,  sous  la  protection  de  l'état,  commencer  l'ex- 
ploitation de  son  idée  et  la  conquête  des  millions.  La  loi  sur  les 
faillites  a  plus  d'envergure.  Elle  pose,  ou  plutôt  elle  rétablit  un 
principe  que  la  loi  précédente  avait  renversé.  En  effet,  en  1869, 
après  une  longue  enquête,  le  parlement  avait  cru  devoir  donner 
aux  créanciers  et  aux  débiteurs  le  droit  de  s'entendre  directement. 
Quatorze  années  d'expérience  avaient  démontré  les  inconvéniens 
du  nouveau  système  et  surtout  l'jibus  des  proxies  (votes  par  écrit 
des  créanciers  absens;  (I).  La  loi  Chamberlain  n'a  pas  fait  revivre 
l'ancienne  bureaucratie  oppressive  et  tracassière,  mais  elle  a  créé, 
entre  les  débiteurs  et  les  créanciers,  des  intermédiaires  indispen- 
sables, sur  un  plan  analogue  à  celui  de  nos  institutions  françaises. 
Leur  autorité  n'est,  d'ailleurs,  qu'arbitrale  et  reste  soumise  au  con- 
trôle supérieur  du  Board  of  Tradd 

En  somme,  de  ces  deux  lois  auxquelles  M.  Chamberlain  a  atta- 
ché son  nom,  l'une  perfectionne  ce  qui  est,  l'autre  est  un  retour 
intelligent  au  passé.  Quoi  de  moins  révolutionnaire? 

Bien  autrement  important  était  F  Acte  sur  la  marine  marchande, 
si  les  préjugés  et  les  passions  avaient  permis  à  M.  Chamberlain  de 
le  mener  à  bonne  fin. 

Deux  mots  d'explication  sont  nécessaires  pour  faire  connaître  les 
origines  de  la  question  et  les  termes  où  se  posait  le  problème. 

Lorsqu'un  navire  devient,  par  sa  vétusté  et  son  délabrement,  im- 
propre au  service,  l'armateur  auquel  il  appartient  n'a  que  deux 
partis  à  prendre.  Dépecer  ce  navire  et  le  débiter  comme  bois  à 
brûler  :  dans  ce  cas,  le  capital  initial  est  perdu.  Ou  bien  l'envoyer 
à  la  mer  jusqu'à  ce  qu'un  gros  temps  en  disjoigne  les  planches  et 
envoie  au  fond  de  l'eau  l'équipage  et  la  cargaison  :  dans  ce  cas,  le 
capital  est  sauvé.  Ce  n'est  pas  assez  dire.  Un  naufrage  est  une 
bonne  affaire,  un  coup  de  fortune,  grâce  aux  lois  qui  permettent 
•d'assurer  un  navire  et  son  chargement  au  delà  de  leur  valeur.  On 
a  ri  de  la  formule  cynique  :  «  Enfin,  nous  avons  fait  faillite  !  »  Que 
de  larmes  a  coûtées  cette  autre  formule,  eflrontémcnt  tragique,  qui 
pourrait  être  celle  des  armateurs  anglais  :  «  Enfin,  nous  avons  fait 
naufrage  !  )) 

Certes,  tous  les  armateurs  ne  sont  pas  coupables  de  ces  affreux 
calculs,  car  ils  seraient  pires  que  ces  misérables,  qui,  au  moyen  âge, 
allumaient  des  feux  pour  conduire  les  vaisseaux  sur  les  récifs,  dans 
l'espoir  de  recueillir  les  épaves,   et  «   la  corde,  comme  l'a  dit 


(1)  Voir  Gotobed,  Remarks  on  M''  Chumberlain's  bankniptcy  act.  London.  IS*'^; 
Macmillan. 


lilO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  llhamberlain,  serait  trop  bonne  pour  eux.  »  Mais  tous  profilent 
de  co  scandaleux  état  de  choses. 

En  1875,  un  membre  du  parlement,  nommé  Plimsoll,  entreprit 
de  dénoncer  cet  abus.  Seul,  sans  autre  appui  que  sa  rude  parole, 
il  alla  à  travers  le  pays,  dénonçant  les  coupables,  soulevant  les 
colères,  organisant  le  pélitionnement  et  les  protestations  :  partout 
la  conscience  publique  lui  répondit.  Ln  jour,  dans  le  parlement, 
il  s'oublia  jusqu'à  nommer,  jusqu'à  menacer  des  collègues...  Le 
»V/7r^//rr intervint,  lui  commanda  de  se  rétracter.  Il  relusa,  et  sortit, 
Tœil  fulgurant,  blême  d'une  rage  d'honnête  homme,  pareil  à  un 
prophète  de  l'ancienne  loi  qui  vient  de  défier  un  roi  d'Assyrie. 

Puis,  il  réfléchit.  A  quelques  soirs  de  là,  Plimsoll,  repentant, 
parut  à  la  baiTe  et  s'humilia.  J'assistais  à  cette  scène  et  je  ne  l'ou- 
blierai pas.  Mon  sang  se  soulevait  en  voyant  à  leurs  bancs,  dans  la 
joie  du  triomphe,  ces  hommes  que  tant  de  naufrages  avaient  enri- 
chis. Je  songeais  à  ces  cadavres  immobiles  dans  l'obscure  profon- 
deur des  eaux,  à  ces  veuves  sans  foyer  et  sans  pain,  à  ces  jeunes 
filles  errantes,  le  soir,  sous  le  vent  et  la  neige,  dans  les  ruelles 
douteuses  de  Liverpool  et  de  Newcastle  !...  Et  je  m'indignais  de 
cette  rétractation  comme  d'une  lâcheté...  Tout  à  coup,  je  compris 
que  le  pauvre  Plimsoll  ne  demandait  point  pardon  à  ces  assassins, 
mais  au  parlement,  insulté  dans  la  personne  de  quelques-uns  de 
ses  membres,  au  parlement,  incarnation  suprême  de  la  puissance 
populaire,  source  sacrée  des  lois,  principe  de  toute  autorité,  image 
vivante  de  la  patrie!  Je  compris  tout  cela,  et  en  un  instant,  mon 
émotion  changea  de  nature.  Par  un  revirement  soudain,  la  colère 
était  devenue  du  respect.  Jamais  le  peuple  anglais  ne  m'avait  paru 
si  grand. 

L'agitation  Plimsoll  n'aboutit  à  aucun  résultat  pratique.  Le  gou- 
vernement promit  d'étudier  la  question,  «  de  faire  quelque  chose:  » 
on  s'en  tint  là.  M.  Chamberlain,  une  fois  au  ministère,  reprit  en 
main  la  cause  des  marins.  Il  essaya  de  séparer  les  armateurs  hon- 
nêtes des  coquins,  et  ne  put  y  réussir.  Il  obtint  des  aveux  utiles, 
mais  point  de  concours.  Alors  il  connut  la  vérité  de  ce  mot  de 
Napoléon  III  à  Cobdcn  :  «  Les  intérêts  sont  disciplinés  et  marchent 
comme  des  régimens  ;  les  grandes  idées  de  justice  et  d'huma- 
nité n'ont  pour  elle  que  des  individus  isolés  et  l'àme  des  foules.  » 
En  effet,  les  armateurs  se  levèrent  tous  ensemble  contre  l'ennemi. 
Très  audacieusement,  ils  prirent  l'oflcnsive  et  vinrent  se  plaindre 
des  excès  du  droit  de  visite,  exercé  ]iar  les  inspecteurs  du  Uoard 
of  Tnide  à  bord  des  navires  en  partance.  Peut-être  croyaient-ils 
intinùder  le  ministre.  C'était  mal  connaître  M.  Chamberlain.  Il  les 
reçut,  les  écouta  poliment,  mais  froidement,  leur  fit  entendre  de 


JOSEPH    CIIA.MBERLAIX.  Hi 

nobles  et  sévères  paroles,  accueillies  par  un  silence  maussade. 
Après  de  longues  et  patientes  études,  il  proposa  un  projet  de  loi 
au  parlement  et,  en  réclamant  la  seconde  lectm'e,  parla  longuement 
dans  les  communes. 

Les  discours  a  de  mylord  Garteret  et  du  chevalier  ^Vyndham  » 
faisaient  songer  Voltaire  aux  beaux  jours  de  Rome  et  d'Athènes. 
De  notre  temps,  il  n'eût  pas  refusé  son  admiration  à  cette  belle 
harangue  de  M.  Chamberlain.  Ce  n'est  pas  que  la  forme  en  soit 
achevée,  ni  qu'elle  fasse  appel  aux  émotions  de  l'àme,  comme  on 
pouvait  l'attendre  d'un  orateur  ordinaire  en  un  tel  sujet.  Le  mérite 
de  ce  discours  est  d'avoir  écarté  les  personnalités  et  les  violences, 
d'avoir  dédaigné  la  sentimentalité  vulgaire,  d'avoir,  en  un  mot, 
traité  cette  loi  d'humanité  comme  une  loi  d'afl'aires.  «  Je  sais,  dit-il, 
qu'il  n'y  a  pas  de  plus  puissant  mobile  que  l'intérêt  :  c'est  pour- 
quoi je  trouve  mauvaise  une  législation  qui  place  l'intérêt  en  con- 
tradiction avec  l'humanité,  et  je  veux  essayer  de  mettre  l'égoïsme 
du  côté  du  bien.  »  Parole  indulgente  et  profonde  qui  donne  toute 
la  philosophie  du  discours. 

Si  j'avais  encore  l'honneur  d'être  professeur  de  rhétorique,  j'ai- 
merais à  exphquer  et  à  commenter  ce  discom's  devant  des  jeunes 
gens,  tout  autant  et  mieux  que  la  Milonienne  et  le  P?'0  cœlio.  Je 
le  ramènerais  à  un  syllogisme  ou  plutôt  à  un  sorite,  c'est-à-dh-e  à 
une  succession  de  syllogismes.  J'y  ferais  admirer,  non  les  beautés 
littéraires  ou  les  grâces  académiques  de  l'expression,  mais  l'enchaî- 
nement, la  progression,  ces  miUiers  de  faits  rangés  à  leur  place, 
ces  objections  réfutées  en  leur  temps,  ce  crescendo  formidable  de 
laits,  de  preuves  et  de  raisons.  Le  temps  n'a  point  passé  sur  cette 
harangue  comme  sur  celles  de  l'antiquité.  Il  n'a  point  répandu 
sur  elle  ce  prestige  de  la  vétusté,  cette  «  patine  »  des  vieux  ors  et 
des  vieux  marbres,  si  chère  aux  amateurs,  cette  tranquille  beauté 
classique  des  choses  qu'on  ne  discute  plus.  Mais  à  tous  ceux  qui 
veulent  bien  se  résoudre  à  admirer  leur  temps,  je  l'offre  comme  un 
modèle  de  la  nouvelle  éloquence  qui  convient  à  un  âge  de  démo- 
cratie et  d'affaires,  où  les  questions  de  sentiment  prennent  un 
caractère  d'utilité  publique.  Je  sais  que  bien  des  gens  voudraient 
bannir  entièrement  l'éloquence,  des  parlemens.  Mais  qu'ils  y 
prennent  garde  :  le  jour  où  ils  en  auront  chassé  la  bonne  rhéto- 
rique, c'est  la  mauvaise  qui  se  glissera  en  sa  place,  cette  fausse 
rhétorique,  dont  WiUiam  Ilamilton,  pour  s'amuser  et  se  venger,  a 
pose  les  principes,  et  que  M.  Joseph  Reinach  nous  a  fait  connaître 
avec  tant  de  malice  et  d'à-propos.  La  dialectique  de  l'erreur  sei'ait, 
encore  une  fois,  pratiquée,  sinon  professée;  ce  serait  un  talent 
d'êlj-e  obscur,  un  art  d'être  ennuyeux  et  plat  avec  préméditation, 


412  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

d'étoufTer  les  bonnes  raisons  sous  les  mauvaises,  de  noyer  une" 
goutte  de  bon  sens  dans  un  torrent  de  sophismes.  Jamais  une 
grande  pensée,  une  émotion  généreuse  ne  traverserait  cette  atmo- 
sphère, raréfiée  et  appauvrie,  des  intérêts  chétifs  et  des  passions 
naines.  Le  public,  dont  l'encouragement  et  le  contrôle  sont  si 
nécessaires,  se  dégoûterait  de  suivre  ces  arides  débats  et  cesse- 
rait de  voir  clair  dans  ses  alTuires.  Comme  les  actionnaires  de  cer- 
taines compagnies,  il  apprendra  t  que  tout  va  mal,  le  matin  même 
de  la  catastrophe,  juste  à  temps  pour  assister  à  sa  ruine. 

M.  Chamberlain,  dans  ce  grand  discours,  aboutissait  à  cette  con- 
clusion pratique  :  il  fallait  remanier  les  lois  relatives  à  l'assurance 
maritime  de  telle  sorte  qu'un  naufrage  ne  pût  jamais  être  un  gain 
pour  le  propriétaire,  et  il  fallait  étendre  aux  armateurs  les  stipula- 
tions de  la  loi  sur  la  responsabilité  des  patrons.  On  aura  peine  à 
croire  et  on  a  honte  d'écrire  que  ces  conclusions,  si  fortement 
motivées,  ne  furent  pas  agréées  du  parlement.  Il  se  trouva  une 
majorité  d'honnêtes  gens  pour  couvrir  les  agissemens  de  quelques 
coquins.  Sentant  le  nombre  contre  lui,  M.  Chamberlain  dut  retirer 
la  loi.  On  enterra  la  question  décemment  en  la  confiant  à  une  com- 
mission parlementaire,  chargée  de  faire  pousser  un  rapport  sur  sa 
tombe  au  printemps  suivant.  Les  «  naufrageurs  »  continuent  à 
tenir  un  rang  distingué  dans  la  société  anglaise.  J'ai  pu  suivre  la 
carrière  de  l'un  d'eux,  que  ^L  Chamberlain  a  nommé  en  toutes  let- 
tres. C'est  un  homme  né  sous  une  bonne  étoile  :  il  a,  en  peu  d'an- 
nées, perdu  onze  bateaux  sur  douze.  Sa  fortune  est  faite  de  ces 
ruines  et  de  ces  deuils.  On  le  salue,  on  lui  serre  la  main,  on  vante 
sa  charité,  et  la  petite  ville  où  il  habite  reçoit  ses  dons  avec  une 
abjecte  reconnaissance. 

Après  ce  revers,  l\L  Chamberlain  avait  voulu  quitter  le  cabinet; 
le  premier  ministre  réussit  à  le  garder  auprès  de  lui.  Mais  le  leader 
radical,  plein  de  déférence  pour  son  chef  et  de  ménagemens  pour 
ses  collègues,  à  la  table  du  conseil  et  dans  l'enceinte  parlemen- 
taire, donnait  à  sa  pensée  un  libre  essor  lorsqu'il  se  retrouvait 
devant  les  électeurs.  Sa  parole,  autrefois  agressive  et  froidement 
violente,  presque  haineuse,  avait  pris  de  l'ampleur  et  de  la  sérénité; 
mais  ses  idées,  à  part  le  progrès  qu'apportent  la  maturité  de  l'âge 
et  l'expérience  du  pouvoir,  n'étaient  pas  sensiblement  dilTerentes 
de  celles  que  soutenait  le  jeune  Chamberlain  dans  le  club  d'Edg- 
baston. 

Entre  le  parti  tory  qui  représentait  le  principe  monarchique  et 
le  parti  whig  qui  [lersonnifiail  l'Angleterre  aristocratique,  quel  était 
donc  le  défenseur  des  intérêts  du  peuple,  si  ce  n'est  le  parti 
radical?  «  La  politique  était  la  science  du  bonheur  social,  comme 


JOSEPH    CHAMBERLAIN.  !\[o 

l'économie  politique,  sa  deini-sœur,  est  la  science  de  la  richesse 
sociale.  Jusqu'à  ce  jour  n'avait-on  pas  sacrifié  constamment  la 
première  à  la  seconde,  fait  consister  le  progrès  dans  l'accroisse- 
ment du  chiffre  total  de  la  fortune  publique  et  non  dans  l'amélio- 
ration du  sort  des  indi^ddus?  La  prospérité  de  l'Angleterre  aug- 
mentait chaque  jour,  et  chaque  jour  augmentait,  dans  un  même 
rapport,  la  détresse  des  classes  qui  sont  les  ouvrières  de  cette 
prospérité.  Était-ce  logique?  Était-ce  juste?  Cela  pouvait-il 
durer?  » 

Ainsi  Birmingham  se  posait  comme  l'antagoniste  de  Manchester; 
la  démocratie  humanitaire  s'affirmait  à  l'encontre  de  l'utilitarisme 
bourgeois. 

Tout  d'abord  il  fallait  faire  entrer  dans  la  cité  ces  millions  de 
laborieux  parias,  leur  donner  une  place  et  une  voix  dans  l'État  : 
c(  Une  minorité  de  la  population,  disait  M.  Chamberlain,  possède  le 
droit  de  suffrage  ;  grâce  à  la  répartition  vicieuse  des  circonscrip- 
tions électorales,  une  minorité  parmi  la  minorité,  —  un  cinquième 
environ,  —  crée  la  majorité  de  la  chambre  des  communes.  Et  quand 
cette  minorité  dans  la  minorité  a  réussi  à  laire  passer  une  mesure 
utile  dans  les  communes,  vient  une  minorité  imperceptible,  infi- 
nitésimale, que  personne  n'a  élue,  qui  ne  représente  personne  et 
qu'on  appelle  la  chambre  des  lords.  Elle  met  son  veto,  et  la  mesure 
proposée  et  votée  tombe  dans  le  néant.  »  Voilà  la  meilleure  défi- 
nition que  je  connaisse  de  l'oligarchie  anglaise,  telle  qu'elle  existait 
encore  il  y  a  quatre  ans  :  c'est  le  gouvernement  des  minorités.  La 
voilà,  en  quelques  traits  énergiques,  cette  constitution  tant  vantée 
vers  laquelle,  pendant  un  siècle  et  demi,  de  Voltaire  à  Tocqueville 
et  à  Montalcmbert,  nous  avons  poussé  des  soupirs  de  convoitise! 

Mais  déjà  les  deux  partis  s'étaient  presque  mis  d'accord  pour  opérer 
la  grande  et  double  réforme  :  l'extension  du  droit  électoral,  presque 
équivalente  à  l'établissement  du  suffrage  universel  et  le  remanie- 
ment des  circonscriptions  d'après  le  chiffre  de  la  population.  Restait  à 
réformer  le  parlement  lui-même.  Il  ne  suffisait  pas  de  définir  et  de 
fortifier  l'autorité  du  président,  d'introduire  l'ordre  dans  les  débats 
et  d'en  simplifier  la  forme,  de  mettre  le  parlement  à  l'abri  d'une 
poignée  d'obstructionnistes  qui  troublaient  ses  délibérations .  11 
fallait,  par  une  décentralisation  vigoureuse,  saigner  le  parlement 
qui  mourait  de  pléthore,  transporter  la  besogne  dont  il  était  en- 
combré, écrasé,  à  des  conseils  locaux,  qui  réuniraient  dans  leurs 
mains  les  attributions  maladroitement  disséminées,  par  une  série 
de  créations  inintelligentes,  entre  une  foule  de  petites  assemblées 
électives,  sans  solidarité,  sans  prestige  et  sans  avenir.  11  fallait 
ouvrir  plus  largement  les  portes  de  Westminster  à  toutes  les  classes 


àlll  RliVUE    DES   DEUX    MONDES. 

en  altribuaiit  une  indemnité  au  mandat  parlementaire...   «  Mai 
vous  allez  naturaliser  en  Angleterre  les  politiciens  de  profession 
—  lié  Lien,  pourquoi  pas  ?  Pourquoi  la  politique  serait-elle  aban- 
donnée à  ceux  qui  en  Ibnt  une  distraction  et  une  distinction,  aux 
simples  amateurs?...  » 

Est-ce  tout?  >on,  ce  n'est  rien  encore.  Ici  se  dresse  la  question 
sociale,  la  question  de  la  misère.  D'abord  que  de  réformes  ré- 
clamées par  les  libéraux  et  même  par  plus  d'un  consers  ateur  !  En 
premier  lieu,  l'impôt.  Combien  d'anomalies  dans  la  répartition  des 
taxes  de  consommation  !  Lord  Raudolph  Churchill  l'a  signalé  comme 
M.  Chamberlain,  le  tabac  du  pauvre  homme  paie  1,/iOO  pour  cent, 
les  cigares  du  riche  six  ou  sept.  Avant  tout,  considérez  de  quel 
poids  pèse  l'impôt  direct  sur  les  familles  des  travailleurs.  D'après 
les  calculs  du  professem*  Leone  Levi,  les  classes  riches  et  les  classes 
moyennes  paient  six  et  demi  pour  cent  de  leur  reveim,  les  classes 
pauvres  sept  et  demi.  Mais  si,  avec  l'économiste  Giiïin,  on  retran- 
che du  revenu  des  prolétaires  les  12  hvres  sterhng  (300  francs) 
nécessaires  à  la  vie  de  chaque  individu,  la  moyenne  se  relève  à 
13  1/2.  Ce  qu'il  faut  établir,  ce  n'est  pas  l'ét^alité  d'impôts,  mais 
l'égaUté  de  sacrifices  entre  tous  les  citoyens.  Or  il  n'y  a  qu'un  sys- 
tème qui  puisse  l'assurer,  c'est  l'hnpôt  progressif  et  proportionnel 
sur  le  revenu. 

Les  vieilles  lois  qui  régissent  la  propriété  foncière  doivent  être 
successivement  remaniées,  en  commençant  par  les  abus  les  plus 
criansetpar  les  réformes  partielles.  Les  propriétaires  de  redevances 
emphytéotiques  doivent  être  soumis  à  l'impôt  ;  les  artifices  légaux  qui 
permettent  d'éluder  la  loi  générale  des  successions  doivent  être 
déjoués.  Le  droit  de  substitution  doit  disparaître  non  seulement, 
comme  le  demande  lord  llandolph  Churchill,  dans  le  cas  des  exis- 
tences à  venir,  mais  dans  tous  les  cas.  Le  droit  de  primogéniture 
doit  être  aboli,  lorsqu'il  y  a  absence  de  testament.  Le  transfert  do 
la  terre  sera  simplifié,  rendu  à  la  fois  plus  facile  et  moins  coû- 
teux. Les  lois  sur  la  chasse  seront  sévèrement  revisées,  dans  un 
esprit  opposé  à  celui  qui  les  a  inspirées.  Enfin,  les  terres  usurpées 
depuis  un  demi-siècle  seront  reprises  et  rendues  à  l'usage  public.  On 
les  a  volées  au  peuple  :  qu'on  les  lui  rende  ! 

«  Volé!  »  l'expression  était  dure,  et  ceux  qu'elle  atteignait  re- 
gimbèrent sous  l'outjage.  Par  malheur  pour  eux,  elle  était  stricte- 
ment et  historiquement  vraie.  Ceux  qu'il  avait  appelés  voleurs 
avaient  beau  rtpondi*e  en  le  traitant  de  socialiste,  il  était  visible 
que,  pour  les  gens  sérieux,  ce  mot  avait  perdu  quelques-unes  de 
ses  terreurs.  En  s'enfonçant  dans  l'iiistoire,  chez  les  Aryens  comme 
chez  les  Sémites,  chez  lesCelics  comme  chezlesSaxons,onretrouve, 


1 
4 


JOSEPH    CHAMBERLAIN.  415 

à  l'origine  des  sociétés,  ce  seul  et  unique  mode  de  propriété. 
On  le  revoit  encore,  alternant  avec  la  propriété  individuelle  dont  il 
corrige  les  excès,  à  l'époque  où  la  pensée  catholique  gouvernait  le 
monde,  avant  les  abominables  sécularisations  du  xvi''  siècle.  Enfin, 
il  reparaît  partout  de  nos  jours,  sous  la  forme  de  l'association  que 
les  économistes  bourgeois  ont  prônée  et  encouragée  de  toute  leur 
force.  Quant  au  socialisme  d'état,  est-ce  une  nouveauté?  Pour  rester 
en  Angleterre,  la  loi  des  pauvres,  déjà  ancienne,  la  loi  sur  la 
o-ratuité  de  l'enseignement,  n'est-ce  pas  du  socialisme  d'état?  La 
conception  même  de  l'état  n'est-elle  pas  socialiste? 

Mais  les  penseurs  auraient  pu  longtemps  agiter  ces  questions 
dans  l'enceinte  fermée  des  écoles  ou  dans  les  gros  livres  érudits  qui 
préparent,  patiemment  et  obscurément,  la  voie  des  siècles  à  venir, 
si  la  crise  aiguë  de  la  terre  n'exigeait  impérieusement  une  solution. 
Que  voyait-on  !  Une  minorité  infime  de  propriétaires  en  face  d'une 
multitude  de  travailleurs  mercenaires  ;  les  salaires  agricoles  tombés 
si  bas  qu'ils  n'assuraient  même  plus  le  pain  des  paysans.  Contraste 
inattendu  et  lamentable  :  la  terre  manque  de  bras  et  le  laboureur 
manque  de  travail.  La  fortune  vient,  en  dormant,  au  riche  landlo,  cl 
par  la  plus-value  de  son  domaine,  et  nulle  compensation  n'est  as- 
surée au  fermier  qui,  par  son  industrie  ou  son  capital,  a  produit 
cette  plus-value.  En  quinze  ans,  huit  cent  mille  paysans  ont  quitté 
les  campagnes  et  sont  venus  grossir  la  loule  des  ouvriers  de  l'in- 
dustrie ;  ils  ont,  par  leur  compétition,  fait  baisser  le  prix  des  salaires 
en  même  temps  que  leur  affluence  dans  les  villes  faisait  hausser  le 
prix  des  denrées.  Ainsi  le  peuple  tout  entier  est  atteint,  et  il  souffrira 
tant  que  la  question  de  la  terre  ne  sera  pas  résolue. 

Comment  la  résoudre?  En  écrasant  le  landlorcUsm,  comme  le 
veut  M.  George,  le  grand  socialiste  américain,  d'un  impôt  supérieur 
au  revenu?  Ou  en  décrétant  une  brutale  confiscation,  comme  le  con- 
seillent des  théoriciens  encore  moins  scrupuleux?  Les  adversaires 
de  M.  Chamberlain  auraient  bien  désiré  laire  croire  qu'il  inclinait 
vers  ces  moyens  violens.  Mais  il  ne  se  lassait  point  de  leur  donner 
des  démentis  :  «  Je  ne  suis  pas  un  communiste,  quoique  certaines 
gens  le  prétendent.  »  Et  encore  :  «  On  parle  de  confiscation,  de 
pillage!  c'est  de  la  poussière  qu'on  soulève  pour  empêcher  les  gens 
de  voir  clair.  Ceux  qui  me  discutent  avec  de  telles  expressions  sont 
trop  prévenus  pour  me  lire  ou  trop  stupides  pour  me  comprendre.  » 
U  ne  veut  pas  de  la  confiscation  u  parce  qu'elle  détrumdt  le  désir 
d'acquérir  »  et  «  la  sécurité  attachée  à  la  propriété.  »  Que  veut-il 
donc?  Simplement  ceci  :  donner  aux  assemblées  locales,  existantes 
ou  à  créer,  les  pouvoirs  nécessaires  pour  racheter,  sur  expertise, 
des  terres  qui  seront  distribuées  aux  cultivateurs  et  dont  ils  devien- 


416  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dront  propriétaires  par  le  paiement  d'un  certain  nombre  d'an- 
nuités. Ce  plan  est-il  financièrement  impraticable,  ainsi  que  lord 
Randolpli  Churchill  essayait  de  le  démontrer  aux  électeurs  de  Nor- 
wich  dans  un  discours  resté  célèbre?  Je  ne  risquerai  point  d'opi- 
nion sur  ce  point,  je  ferai  seulement  remarquer  que,  dans  la  pen- 
sée de  M.  Chamberlain,  de  M.  Gollings  et  de  leurs  amis,  il  ne  s'agit 
point  d'un  vaste  système  qui  entrerait  en  application  partout,  le 
même  jour  et  à  la  même  heure,  mais  d'une  expérience  facultative, 
que  les  assemblées  locales  tenteraient  à  leur  moment,  après  avoir 
consulté  les  circonstances  et  les  ressources,  et  dont  elles  seraient 
libres  de  limiter  ou  d'étendre  le  champ  à  leur  discrétion.  Pris  en  lui- 
même,  ce  plan  a-t-il  rien  d'effrayant  pour  nous,  Français  ?  iN'est-il  pas 
le  contraire  du  sociaUsme  que  nous  redoutons  ?  Ne  tend-il  pas  à  l'ins- 
titution d'une  démocratie  de  paysans-propriétaires,  semblable  à  la 
nôtre  ?  M.  Chamberlain  ne  serait-il  pas  le  premier  à  reconnaître  que 
l'utopie  des  «  trois  acres  et  une  vache,  »  caressée  par  les  radicaux 
anglais,  est,  en  France,  une  belle  et  bonne réahté,  et  que,  là  où  le 
paysan  possède  le  sol  nécessaire  à  sa  subsistance,  —  à  part  la 
vieille  querelle  du  capital  et  du  travail,  —  il  n'y  a  pas  de  question 
sociale  ?  f 


lY. 


En  juin  1885,  le  ministère  tombait,  mis  en  minorité  dans  la  dis- 
cussion du  budget,  à  propos  des  droits  sur  la  bière.  Décidément  la 
bière  était  une  auxiliaire  inestimable  pour  les  tories.  Elle  avait  ra- 
mené Disraeli  en  187A  ;  elle  donnait,  en  1885,  le  pouvoir  à  lord 
Salisbury.  Cependant  le  pays  ne  paraissait  pas  lassé  des  libéraux, 
ni  même  des  radicaux.  Une  campagne  vigoureuse  s'engagea  et  se 
poursuivit  pendant  tout  l'automne  ;  M.  Chamberlain  y  grandit  en  in- 
fluence et  en  talent.  Une  circonstance  le  servait,  sans  qu'il  l'eût  dé- 
sirée et,  j'oserai  dire,  malgré  lui.  Le  seul  homme  qui,  dans  le  parti 
radical,  eût  partagé  avec  lui  l'attention  publique  et  dont  la  notoriété 
balançait  la  sienne,  sii'  Charles  Dilke,  venait  de  quitter  momenta- 
nément la  vie  publique  à  la  suite  d'un  de  ces  procès  ridicules  où 
l'on  voit  la  justice  anglaise,  tout  emperruquée,  coller  son  œil  au 
trou  des  serrures  et  compulser,  avec  un  grave  et  sournois  plaisir, 
le  linge  sale  des  hôtels  garnis.  Les  naufrageurs  pouvaient  se  carrer 
impunément  sur  les  banquettes  parlementaires;  Westminster 
ne  devait  plus  donner  asile  à  un  homme  convaincu  d'avoir  eu  pour 
maîtresse  une  courtisane  mariée.  La  démocratie  anglaise  perdit  un 
serviteur  émincnt,  la  France  son  meilleur  ami  au-delà  du  détroit. 


I 


JOSEPH    CHAMBERLAIN'.  M7 

Resté  seul  sm*  la  brèche,  M.  Chamberlain  montra  une  miatigable 
énergie.  Son  attitude  était,  comme  toujours,  nette  et  franche.  Son 
programme  ne  s'opposait  pas  au  programme  de  M.  Gladstone,  il  s'y 
ajoutait  pour  le  compléter  et  pour  l'accentuer.  L'un  était  un  mi- 
nimum de  réformes  nécessaires,  l'autre  un  maximum  de  réformes 
possibles.  On  devait  passer  et  on  passerait  par  le  premier  pour  ar- 
river au  second,  mais  on  serait  contraint  d'y  venir,  et  plus  vite 
qu'on  ne  pensait.  En  roule,  il  y  aurait  à  vaincre  de  grandes  difh- 
cultés.  «  Mais  à  quoi  servent  les  gouvernemens,  si  ce  n'est  à  sur- 
monter les  difficultés?  »  Au  surplus,  si  les  libéraux  triomphaient, 
et  si  son  programme  n'était  pas  accepté,  il  ne  serait  pas  ministre. 
Dans  ce  cas,  il  prêterait  loyalement  son  concours  au  cabinet  pour 
l'exécution  du  programme  restreint.  Ce  qu'il  ne  pouvait  admettre, 
c'est  qu'on  niât  l'existence  d'un  problème  à  résoudre,  d'un  mal  à 
guérir,  d'une  catastrophe  à  conjurer.  «  Les  moyens  que  je  propose 
sont  insuffisans,  j'en  ai  le  triste  sentiment.  Ils  sont  peut-être  illu- 
soires. Qu'on  m'en  suggère  de  meilleurs  :  je  les  accepterai  avec 
joie.  Mais  je  proteste  contre  l'égoïste  apalliie  qui  refuse  de  voir  la 
misère  fourmiller  sous  notre  opulence  et  se  contente  de  marmotter 
des  platitudes  sur  les  lois  éternelles,  l'identité  des  causes  et  l'ap- 
propriation des  moyens  aux  fins.  » 

On  se  souvient  que  les  libéraux  obtinrent  sur  leurs  adversaires 
une  majorité  considérable.  M.  Chamberlain  reprit  sa  place  dans  le 
ministère.  En  d'autres  temps,  ce  portefeuille  offert  et  accepté  eût 
équivalu  à  l'endossement  ou,  tout  au  moins,  à  la  prise  en  considé- 
ration des  réformes  radicales.  Mais,  en  ce  moment,  la  question  ir- 
landaise occupait  toutes  les  pensées  du  gouvernement  aussi  bien 
que  celles  de  l'opposition.  Tout  s'effaçait  devant  elle,  au  grand  dé- 
plaisir de  M.  Chamberlain,  qui  en  voyait  la  solution  dans  un  en- 
semble de  mesures  communes  à  l'île  sœur,  à  l'Angleterre  propre,  à 
l'Ecosse  et  au  pays  de  Galles.  Très  peu  de  temps  après  son  entrée 
aux  affaires  et  après  l'ouverture  de  la  session,  M.  Gladstone  pro- 
posait au  parlement  deux  lois,  l'une  politique  et  administrative, 
l'autre  financière.  La  première  rétablissait  le  parlement  de  Dublin, 
supprimé,  en  1800,  par  l'acte  d'union.  La  seconde  rachetait  la  terre 
à  ses  propriétaires  anglais  pour  la  rendre  aux  Irlandais.  Opéra- 
tion gigantesque  qui  ne  comportait  pas,  d'après  les  calculs  les  plus 
modérés,  un  capital  inférieur  à  trois  milliards  de  francs.  La  somme 
devait  sortir  tout  d'abord  des  poches  du  contribuable  anglais,  mais 
le  remboursement  en  était  garanti  par  certains  revenus  du  lutur 
gouvernement  irlandais.  L'Irlande  allait  vivre  de  sa  vie  propre, 
puisque  ses  représentans  étaient  désormais  exclus  de  ^Vcstminstcr. 
lOME  xcvi.  —  1889.  27 


ils  REVUE   DES    DEUX   MODES. 

Néanmoins,  elle  ne  devenait  pas  une  nation,  puis(ju'ellc  n'aurait 
d'autre  politique  cxfciieure,  d'autre  armée,  d'autre  marine  que 
celle  de  la  Grande-Bretagne.  Les  deux  lois,  dans  la  pensée  de 
M.  Gladstone,  étaient  connexes.  Soit  amour-propre  d'auteur,  soit 
bizarre  logique  et  entêtement  de  vieillard,  soit  engagemens  pris  en- 
vers un  inspirateur  occulte,  le  premier  ministre  ne  permettait  pas 
la  disjonction  des  deux  mesures.  Il  fallait  les  accepter  ou  les  re- 
jeter en  bloc. 

Quelques  jours  après,  M.  Chamberlain  quittait  le  ministère  et 
suivait  le  marquis  de  Ilartington  dans  son  schisme.  Scission  mémo- 
rable, moins  dramatique  dans  ses  circonstances  extérieures  que  la 
séparation  de  Fox  et  de  Burke  (  M.  Chamberlain  n'est  ni  un  homme 
d'effusion,  de  premier  mouvement,  comme  Charles-James  Fox,  ni 
un  tragédien  parlementaire  comme  Burke);  mais  qui  aura  peut-être 
plus  d'importance  dans  l'histoire.  La  démarche  avait  lieu  de  sur- 
prendre. Passe  pour  lord  Hartington.  Ce  grand  seigneur  semblait 
un  peu  dépaysé  au  milieu  du  parti  libéral,  depuis  que  ce  parti,  au- 
quel l'attachent  des  traditions  de  famille  plutôt  que  des  goûts  per- 
sonnels, est  devenu  le  représentant  de  la  bourgeoisie  et  du  peuple. 
Un  vieux  whig,  d'ailleurs,  n'est-il  pas  plus  conservateur  qu'un 
jeune  tory?  Mais  M.  Chamberlain,  le  radical,  le  socialiste,  l'homme 
de  l'impôt  progressif  et  de  la  loi  agraire,  quel  bond  invraisem- 
blable lui  faudrait-il  faire,  par-dessus  tout  le  parti  libéral,  pour 
rejoindre  la  queue  de  lord  Salisbury,  de  ce  lord  Salisbury,  dont, 
hier  encore,  il  dénonçait  amèrement  «  l'ignorance,  la  présomp- 
tion, la  jaunisse  politique!  »  «  Renégat!  »  criaient  les  uns.  «Mala- 
droit! »  murmuraient  les  autres.  «  Vous  avez  tué  votre  avenir  poli- 
tique, lui  disaient  ses  amis,  vous  vous  suicidez.  » 

M.  Chamberlain  n'était  ni  un  maladroit,  ni  un  renégat.  11  y  a, 
dans  les  existences  d'hommes  d'état,  une  crise  d'action,  compa- 
rable à  la  crise  des  croyances  chez  le  penseur.  C'est  .l'heure  décisive, 
ou,  comme  disent  les  Anglais,  le  point  tournmit  de  leur  vie.  S'ils 
aiguillent  mal,  la  collision  ou  le  déraillement  ne  sont  pas  loin. 
C'est  le  moment  de  les  étudier,  de  regarder  leur  âme  au  micro- 
scope. Les  uns  réfléchissent  longuement,  les  autres  se  fient  à  leur 
instinct.  Pour  les  premiers,  c'est  une  agonie  d'incertitude  dont  ils 
s'efforcent  de  nous  dérober  le  spectacle.  Les  autres  vont  droit  leur 
chemin,  avec  une  sorte  d'innocence,  —  si  le  mot  peut  s'appliquer 
à  un  homme  politique  ;  —  on  dirait  qu'ils  n'ont  pas  vu  le  danger, 
le  doute,  les  deux  routes  ouvertes.  Et  pourtant,  du  parti  qu'ils 
prennent,  dépend  leur  sort,  souvent  le  nôtre.  Du  second  rang  ils 
passeront  au  premier  ou  redescendront  au  troisième,  et  pour  ja- 
mais. Deux  popularités  restèrent  debout,  en  France,  après  la  fatale 


JUSEPH    (.UA.MBEP.LAIX.  419- 

guerre  de  1870  :  Thiers  et  Gambetta.  Thiers,  parce  qu'il  avait, 
seul  et  contre  tous,  condamné  cette  guerre;  Gambetta,  parce  que, 
follement,  mais  patriotiquement,  il  avait  voulu  la  continuer  jusqu'à 
la  mort.  Chacun,  dans  sa  crise,  avait  vu  le  rôle  à  jouer,  bien 
qu'en  sens  contraire.  Chamberlain  eut,  au  printemps  de  1886, 
une  vision  de  ce  genre;  non-seulement  il  désarma  les  méfiances,^ 
mais  il  attira  vers  le  radicalisme  un  immense  courant  de  sym- 
pathie en  montrant  qu'il  était  plus  anglais  que  le  vieux  libéra- 
lisme. Cette  manœuvre,  ou  cette  inspiration,  allait  mettre  la  poli- 
tique du  pays   entre   ses  mains. 

D'abord,  il  protestait  contre  la  solidarité  arbitraire,  établie  entre 
les  deux  mesures.  Tune  politique,  l'autre  fiscale.  «  Mon  opposition 
au  kome-rule  n'est  que  relative  et  conditionnelle  ;  mon  opposition 
au  land  bill  est  absolue.  »  il  ne  veut  point  faire  d'un  seul  coup, 
en  Irlande  et  au  profit  du  paysan  irlandais,  avec  l'argent  du  contri- 
buable britannique,  l'expérience  qu'on  ne  lui  permet  pas  de  tenter 
on  Anglete'Te,  isolément,  graduellement,  prudemment,  en  laveur 
de  ses  propres  compatriotes,  les  cultivateurs  anglais.  Sur  quoi  donc 
est  garanti  le  remboursement  de  cette  dette  de  trois  milliards  ?  Sur 
le  lutur  budget  irlandais?  Mais  l'Irlande  devra  suffire  d'abord  à 
l'entretien  de  son  gouvernement  et  de  sa  police,  au  paiement  de  sa 
part  proportionnelle  dans  les  dépenses  militaires  et  navales  et  dans 
l'amortissement  des  emprunts  d'état.  En  somme,  le  remboursement 
est  gagé  sur  le  loyer  de  cette  terre  qui  ne  paie  plus,  qui  ne  peut 
plus  et  ne  veut  plus  payer  de  revenu.  C'est  un  prêt  de  trois  mil- 
liards sur  troisième  ou  quatrième  hypothèque  lait  à  une  nation 
étrangère,  car  c'est  là  ce  que  veut  être,  ce  que  va  devenir  l'Irlande. 
Les  irlandais  ne  cachent  point  leur  rêve  :  ils  ne  se  reposeront  que 
quand  ils  auront  obtenu  la  séparation  pure  et  simple,  rompu  le  der- 
nier Uen  qui  rattache  l'une  à  l'autre  les  deux  îles.  Ainsi,  pour  ob- 
tenir son  indépendance,  l'Irlande  cessera  d'être  co-proprietaire  de 
l'empire  britannique,  mais  prononce-t-on  la  dissolution  dune  telle 
société?  Liquide-t-on  un  empire  qui  compte  plus  de  deux  cents 
millions  de  sujets  et  qui  est  l'œuvre  des  siècles?  Qui  rendra  à  l'Ir- 
lande sa  part  des  sacriiices  accompHs,  du  sang  versé  sur  les  champs 
de  bataille,  de  la  gloiie  conquise  en  commun? 

Telles  étaient,  en  substance,  les  critiques  de  M.  Chamberlain. 
Cependant  il  ne  niait  pas  la  nécessité  d'un  grand  ellbrt  pour 
résoudre  lu  (question  irlandaise.  JN'avait-il  pas  déiini  le  gouverne- 
ment de  l'Irlande  par  l'Angleterre  «  un  système  fonde  sur  chiquante 
mille  baïonnettes,  le  système  de  centralisation  bureaucratique  avec 
lequel  la  Russie  gouverne  la  Pologne,  avec  lequel  l'Autriche  gou- 
vernait \enise?  »  iN'avait-il  pas  ajoute  :   «  Ln  Irlandais  ne  peut,  à 


I 


/l20  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'heure  actuelle,  faire  un  pas,  lever  le  doigt  pour  s'occuper  des 
choses  de  la  paroisse,  de  la  ville,  de  l'école,  sans  se  heurter  à  un 
fonctionnaire  étranger,  choisi  par  le  gouvernement  et  sans  l'ombre 
d'autorité  représentative?  »  iN 'est-ce  pas  encore  lui  qui  avait  dit  : 
«  11  est  temps  d'en  finir  avec  cette  absurdité  irritante  qui  s'appelle 
le  château  de  Dublin  ?  » 

Oui,  il  avait  dit  tout  cela  et  le  pensait  encore.  On  lui  offrait  le 
choix  entre  l'Irlande  entièrement  livrée  à  elle-même  et  l'Irlande 
conduite  au  bâton.  Il  repoussait  ces  deux  systèmes.  La  force,  il  la 
détestait  :  /  hâte  coercion.  Que  proposait-il  ?  D'accorder  à  la 
patrie  de  Grattan  non  le  home-ride  de  Parnell,  mais  le  home-nile 
d'Isaac  Butt  ;  de  lui  assurer  une  large  part  de  libertés  locales  qui 
mettraient  l'Irlande  hors  de  la  portée  des  tracasseries  britanniquas 
et  ruister  à  l'abri  delà  tyrannie  irlandaise  ;  de  donner  à  ces  deux 
moitiés  inégales  de  l'île  sœur  des  parlemens  provinciaux,  au-dessus 
desquels  s'élèverait,  dans  son  majestueux  isolement  et  dans  sa  sou- 
veraineté indiscutable,  le  parlement  impérial  de  AYestminster,  à 
peu  près  comme  le  parlement  central  d'Ottawa  s'élève  au-dessus 
des  assemblées  particulières  et  subordonnées  qui  forment  la  fédé- 
ration du  Dominion. 

Cette  suggestion  ne  fut  pas  discutée,  ni  même  sérieusement 
écoutée.  L'été  se  passa  en  discussions  presque  ridicules  entre 
M.  Gladstone  et  les  libéraux  dissidens.  La  premier  ministre  fit  des 
concessions  partielles  qui  rendaient  sa  loi  encore  plus  boiteuse  et 
illogique.  Il  proposa  de  soumettre  l'Irlande  à  la  douane  et  à  l'excise 
anglaises,  en  sorte  qu'elle  devrait  obéir  à  des  lois  sans  les  avoir 
votées,  payer  des  impôts  qu'elle  n'aurait  point  consentis.  C'était  la 
violation  du  principe  primordial  de  la  constitution  anglaise,  et  c'est 
d'une  violation  analogue,  —  le  souvenir  était  de  fâcheux  augure, 
—  qu'était  sortie  l'indépendance  des  États-Unis  d'Amérique.  Pour 
donner  une  demi-satisfaction  à  ses  critiques,  M.  Gladstone  imagi- 
nait des  députés  irlandais  qui  paraissaient  et  disparaissaient  à 
Westminster  suivant  les  questions  en  jeu,  entrant  et  sortant  comme 
les  jeunes  filles  qu'on  envoie  chercher  une  broderie  oubliée  sur  un 
banc  du  jardin  lorsqu'on  se  prépare  à  raconter  une  histoire  sca- 
breuse. C'était  là  ce  que  M.  Thicrs  a  appelé  des  chinoiseries.  Les 
énoncer,  c'est  les  condamner  sans  appel. 

On  proposa  plusieurs  transactions  :  toutes  furent  acceptées  de 
M.  Chamberlain  et  rejetées  par  M.  Gladstone.  On  sait  ce  qui  s'en- 
suivit. La  loi  fut  repoussée  et  les  conservateurs  rentrèrent  au  pou- 
voir, appuyés  sur  le  nouveau  parti  unioniste,  formé  des  amis  de 
lord  Ilartington  et  des  amis  de  M.  Chamberlain.    " 

Le  pays,  par  les  élections  de  juin-juillet  1886,  s'était  prononcé 


JOSEPH    CHAMBERLAIX.  421 

contre  le  «  grand  vieillard,  »  et  la  parole  de  M.  Chamberlain  avait 
contribué,  dans  une  large  mesure,  à  ce  résultat.  Son  talent  ora- 
toire était  à  l'apogée.  Jamais  il  n'avait  été  plus  maître  de  lui-même, 
plus  lucide,  plus  animé  et  plus  calme  tout  à  la  fois.  Jl  était  si  sûr 
d'avoir  raison  que  le  sourire  ne  quittait  plus  ses  lèvres  :  il  avait  la 
gaîté  de  la  force.  Ses  discours  de  ce  temps  sont  ponctués  par  de 
grands  rires  mêlés  d'applaudissemens.    Non-seulement    il   avait 
appris  à  supporter  les  interruptions,  mais  il  s'en  servait,  il  les  pro- 
voquait. Dans  le  parlement,  vers  la  fin  de  son  discours  contre  le 
bill  du  home-rule,  il  trouve  moyen  de  rappeler  que  M.  Gladstone, 
en  1862,  a  prédit  la  séparation  des  États-Unis  en  deux  nations  dis- 
tinctes. Un  Itear  !  hear!  sonore  du  premier  ministre  fait  connaître 
qu'il  admet  l'exactitude  historique  de  ce  souvenir,    a  Hé  bien  ! 
crie  M.  Chamberlain,  qui  vous  dit  qu'il  ne  se  trompe  pas  aujour- 
d'hui en  prédisant  que  l'Angleterre  et  l'Irlande  resteront  unies?  » 
Est-ce  que  cette  interrogation  AÏctorieuse  ne  vaut  pas  le  fameux  : 
'A/.o'j£i;    à    ")iyou'ji ,    de  Démosthène  à  Eschine  ?  Un  autre  jour,  il 
place  devant  ses  collègues  d'Irlande  la  déclaration  faite  par  l'un 
d'eux  en  Amérique,  il  les  somme  de  dire  si  ce  député  a  traduit  leur 
pensée  en  affirmant  qu'ils  ne  voulaient  rien  de  moins  qu'une  sépa- 
ration totale,  définitive,  absolue.  Et  voilà  que  ces  hommes,  si  ardens 
à  l'interrompre,  deviennent  silencieux.  «  Pourquoi  ne  parlez-vous 
pas?  »  demande  M.  Chamberlain  de  sa  voix  la  plus  pressante,  la 
plus  impérieuse,  et  la  Chambre  salue  de  ses  acclamations  enthou- 
siastes ce  silence  qui  vaut  un  aveu.  Hors  du  parlement,  l'orateur 
ose  plus  encore.  Il  saisit  un  adversaire  qui  a  lancé  un  mot  agressif, 
joue  avec  lui,  le  pousse,  le  harcèle  et  le  laisse  ahuri,  risible,  écrasé 
d'un  dernier  coup  :  «  Allez  apprendre  votre  histoire  :  vous  en  avez 
besoin.  »  Ce  puissant  maître  des  foules  ne  craint  pas  d'employer 
l'interrogation  socratique  avec  un  auditoire  de  quatre  mille  per- 
sonnes. 11  dialogue  avec  le  peuple  et  le  questionne  :  «  Le  bill  est-il 
encore  vivant?  —  Oui...  Non.  —  Vous  avez  raison  de  dire  oui  et 
raison  de  dire  non.  Le  bill  n'est  ni  vivant  ni  mort.  Si  nous  disons 
qu'il  est  encore  vivant,  les  gladstoniens  sont  indignés,  et  ils  entrent 
en  fureur  si  nous  disons  qu'il  est  déjà  mort.  »  Dans  une  autre  réu- 
nion,, il  se  lélicite  d'avoir  été  interrompu.  Il  va  jusqu'à  dire  :  «  S'il 
y  a  quelque  chose  que  vous  ne  compreniez  pas,  arrêtez-moi.  »  C'est 
là  un  mot  de  professeur,  et,  en  elï'et,  M.  Chamberlain,  l'homme 
aux  paradoxes  sociaux,  s'est  trouvé,  finalement,  n'être  qu'un  pro- 
fesseur de  bon  sens  politique. 

Tout  espoir  de  réunion  n'était  pas  perdu.  Les  conférences  dites 
de  la  Table  ronde  commencèrent  à  la  fin  de  1886  et  se  prolongèrent 
dans  l'hiver  de  1887.  L'ultimatum  des  unionistes,  formulé  par 


'" 


h'2'2  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


lord  llartinglon,  contenait  les  quatre  articles  suivans  :  «  1°  la  pre 
sence  des  députés  irlandais  à  Westminster;  2"  la  suprématie  du 
parlement  impérial  maintenue;  3-' l'indépendance  de  1" Lister  garan- 
tie ;  h"  l'ordre  et  le  respect  de  la  loi  assurés  en  Irlande.  Les  conié- 
rences  n'aboutirent  pas.  Pourquoi?  M.  Morley  explique  cet  échec 
par  quelques  mots  amers  échappés  à  M.  Chamberlain  dans  un 
article  de  revue.  M.  Chamberlain  attribue  la  rupture  des  négocia- 
tions à  un  veto  de  .M.  Parnell.  La  vérité  est  que,  de  part  et  d'autre, 
la  défiance  croissait  chaque  jour,  et,  malgré  la  rondeur  de  la  table, 
la  ligne  de  démarcation  était  de  plus  en  plus  nette  entre  les  deux 
pai'tis.  Les  déclamations  passionnées  de  x^L  Redmond  à  Chicago, 
surtout  le  fameux  plan  de  campagne  de  M.  Dillon  (ce  nom  porte 
malheur)  et  les  excès  qui  en  furent  la  suite,  avaient  achevé  d'ouvrh' 
les  veux  à  M.  Chamberlain  et  à  ses  amis. 

Au  printemps  de  1887,  il  annonça  le  désir  de  visiter  le  nord  de 
l'Ecosse  et  les  îles  voisines.  Aussitôt  des  lettres  menaçantes  lui 
parvinrent.  L'un  de  ces  correspondans  lui  promettait,  s'il  mettait 
le  pied  dans  l'île  de  Skyc,  «  qu'une  royale  volée  d'œufs  pourris 
y  saluerait  son  débarquement.  »  L'n  autre,  plus  exalté,  jurait  que 
l'apostat  ne  sortirait  pas  vivant  du  territoire  écossais.  M.  Cham- 
berlain vint,  n'essuya  aucun  outrage,  ne  courut  aucun  péril  et  ne 
se  vit  olFrir  que  des  œufs  frais.  11  étudia  sur  place  et  par  lui-même 
la  question  des  cro fiers  et  parla  aux  libéraux  de  Glascow  de  façon  à 
leur  faire  entendi-e  que  le  véritable  Chamberlain  existait  encore  et 
n'avait  pas  abdiqué  ses  théories.  Jl  leur  donnait  encore  quelque 
vague  espoir  de  réconciliation.  iUen  de  semblable  dans  ses  discom'S 
d'automne,  lorsqu'il  parcourut  en  triomphe  T Lister. 

Vers  ce  moment,  il  acceptait  de  lord  Salisbury  la  mission  d'aller, 
en  qualité  de  commissaire  spécial,  régler  la  question,  loujom's  pen- 
dante, des  pêcheries  du  Canada.  «Il  fuit  la  lutte,  crièrent  ses 
anciens  partisans,  devenus  ses  adversaires  ;  il  n'oserait  se  montrer 
à  Birmingham  !  »  Dès  le  lendemain,  il  paraissait  devant  ses  élec- 
teurs, le  iront  haut,  et  obligeait  les  membres  du  fameux  Cuucns 
radical  à  saluer  d'un  grognement  le  nom  de  Gladstone,  à  applaudii' 
des  paroles  courtoises  et  modérées  aur  lord  Salisbury. 

Si  le  (I  cousin  Jonathan  »  n'est  pas  très  expert  à  caresser  et  à 
flatter,  il  faut  convenir  que  ses  lilles  et  ses  sœurs  s'en  acquittent  à 
souhait  pour  lui.  La  haute  société  de  Washington  choya  M.  Cham- 
berlain de  mille  laçons.  Entre  temps,  il  négociait  avec  Al.  Ba\ard 
un  traite  dont  il  annonça  la  conclusion  à  lord  Salisbury  avec  la 
salislaciion  naturelle  à  un  diplomate  débutant.  Dans  un  banquet 
de  trois  mille  couverts,  ollèrt  parla  Société  dos  Fils  de  Saint-George, 
il   caractérisa  complaisamment  son  œuvre.   C'était  mieux  qu'une 


JOSEPH    CHAMCERLAIX. 


/I-23 


convention  de  pêche,  c'était  un  traité  d'alliance  et  d'amitié  entre  la 
Grande-l'retagne  et  la  «  plus  grande  »  Bretagne,  un  véritable  pacte 
de  famille  entre  la  fille  et  la  mère,  il  serait  cruel  de  rappeler  ce  qui 
advint  du  traité  Bayard-Chamberlain.  Une  seule  union  devait  résul- 
ter de  ce  voyage  diplomatico-sentimental  :  celle  du  grand  orateur, 
veuf  depuis  quelques  années,  avec  miss  Endicott,  fille  du  secrétaire 
d'état  de  la  guerre,  la  grâce  et  le  charme  des  salons  de  Washington. 

jN'est-il  pas  singulier,  et  même  significatif,  que  lord  Randolph 
Churchill  et  M.  Chamberlain  aient  épousé  tous  deux  des  Améri- 
caines? Les  milieux  d'origine  sont,  d'ailleurs,  tout  diiïérens. 
Miss  Jérôme  est  la  fille  d'un  spéculateur  de  New-York.  Miss  Endi- 
cott descend  d'une  longue  lignée  de  colons  puritains.  On  sait  qu'il 
y  a  une  sorte  d'aristocratie  aux  États-Cnis  :  elle  consiste  à  pouvoir 
revendiquer  un  ancêtre  sur  la  Mayfloiver  qui  amena,  en  1628,  sur 
les  dunes  du  xMassachusetts,  une  élite  immortelle  de  proscrits. 
J'ignore  si  miss  Endicott  avait  un  ascendant  direct  sur  le  bienheu- 
reux  bateau.  Mais  elle  se  rattache  par  une  filiation  certaine  à  cette 
forte  race  qui  peupla  le  rivage  oriental  de  l'Amérique  et  fut,  cent 
cinquante  ans  plus  tard,  le  plus  énergique  agent  de  son  émanci- 
pation. 

Le  mariage  fut  célébré  le  15  novembre  1888,  M.  Chamberlain 
ramena  sa  femme  en  Angleterre.  Birmingham  la  reçut  comme  une 
jeune  reine  ;  après  quoi,  elle  parcourut  l'Ecosse  au  bras  de  son 
mari,  au  milieu  des  hurrahs,  prenant  avec  un  sourire  les  bou- 
quets que  lui  apportaient  les  jeunes  filles,  tandis  que  M.  Cham- 
berlain remerciait  en  quelques  mots  sobres  et  graves.  Ainsi,  de 
meeting  en  meeting,  d'ovation  en  ovation,  le  tribun  promena  sa 
lune  de  miel.  Ce  fut  pour  lui,  sans  doute,  une  heure  très  douce, 
une  joie  profonde  de  pouvoir  montrer  à  la  femme  aimée  combien  il 
était  grand  dans  son  pays  et  de  lui  offrir  ces  fêtes  de  la  popularité 
que  les  empereurs  et  les  rois  ne  connaissent  plus. 


V. 


Au  printemps  précédent,  M.  Chamberlain  était  revenu  en  Europe 
pour  assister  à  un  curieux  spectacle  :  la  mise  en  pratique  de  ses 
propres  idées  par  le  parti  qu'il  avait  combattu  toute  sa  vie.  Puisque 
M.  Parnell  était  devenu  le  mentor  de  M.  Gladstone,  pourquoi  donc 
M.  Chamberlain  n'aurait-il  pas  été  l'inspirateur  de  lord  Salisbury? 

Ce  n'était  pas  là,  —  qu'on  le  comprenne  bien  en  France,  —  une 
de  ces  coalitions  honteuses  qui  se  nouent  sans  scrupule  à  la  veille 


hlh  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

du  conibal  et  se  dénouent,  sans  vergogne,  au  lendemain  de  la 
défaite.  Dans  nos  parlemens  Irançais,  on  a  vu  de  petits  groupes, 
formés  de  politiciens  douteux  qui  louvoyaient  sur  les  confins  de 
tous  les  partis,  vendre  leurs  votes  au  moment  décisif  et  devenir,] 
pour  quelques  heures,  les  arbitres  de  la  politique.  Vous  les  recon- 
naîtrez à  ce  signe,  qu'ils  se  disputent  des  places  au  lieu  de  négocier 
pour  des  principes.  Ici,  rien  de  semblable.  L'appoint  des  quarante 
ou  cinquante  voix  que  M.  Chamberlain  apportait  en  dot  au  parti 
tory  était  précieux  sans  doute,  mais  non  indispensable.  Ce  qu'on 
voulait  surtout  de  lui,  et  ce  qu'il  pouvait  prêter  sans  bassesse, 
c'était  son  nom,  son  éloquence,  sa  puissance  populaire,  seule  |ca- 
pablc  de  balancer  celle  de  Gladstone  auprès  des  masses  libérales  ; 
c'était  enfin  son  programme  de  réformes,  plus  social  que  politique, 
et  compatible,  par  conséquent,  avec  le  vieux  credo  conservateur. 
L'emprunt  n'était  ni  illogique,  ni  immoral  ;  ce  n'était  même  pas 
une  nouveauté.  Deux  fois  déjà,  dans  ce  siècle,  le  parti  tory  s'est 
retrempé  et  rajeuni  par  ces  transfusions  de  principes.  Salisbury  ne 
faisait  que  suivre  l'exemple  de  Robert  Peel  et  de  Beaconsfield.  Mais 
c'est  à  Randolph  Churchill  que  revient  l'honneur,  —  car  c'en  est 
un  !  ■ —  d'avoir  préparé  cette  brillante  évolution. 

Dès  1885,  M.  Chamberlain  l'avait  prévue  et  prédite.  Il  s'écriait  : 
((  Voilà  les  tories  au  ministère  et  les  radicaux  au  pouvoir  !  »  Les 
conservateurs,  n'ayant  pas  de  programme,  devaient  fatalement 
prendre  celui  de  Birmingham  :  «  Ils  m'ont  volé  ma  politique, 
disait-il  gaîment  à  ses  électeurs;  me  voici  nu  et  dépouille,  jusqu'à 
ce  que  j'en  invente  une  autre...  qu'ils  me  voleront  encore!  »  Il 
disait  dans  une  autre  circonstance  :  «  Jusqu'où  iront-ils?  Si  je  de- 
mande la  séparation  de  l'église  et  de  l'état,  l'abolition  de  la  pairie 
héréditaire, la  laïcité  des  écoles, me  les  donneront-ils?  L'autre  jour 
un  membre  de  la  chambre  est  venu  à  moi  et  m'a  dit  :  «  Mon  cher 
ami,  faites  bien  attention  à  ce  que  vous  demanderez  :  car  si  vous 
critiquiez  les  commandcmens  de  Dieu,  Balfour  déposerait  immé- 
diatement un  bill  pour  les  supprimer.  » 

Ce  n'était  alors  qu'une  piquante  plaisanterie.  Aujourd'hui  que 
ces  paroles  traduisent  l'exacte  situation  des  choses,  M.  Chamberlain 
se  garderait  bien  de  les  prononcer.  Il  est  trop  habile  pour  se 
vanter  de  cette  dictature  impalpable  et  insaibissable.  Alais  voyons 
comment  il  l'a  exercée. 

11  n'a  pas  u  critiqué  »  les  commandcmens  de  Dieu,  comme  beau- 
coup de  ses  contemporains,  il  les  prati({ue  sans  y  croire.  Sagement 
il  laisse  imu'ir  le  problème  de  l'impôt  progressif  et  celui  de  la  sé- 
parai ion  de  l'église  et  de  l'état.  Quant  à  la  cliambre  des  lords, 
dont  il  reclamait  énergiquement  la  suppression  il  y  a  dix-huit  ans, 


JOSEPH    CHAMBERLAIN.  A25 

il  semble  avoir  pitié  de  sa  décrépitude.  Il  a  dit  un  jour  dans  le 
parlement  :  «  Je  regrette  d'avoir  à  discuter  les  idées  de  lord  Salis- 
bury  en  son  absence.  Mais  il  ne  peut  descendre  vers  moi,  et, 
quand  je  le  pourrais,  je  ne  voiidnna  pas  mon/cr  jiiupià  lui.  » 
Remarquez  ces  paroles  par  lesquelles  il  se  ferme  à  jamais  les  portes 
de  la  haute  assemblée.  La  vanité  d'une  jeune  femme,  tendrement 
aimée,  pourrait  le  faire  changer  d'opinion.  Mais  non,  au  plaisir  de 
timbrer  ses  lettres  d'un  tortil  de  baronne  ou  d'une  couronne  com- 
tale,  xAP'  Chamberlain  ne  sacrifiera  pas  le  nom  glorieux  du  parvenu 
de  Birmingham,  ni  cette  belle  lignée  d'ancêtres  puritains,  pure  de 
toute  mésalliance  patricienne,  et  qui  vaut  mieux  que  les  seize  quar- 
tiers d'une  chanoinesse  allemande. 

Ou  la  chambre  des  lords  vivra  et  prouvera  ainsi  qu'elle  méritait 
de  vivre  ;  ou  elle  s'éteindra  dans  une  pompeuse  léthargie  qui  nous 
dérobera  la  vue  de  son  agonie.  Elle  n'a  pas  eu  John  Bright;  elle 
n'aura  ni  Gladstone,  ni  Chamberlam.  La  sève  populaire,  le  sang 
jeune  et  chaud  n'arrivera  plus  à  ses  veines.  Embaumée  dans  ses 
honneurs  nominaux,  sa  rigidité  majestueuse  fera  longtemps  illusion, 
et  on  la  croira  vivante  qu'elle  aura,  depuis  bien  des  jours,  cessé  de 
res[ûrer.  Quand  on  viendra  pour  l'achever,  on  ne  trouvera  plus 
qu'un  squelette  sous  la  pourpre  et  l'hermine,  et  on  n'aura  qu'à 
lui  décerner  d'imposantes  funérailles. 

Donc  M.  Chamberlain,  laissant  de  côté  les  problèmes  irritans 
que  le  temps  se  charge  de  résoudre,  est  allé  droit  au  plus  pressé, 
à  la  constitution  des  assemblées  de  comté  et  de  district,  qui  cor- 
respondent à  nos  conseils  généraux  et  à  nos  conseils  d'arrondisse- 
ment, et  qui  centraliseront  dans  leurs  mains  les  attributions 
éparses  des  divers  corps  électifs  locaux,  en  y  joignant  des  pouvoirs 
empruntés  à  l'omnipotence  pléthorique  du  parlement.  Ces  conseils 
fonctionnent  depuis  un  an  à  peine  :  il  serait  prématiu^é  de  porter 
un  jugement  sur  leur  vitalité  et  sur  leur  avenir.  Plus  que  toutes 
les  antres,  et  en  Angleterre  plus  qu'ailleurs,  les  institutions  re- 
présentatives veulent  du  temps  pour  s'implanter,  fleurir  et  porter 
fruits.  Dans  un  quart  de  siècle,  si  nous  sommes  encore  là,  nous 
saurons  si  l'enfant  de  M.  Chamberlain  était  viable,  si  les  conseils  de 
comté  et  de  district  ont  créé  une  nouvelle  classe  de  politiciens, 
transformé  une  aristocratie  de  seigneurs  terriens  en  une  démo- 
cratie de  petits  propriétaires.  Car  c'est  à  ce  grand  rôle  que  les 
destine  .celui  qui  les  a  créés.  Tâche  bien  difficile  à  remplir  avec  un 
gouvernement  tory!  M.  Chamberlain  le  sait,  et  il  a  dit,  si  je  me 
souviens  bien,  que  «  charger  les  conservateurs  d'exécuter  la  réforme 
de  la  propriété  foncière,  c'était  donner  la  crème  à  garder  au  chat.  » 
Mais,  à  son  toiu*,  il  garde  le  chat. 


^26  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Déjà  cette  révolution  sociale  commence.  La  mise  en  pratique 
de  la  loi  sur  les  (tllotmenls,  de  M.  Jesse  Collings,  qui  est  comme 
le  préambule  des  lois  agraires  de  M.  Chamberlain,  va  être  remise 
aux  mains  des  conseils  de  district.  Les  terrains  usurpés  par  les 
particuliers  sur  les  communes  seront  repris,  divisés  en  lots,  remis 
aux  travailleurs  qui  les  occuperont  dans  une  situation  mixte  entre 
celle  des  locataires  et  celle  des  propriétaires.  L'esprit  anglais  et 
l'état  de  la  législation  permettent  ces  compromis  que  repousse 
notre  esprit  latin,  absolu  et  symétrique.  Ce  sont  des  étapes  qui  ren- 
dent plus  facile  la  marche  d'une  société,  de  l'erreur  à  la  vérité,  du 
privilège  à  la  Uberté  et  de  l'abus  au  droit. 

On  comprendra  maintenant  la  place  que  tient  M.  Chamberlain  en 
Angleterre,  surtout  si  j'ajoute  que  les  esprits  se  sont  lentement 
convertis  à  la  solution  qu'il  indiquait,  dès  le  début,  à  la  question 
irlandaise.  Que  M.  Parnell  et  ses  amis  y  consentent,  cette  question 
sera  réglée  demain.  L'Irlande  aura  son  autonomie  administrative; 
elle  sera  maîtresse  chez  elle,  sans  cesser  d'exercer  à  Westminster 
sa  part  légitime  de  souveraineté. 

Un  homme  a  singuhèrement  aidé,  qu'il  l'ait  voulu  ou  non,  au 
triomphe  des  idées  de  M.  Chamberlain,  c'est  lord  Randulph  Churchill, 
dont  j'ai  essayé  d'esquisser,  l'an  dernier,  la  curieuse  physionomie. 
Le  député  de  Birmingham,  toujours  équitable  et  courtois  envers 
son  jeune  collègue,  même  quand  celui-ci  perdait  la  mesure,  l'a 
défini  un  «  tory  démocrate,  plus  démocrate  que  tory.  »  La  situa- 
tion actuelle  disparaîtra,  chacun  reprendra  sa  place  naturelle,  son 
rôle  logique  :  ces  deux  hommes  resteront  ce  qu'ils  sont,  et,  si  Dieu 
leur  prête  vie,  alterneront  au  pouvoir  comme  ont  alterné  Disraeli 
et  Gladstone.  Et  le  pays  ne  sentira  point  cette  effroyable  secousse 
qu'éprouverait  la  France  si  le  comte  de  Mun  succédait  à  M.  Jules 
Ferry,  ou  M.  Clemenceau  à  M.  Paul  de  Cassagnac.  L'un  restaurera, 
l'autre  réformera  :  deux  manières  d'agir  qui  aboutissent  quelquclois 
au  même  résultat.  M.  Chamberlain  croit  à  la  raison  humaine  et  au 
progrès,  lord  Raudolph  Churchill  est  un  chrétien  ierme  et  déclaié. 
M.  Chamberlain  a  confiance  dans  l'efficacité  des  principes  plus  que 
dans  l'inlaillibilité  des  hommes  :  Measures,  nol  men!  Lord  lîan- 
dolph  est  plutôt  de  l'école  de  Carlyle  :  «  cherchez  l'homme  capable, 
the  able  man,  et  donnez-lui  carte  blanche!  »  Mais,  quelles  que  soient 
leurs  divergences,  apparentes  ou  réelles,  jamais  l'un  de  ces  deux 
hommes  ne  se  donnera  pour  mission  de  détruire  l'œuvre  accomj)lie 
par  l'autre. 

Que  seront-ils  pour  la  France  ?  Il  est  permis  d'espérer  eu  lord 
lÀandolph  et  il  est  logique  de  compter  sur  Chamberlain. 

L'orgueil  anglais  est  à  la  fois  une  force  et  une  faiblesse  :  vous 


I 


JOSEPH    r.HAMBERLALV. 


427 


n'en  trouverez  chez  M.  Chamberlain  que  les  côtés  admirables  et 
non  les  côtés  ridicules.  Ce  n'est  certes  pas  lui  qui  méprise 
les  étrangers  et  les  croit  indignes  d'imitation.  Il  connaît,  je 
pense,  ce  beau  passage  où  Montesquieu  nous  montre  Rome  emprun- 
tant quelque  chose  à  tous  ses  ennemis,  soit  une  arme  de  guerre, 
soit  un  outil  de  gouvernement.  Ainsi  a  fait  M..  Chamberlain  avec 
ses  amis  d'Amérique  et  de  France.  Récapitulons  tout  ce  qu'il  nous 
doit.  Sans  parler  d'emprunts  insignifians,  comme  la  loi  sur  les 
faillites,  chez  qui  a-t-il  trouvé  le  sufïrage  universel,  l'instruction 
populaire  obligatoire  et  gratuite,  l'unification  des  pouvoirs  locaux? 
Où  a-t-il  vu  ce  puissant  organisme  d'une  nation  de  paysans  pro- 
priétaires, qui  défie  la  révolution  sociale  parce  qu'elle  l'a  devancée? 
Quels  charmes  peuvent  avoir  le  caporalisme  et  le  piétisme  prus- 
siens pour  ce  grand  disciple  de  la  pensée  française,  dont  nous 
revendiquons  avec  fierté  la  sympathie?  Il  se  souvient  de  Thiers 
avec  respect  ;  il  a  salué,  d'une  phrase  émue  et  vibrante,  la  mémoire 
de  Gambetta,  dont  il  a  été  l'ami  ;  il  a  parlé  de  l' Alsace-Lorraine 
comme  en  eût  parlé  un  Français.  Peut-être,  lorsque  le  traité  de 
Francfort,  qui  nous  lie  les  mains,  ne  sera  plus  qu'un  morceau  de 
papier  historique,  est-il  réservé  à  sa  \ueillesse  de  reprendre,  avec 
nos  hommes  d'état,  l'œuvre  de  la  liberté  commerciale,  la  grande 
œuvre  de  Cobden  et  de  Napoléon  III.  Mais,  quoi  qu'il  arrive,  j'ose 
en  répondre,  Joseph  Chamberlain  ne  sera  pas  un  second  Crispi! 


Augustin  Filon. 


LE 


CONGRÈS  ANTIESCLAVAGISTE 


La  façon  dont  les  puissances  européennes  ont  procédé  au  par- 
tage d'une  grande  partie  du  continent  africain  ne  pouvait  soulever 
de  difficulté.  En  matière  d'expropriation  de  ce  genre,  il  ne  s'agit, 
pour  les  hommes  habiles  dont  un  congrès  se  compose,  que  de  bien 
s'entendre  à  l'avance  sur  ce  qui  convient  le  mieux  aux  pays  qu'ils 
ont  l'honneur  de  représenter. 

Quant  aux  expropriés,  qu'ils  le  soient  de  gré  ou  de  force,  nul 
scrupule  à  leur  sujet  ne  saurait  venir  à  l'esprit  de  personne. 

Le  sultan  do  Zanzibar,  par  exemple.  Sa  Hautesse  Saïd-Bargash,  a 
bien  murmuré  contre  le  sans-gène  avec  lequel  on  lui  a  pris  «  en 
fermage  »  des  villages  et  des  centaines  de  lieues  de  côte,  mais 
ses  plaintes  n'avaient  pas  plus  de  chance  d'être  entendues  que 
celles  d'un  malheureux  pigeon  aux  serres  d'un  vautour.  Ce  sou- 
verain a  donc  fini  par  vouloir  tout  ce  qu'on  voulait  de  lui  et  surtout 
de  ses  biens;  il  a  eu  même  l'esprit  de  se  montrer  satisfait,  d'en- 
voyer une  ambassade  en  Europe,  et  c'est  ce  qu'il  avait  de  mieux 
à  faire.  En  somme,  il  doit  s'estimer  heureux  qu'on  ne  l'ait  pas 
entièrement  dépossédé,  car  on  n'avait  pas  plus  le  droit  d'enlever 
à  IJruxelles  un  grain  de  sable  à  ses  domaines  que  de  lui  prendre 
ceux-ci  tout  à  fait. 

Une  seule  fois,  il  y  a  quelques  années,  l'opinion  publique  a  eu 
raison  d'une  entreprise  par  trop  brutale,  c'est  lorsque  l'archipel 
des  Carolines,  un  instant  dérobé,  fut  restitué,  après  arbitrage  du 
vénérable  Léon  XIII,  à  ses  légitimes  propriétaires. 


LE   CONGRÈS   ANTIESCLAVAGISTE.  /i29 

Donc  en  dehors  des  lamentations  de  Saïd-Bargash  et  des  regrets 
peu  motivés  qu'éprouve  M.  Crispi  de  nous  voir  à  Carthage,  je  ne 
sais  personne  ayant  à  se  plaindre  du  partage  qui  s'est  fait  à  Berlin 
de  l'Afrique.  Qui  donc  aurait  pu  mettre  opposition  à  la  création 
d'un  état  libre  du  Congo  par  Sa  Majesté  le  roi  des  Belges,  d'un 
autre  Congo  non  moins  libre  par  la  République  française,  et  à  l'ou- 
verture de  comptoirs  portugais ,  allemands ,  italiens  et  anglais 
sur  les  rivages  de  l'Océan-Indien,  de  l'Océan-Atlantique  et  de  la  Mer- 
Rouge?  Personne  que  je  sache  ;  ceux  qui,  comme  les  madliistes  ou 
les  Abyssins,  ont  osé  le  faire,  en  ont  été  punis  par  une  répression 
sanglante. 

Tout  le  monde  est  donc  d'accord  pour  tolérer  certains  actes  ar- 
bitraires, vu  qu'il  y  a  urgence  à  porter  la  lumière  jusque  dans  les 
profondeurs  du  continent  noir,  de  même  que  l'Angleterre  et  la 
France  se  trouvèrent  d'accord,  il  y  aura  bientôt  trente  ans,  pour 
forcer  sans  excuse  valable  les  portes  de  la  Chine  et  du  Japon;  mais 
on  est  unanime  aussi  pour  déclarer  que  de  très  grands  devoirs,  de 
très  sérieuses  obligations  s'imposent  aux  gouvernemens  ayant  fait 
acte  de  souveraineté  dans  leurs  récentes  acquisitions.  Un  engage- 
ment solennel  avait  été  pris  de  s'opposer  à  la  vente  et  aux  trans- 
ports des  esclaves,  aux  hideux  trafics  dénoncés  au  monde  chrétien 
par  des  hommes  comme  Livingstone,  Gordon,  le  commandant  Ca- 
meron,  Pinto,  Speke,  l'aventureux  Stanley,  et  par  ces  pères  blancs 
d'Afrique,  dont  le  témoignage,  selon  une  magnifique  expression  de 
Pascal,  ne  peut  être  suspect  puisqu'il  est  attesté  par  le  martyre  de 
ceux  qui  ont  témoigné.  L'a-t-on  iait?  La  traite  est-elle  morte?  Non. 
A  l'heure  où  j'écris  ces  lignes,  des  noirs,  courbés  sous  le  fouet 
et  de  lourds  fardeaux,  s'acheminent-ils  encore  vers  le  port  où  ils 
doivent  s'embarquer  pour  un  exil  éternel?  Oui,  et  par  milliers. 

De  mesquines  rivalités  entre  puissances  par  trop  industrielles, 
des  guerres  sans  merci  faites  par  des  officiers  sans  mandat 
sérieux  à  des  Arabes  qui,  en  somme,  combattent  pour  garder 
un  sol  qui  leur  appartient,  ont  mis  en  contradiction  de  solennels 
engagemens,  les  belles  théories  qui  servaient  d'excuse  aux  entre- 
prises africaines.  Que  l'on  y  prenne  garde  si  l'on  ne  veut  pas 
entendre  dire  que  l'intérêt  que  l'on  a  porté  dans  ces  derniers  temps 
aux  nègres  esclaves  n'est  qu'un  masque  sous  lequel  se  cachent  de 
tristes  compétences  et  des  rivalités  de  boutique. 

Il  est  une  politique  appelée  la  politique  de  l'extension  coloniale, 
celle  dont  avec  un  succès  non  interrompu  s'est  servie  l'Angleterre 
depuis  le  commencement  du  siècle  et  que  l'Italie,  la  France  et 
l'Allemagne  s'cflorcent  d'imiter.  De  toutes  les  politiques,  c'est  la 
moins  honnête,  s'il  en  est  une  qui  le  soit,  car  elles  ne  pèchent  toutes 


hZO  RE\TJE   DES    DEUX    MONDES, 


" 


qu'en  eau  trouble.  La  politique  coloniale  a  presque  toujours  été  tIc- 
torieuse  au-delà  des  mers,  parce  que,  à  ses  fusils  ta  tir  rapide,  aux 
yaisseaux  cuirassés  qu'elle  a  à  son  service,  il  ne  lui  a  été  opposé 
que  des  flèches  et  des  lances,  des  fortins  en  torchis  et  couverts  de 
paille  comme  ceux  que  l'exposition  nous  a  montrés.  Son  excuse  est 
en  ce  qu'elle  obéit  et  cède  inconsciemment  à  cette  loi  inéluctable, 
mystérieuse,  qui  veut  que  la  lumière  triomphe  des  ténèbres,  la 
civilisation  de  la  liarbarie. 

Que  cette  politique  réussisse  à  supprimer  en  Afrique  les  marchés 
à  esclaves,  qu'elle  en  fasse  disparaître  la  vente,  l'achat  et  le  trans- 
port, et  alors  il  lui  sera  beaucoup  pardonné,  car  des  millions 
d'ètrcs  humains  lui  devront  la  vie  et  la  béniront  au  lieu  de  l'accu- 
ser; personne  n'osera  plus  lui  dire  ce  qui  lui  a  été  reproché  tant 
de  fois,  c'est  qu'elle  n'asservit  que  des  êtres  faibles,  inca- 
pables de  lui  résister,  et  dont  elle  n'a  eu  cure  ni  souci  dès  qu'elle 
les  a  vaincus.  Tout  pour  l'envahisseur,  rien  pour  l'indigène,  telle 
paraît  être  trop  souvent  la  devise  égoïste  des  vainqueurs. 

I. 

A  diverses  époques  très  distinctes  de  l'histoire,  deux  grands 
assauts  ont  été  donnés  à  l'esclavage ,  lequel ,  sans  aucun 
doute,  remonte  au  jour  où  la  terre  compta  jusqu'à  deux  habi- 
tans  d'inégale  force.  Dans  la  Rome  primitive,  un  fils  pouvait 
être  déjà  vendu  par  son  père  jusqu'à  trois  fois,  et,  bien  plus 
tard,  c'est-à-dire  72  ans  avant  Jésus-Christ,  si  nombreux  étaient 
les  captifs  dans  la  capitale  du  monde,  que  Spartacus,  qui  les 
commandait,  ne  craignit  pas  de  se  mesurer  à  des  légionnaires 
réputés  invincibles.  «  Au  i^""  siècle  de  Rome,  dit  Montesquieu, 
les  maîtres  vivaient  avec  leurs  esclaves  ;  ils  avaient  pour  eux 
beaucoup  de  douceur  et  d'équité.  Les  mœurs  suffisaient  pour 
maintenir  la  fidéhté  ;  il  ne  fallait  pas  de  lois  ;  mais  lorsque  Rome  se 
fut  agrandie,  que  les  esclaves  ne  furent  plus  les  compagnons  de 
travail  de  leurs  maîtres,  mais  les  instrumens  de  leur  luxe  et  de 
leur  orgueil,  il  fallut  des  lois  terribles  pour  établir  la  sûreté  de  ces 
maîtres  cruels  qui  vivaient  au  milieu  de  leurs  serviteurs,  comme 
au  milieu  de  leurs  ennemis.  » 

C'est  l'évangile  de  Jésus,  prêché  par  ses  apôtres,  qu\  porta  le  pre- 
mier coup  à  l'esclavage  païen.  Des  gladiateurs  captifs,  dressés  pour 
les  sanglans  combats  du  cirque,  apprirent  de  la  bouche  de  martyrs 
chrétiens  qu'il  y  avait  plus  de  gloire  à  mourir  pour  un  obscur  crucifié 
que  pour  un  césar  romain.  C'était  l'époque  où  Néron  enveloppait  les 
briseurs  d'idoles  de  peaux  d'animaux  pour  mieux  les  faire  déchirer 


LE   CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  ^31 

par  ses  chiens,  et  où  leurs  corps ,  enduits  de  résine ,  éclai- 
raient de  sinistres  lueurs  les  jardins  de  ses  palais.  D'année  en 
année,  de  siècle  en  siècle,  la  religion  nouvelle  progressa  de  ce  que 
la  servitude  perdait,  jusqu'au  jour  où  celle-ci  disparut  du  monde 
chrétien.  Rome,  au  temps  de  sa  toute-puissance,  avait  regorgé  de 
captifs,  et  cependant,  au  v^  siècle  de  notre  ère,  rien  n'eût  été  plus 
facile  que  de  faire  le  dénombrement  de  ceux  qui  s'y  trouvaient 
encore. 

C'est  en  débarquant  en  Terre-sainte  que  les  croisés  apprirent,  — 
qaelqucs-uns  à  leurs  dépens,  —  qu'un  assez  grand  nombre  de 
leurs  semblables,  fidèles  à  leurs  croyances,  vivaient  dans  une 
étroite  servitude  chez  les  m.usulmans.  Ils  en  furent  surpris  à  faire 
croire  que  le  christianisme  avait  effacé  de  leur  esprit  jusqu'au  mot 
avilissant  d'esclavage.  Ce  qu'il  y  eut  d'attristant  par  la  suite,  c'est 
que,  les  croisades  terminées,  les  Vénitiens,  qui  n'avaient  plus  de 
pèlerins  soldats  à  transporter  d'Europe  en  Palestine  et  de  Palestine 
en  Europe,  imaginèrent  d'aller  acheter  des  captifs  en  Tunisie,  puis 
de  les  revendre  dans  divers  ports  d'Asie,  ports  qui,  alors  comme 
aujourd'hui,  sont  les  meilleurs  débouchés  pour  ce  genre  de  né- 
goce. Les  papes  fulminèrent  contre  ces  odieux  traitans,  mais  sans 
aucun  succès.  Les  Portugais  et  les  Espagnols,  alors  les  maîtres  de 
la  mer,  et  qui  avaient,  eux  aussi,  des  bateaux  h  utiliser,  s'abattirent 
comme  des  oiseaux  de  proie  sur  les  rivages  africains,  en  dépeu- 
plèrent les  villages  et  remplirent  Lisbonne  et  Séville  de  nègres 
asservis.  C'est  le  prince  Henri  de  Portugal  qui  se  signala  le  plus 
par  riiabile  et  miplacable  direction  qu'il  sut  donner  à  l'exploitation 
des  côtes  d'Afrique.  Longtemps  avant  la  découverte  du  Nouveau- 
Monde,  on  pouvait  voir  à  Séville  beaucoup  de  noirs  qui,  quoique 
baptisés,  étaient  tenus  en  dehors  de  la  population  blanche;  ils  y 
cultivaient  la  canne  à  sucre,  importée  par  les  Maures;  relégués 
dans  une  sorte  de  ghetto,  ils  avaient  une  église  à  eux,  une  police 
et  des  lois  particulières.  Leur  existence  n'avait  rien  de  pénible. 

On  a  accusé  un  homme  vraiment  bon,  l'évêque  de  Chiapa  13ar- 
tolomé  de  Las  Casas,  d'avoir  transporté  en  Amérique  le  germe  de 
l'esclavage. 

La  façon  dont  les  conquérans  espagnols  traitèrent  les  malheureux 
Indiens,  le  dur  travail  des  mines  auquel  ils  étaient  attachés  sans 
trêve  ni  repos,  donna  au  saint  évêque  l'audace  d'accuser  le  roi  d'Ara- 
gon et  de  Castille  de  faire  anéantir  par  des  licutenans  très  âpres 
à  la  curée  ses  sujets  du  Nouveau-Monde.  Il  remontra  à  son  royal 
maître  que  la  race  cara'ïbc  était  menacée  d'extinction  si  l'on  ne 
venait  charitablement  à  son  secours.  Pour  ne  pas  la  voir  dispa- 
raître et  continuer  l'extraction  de  l'or,  l'évêque  conseillait  de  rem- 


k 


432  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

placer  les  Indiens  aux  mines  par  des  nègres  robustes  qui  végé 
taient  sans  grande  utilité  pour  personne  à  Séville.  Le  cardinal 
Ximénès,  à  cet  époque  régent  d'Espagne,  répondit  avec  raison 
qu'il  lui  paraissait  peu  logique  de  soumettre  les  noirs  aux  travaux 
forcés  pour  en  préserver  une  autre  race.  En  1517,  Charles-Quint 
fut  moins  scrupuleux  :  un  gentilhomme  des  Flandres  obtint  l'auto- 
risation d'introduire  â  ,000  Africains  à  Hispaniola,  aujourd'hui  Saint- 
Domingue.  11  est  certain,  pourtant,  qu'un  certain  nombre  de  noirs 
avait  été  envoyé  dans  cette  île  de  1501  à  1506,  avec  l'étrange 
condition  d'enseigner  aux  Caraïbes  le  catéchisme  qu'ils  avaient 
appris  à  Séville. 

L'autorisation  accordée  par  l'empereur  Charles-Quint  fut  donc 
le  point  de  départ  du  commerce  des  esclaves  ;  il  doit  peser  sur  sa 
mémoire  et  laver  celle  de  Las  Casas  de  l'accusation  qui  pesait 
injustement  sur  elle. 

Lorsque  les  Espagnols  des  Antilles  et  du  Mexique  eurent  constaté 
qu'un  nègre  des  côtes  d' Afrique  faisait  quatre  fois  le  travail  d'un 
Indien,  le  nègre  fut  très  demandé.  Les  rois,  et  quelquefois  même 
les  reines  d'Espagne,  ont  eu  des  favoris  besogneux  ;  c'est  donc  à 
des  hommes  de  cour  que  furent  accordées  les  reaies  asientos  ou 
rovales  autorisations  de  s'enrichir  en  faisant  ouvertement  un  com- 
merce  réputé  infâme  aujourd'hui. 

Les  Portugais,  les  Génois,  les  Anglais,  les  Français,  les  Danois 
et  les  Hollandais,  qui  avaient  également  des  bateaux  à  voile  à  uti- 
liser, demandèrent  à  leurs  gouvernemens,  qui  la  leur  accordèrent, 
une  autorisation  que  l'Espagne  ne  refusait  plus  à  aucun  de  ses  voi- 
liers. La  France  jeta  son  dévolu  sur  les  côtes  du  Sénégal  et  de  la 
Gambie;  les  Hollandais  s'installèrent  dans  le  voisinage  de  cette 
rivière;  les  Anglais,  ne  pouvant  tout  absorber,  se  contentèrent  du 
littoral  de  la  Guinée  septentrionale,  de  la  côte  d'Ivoire,  de  la  côte 
d'Or  et  des  baies  de  Î3énin  et  de  Biafra.  Les  Brésiliens  s'adju- 
gèrent la  Guinée,  avec  les  ports  d'Ambriz,  Loanda,  Benguela, 
Zaïre  et  Cabinda.  Les  Portugais  avaient  leurs  établissemens  dans 
la  Guinée  méridionale,  aux  royaumes  d'Angola  et  de  Benguela;  leur 
pavillon  flottait  encore  des  îles  du  Cap-Vert  à  Sierra-Leone,  de  l'ar- 
chipel de  Bissaos  aux  embouchures  du  Rio->junez  et  du  Rio-Pongo. 
Sur  la  côte  orientale  d'Afrique,  ces  habiles  navigateurs  avaient  de 
plus  Mozambique  et  deux  autres  refuges  dont  les  noms  m'échap- 
pent. Le  Portugal  est  de  toutes  les  nations  celle  qui,  assure-t-on, 
a  prêté  à  la  traite  le  plus  constant  appui.  C'est  peut-être  pour  cela 
que  les  Brésiliens,  —  des  Portugais  émancipés,  —  ont  été  les 
derniers  à  aflranchir  leurs  serviteurs.  La  loi  d'émancipation,  ou  la 
((  loi  dorée,  »  comme  on  l'appelle  au  Brésil,  date  en  efïet  d'hier. 


LE    CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  '  433 

Pour  l'Espagne,  s'il  est  vrai  qu'elle  ait  la  première  mis  en  pra- 
tique «  l'iniquité  monstre,  »  ainsi  que  Livingstone  nomme  la  traite, 
elle  fut  aussi  la  première  qui  ait  songé  à  faire  participer  au  bienfait 
(les  institutions  quelques-uns  des  déshérités  dont  nous  nous  occu- 
pons. Bonaparte  fut  bien  moins  tolérant  ;  après  avoir  rétabli  la  ser- 
vitude abolie  dans  nos  colonies  par  un  décret  du  18  pluviôse  an  ii,  il 
crut  devoir  interdii-e  le  territoire  français  aux  gens  de  couleur,  «  pour 
prévenir  un  mélange  contraire  à  notre  race,  n  II  y  eut  les  exceptions 
que  chacun  connaît.  D'autres  griefs,  à  ce  point  de  vue,  peuvent  être 
formulées  contre  nos  gouvernans.  Bien  avant  Bonaparte,  le  grand 
Golbert,  qui  voulait  encore  plus  une  marine  que  des  colonies,  em- 
ploya toute  son  influence  pour  que  la  France  obtînt  le  monopole 
du  transport  des  noirs  au  Nouveau-Monde,  mais  il  ne  put  y  par- 
venir. Nos  colonies  ont  néanmoins  regorgé  d'esclaves,  et  Louis  XIV 
décréta  cette  monstruosité,  que  les  enfans  nés  du  commerce  des 
blancs  avec  les  négresses  seraient  captifs  comme  leurs  mères. 
Tous  les  emplois  leur  furent  fermés  :  «  Dans  un  pays  où  il  y  a 
quinze  noirs  contre  un  blanc,  on  ne  saurait  tenir  trop  de  distance 
entre  les  deux  espèces.  »  Autre  immoralité  :  Louis  XV  défendit  le 
mariage  entre  les  deux  races,  et  pourtant  les  enfans  dits  «  de  cou- 
leur »  naissaient  par  milliers  dans  nos  possessions.  Inconséquence 
bien  extraordinaire  chez  des  souverains  qui  légitimèrent  en  si  grand 
nombre  leurs  fils  naturels. 

Ces  anomalies,  un  nombre  infini  d'ordonnances  touchant  à  la 
ser\itude,  la  publication  du  code  noir,  dans  lequel  il  était  dit  que 
le  nègre  était  la  propriété  absolue  de  son  maître,  quelque  vague 
connaissance  de  la  façon  dont  se  faisaient  les  recrutemens  sur  la 
côte  d'Afrique,  et  enfin  l'état  misérable  dans  lequel  les  esclaves  dé- 
barquaient en  Amérique,  éveillèrent  l'attention  de  quelques  esprits, 
et  plus  particulièrement  de  deux  grands  philosophes,  Montesquieu 
et  Voltaire;  c'est  une  de  leurs  gloires  d'avoir  été  des  premiers, 
dans  les  lettres,  à  stigmatiser  «  l'iniquité  monstre.  »  Plusieurs  [ton- 
tifes,  —  alors  des  souverains,  —  réclamèrent  aussi  contre  le  trafic 
criminel  et  le  frappèrent  d'anathème.  Mais  ni  les  lettres  aposto- 
liques de  Paul  III,  en  1537,  ni  celles  d'Urbain  VIII,  en  1639,  du 
pape  Benoît  XIV,  en  1711,  ne  furent  prises  en  considération  par 
les  rois  très  chrétiens,  ou  qui,  du  moins,  se  qualifiaient  de  la  sorte. 
Il  est  dilTicile  de  se  faire  une  idée  de  l'activité  qui  se  déployait 
pour  dépeupler  l'Afrique.  Je  n'en  donnerai  qu'un  aperçu.  Lorsque 
les  Anglais,  qui,  pendant  un  demi-siècle,  gardèrent  le  monopole  de 
l'odieux  commerce,  s'emparèrent  de  l'île  de  Cuba,  en  1702,  il  n'y 
avait  à  La  Havane  que  très  peu  d'esclaves.  A  leur  départ,  on  en 
comptait  60,000.  Les  descendans  de  Cham  sont,  très  heureusement 
TOME  xcvi.  —  1889.  28 


434  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  eux,  plus  prolifiques  que  les  descendans  de  Japhet;  sans  ce 
privilège,  le  centre  du  continent  africain,  qui  perd  encore  tous 
les  ans  500,000  de  ses  enfans,  —  c'est  le  chiffre  donné  par 
M.  le  cardinal  Lavigerie  et  ses  pères,  —  serait  aussi  dépeuplé 
que  le  Sahara. 


II. 


L'opinion  devenait  chaque  jour  de  plus  en  plus  attentive  aux 
récits  des  drames  maritimes  et  terrestres  que  faisaient  les  capi- 
taines négriers  et  leurs  armateurs,  et  cela  malgré  le  silence  qui 
régnait  à  Baltimore,  Savannah,  Charleston  et  la  Nouvelle-Orléans, 
lorsqu'on  sommait  ces  villes  de  dire  si  elles  traitaient  leurs  servi- 
teurs avec  bonté  et  comme  des  créatures  de  Dieu  devaient  l'être. 
Par  les  négriers  on  sut  que  les  roitelets  d'Afrique  se  battaient  sans 
répit,  afin  de  se  procurer  les  noirs  qui  leur  étaient  demandés,  ce- 
qui  permettait  de  dire  aux  esclavagistes  que  beaucoup  de  prison- 
niers, s'ils  n'avaient  été  achetés  par  eux,  auraient  été  sacrifiés  aux 
fétiches  ou  mangés.  Mais  ce  que  les  ennemis  des  nègres  ne  disaient 
pas,  c'est  que  la  traite  alimentait  la  guerre  ;  ce  qu'ils  ignoraient 
alors,  c'est  que  les  mangeurs  d'hommes  étaient  aussi  rares  en 
Afrique  qu'en  Océanie,  et  qu'il  n'y  avait  guère  que  les  rois  de 
Dahomey  ou  les  rois  des  Achantis  qui  se  donnaient  le  luxe  des 
grandes  hécatombes. 

Comme  aujourd'hui  encore,  les  esclaves  n'arrivaient  pas  tous  à 
leur  port  d'embarquement.  C'est  ainsi  qu'il  advint,  un  jour,  qu'une 
caravane  de  captils  formée  en  Nigritie  pour  être  dirigée  sur  le  lit- 
toral, et  n'ayant  pas  rencontré  de  l'eau  dans  une  oasis  où  d'habi- 
tude il  s'en  trouvait,  périt  tout  entière  de  soif.  Elle  se  composait 
de  2,000  individus  et  1,800  chameaux.  D'une  autre  caravane  de  ce 
genre,  comptant  1,000  prisonniers,  il  ne  s'en  sauva  que  21.  La 
façon  de  faire  voyager  les  noirs  était  identique,  ainsi  qu'on  le 
verra,  à  celle  en  usage  à  notre  époque  :  colliers  de  cuù*,  carcans 
de  fer,  fourches,  jougs,  la  jambe  droite  de  l'un  enchaînée  à  la 
jambe  gauche  de  l'autre  ;  les  conducteurs  à  cheval  ;  coups  de  la- 
nières ou  de  iouets  pour  accélérer  la  marche;  mort  violente  pour 
ceux  qui,  à  bout  de  forces,  ne  peuvent  suivre  le  sinistre  convoi. 
Résultat:  hO  noirs  sur  100  périssent  dans  le  trajet. 

Par  les  armateurs,  on  sut  qu'en  échange  d'une  pièce  d'andri- 
nople  ou  de  cotonnade  bleue  d'une  valeur  de  100  francs,  leurs 
capitaines  avaient  un  nègre  qu'ils  revendaient  1,000  francs  aux 
planteurs  de  Cuba.   Une  pétition  d'armateurs  français   apprit  au 


LE    CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  435 

monde  indigné  que  tous  les  ans  il  était  jeté  à  la  mer  un  chiffre 
approximatif  de  1,500  moribonds.  C'était  lorsque  le  capitaine  dé- 
couvrait qu'un  nègre  esclave  ne  pouvait  supporter  la  traversée 
qu'il  s'en  débarrassait  de  cette  façon  sommaire.  Les  capitaines  dé- 
claraient «  sur  l'honneur  »  à  des  compagnies  d'assurances,  consti- 
tuées à  cet  effet,  que  l'homme  noyé  n'aurait  pu  vivre,  et  les  assu- 
rances payaient  un  prix  convenu  d'avance.  Un  autre  document 
semi-officiel  fit  savoir  qu'un  quart  des  Africains  embarqués  sur  un 
bateau  à  voile  périssait  en  route. 

«  La  plupart  des  esclaves,  a  écrit  un  ancien  chirurgien  de  né- 
grier, semblaient  en  proie  à  un  abattement  insurmontable,  à  une 
morne  mélancolie.  De  temps  en  temps  des  sanglots  leur  échap- 
pent, ou  bien  ils  déplorent,  dans  un  chant  plaintif,  la  perte  de  leur 
famille  et  de  leur  patrie  ;  et  tel  est  sur  eux  l'empire  du  chagrin  que 
beaucoup  cherchent  à  se  donner  la  mort,  soit  en  se  jetant  à  la 
mer,  soit  en  se  heurtant  contre  les  parois  du  navire,  ou  en  s'étran- 
glant  avec  leurs  chaînes.  D'autres  refusent  obstinément  de  manger; 
et,  quand  on  veut  les  forcer  à  prendre  de  la  noui'riture,  soit  par 
le  fouet,  soit  par  tout  autre  moyen  violent,  ils  regardent  en  face  les 
négriers  en  leur  disant  dans  leur  langage  :  «  Laissez-nous  ;  que  ce 
soit  fait  de  nous.  »  L'accablement  de  l'esprit  produit  chez  eux  une 
langueur  générale  et  une  faiblesse  qu'accroît  l'obstination  insur- 
montable qu'ils  mettent  à  ne  point  manger,  obstination  due  soit  à 
la  bouderie,  soit  à  la  maladie.  Il  en  résulte  bientôt  la  dysenterie, 
qui  se  propage  dans  la  cargaison  et  enlève  les  malheureux  par  dou- 
zaines, sans  que  la  puissance  de  la  médecine  puisse  arrêter  le 
fléau.  » 

On  pourrait  supposer  que  les  noirs  installés  dans  les  plantations 
pouvaient  se  créer  un  foyer,  une  famille,  et  qu'ainsi  leur  exil  eût 
été  plus  léger,  moins  douloureux.  Une  femme,  des  enfans,  un  père 
et  une  mère  à  vénérer,  eussent  peut-être,  à  la  longue,  fait  germer 
dans  leurs  âmes  des  sentimens  que  leur  triste  condition  d'esclaves 
les  empêchait  de  connaître.  Mais  sans  tendres  liens  était-ce  pos- 
sible? Or,  ces  liens  leur  étaient  inconnus,  n'existaient  pas  pour  eux. 
La  famille  est  le  fondement  des  sociétés;  mais,  pour  que  la  famille 
existe,  il  faut  que  ceux  qui  en  font  partie  ne  puissent  être  soudai- 
nement séparés  et  vendus  selon  le  caprice  d'un  maître. 

Naufragé  aux  îles  du  Cap-Vert,  je  fus  témoin  de  la  vente  d'un 
groupe  d'esclaves  ayant  appartenu  à  une  vieille  dame  portugaise 
morte  sans  héritier.  La  vente  se  fit  sur  la  place  publique  de  Boa- 
Vista,  par  autorité  de  justice,  et  je  vis  toute  une  fiiinille  de  noirs 
dispersée  auvent  des  enchères.  Il  n'y  eut  aucune  scène  déchirante, 
de  celles  qui,  au  moment  d'une  séparation,  éclatent  entre  gens  qui 


/l36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'aiment  et  se  connaissent  depuis  longues  années.  Une  personne 
présente  me  dit  qu'on  s'était  bien  gardé  d'éveiller  dans  le  cœur  de 
ces  infortunés  des  sentimens  qui  eussent  pu  nuire  à  l'autorité  de 
ceux  qui  en  disposaient.  Le  dernier  lot  se  composait  de  deux  en- 
fans,  le  frère  et  la  sœur  :  l'un  fut  vendu  à  un  planteur  de  San- 
lago,  l'autre  à  un  colon  de  l'île  de  San-Vicenle.  L'adjudication  faite, 
on  sépara  les  deux  petites  créatures,  qui  se  regardaient  en  sou- 
riant, comme  confuses  de  l'attention  qui  s'était  portée  sur  elles, 
mais  sans  paraître  comprendre  qu'elles  étaient  à  l'heure  d'une  sépa- 
ration sans  doute  éternelle. 

De  telles  iniquités,  de  pareilles  infractions  aux  lois  de  l'huma- 
nité, devaient  soulever  des  protestations  indignées  chez  les  nations 
civilisées.  J'ai  dit  déjà  qu'elles  avaient  été  flétries,  pour  la  pre- 
mière fois  en  France,  par  des  écrivains  de  grand  renom.  En  Angle- 
terre, en  1780,  un  membre  de  la  chambre  des  communes  voulut 
que  le  parlement  déclarât  que  la  traite  des  noirs  était  contraire  aux 
lois  de  Dieu  et  aux  droits  des  hommes.  Un  petit  et  vaillant  royaume, 
le  Danemark,  prit  contre  le  transfert  des  noirs  par  les  bâtimens  de 
sa  nationalité  de  sérieuses  mesures,  et,  le  premier  des  états  euro- 
péens, il  interdit  ce  négoce  par  décret  royal.  La  Convention,  comme 
jalouse  de  cette  généreuse  initiative,  se  hâta  de  l'imiter.  En  1794, 
les  Américains,  réunis  en  congrès,  condamnèrent  aussi  l'infâme 
commerce;  mais,  bien  entendu,  sans  abolir  l'esclavage.  Celui-ci 
était  pour  la  marine  marchande  des  ports  anglais  une  source  de 
profils  énormes,  aussi  est-ce  chez  nos  voisins  que  les  plus  ardens 
antiesclavagistes,  Thomas  Clarkson  et  \Mlberforce  au  premier 
rang,  Pitt,  Fox,  Shéridan,  lord  Grey  et  le  marquis  de  Lansdo\vne  à 
la  suite,  rencontrèrent  une  violente  opposition.  De  1787  à  1807, 
c'est-à-dire  pendant  vingt  ans,  à  chaque  nouvelle  session  du  par- 
lement, Wilberforce  déposa  une  motion  d'abolition  de  la  traite. 
Il  triompha  finalement,  et  dès  lors,  il  faut  le  reconnaître  à  la  gloire 
de  l'Angleterre,  les  négriers  de  toute  catégorie,  de  toutes  les  na- 
tionalités, n'eurent  pas  d'ennemis  plus  acharnés  qu'elle. 

La  philanthropie  des  Anglais  devint  proverbiale,  et  c'est  dans  la 
campagne  entreprise  par  eux  contre  l'esclavage  qu'il  faut  chercher 
l'origine  du  bruit  qu'on  en  faisait.  Cette  philanthropie  a  paru  par- 
fois bien  surfaite  et  très  souvent  elle  a  été  accusée  de  servir  de  pré- 
texte à  des  intérêts  où  l'amour  de  l'humanité  n'avait  que  faire. 
Ainsi,  au  temps  des  croisières,  une  partie  des  cargaisons  humaines 
saisies  par  nos  voisins  ne  retournait  pas  dans  leurs  tribus  ;  au 
lieu  de  leur  faciliter  les  moyens  de  s'y  rendre,  on  les  transportait 
dans  des  établissemens  de  la  côte  d'Afrique,  où  des  colons  anglais, 
protégés  par  leur  marine  do  guerre,  louaient  pour  vingt  et  trente 


LE    CONGRÈS    AMIESCLAVAGISTE.  Zl37 

ans  les  pauvres  noirs.  De  tels   engagemens  imposés  à  des  gens 
qu'on  vient  d'affranchir  se  passent  de  commentaires. 

Ce  qu'il  y  a  de  fâcheux,  c'est  que  les  Allemands  accusaient, 
il  y  a  très  peu  de  jours,  les  Anglais  de  violer  le  blocus  de 
Zanzibar,  d'y  importer  des  armes  et  d'acheter,  à  marché  ouvert, 
pour  ho  shillings  par  tète,  tous  les  esclaves  mis  à  la  côte.  Sauf 
l'importation  des  armes,  dont  les  Anglais  sont  coutumicrs,  —  ils 
en  importaient  en  Chine  étant  en  guerre  avec  les  Chinois,  —  il 
est  permis  d'émettre  quelque  doute  sur  cette  monstrueuse  accu- 
sation d'acheter  des  noirs  à  marché  ouvert,  et,  probablement,  il 
n'y  faut  voir  que  le  dépit  éprouvé  en  Allemagne  à  la  nouvelle  que 
l'amiral  Freemantle  avait  saisi  et  mis  en  pièce  un  de  leurs  bateaux, 
le  Néœra. 

III. 

Quoiqu'il  en  soit,  l'Angleterre  à  Paris  en  1814,  à  Vienne  au  Con- 
grès de  1815,  à  Véroile  en  1822,  prit  constamment  et  avec  ardeur 
la  défense  des  noù-s  opprimés.  L'abolition  de  leur  trafic  fut  la  préoc- 
cupation constante  de  ses  hommes  d'état  et  de  ses  philanthropes, 
réussissant  ainsi  à  obtenir  de  tous  les  pouvoirs  européens  la  pro- 
messe qu'ils  réuniraient  leurs  efforts.  Les  prières,  les  menaces  ne 
suffisant  pas  toujours  auprès  de  ceux  qui  se  montraient  hésitans 
et  de  mauvais  vouloir,  elle  achetait  leur  adhésion.  Celle  du  Portugal 
fut  payée.  L'Angleterre  offrit  la  Guadeloupe  à  la  Suède,  mais  à  la  con- 
dition expresse  que  celle-ci  adhérerait  à  son  programme.  Elle  donna 
10  millions  de  francs  à  l'Espagne  pour  qu'elle  ne  tolérât  plus  la 
traite  dans  ses  colonies  des  Antilles,  et  Dieu  sait  si  l'Espagne  s'en 
priva  jamais.  Elle  fit  partout  et  pour  son  propre  compte  la  police 
des  mers,  se  déclara  la  protectrice  de  tous  les  noirs.  La  première, 
elle  défendit  que  la  peine  du  fouet  fût  appliquée  aux  femmes  noires. 

Les  négriers,  gens  de  sac  et  de  corde,  car  on  les  pendait  s'ils 
étaient  pris,  soutinrent  dès  lors  contre  les  marines  de  guerre  des 
états  antiesclavagistes  une  lutte  à  outrance.  Ceux-ci  établirent 
partout  des  croisières  qui  coûtèrent  la  vie  à  des  millions  de 
noirs  jetés  à  la  mer  quand  le  bateau  qui  les  transportait  était  serré 
de  trop  près  par  un  navire  de  chasse.  Chose  monstrueuse,  on  vit 
les  plus  riches  armateurs  de  Boston,  de  New-York,  de  Charleston 
et  de  la  Nouvelle-Orléans  se  former  en  société  au  prix  de  5,000  fr. 
par  action  pour  continuer  le  trafic  défendu.  Leurs  bateaux  partaient 
ostensiblement  chargés  de  barriques  de  rhum  pour  l'île  de  Cuba, 
mais  cachant  à  fond  de  cale  de  mauvais  fusils,  des  menottes  et  des 
fers  destinés  à  la  cargaison  vivante  qu'ils  allaient  prendre  à  Mozam- 


438  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

bique  ou  en  (Juinée,  le  but  réel  de  leur  voyage.  Ils  y  avaient  ctabl 
des  agens  qui  allumaient  de  grands  leux  sur  le  rivage  lorsqu'unl 
bâtiment  des  croisières  naviguait  dans  leurs  parages.  Les  risques] 
étaient  grands,  car,  généralement,  sur  trois  négriers  un  seul  par-' 
venait  à  tromper  la  surveillance  des  croiseurs.  On  juge  si  elle  était 
active  des  deux  côtés':  pour  l'un,  la  pendaison  en  perspective;  pour 
l'autre,  une  forte  prime  par  chaque  noir  délivré.  Tout  à  fait  au  dé- 
but de  la  traite,  les  compagnies  d'assurances  prenaient  11  pour  100 
seulement  de  prime  sur  une  cargaison  de  nègres.  Avec  l'interdic- 
tion de  la  traite,  le  droit  de  visite  de  tout  bâtiment  suspect,  elles 
exigèrent  hO  pour  100  à  l'aller  comme  au  retour.  Le  piix  d'un 
bon  Africain  variait  de  7,000  à  15,000  francs.  Un  chargement  se 
composait  de  650  esclaves,  qui,  nuitamment  embarqués ,  étaient 
dirigés  sur  La  Havane,  où  les  autorités  espagnoles,  de  conni- 
vence avec  les  armateurs  américains,  visaient,  moyennant  une 
redevance,  tous  les  papiers  du  bord  qu'on  leur  présentait.  Des 
bateaux  pécheurs,  en  permanence  dans  les  ports  de  l'île  de  Cuba, 
prenaient  fmalement  les  Africains  et  allaient  les  débarquer  aux 
États-Unis.  Le  Wonderer,  le  plus  célèbre  des  clippers  américains, 
y  mettait  moins  de  façon  ;  il  chargeait  dans  le  sud  son  contingent 
de  noirs  et  le  débarquait  à  New-York,  toujours  échappant  avec  un 
bonheur  merveilleux  aux  croisières  qui  le  surveillaient.  Du  1*'  jan- 
vier 1839  au  9  mars  18/i0,  les  Anglais  saisirent  82  navires  avec 
5, A 58  nègres.  Croit-on  que  le  transport  des  noirs  aux  États-Unis 
en  dimmuât?  En  aucune  façon,  car,  en  1858,  dans  les  deux  seuls 
mois  de  mars  et  d'avril,  50  clippers  partirent  des  ports  des  États- 
Unis  à  destination  de  La  Havane  ou  plutôt  pour  le  littoral  africain. 
Pendant  bien  longtemps,  en  dépit  du  droit  de  visite,  de  l'assimi- 
lation de  la  traite  à  la  piraterie,  des  échanges  de  notes  diplomati- 
ques et  d'incessantes  croisières ,  40,000  esclaves  furent  chaque 
année  débarqués  à  Cuba.  Ils  s'y  rendaient  ouvertement  dans  des 
marchés  publics  appelés  barracoims.  D'ailleurs,  leur  débarquement 
était  si  bien  toléré  que  les  gouverneurs  de  l'île  y  envoyaient  des 
commissaires  pour  veiller  à  ce  qu'on  ne  les  oubhât  pas.  Les  con- 
trebandiers payaient  à  ces  hauts  fonctionnaû-es  une  once  d'or  on 
80  francs  par  tête  de  nègre.  De  1835  à  1840,  les  gouverneurs  se 
firent  par  ce  moyen  1  million  de  piastres  ou  5  millions  de  francs. 
Les  rigueurs  exercées  contre  la  traite  ne  l'avaient  donc  rendue 
que  plus  active.  Les  enfans  noirs,  en  ])révision  d'un  arrêt  complet 
du  trafic  par  mer,  étaient  surtout  tivs  recherchés  par  les  planteurs. 
Dans  son  livre,  loi  Hiver  mw  Antilles,  M.  Garney  raconte  qu'il 
assista  au  débai'quement  de  plusieurs  centaines  de  petits  nègres  : 
«  Maigres,  décharnés,  écrit  M.  Garney,  la  plupart  portaient  encore 


LE    CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  439 

sur  leur  peau  des  traces  de  meurtrissure  et  de  contusion  prove- 
nant, selon  toute  apparence,  du  frottement  de  leurs  corps  contre 
les  parois  du  bâtiment  où  ils  avaient  été  entassés  comme  des 
harengs  dans  une  caque.  » 

L'Angleterre,  entraînée  par  un  parti  puissant,  le  parti  religieux 
abolitioniste ,  marchait  vers  une  solution,  la  seule  qui  fut  pra- 
tique, celle  de  l'abolition  absolue  de  la  servitude  dans  ses  colo- 
nies. Elle  s'y  décida  en  1838,  en  émancipant  solennellement  plus 
de  700,000  de  ses  noirs  et  en  donnant,  à  titre  d'indemnité,  à  ceux 
qui  en  étaient  les  maîtres,  un  demi-milliard  de  francs. 

Un  fait  curieux  et  auquel  ne  s'attendaient  guère  les  sociétés  reli- 
gieuses abolitionistes,  se  produisit.  Le  développement  du  commerce 
anglais  et  le  perfectionnement  de  ses  machines  obligèrent  la  Grande- 
Bretagne  à  demander  aux  États-Unis  des  quantités  plus  considé- 
rables de  coton  que  par  le  passé.  Le  besoin  d'un  textile  que  les 
noirs  seuls  cultivaient  fut  cause  que  les  Américains  s'acharnèrent 
plus  que  jamais  à  demander  à  la  traite  les  travailleurs  noirs  qui 
manquaient  à  leurs  plantations. 

On  a  vu  que  la  France,  au  cours  de  la  Révolution  dont  elle  cé- 
lèbre cette  année-ci  le  centenaire,  avait  à  la  fois  flétri  le  trafic  des 
noirs  et  aboli  l'esclavage  dans  ses  colonies.  Mais  l'arrivée  de  Bona- 
parte au  rang  suprême  ne  lui  permit  pas  d'appliquer  ses  vues 
généreuses.  Une  autre  révolution,  celle  de  1830,  appela  de  nouveau 
l'attention  publique  sur  les  esclaves  de  nos  colonies,  mais  on  ne 
se  mit  pas  en  grands  frais  de  charité  à  leur  intention.  Je  vois  qu'on 
fit  le  recensement  des  noirs  et  que,  lorsqu'ils  mouraient  ou  nais- 
saient, on  avait  la  condescendance  de  coucher  sur  un  livre  officiel 
le  jour  de  leur  entrée  dans  ce  monde  et  le  jour  de  leur  sortie  dans 
l'autre.  En  1833,  on  décida  de  ne  plus  les  marquer  avec  un  fer 
brûlant  sur  l'épaule  lorsque,  après  avoir  joui  clandestinement  de 
quelques  heures  de  liberté,  ils  étaient  repris  et  reconduits  à  la 
plantation.  En  1835,  on  eut  la  naïveté  de  demander  aux  conseils 
coloniaux  leur  opinion  sur  la  possibilité  d'abolir  l'esclavage.  C'était 
d'une  candeur  à  nulle  autre  pareille.  Les  uns  répondirent  qu'en 
raison  des  instincts  de  soumission  de  la  race  noire,  de  son 
abaissement  moral  irrécusable,  il  n'y  avait  qu'à  la  laisser  croupir 
telle  qu'elle  croupissait  ;  d'autres  affirmèrent  que  l'histoire  des 
nègres  n'était  qu'un  long  récit  d'oppression  et  de  servitude  et 
la  conséquence  logique  de  la  condamnation  lancée  par  la  Bible 
contre  les  enfans  de  Gham.  M.  Granicr  de  Gassagnac,  esclava- 
giste, appuyait  ces  cruelles  théories  en  disant  dans  un  journal 
alors  fort  influent  que  la  traite  se  réduisait  à  un  simple  dépla- 
cement d'ouvriers  avec  un  incontestable  avantage  pour  ceux-ci. 


Il!i0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

i(  Qu'on  mette  des  moutons  en  liberté,  disait  encore  un  esclava- 
giste, on  n'aura  que  des  moutons...  Que  l'on  mette  des  nègres,  on' 
n'aura  que  des  nègres.  »  En  183/1, il  se  créa  à  Paris  une  association 
négrophile  qui  prit  le  titre  de  Société  pour  l'dholition  de  l'escla- 
vage; M.  le  duc  de  Broglie  en  fut  nommé  président,  et  M.  Passy, 
secrétaire.  «  L'abolition  de  l'esclavage,  disait-elle  dans  son  pro- 
gramme, ne  pouvait  plus  donner  lieu  à  une  discussion  de  prin- 
cipes. Il  reste  une  tâche  à  remplir  :  ramener  fréquemment  l'atten- 
tion sur  tant  de  milliers  d'honmies  qui  souiïrent  d'horribles  maux 
et  que  nous  oublions  parce  qu'ils  sont  loin  de  nos  yeux;  intéresser 
lopinion  à  leur  sort,  et  enfin  rechercher  le  meilleur  moyen  d'abolir 
la  traite.  » 

Tous  ces  beaux  sentimens  n'aboutirent  qu'à  un  projet  de  loi 
présenté  aux  chambres  françaises  en  18/i5.  On  y  demandait  que 
la  condition  des  esclaves  fût  améliorée.  On  osa,  un  peu  plus  tard, 
grâce  à  M.  Schœlcher,  faire  un  essai  timide  d'émancipation  à  Mayotte. 
Enfin,  une  troisième  révolution  (celle  de  I8/18)  triompha  de  toutes 
les  hésitations.  Le  premier  décret  de  Lamartine,  le  premier  usage 
que  le  noble  poète  fit  du  pouvoir,  lut  d'émanciper  en  masse  les 
esclaves  de  toutes  les  colonies  françaises.  Leur  rachat  coûta 
126  millions  de  francs.  C'était  peu  de  chose  comparé  au  1/2  mil- 
liard des  Anglais  et  aux  12  milliards  qu'eussent  dû  payer  les  États- 
Unis  sans  la  guerre  de  sécession,  qui,  chez  eux,  supprima  tout  à 
la  fois  les  indemnités  et  les  rachats  d'esclaves.  Ce  ne  fut  qu'en  1835 
que  se  forma,  à  Boston,  le  parti  abolitioniste.  Un  nommé  AMlliam 
Lloyd,  directeur  d'un  petit  journal,  le  Liberator^  osa  imprimerie 
premier,  et  en  plein  pays  d'esclavage,  que  la  vente  et  l'achat  des 
noirs  étaient  une  infamie.  Il  fut  traîné  en  prison  la  corde  au  cou, et 
s'il  ne  paya  pas  son  audace  de  la  vie,  c'est  parce  que  des  amis  dé- 
voués, abolilionistes  comme  lui,  le  sauvèrent.  En  1850,  la  popula- 
tion de  couleur  des  états  du  sud  ne  s'en  éleva  pas  moins  à 
3,591,000  personnes,  dont  3,20/i,000  esclaves,  et,  en  18(30,  elle 
atteignit  le  chiffre  formidable  de  /j,/iOO,000.  En  suivant  cette  pro- 
gression, fait  remarquer  M.  Elisée  Reclus,  elle  eût  été  dans  cent  ans 
de  h1  millions. 

Une  réaction  violente  ne  pouvait  manquer  de  se  produire  dans 
un  pays  où  chaque  jour  débarquaient  des  hommes  nouveaux 
imbus  des  idées  libérales  de  l'Europe,  là  où  la  religion  des  pres- 
bytériens de  la  Nouvelle-Angleterre  jetait  de  profondes  assises,  où 
le  rigorisme  des  quakers  de  la  Pensylvanie  n'admettait  aucune 
transaction  avec  les  devoirs  d'une  pliilanthropie  éclairée.  L'acti- 
vité si  connue  des  hommes  du  nord  ne  s'accommodait  pas  non 
plus  de  la  nonchalance  des  Africains.  L'expérience  leur  avait  dé- 


LE    CO.NGKÈS    A^T1ESCLAVAGISTE.  llM 

monU'é  que  le  cultivateur  qui  travaille  pour  lui,  ou  l'ouvrier  blanc 
qui  travaille  librement  pour  un  autre  moyennant  salaire,  produi- 
sent moitié  plus  que  le  blanc  travaillant  pour  son  maître  sans  inté- 
rêt personnel.  Il  en  était  de  même  du  nègre  esclave  et  les  Améri- 
cains du  nord,  plus  pratiques,  plus  policés,  plus  religieux  que  ceux 
du  sud,  préférèrent  une  guerre  fratricide  à  la  honte  de  voir  perpé- 
tuer dans  leurs  états  l'odieuse  exploitation  du  noir  par  le  blanc. 

IV. 

On  crut  que  le  triomphe  des  états  du  nord  sur  les  états  du  sud 
portait  à  l'esclavage  un  coup  formidable,  et  que  c'en  était  fait  de 
cette  institution  qui,  remontant  aux  premiers  jours  de  l'humanité, 
se  confondant  parfois  avec  son  histoire,  allait,  en  ^disparaissant  à 
jamais,  être  comme  le  couronnement  des  grandes  gloires  de  notre 
siècle. 

Comment  supposer,  en  effet,  qu'à  une  époque  où  tout  se  publie, 
se  voit,  se  dénonce,  quand  les  mœurs,  en  dehors  de  celles  des 
hommes  politiques,  sont  devenues  d'une  douceur  extrême,  il  pou- 
vait se  perpétuer  sur  des  continens  où  flottaient  tous  les  pa- 
villons européens,  un  négoce  où  des  femmes,  des  hommes,  des 
enfans  se  vendaient  comme  bétail  en  foire?  Il  se  fit  donc  comme 
une  accalmie,  en  France  surtout,  dans  l'esprit  de  ceux  qui  saluaient 
avec  joie  l'entrée  dans  les  rangs  de  la  famille  humaine  de  noirs 
successivement  émancipés  à  Cuba,  à  Mozambique,  aux  îles  du  Cap- 
Vert  et  finalement  au  Brésil.  De  son  côté,  la  race  jaune,  à  l'étroit 
dans  son  immense  empire,  se  mit  à  envahir  les  grandes  îles  de  la 
Sonde,  l'Australie,  la  Californie,  les  républiques  du  sud  américain, 
s'offrant,  comme  à  souhait,  pour  suppléer  aux  vides  causés  dans 
les  rangs  des  travailleurs  par  l'émancipation  de  la  race  noire. 

En  Angleterre,  les  sociétés  antiesclavagistes,  dont  VAnli-Slavery 
Reporter  est  le  principal  organe,  ne  partageaient  pas  la  quiétude 
des  philanthropes  français.  Mieux  renseignés  que  nous,  ils  savaient 
que  l'esclavage  sévissait  encore  en  Tripolitaine,  en  Egypte,  en 
Turquie,  en  Arabie,  à  Madagascar,  au  nord  de  Bornéo  sous  l'œil 
bienveillant  de  sir  John  Brooks,  un  de  leurs  compatriotes  devenu 
sultan, dans  l'île  de  Mindanao,  malgré  les  canonnières  espagnoles, 
et,  beaucoup  plus  près  de  nous,  en  vue  des  côtes  d'Espagne  et  do 
la  citadelle  anglaise  de  Gibraltar,  c'est-à-dire  au  Maroc.  Oui,  chose 
incroyable,  il  y  a  très  peu  d'années,  des  marchés  à  esclaves  so 
tenaient  à  ciel  ouvert  dans  les  villes  du  littoral  marocain,  à  Mo^-a- 
Qor,  à  Tanger  surtout.  M.  Allen,  secrétaire  de  YAnti-Slavcry  Re- 
porter, leur  fit  une  telle  guerre,  qu'ils  ont  disparu  des  cités  rive- 
raines, mais  pour  se  continuer  dans  l'intérieur. 


442  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Les  lettres  de  Livingstone  entretenaient  chez  nos  voisins  l'ir- 
ritation contre  les  oppresseurs  des  noirs,  et,  tout  bon  Anglais 
qui  à  l'abbaye  de  Westminster,  ce  Panthéon  de  la  Grande- 
Bretagne,  lisait  l'épitaphe  gravée  sur  le  tombeau  de  l'illustre  mis- 
sionnaire, se  considérait  comme  l'héritier  de  la  haine  vigoureuse 
que  Livingstone  avait  montrée  contre  l'esclavage.  «  Je  ne  puis  rien 
faire  de  plus,  y  Ut-on,  dans  l'abandon  où  je  vais  mom'ii',  que  do 
souhaiter  que  les  bénédictions  les  plus  abondantes  du  ciel  descen- 
dent sur  tous  ceux,  quels  qu'ils  soient,  Anglais,  Américains,  Turcs, 
qui  contribueront  à  lairc  disparaître  du  monde  la  plaie  alïreuse  de 
l'esclavage.  » 

Comment  se  fit-il  que,  au  congrès  de  Berlin,  en  1878,  quand 
jamais  plus  belle  occasion  ne  s'était  présentée  pour  traiter  la  ques- 
tion de  l'esclavage,  l'Angleterre,  oubliant  la  lutte  qu'elle  avait  sou- 
tenue contre  cette  histilution  pendant  quatre-vingts  ans,  son  atti- 
tude militante  au  congrès  de  Vienne  en  1815,  et  à  la  conférence  de 
Vérone  en  1822,  s'opposa  absolument  à  ce  qu'il  en  fût  question  ! 
Hélas!  un  traité  secret  la  liait  alors  avec  la  Turquie,  et  elle  se 
trouvait  dans  l'impossibilité  de  lui  dire  qu'avec  des  harems  et  un 
millier  d'ennuques  dans  ses  palais  d'Europe  et  d'Asie,  il  lui  fallait 
bien  recruter  des  esclaves  pour  cette  hiqualiriablc  domesticité.  Cha- 
cun sait  cela  aussi  bien  à  Londres  qu'à  Conslantinople,  mais  il  n'est 
pas  toujours  aisé  de  parler  de  ce  qui  crève  les  yeux.  Nul,  non  plus, 
ne  sait  mieux  ceci  que  l'Angleterre  :  l'esclavage  ne  se  maintient  que 
dans  les  pays  où  le  croissant  est  le  maître,  et  tant  que  les  fils  du 
prophète  seront  convaincus  qu'un  noir  ou  un  blanc  qui  ne  partage 
pas  leur  croyance  doit  les  servu",  l'Afrique  sera  exploitée  par  leurs 
agens.  Les  sociétés  antiesclavagistes  de  la  Grande-Bretagne  comp- 
taient triompher  par  des  moyens  moraux  d'un  caractère  paciliquc 
et  religieux.  Cela  eût  été  pom*  le  mieux  s'ils  avaient  réussi,  mais 
j'ai  étudié  sur  place  et  sous  bien  des  latitudes  le  caractère  des  sec- 
tateurs de  Mahomet  et  je  reste  persuadé  que  les  sociétés  rehgieuses 
européennes  et  de  toute  nature  se  trompent  grossièrement  si  elles 
espèrent  assouplir  ce  caractère.  Voilà  déjà  plus  de  cinquante  ans 
qu'elles  y  travaillent  et  sans  jamais  aboutir.  C'est  à  Conslantinople 
qu'est  la  solution  qu'elles  cherchent  ;  elles  s'en  apercevront  le  jour, 
—  mais  pas  avant,  —  où  la  politique  anglaise,  plus  libre  de  parler 
qu'en  1878,  leui*  permettra  d'y  voir  clair. 

Le  Dlue  hook  publié  à  Londres  en  1888  ne  peut  être  suspect, 
car  il  n'a  en  vue  aucune  propagande,  et  son  rôle  se  borne  à  raconter 
les  faits.  11  a  donné  un  léger  aperçu  des  pays  où  l'esclavage  sévis- 
sait en  cette  année-là;  rien  de  plus  navrant,  mais  aussi  rien  de 
plus  instructiL  On  y  apprend  que  les  nègres  mis  en  vente  au  Maroc 
viennent  du   Soudan;    quoique  ayant  traversé  le  désert,  et   p^a" 


LE    CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  hkS 

conséquent,  quoiqu'ils  soient  exténués  par  suite  des  privations  et 
des  fatigues  de  la  route,  on  les  conduit  immédiatement  au  marché. 
S'il  y  a  dans  ce  bétail  à  vendre  des  hommes,  il  y  a  aussi  beau- 
coup de  jeunes  négresses,  et  des  enfans  âgés  tout  au  plus  de 
six  ou  sept  ans.  La  société  antiesclavagiste  de  Londres  a  bien  écrit 
au  sultan  du  Maroc  pour  lui  dire  que,  si  l'esclavage  était  reconnu 
par  Mahomet,  il  ne  l'était  que  pour  les  captifs  pris  dans  la  guerre 
et  que  le  prophète  enjoint  strictement  de  bien  traiter  tous  les 
esclaves,  de  même  qu'il  recommande  comme  un  acte  spécialement 
agréable  au  ciel,  celui  de  leur  rendre  la  liberté.  Le  Coran  n'approuve 
pas  non  plus  la  séparation  du  mari  d'avec  la  femme  ou  des  enfans 
d'avec  leurs  parens,  comme  cela  se  fait  ouvertement  dans  les  mar- 
chés du  Maroc,  et  enfin,  que  la  mutilation  des  enfans  pour  les 
harems,  telle  qu'elle  se  pratique  d'une  manière  si  fréquente  dans 
les  domaines  de  Sa  Hautesse,  est  un  crime  contre  Dieu  et  la  nature 
humaine  et  que  le  Coran  ne  peut  justifier.  La  majesté  chérifienne 
répondit  que  les  Maures  traitaient  les  esclaves  différemment  des 
autres  peuples,  et  que  l'institution  de  l'esclavage  telle  qu'elle  était 
au  Maroc  n'avait  besoin  ni  de  réforme,  ni  de  changement.  Le  Blue 
book  nous  apprend  que  dans  ce  même  empire  du  Maroc,  à  Messfoua, 
se  trouve  un  vaste  étabUssement  destiné  à  la  préparation  des  eunu- 
ques pour  le  sérail  de  cette  majesté.  «  J'y  vis,  dit  le  correspondant 
du  Blue  book,  une  grande  quantité  d'enfans  nègres,  dont  la  plu- 
part avaient  l'air  extrêmement  malades,  et  le  soir,  je  demandai  aux 
Maures  qui  étaient  venus  me  voir  dans  ma  tente,  la  raison  de  leur 
état  de  souffrance,  si  on  devait  l'attribuer  au  climat  ou  à  l'eau  ; 
mais  je  ne  pus  obtenir  aucune  réponse.  Quand  ils  se  furent  retirés, 
je  fus  informé  confidentiellement  que  c'était  parce  que  là  étaient 
préparés  les  eunuques  pour  le  sultan  et  que,  si  le  caïd  apprenait 
que  ce  secret  avait  été  divulgué,  la  vie  du  révélateur  serait  sacri- 
fiée. Je  fus  aussi  informé  que  sur  trente^de  ces  enfans  opérés,  il  en 
meurt  au  moins  vingt-huit.  )) 

Dans  la  Tripolitaine  le  commerce  des  noirs  n'est  ni  public,  ni 
même  officiel  ;  il  n'est  pas,  en  un  mot,  autorisé^  mais  ce  qui  se 
passe  là  n'en  est  pas  moins  odieux.  C'est  encore  le  Soudan  qui 
fournit  des  esclaves,  et,  d'après  le  consul  Wood,  à  Bengazi  et  dans 
ses  alentours  seulement,  il  en  était  venu  plus  de  vingt  mille  en 
quatre  ans.  Dans  cette  proportion  on  arrive  à  un  total  pour  la 
Tripolitaine  de  cent  mille  esclaves.  «  Aux  yeux  des  musulmans,  dit 
le  consul  Nachtigal,  le  commerce  des  noirs  n'a  pas  cessé  d'être 
légitime,  et  toutes  les  fois  qu'un  chef  do  province  peut  le  faire 
impunément,  il  ferme  les  yeux  sur  ce  cluipitre,  favorisant  même 
les  contraventions  pour  peu  que  son  intérêt  le  lui  commande.  Les 


hllk  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

gouverneniens  de  là-bas,  toujours  obérés,  paient  peu  ou  point 
leurs  fonctionnaires  :  n'est-il  pas  naturel  que  ceux-ci  recherchent 
un  supplément  de  profit  dans  une  branche  d'aiïaires  qui  s'accorde 
avec  leurs  convictions  religieuses?  Le  gouverneur  du  Fezzan,  pour 
chaque  esclave  importé,  reçoit,  suivant  une  vieille  règle,  la  somme 
de  9  fr.  [\b  environ,  ce  qui,  naguère,  lui  faisait  au  bout  d'un  an  un 
casuel  de  50,000  francs. 

On  a  des  preuves,  et  par  centaines,  que  la  Tripolitaine  est 
une  des  grandes  portes  par  lesquelles  le  Soudan  envoie  ses 
esclaves  en  Crète,  à  Sniyrne  et  jusqu'à  Constantinople.  En  voici 
une  des  plus  authentiques.  L'année  dernière,  le  schooner  turc 
Mahroiissa  était  poussé  par  une  tempête  dans  le  port  de  Fokia, 
non  loin  du  golfe  de  Smyrne.  Pendant  qu'il  était  à  l'ancre,  un  ma- 
telot mécontent  descendit  à  terre  et  informa  les  autorités  que  le 
schooner  était  parti  de  Bengazi  en  Tripolitaine  avec  vingt-six  escla- 
ves, dont  huit  avaient  été  déjà  débarqués  dans  la  baie  de  Vaalah 
et  le  reste  était  caché  à  bord.  Le  kaïmakan  de  Fokia  envoya  un 
homme  de  la  police  accompagné  par  le  dénonciateur,  et,  sur  la  dé- 
claration de  ce  dernier,  le  ballast  ayant  été  soulevé,  on  vit  une 
trappe  qui  fermait  un  compartiment  s'étendant  tout  le  long  de  la 
cale.  Dans  ce  réceptacle  lurent  trouvées,  entassées  les  unes  sur  les 
autres,  dix-huit  négresses,  sales,  dégoûtantes,  réduites  à  l'état  de 
squelettes  et  mourant  de  faim.  Les  malheureuses  furent  descen- 
dues à  terre  où  les  autorités  leur  donnèrent  les  soins  nécessaires. 
L'équipage  cependant  ne  fut  pas  arrêté,  et  le  maître  du  port  se 
borna  à  retenir  les  papiers  du  navire,  pensant  que  cela  suffirait 
pour  prévenir  son  départ,  mais  le  capitaine  du  schooner  leva  l'ancre 
et  fit  voile  pendant  la  nuit  vers  des  rivages  plus  hospitaliers. 

Pour  en  finir  avec  la  Tripolitaine,  il  a  été  constaté  qu'un  nombre 
considérable  d'esclaves  embarqués  à  Bengazi  et  h  Tripoli  de  Bar- 
barie ont  été  débarqués  du  paquebot  ottoman  Kinmil-Pacha .  le 
plus  souvent  à  Constantinople  même,  et  cela,  sous  les  yeux 
des  autorités  musulmanes.  Si,  en  1888,  au  Caire,  je  n'ai  plus 
retrouvé  le  marché  où  j'avais  vu  vendre  des  hommes  et  des 
femmes,  j'y  ai  rencontré  dans  les  rues  des  eunuques  et  des  harems 
que  ces  eunuques  escortaient.  Ce  fut  suffisant  pour  me  convaincre 
qu'il  y  avait  encore  des  captifs  en  Egypte,  plus  qu'on  ne  se  le 
figure  généralement,  et  cela  à  la  barbe  des  Anglais.  Le  khédive, 
un  homme  simple,  vertueux,  n'a  qu'une  femme,  laquelle  est  elle- 
même  une  exception  entre  toutes  |)ar  sa  beauté  et  sa  modestie,  et 
pourtant  l'usage,  la  tradition,  le  rang  obligent  l'un  et  l'autre  à  avoir 
un  nombre  considérable  de  domestiques,  et  dans  ces  domestiques 
il  y  a  forcément  des  esclaves  et  des  eunuques.  Des  Égyptiens  et 


LE   CONGRÈS   ANTIESCLAVAGISÏE.  ll^b 

(les  Européens  devenus  musulmans,  quelques-uns  de  ceux-ci  taillés 
sur  le  modèle  de  l'oncle  Barbassou,  sont  restés  fidèles  aux  anciens 
usages,  et  ces  apostats  les  pratiquent  avec  une  licence  qui  scanda- 
lise parfois  les  Turcs  de  vieille  roche. 

Le  colonel  Schaeffer,  chargé  de  veiller  sur  les  agissemens 
ténébreux  de  certains  traitans  en  Egypte,  s'est  efforcé  de  pro- 
curer, —  et  il  y  a  pleinement  réussi,  —  aux  femmes  qu'il  a  pu 
faire  rendre  à  la  liberté  une  situation  leur  permettant  de  gagner 
leur  vie  d'une  façon  honnête.  Une  société  intitulée  :  The  Cairo 
home  for  freed  women  slaves,  dont  S.  M.  la  reine  d'Angleterre  est 
protectrice  et  l'inévitable  sir  E.  Baring  président,  a  déjà  réuni 
quatre  cents  de  ces  malheureuses  créatures  dans  une  maison  de 
refuge,  où,  sous  la  direction  d'une  dame  anglaise,  très  maternelle 
pour  ses  enfans  d'adoption,  elles  apprennent  ce  qui  peut  en  faire 
d'utiles  servantes,  mais  servantes  absolument  libres  de  leurs  actes 
en  dehors  d'un  service  bien  rétribué.  La  population  musulmane  du 
Caire,  qui  sait  qu'aucune  tentative  de  prosélytisme  ne  sera  faite 
auprès  des  libérées,  n'y  trouve  rien  à  redire;  on  dit  aussi  que  le 
khédive  lui  donne  sa  haute  approbation,  ce  qui  ne  surprendra 
personne. 

Djeddah,  sur  la  Mer-Rouge,  ne  dépend  pas  du  khédive;  cela  n'a 
pas  empêché  le  colonel  Schaeffer,  tout  dévoué  à  sa  mission,  d'affir- 
mer, par  une  certitude  acquise  sur  les  lieux,  que  cette  ville  est  un 
grand  entrepôt  d'esclaves.  En  excursion  dans  ces  parages,  il  envoya 
un  de  ses  officiers  à  terre  en  lui  disant  d'opérer  comme  s'il  y  allait 
pour  acheter  un  domestique.  En  route,  l'officier  demanda  au  bate- 
lier, d'un  ton  dégagé,  où  il  pourrait  se  procurer  un  nègre,  et  le 
batelier,  sans  défiance,  lui  ofirit  de  le  conduire  au  dépôt  du  prin- 
cipal marchand.  Lorsqu'on  sut  dans  la  ville  qu'un  étranger,  —  il 
était  accompagné  d'un  officier  égyptien,  —  désirait  un  esclave, 
plusieurs  personnes  vinrent  à  lui  dans  la  rue  et  lui  proposèrent  de 
le  conduire  là  où  elles  en  savaient  en  dépôt.  Il  entra  ainsi  dans 
dix-huit  maisons  de  marchands  où  il  trouva  des  nègres  et  des 
Abyssins,  au  nombre  de  six  à  quatorze  dans  chaque  habitation. 

Un  de  nos  jeunes  compatriotes,  M.  George  Grimaux,  que  n'ont 
pas  rebuté  les  difficultés  d'un  voyage  à  Massaouah  et  à  Hodeida, 
m'a  raconté  que,  malgré  les  croisières  de  l'Océan-lndien  et  de  la 
Mer-Rouge,  la  marchandise  noire  continuait  à  alîluer  sur  les  côtes 
d'Arabie.  Le  gouvernement  turc,  plus  aveugle  qu'un  quinze-vingt, 
ne  veut  rien  voir,  et,  grâce  à  sa  tolérante  complicité,  on  vend 
des  nègres  un  peu  partout.  Si  dans  une  ville  comme  Hodeida, 
m'a  dit  M.  Grimaux,  où  il  y  a  deux  consuls  européens,  le  com- 
merce des  noirs  se  fait  clandestinement,  il  se  pratique  ouverte- 


Uk6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ment  ailleurs.  A  Loheïa,  petite  bourgade  située  au  nord  d'Hodeida, 
on  cric  encore  quelquefois  sur  les  places  le  prix  d'un  esclave  mis 
aux  enchères;  le  sous-gouverneur  reroit  deux  talaris  par  tête 
d'esclave  vendu;  de  plus,  il  en  choisit  pour  lui  un  ou  deux  à 
chaque  nouvel  arrivage.  Avec  de  tels  fonctionnaires,  on  comprend 
que  les  marchands  en  question  puissent  continuer  à  se  livrer  en 
toute  sécurité  à  leur  trafic.  Tout  ce  que  la  Turquie  fait  contre  eux, 
m'a  dit  M.  George  Grimaux,  ne  sert  qu'à  donner  un  semblant  de  satis- 
faction aux  puissances  européennes  ;  ainsi,  tout  dernièrement,  un 
bâtiment  de  guerre  ottoman  saisissait  deux  barques  avec  cent 
soixante  nègres,  et  la  Porte  s'en  est  longtemps  autorisée  et  s'en- 
autorise  encore  pour  répondre  victorieusement  aux  accusations  qui 
sont  portées  contre  elle.  Mais  ce  n'est  qu'un  cas  isolé  et  ne  suf- 
fisant pas  à  détruire  ce  qui  se  passe  tous  les  jours  à  l'abri  du 
pavillon  ottoman.  On  estime  à  plus  de  mille  les  Africains  qui  sont 
vendus  annuellement  à  Hodeida.  C'est  peu,  il  faut  le  reconnaître, 
comparativement  à  ce  qui  se  passe  à  Djeddah,  où  les  ventes  se 
font  par  dizaine  de  mille. 

On  se  souvient  peut-être  d'un  étrange  pari  dont  toute  la  presse 
s'occupa  il  y  a  environ  un  an.  Un  haut  fonctionnaire  russe  soutint 
à  un  fonctionnaire  anglais,  en  résidence  à  Constantinople,  que, 
malgré  toutes  les  précautions  prises  par  la  Turquie  et  l'Angleterre 
contre  le  commerce  des  nègres,  il  se  faisait  fort  de  lui  procurer, 
sur  l'heure,  une  esclave  blanche  et  chrétienne.  Le  fonctionnaire 
anglais  accepta  le  défi  et  perdit  son  pari. 

11  reste  donc  établi,  indéniable,  que  des  esclaves,  après  avoir  tra- 
versé la  Mer-Rouge  et  après  s'être  montrés  sur  les  marchés  d'Arabie, 
sont  ensuite  transportés  par  caravane  jusqu'en  Syrie  et  embarqués 
de  nouveau  sur  la  Méditerranée.  Le  fait  est  encore  attesté  par  le 
consul  anglais  Dickson,  dont  le  poste  olliciel  est  à  Damas;  d'après 
lui,  ce  sont  des  pèleiins  venant  de  la  Mecque  qui  en  introduisent 
le  plus,  car  on  ne  se  défie  pas  des  marchands  d'esclaves  qui 
pénètrent  par  la  voie  de  terre  en  Turquie;  il  en  vient  aussi  par  eau 
à  l'île  de  Crète  et  à  Smyrne.  Si  les  nègres,  hommes  et  femmes,  sont 
actuellement  plus  recherchés  comme  domestiques  que  par  le  passé, 
c'est  parce  que  les  esclaves  du  pays  des  Tcherkesses  n'arrivent 
])lus  qu'en  très  petits  nombres  en  pays  musulman  ;  les  quelques 
districts  dont  les  habitans,  des  Circassiens,  étaient  encore  sujets 
turcs,  ont  été  annexés  par  la  Hussie. 

Est-ce  la  connaissance  de  ce  qui  se  passait  dans  la  MéditerranéCv 
dans  des  eaux  baignant  dos  côtes  européennes,  qui  a  motivé  le 
blocus  de  Zanzibar?  Il  y  a  de  cela  sans  doute  dans  cette  mesure 
extrême.  On  vient  de  le  supprimer  à  la  date  du  10  octobre  dernier, 


LE   CONGRÈS   ANTIESCLAVAGISTE.  llM 

et  cette  suppression  termine  sans  résultat  une  mortelle  campagne 
qui,  à  son  début,  lut  pourtant  bruyamment  acclamée  par  1  Alle- 
magne, l'Italie  et  l'Angleterre.  La  France,  il  est  vrai,  y  fut  repré- 
sentée par  le  d'Estaing,  le  Bourel  et  le  Bourmiîit,  mais  simplement 
pour  empêcher  que  des  étrangers  prissent  un  droit  de  visite  sur 
des  bateaux  battant  pavillon  français. 

La  première  des  trois  puissances  nommées  plus  haut  a  dé- 
pensé en  blocus  des  sommes  énormes,  et  perdu  en  croisières  très 
fatigantes  beaucoup  de  braves  gens.  Quel  a  été,  en  définitive,  le 
résultat  de  ces  sacrifices?  Se  saisir  de  quelques  b outres  suspects. 
C'est  que,  paraît-il,  les  arraez  arabes  s'entendent  fort  bien  à  dissi- 
muler dans  leur  dahous  une  marchandise  vivante,  en  entassant  sur 
elle  sacs,  toiles  à  voiles  et  fûts  vides.  Dans  la  Mer-Rouge,  où  le 
trafic  des  enfans  est  des  plus  considérables,  les  négriers,  en  cas 
d'alerte,  font  tout  simplement  descendre  ces  petits  malheureux 
dans  une  île,  et  ils  les  tiennent  cachés,  tant  que  la  croisière  est  en 
vue,  dans  des  cavernes  dont  l'entrée  est  masquée  avec  soin.  Ce  qui 
rend  la  répression  plus  difficile  encore,  c'est  la  situation  faite  aux 
esclaves.  Les  voilà  libres,  mais  après?  Qui  leur  donnera  à  manger? 
Sous  quel  joug  vont-ils  retomber?  Et  à  terre,  les  aidera-t-on  à  rega- 
gner leur  village?  Beaucoup  aiment  mieux  rester  avec  un  maître 
qu'ils  connaissent,  que  de  courir  le  risque  de  mourir  de  faim  sur 
une  plage  désolée,  d'avoir  à  travailler  sous  les  ordres  d'un  Euro- 
péen qu'on  leur  a  dit  être  mangeur  de  noirs.  Oui,  les  Arabes  ont 
persuadé,  aussi  bien  aux  négrillons  qu'aux  grands  nègres,  de 
grands  enfans  aussi,  que  nous  trouvions  leur  chair  savoureuse. 
Quelle  ne  doit  pas  être  la  terreur  de  ces  infortunés  et  comment  ne 
se  prêteraient-ils  pas  au  mutisme,  aux  mesures  de  prudence  qui 
lem-  sont  imposées,  lorsqu'on  leur  signale  au  loin,  rayant  large- 
ment l'horizon,  un  panache  de  fumée  ou  plutôt  la  chevelure  de 
l'ogre  géant  qui  fouille  les  mers  pour  les  prendi'e  et  les  dévorer? 

Autrefois,  les  nègres  étaient  vendus  en  place  publique  ou  sur  des 
marchés  ad  hoc;  aujourd'hui  les  ventes  se  font  dans  des  maisons 
particulières.  C'est  le  seul  résultat  qui  ait  été  obtenu.  Fermez  les 
harems,  et  la  solution  sera  tout  autre,  car  il  n'y  a  pas  seulement  des 
hommes  faits  sur  les  marchés  de  Hodeida  et  de  Djeddah  :  il  y  a 
aussi  des  enfans  et  de  jolies  Abyssines  au  teint  clair  et  aux  beaux 
types  européens.  Mais  c'est  demander  l'impossible  aux  mahomé- 
tans  :  ils  se  contenteront  comme  nous  d'une  femme  le  jour  où,  par 
la  suppression  de  la  traite,  ils  en  seront  réduits  à,  la  portion  con- 
grue. 


llhS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


Y. 


Comment  se  pr;ai(iue  sur  place,  c'est-à-dire  en  Afrique,  et 
je  ne  parle  pas  ici,  bien  entendu,  de  l'ouest  du  continent,  le 
recrutement  de  tant  d'êtres  voués  à  une  vie  de  misère?  C'est 
Livingstone  qui,  l'un  des  premiers,  nous  l'a  appris  et  par  l'atten- 
tion qu'il  força  l'Europe  à  lui  accorder,  son  nom  doit  figurer  au 
nombre  des  grands  bienfaiteurs  de  l'humanité.  Malgré  de  nom- 
breuses missives  à  ses  amis  d'Angleterre,  combien  de  fois 
s'est-il  plaint  de  se  trouver  dans  l'impossibilité  de  donner  une 
peinture  exacte  des  horreurs  de  la  traite  de  l'homme,  de  ne 
pouvoir  fournir  un  total  même  approximatif  des  existences  qu'elle 
détruisait  chaque  année.  Il  était  persuadé  que,  si  la  moitié  des  hor- 
reurs commises  en  Afrique  étaient  connues,  l'indignation,  la  pitié 
qu'elles  éveilleraient,  seraient  telles,  que  «  le  trafic  infernal  dispa- 
raîtrait bientôt,  quelques  sacrifices  qu'il  en  pût  coûter  pour 
l'anéantir.  » 

C'est  la  grande  consommation  de  l'ivoire  en  Europe  qui  a  le 
plus  contribué  au  développement  de  l'esclavage.  Des  marchands 
arabes,  des  métis  plus  cruels  que  ces  marchands,  se  sont  servis,  à 
défaut  d'autres  moyens  de  locomotion,  des  épaules  des  nègres 
pour  transporter  l'ivoire  jusqu'au  port  d'embarquement  où  il  leur 
était  demandé.  Les  noirs  n'y  auraient  jamais  consenti,  même 
contre  salaire,  s'ils  n'avaient  été  vendus  aux  traitans  à  la  suite  de 
guerres  de  tribu  à  tribu  ou  de  ruses  qui  les  ont  traîtreusement 
arrachés  à  leurs  villages  par  de  véritables  chasseurs  d'hommes. 

Des  marabouts  fanatiques,  de  ceux  que  l'on  rencontre  dans  les 
rues  du  Caire  ou  sur  la  place  de  la  Casbah  à  Alger,  aussi  ardens 
propagateurs  du  Coran  que  les  Anglais  le  sont  de  la  Bible,  ont,  il 
faut  le  reconnaître,  donné  à  beaucoup  d'Africains  qui  ne  l'avaient 
pas,  l'habitude  du  travail,  celle  de  se  vêtir  qu'ils  ignoraient;  ils  leur 
ont  inculqué  des  notions  religieuses  dont  ils  n'avaientjamaiseuidée, 
et  les  ont  forcés,  bon  gré  mal  gré,  à  transformer  en  villages  où  se 
rencontrent  l'aisance  et  la  propreté,  les  misérables  agglomérations 
des  noirs  idolâtres.  Malheureusement,  ils  leur  ont  donné  en  outre 
leur  cruauté  et  leur  fanatisme.  Les  missionnaires,  appartenant  à 
n'importe  quelle  doctrine,  n'ont  jamais  pu  obtenir  de  pareils  résul- 
tats, la  grande  majorité  des  noirs  persistant  à  considérer  comme 
péché  véniel  la  possession  de  plusieurs  femmes.  La  suppression  de 
la  polygamie  imposée  aux  tribus  africaines  a  été  la  grande  cause  de 
l'insuccès  dcs^disciples  du  Christ,  et  le  triomphe  des  sectateurs  de 
Mahomet. 


LE    CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  449 

Les  néo-mahométans  sont,  d'ailleurs,  les  plus  durs,  les  plus  bar- 
bares des  maîtres,  et  malheur  à  qui  devient  leur  esclave.  Les  récits 
de  Livingstone,  de  Baker,  de  Stanley,  de  Pinto,  de  Gordon,  du  com- 
mandant Gameron,  des  pères  blancs  d'Afrique  sont  remplis  défaits 
attestant  leur  cruauté.  Que  dit  Speke  dans  ses  Sources  du  Nil  ? 
«  Voici  déjà  quelque  temps  que  j'habite  à  la  «  cour  nègre  »  de 
l'Ougamta,  et  les  usages  de  cette  cour  ne  sont  plus  pour  moi  lettre 
close.  Me  croira-t-on  cependant  si  j'affirme  que,  depuis  mon  chan- 
gement de  domicile,  il  ne  s'est  pas  passé  de  jour  où  je  n'aie  tu 
conduire  à  la  mort,  quelquefois  une,  quelquefois  deux  et  jusqu'à 
trois  de  ces  malheureuses  femmes  qui  composent  le  harem  de 
Mtesa  ?  Une  corde  roulée  autour  du  poignet,  traînées  ou  tirées  par 
le  garde  du  corps  qui  les  conduit  à  l'abattoir,  ces  pauvres  créatures, 
les  yeux  pleins  de  larmes,  poussent  des  gémissemens  à  fendre  le 
cœur  :  liai  minangé  !  o  mon  seigneur  ;  kbakka,  mon  roi  ;  haï 
n'yavio  !  ô  ma  mère;  et  malgré  ces  appels  déchirans  à  la  pitié  pu- 
blique, pas  une  main  ne  se  lève  pour  les  arracher  au  bourreau, 
bien  qu'on  entende  çà  et  là  préconiser  à  voix  basse  la  beauté  de 
ces  jeunes  victimes.  » 

Quant  aux  métis,  nous  apprend  le  cardinal  Lavigerie,  ils  sont 
pour  la  plupart  les  chefs  des  grands  marchands  d'esclaves  ;  par  une 
coïncidence  douloureuse,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  ces  alTreux  traitans 
pénétrèrent  aussi  pour  la  première  fois,  à  la  suite  des  explora- 
teurs et  des  missionnaires,  dans  les  régions  où  ceux-ci  venaient 
apporter  la  civilisation  et  la  morale  chrétienne.  C'est  une  race  hor- 
rible, issue  d'Arabes  et  de  noirs  du  littoral,  musulmane  de  nom, 
juste  ce  qu'il  en  faut  pour  professer  la  haine  et  le  mépris  de  la  race 
nègre  qu'elle  met  au-dessous  des  animaux,  et  à  qui,  pour  lui  don- 
ner ce  qui  lui  est  dû,  elle  ne  doit  que  l'esclavage,  et,  si  elle  ré- 
siste, les  supplices  et  la  mort.  «  Hommes  affreux,  sans  conscience 
sans  pitié,  également  infâmes  pour  leur  corruption  bestiale  et  pour 
leur  cruauté,  ils  justifient  le  proverbe  africain  :  u  Dieu  a  fait  les 
blancs, Dieu  a  fait  les  noirs,  c'est  le  démon  seul  qui  a  fait  les  métis...)) 

Ce  qu'on  apprenait  de  l'Afrique  chaque  jour  en  Euro[)e  par  les 
lettres  et  les  récits  des  voyageurs  redoublait  le  zèle  des  négro- 
philes,  zèle  qui  se  traduisait  en  grosses  souscriptions  dont  une 
partie  était  employée  en  difiusion  do  bibles.  Mais  ce  beau  feu  ne 
donnait  aucun  résultat.  Et  conmient  en  eùt-il  pu  être  autrement 
avec  les  contradictions  qu'on  signalait  chez  les  chefs?  Le  plus  hé- 
roïque des  Anglais,  la  victime  la  plus  pure  d'une  politique  inquali- 
fiable, Gordon,  n'avait-il  pas  rétabli  l'esclavage  après  l'avuir  com- 
battu à  outrance?  Lui  aussi,  avait  compris  qu'il  n'y  avait  pas  à  lutter 
contre  l'esclavage  dans  l'Ahique  elle-même  et  que  la  solution  de 
TOME  xcvi.  —  1889.  29 


àbO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

celte  grande  question  n'était  pas  à  Khartoum.  «  Il  n'y  a  que  deux 
moyens,  écrivait-il  à  Londres,  deux  moyens  sérieux  pour  empêctier 
la  traite  :  le  premier,  de  tarir  la  source  en  établissant  la  tranquillité 
dans  les  territoires  de  chasse  au  gibier  humain  ;  le  second,  de  fer- 
mer les  débouchés  en  Egypte,  en  Turquie  et  en  Perse.  » 

D'autres  récits  que  ceux  des  explorateurs  et  missionnaires  an- 
glais vinrent  jeter  aussi  en  France  une  sinistre  clarté  sur  ce  qui  se 
passait  sur  les  rivages  des  grands  lacs  akicains,  je  veux  parler  des 
lettres  écrites  par  des  missionnaires,  nos  compatriotes.  Par  une 
circonstance  toute  providentielle  pour  l'abolition  de  l'esclavage, 
l'évêque  de  .\ancy,  devenu  depuis  le  cardinal  Lavigerie,  avait  été 
nommé  à  l'archevêché  d'Alger.  L'éminent  prélat  se  dit  aussitôt 
qu'envoyé  en  pays  musulman,  c'est-à-dire  à  un  poste  de  combat  en 
quelque  sorte,  il  lui  fallait  des  auxiliaires  sur  lesquels  il  pût 
compter,  propres  aux  missions  qu'il  comptait  bien  leur  confier.  Il 
créa  donc,  en  1878,  un  séminaire  où  l'étude  et  la  connaissance  de 
la  langue  était  particulièrement  obligatoire.  On  devait  y  porter  le 
costume  de  laine  blanche  aux  plis  flottans,  autrement  seyant,  certes, 
que  la  noire  soutane  des  lazaristes,  s'habituer  aux  longues  marches, 
et  à  la  sobriété  des  nomades  du  désert.  Le  séminaire  de  Kouba 
fut  donc  fondé,  et  c'est  de  là  que  sont  sortis  et  sortent  encore  ces 
missionnaires  que  Ton  rencontre  avec  un  vif  intérêt  un  peu  par- 
tout, à  Biskra,  c'est-à-dire  au  pays  des  oasis,  sous  les  ombrages 
parfumés  de  Blidah,  dans  l'Oranais  avec  Figuig  pour  objectif,  sur 
les  hauteurs  neigeuses  du  Djurdjm-a,  à  Carthage  où  ils  sont  à  la 
fois  gardiens  du  poste  télégraphique  et  du  peu  qui  nous  reste  de 
la  rivale  de  Rome.  Mais  ces  pères  parcourent  des  régions  saines, 
et  suivent  des  routes  largement  ouvertes.  Il  en  est  d'autres  dont 
la  tâche  est  plus  ardue;  pour  les  voir  exercer  un  apostolat  plutôt 
de  charité  que  de  propagande  religieuse,  il  faut  aller  jusqu'au  Zam- 
bèze  et  sur  les  rives  des  grands  lacs.  Et  ils  ne  sont  pas  les  seuls  : 
dans  d'autres  régions  du  continent  nou,  on  trouve  des  lazaristes, 
des  pères  du  Saint-Esprit,  des  missions  de  Lyon  et  de  vénérables 
sœurs  de  charité  vouées  à  une  mort  certaine  loin  de  leur  patrie. 
Tous  combattent,  répandant  autant  que  possible  la  morale  de  l'Évan- 
gile dans  les  tribus  nègres,  mais  s'efTorçant  par-dessus  tout  de  les 
arracher  à  leur  triste  condition  et  à  relever  leurs  esprits. 

C'est  le  25  mars  1878,  aussitôt  après  avoir  obtenu  l'approbation 
de  Léon  XIII,  que  les  premiers  pères  blancs  au  nombre  de  dix  par- 
tirent pour  le  centre  de  l'Afrique.  «  Marchez  donc,  leur  dit  M^""  La- 
vigerie, au  nom  et  avec  l'aide  de  Dieu  !  Allez  relever  les  petits, 
soulager  ceux  qui  souffrent,  consoler  ceux  qui  pleurent,  guérir 
ceux  qui  sont  malades.  Ce  sera  l'honneur  de  l'église  de  vous  voir 
révéler  de  proche  en  proche,  jusqu'au  centre  de  cet  immense  conli- 


LE    CONGRÈS    ANTIESCLAVACrTSTE.  llbi 

nent,  les  œuvres  de  la  charité  ;  ce  sera  l'honneur  de  la  France  de 
vous  voir  achever  son  œuvre,  en  portant  la  civilisation  chi'étienne 
bien  au-delà  de  ses  conquêtes,  dans  ce  monde  inconnu  dont  la 
vaillance  de  ses  capitaines  a  ouvert  les  portes.  » 

Un  an  après  ce  premier  départ,  dix  autres  pères  blancs  prenaient 
la  route  des  Hauts-Plateaux.  Ainsi  que  l'a  dit  M.  Jules  Simon  au 
cours  d'une  conférence  faite  à  la  Sorbonne  en  février  dernier,  le 
spectacle  de  ces  missionnaires  consolerait  un  peu  des  misères  qui 
se  passent  en  Afrique,  si  on  pouvait  jamais  s'en  consoler.  «  Mais 
enfin,  a-t-il  ajouté,  plus  on  est  malheureux  de  savoir  qu'elles  exis- 
tent, et  plus  on  sent  le  besoin  et  le  devoir  d'exprimer  la  profonde 
admiration  et  la  profonde  reconnaissance  que  méritent  ces  jeunes 
hommes  qui  partent  à  vingt-quatre  ans,  abandonnant  leurs  parens, 
leurs  amis,  presque  leurs  idées  et  leurs  sentimens,  laissant  tout  ce 
qu'ils  ont  de  grand  et  de  cher  derrière  eux,  et  allant  au  loin  affron- 
ter de  tels  maux  et  guérir  ou  consoler  de  telles  soufïrances.  Oh! 
que  nous  nous  servons  mal  de  notre  admiration  et  de  notre  recon- 
naissance! Nous  avons  de  l'admiration  pour  des  actions  qui  en 
méritent  bien  peu  et  de  la  reconnaissance  pour  des  bienfaits  qui 
souvent  tournent  contre  nous.  Mais  les  voilà,  les  âmes  généreuses, 
les  âmes  compatissantes,  celles  qui  sont  remplies  d'éternité  !  Les 
voilà  !  Si  jamais  de  cette  réunion  quelque  bruit  pouvait  sortir, 
je  voudrais  qu'il  passât,  sans  s'arrêter,  par-dessus  la  France  et 
par-dessus  l'Europe,  et  qu'il  allât  dans  quelques-uns  de  ces  pays 
inconnus,  dont  nous  savons  à  peine  le  nom,  où  ils  sont  quatre  ou 
cinq,  vivant  de  privations  inouïes,  ayant  de  temps  en  temps  le 
spectacle  de  ces  horreurs  et,  semblables  aux  nègres  de  Zanzibar, 
entendant  toute  leur  vie  le  cri  de  la  mère  quand  un  coup  de  pisto- 
let a  tué  son  enfant  dans  ses  bras.  » 

C'est  sur  les  bords  des  lacs  Nyanza  et  Tanganyika  que  se  sont 
établis  les  missionnaires  ayant  dans  leur  voisinage  d'autres  collè- 
gues anglais  et  protestans  attachés  comme  eux  à  la  grande  œuvre 
d'émancipation  et  de  charité.  Parfois,  ils  se  prêtent  une  mutuelle 
assistance,  car,  à  cette  distance  de  la  mère  patrie,  des  liauteui's 
où  la  foi  les  porte,  les  mesquines  dissidences  disparaissent.  Des 
lacs,  les  pères  blancs  écrivent  à  leur  chef  spirituel,  entretenant 
ainsi  en  lui  cette  ardeur  de  propagande  qui  en  fait  un  Pierre  l'Er- 
mite moderne;  ils  lui  disent  leurs  travaux,  leurs  espérances  et  ce 
qui  se  passe  autour  d'eux.  Lisez  leurs  lettres,  si,  toutefois,  vos 
larmes  vous  le  permettent,  et  après  les  avoir  eues  sous  les  yeux 
vous  n'hésiterez  pas  à  donner  votre  obole  et  à  prêter  votre  aide 
aux  mesures  qui  doivent  faire  cesser  de  telles  atrocités. 

On  pourrait  supposer  que  ce  qu'écrivent  les  pères  blancs  est 


^^52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

poussé  trop  au  noir  comme  les  tableaux  de  certains  peintres.  Il 
n'en  est  rien.  Le  commandant  Gameron,  un  Anglais  qui,  par  état  eti 
par  nature,  n'a  pas  la  sensiblerie  que  l'on  est  sûr  de  rencontrer 
presque  toujours  chez  les  apôtres  modernes,  nous  prouvera  que  rien 
n'a  été  exagéré.  Durant  le  très  récent  séjour  que  le  cardinal  Lavi- 
gerie  fit  à  Londres,  le  commandant  Gameron  lui  écrivit  :  «...  Pen- 
dant les  trois  ans  que  j'ai  employés  à  traverser  l'Afrique,  j'ai  été 
souvent  témoin  des  mau\  causés  par  le  commerce  des  esclaves,  et, 
auparavant,  j'avais  passé  quatre  ans  à  faire  la  chasse  aux  dahous 
arabes  qui  portaient  des  esclaves  en  Asie.  La  plupart  de  ceux  qui 
pensent  encore  aujourd'hui  aux  horreurs  de  la  traite  croient  que 
cette  question  n'intéresse  que  le  transport  des  esclaves  par  mer,  et 
que,  sur  terre,  ils  ne  sont  ni  si  maltraités  ni  si  malheureux.  J'ai  vu 
les  esclaves  à  bord  des  dahous  arabes,  accroupis,  leurs  genoux 
au  menton,  couverts  de  blessures  et  de  plaies,  mourant  par 
manque  de  boisson  et  de  nourriture,  les  morts  fiés  aux  vivans,  et 
la  petite  vérole  ajoutant  sa  funeste  contagion  aux  misères  dont  ils 
étaient  accablés.  Mais  cela  n'est  rien  comparativement  aux  horreurs 
que  l'on  voit  à  terre  ;  des  villages  brûlés,  des  hommes  tués  en  dé- 
fendant leurs  foyers,  des  provinces  entières  dévastées,  des  femmes 
violées,  des  petits  enfans  mourant  de  faim,  ou,  si  quelque  mère  a 
obtenu  d'emporter  avec  elle  son  enfant  et  que  le  négrier  brutal 
trouve  que  la  pauvre  femme  ne  peut  plus  porter  à  la  fois  son  far- 
deau et  l'enfant,  c'est  ce  dernier  qui  est  jeté  à  terre  et  qui  a  la  tête 
brisée  d'un  coup  de  feu  sous  les  yeux  de  sa  mère. 

«  L'Allemagne  vient  de  devenir  maîtresse  d'une  grande  région  de 
l'Afrique,  mais  jusqu'à  présent  elle  ne  témoigne  aucune  volonté  de 
soulager  les  maux  de  ceux  dont  elle  est  devenue  la  souveraine.  J'es- 
père que  vous,  monseigneur,  vous  réussii-ez  à  exciter  un  vif  intérêt 
pour  cette  question  de  la  traite,  et  que  vous  parviendrez  à  trouver  le 
moyen  de  la  supprimer...  L'homme  qui  assurera  la  liberté  à  la  race 
nègre  sera  le  plus  digne  serviteur  de  Dieu  que  le  monde  aura  ja- 
mais vu.  » 

Le  commandant  Gameron,  signataire  de  cette  lettre,  l'un  des 
hommes  d'Angleterre  les  mieux  informés  sur  ce  qui  se  passe  en  Afri- 
que, afTn-me  que  500,000  noirs  y  étaient  déjà  vendus  annuellement  à 
l'époque  où  il  s'y  trouvait,  et  qu'aujourd'hui,  ce  chiiïre  s'est  en- 
core augmenté.  Paraît-il,  en  vérité,  possible  que  les  états  euro- 
péens qui  se  sont  arrogé  des  droits  de  souveraineté  sur  le  continent 
noir  laissent  à  quelques  misérables  marchands  la  liberté  de  le 
dépeupler  ? 


LE   CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  453 

VI. 

J'ai  dit  que  Ton  croyait  assez  généralement  que  les  esclaves 
dont  disposent  les  Arabes  trafiquans  étaient  des  prisonniers  de 
guerre  qui  leur  avaient  été  vendus,  comme  cela  se  iaisait  au  siècle 
dernier,  par  des  rois  africains  bataillant  entre  eux.  Ce  n'est  même 
plus  cela.  Les  esclaves  actuels  sont  de  pauvres  êtres  arrachés  vio- 
lemment à  leurs  villages.  Les  missionnaires  ont  raconté  comment 
les  traitans  s'emparaient  de  leur  bétail  humain,  et  M.  H. -H.  Johns- 
ton,  vice-consul  d'Angleterre  à  Cameroons,  a  envoyé  au  Graphie 
des  dessins  qui  ont  vulgarisé  leurs  récits.  C'est  ainsi  que  tous  les 
ans,  des  chasseurs  d'hommes,  musulmans  du  nord,  de  l'est  et  du 
centre,  s'évertuent  à  découvrir  des  provinces  où  la  traite  soit  en- 
core inconnue.  Ce  qu'il  y  a  de  profondément  atti'istant,  c'est  que,  à 
la  suite  d'explorations  nouvelles  faites  par  des  Européens,  et,  en 
quelque  sorte  à  leur  suite^,  apparaissent  presque  toujours  d'infâmes 
marchands  avec  leur  cortège  de  chevaux,  d'ânes,  de  chameaux, 
d'armes  à  feu  et  de  vices.  Des  bandes  venues  du  Maroc,  du  pays 
des  féroces  Touaregs,  de  la  Tunisie,  font  irruption  dans  Tombouctou, 
et  dans  les  contrées  qui  entourent  le  Niger  ;  d'autres,  venues  de 
l'Egypte  et  de  Zanzibar,  régnent,  comme  certains  carnassiers,  dans 
la  région  des  lacs;  on  les  rencontre  aujourd'hui  au-delà  du  Haut- 
Congo  et  presque  aux  confins  des  possessions  anglaises  et  des  co- 
lonies du  Cap.  C'est  dans  les  régions  fertiles  où  les  nègres  ont 
jusqu'à  présent  vécu  heureux,  menant  l'existence  des  pasteurs 
bibhques,  n'ayant  jamais  eu  pour  armes  que  l'arc  et  la  flèche,  pour 
vêtement  que  leur  nudité,  que  se  commettent  les  rapts  les  plus  im- 
prévus,, les  plus  douloureux.  C'est  là  que  les  chasseurs,  se  dissi- 
mulant comme  le  tigre  le  long  de  la  lisière  des  forêts  ou  au  centre 
de  hautes  moissons,  se  jettent  sur  la  femme  ou  l'enfant  isolé  qui 
passe  à  leur  portée,  u  Auprès  des  grands  lacs,  dit  le  père  Moinet, 
toute  créature  qui  s'éloigne  à  dix  minutes  de  son  village  n'est  pas 
sûre  d'y  revenir.  »  S'il  arrive  que  la  tribu  dont  ils  veulent  s'em- 
parer est  trop  forte  pour  être  attaquée  de  front,  ils  séduisent  par 
de  riches  présens,  ils  corrompent  par  de  l'or  quelque  chef  inférieur, 
et,  grâce  à  la  trahison  de  celui-ci,  ils  attaquent  la  tribu  par  sur- 
prise et  parviennent  ainsi  à  la  réduire  en  esclavage.  Pour  compléter 
tant  de  misères,  la  guerre  civile  éclate  dans  ces  malheureux  pays, 
et  pendant  que  les  indigènes  sont  occupés  à  se  combattre,  les  Arabes 
ne  songent  qu'à  une  chose,  rassembler  ce  qui  leur  est  demandé 
d'esclaves.  Si  la  corruption  ne  peut  être  employée,  alors  rampant 
et  se  dissimulant  comme  des  fauves  dans  l'herbe  haute,  les  ravis- 


llbU  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

seiirs  s'élancent  soudainement  sur  un  village  dont  les  homme 
sont  partis  pour  la  chasse  ou  pour  la  pêche.  La  décharge 
leurs  fusils,  les  clameurs,  le  feu  mis  à  des  huttes  de  paille,  ter- 
rifient les  femmes,  les  enfans  et  les  jeunes  hommes  qui  sont  res- 
tés au  logis.  On  leur  attache  les  mains  derrière  le  dos,  et  lem-s 
cous  sont  introduits  dans  de  larges  fourches.  Le  joug  ne  suffisant 
pas,  les  hommes  valides  sont  attachés  par  des  liens  faits  de  hanes 
entrelacées.  Les  petits  enfans  serrés  par  leur  frayeur  contre  leurs 
mères  ne  songent  guère  à  s'en  séparer,  aussi  se  dispense-t-on  de 
les  lier. 

C'est  lorsque  le  butin  vivant  est  dirigé  vers  la  côte  ou  vers  le 
dépôt  des  marchands,  que  commencent  les  véritables  horreurs  de 
la  traite.  On  marche  toute  la  journée.  Le  soir,  lorsqu'on  s'arrête 
pour  prendre  du  repos,  on  distribue  quelques  grammes  de  sorgho 
cru.  C'est  toute  la  nourriture,  et  le  lendemain,  de  bonne  heure,  il 
faut  repartir!  Si  grande  au  début  est  la  fatigue  que  la  mortalité 
parmi  les  esclaves  s'élève  à  50  pour  100.  C'est  le  chiffre  que  donne 
M.  Johnston.  Les  femmes,  les  vieillards,  les  enfans,  sont  les  pre- 
miers qui,  exténués  par  la  marche,  s'arrêtent  tout  à  coup  sur  le 
chemin  brûlant.  Pour  terrifier  les  hommes  qui  seraient  tentés  d'en 
faire  autant,  les  conducteurs  s'approchent,  armés  d'une  barre  de 
fer  pour  épargner  la  poudre,  de  ceux  qui  paraissent  les  plus  épuisés, 
ils  en  assènent  un  coup  terrible  sur  la  nuque  des  victimes  qui  pous- 
sent un  grand  cri  et  se  roulent  dans  les  convulsions  de  la  mort. 
D'autres  fois  on  les  laisse  périr  de  faim  et  de  soif,  sous  les  mor- 
sures répétées  des  hyènes.  La  caravane  est  presque  toujours  suivie 
dans  sa  marche  par  un  cortège  de  chacals  et  par  des  vols  hardis 
de  vautours  et  de  marabouts,  de  même  qu'en  mer,  les  requins 
suivent  le  sillage  des  bàtimens  sur  lesquels  se  trouvent  des  ma- 
lades et  des  mourans.  «  J'ai  rencontré  en  suivant  la  trace  des  mar- 
chands d'esclaves  de  Swahili,  raconte  M.  Johnston,  des  corps  d'es- 
claves à  demi  rongés  et  ayant  encore  attachées  à  leurs  cous  des 
fourches.  J'ai  ramassé  et  rendu  à  la  santé  trois  d'entre  eux  que 
j'avais  trouvés  au  dernier  degré  de  l'épuisement  et  encore  tout  san- 
glans  des  morsures  des  hyènes.  » 

Quand  le  soir  arrive,  à  l'heure  des  haltes,  les  miu*chands 
d'hommes  qui  ont  acquis  de  l'expérience  devinent  d'un  seul  coup 
d'oeil  quel  est  celui  de  la  caravane  qui  succombera  le  lendemain  à 
la  fatigue.  Pour  épargner  le  sorgho,  ils  passent  derrière  lui  et 
l'abattent  d'un  seul  coup  de  barre.  Et  l'on  marche  longtemps  ainsi, 
des  mois  entiers,  quand  la  chasse  s'est  faite  loin  du  Uttoral.  Si  nom- 
breuses sont  les  victimes  que,  si  l'on  perdait  la  route  qui  conduit 
de  l'Afrique  équatoriale  au  marché  des  esclaves,  on  pourrait  la  rc- 


LK    CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  /j55 

trouver  aisément  par  les  ossemens  des  nègres  dont  elle  est  blanchie. 
Je  me  souviens  qu'avant  l'ouverture  de  la  voie  ferrée  du  Caire  à 
Suez,  une  caravane  dont  je  faisais  partie  n'eut  pour  se  guider  dans 
le  désert  que  les  squelettes  de  dromadaires  morts  de  fatigue  ou  de 
soif.  C'était  un  spectacle  peu  récréatif,  mais  après  tout,  assez  insi- 
gnifiant, comparé  aux  débris  humains  rencontrés  par  le  vice- 
consul  de  Cameroons.  Avant  d'ai'river  aux  marchés  des  esclaves,  il 
se  fait  des  haltes  à  Tabora,  Nyanza,  Kano  et  Tombouctou.  Là,  les 
marchands  passent  une  dernière  inspection  de  leur  troupeau,  et  ceux 
des  hommes  qui  dénotent  une  trop  grande  faiblesse  sont  portés 
moribonds  aux  cimetières  et  abandonnés  sur  le  sol.  La  nuit  venue, 
les  chacals  et  les  hyènes  se  les  disputent.  C'est  encore  dans  ces 
haltes  que  l'on  procède  aux  mutilations  des  petits  garçons  que 
l'on  veut  transformer  en  futurs  gardiens  des  sérails.  Après  une  bru- 
tale opération,  ces  enfans  sont  jetés  sanglans  sur  un  sable  torride, 
ils  s'y  roulent  dans  la  douleur,  n'échappant  à  la  mort  que  si  les 
rayons  d'un  soleil  incandescent  cautérisent  leurs  plaies.  Sultans, 
pachas  puissans,  qui  prétendez  sortir  du  sein  d'Allah,  lui  dites- 
vous  comment  les  pourvoyeurs  de  vos  harems  mutilent  d'inno- 
centes créatures? 

Arrivés  à  leur  destination,  ou  plutôt  sur  quelque  marché  du  lit- 
toral africain,  les  captifs  sont  soumis  au  minutieux  examen  de 
l'acheteur.  Tout  amateur  a  le  droit  de  les  visiter  des  cheveux  jus- 
qu'aux talons.  En  1860,  au  Caire,  j'ai  été  conduit  dans  un  marché 
couvert  où  se  trouvaient  à  vendre,  50  jeunes  Nubiennes  à  peine 
revêtues  de  quelque  lambeau  d'étoffe.  Le  spectacle  de  la  «  revi- 
sion »  à  laquelle  je  les  ai  vues  se  soumettre  ne  parut  choquant 
qu'aux  Européens  qui  se  trouvaient  avec  moi.  Comme  aux  îles  du 
Cap-Vert,  pas  une  de  ces  femmes  ne  paraissait  avoir  la  moindre 
notion  des  pudeurs  et  des  délicatesses  des  femmes  d'Occident. 
Toutes  pom'tant  ne  sont  pas  ainsi,  et  il  en  est  qui  protestent  par  le 
suicide  contre  les  violences  qui  leur  sont  faites.  En  lisant  le  livre  du 
cmiimandant  Cameron  A  travers  l'Afrique,  on  y  verra  qu'une  jeune 
fille  du  Barotsé,  très  belle,  ayant  refusé  de  se  prêter  aux  désirs 
d'un  chef  qui  lui  répugnait,  fut  donnée  par  celui-ci,  dans  un  accès 
de  colère,  à  des  traitans  venus  de  Cenguela.  Quand  elle  vit  qu'elle 
était  vendue  et  livrée,  elle  saisit  la  lance  de  ceux  qui  voulaient  l'em- 
mener, s'en  frappa  et  tomba  morte.  Quand  de  nobles  instincts  du 
cœur  se  révèlent  avec  une  telle  violence  dans  une  race  réputée 
barbare,  ne  peut-on  espérer  qu'elle  se  relèvera  un  jour!  C'est  ailaire 
à  ceux  qui,  s'emparant  d'une  province  sous  le  prétexte  de  la  civili- 
ser, ont  le  strict  devoir  d'en  moraliser  et  d'en  rendre  heureux  les 
habitans. 


456  REVUE    DES   DEUX    MONDES.  ^i 

Lorsque  des  bateaux  allemands,  anglais  et  italiens  croisaient,  -^Ê\ 
comme  ils  l'ont  fait  jusqu'au  lOoctobre  decetteannée,  —  de  Zanzi-  ' 
bar  à  Souakim,  les  esclaves  transportés  d'Afrique  en  Asie  avaient 
de  longues  et  tristes  heures  à  passer.  Les  dahous  ou  boutres 
arabes  qui  les  transportent  ordinairement  vont  jusqu'au  nord  de 
l'Inde,  au  Golfc-l^ersique,  en  Asie,  en  Arabie,  et  même  dans  cer- 
taines îles  de  rOcéan-Indien  ;  ces  voyages  sont  très  courts,"comparés 
à  ceux  qu'avaient  à  faire  autrefois  les  noirs  lorsqu'ils  partaient  de 
la  côte  occidentale  pour  d'Afrique  débarquer  aux  États-Unis;  mais 
actuellement,  comme  les  boutres  sont  petits  et  les  passagers  nom- 
breux, on  entasse  ceux-ci  comme  des  harengs  dans  un  tonneau  ; 
suffoqués,  asphyxiés  faute  d'air  pui",  mourant  de  soif  et  de  faim, 
les  vivans  restant  attachés  aux  morts,  ils  arrivent  tant  bien  que  mal 
à  destination.  On  les  débarque  dans  de  petites  baies  bien  cachées, 
toujours  à  une  certaine  distance  des  grandes  villes,  où  ils  sont  con- 
duits par  petites  escouades,  puis  internés  dans  des  bazars  où  les 
pourvoyeurs  des  harems  savent  bien  les  trouver. 

Vil. 

Comprend-on,  maintenant,  l'active  campagne  antiesclavagisle 
faite  à  Londres,  à  Bruxelles,  à  Paris,  par  le  cardinal  Lavigerie  et 
ses  émules,  leurs  appels  répétés,  leur  besoin  de  réunir  autour 
d'eux  ceux  qui  ont  dans  l'âme  quelque  chose  de  la  pitié  que  Living- 
stone  avait  pour  les  pauvres  noirs,  une  étincelle  du  feu  qui  brûle 
dans  l'âme  des  missionnaires  dont  en  Sorbonne  M.  Jules  Simon  a 
fait  l'éloge  d'une  façon  si  éloquente?  C'est  qu'il  y  a  vraiment  urgence 
à  courir  au  secours  de  ceux  qu'on  opprime,  des  malheureux  dont 
une  partie  de  l'Europe  a  pris  charge  d'âme  et  de  corps.  N'est-il 
pas  douloureux  de  songer  que  chaque  minute  de  retard  prive  de 
la  vie,  et  cela  par  notre  indifférence,  des  milhers  d'êtres  humains? 

Le  II  août  de  cette  année,  un  congrès  devait  se  tenir  à  Lu- 
cerne,  et  l'on  jugera  de  quelle  importance  il  eût  été  par  les  pro- 
blèmes qu'il  avait  à  élucider.  Ce  congrès  n'a  pas  eu  lieu,  mais 
comme  son  programme  comprend  toutes  les  difficultés  à  vaincre,  il 
est  indispensable  de  le  connaître. 

On  devait  donc  y  traiter  : 

1°  De  l'esclavage  au  point  de  vue  du  droit  naturel  et  du  droit 
public.  —  Du  nombre  des  victi^ies  de  la  traite  et  des  cruautés 
commises  soit  dans  les  chasses,  soit  dans  l'esclavage  domesti([iie. 
—  Des  milliers  d'enfans  mutilés  tous  les  ans  pour  les  harems; 

2°  En  Afrique  action  pacilique.  —  Soutien  et  développement  des 
missions  religieuses.  —  Moyen  de  répandre  l'instruction  parmi  les 


LE    CONGRÈS    AJNTIESCLAVAGISTE.  A  57 

noirs.  —  Substitution  de  travaux  et  d'un  trafic  honnête  à  la  traite 
des  esclaves.  —  Empêcher  l'introduction  des  armes  et  des  muni- 
tions par  les  Arabes.  —  Empêcher  l'introduction  des  spiritueux 
pour  les  noirs.  —  Emploi  de  la  force  par  les  gouvernemens.  — 
Est-elle  nécessaire?  —  Chaque  état  doit-il  se  borner  à  agir  sur 
les  territoires  placés  dans  sa  sphère  d'influence?  Vaudrait-il  mieux 
combiner  sur  certains  points  une  action  collective?  —  Emploi  de 
la  force  par  l'initiative  piivée?  —  Chefs  volontaires  isolés,  avec 
troupes  indigènes?  —  Corps  de  volontaires?  —  Miîices  religieuses 
chargées  de  protéger  les  routes  commerciales  et  d'ouvrir  des  asiles 
fortifiés  et  approvisionnés? 

3°  De  l'action  en  Europe  :  moyens  pratiques  d'amener  le  gouver- 
nement musulman  à  supprimer  le  marché  d'esclaves.  —  Mesures 
pour  procurer  aux  associations  antiesclavagistes  les  moyens  né- 
cessaires. —  Quête  universelle  comme  autrefois  pour  les  Lieux- 
Saints  et  les  Croisades.  —  Constitution  d'une  commission  perma- 
nente. 

h"  Opinion  publique  :  moyens  les  plus  efficaces  d'agir  sur  l'opi- 
nion, revues  et  journaux  existans;  publications  existant  en  dehors 
des  bulletins  de  la  Société.  —  Conférences  spéciales.  —  Concours 
littéraires. 

Ce  programme  si  chargé  n'a  pu  être  discuté  à  Lucerne  pour 
divers  motifs  :  maladie  subite  de  l'Eminence ,  état  des  esprits 
en  France  aux  approches  des  élections  législatives.  Il  y  avait  d'au- 
tres raisons  qu'on  n'a  pas  dites  et  que  chacun  soupçonnait.  Il 
y  eût  été  certainement  parlé  de  ce  qui  s'est  passé  de  grave  en 
Afrique  depuis  un  an  environ.  On  y  eût  récriminé  contre  le  blocus 
de  Zanzibar,  qui  a  ruiné  le  peu  de  commerce  honnête  qui  s'y 
faisait,  laissé  le  sultan  sans  autorité  sur  la  terre  ferme,  et  mis  en 
péril  de  mort  les  Européens  qui  se  trouvent  sans  protection  dans  l'in- 
térieur. On  se  serait  plaint  de  la  façon  dont  les  nègres,  capturés  par 
les  Anglais  à  bord  des  boutres  arabes,  avaient  été  dirigés  sur  l'ile 
de  Pemba  avec  interdiction  d'en  sortir,  et  cela,  pour  faire  profiter 
les  sujets  indiens  de  l'Angleterre  du  grand  commerce  des  girofles 
qui  se  fait  dans  cette  île  sur  une  grande  échelle.  Les  représentans 
de  l'Allemagne  au  congrès  auraient  fait  remarquer  avec  aigreur 
que  l'Angleterre  ne  s'était  immiscée  au  blocus  que  pour  mieux  gê- 
ner l'action  des  Allemands,  et  que  son  intrusion  avait  changé  une 
grande  idée,  celle  de  l'abolition  de  la  traite,  en  une  mesquine 
question  de  rivalité  coloniale.  Les  Anglais  auraient  répliqué  que  la 
flotte  allemande,  bombardant  sans  nécessité  quelques  villages  arabes 
du  httoral,  à  seule  fin  sans  doute  d'exercer  le  tir  de  son  artillerie, 
avait  eu  grand  tort,  et  que  la  campagne  du  capitahie  ^^issmann 


Zi58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

était  des  plus  impolitiques.  Elle  n'aurait  eu,  d'après  eux,  d'autre 
résultat  qu'un  redoublement  de  haine  contre  les  Européens,  une 
mortalité  très  grande  chez  ceux  qui  la  laisaient,  car  les  Arabes, 
cruellement  éclairés  aujourd'hui  sur  l'insuffisance  de  leur  arme- 
ment, se  mettent  pendant  le  jour  à  l'abri  des  fusils  à  longue  portée 
et  à  tir  rapide,  sauf  à  revenir  pendant  la  nuit  pour  attaqpier  le  cam- 
pement de  leurs  ennemis.  Le  but  de  l'audacieuse  marche  de  Stanley 
y  eût  été  dévoilé  probablement,  car  il  saute  aux  yeux  que  sa 
recherche  d'Émin-Pacha  n'a  été  que  le  prétexte  d'une  nouvelle 
extension  de  l'empire  britannique  au  centre  de  l'Afrique.  Quant 
aux  Français,  tout  en  disant  que  cela  leur  était  parfaitement  indif- 
férent, ils  auraient  indiqué  qu'ils  étaient  loin  d'ignorer  que  la  société 
anglaise  de  l'est  africain  avait  pris  à  ferme  «  pour  cinquante  ans  et 
contre  dédommagement  »  l'administration  des  parties  méridionales 
des  côtes  du  territoire  qui  appartient  au  sultan,  et  que  la  société 
allemande  de  l'est,  de  son  côté,  avait  fait  la  même  bonne  affaire; 
qu'elle  a  agi  sur  la  côte  dans  les  limites  de  la  sphère  des  intérêts 
allemands,  sans  trop  savoir  quelles  sont  ses  Hmites,  et  la  société 
anglaise  dans  les  limites  également  de  fantaisie  de  la  sphère  des 
intérêts  anglais.  Conformément  à  la  convention  de  Londres,  et  à 
une  déclaration  concordante  du  gouvernement  français,  l'Alle- 
magne, l'Angleterre  et  la  Franco  ont  garanti,  il  est  vrai,  les  pos- 
sessions du  sultan  de  Zanzibar.  Mais,  comme  disait  ces  jours-ci  un 
journal  semi-officiel  de  l'Allemagne,  ce  n'est  là  qu'une  formalité, 
puisque,  quand  les  conventions  relatives  à  la  ferme  de  l'admi- 
nistration du  pays  expireront,  les  fermiers  ne  disparaîtront  pas.  En 
réalité,  une  pareille  convention  équivaut  à  une  prise  de  possession 
dans  le  sens  le  plus  strict  du  mot.  Aurait-on  ajouté  méchamment 
que  l'Italie,  en  récompense  de  sa  croisière,  du  grand  zèle  qu'elle 
a  mis  à  seconder  l'Angleterre  et  l'Allemagne,  avait  aussi  voulu  et 
non  sans  raison  sa  part  d'un  si  large  gâteau?  Rien  n'eût  été  plus 
naturel,  et  pourtant  elle  a  dû  restituer  le  lopin  de  terre  qu'elle 
avait  pris  avec  trop  d'empressement;  comme  la  restitution  s'est 
faite  de  force  en  quelque  sorte,  le  pavillon  italien  a  exigé  des 
excuses,  une  réparation,  un  salut  de  vingt  et  un  coups  de  canon. 
Tout  a  été  accordé  ;  néanmoins,  c'est  peu;  mais  tel  n'était  pas 
l'avis  de  ses  deux  compagnons  des  croisières,  plus  maîtres  de  Zan- 
zibar que  le  souverain  lui-même. 

N'est-il  pas  permis  de  penser  qu'en  présence  d'une  telle  dévia- 
tion des  motifs  qui  avaient  conduit  dans  les  eaux  de  Zanzibar  les 
escadres  allemande,  anglaise,  française  et  italienne,  le  congrès 
de  Lucerne  eût  risqué,  lui  aussi,  de  dévier?  C'est  sans  doute 
co  que  l'organisateur  du  congrès  avait  pensé  lui-même.  Qui  sait 


LE   CONGRÈS    ANTIESCLAVAGISTE.  A 59 

même  si  l'on  ne  nous  y  eût  pas  accusés,  comme  l'a  lait  la  presse 
allemande  et  anglaise,  d'avoir  favorisé  par  dessous  main  la  traite 
en  autorisant  les  insulaires  des  Gomores  à  arborer  sur  leur  légère 
embarcation  le  pavillon  tricolore?  voulait-on  que,  sujets  français, 
ils  y  missent  un  pavillon  étranger?  Et  pourtant  il  est  avéré 
que  leurs  bateaux  ont  été  visités  non  pas  une  fois,  mais  trois 
et  quatre  fois  avec  une  insistance  marquée  par  les  navires  de 
guerre  allemands  et  anglais.  11  n'est  pas  jusqu'aux  bateaux  à  va- 
peur des  messageries  maritimes  allant  de  Marseille  à  Madagascar, 
qui  n'aient  été  soumis  à  des  questions  humiliantes  et  déplacées. 
Les  imputations  ont  été  si  loin  à  notre  égard,  qu'on  nous  a  accusés 
de  favoriser  le  commerce  des  esclaves  du  Mozambique  à  Madagas- 
car. Pour  les  faire  cesser,  le  premier  ministre  de  cette  île,  sur  la 
demande  de  M.  Le  Myre  de  Villers,  a  publié  une  loi  aux  termes  de 
laquelle  tous  les  esclaves  qui  désormais  débarquent  dans  l'île  se- 
ront affi-anchis  de  droit.  «  Ainsi,  dit  le  décret  royal  que  j'ai  sous  les 
yeux,  si  des  Mozambiques  venant  d'au-delà  de  la  mer  sont  intro- 
duits à  Madagascar  sur  n'importe  quel  point  pour  être  esclaves,  ils 
ne  seront  pas  esclaves,  mais  sujets  libres.  )> 

Le  décret  est  daté  du  8  mars  1889.  Il  y  a  malheureusement  des 
esclaves  à  Madagascar,  mais  ils  y  sont  d'ancienne  date,  et  pour  les 
libérer,  il  faudrait  indemniser  ceux  qui  en  sont  les  possesseurs, 
et  les  finances  du  trésor  malgache  ne  permettent  pas  cette  libéra- 
lité. Du  reste,  m'a  affirmé  l'honorable  gouverneur  de  Madagascar, 
les  esclaves  d'Emyrne  tiennent  plus  à  leurs  maîtres  que  les  maîtres 
tiennent  à  leurs  esclaves.  Il  faut  que  les  maîtres  les  nourrissent  ; 
quant  à  travailler,  les  esclaves  mozambiques  ne  le  font  que  lorsque 
l'envie  leur  envient,  et  jamais  cette  envie  n'a  germé  chez  eux. 

Ce  qui  ne  s'est  pas  dit  à  Lucerne  se  dira  peut-être  à  Bruxelles, 
où  des  représentans  des  nations  antiesclavagistes  se  trouvent 
en  ce  moment  réunis.  Dans  l'intérêt  des  Africains,  il  vaudi'ait  mieux 
qu'il  n'y  eût  pas  de  récrimination,  car  si  quelqu'un  avait  le  droit 
de  se  plaindre,  ce  serait  le  nègre,  qui  n'y  sera  certainement  pas. 
Pour  que  chaque  membre  du  congrès  reste  dans  de  sages  limites, 
il  n'aura  qu'à  se  répéter  ces  mots  de  l'acte  constitutif  du  Congo  : 
«  Les  puissances  s'engagent  à  ce  que  les  territoires  sur  lesquels 
elles  ont  de  l'influence  ne  servent  ni  de  marché,  ni  de  voie  de  transit 
à  la  traite  des  esclaves,  de  quelque  race  que  ce  soit.  » 

Et  c'est  là,  en  somme,  qu'est  pour  elles  la  solution,  mais  en 
étendant  cette  influence  sur  les  pays  musulmans  afin  d'en  obtenir 
l'abrogation  du  statut  de  l'esclavage.  Une  action  collective  armée 
n'aurait  aucune  chance  de  réussite,  car,  une  troupe  ne  pouvant  agir, 
combattre  d'une  façon  entièrement   indépendante,    elle  porterait 


460  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ombrage  à  qui  ne  l'aurait  pas  sous  sa  direction.  Ce  qu'il  faudrait 
renouveler  sur  une  très  grande  échelle,  ce  serait  une  quête  géné- 
rale dans  toute  la  chrétienté  comme  au  temps  des  croisades.  Le 
cardinal  Lavigerie  a  recueilli  près  d'un  million  de  francs,  à  quel 
chiffre  n'atteindrait  pas  une  quête  universelle  faite  par  le  saint-père? 
11  faudrait  de  l'argent,  beaucoup  d'argent,  non  pour  gagner  à  notre 
cause  les  métis  dont  on  devra  se  défaire  par  n'importe  quel  pro- 
cédé, mais  pour  désintéresser  d'honnêtes  Arabes  qui  possèdent  des 
esclaves  acquis  aux  mêmes  titres  que  les  colons  américains,  les 
créoles  des  Antilles  et  autres  avaient  acquis  les  leurs,  c'est-à-dire 
contre  argent  comptant  ou  par  héritage.  11  ne  faut  pas  ignorer  que 
dans  les  conditions  où,  depuis  des  siècles,  se  trouvent  certaines 
régions  de  l'Afrique,  l'esclavage  est  entré  profondément  dans 
les  mœurs  et  les  coutumes  et  qu'on  ne  gagnerait  absolument  rien 
à  vouloir  les  réformer  par  la  violence.  Les  Arabes  ne  font  aucune 
difficulté,  du  reste,  à  vendre  leurs  esclaves  dès  qu'on  leur  en  offre 
un  prix  raisonnable  ;  c'est  ainsi  qu'à  la  station  de  Rabaï,  apparte- 
nant à  des  missionnaires  anglais,  il  se  trouve  un  village  qui  ne 
comprend  pas  moins  de  1,500  noirs  libérés.  \os  missionnaires 
ont  aussi  les  leurs,  mais  l'argent  leur  manque  pour  en  émanciper 
autant  qu'ils  le  voudraient.  A  Fcrdoyo,  petit  village  qui  est  dans  la 
sphère  des  terres  a  protégées  »  par  les  Anglais,  on  peut  voir  actuel- 
lement 3,000  nègres  fugitifs;  leurs  maîtres  ont  le  droit  de  venir 
les  reprendre,  mais  ce  serait  avec  empressement  qu'ils  les  céde- 
raient à  bas  prix.  La  quête  universelle  produirait  à  coup  sûr  de 
bons  effets,  des  résultats  vraiment  pratiques. 

Ainsi  que  je  l'ai  dit  au  début  de  cette  étude,  il  a  été  livré  deux 
assauts  à  l'esclavage,  le  premier,  lors  de  la  propagation  et  du 
triomphe  de  l'Évangile,  le  second,  quand,  en  Amérique,  les  états 
du  nord  vainquirent  ceux  du  sud.  Tous  les  deux  ont  été  des  assauts 
heureux.  En  sera-t-il  de  même  pour  le  troisième?  J'en  ai  le  ferme 
espoir,  car  si  de  grands  peuples  comme  les  Anglais,  les  Allemands, 
les  Français,  les  Italiens,  les  Belges,  se  liguent  pour  imposer  une 
idée  généreuse,  défendre  une  grande  cause,  cette  idée  et  cette 
cause  ne  peuvent  sûrement  finir  que  par  un  éclatant  triomphe. 


Edmond  Plaucudt. 


REVUE    DRAMATIQUE 


La  Lutte  pour  la  vie,  pièce  en  5  actes  et  6  tableaux,  de  M.  Alphonse  Daudet. 

Qui  dira  le  pouvoir  d'un  titre  mal  choisi?  Si  M.  Alphonse  Daudet 
avait  intitulé  son  mélodrame  :  un  Scandale  dans  le  grand  monde,  ou  : 
le  Divorce  de  la  duchesse,  ou  encore,  et  tout  simplement  :  Paul  Astier, 
nous  en  eussions  parlé,  négligemment  et  obligeamment,  comme  du 
Maître  de  Forges,  par  exemple,  ou  comme  des  Deux  Orphelines.  Mais  il 
l'a  intitulé  :  la  Lutle  pour  la  vie;  et,  en  le  faisant,  puisque  ces  mots 
expriment  une  idée,  il  a  voulu  prouver  quelque  chose;  et  quelques 
moyens  qu'il  en  ai'c  pris,  ils  sont  mauvais,  s'ils  ne  prouvent  rien;  et, 
s'ils  ne  prouvent  rien,  quoi  que  l'on  puisse  dire  d'ailleurs  en  faveur 
de  sa  pièce,  elle  est  manquée.  Les  exigences  de  la  critique  se  règlent 
pour  une  part  sur  les  intentions  ou  prétentions  des  auteurs;  et  les 
chutes,  en  général,  sont  d'autant  plus  chutes  qu'on  tombe  de  plus 
haut.  Cette  vérité  banale  peut  passer  pour  nouvelle,  aujourd'hui  que 
Vintentionisme  a  envahi  tous  les  arts,  et  qu'en  musique,  en  peinture, 
en  littérature,  au  théâtre  comme  dans  le  roman,  il  suffit  d'avoir  voulu 
faire  quelque  chose  pour  s'entendre  acclamer  comme  si  l'on  l'avait 
fait.  Nous  voyons  trop  clairement,  dans  la  pièce  de  M.  Daudet,  qu'il 
a  voulu  faire  quelque  chose,  et  qu'il  ne  l'a  pas  fait. 

Mais  aussi,  quelle  rage  a-t-il,  —  lui.  l'auteur  de  Jack,  du  Nabab,  , 
de  Numa  Roumestan,  de  Sapho,  l'auteur  non-seulement  applaudi,  mais 
aimé,  —  quelle  rage  de  faire  du  théâtre?  et,  n'y  ayant  réussi  qu'une 
fois  en  vingt  ans,  grâce  à  la  musique  de  Bizet,  quel  n'est  pas  son  aveu- 
glement d'imputer  on  ne  sait  à  quelle  cabale  imaginaire  des  échecs 
dont  il  ne  devrait  s'en  prendre  qu'à  lui-même?  Pour  n'avoir  point 
écrit  de  romans,  je  ne  sache  pas  que  l'auteur  de  l^Avenluriere  ou 
des  Effrontés  en  ait  tenu  dans  la  littérature  contemporaine  une  place 
moins  considérable;  et,  si  M.  Feuillet  ou  M.  Dumas  ont  également  réussi 
au  théâtre  et  dans  le  roman,  ce  n'est  pas  sans  doute  une  raison  pour 
que  M.  Daudet  y  réussisse  après  eux  et  comme  eux.  Il  n'a  ni  l'œil,  ni 


462  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  1 

l'esprit,  ni  la  main  d'un  auteur  dramatique;  il  gâte  lui-même,  comme^t^ 
à  plaisir,  ses  meilleurs  romans  lorsqu'il  essaie  de  les  accommoder  «PI 
l'optique  de  la  scène;  et,  quand  au  lieu  de  tirer  la  pièce  du  roman, 
comme  dans  les  Rois  en  exil  ou  dans  Numa  Roumeslan,  il  fait  la  pièce 
avant  le  roman,  comme  dans  la  Lutte  pour  la  vie,  l'épreuve  est  plus 
décisive  encore  :  ses  qualités  de  romancier,  gênées  ou  rendues  inu- 
tiles par  les  conventions  d'un  art  qu'il  ne  connaît  point,  s'y  dénaturent, 
s'y  tournent  en  déi'auts,  et,  finalement,  y  périssent. 

Que,  par  exemple,  le  jeune  mari  d'une  vieille  femme,  qu'il  a  ruinée, 
veuille  divorcer  d'avec  elle  pour  en  épouser  une  plus  jeune,  et  une  plus 
riche  ;  qu'à  cet  effet  il  prenne  une  maîtresse  parmi  les  «  protégées  » 
de  sa  femme;  et  que,  son  calcul  s'étant  trouvé  faux,  l'empoisonnement 
de  la  première  lui  suggère  l'idée  d'empoisonner  lui-même  la  seconde, 
j'aimerais  mieux  un  autre  sujet.  Mais,  après  tout,  il  en  vaut  un  autre, 
et,  dans  le  roman,  la  longueur  des  préparations  et  des  explications,  la 
subtilité  de  l'analyse,  la  variété  des  épisodes,  la  vérité  des  descrip- 
tions, la  grâce  savante  et  négligée  du  style,  en  atténueraient  la  gros- 
sièreté, la  masqueraient  peut-être,  et  la  sauveraient  en  tout  cas.  Mal- 
heureusement, tout  ce  qui  la  sauverait  dans  le  roman,  et  tout  ce  qui 
est  le  triomphe  du  talent  de  M.  Daudet,  c'est  ce  qui  s'évanouit  au  théâtre, 
et  c'est  ce  qu'il  a  vainement  essayé  d'y  transporter.  Sur  la  scène  du 
Gymnase,  le  temps,  l'espace  et  généralement  tous  les  moyens  lui  man- 
quent pour  y  développer  des  qualités  purement  livresques,  si  je  l'ose 
ainsi  dire;  et  de  son  sujet,  quel  qu'il  soit,  il  ne  reste  que  le  mélo- 
drame. Car  si  dans  le  roman,  et  dans  le  ronian  contemporain  surtout, 
l'intrigue  est  devenue  presque  indifférente;  s'il  y  a  raille  manières 
d'en  déguiser  Tinsignifiance  ou  la  brutalité;  de  faire  même  qu'à  moins 
d'être  averti,  le  lecteur  ne  s'en  doute  pas,  il  en  est  autrement  au 
théâtre,  où,  l'on  aura  beau  faire,  on  ne  remplacera  jamais,  ni  par  au- 
cun moyen,  le  plaisir  de  la  curiosité  savamment  provoquée,  inquiétée, 
contrariée  et  satisfaite. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'à  cette  sensibilité  frémissante,  —  et  un  peu  ma- 
ladive sans  doute,  mais  si  contagieuse,  —  qui  est  l'une  des  meilleures 
parties  du  talent  de  M.  Daudet,  dont  on  ne  puisse,  dont  on  ne  doive 
dire  qu'elle  dégénère  au  théâtre  en  une  fade  sentimentalité.  J'ai  vu 
louer  «  l'intérieur  des  Vaillant,  »  ce  tableau  de  mœurs  bourgeoises,  évi- 
demment destiné,  dans  la  pensée  de  l'auteur,  comme  dans  celle  du 
directeur  du  Gymnase,  à  «  nous  tirer  les  larmes  des  yeux.  »  On  y 
déjeune,  on  y  mange  des  cerises,  w  pépère  »  y  fait  risette  à  «  fifiUe,  » 
et  le  bon  chimiste  Antonin  s'y  élève  jusqu'à  l'éloquence.  Mais,  pour  ma 
part,  et  en  dépit  du  talent  des  acteurs,  de  M"*  Darlaud,  de  M.  Lafon- 
laine,  de  M.  Burguet,  —  un  débutant,  aussi  naturel,  aussi  vrai  qu'on 
le  puisse  être  à  la  scène,  —  tous  ces  personnages  m'ont  eu  l'air  de 
sortir,  je  ne  dis  pas  d'un  roman  de  Dickens,  je  dis  d'une  moralité  de 


REVUE    DRAMATIQUE.  ^63 

Berquin  ou  de  Bouilly.  Ils  sont  trop  bons,  d'une  bonté  trop  banale  ou  trop 
moutonnière;  et,  je  sais  bien,  comme  dit  l'autre,  que  pour  être  assez 
bon,  en  ce  monde,  il  faut  l'être  trop,  mais  eux,  ils  sont  surtout  trop  con- 
formes à  un  certain  modèle  de  bonté,  «  poncif  »  et  convenu.  Com- 
parez maintenant  à  «  l'intérieur  des  Vaillant  »  celui  des  Joyeuse,  dans 
le  Nabab,  et  pour  relever,  pour  «  accentuer,  »  pour  renouveler  ce  que 
les  Joyeuse  ont  eux  aussi  d'un  peu  conventionnel  et  de  plus  voulu  que 
d'observé,  voyez  les  facilités  que  le  roman  procure.  Direz-vous  d'ail- 
leurs à  ce  propos  qu'il  ne  les  procure  pas  à  tout  le  monde  ?  Ce  sera 
donc  une  preuve  de  plus  que  l'auteur  de  la  Lutte  pour  la  vie  est  chez  lui 
dans  le  roman,  mais  qu'il  n'est  qu'en  visite,  ou  en  passage,  ou  en 
voyage,  au  théâtre. 

Quant  à  la  thèse  que  ce  titre  ambitieux  implique,  l'intention  de  la 
traiter  était  louable  sans  doute,  et,  —  pour  faire  plaisir  à  M.  Jules  Le- 
maître,  —  nous  la  louerions  bien  davantage  encore,  si  nous  ne  l'avions 
louée  suffisamment  naguère  en  parlant  du  Disciple.  Puisque  M.  Daudet 
pense  donc  avec  nous  que  de  certaines  doctrines,  prétendues  scien- 
tifiques, ne  le  sont  pas,  premièrement  ;  et,  secondement,  quand  elles  le 
seraient,  qu'il  y  a  plus  d'une  façon  de  les  interpréter  :  la  bonne,  la 
moins  bonne,  et  la  mauvaise,  nous  sommes  heureux  de  cette  rencontre; 
et  si  quelque  chose  devait  faire  un  jour  vaciller  la  solidité  de  sa  con- 
viction, nous  espéro.ns  qu'au  moins  ce  ne  sera  pas  les  argumens  de 
M.  Albert  Wolff.  Mais  la  doctrine  qu'il  attaque,  il  me  paraît  que  M.  Dau- 
det l'a  mal  prise.  Il  a  donné  trop  beau  jeu  pour  le  contredire,  —  diver- 
sement, il  est  vrai,  mais  non  moins  vivement  des  deux  parts,  —  et 
à  tous  ceux  qui  ont  lu  Darwin,  et  à  tous  ceux  qui  ont  ouï  dire  que 
deux  mille  ans  avant  l'Origine  des  espèces,  un  poète,  qu'on  appelait 
Lucrèce,  avait  assez  éloquemment  dépeint  «  la  lutte  pour  la  vie.  » 

Je  ne  suis  pas  un  naturaliste,  et,  si  j'insiste  sur  ce  point,  on  entend 
bien  que  ce  n'est  pas  pour  le  vain  plaisir  de  reprocher  à  M.  Daudet 
une  erreur  d'interprétation  que  les  vrais  savans,  s'ils  me  lisent,  me 
reprochent  peut-être  à  moi-même.  Mais  c'est  qu'il  me  semble  que  la 
vraie  question  n'était  pas"  où  M.  Daudet  l'a  mise;  et  que,  s'il  l'eût  mise 
où  je  la  crois  voir,  son  drame  n'en  eût  pas  mieux  valu,  mais  il  eût  prouvé 
davantage.  Le  vrai  danger  de  la  doctrine,  en  effet,  c'est  qu'en  raison  de 
la  connexité  de  la  «  lutte  pour  la  vie  »  et  de  la  «  sélection  naturelle,  » 
avec  la  «  persistance  du  plus  apte,  »  la  cause  du  progrès  a  l'air  aujour- 
d'hui de  se  trouver  enveloppée  dans  le  droit  du  plus  fort  ;  —  et  c'est 
à  ce  sophisme  qu'il  fallait  s'attaquer.  Ne  lisais-je  pas  récemment  en- 
core, dans  un  endroit  que  je  ne  dirai  point,  cette  phrase  étonnante  : 
«  Les  adultes  travaillent  et   reproduisent  ;  quant  aux  enfans  et  aux 
vieillards,  leur  âge  les  force  à  vivre  aux  dépens  des  adultes,  ils  consti- 
tuent le  poids  mort  de   la  société?  »  Le  même  écrivain  dit  ailleurs  : 
«  Plus  les  naissances  sont  nombreuses,  plus  est  actif  le  combat  pour 


h6'i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  vie,  combat  douloureux,  mais  nécessaire,  et  d'où  les  plus  iatelligens 
ont  tOH'es  les  chances  de  sortir  victorieux.  «  On  peut  tirer,  on  a  tiré  de 
là  d'étranges  conséquences. 

Dostoievsky  l'avait  bien  vu,  dans  ce  roman  célèbre  :  Crime  et  châti- 
ment, où  je  ne  veux  pas  dire  que  M.  Daudet  a  pris  l'idée  de  sa  pièce, 
mais  enfin  dont  nous  savons  que  l'obsession  l'a  longtemps  hanté. 
«  Cette  vieille  femme  est  inutile  à  la  société,  disait  le  Raskolnikof  du 
romancier  russe,  elle  encombre  la  vie  publique,  c'est  un  poids  mort, 
elle  coûte  plus  qu'elle  ne  rapporte,  elle  ne  dure  et  elle  ne  détient  sa 
fortune  qu'aux  dépens  et  aux  dôtrimens  d'un  plus  jeune,  d'un  plus 
intelligent,  d'un  meilleur,  que  je  suis;  je  la  supprime;  et,  en  la  sup- 
primant, je  rends  service  à  la  société,  puisque  je  libère  en  ma  personne 
une  force  capable  d'aider  pour  sa  part  au  progrès  futur.  »  Voilà  la 
question  comme  il  faut  la  poser,  et  voilà  le  danger  du  nouveau  droit 
du  plus  fort.  11  n'a  sans  doute  encore  autorisé  ni  le  meurtre,  ni  le  vol, 
ni,  généralement,  aucun  des  crimes  dont  les  nécessités  de  la  préser- 
vation sociale  empêcheront  toujours  qu'aucun  sophisme  réussisse  à 
changer  l'abominable  caractère.  Qui  niera  toutefois  que  déjà,  dans 
notre  âge  de  fer,  il  ait  rendu  le  faible  encore  plus  faible  en  face  du 
plus  fort?  qu'il  en  excuse  l'écrasement,  s'il  ne  l'autorise  pas?  ei  qu'à 
la  pitié  de  l'homme  pour  son  semblable,  pour  son  égal  devant  la  mort 
et  devant  la  souffrance,  il  doive  bientôt  substituer  le  tranquille  mépris 
du  vainqueur  pour  le  vaincu  du  combat  de  la  vie  ?  C'est  donc  par  là 
qu'il  fallait  attaquer  la  doctrine;  l'incarner  dans  un  personnage  qui 
couvrît,  sans  presque  s'en  douter  lui-même,  du  prétexte  spécieux  de 
l'intérêt  publie,  les  démarches  de  son  égoïsme;  et  dans  la  «  lutte  pour 
la  vie»  nous  faire  voir  enfin  la  force,  au  nom  du  progrès  futur, essayant 
d'éteindre  en  nous  la  pitié,  de  corrompre  la  morale,  et  de  renverser  la 
justice. 

Une  telle  pièce  était-elle  faisable?  et  comment?  C'est  une  autre  ques- 
tion, que  nous  n'avons  point  à  résoudre,  dont  nous  ne  pouvons,  pour 
notre  part,  que  déléguer  modestement  la  réponse  aux  auteurs  drama- 
tiques. Mais,  faisable  ou  non,  tout  ce  que  nous*  disons,  c'est  que  la  ten- 
tative en  eût  singulièrement  honoré  M.  Daudet;  et  que,  n'eût-cUe  rien 
prouvé,  elle  eût  du  moins  justifié  le  titre  qu'il  avait  choisi.  Peut-être 
alors  eussions-nous  trouvé  son  Paul  Astier  «  plus  fort;  »  —  car  il  ne 
l'est  guère,  en  vérité,  quoique  l'on  le  lui  dise  tout  le  long  de  la  pièce; 
et,  avec  son  secrétaire,  que  l'on  nous  donne  comme  plus  «  fort  «  en- 
core, plus  libre  de  préjugés,  ce  ne  sont  l'un  et  l'autre  que  deux  cri- 
minels assez  vulgaires.  Il  faut  bien  le  dire  à  M.  Daudet  :  si  M.  Marais, 
dans  ce  rùlc,  a  généralement  paru  fort  au-dessous  de  lui-même,  l'au- 
teur du  drame  en  est  la  cause.  Le  rôle  est  faux  d'un  bout  à  l'autre,  ce 
qui  s'appelle  faux,  plus  digne,  —  de  qui  dirai-je,  pour  ne  blesser  per- 
sonne? —  mettons  de  Guibert  de  Pixérécourt  que  de  M.  Daudet,  de  la 


REVUE    DRAMATIQUE.  465 

scène  de  l'Ambigu  que  de  celle  du  Gymnase,  et  de  feu  Castellano  que 
de  M.  iMarais. 

Qu'est-ce  encore  que  ce  coup  de  pistolet  qui  termine  la  pièce,  avec  la 
vie  de  Paul  Astier  ?  S'il  y  a  des  morts  qui  sont  des  dénoûmens,  il  y 
en  a,  comme  celle-ci,  qui  ne  sont  que  des  expédiens,  un  moyen  de  se 
tirer  d'affaire,  un  fâcheux  aveu  d'impuissance.  A  moins  toutefois  que 
M.  Daudet  n'en  ait  cru  l'effet  sûr.  Car  j'admire  la  complaisance  avec 
laquelle  M.  Daudet,  comme  d'ailleurs  M.  de  Concourt  et  comme  M.  Zola, 
se  soumet  aux  pires  conventions  d'un  art  dont  ils  vont  se  plaignant 
que  les  conventions  les  empêchent  d'écrire  des  chefs-d'œuvre.  Situa- 
tions violentes,  plaisanteries  usées,  artifices  de  mise  en  scène,  M.  Vala- 
brègue  ou  M.  d'Ennery  sont  plus  habiles  à  ce  jeu  :  ils  n'en  abusent  pas 
davantage.  Faire  faire,  par  exemple,  à  M.  Marais  sa  toilette  sur  la  scène, 
l'y  faire  se  laver  les  mains,  et  friser  sa  moustache,  M.  Daudet  préten- 
dra-t-il  que  ce  soit  imiter  la  vie?  Non  ;  c'est  tout  simplement  émoustil- 
1er  la  curiosité  du  parterre,  lequel  est  ainsi  fait,  qu'on  est  sûr  de  l'in- 
téresser en  lui  montrant  des  acteurs  qui  mangent  de  vrai  potage  ou  qui 
découpent  de  vrai  gigot.  La  Lutte  pour  la  vie  est  pleine  de  ces  inventions 
pseudo-réalistes  qu'on  ne  pardonne  à  M.  Daudet  qu'en  songeant  combien 
il  a  dû  souffrir  d'être  obligé  de  les  y  introduire.  Il  aura  cru  qu'elles 
feraient  passer  ses  u  hardiesses,..  »  en  en  détournant  l'attention. 

Malgré  tout  cela,  pourtant,  il  faut  convenir  que  la  pièce  n'est  pas 
ennuyeuse;  on  l'écoute  sans  fatigue;  on  la  suit  avec  intérêt.  Est-ce  le 
romancier  dont  la  juste  popularité  protège  et  soutient  l'auteur  drama- 
tique? Ou  plutôt  encore,  —  ôtez  la  thèse,  oubliez  Darwin  et  surtout  Ber- 
keley, rappelez-vous  le  Nabab  et  Numa  Roumestan,  —  ne  serait-ce  pas 
qu'à  défaut  d'un  vrai  drame  il  y  a  dans  la  Lutte  pour  la  vie  un  roman, 
un  vrai  roman,  dont  l'intérêt  vaguement  entrevu  fait  celui  de  la  repré- 
sentation? C'est  une  erreur  que  la  Lutte  pour  la  vie,  mais  c'est  Terreur 
d'un  romancier.  D'ailleurs,  la  pièce,  adroitement  mise  en  scène,  est  aussi 
fort  bien  jouée.  J'ai  déjà  dit  deux  mots  de  M.  Lafontaine,  de  M.  Marais, 
de  M.  Burguet  :  le  premier  serait  parfait,  dans  un  rôle  qui  rappelle  les 
romans  qu'il  écrit,  si  sa  simplicité  était  moins  théâtrale;  je  voudrais 
que  le  second,  s'il  le  pouvait  un  jour,  cessât  de  jouer  les  Marais,  qu'il 
joue  bien,  mais  qu'il  joue  trop  souvent;  et,  pour  ne  pas  achever  d'é- 
tourdir le  troisième,  je  n'ajouterai  rien  aux  éloges  dont  on  l'a  comblé, 
mais  je  n'en  retrancherai  rien.  J'ai  moins  aimé  que  je  ne  faisais  jadis 
le  jeu  toujours  sûr  de  M""  Pasca  :  je  l'ai  trouvée  trop  mélodramatique, 
avec  des  intonations  caverneuses  et  des  gestes  excessifs,  elle,  qui  fut 
la  mesure  et  la  sobriété  mêmes.  Les  autres,  la  maréchale  de  Sélény. 
le  comte  Adriani,  et  l'aimable  M.  Chemineau,  m'excuseront  aisément 
si  je  ne  dis  rien  d'eux  ni  des  rôles  d'opérette  qu'on  leur  a  donnés  dans 
cette  sombre  histoire.  ^^ 

TOME  xcvi.  —  1889.  30 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre. 

Maintenant  que  les  jours  de  fête  ou  d'émotion  sont  passés,  que  le 
beau  rêve  de  l'Exposition  s'est  évanoui,  et  que  les  ardeurs  de  la  der- 
nière lutte  électorale  sont  plus  qu'à  demi  éteintes,  il  faut  compter  avec 
ce  qui  reste,  avec  la  réalité.  Il  faut  revenir  aux  affaires  du  moment, 
aux  problèmes  qui  naissent  des  circonstances,  au  choix  d'une  conduite, 
à  la  politique  qu'on  devra  suivre;  il  faut  vivre  avec  les  faits. 

Jusqu'ici,  tout  s'est  passé  en  discours,  en  projets,  en  commentaires, 
en  conversations  où  chacun  dit  son  impression  et  porte  son  témoignage 
ou  propose  son  programme.  C'était  peut-être  le  préliminaire  inévitable. 
Aujourd'hui,  la  chambre  nouvelle,  élue  il  y  a  six  semaines,  a  déjà  fait 
son  entrée  dans  le  monde;  elle  est  réunie  depuis  hier  au  palais  Bour- 
bon. Les  questions  se  pressent,  on  va  être  à  l'œuvre  réelle,  pratique, 
et  tout  peut  dépendre  d'un  premier  pas,  des  dispositions  avec  lesquelles 
majorité  et  minorité,  partis  de  toute  sorte,  vont  se  rencontrer  dans  le 
parlement,  de  l'idée  qu'on  se  fait  des  instincts,  des  vœux,  des  aspira- 
lions  du  pays.  Il  est  certain  que  dans  cette  chambre  qui  vient  de  s'ou- 
vrir, il  n'y  a  pas  seulement  une  foule  d'hommes  nouveaux,  il  y  a  aussi, 
il  doit  y  avoir  un  esprit  nouveau.  Il  y  a  une  signification  dans  ces  élec- 
tions récemment  accomplies.  Il  y  a  eu  un  vote  pour  la  république, 
pour  les  institutions  régnantes,  c'est  désormais  presque  universelle- 
ment entendu;  il  y  a  eu,  en  même  temps  et  du  même  coup,  un  vole 
pour  une  direction  nouvelle,  i>our  une  politi([uc  de  conciliation  libé- 
rale, de  réparation,  de  iiacihcation  morale,  substituée  à  une  politique 
malfaisante  de  parti  et  de  secte.  On  le  sent,  et  c'est  ce  sentiment  qui 
doit  passer  maintenant  dans  la  réalité.  Comment,  dans  quelle  mesure, 
par  quelle  série  de  combinaisons,  d'évolutions  ou  de  transactions,  cela 
s  accomplira-l-il  ?  C'est  la  question  à  laquelle  on  ne  peut  échapper,  qui 


KÈVUÈ.    —    CtlRONtQdÈ*  li61 

renaîtra  sous  toutes  les  formes,  à  tout  propos,  dans  toutes  les  délibé- 
rations et  dans  toutes  les  résolutions,  qu'il  s'agisse  d'un  vote  parle- 
mentaire ou  d'un  simple  acte  administratif,  du  choix  d'un  président 
ou  de  la  vérification  des  pouvoirs. 

C'est  toujours  une  difficulté  sans  doute  de  faire  entrer  dans  la  réalité, 
dans  la  pratique  des  choses  ce  que  tout  le  monde  pense  ou  sent,  ce 
qui  a  été  comme  le  mot  d'ordre  d'un  grand  mouvement  public.  C'est 
surtout  une  dilTicultô  avec  des  partis  qui,  la  veille  encore,  se  combat- 
taient violemment  et  qui  le  lendemain  se  retrouvent  en  présence  dans 
une  assemblée,  tout  pleins  de  leurs  ressentimens,  de  leurs  animosités 
et  de  leurs  défiances.  Non,  assurément,  ce  n'est  pas  facile;  mais  ce 
n'est  pas  impossible,  puisque  c'est  nécessaire,  et  la  première  condition 
pour  ceux  qui  ont  le  sentiment  de  cette  situation  nouvelle,  c'est  de 
rester  dans  la  vérité  de  leur  rôle,  de  ne  pas  laisser  une  idée  simple  et 
juste  s'égarer  ou  s'émousser  dans  les  subtilités  et  les  équivoques  des 
tactiques  intéressées.  On  résistera,  on  se  débattra,  on  se  débat  encore, 
et,  au  bout  de  tout,  il  faudra  bien  y  venir  ;  il  faudra  bien  arriver  à  C3 
concordat  nécessaire  de  la  raison,  de  l'équité  libérale,  du  patriotisme, 
parce  qu'on  ne  peut  pas  faire  autrement,  parce  que  c'est  le  pays  qui 
l'a  voulu.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  que,  dans  le  premier  mo= 
ment,  les  républicains  eux-mêmes,  la  plupart  des  républicains  du  moins 
ne  méconnaissaient  pas  le  caractère  des  élections  dernières,  la  signifi- 
cation intime  et  profonde  de  cette  manifestation  d'opinion.  Ils  le  sen- 
taient, ils  le  disaient;  encore  émus  de  la  crise  à  laquelle  ils  venaient 
d'échapper,  ils  étaient  les  premiers  à  convenir  que  ce  n'était  plus  le 
moment  de  recommencer  une  expérience  qui  avait  failli  coûter  un  peu 
cher,  qu'il  fallait  se  hâter  de  satisfaire  et  de  désintéresser  le  pays.  Ils 
ne  parlaient  que  de  conciliation,  de  tolérance,  d'apaisement,  d'une  po- 
litique d'affaires.  C'était  le  commencement  de  la  sagesse!  Ils  se  sont 
rassurés  depuis  et  ils  sont  revenus  à  leurs  illusions,  à  leurs  préjugés 
de  parti.  Ils  ne  parlent  plus  maintenant  que  des  lois  républicaines,  de 
la  politique  républicaine,  de  la  concentration  républicaine.  La  concilia- 
tion, ils  la  pratiquent  avec  les  radicaux  en  se  hâtant  de  nommer 
M.  Floquet  président  de  la  chambre  nouvelle.  On  dirait  qu'ils  n'ont  plus 
aujourd'hui  d'autre  préoccupation  que  de  maintenir  les  vieilles  divisions 
des  partis  et  de  rassurer  leurs  alliés  les  radicaux,  pour  les  amener  à  la 
sagesse,  —  que  toute  leur  crainte  est  de  paraître  se  désavouer,  d'avoir 
l'air  de  rechercher  l'alliance  des  conservateurs,  de  traiter  avec  eux  ou 
de  subir  leurs  conditions.  Les  habiles  tacticiens  de  l'opportunisme  se 
débattent  dans  d'étranges  contradictions.  Ils  veulent  faire  du  gouver- 
nement et  de  l'ordre  avec  les  radicaux,  destructeurs  de  tout  ordre  et  de 
tout  gouvernement.  Ils  veulent  faire  de  la  conciliation  en  excluant  les 
conservateurs.  Ils  bataillent  contre  des  chimères  et  se  perdent  dans  tous 


/l6S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  subterfuges  de  la  passion  de  parti  pour  se  dérober  à  la  vérité  des 
choses,  pour  éluder  des  nécessités  qu'ils  ont  eux-mêmes  reconnues. 

Est-ce  qu'il  s'agit  de  faire  ou  de  subir  des  conditions,  de  signer  des 
traités  avec  les  conservateurs,  d'entrer  avec  eux  en  partage  du  pouvoir, 
de  décider  en  un  mot  de  la  direction  des  affaires  publiques  par  des  ar- 
rangemens  personnels  ou  même  des  arrangemens  départi?  Il  s'agit 
avant  tout  de  se  mettre  en  face  du  pays,  d'interroger  ses  vœux,  de  sa- 
voir ce  qu'il  a  voulu,  et  d'adopter  la  seule  politique  qui  puisse  répondre 
à  cet  état  nouveau,  sans  se  préoccuper  des  alliés  ou  des  adversaires 
qu'on  rencontrera.  M.  Léon  Say,  qui  a  ouvert  la  campagne  au  nom  de 
la  république  modérée  et  qui  la  poursuit  avec  une  ferme  persévérance, 
le  disait  récemment  dans  un  discours  familier  qui,  sans  être  un  pro- 
gramme, trace  quelques-unes  des  conditions  de  la  politique  nouvelle. 
L'essentiel  n'est  pas  de  se  jeter  à  travers  les  lois  qui  existent,  de  tout 
changer  ou  de  tout  réformer  au  plus  vite.  Le  plus  pressé  est  de  réfor- 
mer d'abord  l'esprit  de  l'administration,  de  faire  pénétrer  partout  l'es- 
prit de  tolérance  et  de  modération,  de  ne  pas  craindre  de  consulter 
les  conseils  municipaux,  les  pères  de  famille,  dans  toutes  ces  affaires 
irritantes  des  écoles  et  des  laïcisations.  Il  s'agit  en  d'autres  termes 
d'une  politique  qui  mette  la  paix  là  où  l'on  a  mis  la  guerre,  l'ordre  et 
l'équité  là  où  l'on  a  mis  la  désorganisation  et  la  lutte,  —  qui  applique, 
avec  une  intelligente  et  tolérante  mesure,  des  lois  dures  par  elles- 
mêmes  et  décourage  les  excentricités  radicales  partout  où  elles  se  pro- 
duisent. Les  républicains  qui  sont  des  modérés  intermittens  préten- 
dent, dans  leurs  bons  jours,  qu'ils  sont  disposés  à  suivre  cette  politique, 
—  mais  à  la  condition  que  tout  soit  fait  par  une  majorité  républicaine. 
Soit!  Qu'ils  l'essaient,  qu'ils  le  fassent  s'ils  le  peuvent:  c'est  tout  ce 
qu'on  leur  demande  depuis  longtemps,  ce  qu'ils  n'ont  malheureusement 
pas  fait  jusqu'ici.  Qu'ils  rétablissent  la  paix  morale  et  religieuse!  Qu'ils 
rassurent  les  croyances  et  les  intérêts  !  Qu'ils  mettent  la  prévoyance 
et  la  conciliation  libérale  dans  leurs  actes,  dans  les  lois,  dans  l'admi- 
nistration; qu'ils  commencent  d'abord  par  donner  le  gage  le  plus  sen- 
sible et  le  plus  efficace  de  leur  modération  dans  cette  première  opéra- 
tion de  l'examen  des  pouvoirs  qui  va  s'ouvrir,  qui  peut  décider  de  la 
fortune  de  la  session,  peut-être  de  la  législature  ! 

C'est,  en  effet,  au  seuil  de  cette  ère  nouvelle,  une  épreuve  aussi 
sérieuse  que  délicate,  et  si  elle  a  pris  ce  caractère,  il  faut  le  dire,  c'est 
que  cette  vérification  des  pouvoirs  a  été  dénaturée  par  les  précédentes 
chambres  républicaines  dans  un  intérêt  de  parti,  pour  assouvir  des 
ressentimens  de  parti.  Il  est  bien  clair,  et  cela  a  été  toujours  entendu 
ainsi,  que  par  lui-même  cet  examen  des  pouvoirs  est  l'acte  le  plus 
simple,  il  n'a  d'autre  objet  que  de  vérifier  la  correction  et  la  légalité 
d'un  scrutin,  les  conditions  d'éligibilité  d'un  candidat,  la  régularité  des 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  Û69 

Opérations  électorales.  Au-delà,  on  tombe  dans  l'inconnu,  dans  un  arbi- 
traire illimité  dont  la  seule  règle  est  la  passion  d'une  majorité.  C'est 
l'intervention  de  l'esprit  de  parti  abusant  de  son  pouvoir  d'un  moment, 
interprétant  des  faits  souvent  douteux,  exerçant  des  représailles,  inva- 
lidant quelquefois  une  élection  pour  le  bon  plaisir  d'un  candidat  mal- 
heureux. C'est  une  sorte  d'épuration  frauduleuse,  tout  au  moins  équi- 
voque du  suffrage  universel.  Ces  invalidations  abusives  et  imprévoyantes 
dont  les  républicains  ont  les  premiers  donné  deux  ou  trois  fois  le  triste 
exemple,  sont  de  plus  un  précédent  redoutable,  une  arme  meurtrière 
que  la  majorité  d'aujourd'hui  laisse  à  la  majorité  de  demain,  sans  pro- 
fit pour  la  dignité  des  institutions  ni  même  pour  la  paix  publique.  Que, 
dans  les  élections  dernières,  la  lutte  ait  été  violente,  que  les  partis  se 
soient  livré  un  combat  sans  mesure  et  sans  merci,  ce  n'est  point  certes 
ce  qui  est  douteux.  La  question,  pour  ceux  qui  ont  vu  de  près,  avec 
quelque  sang-froid,  cette  lutte,  serait  de  savoir  quel  est  le  parti  qui  a  été 
le  plus  violent.  On  pourra  sûrement,  si  l'on  veut,  recueillir  des  faits, 
des  témoignages,  et  surtout  des  commérages,  sur  les  élections  conser- 
vatrices, mettre  en  doute  la  pureté  des  scrutins  d'où  sont  sortis  les 
élus  de  l'opposition,  décréter  des  invalidations  décidées  d'avance.  C'est 
possible;  mais  l'opposition  provoquée,  irritée,  ne  se  fera  faute  à  son 
tour  de  présenter  k  dossier  des  élections  officielles,  et  ce  dossier 
pourra  être  aussi  instructif  qu'édifiant.  Car  enfin,  s'il  est  un  fait  avéré, 
c'est  que  jamais,  même  sous  l'empire,  pour  dire  les  choses  telles 
qu'elles  sont,  l'influence  officielle  ne  s'est  déployée  avec  une  telle  har- 
diesse et  dans  de  telles  proportions  ;  jamais  le  gouvernement  n'a  pesé 
d'un  poids  plus  lourd  sur  les  élections  et  n'a  plus  savamment  usé  et 
abusé  de  son  autorité,  de  ses  fonctionnaires,  de  ses  subventions,  de 
ses  faveurs,  —  même  des  bons  de  pain!  M.  le  ministre  de  l'intérieur 
est  un  habile  homme  qui  a  su  agir  sans  bruit,  mais  sans  scrupule,  et 
beaucoup  de  républicains  peuvent  saluer  en  lui  leur  grand  électeur  ! 

Chose  bizarre  !  Jusqu'ici,  dans  le  langage  des  partis  et  des  polé- 
miques, le  gouvernement  seul  avait  le  monopole  de  l'abus  des  in- 
fluences. Aujourd'hui,  pour  certains  républicains,  il  est  convenu  que  la 
candidature  officielle  est  un  devoir,  que  tout  est  permis  contre  les  ad- 
versaires de  la  république,  que  les  oppositions  seules  peuvent  abuser 
des  influences.  Mettons,  si  l'on  veut,  que  candidats  indépendans  et 
officiels  soient  à  deux  de  jeu.  Les  républicains,  s'ils  cèdent  à  leurs 
passions,  provoqueront  les  représailles,  les  révélations  des  conserva- 
teurs; qu'en  résultera-t-il?  On  aura  éclairé  d'une  étrange  et  triste 
lumière  les  corruptions  du  suffrage  universel,  l'avilissement  des  mœurs 
électorales,  les  faiblesses  du  régime  parlementaire;  on  aura  déshonoré 
l'origine  de  la  chambre,  la  source  de  la  souveraineté  publique.  Voilà 
un  beau  résultat!  Mais  il  y  a  un  autre  danger  plus  immédiat.  On  aura 
ravivé  toutes  les  passions  de  la  lutte,  envenimé  les  rapports  des  partis, 


\ 


/l70  '    REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

créé  des  scissions  irréparables,  compromis  pour  longtemps,  peut-être  S^ 
pour  toute  la  législature,  une  situation  où  bien  des  rapprochemens 
utiles  restent  encore  possibles.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux,  évidemment, 
dans  l'intérêt  de  la  paix  intérieure,  des  institutions,  de  la  république 
elle-même,  c'est  de  traverser  rapidement  cette  épreuve  de  la  vérifica- 
tion des  pouvoirs  pour  en  arriver  à  ce  qu'on  peut  appeler  les  ques- 
tions nécessaires;  et,  si  on  le  veut,  ces  questions  sont  assez  nom- 
breuses, assez  sérieuses,  pour  suffire  à  l'activité  d'une  assemblée  en 
ralliant  toutes  les  bonnes  volontés. 

On  parle  souvent,  sans  doute,  pour  en  finir  avec  les  agitations  sté- 
riles, d'une  «  politique  d'affaires;  »  mais  il  ne  faudrait  pas  que  cette 
politique  d'affaires  fût,  selon  le  mot  spirituel  de  M.  Léon  Say,  un  eu- 
phémisme commode,  le  déguisement  d'une  «  mauvaise  politique  »  ou 
de  l'absence  de  toute  politique.  La  vérité  est  que  tout  se  tient,  qu'on  ne 
peut  s'occuper  utilement  des  finances,  des  réformes  économiques  ou 
administratives  qu'avec  un  gouvernement  de  modération  libérale  et 
prévoyante  fixé  sur  les  points  essentiels  de  la  politique,  résolu  à  ras- 
surer le  pays,  à  rétablir  l'ordre  dans  les  esprits  comme  dans  les  faits, 
et,  pourquoi  ne  pas  le  dire  ?  à  faire  cesser  cette  anomalie  d'un  conseil 
municipal  de  Paris  se  mettant  tous  les  jours  en  rupture  ouverte  avec 
les  lois.  Pour  ce  conseil  municipal  qui  rentre  aujourd'hui  en  scène  et 
reprend  ses  représentations  interrompues,  on  dirait  que  l'illégalité  est 
une  habitude  ou  une  passion  ou  même  une  manie.  Lorsqu'il  attribuée 
chacun  de  ses  membres  un  traitement  ou  indemnité,  qu'il  vient  d'éle- 
ver sans  façon  à  6,000  francs,  il  se  moqué  audacieusement  des  lois 
qui  sanctionnent  la  gratuité  des  fonctions  municipales.  Lorsqu'il  vote, 
comme  il  vient  de  le  faire,  des  secours  et  des  encouragemens  aux  gré- 
vistes du  nord,  il  sort  manifestement  de  ses  attributions  et  il  dispose 
sans  aucun  droit  de  l'argent  des  Parisiens.  Lorsque  M.  le  préfet  de  la 
Seine  se  morfond  à  la  porte  de  l'Hôtel  de  Ville  sans  pouvoir  y  entrer, 
humiliant  l'autorité  publique  devant  un  veto  du  conseil,  c'est  là  un  de 
ces  faits  qui  n'ont  été  possibles  que  par  la  complaisance  obstinée  de 
tous  les  ministères  et  qu'on  ne  peut  pourtant  laisser  se  prolonger  dans 
un  ordre  régulier. 

Ainsi,  ramener  le  conseil  municipal  de  Paris  à  la  loi,  raffermir  les 
institutions  ébranlées  ou  faussées  par  les  partis,  rétablir  la  paix  mo- 
rale, réorganiser  les  finances,  rassurer  les  intérêts, c'est  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  dégager  la  politique  des  élections,  faire  entrer  dans  la 
réalité  l'esprit  des  derniers  scrutins.  Les  républicains,  qui  par  euphé- 
misme se  donnent  le  nom  de  républicains  de  gouvernement,  se  déci- 
deront-ils à  suivre  cette  politique,  au  risque  d'avoir  à  braver  l'hostilité 
des  radicaux?  C'est  toute  la  question.  Si  les  républicains  ont  assez  de 
résolution  pour  se  prêter  à  cette  politique  de  raison.,  de  modération 
libérale,  d'apaisement,  qui  n'a  été  jusqu'ici  qu'un  mot  ou  un  programme. 


BEVDE.    —    CHRONIQUE.  A71 

il  est  certain  désormais  qu'ils  peuvent  trouver  des  alliés  parmi  les  con- 
servateurs :  témoin  le  langage  tenu  récemment  par  M.  Pieu  et  bien 
d'autres.  S'ils  ont  la  faiblesse  de  tout  sacrifier  à  leur  alliance  avec  les 
radicaux,  ils  vivront  peut-être  puisqu'ils  ont  une  majorité;  ils  recom- 
menceront leur  histoire,  ils  repasseront  par  cette  série  de  crises,  d'agi- 
tations, d'efforts  impuissans  qui  ont  failli  mettre  la  France  hors  d'elle, 
qui  ne  peuvent  plus  suffire  à  une  nation  impatiente  de  retrouver  sous 
un  gouvernement  sensé  la  paix  civile  et  la  sécurité. 

Les  affaires  de  l'Europe,  il  faut  le  croire,  sont  désormais  destinées  à 
être  traitées  et  décidées  sur  les  chemins,  puisque  les  visites,  les  en- 
trevues et  les  voyages  ont  une  si  grande  place  dans  la  politique.  Sou- 
verains, princes,  chanceliers  ou  ministres  sont  toujours  en  mouvement, 
et  entre  tous,  l'empereur  Guillaume  II  d'Allemagne  est  évidemment  le 
plus  errant,  le  plus  agité  des  grands  de  la  terre.  Il  porte  partout  avec 
lui  sa  puissance,  la  puissance  d'un  grand  empire  :  c'est  ce  qui  tient  le 
monde  en  éveil  sur  la  signification,  sur  les  conséquences  éventuelles 
de  ses  voyages.  Il  porte  aussi  partout  sa  jeunesse,  son  impatience  de 
vivre,  avec  son  goût  de  l'apparat  et  de  la  cérémonie  :  c'est  ce  qui  met 
du  piquant,  de  l'imprévu  et  de  la  nouveauté  dans  ses  excursions. 

11  a  paru  récemment  à  la  tète  d'une  escadre  allemande,  sur  son  cui- 
rassé le  Kaiser  dans  les  eaux  du  Pirée  :  c'était  bien  naturel  puisqu'il 
allait  conduire  sa  sœur,  la  jeune  princesse  Sophie,  aujourd'hui  mariée 
au  prince  héréditaire  de  Grèce  et  appelée  à  porter  un  jour  la  couronne 
hellénique.  11  a  peut-être  étonné  les  Grecs  par  la  variété  de  ses  cos- 
tumes, par  l'impétuosité  de  ses  allures;  il  ne  paraît  pas  les  avoir  abso- 
lument conquis,  et  on  ne  dit  pas  que  le  compagnon  de  ses  voyages,  son 
conseiller,  le  comte  Herbert  de  Bismarck,  ait  capté  les  Athéniens  par 
la  bonne  grâce  et  l'affabilité  de  ses  manières.  Les  Grecs  sont  fins,  ils 
saluent  la  puissance  de  leurs  complimens  et  quelquefois  ils  la  jugent. 
L'empereur  Guillaume,  à  peine  échappé  aux  plaisirs  et  aux  cérémonies 
d'Athènes,  s'est  fait  une  joie  de  franchir  les  Dardanelles  par  un  «  temps 
superbe,  »  qu'il  faut  probablement  appeler  un  temps  impérial.  11  est 
arrivé  à  Constantinople,  où  depuis  des  siècles  n'avait  paru  un  empe- 
reur d'Occident,  et  il  a  peut-être  encore  plus  étonné  le  sultan  et  ces 
braves  Turcs  peu  accoutumés  à  cette  vivacité  de  jeunesse.  Il  a  été  sû- 
rement reçu  comme  il  devait  l'être.  Pendant  ([uclqucs  jours,  il  a  tout 
vu,  tout  visité,  sauf  le  sérail,  où  l'impératrice  seule  a  été  admise.  11  a 
parcouru  la  ville,  déguisant  un  touriste  sous  l'empereur.  Une  de  ses 
originalités,  en  effet,  a  été  d'écrire  ses  impressions  un  peu  sommaire- 
ment peut-être,  mais  avec  une  curieuse  spontanéité,  sous  la  forme  de 
télégrammes  adressés  au  chancelier.  Évidemment  le  jeune  voyageur 
couronné  a  traversé  ces  régions  privilégiées  en  prince  sensible  aux 
beautés  de  la  nature,  aux  splendeurs  du  ciel  et  des  mers  d'Orient, 


h72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

émerveillé  de  la  Corne  d'or  comme  de  l'Acropole.  11  a  appelé  lui-même 
son  voyage  un  rêve  ! 

Quant  aux  résultats  réels,  pratiques,  de  cette  visite  à  Athènes  et  à 
Constantinople,  c'est  une  autre  question,  il  faut  attendre.  Il  est  pro- 
visoirement douteux  que  Guillaume  II  ait  changé  au  passage  l'état  des 
affaires  helléniques,  qu'il  ait  pu  promettre  aux  Grecs  une  protection 
qui  les  dispense  de  la  sagesse  dans  leur  politique,  et  il  est  encore  plus 
douteux  qu'il  ait  réussi  à  entraîner  le  sultan  dans  une  alliance  conti- 
nentale, si  tant  est  que  ce  fût  l'objet  de  son  voyage.  Les  Turcs,  avec 
cette  sagacité  de  diplomatie  qui  est  chez  eux  une  tradition  et  une  force, 
savent  bien  que,  dans  toutes  ces  alliances  où  l'on  pourrait  chercher 
à  les  attirer,  ils  auraient  un  rôle  effacé,  sacrifié,  qu'ils  ne  seraient 
qu'un  appoint  dans  des  combinaisons  où  l'empire  ottoman  ne  trouverait 
ni  avantages,  ni  garanties  pour  sa  sécurité,  pour  ce  qui  lui  reste  d'in- 
tégrité. On  n'a  pas  besoin  de  connaître  les  secrets  des  chancelleries, 
c'est  la  nécessité  qui  fait  la  sagesse  du  divan.  Et  voilà  pourquoi  il  est 
infiniment  probable  que  les  conversations  intimes  de  Guillaume  II  avec 
Abdul-llamid  aussi  bien  que  les  conférences  du  comte  Herbert  de  Bis- 
marck avec  le  grand-vizir  n'ont  produit  rien  de  précis,  de  positif.  11 
n'a  pu,  il  n'a  dû  y  avoir  que  des  témoignages  de  courtoisie  et  de  bonne 
volonté,  accompagnés  de  présens  dignes  de  la  magnificence  d'un  sul- 
tan à  l'égard  d'un  souverain  européen,  —  mais  peut-être  un  peu  lourds 
pour  les  finances  turques. 

Aujourd'hui,  l'empereur  Guillaume  est  sorti  de  son  «rêve»  oriental, 
il  rentre  dans  les  brouillards  de  l'occident.  Il  va,  il  est  vrai,  faire  une 
halte  en  Italie.  Il  trouvera,  à  Venise  des  ovations,  à  Monza  des  chasses 
préparées,  il  y  a  un  mois  déjà,  pour  lui  faire  fête  et  ajournées  par  suite 
de  la  mort  du  roi  de  Portugal.  A  Monza  d'ailleurs,  l'empereur  Guillaume 
peut  se  croire  un  peu  chez  lui.  Puis,  avant  de  regagner  Berlin,  il  doit  en- 
core, à  ce  qu'il  paraît,  rencontrer  à  Inspruck  l'empereur  François-Joseph. 
Pendant  ce  temps  le  chancelier  d'Autriche,  le  comte  Kalnoky,  a  fait  son 
pèlerinage  à  Friedrichsruhe.  Or  de  tous  ces  déplacemens  et  de  ces  ren- 
contres qui  se  suivent  et  coïncident,  de  tout  ce  mouvement  qui 
semble  n'avoir  jamais  été  plus  actif  que  depuis  le  passage  du  tsar  à  Ber- 
lin, que  peut-il  sortir?  On  ne  le  voit  pas  bien  ;  on  distingue  tout  au  plus 
un  travail  qui  recommence  et  se  déplace  sans  cesse,  une  agitation  per- 
pétuelle, qui,  sans  avoir  de  grands  résultats,  peut  n'être  pas  sans  in- 
convéniens.  Certainement  les  chefs  des  grands  états,  souverains  et 
ministres,  ont  le  droit  et  môme  le  devoir  de  suivre  avec  vigilance  la 
marche  des  affaires,  de  se  concerter,  de  se  prémunir  contre  le  hasard 
des  événemens  ou  des  incidens,  d'où  dépend  quelquefois  la  paix  du 
monde;  ils  ont  le  droit  de  se  promener,  de  se  rencontrer,  de  se  visiter. 
Qu'on  rcfiéchisse  un  instant  toutefois,  qu'on  remarque  bien  que  le  plus 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  Û73 

souvent,  depuis  quelques  années,  ce  sont  ces  voyages,  ces  rencontres, 
ces  agitations  qui  ravivent  les  suspicions,  créent  les  paniques  factices, 
mettent  l'Europe  sur  le  qui-vive,  en  entretenant  la  crainte  de  crises 
imminentes,  — si  bien  qu'on  finit  par  trouver  quelque  lueur  de  vérité 
dans  ces  paroles  récentes  du  député  socialiste  Bebel  devant  le  reich- 
stag  de  Berlin  :  «  Les  peuples  veulent  la  paix,  ce  sont  les  gouvernemens 
qui  poussent  à  la  guerre...  »  Si  les  gouvernemens  ne  poussent  pas  à  la 
guerre,  ils  s'exposent  du  moins,  sans  le  vouloir  probablement,  à  pa- 
raître toujours  la  préparer  par  leurs  combinaisons  mystérieuses,  par 
des  démonstrations  propres  à  tenir  l'opinion  dans  un  état  maladif 
d'excitation  et  d'inquiétude.  C'est  le  dernier  mot  et  pour  ainsi  dire  la 
moralité  de  cette  humeur  de  locomotion  perpétuelle  et  indéfinie  qui 
domine  souverains  et  ministres,  qui  semble  être  entrée  dans  la  poli- 
tique du  jour. 

Il  y  a  tous  les  ans,  à  cette  époque,  en  Angleterre,  une  occasion  que 
les  ministres  de  la  reine  saisissent  volontiers  pour  exposer  leur  opi- 
nion ou  leurs  pronostics  sur  les  affaires  britanniques  et  même  sur  les 
affaires  de  l'Europe  et  du  monde  :  c'est  le  banquet  du  lord-maire.  En 
dépit  des  autres  assemblées  locales  qui  ont  pu  être  créées,  qui  ont  un 
caractère  plus  moderne^  la  cité  garde  ses  privilèges  qui  datent  de  sept 
siècles.  Elle  a  célébré,  il  n'y  a  que  peu  de  temps,  le  sept  centième 
anniversaire  de  sa  fondation,  de  l'inauguration  de  ses  franchises,  et 
cette  année  encore,  comme  tous  les  ans,  un  nouveau  lord-maire,  sir 
Henry  Isaacs,  succédant  à  M".  Whitehead  qu'on  a  vu  récemment  à  Paris, 
est  entré  dans  ses  fonctions  avec  la  procession  et  les  cérémonies  tra- 
ditionnelles. Cette  année  aussi,  comme  les  années  précédentes,  le  chef 
du  cabinet,  convive-né  du  lord-maire,  a  fait  le  discours  traditionnel  à 
l'usage  de  l'Angleterre  et  du  monde.  11  y  a  eu  parfois  de  ces  discours 
prononcés  à  Mansion-House,  notamment  ceux  de  lord  Beaconsfield, 
qui  ont  eu  un  singulier  retentissement.  Celui  que  lord  Salisbury  a  pro- 
noncé l'autre  jour,  sans  manquer  assurément  d'importance,  ne  semble 
pas  destiné  à  remuer  l'Europe.  A  part  les  affaires  d'Irlande  et  les 
réformes  intérieures  qui  intéressent  l'Angleterre,  il  n'y  a  guère  que 
deux  points  sur  lesquels  le  chef  du  cabinet  a  cru  devoir  s'expliquer  plus 
ou  moins. 

Le  premier  est  l'état  de  l'Egypte,  et  le  voyage  que  le  prince  de  Galles 
a  fait  dernièrement  au  Caire,  à  son  retour  d'Athènes,  était  un  prétexte 
tout  trouvé.  A  dire  vrai,  lord  Salisbury  ne  s'est  pas  beaucoup  compro- 
mis. Il  n'a  pas  décliné  l'engagement  qu'a  pris  l'Angleterre  de  quitter 
les  bords  du  Nil  ;  seulement,  il  a  encore  une  fois  ajourné  l'exécution 
de  cet  engagement  à  des  temps  meilleurs.  Sans  doute,  l'Egypte  a  fait 
de  grands  progrès  dans  ses  finances,  dans  son  administration;  mais 
elle  ne  peut  pas  encore  se  suffire  à  elle-même,  elle  reste  exposée  aux 
troubles,  eux  incursions  des  Soudanais.  Elle  ne  peut  pas  se  passer  de 


Ultx  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

protection,  et,  toutcompte  fait,  l'Angleterre  reste  seule  jugedu  moment 
oij  l'occupation  ne  sera  plus  nécessaire,  où  les  habits  rouges  pourront 
être  rappelés  de  la  vallée  du  Nil.  C'est  ce  que  le  premier  ministre  de 
la  reine  appelle  la  «  politique  invariable  »  de  l'Angleterre  !  Quant  au 
second  point,  à  l'état  de  l'Europe,  lord  Salisbury  n'attache  pas  visible» 
ment  une  grande  importance  à  tout  ce  mouvement  de  voyages  et  de 
négociations  qui  excite  toujours  la  curiosité  du  continent,  pas  plus  qu'à 
la  Bulgarie  ou  aux  affaires  de  Crète.  11  a  parlé  en  homme  plein  d'une 
confiante  sérénité  et  n'a  pas  craint  d'annoncer  la  bonne  nouvelle  que, 
dans  ces  derniers  temps,  «  le  baromètre  de  la  paix  a  sensiblement 
monté.  »  S'il  en  est  ainsi,  rien  certes  de  plus  lieureux.  Par  exemple,  le 
premier  ministre  de  la  reine  n'a  pas  dit  les  raisons  particulières  qu'il 
avait  de  croire  à  cette  hausse  rassurante  du  «  baromètre  de  la  paix,  » 
et  il  s'est  encore  moins  expliqué  sur  une  question  souvent  agitée  jus- 
que dans  la  chambre  des  communes,  celle  des  engagemens  qu'aurait 
pris  l'Angleterre  dans  les  éventualités  qui  pourraient  se  produire  en 
Europe.  Lord  Salisbury  s'est  sans  doute  tiré  habilement  d'affaire  en 
déclarant  que  l'Angleterre  n'avait  pas  pu  sengager  pour  des  événemens 
inconnus,  qu'elle  était  pour  la  paix,  pour  l'état  territorial  fixé  par  les 
traités,  pour  l'état  existant  dans  la  Méditerranée;  mais  c'est  précisé- 
ment la  question  de  savoir  ce  qu'on  entend  par  l'état  territorial,  par 
l'état  de  la  Méditerranée,  jusqu'à  quel  point  l'Angleterre  s'est  liée  sur 
tout  cela  avec  d'autres  puissances  par  ses  explications,  par  une  entente 
éventuelle,  et,  si  lord  Salisbury  a  cru  répondre  victorieusement  aux 
doutes  récemment  manifestés  par  M.  Gladstone,  par  lord  Derby,  il  s'est 
peut-être  trompé.  Il  a  laissé  subsister  une  équivoque  contre  laquelle 
la  seule  garantie  est  le  bon  sens  du  peuple  anglais,  qui  ne  se  laisse- 
rait pas  sans  doute  facilement  entraîner  dans  les  querelles  continen- 
tales.   . 

La  saison  des  vacances,  du  repos  ou  des  voyages  est  passée  en 
Espagne,  comme  elle  commence  à  passer  un  peu  partout.  La  reine 
régente,  après  sa  paisible  villégiature  autour  de  Saint-Sébastien,  est 
revenue  depuis  quelques  jours  à  Madrid,  et  avec  elle  sont  rentrés  les 
ministres,  ses  conseillers.  Les  membres  du  parlement,  sénateurs  ou 
députés,  qui  ont  visité  leurs  provinces  ou  ont  voulu  venir  voir  l'Exposi- 
tion de  Paris,  en  faisant  une  station  à  Biarritz,  ont  regagné  do  leur 
côté  la  capitale  espagnole. 

C'est  le  moment  où  la  politique  se  réveille,  où  les  cortès,  qui  étaient 
ajournées  depuis  l'été,  viennent  de  se  réunir.  Le  bon  temps  est  peut- 
être  passé  pour  le  ministère,  pour  le  président  du  conseil,  M.  Sagasta, 
qui,  à  vrai  dire,  est  depuis  longtemps  tout  le  ministère  espagnol.  Le 
chef  du  cabinet  libéral  de  Madrid  a  pu  vivre  pendant  quelques  mois 
sans  être  trop  troublé,  sans  avoir  à  compter  avec  les  embarras  intimes 
de  gouvernement,  les  dissidences  de  majorité  ou  les  assauts  d'une  op- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  5/5 

position  momentanément  réduite  au  silence.  Aujourd'hui  la  trêve  est 
finie!  A  peine  les  cortès  sont-elles  réunies,  le  ministère  se  voit  plus 
que  jamais  pressé  et  harcelé,  assailli  déjà  d'interpellations,  menacé 
par  des  adversaires  de  toute  sorte  qui  semblent  décidés  à  ne  pas  lui 
laisser  un  moment  de  repos,  à  profiter  de  ses  fautes  ou  de  ses  fai- 
blesses. Le  fait  est  que,  dès  les  premiers  jours  de  la  session,  la  situa- 
tion ministérielle  et  parlementaire  paraît  assez  critique  à  Madrid.  Si 
M.  Sagasta,  qui  s'est  montré  souvent  un  temporisateur  adroit  et  heu- 
reux, a  compté  sur  l'influence  bienfaisante  des  vacances,  s'il  a  cru  que 
les  passions  s'apaiseraient,  que  les  dissidences  s'émousseraient,  que 
quelques-uns  des  libéraux  qui  l'ont  abandonné  lui  reviendraient,  il 
s'est  visiblement  trompé.  M.  Martos,  l'ancien  président  du  congrès,  que 
le  ministère  a  fait  exécuter  assez  brutalement  il  y  a  quelques  mois  par 
sa  majorité,  M.  Martos  semble  plus  vif  et  plus  ardent  que  jamais  dans 
son  hostilité.  Le  général  Lopez  Dominguez,  le  général  Cassola,  qui  ont 
pris  position  contre  le  cabinet  Sagasta,  loin  de  désarmer,  sont  dispo- 
sés à  reprendre  et  à  continuer  la  lutte.  Un  autre  dissident  du  camp 
libéral,  un  ancien  ministre,  M.  Gamazo,  sans  être  un  ennemi  déclaré, 
combat  ouvertement  les  projets  économiques  et  financiers  du  minis- 
tère. Les  conservateurs,  dirigés  par  M.  Canovas  del  Castillo,  restent  ce 
qu'ils  sont,  des  adversaires  de  principe.  Ils  ont  longtemps  évité  dans 
un  intérêt  supérieur,  pour  le  bien  de  la  monarchie,  de  créer  des  diffi- 
cultés à  M.  Sagasta  ;  ils  croient  aujourd'hui  le  moment  venu  d'accen- 
tuer leur  opposition,  et  ils  sont  aidés  par  un  de  leurs  orateurs,  M.  Ro- 
mero  Robledo,  qui,  après  s'être  séparé  pendant  quelque  temps  de 
M.  Canovas  del  Castillo,  vient  de  se  rapprocher,  avec  ses  amis,  de  son 
ancien  chef  pour  combattre  sous  le  même  drapeau.  Conservateurs  et 
dissidens  libéraux  de  diverses  nuances  se  confondent  dans  une  opposi- 
tion commune  et  font  campagne  ensemble.  Ils  ont  engagé  le  feu  dès 
l'ouverture  de  la  session. 

Cette  opposition,  disent  le  ministère  et  ses  amis,  n'est  qu'une  coali- 
tion incohérente  et  artificielle  qui  sera  impuissante  devant  une  majo- 
rité libérale  disciplinée  et  résolue.  Il  se  peut.  Malheureusement,  le 
ministère  et  son  parti  ne  sont,  eux  aussi,  qu'une  coalition,  et  même 
cette  coalition,  pour  rester  une  majorité,  est  obligée  de  s'étendre  jus- 
qu'à une  certaine  fraction  des  républicains,  que  le  chef  du  cabinet 
ménage  habilement.  De  sorte  que,  s'il  y  a  coalition,  elle  est  de  toutes 
parts.  On  est  à  deux  de  jeu,  et  la  situation  devient  d'autant  plus  diffi- 
cile qu'on  approche  de  la  fin  de  la  législature,  c'est-à-dire  des  élec- 
tions. La  question  est  de  savoir  qui  fera  les  élections,  dans  quelles 
conditions  elles  se  feront,  si  la  reine  gardera  jusqu'au  bout  le  minis- 
tère qu'elle  a  depuis  quatre  ans,  en  lui  remettant  le  droit  de  dissolution, 
ou  si  elle  appellera  d'autres  hommes  au  pouvoir.  Au  fond,  qu'on  l'avoue 
ou  qu'on  ne  l'avoue  pas,  c'est  là  toute  la  question  qui  s'agite,  dans  le 


A76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

flébat  qui  va  s'ouvrir  prochainement  sur  le  suffrage  universel,  comme 
dans  les  discussions  financières  qui  sont  déjà  engagées.  Qu'en  sera- 
t-il?  Le  ministère,  il  faut  le  dire,  n'a  pas  été  heureux  pour  son  début 
flans  ces  discussions  financières  qui  ont  éclaté  pour  ainsi  dire  dès  l'ou- 
verture de  la  session  et  où  il  devait  rencontrer  l'opposition  la  plus  vive. 
Avant  d'en  venir  au  budget  de  1890-1891,  qui  a  été  récemment  proposé 
par  le  gouvernement,  les  conservateurs  représentés  par  un  ancien  mi- 
nistre des  finances,  M.  Cos-Gayon,  ont  demandé  au  congrès  de  valider 
par  une  loi  le  budget  de  1889-1890,  qui  a  été  promulgué  simplement 
par  un  décret  royal,  il  y  a  quelques  mois,  au  moment  de  la  séparation 
des  chambres.  Pour  ne  rien  exagérer,  le  ministère  était  strictement 
dans  son  droit  constitutionnel  en  prorogeant  par  un  décret  de  néces- 
sité, pour  1889-1890,  le  budget  de  l'année  précédente.  Les  conserva- 
teurs étaient  aussi  manifestement  dans  leur  droit  en  demandant  qu'on 
donnât  la  sanction  de  la  loi  à  un  acte  nécessaire  peut-être,  dans  tous 
les  cas  exceptionnel  et  temporaire.  Au  premier  moment,  le  ministre 
des  finances,  homme  des  plus  sérieux,  M.  Gonzalez,  a  paru  tout  dis- 
posé à  accepter  la  proposition  ;  il  n'a  élevé  ni  objection  ni  difficulté. 
Bientôt  cependant,  comme  s'il  soupçonnait  quelque  piège  ou  comme 
s'il  ne  voulait  pas  paraître  céder  à  des  adversaires,  le  gouvernement, 
au  risque  de  se  désavouer,  a  rétracté  son  adhésion  et  n'a  plus  rien 
accepté.  De  là  des  discussions  violentes,  acerbes,  où  le  ministère  a  eu 
tous  les  désavantages  d'un  pouvoir  indécis,  flottant  dans  les  contradic- 
tions, se  désavouant  lui-même  du  jour  au  lendemain. 

C'était,  à  dire  vrai,  mal  commencer  la  session,  préluder  assez  mé- 
diocrement aux  discussions  qui  vont  s'ouvrir  soit  sur  les  affaires  finan- 
cières du  pays,  soit  sur  le  suffrage  universel,  pour  lequel  le  ministère 
s'est  engagé  et  qu'il  aura  peut-être  quelque  peine  à  faire  accepter. 
M.  Sagasta  est  sans  doute  un  habile  tacticien  qui,  par  sa  dextérité,  par 
ses  temporisations,  a  su  jusqu'ici  se  tirer  de  bien  des  embarras  et  pour- 
rait s'en  tirer  encore.  On  ne  distingue  pas  moins,  dans  ces  cortès  au- 
jourd'hui ouvertes  au-delà  des  Pyrénées,  des  présages  de  prochains 
orages  parlementaires  et  tous  les  signes  d'une  situation  difficile.  Après 
cela,  au  milieu  de  ces  confusions  intérieures,  quelle  signification  par- 
ticulière pourrait  avoir  ce  voyage  de  l'archiduc  Albert  d'Autriche  à 
Madrid,  qui  a  été  tout  récemment  dans  le  congrès  l'objet  d'une  inter- 
pellation assez  vive?  L'incident  le  plus  simple  sans  doute  a  été  inter- 
prété de  toute  faqon.  On  a  dit  bien  des  choses,  on  a  dit  surtout  ([ue 
l'archiduc  Albert  avait  été  envoyé  au-delà  des  Pyrénées  pour  tenter 
de  gagner  l'Espagne  à  la  triple  alliance.  Le  plus  vraisemblable  est  que 
l'archiduc,  oncle  de  la  reine  régente,  est  allé  visiter  sa  nièce  et  qu'il 
n'avait  aucune  autre  mission  diplomatique.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  certain 
encore,  c'est  que,  sous  le  ministère  de  M.  Sagasta  comme  sous  le  minis- 
tère conservateur  qui  pourrait  lui  succéder,  l'Espagne  n'a  rien  à  voir 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  hll 

avec  la  triple  alliance;  clic  n'a  qu'à  s'inspirer  de  ses  plus  évidens  inté- 
rêts pour  rester  fidèle  à  la  politique  de  neutralité  indépendante  qui  est 
sa  sauvegarde  et  sa  force. 

CH.  DE   MAZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


11  avait  été  dit  longtereps  à  Pavanée  que  le  marché  financier  sorti- 
rait de  sa  torpeur  après  les  élections  générales,  si  ces  élections  abou- 
tissaient à  un  résultat  rassurant  pour  la  tranquillité  du  pays  et  pour 
la  politique  générale. 

Ce  n'est  pas  que  cette  période  de  torpeur  ait  été  aussi  réellement 
vide  d'événemens  financiers  que  la  dénomination  pourrait  le  faire  sup- 
poser. En  une  année,  la  rente  française  a  monté  de  près  de  cinq  uni- 
tés, hausse  considérable  due  au  grand  succès  de  l'Exposition,  à  TafTir- 
mation,  cent  fois  répétée  par  tous  les  gouvernemens,  de  leur  volonté 
de  maintenir  la  paix,  enfin  à  la  décadence  progressive  du  boulan- 
gisme. 

Avec  la  rente  française  ont  monté  également  les  titres  représenta- 
tifs des  dettes  de  presque  toutes  les  nations  européennes.  Mais  la 
hausse  des  fonds  d'États  n'intéresse  et  n'occupe  qu'une  partie  de  la 
spéculation.  D'ailleurs,  ces  fonds  sont  tous  parvenus  à  des  cours  qu'il 
leur  est  bien  dilficile  de  dépasser.  En  tout  cas,  la  marge  de  hausse  est 
courte  désormais,  et  les  risques  restent  grands,  quelque  aspect  rassu- 
rant que  les  derniers  événemens  politiques  aient  donné  à  l'état  géné- 
ral des  affaires  européennes. 

Aussi  les  sociétés  de  crédit,  qui  vivent  surtout  de  la  création  et  de 
l'émission  de  nouvelles  valeurs  et  tirent  de  ce  genre  d'opérations  le 
principal  élément  de  leurs  bénéfices,  se  sont-elles  préparées  à  l'envi, 
pouJant  la  période  d'attente,  pour  entrer  dans  la  carrière  dès  que 
s'ouvrirait  la  campagne  d'affaires  tant  de  fois  annoncée. 

Il  faut  donc  s'attendre  à  voir  pendant  quelque  temps  les  fonds 
d'Ktats  reculer  au  second  plan  sur  la  scène  financière  et  les  valeurs, 
surtout  les  valeurs  nouvelles,  se  présenter  en  première  ligne. 


!l7S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Déjà  le  délilé  a  commencé,  et  une  animation  insolite  règne  sur  le 
marché  de  la  coulisse  qui  pendant  de  longs  mois  avait  eu  un  aspect 
morne  et  désolé. 

C'est,  en  effet,  sur  ce  marché  spécial  dont  l'existence  est  en  quelque 
sorte  toute  de  tolérance,  que  viennent  faire  leurs  premiers  pas  les 
créations  nouvelles  des  établissemens  de  crédit.  Pour  certaines  de  ces 
créations,  il  ne  s'agit  là  que  d'un  stage;  c'est  le  passage  obligé  pour 
pénétrer  ensuite,  après  un  délai  plus  ou  moins  long,  dans  le  domaine 
réservé  de  la  cote  oflicielle,  au  milieu  des  titres  négociés  par  l'inter- 
médiaire des  agens  de  change.  Pour  d'autres,  au  contraire,  le  marché 
en  banque  est  un  domicile  définitif,  la  forme  môme  des  titres  dans  la 
plupart  des  cas  ne  permettant  pas  l'inscription  à  la  cote  oflicielle. 

La  Banque  de  Paris  a  donné  le  signal,  dès  le  mois  dernier,  par  l'in- 
troduction des  actions  de  la  Banque  nationale  du  Brésil,  établissement 
qui  a  commencé  à  fonctionner  à  Rio-de-Janeiro  le  l"  octobre,  et  dont 
l'opération  principale  doit  consister  au  remplacement,  par  ses  propres 
billets,  du  papier-monnaie  de  l'état  brésilien.  Un  contrat,  passé  avec  le 
ministre  des  finances  du  Brésil,  assure  de  ce  chef  à  la  Banque  des  bé- 
néfices considérables  que  notre  marché  escompte  en  ce  moment  en 
maintenant  une  prime  de  1/jO  à  H5  francs  à  ces  titres,  dont  le  pair 
nominal  est  de  56G  fr.  50,  et  qui  ne  sont  encore  actuellement  libérés 
que  de  20  pour  100  de  ce  montant. 

La  Banque  russe  et  française  a  suivi,  en  offrant  au  public  français 
des  actions  d'une  Compagnie  de  mines  d'or  duTransvaal,  thc  Robinson. 
Le  capital  de  cette  Compagnie  se  composait  primitivement  d'actions 
de  1  livre  sterling  ou  25  francs.  En  trois  années,  les  résultats  de  l'ex- 
ploitation furent  tels  et  l'engouement,  à  Londres,  prit  des  proportions 
si  extraordinaires,  que  ces  actions  de  1  livre  sterling  s'élevèrent  à 
60  livres  sterling.  Le  capital  fut  alors  remanié  ;  chacune  des  anciennes 
actions  de  1  livre  sterling  fut  échangée  contre  dix  nouvelles  de  5  livres 
sterling  ou  125  francs,  et  ce  sont  ces  nouveaux  titres  qui  se  négocient 
actuellement  chez  nous  entre  130  et  136  francs,  soit  avec  une  prime 
variant  de  5  à  11  francs.  L'entreprise  est  d'ailleurs  très  prospère  et 
peut  encore,  même  dans  les  conditions  actuelles  du  capital,  donner 
aux  intéressés  un  revenu  fructueux.  On  ne  peut  s'empêcher,  toutefois, 
de  constater  que  les  développemens  éventuels  de  cette  prospérité  sont 
déjà  largement  escomptés. 

Le  Comptoir  national  d'escompte  a  offert  à  sa  clientèle  un  «  certain 
nombre  »  d'obligations  k  pour  100  des  chemins  de  fer  russes  de 
Koursk-Charkow-Azow.  Cette  valeur  semble  très  bonne,  ayant  la  ga- 
rantie absolue  du  gouvernement  russe.  Remboursable  à  617  fr.  50,  elle 
produit  un  intérêt  annuel  de  2/|  fr.  70,  net  d'impôts.  Le  prix  de  sous- 
cription était  563  fr.  50.  Le  Comptoir  national  a  annoncé,  au  bout  de 
quelques  jours,  que  la  quantité  de  titres  dont  il  pouvait  disposer  était 


HEVUE.    —   CHRONIQUE.  ^79 

à  peu  près  entièrement  épuisée.  Le  stock  à  placer  était,  parait-il,  de 
50  millions  de  francs  au  moins.  Les  titres  se  négocient  maintenant 
à  567  fr.  50. 

L'établissement  qui  vient  d'obtenir  ce  succès  va  procéder,  le  23  cou- 
rant, au  doublement  de  son  capital  social,  conformément  à  la  décision 
prise  par  l'assemblée  générale  des  actionnaires  tenue  au  commence- 
ment du  mois.  Bien  que  le  Comptoir  national  d'escompte,  créé  en  rem- 
placement de  l'ancien  Comptoir,  dont  la  catastrophe  en  mars  dernier 
est  encore  dans  toutes  les  mémoires,  ait  à  peine  un  semestre  de  fonc- 
tionnement, il  a  déjà  reçu  de  sa  clientèle  plus  de  125  millions  de  francs 
de  dépôts.  Son  capital  nominal  de  /jO  millions,  libéré  de  moitié  seule- 
ment, ne  répondait  plus  à  de  telles  responsabilités.  Les  actionnaires 
ont  un  privilège  de  souscription  aux  nouveaux  titres  émis  avec  une 
prime  de  30  francs.  L'action  actuelle  est  cotée  670  francs. 

Le  Crédit  mobilier  a  lancé  récemment  un  lut  d'obligations  du  che- 
min de  fer  espagnol  de  Linarès  à  Almeria  et  se  prépare  bientôt  à  offrir 
au  public  des  actions  d'une  Banque  nationale  de  Saint-Domingue.  La 
Banque  d'escompte  va  émettre,  le  26  courant,  40,000  actions  des  éta- 
blissemens  Decauville,  transformés  en  société  anonyme. 

En  même  temps  qu'apparaissent  toutes  ces  créations,  on  voit  se 
réveiller  d'anciennes  valeurs,  laissées  depuis  plus  ou  moins  longtemps 
dans  un  profond  oubli,  par  exemple  le  Phénix  espagnol,  qui  valait,  il 
y  a  six  mois,  5^0  francs  et  en  vaut  aujourd'hui  677.50,  le  Rio-Tinto, 
tombé  après  le  krach  du  cuivre  à  260  et  qui  vient  d'être  porté  en  moins 
de  quinze  jours  de  305  à  390,  les  Alpines,  Société  métallurgique  autri- 
chienne, ancienne  création  de  l'Union  générale,  qui  valut  longtemps 
de  60  à  80  francs  et  se  négocie  aujourd'hui  à  210  francs. 

Telles  sont  les  valeurs,  et  la  liste  en  pourrait  être  encore  allongée 
notablement,  dont  s'occupe  principalement  la  spéculation  moyenne, 
mise  en  mouvement  par  l'ouverture  de  la  campagne  d'affaires.  Il  y  a, 
dans  cette  masse  de  titres  offerts  aux  convoitises  de  l'épargne  avec 
l'appât,  soit  d'une  plus-value  éventuelle,  soit  d'un  gros  revenu,  du  bon 
grain  et  de  l'ivraie.  C'est  affaire  aux  capitalistes  d'user  de  discerne- 
ment et  de  ne  pas  prendre  pour  parole  d'évangile  toutes  les  affirma- 
tions des  prospectus. 

La  liquidation  de  fin  octobre  n'a  pas  confirmé  les  craintes  de  ren- 
chérissement excessif  des  reports.  Mais  elle  a  été  accompagnée  de 
livraisons  de  titres  qui  ont  fait  reculer  un  instant  le  3  pour  100  de 
87.25,  cours  de  compensation,  à  86.80.  Mais  la  reprise  s'est  faite  prompte- 
ment,  et  depuis  plusieurs  jours  les  cours  oscillent  entre  87.30  et 
87.45.  L'amortissable  s'est  avancé  de  25  centimes  à  90.80,  le  h  1/2  de 
10  à  105  francs. 

La  haute  banque  allemande  a  fait  un  vigoureux  effort  pour  enlever 
les  cours  de  la  rente  italienne  à  l'occasion  de  Touverture  de  la  sous- 


A 80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cription,  le  Ik  courant  à  Berlin,  à  250,000  obligations  des  chemins  de 
fer  d'Italie,  garanties  par  l'État.  Le  syndicat  anglo-allemand,  qui  a  pris 
au  Trésor  italien  /j22,000  de  ces  titres,  n'en  oflre  donc  qu'une  partie 
au  j)ublic.  Le  cours  d'émission  est  de  291  francs,  le  revenu  net  annuel 
12  fr.  (Jk,  soit  du  k-^k  pour  100.  La  souscription  est  ouverte  également 
en  Angleterre,  en  Belgique,  en  Hollande  et  en  Suisse.  Les  achats  de 
rente  italienne  ont  porté  ce  titre  de  9k  à  9/j.60,  mais  le  recul  a  été  im- 
médiat; on  cote  94.10. 

L'Extérieure  a  baissé  de  Ik  1/2  à  74  sur  la  présentation  aux  cortès 
d'un  budget  dont  l'équilibre  est  trop  factice  pour  faire  illusion. 

Le  Hongrois,  le  Portugais  n'ont  pas  varié.  Le  Turc  a  été  porte  de 
17.10  à  17.50.  Il  a  été  détaché  un  coupon  de  10  francs  sur  l'Unifiée  au 
cours  de  474.  Ce  titre  vaut  maintenant  4G0.  11  a  été  détaché  également 
un  coupon  semestriel  sur  le  4  pour  100  russe  1880  au  cours  de  94  1/2; 
dernier  cours  92  1/2. 

La  Banque  de  Paris  a  baissé  de  10  francs  à  843.75  ;  le  Crédit  lyon- 
nais de  5  francs  à  693.75,  le  Crédit  mobilier  de  6.25  à  482.50. 

Le  Crédit  foncier  a  gagné  6.25  à  1,300,  la  Banque  d'escompte  8.75  à 
533.75. 

Sur  les  Chemins  français  et  nos  grandes  valeurs  industrielles,  les 
affaires  ont  été  très  limitées  et  les  cours  à  peu  près  immobiles. 

Les  Autrichiens  et  les  Lombards  ont  monté  d'une  dizaine  de  francs 
à  527.50  et  288.75. 

Malgré  cet  élan  imprimé  aux  transactions  sur  notre  marché  par  l'ap- 
parition de  valeurs  nouvelles  et  par  la  hâte  que  mettent  les  syndicats 
à  profiter  d'un  concours  favorable  de  circonstances,  on  n'est  pas  abso- 
lument rassuré,  dans  les  hautes  sphères  financières,  sur  la  possibilité 
de  soutenir  l'allure  actuelle. 

D'un  côté,  l'argent  reste  très  cher  à  Londres,  et  surtout  à  Berlin;  à 
Vienne,  la  Banque  austro-hongroise  a  dû  élever  d'un  point  son  taux 
d'escompte.  D'autre  part,  la  situation  spéciale  du  marché  berlinois  in- 
spire de  sérieuses  inquiétudes.  La  spéculation  sur  valeurs  industrielles 
y  commet  des  exagérations  manifestes,  et  le  caractère  artificiel,  peu 
solide,  de  cette  hausse  est  nettement  accusé  par  le  fait  que  les  fonds 
d'états  allemands  et  prussiens  ont  baissé  de  deux,  trois  ou  quatre 
unités  depuis  l'ouverture  de  cette  période  d'engouement  pour  les 
valeurs  à  revenu  variable. 


Le  direcleur-gèram  :  G.  Buloz. 


CHANTE-PLEURE 


PREMIERE     PARTIE. 


I. 

On  finissait  de  dîner  chez  Martin,  rue  Dauphine  ;  diner  de  thèse 
et  dîner  d'adieux.  Pendant  que  le  fiacre  du  nouveau  docteur  sta- 
tionnait en  bas,  chargé  de  la  malle  en  bois  noir  de  l'étudiant 
pauvre,  plus  lourde  de  l'empilement,  au  fond,  des  bouquins  pro- 
lessionnels,  que  du  poids  du  linge  et  des  habits,  on  avait  toasté 
là-haut,  on  avait  vidé  nombre  de  grands  et  de  petits  verres  k  la 
santé  du  diplômé,  de  Pierre  Lortal,  qui,  accoudé  à  la  nappe,  écou- 
tait à  peine,  et  de  cet  air  en  allé,  déjà  loin,  de  ceux  qui  vont 
partir,  les  propos  de  ses  amis. 

On  causait  maintenant,  et  à  voix  très  animées,  de  l'événement 
du  jour  et  du  lendemain  :  un  concert  monstre  que  les  internes  de 
la  Charité  organisaient  pour  la  mi-carême,  et  dans  lequel  devait 
figurer  un  des  convives;  et  ces  projets,  ces  inventions  boufibnnes 
de  rôles  et  de  costumes,  au  lieu  d'anmser  Pierre,  l'agaçaient 
presque,  l'attristaient  même,  comme  si  ces  préparatifs  d'une  fête 
qu'il  ne  verrait  pas  lui  faisaient  pressentir  l'indifiérence  future  de 
ses  camarades,  la  fragilité  des  souvenirs  qu'il  laisserait  après  lui. 

Distrait,  il  regardait  vaguement  gesticuler  devant  lui  l'ami  Béléa, 
qui,  les  mains  croisées  derrière  le  dos,  la  bouche  remontée  avec 

TOME   XCVI.    —    1''"   DÉCEMBRE    1889.  31 


48-2  REVUE   DES   DEUX   MO]VDES. 

un  clignement   de   l'œil  gauche,  monologuait,  mimait  en  charge 
une  leçon  de  son  chef,  le  docteur  X... 

«  Vous  mettez  à  nu  la  membrane  occipito-alloïdicnne...  »  Ces 
mots,  —  et  rien  que  ceux-là,  —  arrivaient  jusqu'à  lui  et,  pour  les 
accompagner,  le  refrain  d'une  chanson  qu'une  inconnue  d'à  côté, 
une  dîneuse  à  voix  aigre,  à  accent  canaille,  envoyait  à  travers  la 
cloison  trop  mince  : 


C'est  le  p'tit  bleu,  p'tit  bleu,  p'tit  bleu. 


Mais,  brusquement,  le  camarade  Caldaguôs  levait  la  séance.  Sept 
heures  et  demie  !  et  je  dois  prendre  la  garde  à  huit  heures.  Et  toi 
aussi,  Lortal,  si  tu  ne  veux  pas  manquer  le  train... 

On  sortait,  on  s'empilait  dans  le  fiacre;  et,  pendant  que  la  bande 
joyeuse  entonnait,  à  pleine  voix,  la  ronde  des  Microbes,  le  clou 
du  futur  concert,  Pierre,  qui  chantait  aussi,  mais  sans  faire  atten- 
tion à  la  musique  ni  aux  paroles,  écoutait  les  bruits,  regardait  les 
images  de  la  rue  qui  entraient  à  secousses  par  la  glace  laissée  ou- 
verte du  sapin. 

C'était  un  lambeau  de  voiture  filant  tout  près,  et  d'autres  à 
la  suite,  un  écoulement  sans  fin  de  véhicules,  des  éclairs  de 
roues,  des  flambées  de  lanternes,  des  grappes  de  gens  oscillant  en 
l'air,  perchés  sur  une  impériale  d'omnibus  ;  puis,  le  long  des  trot- 
toirs, vite,  un  retroussis  de  jupes,  une  main  qui  saluait,  l'emboî- 
tement et  le  déboîtement  continu  d'une  mosaïque  en  marche. 

Et  ces  ombres  fugitives  de  passans,  ces  silhouettes  de  maisons, 
Pierre  les  voyait  plus  vivantes,  plus  expressives  que  d'habitude, 
comme  animées  de  l'intérêt  qu'il  prenait,  ce  soir-là,  à  sa  propre 
vie,  solcnnisées  presque  par  la  mélancolie  du  départ. 

Des  têtes,  dans  le  nombre,  venaient  à  lui,  entraient  profon- 
dément dans  ses  yeux  :  une  fille  battant  son  quart  à  l'entrée  d'une 
ruelle  noire,  une  pas  jeune,  à  figure  de  larve,  anxieuse  sous 
le  plâtre,  et  qui  remontait  outrageusement  une  loque  noire  effilée 
sur  un  bas  rouge  de  sorcière  au  sabbat;  et,  plus  loin,  bord  à 
bord,  dans  le  brusque  arrêt  d'un  embarras  de  voitures,  au  tour- 
nant de  rOdéon,  dont  la  colonnade  j)élillait,  enguirlandée  de  becs 
de  gaz,  un  profil  à  travers  la  glace  d'un  coupé  de  maître  :  le  nez 
mince  et  l'œil  clair  d'une  mondaine  on  toilette  de  théâtre,  du  satin 
crème  avec  une  large  tache  de  chair  au  milieu;  et  à  côté,  perdu 
dans  l'étalement  de  la  jupe,  un  monsieur  chauve,  une  tête  pâle, 
latiguée,  cravatée  d'un  ruban  rouge  de  commandeur... 

Le  [l'Iit  bleu,  [)'iit  bleu,  p'tll  bleu... 


CIIANTE-PUiUrvE.  Ù83 

On  traversait  le  boulevard  Saint-Mîchel  en  plein  allumage  de  bal 
masqué;  sous  les  feux  croisés  des  cafés  dégorgeant  leur  trop-plein 
de  consommateurs  sur  les  trottoirs,  une  bande  en  partance  pour 
Bullier,  bras  dessus,  bras  dessous,  beuglant  et  se  trémoussant;  des 
folies,  des  pierrettes  ;  du  blanc,  du  rouge,  du  vert,  passaient  réver- 
bérés, multipliés  dans  les  flaques  d'eau  tremblantes  perpétuelle- 
ment agitées  par  le  piétinement  de  la  foule,  le  roulement  ininter- 
rompu des  fiacres  et  des  omnibus  : 


Le  p'tit  bleu,  p'tit  bleu,  p'tit  bleu... 


Tout  à  coup  le  silence,  la  longue  percée  noire  du  boulevard  Saint- 
Germain  s'enfonçant  dans  la  solitude  des  quartiers  morts,  des  trot- 
toirs vides  où  flambaient  de  loin  en  loin,  comme  pour  rendre  l'obs- 
curité plus  épaisse,  la  solitude  plus  morne,  les  kiosques  lumineux 
portant  les  affiches  multicolores  des  spectacles,  avec  les  noms  en 
vedette  des  grands  artistes;  des  noms  lumineux  aussi,  imprégnés 
de  l'éclat  des  ors  et  des  pourpres,  radieux  des  clartés  du  lustre  et 
des  feux  de  la  rampe... 


Le  p'tit  bleu,  p'tit  bleu,  p'tit  bleu... 


Un  ivrogne  laissait  échapper  comme  un  vomissement  le  refrain 
tortillé  qu'il  syncopait  à  sa  manière,  et,  à  force  de  l'entendre,  il 
semblait  à  Pierre  que  ce  fût  comme  un  air  de  marche  accompa- 
gnant son  départ  de  Paris,  de  la  musique  pour  lui,  étroitement  liée 
à  son  existence. 

Mais  devant  la  glace  ouverte  du  fiacre,  un  grand  trou  d'ombre 
s'élargissait  tout  à  coup  au  bord  du  boulevard  ;  tout  un  labyrinthe 
de  ruelles  en  contrebas,  une  masse  confuse  d'où  sortaient,  en  plus 
noir,  les  clochers  de  Saint-Nicolas.  Et  un  souvenir  aussitôt  l'ac- 
crochait, le  mordait  au  cœur.  Il  se  revoyait  plus  jeune  de  cinq  ans, 
et  avec  lui,  deux  par  deux  en  longue  file,  quelques  centaines  d'étu- 
dians  de  première  année,  néophytes  de  l'amphithéâtre  et  de  l'hô- 
pital, venus  là  pour  faire  la  dernière  conduite  à  un  camarade,  un 
compatriote  de  Pierre,  le  petit  Noguès,  emporté  en  quelques  hem-es 
par  une  piqûre  anatomique.  En  même  temps  que  l'église  et  le  cor- 
tège, l'ancien  élève  retrouvait  ses  émotions  de  la  journée,  la  boufléc 
d'orgueil  professionnel  qu'il  avait  eue  à  coudoyer  les  maîtres,  les 
célébrités  de  la  science,  mêlés  avec  eux  et  que  les  badauds  de  la 
rue  montraient  du  doigt  en  les  nommant.  Et  enfoncée  encore  plus 
au  vif  de  sa  mémoire,  il  retrouvait  aussi  l'angoisse  ressentie  à  la 
pensée  des  risques  à  courir  du  métier  de  carabin,  de  cette  horreur 
de  hidvche,  de  la  pourriture  humaine  à  travailler,  d'où  le  scalpel, 


hSll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

uno  fois  ou  l'autre,  pouvait  faire  jaillir  la  mort.  Pour  le  rassurer, 
pour  le  desassombrir  de  cette  perspective  du  retour  au  pays  entre 
quatre  planches  de  sapin  avec  des  couronnes  dessus  et  une  pincée 
d'éloquence,  ça  n'avait  pas  été  trop  de  ce  bonheur  de  vivre  presque 
involontaire  qui  accompagnait  toute  cette  jeunesse  et  qui  planait 
au-dessus  de  la  cérémonie  funèbre  avec  la  gaîté  des  lilas  blancs 
jetés  sur  le  cercueil. 

Ce  souvenir  revenu'en  appelait  d'autres  :  des  amusans,  des  tristes, 
des  insignifians  même,  des  heures,  des  journées  au  hasard  dans 
ses  années  d'étudiant,  des  noms  de  camarades,  des  sons  de  voix, 
des  tics,  situés,  encadrés,  avec  un  angle  de  trottoir  en  perspective, 
ou  la  table  de  marbre  d'un  café,  ou  le  coin  de  feu  pauvre  d'une 
chambre  d'hôtel,  et  en  même  temps  l'odeur  aigre  du  caboulot,  la 
chaleur  du  soleil  sur  l'asphalte,  le  tintement  fêlé  de  la  pendule  sur 
la  cheminée. 

De  cette  poussière  de  vie,  des  restes  de  sentimens  se  levaient 
aussi;  l'impression  lanée  quelquefois,  d'autres  fois  vivace,  laissée 
par  des  commencemens  ou  des  fins  d'amitiés,  des  frôlemens  d'exis- 
tences rapprochées  ou  désunies,  il  ne  savait  plus  ni  quand,  ni 
pourquoi... 

Le  fiacre  avait  touché  le  quai  de  la  gare  ;  après  les  recomman- 
dations dernières,  après  les  dernières  poignées  de  mains  toujours 
très  expressives,  comme  pour  cacher  le  "vide  de  la  pensée,  souvent 
absente  à  cette  heure,  Pierre,  installé  dans  son  coin  de  troisième, 
regardait  s'en  aller  à  droite  comme  à  gauche,  noyées  dans  les 
lueurs  tremblantes  du  gaz  avivées  par  endroits  du  flamboiement 
colorié  des  signaux,  les  longues,  les  interminables  files  de  wagons 
alignés,  comme  attendant  la  fuite,  la  migration  d'un  peuple;  et, 
sur  ce  décor  étrange,  le  rêve  de  sa  vie  ancienne  flottait  encore  un 
moment,  puis  s'effaçait,  usé,  semblait-il,  par  l'effort  d'une  résur- 
rection pourtant  si  brève.  Et  une  mélancolie  ennuageait,  comme 
une  vapeur  morbide,  cette  évocation  de  choses  plutôt  gaies  que 
tristes  en  elles-mêmes  ;  un  regret  poignant  attachait  Pierre  à  des 
souvenirs  d'incidens  futiles,  à  d'à  peu  près  riens  qui,  dans  la  réa- 
lité, l'avaient  laissé  parfaitement  froid.  Un  attendrissement  le  ga- 
gnait après  coup  à  la  pensée  de  sa  vie  de  là-bas,  des  années  con- 
sumées, dévorées  par  cette  grande  mangeuse  d'existences,  l'énorme 
ville  qu'il  voyait  lentement  disparaître,  sombrer  comme  un  astre 
rouge  dans  les  vapeurs  de  l'horizon. 

II. 

De  Paris  même,  de  la  vie  qu'on  y  mène,  des  plaisirs  qu'on  s'y 
donne,  dans  de  certains  coins  d'initiés,  Pierre  Lortal  n'en  pouvait 


I 


CHANTE-PLEURE.  ^85 

pas  regretter  grand'chose ;  il  les  connaissait  si  peu,  ces  coins-là! 
De  l'école  à  l'hôpital,  de  l'hôpital  à  la  pension,  toujours  en  hgne 
droite,  ses  heures  étaient  aussi  réglées,  ses  habitudes  aussi  casa- 
nières que  celles  du  manœuvre  limousin  parqué  entre  le  chantier 
et  le  gargot.  Pour  l'apprenti  médecin,  aussi  bien  que  pour  le  com- 
pagnon du  tour  de  France,  c'était  comme  le  même  fil  à  la  patte  et 
qui  les  tenait  de  court  l'un  et  l'autre  :  la  pensée  constante  du  retour 
au  pays,  de  la  terre  à  acheter,  de  la  position  à  prendre,  aussitôt  ra- 
massé le  magot  de  science  ou  la  pelote  d'argent. 

Pierre  n'était  pas,  d'ailleurs,  le  seul  étudiant  de  son  espèce. 
Rare,  soit  ;  unique,  pas  tout  à  fait.  Ils  étaient  bien  quelques-uns  à 
l'école  de  conduite  à  peu  près  aussi  correcte  ;  quatre  ou  cinq,  entre 
autres,  grands  amis  de  Pierre  :  des  camarades,  des  pays,  tous 
sortis  plus  ou  moins,  comme  lui,  de  derrière  les  moutons,  fils  de 
cultivateurs  aisés  ou  de  bourgeois  de  campagne,  élevés  au  même 
collège  de  prêtres,  un  petit  collège  en  pleins  champs,  oii  ils  avaient 
pioché  le  grec  et  le  latin  comme  qui  laboure,  avec  des  bruits  et 
des  odeurs  de  nature  autour  d'eux,  des  meuglemens  de  bœufs  qui 
entraient  par  la  fenêtre  ouverte  de  la  classe,  accompagnant  la  ca- 
dence imiiative  d'un  vers  des  Gèorgique^i. 

Egaux  d'âge,  pareils  de  goûts,  ils  avaient  vécu  sans  se  cpiitter, 
logés  au  même  hôtel,  inscrits  aux  mêmes  cours,  travaillant  et 
s'amusant  toujours  ensemble,  —  travaillant  surtout.  En  bande,  les 
coudes  serrés  à  la  façon  de  ces  jouvenceaux  de  village  qu'on  voit 
bras  dessus,  bras  dessous,  couper  d'un  seul  bloc  la  tassée  hu- 
maine d'une  fête  rustique,  ils  avaient,  tête  haute,  et  sans  trop 
d'éclaboussures,  traversé  la  mêlée  autrement  redoutable  des  plai- 
sirs parisiens.  Les  uns  tout  à  fait  sages,  les  autres  presque,  gar- 
dés, celui-ci  par  le  manque  d'argent,  celui-là,  par  la  passion  de 
l'étude,  cet  autre  par  un  reste  de  croyance  religieuse,  tous  par  une 
certaine  prudence  native,  moitié  timidité,  moitié  vertu,  qui  les  fai- 
sait reculer,  méprisans  et  peureux,  devant  la  femme  et  devant  la 
dette,  ces  deux  monstres  ! 

C'était  un  peu  tout  cela  qui  avait  retenu  Pierre  ;  c'était  aussi  une 
délicatesse  de  cœur,  encouragée  par  le  souvenir  très  cordial  d'une 
cousine  de  là-bas,  la  fille  de  son  oncle  et  tuteur  Lortal,  une  petite 
avec  qui  il  se  trouvait  lié  par  des  fiançailles  un  peu  vagues  et 
une  amitié  assez  solide  pour  le  mettre  à  l'abri  des  tentations  gros- 
sières, des  œillades  avivées  au  crayon  noir,  ou  des  appels,  le  soir, 
au  coin  des  rues,  des  marchandes  d'amour. 

Cinq  ou  six  fois  par  an,  —  et  encore  !  —  à  l'issue  de  quelque 
repas  de  corps,  d'un  de  ces  dîners  mensuels  où  les  gens  de  la 
même  province  :  cigaliers,  compagnons  de  la  pomme  ou  du  tourin, 


486  REVTE    DES    DEUX    MONDES. 


se  donnent  rendez-vous  autour  du  symbole  ou  du  plat  national,  il 
s'était  laissé  entraîner,  grisé  de  musique  locale  et  de  camaraderies 
patoisantes,  dans  une  de  ces  brasseries  du  Quartier  où  s'exliibent, 
sur  un  iond  de  bibelots  truqués  et  de  japonaiseries  à  quatre  sous, 
des  serveuses  peintes  comme  des  idoles  et  parfumées  d'odeurs  à 
migraine. 

Drôles  d'endroits  et  drôles  de  femmes!  d'anciens  modules  de 
peintre,  immobilisés  dans  la  coiffure  et  le  cestume  de  quelque 
tableau  célèbre  :  Salomé,  Dalila;..  une  tragédienne  sans  ouvrage 
qui  entrecoupait  d'alexandrins  macabres  des  scies  huriées  dans 
le  plus  pur  argot  faubourien. 

Puis  c'avait  été  un  compatriote,  le  mosaïste  Lasnier,  qui  l'avait 
convié  à  pendre  la  crémaillère  dans  son  nouvel  atelier  de  l'impasse 
du  Maine,  et  il  en  avait  rapporté,  comme  une  courbature  d'intelli- 
gence, les  débris  épars  d'une  certaine  définition  chimique  de  l'âme 
formulée  discrètement  par  l'inventeur,  un  matérialiste  imberbe,  et, 
plus  douloureux  encore,  le  souvenir  confus  d'une  série  de  strophes 
à  treize  pieds  le  vers,  des  charogneries  rose  pâle  et  vert  tendre, 
débitées  à  voix  morte  par  un  monsieur  à  figure  d'halluciné  qui  se 
disait  décadent. 

Avec  quelques  jeudis  pas  bien  folâtres  chez  son  député,  au  troi- 
sième, rue  de  Madame,  dans  un  salon  en  reps  jaune  maigrement 
décoré  de  gravures  professionnelles  :  le  Serment  du  jeu  de  paume, 
V Appel  des  Girondins;.,  avec  un  très  petit  nombre  de  soirées  de 
théâtre,  aux  Français  ou  à  l'Opéra-Comique,  les  jours  du  réper- 
toire, c'avait  été  à  peu  près  tous  les  divertissemens  de  Pierre  Lortal. 

Vraiment,  après  cinq  ans  de  séjour  presque  ininterrompu  au 
Quartier,  le  garçon  n'avait  guère  le  pied  plus  parisien  que  le  soir 
de  novembre  où,  nouveau  débarqué  de  son  village,  il  avait  posé 
sur  l'asphalte  ses  souliers  épais  façonnés  pour  résister  aux  che- 
mins rocheux  du  pays  natal. 

Et  cependant,  il  s'était  bien  quelque  peu  affiné  pendant  ces 
années  d'école;  il  avait  perdu  de  sa  rudesse  native  à  l'user  des 
fréquentations  de  l'hôpital  ;  et  même  au  dehors,  rien  qu'à  res- 
pirer l'air  de  la  grande  ville,  si  léger,  si  excitant,  si  vibrant  à 
la  parole  humaine,  rien  qu'à  regarder,  à  écouter  ce  qui  saute  à 
l'oreille  ou  aux  yeux  dans  le  coudoiement  d'une  promonade  par  les 
rues  :  le  chillonné  délicat  d'un  ajustement  de  femme,  l'harmonie 
savante  d'une  toile  de  maître  exposée  en  vitrine,  le  parler  à  demi- 
mot  d'une,  conversation  mondaine  saisie  au  vol,  la  sensibilité  de 
ce  rural,  qui  voyait  clair  et  entendait  juste,  s'était  singulièrement 
aiguisée. 

Du  demi-monsieur,  du  paysan  frotté  de  grec  et  de  latin,  la  ville 


1 


CHANTE-PLEURE.  487 

avait  fait  un  bourgeois,  un  être  d'imagination  et  de  nerfs  ;  d'ima- 
gination paisible, il  est  vrai,  de  nerfs  équilibrés.  Ce  qui  luimanquait 
pour  devenir  vraiment  Parisien,  ce  n'était  pas  tant  certaines  qualités 
que  certains  défauts  ;  tout  au  moins  ses  qualités  paraissaient-elles 
d'une  étoile  un  peu  grosse,  comme  tout  ce  qui  se  fabrique  en  pro- 
vince. Pierre  Lortal  avait  gardé  de  son  éducation  première,  de  la 
gravité  de  la  vie  rustique,  une  droiture  d'esprit,  une  ingénuité  de 
cœur,  une  façon  de  parler  sérieusement  dos  choses  sérieuses  et 
tendrement  des  choses  tendres,  qui  était  au  rebours  de  l'air  et  du 
ton  de  là-bas.  Et  il  avait  la  figure  de  son  genre  d'esprit  :  quelque 
chose  de  robuste  et  de  tranquille,  une  mine  de  santé,  une  fraîcheur 
de  teint  qui  parmi  ses  camarades,  citadins  pour  la  plupart  de  race 
et  d'habitudes,  flétris  déjà  par  la  corruption  de  la  ville,  trahissait 
son  origine  rustique  aussi  sûrement  que  les  quelques  particularités 
de  locution  ou  d'accent  qui  lui  restaient  de  son  enfance  paysanne. 

Du  reste,  Pierre  avait  pris  facilement  son  parti  de  ces  misères. 
Il  ne  rougissait  pas  de  sa  petite  patrie  ;  même  il  se  permettait  de 
l'aimer  plus  étroitement  que  la  grande. 

L'éloignement,  au  lieu  de  l'amortir,  avait  plutôt  avivé  cette 
tendresse  ;  cela  allait  jusqu'à  l'enfantillage.  Un  mot  de  patois  en- 
tendu dans  la  rue,  un  nom  du  pays  remarqué  en  passant  sur  une 
enseigne,  suffisaient  à  de  certains  momens  pour  lui  mettre  les 
larmes  aux  yeux.  Et  c'avait  été  une  grosse  émotion,  une  joie  presque 
religieuse,  le  jour  où,  traversant  en  partie  de  plaisir  les  cavées  feuil- 
lues du  bois  du  Meudon,  il  avait  découvert,  largement  étalés,  les 
branches  ployées  jusqu'à  terre,  de  vrais  châtaigniers,  des  arbres 
en  tout  pareils  à  ceux  qui  ombrageaient,  mêlés  aux  chênes, 
les  ravins  abrupts  de  Saint- Jean-des-Grèzes,  aux  frontières  du 
Quercy. 


III. 

La  boule  d'eau  chaude  avait  tinté,  secouée  dans  l'arrêt  du  train 
enrayé  brusquement.  A  moitié  réveillé,  Pierre  souleva  la  cou- 
verture où  il  s'était  enveloppé  pour  dormir,  et  se  mit  sur  pied 
lestement.  En  peu  de  clarté  venait  du  dehors,  à  la  bordure  du  store 
tiré  pour  faire  l'obscurité  du  wagon  plus  épaisse;  il  le  remonta,  et 
encore  engourdi,  les  paupières  lourdes,  il  se  pencha  sur  la  vitre. 

L'aube  naissait,  étonnée,  lointaine  ;  une  lueur  tombait  de  haut 
au  fond  d'une  tranchée  taillée  dans  le  roc;  le  train  ralenti  frôlait 
des  ronces  humides,  des  verdures  pâles  de  pariétaires  accrochées 
aux  fentes,  et  parmi  ces  végétations  confuses,  ces  frêles  existences 


Zl88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

décolorées  par  l'hiver,  une  branche  de  figuier,  reconnaissable  à  la 
blancheur  de  l'écorce,  sortait  en  avant  comme  pour  annoncer  au 
voyageur  son  arrivée  au  pays... 

La  tranchée  franchie,  c'était  devant  lui  la  vallée  de  Fénôé^,  étroite, 
longue,  encore  vague,  avec  des  vapeurs  vertes  épandues  qui  étaient 
des  blés,  et  des  fumées  grises  qui  étaient  des  saules,  un  chaos  de 
choses  mouillées,  indistinctes,  comme  flottantes,  et  au-dessus  la 
silhouette  très  nette,  très  arrêtée,  du  roc  vif  qui  de  toutes  parts  et 
à  presque  égale  hauteur  emmuraillait  l'horizon. 

Vers  l'est  seulement,  la  rigidité  de  la  ligne  laitière  s'infléchis- 
sait échancrée  dans  la  coupure  d'un  ravin.  Saint-Jean-des-Grèzes 
gîtait  là;  là,  les  bois,  les  terres  de  la  Glanderie  et  de  Fontbrune. 
Pierre  les  devinait,  épars  dans  l'ombre  des  pentes,  et,  plus  haut,  dans 
la  brèche  de  l'Aligné,  il  reconnaissait  à  leur  feston  noir  les  futaies 
de  la  Ramade,  la  grande  forêt  domaniale  dont  les  crêtes  les  plus 
hautes  regardent  en  même  temps  les  plaines  blanches  de  l'Albi- 
geois et  les  t7/«5s^s  inhabités  du  Quercy. 

((  Fènoé!  Fénôé!  »  annonçait  le  conducteur  du  train,  et  déjà  la 
mécanique,  un  moment  enrayée,  se  remettait  en  marche;  le  dernier 
wagon  disparaissait  au  tournant  d'une  courbe,  laissant  la  station  à 
peine  agitée  retomber  à  son  calme,  à  son  air  sommeillant  de  chose 
rustique,  sans  autre  mouvement  de  vie  qu'un  peu  de  vapeur  que 
la  machine  avait  oublié  après  elle,  des  flocons  blancs  qui  s'en  allaient 
tout  de  suite  alanguis,  mêlés  aux  froides  grisailles  du  matin. 

Pierre  était  descendu. 

Seul,  —  car  il  n'avait  averti  personne  de  son  arrivée,  —  ses 
bagages  consignés  à  la  gare,  il  s'avançait  allègrement,  faisant  son- 
ner son  bâton  d'étudiant  aux  arêtes  calcaires  qui  çà  et  là,  un  peu 
partout,  déchiraient  l'écorce  du  sol  natal.  C'était  à  la  montée  du 
ravin,  un  chemin  charretier  étroitement  resserré  entre  des  murs  de 
pierres,  et,  quand  les  pierres  manquaient,  bordé  de  saules  mar- 
ccaux  ou  de  chênes  bizarrement  coudés  et  enchevêtrés  en  forme 
de  claie,  un  vrai  chemin  du  pays,  revêche,  avec  des  mousses 
noires  rongeant  la  pierre  et  des  verdures  de  buis,  des  broussailles 
en  espalier,  de  rugueuses  broussailles  tondues  par  les  troupeaux 
et  qui  les  tondaient  à  leur  tour,  retenant  des  lambeaux  de  toison  à 
leurs  épines.  Le  roc  saillait  à  chaque  pas,  ou  bien  une  racine 
d'arbre  crispée  en  travers,  pareille  à  un  tendon  mis  à  nu;  quel- 
quefois c'était  aussi,  sabrant  tout,  l'entaille  profonde  d'un  sentier 
adjacent  :  une  coulée  de  pierraille  blanchie  par  les  pluies  d'hi- 
ver qui  escaladait  en  casse- cou,  vers  quelque  pauvre  masure,  une 
grange  à  feuilles  plantée  à  l'orée  des  bois. 

Au-dessus,  au-dessous,  des  bouqueteaux  de  chênes  espacés,  des 


CHANTE-PLEURE.  /Ï89 

pacages  troués  de  carrières  à  l'abandon,  des  vignes  herbeuses,  des 
guérets  de  terre  grenue,  raboteuse,  presque  aussi  dure  que  le 
roc. 

Le  tendre  mystère  du  matin  était  sur  ces  choses  :  les  bouque- 
teaux,  les  pacages,  les  rangs  de  vigne,  le  chemin  aussi  qui  coupait 
au  travers,  tout  cela  plongeait  à  moitié  dans  les  vapeurs  aurorales. 
L'un  après  l'autre  les  arbres  défilaient,  pleurant  de  rosée,  pom- 
miers, pruniers  chétifs,  tristes  fantômes  d'arbres  déjetés,  penchés 
en  avant,  qui  portaient  tous,  comme  une  enseigne  de  misère  soudée 
à  leurs  branches,  la  verdure  parasite  du  gui.  L'ombre  les  reprenait 
aussitôt  passés,  plus  épaisse  au  fond  de  la  combe  où  luisait  par  in- 
tervalles, entre  les  écorces  grises  des  trembles,  la  fuite  du  ruisseau. 

Pierre  grimpait,  et  le  brouillard  s'en  allait  peu  à  peu  ;  déjà  un 
morceau  de  la  vallée  se  découvrait  à  ses  pieds  dans  la  coupure  du 
ravin.  Désensevelis,  dévêtas  à  moitié  du  linceul  nocturne,  les  ha- 
meaux, les  maisons,  jusqu'aux  plus  petits  arbustes  et  aux  herbes 
des  champs  se  levaient,  montaient  lentement  dans  le  clair. 

Tout  à  fait  en  bas,  ce  coulant  d'eau  soulevé  à  fleur  de  prairie, 
ces  ombres  minces  de  peuphers  sans  feuilles,  allongées  sur  l'herbe 
givreuse  comme  de  noires  épées,  ce  toit  où  les  pigeons  serrés  en 
grappe  attendaient,  tournés  tous  vers  la  porte  entr'ouverte  de 
l'aube,  l'arrivée  du  soleil,  c'étaient  les  peupliers,  c'était  le  moulin 
de  Vernède.  Et  à  la  remontée,  plus  loin,  de  l'autre  côté  de  l'Avey- 
ron,  ces  masures  grises  parmi  la  rocaille  et  les  pâtis  caillouteux, 
c'était  le  hameau  de  Saint-Irech-le-Pauvre  :  le  pays  de  naissance  de 
Taton,  la  nourrice  de  Pierre,  —  le  pays  de  la  peur  pour  l'enfant 
qui,  même  en  plein  soleil  et  longtemps  après  qu'il  avait  fini  d'y 
croire,  voyait  toujours  étendue  sur  l'endroit,  la  nuit  noire  des  contes 
de  revenans  et  de  loups-garous  que  lui  récitait  pour  l'endormir  la 
superstitieuse  paysanne. 

Mais  ce  qui  prenait  surtout  ses  regards,  c'était  avec  leurs  figures 
étranges,  leurs  visages  de  marbre  si  profondément  enfoncés  dans 
sa  mémoire,  les  tètes  levées  des  sommets  calcaires  qui  encerclaient 
la  vallée  :  la  proue  éperonnce  de  Sabar,  labourant  l'azur,  la  haute 
terrasse  de  Jabrun  et  ses  érables,  ses  alaternes  inclinés  au  bord 
qui  frissonnaient  comme  pris  de  vertige... 

Portée  juste  en  face  de  Pierre  sur  une  muraille  blanche  que  le 
sillage  séculaire  des  pluies  avait  marbrée  de  larmes  noires,  toujours 
ennuagée  du  vol  triste  des  choucas  logés  dans  les  cavités  de  la 
corniche,  une  bâtisse  s'exhaussait,  se  soulevait  en  plein  ciel  :  Pe- 
chagos,  le  vieux  donjon  crevé  qui  épiait  toujours  par  les  baies  de 
ses  fenêtres  vides  comme  des  yeux  de  mort,  les  masures  cïlon- 
drées  gisant  au-dessous. 


/|90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  automne,  chassant  l'outarde  ou  la  perdrix  rouge  à  travers  les 
friches  de  Sesquières-Hautes,  il  avait  souvent  tiré  la  guêtre  des 
journées  entières  sans  voir  personne  que  cette  autre  solitaire,  la 
tour  curieuse,  montant  sa  faction  illusoire  au  seuil  du  village  inha- 
bité. 

Démesurées  jadis  pour  l'enfant,  ces  choses  restaient  grandes  en-H 
core,  émouvantes  pour  le  jeune  homme;  il  avait  beau  les  toiser  àl|l 
la  mesure  de  sa  science  nouvelle,  déterminer  l'époque  géologique 
des  rochers,  fixer   l'âge  de  la  ruine,  l'impression  première  persis- 
tait, quelque  chose  de  la  vision  d'autrefois  flottait  devant  lui,  l'em- 
pêchait de  regarder  avec  ses  yeux  d'à  présent. 

Était-ce  beau  vraiment,  était-ce  laid,  cette  ligne  raide  des  mon- 
tagnes surplombantes,  cette  silhouette  naïve  des  chênes  émondés 
sans  tête  et  sans  bras  selon  la  mode  du  pays  ?  Pierre  eût  été  bien  en 
peine  d'en  juger.  C'était  lui-même,  c'étaient  ses  sensations  d'enfant 
qui  le  charmaient  retrouvées  à  travers  le  paysage. 

Ainsi,  de  ce  bruit  d'eau  vive  qui  venait  depuis  un  moment  de 
l'obscurité  du  ravin.  Bien  grêle,  bien  peu  de  chose  cette  musique  ! 
Oui;  mais  il  avait  été  si  longtemps  à  n'entendre  qu'elle. 

Les  pierres  roulées  en  travers,  qui  faisaient  chanter  le  ruisseau, 
il  les  avait  soulevées  plus  d'une  fois  péchant  aux  écrevisses  ou 
bâtissant  une  chaussée  pour  rire  en  travers  du  courant.  Et  cette 
plainte  un  peu  plus  haut,  ce  grincement  de  machine  fîitiguée  qui 
sortait  de  tout  près,  d'une  maison  blottie  au  ras  du  chemin,  —  et 
une  ombre  en  même  temps  passait,  repassait  d'un  mouvement  au- 
tomatique sur  la  vitre  éclairée  en  blanc  de  la  toute  petite  fenêtre, 
—  Pierre  savait  ce  que  cela  voulait  dire.  Chaque  matin  c'était  ainsi; 
à  l'heure  où  là-haut  défaillent  les  astres,  en  bas,  dans  le  noir  de  la 
combe,  comme  une  autre  étoile,  la  lampe  du  tisserand  s'allumait; 
la  plainte  monotone  du  métier  montait  avec  les  premiers  appels  des 
coqs  devinant  le  jour.  Depuis  des  années,  le  docteur  connaissait  le 
logis  et  l'ouvrier;  c'était  lui,  ce  Testons  des  Frugères  qui  travaillait 
tout  le  fil  qui  se  filait  à  la  Glanderie  chez  l'oncle  Lortal,  comme 
autrefois  chez  ses  parens  à  Fontbrune.  Les  draps  dans  lesquels  il 
dormait  si  copieusement  à  la  Glanderie  étaient  tissés  de  ses  mains, 
et  ceux  aussi,  hélas  !  où  reposaient  pour  toujours  son  père  et  sa 
mère... 

Le  lumignon  du  tisserand  pâlissait  dans  la  clarté  matinale  ;  la  vie 
s'éveillait;  des  voix  partaient:  commandemens  de  bouviers,  api)els 
de  pâtre,  des  coups  de  gosier  âpres,  rugueux,  qui  déchiraient 
comme  avec  la  pointe  d'un  couteau  le  velouté  de  l'aube... 

Et  Pierre  reconnaissait  les  voix,  nommait  le  berger,  le  laboureur. 

Sébal,  celui-ci,  cet  homme  en  tablier  de  cuir,  énergiquement 


CHANTE-PLEURE.  491 

implanté  dans  un  ratouble  en  pente  et  qui  menait  ses  bœufs,  le 
bras  droit  appuyé  au  mancheron  de  la  charrue  ;  Tout-en-Jambes, 
celui-là,  ce  vieux  braconnier  couleur  de  terre,  qui  se  coulait  pUé 
en  deux,  le  dos  rond,  le  compas  allongé,  rapide  et  circonspect,  à  la 
lisière  d'un  fourré;  et  Finette,  la  briquette  à  poils  roux,  mince  et 
futée  qui  traquait  devant  lui  dans  la  brande  mouillée,  tout  écla- 
boussée d'or  par  le  soleil  naissant. 

Pierre  se  rappelait  :  cette  toulïe  d'herbe  à  plum  e  penchée  en 
bouquet  blanc  au  bord  du  chemin,  il  avait  cueilli  la  pareille,  enfant, 
à  la  même  place;  et  plus  loin, cet  écureuil  en  fuite  à  travers  le  lacis 
violet  des  frênes,  il  avait  eu  le  semblable  à  la  Glanderie,  un  naïf 
qui  pendant  des  années  avait  trompé  son  chagrin  en  ramant  des 
jambes  dans  sa  cage  tournante. 

Où  qu'il  posât  le  pied,  l'arrivant  emboîtait  le  pas  à  un  souvenir. 
11  avait  fréquenté  ce  sentier,  il  avait  grimpé  à  cet  arbre,  il  avait  bu 
à  cette  source. 

Tout  ce  qu'il  voyait,  tout  ce  qu'il  entendait,  près  ou  loin,  lui  par- 
lait du  beau  jadis,  de  son  enfance  d'orphelin,  abandonnée,  éparse 
aux  quatre  vents  du  ciel,  et  dont  il  rencontrait  les  lambeaux  accro- 
chés, colorés  encore  et  vibrans  de  l'émotion  ancienne,  aux  pierres, 
aux  ronces  du  chemin. 


IV. 


Et  à  chaque  souvenir  ressaisi,  un  autre  souvenir  se  mêlait,  à 
chaque  lambeau,  le  lambeau  d'une  autre  vie,  d'une  autre  enfance 
étroitement  unie  à  la  sienne. 

Une  tête  brune,  des  yeux  fous  :  c'était  Cécile  sa  cousine,  la  fille 
de  son  oncle  et  tuteur,  le  cadet  de  Lortal,  — Gilotte,  —  comme  on 
disait  à  la  Glanderie,  une  endiablée  qui,  plus  jeune  que  lui  de  six 
ans,  ne  le  quittait  pas  d'une  semelle,  allongeant  les  jambes,  re- 
troussant les  jupes,  se  faisant  garçon  pour  jouer  aux  mêmes  jeux. 

Oh!  les  belles  journées  ensemble!  les  journées  à  quatre  pattes 
dans  la  société  des  bêtes,  cheveux  et  toisons  mêlés,  les  journées  de 
paresse,  couchés  tous  deux  à  plat  ventre,  à  regarder  pousser 
l'herbe,  à  écouter  s'en  aller  les  heures  lentes  qui  tombaient  l'une 
après  l'autre  dans  la  sérénité  des  campagnes,  comme  des  châ- 
taignes mûres  dans  le  silence  d'un  bois  ;  et  les  journées  de  folie 
après,  les  frénésies  de  mouvement,  les  galopades,  le  poing  dans  les 
crins  d'une  poulinière,  avec  le  torrent  d'air  qui  vous  siiUait  aux 
oreilles  ! 

Est-ce  qu'il  l'aimait  alors,  cette  cousine?  Un  peu,  oui,  à  sa  ma- 


/l92  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


nière;  mais  elle  Taimail  certainement,  elle,  et  à  fond.  Pierre  n'avaî 
pas  oublié...  Cécile  un  peu  grandette  déjà,  encore  plus  garçon, 
encore  plus  diable,  gâtée  par  la  croissance,  anguleuse  et  rêche,  la 
figure  mangée  par  les  yeux,  des  yeux  trop  luisans,  trop  noirs. 
Et  des  gestes,  des  cris  !  des  gestes  maladroits,  des  cris  rauques  ! 
Ils  revenaient,  elle  et  lui,  de  la  messe  paroissiale  en  compagnie 
du  monde  de  Chante-Pleure,  des  nobles  de  campagne,  avec  qui 
l'on  voisinait  à  l'occasion.  Il  y  avait  là  une  petite  Urgèle  de  Fabry, 
une  gamine  assortie  d'âge  avec  Pierre,  et  le  garçon  s'amusait  avec 
elle  sans  s'occuper  de  sa  cousine.  Ce  fut  une  belle  scène;  de  la 
colère  d'abord,  et,  la  colère  passée,  une  explosion  de  tendresse, 
des  baisers,  des  sanglots,  de  l'amour. 

Pierre  revoyait  encore  une  autre  Cécile,  une  Cécile  retour  du 
couvent  en  robe  longue  et  en  pèlerine  d'uniforme,  correcte,  matée, 
avec  des  gestes  conventuels  et  des  phrases  apprises  par  cœur,  le 
jargon  mystique  et  mondain  en  usage  chez  les  dames  des  Cinq- 
Plaies  du  chef-lieu,  les  yeux  baissés  tout  le  temps  et  la  bouche 
cousue,  une  Cécile  en  sucre  et  qui  avait  peur  de  se  casser,  évitant 
les  regards,  fuyant  les  contacts,  toujours  prête  à  se  dérober  ou  à 
rougir.  Sournoise  avec  cela.  Elle  et  Pierre  ne  se  parlaient  plus  ; 
lui  en  chasse  du  matin  au  soir,  levé  avant  l'aube,  couché  avant  la 
nuit;  elle  au  presbytère,  à  l'église, occupée  à  décorer  les  chapelles, 
à  di-esser  les  reposoirs  ;  un  mot  en  passant,  bonjour,  bonsoir, 
comme  des  étrangers.  Et  puis  voilà  qu'à  table,  au  dîner  d'adieu, 
—  elle  rentrait  le  lendemain  au  couvent,  et  Pierre  partait  pour  Pa- 
ris, —  toujours  impassible  en  dessus,  en  dessous,  elle  avait  cher- 
ché la  main  de  son  cousin,  et  l'avait  serrée  de  telle  façon,  d'une 
étreinte  si  longue,  si  brûlante,  que,  ma  foi,  c'avait  été  son  tour 
de  rougir. 

Rien  de  bien  fautif,  cependant.  N'était-il  pas  convenu  qu'ils 
devaient  s'épouser  plus  tard?  Personne  ne  le  leur  avait  dit;  ils 
n'en  avaient  jamais  parlé  l'un  à  l'autre  ;  et  cependant  ils  en  étaient 
sûrs  tous  les  deux. 

A  sa  majorité,  le  jour  même  où  l'oncle  cadet  lui  avait  rendu  ses 
comptes  de  tutelle,  oh  !  sans  notaire  et  sans  papier  marqué,  en  trois 
mots,  sur  le  pouce!  —  ils  allaient  ensemble  chasser  le  lièvre  au 
bois  de  Mujole,  et  déjà  les  chiens  tenaient  la  matinée,  —  quand  le 
brave  homme,  après  lui  avoir  prouvé  clair  comme  le  jour  qu'il  avait 
été  de  sa  poche  à  le  tenir  au  collège,  lui  avait  offert  de  l'en- 
voyer en  partie  à  ses  frais  étudier  à  Paris  pour  être  médecin,  lui 
promettant  de  l'établir  au  retour,  Pierre  n'avait  pas  eu  de  mal  à 
deviner  avec  qui.  11  avait  souri  simplement,  l'oncle  avait  cli- 
gné de  l'œil,  et  ils  s'étaient  compris  :  w  Tu  te  presseras  si  tu  m'en 


CHANTE-PLEURE.  493 

«rois,  avait  ajouté  le  père  de  Cécile.  Ces  choses-là,  il  ne  faut  pas 
que  ça  traîne.  D'ici  cinq  ans,  la  personne  aura  quitté  le  couvent;., 
tâche  de  ne  pas  la  faire  languir.  » 

L'oncle  aurait  peut-être  continué  ;  un  individu  qui  les  attendait 
venir,  penché  par-dessus  le  mur  de  pierre  de  son  héritage,  coupa 
le  fil  de  ses  confidences.  C'était  un  vigneron  du  hameau  de  Toutes- 
Aures,  qui  était  en  difficulté  de  bornage  avec  son  beau-père  ;  ils 
perdirent  une  heure  à  le  suivre,  à  écouter  ses  raisons...  Jamais 
depuis,  ni  ce  jour-là,  quand  l'homme  les  eut  lâchés,  ni  plus  tard 
à  la  Glanderie,  l'oncle  et  le  neveu  n'avaient  repris  la  conversation. 
Pierre  avait  quitté  le  pays  peu  de  temps  après,  et  dans  les  lettres 
assez  rares,  péniblement  élaborées,  pesamment  écrites,  qu'il  lui 
avait  adressées  à  Paris,  le  père  de  Cécile  n'avait  pas  eu  une  fois 
la  pensée  de  revenir  là-dessus. 

Et  l'étudiant  n'avait  plus  revu  sa  cousine.  Soit  que  ça  l'ennuyât 
de  surveiller  les  promis  pendant  les  vacances,  soit  qu'il  eût  vrai- 
ment hâte  de  voir  son  neveu  passer  docteur,  Lortal  avait  insisté 
pour  que  le  carabin  ne  quittât  son  quatrième,  rue  de  l'Arbalète, 
qu'avec  son  diplôme  en  poche,  et  comme  c'était  lui  qui  tenait  les 
cordons  de  la  bourse,  Pierre  avait  passé  cinq  ans,  cinq  longues  an- 
nées sans  retourner  à  Saint-Jean-des-Grèzes. 

Toujours  amoureux,  paisiblement  amoureux  de  la  petite.  Seule- 
ment avec  le  temps,  avec  la  distance,  l'idée,  la  figure  même  de 
Cécile,  s'étaient  confondues  avec  l'idée,  avec  la  figure  du  pays.  Il 
ne  pensait  pas  une  fois  aux  yeux  noirs  sans  revoir  aussitôt  l'horizon 
de  la  Glanderie,  la  ligne  courbe  des  bois  de  Mujole  cernés  par  la 
corniche  blanche  de  la  Randèche.  Et  il  s'attendrissait  sans  savoir  au 
juste  pour  qui,  du  paysage  ou  de  la  payse. 

Même  maintenant,  au  moment  de  revoir  sa  fiancée,  ses  deux 
désirs  se  confondaient  ensemble,  et  c'était  bien  vers  Cécile  qu'il 
allait,  mais  au  fond,  il  était  presque  aussi  content  d'épouser  avec 
la  terre. 


V. 


La  Glanderie.  Plus  que  le  bois  à  traverser  et  la  treille  allait  ap- 
paraître au  coin  du  jardin,  la  treille  antique  portée  sur  ses  piliers 
de  grès.  Pierre  se  hâtait.  Mais  voilà  que, le  bois  passé,  le  verger 
franchi,  le  jeune  homme  hésitait,  étonné.  La  treille  avait  disparu. 
Et  que  de  changemens  autour!  Maison,  jardin,  tout  était  mécon- 
naissable. Adieu  les  anciennes  allées  droites,  la  charmille  taillée  où 
nichait  le  rossignol  et  les  carrés  de  choux  bordes  de  lavande  et  do 


494  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sauge  dont  on  cueillait  la  bonne  odeui  imprégnée  aux  doigts  en 
passant  !  Adieu  les  grands  lis  nourris  des  eaux  de  l'épier,  et  les 
hampes  rigides  des  tournesols,  dont  la  lace  énorme,  sidérale, 
i-ayonnait  auparavant  parmi  les  herbes  basses,  amollies  par  les 
brumes  automnales.  Arrachés  les  oignons  des  lis,  sabré  l'espoir 
des  tournesols!  Au  lieu  des  carrés  de  choux,  des  planches  de  sa- 
lades, c'était  maintenant  une  pelouse  étriquée,  des  massifs  d'ar- 
bustes grêles  dont  les  noms,  comme  des  inscriptions  mortuaires, 
pendaient  en  étiquettes  blanches  secouées  au  vent  du  malin  ! 

Le  jardin  avait  l'air  tout  neuf,  et  la  maison  aussi,  ou  plutôt  le 
logement  des  maîtres,  passé  au  lait  de  chaux,  couvert  d'une 
couche  uniforme  de  crépi,  dont  la  blancheur  criait,  juxtaposée  à  la 
couleur  vétusté  de  la  ferme  et  des  étables  laissées  dans  leur  état 
primitif.  Avec  les  croisées  à  carreaux  larges  et  les  contrcvens  d'un 
vert  trop  tendre,  avec  la  toiture  nouvelle  en  tuile  à  crochets  d'un 
rouge  ardent,  la  Glanderie  avait  pris  un  aspect  de  bâtisse  bour- 
geoise, très  comme  il  faut,  sans  doute,  et  même  magnifique  pour 
l'oncle  cadet  et  pour  les  gens  du  pays,  mais  un  peu  déconcertant 
aux  yeux  de  Pierre,  qui  demeurait  là  désappointé,  se  demandant  si 
dans  ce  cadre  aussi  changé,  les  figures  étaient  restées  les  mêmes 
et  quel  accueil  l'attendait  dans  ce  logis  nouveau,  presque  étran- 
ger. 

Un  bruit  de  paroles,  une  conversation  à  deux  voix,  pas  loin 
de  lui,  dans  le  cabinet  de  buis  resté  debout  à  l'angle  de  la  teiTasse, 
le  cloua  sur  place  au  moment  où  il  entrait  dans  le  jardin.  Cécile 
était  là,  mais  une  Cécile  si  peu  ressemblante  à  celle  qu'il  avait  lais- 
sée encore  chétive,  inachevée,  le  corsage  plat,  le  visage  obscur, 
dans  son  fourreau  de  pensionnaire,  que  Pierre  ne  finissait  pas  de 
la  dévisager.  Les  traits  pareils  cependant  ;  toujours  les  grands 
yeux  noirs  fendus  en  long,  la  bouche  sinueuse  et  mobile  ;  mais  le 
regard  I  mais  le  sourire!  ce  battement  des  cils  très  allongés, 
presque  lourds,  ce  frémissement  des  lèvres  violemment  arquées, 
duvetées  d'ombre!  Elle  était  mieux  ainsi,  la  future  mariée  ;  et  ce- 
pendant, il  semblait  au  futur  qu'elle  n'était  plus  autant  sienne;  ces 
airs  de  tête,  ces  mouvemcns  déliés,  fondus,  où  les  avait-elle  appris, 
et  pour  qui?  La  demoiselle  n'était  pas  seule;  un  jeune  monsieur 
se  tenait  assis  près  d'elle;  citadin?  campagnard?  un  peu  de  l'un, 
un  peu  de  l'autre  ;  un  individu  pas  facile  à  classer  au  premier  abord 
avec  son  complet  de  couleur  voyante  et  sa  chemise  à  col  très  ou- 
vert, d'où  sortait,  en  désaccord  avec  lliabillement  tant  soit  peu 
frivole,  une  tête  de  jeune  lévite,  une  physionomie  grave,  un  air 
important,  un  son  de  voix  onctueux. 

Un  brin  d'herbe  au  bout  des  doigts,  élégamment  pincé  entre  lo 


I 


CHANTE-PLEURE.  495 

pouce  et  l'index,  le  jeune  homme  expliquait  on  ne  sait  quoi  à  Cé- 
cile, qui  suivait  appliquée,  avec  un  allongement  de  son  cou  tendu 
en  avant,  les  mouvemens  du  démonstrateur. 

Qu'est-ce  que  cela  voulait  dire  ? 

Pierre  s'était  arrêté,  surpris...  Mais  Cécile  l'avait  aperçu.  Elle 
se  mit  sur  pied  en  jetant  un  cri,  ne  pensant  plus  au  livre  posé  sur 
ses  genoux  et  qui  glissa  à  terre  en  compagnie  du  brin  d'herbe  que 
le  jeune  monsieur,  surpris  aussi,  laissait  échapper  de  ses  doigts. 

—  Pierre,  c'est  toi!  s'exclamait-elle  en  se  jetant  au-devant  de 
son  cousin...  Sans  avertir,  continuait-elle  excitée,  parlant  très 
vite. . .  et  mon  père  qui  ne  t'attendait  pas  avant  huit  jours  !..  En 
voilà  une  aventure!  Et  ta  malle?..  A  la  gare!..  Tu  es  donc  venu  à 
pied  de  Fénoé  jusqu'ici?  Quelle  idée!  Nous  qui  pensions  aller  te 
prendre  avec  le  break  neuf!  Enfin  tu  es  ici;  tant  mieux...  Seule- 
ment je  ne  sais  pas  si  le  charpentier  aura  fini  d'arranger  ta  chambre 
chez  toi,  à  Fontbrune;  c'est  que...  tu  ne  sais  pas?  ton  oncle  ne  t'a 
donc  pas  écrit?  rien  n'est  prêt  ici  pour  te  recevoir,  les  peintres  en 
ont  pour  la  semaine  prochaine;  et  puis, si  tu  logeais  avec  nous,  tu 
comprends...  les  gens  pourraient  jaser,  à  cause...  à  cause  de 
notre... 

Le  mot  resta  dans  la  gorge  de  Cécile  ;  mais  ses  yeux  parlaient 
allumés  tout  à  coup.  En  même  temps  elle  se  souvenait  de  l'autre, 
du  professeur  qui  demeurait  là,  ne  sachant  trop  que  faire  ni  que 
dire,  grimaçant  un  sourire  enfariné  qui  ne  voulait  pas  sortir  de 
sa  moustache... 

—  Monsieur  Caviol,  pardonnez-moi,  s'excusa-t-elle,  je  crois  que 
pour  aujourd'hui,  la  botanique...  Et  se  tournant  vers  Pierre  :  Mon- 
sieur, expliqua-t-elle,  est  le  nouvel  instituteur  ;  il  me  prépare  au 
brevet  ;  trois  leçons  par  semaine  ;  oh  !  très  courtes  !  Une  idée  de 
mon  père,  ce  brevet  ;  et  il  y  tient  ! 

—  Avec  raison,  n'est-il  pas  vrai,  docteur?  intervint  doucereuse- 
ment le  jeune  homme,  s'inclinant  d'un  geste  subalterne  et  pré- 
tentieux devant  le  neveu,  le  futur  gendre  du  maire  de  Saint-Jean- 
des-Grèzes.  Ce  serait  vraiment  dommage ,  continua-t-il ,  grand 
dommage,  avec  la  facilité  de  mademoiselle  pour  la  science...  Il 
avait  une  façon  de  bêler  ce  mot  science,  une  extension  des  mâ- 
choires, un  prolongement  de  la  voix;  et  en  même  temps  la  tête  se 
redressait,  encensait, avec  un  mouvement  dont  la  solennité  s'ar- 
rangeait mal  avec  l'air  petit  garçon  de  toute  sa  personne. 

—  Oh!  moi!  sourit  Pierre;  pourvu  que  ma  cousine  sache  faire 
les  confitures... 

Un  peu  agacé,  il  envoyait  ça  par-dessus  l'épaule  à  l'intrus  qui 
tombait  de  son  haut  et  se  relevait  tout  de  suite,  allable  et  conci- 
liant. 


h96  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Sans  doute,  monsieur  Lortal  ;  les  confitures... 
Cécile  l'interrompit  : 

—  Tu  ne  me  fais  pas  compliment  du  jardin,  dit-elle  en  se  sus- 
pendant au  bras  de  Pierre.  Qu'en  dis-tu?  C'est  moi  qui  ai  tout 
arrangé. . .  avec  les  conseils  de  M.  CavioJ  cependant  ;  j 'avais  bien  mon 
idée;  mais  pour  métrer,  pour  lever  le  plan... 

—  Trop  bonne,  mademoiselle,  protesta  l'instituteur,  vous  vous 
seriez  bien  passée  de  mes  lumières,.,  de  simples  notions  d'arpen- 
tage et  d'arboriculture... 

C'était  dit  à  voix  basse,  modestement,  dans  les  talons  de  Pierre  et 
de  Cécile,  qui  avaient  pris  les  devans,  remplissant  à  eux  deux  l'al- 
lée ridiculement  étroite  qui  se  tordait  comme  un  ver  coupé,  repliée 
sur  elle-même  sous  le  vain  prétexte  de  reculer  la  perspective. 

Le  goût  de  M.  Caviol  se  montrait  d'ailleurs  dans  les  moindres  dé- 
tails du  nouveau  jardin.  Pour  la  plantation  surtout,  il  s'était  sur- 
passé :  pas  un  seul  arbre  du  pays  ;  rien  que  des  exotiques ,  des 
exilés,  voués  à  une  mort  certaine  dans  cet  âpre  terroir!  M.  Caviol 
en  faisait  les  honneurs  comme  un  savant  de  sa  collection,  présen- 
tant les  individus  les  plus  rares,  les  élèves  sur  qui  l'on  fondait  le 
plus  d'espérances  ;  il  y  avait  le  séquoia  gigantea,  le  colosse  de  l'Aus- 
tralie, haut  pour  le  moment  de  trois  pieds  et  quelques  pouces,  et 
d'autres  encore,  des  noms  compliqués,  des  figures  rêches,  funèbres 
à  voir,  blessantes  à  toucher,  d'arbies  ou  d'arbustes  toujours  verts. 

Le  pareil  est  chez  M""^  de  Vore...  ou  bien  :  il  n'y  en  a  que  deux 
dans  lepays;  l'autre  est  à  la  préfecture,.,  commentait  Cécile.  —  Puis 
brusquement  :  Je  bavarde,  dit-elle,  et  voilà  V Angélus  de  midi  qui 
sonne  à  Saint-Jean.  S'il  ne  trouve  pas  la  table  mise  en  rentrant, 
que  va  dire  ton  oncle?  Et  je  l'entends  déjà  qui  arrive. 

VI. 

On  l'entendait.  De  la  route,  franchissant  les  murs,  des  éclats  de 
voix  descendaient  vers  Pierre,  des  morceaux  de  jurons,  des  bribes 
d'insultes.  Pourquoi  et  contre  qui?  on  ne  comprenait  pas  bien; 
mais  ça  ronflait!  L'oncle  était  à  jeun  ;  bon  moment  pour  s'encolérer 
à  fond,  pour  y  aller  de  la  gorge,  des  bras,  de  tout,  sans  craindre  le 
coup  de  sang  ou  l'apoplexie.  L'oncle  y  allait  ;  à  pleins  poumons,  à 
poings  fermés!  Et  cela  récop^Grtait  Pierre,  un  peu  mortifié  des 
embellissemens  de  la  Glande  i^,  de  retrouver  le  maître  tel  quel,  pas 
émondé,  pas  apprivoisé,  en  toute  sa  verdeur  de  rusticité  gogue- 
narde et  brutale  :  «  Bien  gueulé,  l'oncle!  »  avait-il  envie  de  dire 
en  saluant  au  passage  les  jurons  familiers  avec  lesquels  avait  été 
bercée  son  enfance  sans  mère. 

L'homme  était  lancé  si  raidc  qu'il  se  retint  une  seconde  à  peine^ 


CHANTE-PLEURE.  A97 

juste  le  temps  d'embrasser  son  neveu  qui,  d'un  bel  élan,  lui  avait 
sauté  au  cou.  Sitôt  arrêté,  sitôt  reparti  ;  sa  figure  n'avait  pas  fini 
de  se  rasséréner  en  recevant  l'accolade  de  l'arrivant,  elle  se  re- 
fronçait déjà,  les  sourcils  remontés,  la  lippe  dehors,  pendant  qu'il 
se  tournait  vers  l'autre,  vers  le  patient,  un  malheureux  valet  de 
lerme,  un  vieux  pâtre  qui  recevait  l'averse,  courbé  en  deux,  ne 
laissant  voir  qu'un  peu  de  sa  figure  entre  le  feutre  rabattu  sur 
les  yeux  et  le  collet  relevé  de  sa  limousine. 

C'était  un  nommé  Francille,  un  ancien  serviteur  de  la  Glande- 
rie  que  Pierre  avait  connu  jadis  bouvier-chef,  le  premier  en  grade 
de  la  domesticité  de  la  ferme  et  qui,  déclinant  en  autorité  à  mesure 
que  baissaient  ses  forces,  était  tombé  sur  sa  fin  à  cet  emploi  de 
gardeur  d'ouailles  qui  est  celui  des  presque  inutiles,  des  tout  petits 
ou  des  très  vieux. 

Ce  jour-là,  tout  à  l'heure,  l'œil  investigateur  du  maître  l'avait 
surpris  sommeillant  au  creux  d'un  châtaignier  fendu,  tandis  que  les 
brebis  répandues  à  la  maraude  tondaient  les  pousses  d'un  champ 
de  blé.  Et  ce  terrible  homme  l'insultait  depuis  ;  le  berger  ramenant 
ses  ouailles  à  coups  de  fouet,  le  maître  fouettant  le  berger  à  coups 
d'injures,  ils  étaient  rentrés  ensemble  à  la  ferme;  et  la  colère  de 
l'oncle  avait  monté  en  route,  exaspérée  par  la  lenteur  de  la  marche 
réglée  sur  le  pas  des  animaux. 

—  Si  tu  crois  que  je  suis  f....  pour  te  tenir  du  pain  à  manger 
pendant  que  tu  laisses  dévorer  mon  blé  en  herbe  !  Mon  meilleur 
blé,  double  Dieu  !  un  champ  où  il  y  a  autant  de  fumier  que  de  terre  ! 
Voleur!  voleur! 

Honteux  d'être  ainsi  malmené  en  public,  ahuri  du  bruit  encore 
plus  que  de  la  signification  des  insultes  dont  le  cinglait  son  maître, 
le  malheureux  berger  se  coulait  à  la  suite  du  troupeau  sous  la  porte 
basse  de  l'étable,  et  l'oncle  ne  désarmait  pas  ;  il  pestait  contre  le 
mur,  il  invectivait  contre  la  porte  ! 

—  Faites  donc  de  l'agriculture  avec  ces  brutes  !  finissait-il  en  se 
tournant  vers  son  neveu.  —  Et  comme  si  quelque  reste  de  mau- 
vaise humeur  le  poussait  :  —  Toi,  l'apostropha-t-il,  qu'est-ce  qui  te 
prend  d'arriver  sans  nous  avertir?  justement  le  charretier  était  à 
Fénôé  ce  matin  ;  maintenant  il  faudra  qu'il  retourne  chercher  ta 
malle.  Et  j'avais  besoin  de  lui  pour  charrier  le  fumier  à  mes  em- 
blavures  d'avoine...  Puis  se  radoucissant:  Enfin,  tant  pis!  ça  ne  nous 
empêchera  pas  de  déjeuner,  pas  vrai,  vous  autres?  —  Et  flattant 
de  la  main  l'épaule  de  son  neveu.  —  une  caresse  à  lui  désarticuler 
le  bras  :  —  Ah  çà  !  regarde-moi  voir  un  peu  qu'on  examine  quelle 
espèce  d'homme  tu  es  devenu  depuis  cinq  ans  !  Eh!  un  individu 
pas  trop  mal  planté,  qu'en  dis-tu,  Cécile?  Du  rable,  de  l'encolure! 

TOME  xcvi.  —  1889.  32 


498  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Dommage  pour  les  Parisiennes,  ce  morceau-là,  eh!  fifille?  Allons," 
attelez-vous  là  tous  deux  bras  dessus,  bras  dessous,  qu'on  vous 
reluque  un  brin!  Le  nez  en  l'air,  toi,  poulette,  et  toi,  la  crête  haute, 
mon  jeune  coq;  hardiment,  là;  comme  si  nous  parlions  pour  la 
noce.  Bien,  bien  ;  ça  va.  Crédié!  la  jolie  paire!  hein!  monsieur  Ca- 
viol,  qu'en  pensez-vous?  Des  pur-sang,  mon  cher!  Race  du  pays; 
durs  comme  le  roc  d'Anglar,  fibreux  autant  que  les  chênes  de 
la  Ramade...  L'oncle  Lortal  s'extasiait;  puis  brusquement:  — 
Maintenant,  suffit,  articula-t-il,  assez  vu  comme  ça,  mes  enfans! 
Ça  réchauffe  le  cœur  de  vous  admirer,  mais  ça  ne  remplit  pas  les 
boyaux.  A  la  soupe,  jeunesse!  Peut-être  bien  qu'il  n'est  que  midi; 
mais  mon  estomac  marque  deux  heures!  A  table,  à  table!  "Vous 
êtes  des  nôtres, monsieur  Caviol,  si,  si;.,  vous  n'êtes  pas  de  trop; 
tranquillisez-vous  ;  il  n'y  a  pas  d'exemple  que  personne  soit  mort 
de  faim  à  la  Glanderie.  » 

L'instituteur  restait.  Cécile  disparue  du  côté  de  la  cuisine,  les 
hommes  entraient  dans  la  galerie  ouverte,  le  baïlet,  qui,  selon  la 
coutume  du  pays,  encadrait  la  maison.  Soigneusement  reblancliie 
depuis  peu,  elle  avait  été  meublée,  en  manière  de  véranda,  de  fau- 
teuils et  de  chaises  de  jardin,  inutilement,  d'ailleurs,  l'oncle  n'ayant 
jamais  pu  se  façonner  à  ces  sièges  de  structure  un  peu  frêle,  tandis 
que  la  volaille,  violemment  expulsée  et  revenue  la  minute  après, 
insistante  et  malapprise,  Unissait,  avec  la  complicité  de  la  servante, 
par  reconquérir  le  terrain  perdu  et,  insolemment,  s'accommodait  des 
chaises  en  guise  de  juclioirs.  Peu  à  peu,  l'endroit  à  peine  trans- 
formé était  revenu  à  son  emploi  primitif;  des  outils,  des  baquets 
pour  les  canards,  des  mues  destinées  aux  pondeuses  s'entassaient 
pêle-mêle  dans  les  coins  ;  du  linge  séchait  pendu  à  des  ficelles,  et, 
de  la  cour  voisine,  les  animaux  enhardis,  une  vèle  échappée  de 
l'étable,  une  truie  en  gésine,  envahissaient,  venaient  meugler 
jusqu'à  la  porte  du  salon.  Cécile  avait  jeté  les  hauts  cris,  mais 
qu'y  faire?  La  récolte  des  pommes  de  terre  ayant  été,  cette 
année-là,  plus  abondante  que  de  coutume,  n'avait-elle  pas  dû  se 
résigner  à  les  loger  un  peu  partout,  même  dans  les  appartemcns 
neufs  ? 

Des  sacs  de  toile  imitaient  les  housses,  jetés  sur  les  fauteuils 
de  la  chambre  d'honneur  ;  et  les  Quatre-Saisons,  un  quadrille  sym- 
bolique de  chromolithographies  représentant  la  même  jolie  fille  en 
blond  ou  en  brun,  de  lace  ou  de  profil,  avec  des  attributs  appro- 
priés :  un  manchon  pour  l'hiver,  un  nid  de  colombes  pour  le  prin- 
temps, assistaient  souriantes  et  impassibles  à  cette  profanation. 

—  Eh  bien!  Parisien,  que  dis-tu  du  changement? 

Ravi,  avec  un  gros  rire  qui  secouait  son  menton,  l'oncle  prome- 
nait Pierre  à  travers  les  somptuosités  de  la  Glanderie  : 


CHANTE-PLEUIŒ.  ^99 

—  Ça,  c'est  le  salon,  expliquait-il;  ici,  votre  chambre  ;  le  papier, 
regarde  ;  le  goût  do  Cécile,  mon  ami  ;  un  goût  qui  me  ruine  (cin- 
quante sous  le  rouleau),  et  encore  le  marchand  écoulait-il  son  fond 
à  perte.  Admire  un  peu  d'ici  ce  reQet,  on  jurerait  de  l'or...  Un 
fameux  nid  que  tu  auras  là,  mon  gaillard,  et  qui  ne  t'aura  pas  donné 
de  peine  à  l3àtir,  sais-tu?  Des  beaux-pères  comme  moi,  sans  me 
flatter,  il  ne  s'en  trouve  pas  à  la  douzaine;  hein!  monsieur  Caviol? 

L'instituteur  acquiesçait  d'un  balancement  de  tête  très  expressif, 
tandis  que  Pierre,  sincèrement  ému,  le  brave  garçon,  serrait  éner- 
giquement  la  main  tendue  vers  lui ,  la  main  robuste  et  hâlée  qui 
avait  su  tirer  à  elle  et  garder  entre  ses  doigts  noueux  et  poilus, 
terres  et  argent,  l'aisance  de  la  maison. 

Cécile  interrompit  ces  effusions;  la  soupe  était  sur  la  table.  Une 
soupe  de  saison  où  le  printemps  tout  proche,  en  train  de  naître, 
se  pressentait  déjà  dans  la  saveur  parfaitement  confite  et  mitonnée 
à  point  des  jeunes  poireaux,  des  premiers  oignons  si  tendres!  Un 
charme,  cette  soupe!  et,  pour  l'arroser,  le  clairet  du  cru,  un  tanti- 
net âpre  et  léger  de  couleur,  mais  droit  de  goût  et  même  assez 
capiteux  sans  en  avoir  l'air.  Un  ami,  ce  petit  vin,  et  le  pain  aussi, 
le  bon  pain  de  maison,  récolté,  travaillé  sur  place,  pétri  par  les 
mains  rougeaudes  de  la  servante,  encore  une  connaissance  :  la 
petite  Bièbe,  une  sauvageonne  de  par-là,  qui  s'oubliait,  plantée  de- 
vant la  table,  à  dévisager  le  Parisien. 

Pierre  était  heureux;  heureux  d'être  rentré  au  pays,  heureux 
d'être  assis  à  la  table  de  famille  entre  ce  brave  homme  d'oncle,  ce 
bon  vivant,  luisant  de  joie  et  de  santé  et  se  fâchant  quand  même 
entre  deux  éclats  de  rire,  pestant  et  sacrant  pour  rien,  pour  ne  pas 
en  perdre  l'habitude,  et  cette  belle  plante  de  Cécile,  épanouie,  bonne 
à  cueillir  et  qui  ne  rechignerait  pas  sans  doute,  à  en  juger  par  les 
coups  d'oeil  de  fiancée  ingénument  effrontés  qu'elle  décochait  à  son 
promis.  Et  ce  qui  le  charmait  encore  à  voir,  c'était  pai'-dessus 
l'épaule  de  l'instituteur,  à  travers  les  vitres  sans  rideaux  de  la 
fenêtre,  ce  grand  morceau  de  pays,  les  labours  en  pente  plongeant 
vei^  les  profondeurs  du  ruisseau,  et,  en  face,  sur  le  A^ersant  opposé 
au-dessous  de  la  corniche  blanche  de  la  Randèchc,  le  bois  de  Mu- 
jolc,  une  montée  d'arbres  sans  feuilles,  des  têtes  rondes  tassées, 
mêlées  ensemble,  flottant  dans  une  vapeur  violette  d'une  presque 
immatérielle  douceur. 

VII. 

Pierre  était  heureux;  pas  autant  cependant  qu'il  aurait  dû  l'être. 
Non,  ce  n'était  pas  tout  à  fait  ainsi  que  de  loin  il  avait  imaginé  les 


500  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

choses.  Chaque  fois  qu'en  idée  il  s'était  vu  à  ce  moment,  à  ce  dé? 
jeûner  du  retour,  ils  n'étaient  que  trois  à  table,  et  maintenant  ils 
étaient  quatre.  Un  de  trop.  A  tort  ou  à  raison,  il  ne  lui  allait  pas, 
ce  quatrième,  ce  joli  cœur  à  mine  de  pédant  qu'il  avait  trouvé  dès 
son  arrivée  installé,  implanté,  semblait-il,  dans  la  maison.  Que  venait- 
il  chercher  à  la  Glanderie,  ce  botaniste  à  veston  court  ?  Un  institu- 
teur, ça! 

Très  injustement  peut-être,  Pierre  en  voulait  au  nouveau  maître 
de  Saint-Jean-des-Grèzes  de  ne  pas  ressembler  à  l'ancien,  à  ce  bon 
M.  Diffre,  un  régent  d'autrefois,  —  le  dernier,  —  en  redingote  noire, 
en  chapeau  noir  ;  un  vrai  magister,  celui-là,  respectueux  de  la  règle 
quand  même  et  de  l'autorité  quelconque,  dévot  à  Ghapsal,  fidèle  à 
l'Eglise,  subordonné  à  l'État,  un  peu  ridicule  à  sa  manière,  mais 
d'un  ridicule  ingénu,  bon  enfant.  Et  la  répugnance  de  l'arrivant 
s'accentuait  à  mesure  que,  la  liberté  du  déjeuner  aidant,  et  la  cha- 
leur du  vin  vieux  débouché  en  l'honneur  du  Parisien  ayant  fait  cra- 
quer écaille  par  écaille  le  masque  d'obséquiosité  qu'il  portait  par 
prudence  appliqué  sur  sa  figure,  le  vrai  Caviol  se  développait, 
s'étalait  à  plein,  enflait  sa  voix,  sortait  ses  gestes,  se  laissait 
voir  enfin  ou  plutôt  s'exhibait  de  pied  en  cap.  A  quoi  bon  se 
gêner  et  pour  qui  ?  Le  docteur  ne  l'intimidait  plus  ;  sur  deux  ou 
trois  mots  de  réserve  modeste,  de  simplicité  familière,  il  l'avait 
promptement  toisé  et  jugé  à  sa  valeur;  un  garçon  pas  fort,  un 
brave  homme  tout  uni,  tout  simple,  facile  à  mettre  au  pli  s'il  le 
fallait.  Et  il  partait  là-dessus,  il  allait,  il  allait,  d'autant  plus  bavard 
et  plus  fat  que  l'autre  se  tenait  plus  silencieux  et  boutonné. 

Est-ce  qu'il  ne  s'avisait  pas  à  présent  d'en  remontrer  au  Pari- 
sien, et  sur  Paris  encore!  Il  avait  tout  vu,  il  connaissait  tout  :  les 
lignes  d'omnibus  et  la  hauteur  exacte  du  Panthéon,  le  petit  nom  des 
actrices  à  la  mode  et  l'heure  où  les  animaux  étaient  visibles  au  Jar- 
din des  plantes;  tout,  jusqu'aux  jours  des  cours  delà  Sorbonne, 
jusqu'au  prix  d'entrée  de  Bullier  et  de  l'Alcazar! 

Pas  moyen  de  le  prendre  une  petite  fois  en  défaut, ce  gaillard-là! 
et  il  collait  les  autres.  A  plusieurs  reprises,  au  grand  ébahissement 
de  Cécile  qui  le  regardait  opérer,  il  avait  embarrassé  Pierre,  qui 
ne  se  souvenait  plus,.,  qui  n'était  allé  que  le  soir  dans  ce  quar- 
tier... 

L'oncle  à  la  fin  s'impatientait. 

—  Mais,  voyons,  Caviol,  mon  neveu  a  habité  Paris  cinq  ans; 
vous  combien?  Quatre  jours!  En  train  de  plaisir,  n'est-ce  pas?  Et 
vous  prétendez... 

Et  comme  le  neveu,  n'y  mettant  aucune  vanité,  continuait  à  se 
laisser  battre,  le  vieil  homme,  agacé,  rompait  les  chiens,  mettait 


CHANTE-PLEURE.  501 

le  propos  sur  la  vie  d'étudiant  en  médecine  ;  histoire  de  mettre 
le  docteur  sur  son  terrain... 

Les  questions  pleuvaient,  et  Cécile  allait  tout  de  suite  aux  détails 
les  plus  osés. 

Pour  disséquer,  comment  s'y  prenait-on?  Et  accoudée  à  la  nappe, 
avec  un  frisson  de  peur  qu'elle  savourait,  recueillie,  les  yeux  demi- 
fermés,  elle  écoutait  les  explications  de  l'ex-carabin, 

—  Quoi,  tout  nus,  les  cadavres? 

—  Sans  doute. 

—  Les  femmes  aussi? 

—  Parfaitement. 

—  Quelle  horreur  ! 

Elle  se  détournait,  comme  pour  ne  pas  voir.  Puis,  à  un  détail 
d'opération  chirurgicale  un  peu  raide,  elle  mettait  la  main  sur  la 
bouche  du  démonstrateur,  l'obligeait  à  finir,  n'en  pouvant  plus, 
disait-elle.  Et  pour  changer,  brusquement,  elle  interrogeait  Pierre 
sur  la  toilette,  pressée  de  savoir  ce  qui  se  portait  à  Paris,  des  man- 
telets  garnis  en  jais  ou  des  visites  en  peluche,  et  si  le  réséda  était 
encore  la  couleur  à  la  mode:  pour  les  chapeaux  ;  à  quoi  l'interrogé 
répondait  évasivement,  «  n'étant  pas  bien  sûr...  »  tandis  que  Gaviol 
détaillait  complaisamment  les  costumes  d-'s  dames  du  directeur  des 
contributions,  des  élégantes,  qu'il  avait  admirées  de  très  près  au 
chef-lieu,  quelques  jours  avant,  à  la  sortie  du  concert. 

Mais  l'oncle  en  avait  vite  assez  de  ces  fariboles  ;  à  son  tour  il 
s'emparait  de  Pierre,  s'informait  de  la  politique. 

Que  pensait-on  là-bas,  de  l'exécutil?  Et  il  s'étonnait  que  son 
neveu  ne  fût  pas  plus  au  courant  des  faits  et  gestes  de  la  Prési- 
dence; qu'il  n'eût  pas  assisté  à  une  réception  de  l'Elysée,  pas 
même  à  une  séance  de  la  Chambre  ou  du  Sénat.  —  Tu  ne  t'occu- 
pais donc  pas  de  politique  ?  lui  demandail-il.  Lui,  l'oncle,  le  maire 
de  Saint-Jean-des-Grèzes,  tenait  toujours  pour  la  République;  mais 
il  l'aurait  voulue  sage  et  modérée,  comme  du  temps  de  M.  Thiers. 
L'avenir  l'effrayait;  il  trouvait  Grévy  un  peu  trop  vieux.  Clemen- 
ceau, en  revanche,  était  bien  jeune. 

—  Cependant,  le  progrès...  réclamait  M.  Caviol. 

—  Le  progrès  !  le  progrès  !  Est-ce  qu'on  ne  vous  a  pas  aug- 
menté de  deux  cents  francs?  répliquait  l'oncle.  Eh  bien,  alors... 

Et  secouant  la  tête,  il  déplorait  l'absence  d'un  gouvernement  sé- 
rieux, d'un  gouvernement  ami  de  l'ordre,  assez  énergique  pour 
contenir  les  rouges  tout  en  faisant  marcher  droit  les  nobles  et  les 
curés.  De  ceux-là,  par  exemple,  il  n'en  voulait  à  aucun  prix.  — 
Chacun  son  métier,  est-il  pas  vrai,  Caviol?  Que  les  marquis  dansent 
la  polka  ;  ils  ne  sont  pas  bons  à  autre  chose  ;  et  que  les  vobiscum 


502  K^VUZ   DES   DEUX   MONDES. 

braillent  leur  latin  ;  ils  sont  payés  pour  ça  et  assez  cher,  les  fai 
néans;  et  que  les  paysans  gouvernent.  C'est  bien  juste,  puisque 
ce  sont  eux  les  maîtres.  Voilà  mon  opinion,  est-ce  aussi  la  tienne, 
docteur? 

Non  ;  ce  n'était  pas  tout  à  fait  l'avis  de  Pierre  ;  pourquoi  n'y 
aurait-il  pas  place  au  soleil  pour  tout  le  monde,  pour  les  marquis 
aussi  bien  que  pour  les  simples  pacans? 

—  Ce  qui  veut  dire,  si  je  te  comprends  bien,  qu'il  te  serait  indif- 
férent que  le  seigneur  de  Chante-Plcure  fût  maire  de  Sainl-Jean- 
des-Grùzes  à  ma  place!  répliquait  l'oncle. 

—  Pas  précisément;  et  pourtant,  ne  vous  ai -je  pas  entendu  dire 
à  vous-même  que  ce  M.  de  Fabri  était  une  bonne  pâte  d'homme? 

—  Dis  plutôt  un  gourmand,  un  avale-tout,  qui  finira  un  jour  ou 
l'autre  d'engloutir  son  bien  et  peut-être  celui  des  autres... 

Une  fois  lancé  sur  cette  piste,  l'oncle  Lortal  ne  s'arrêtait  pas  de 
clabauder.  Lui,  à  voix  très  ample,  tayautée  comme  il  sied  à  un 
chien  de  tête,  le  roquet  Caviol,  en  fausset,  jappant  à  la  suite,  ils 
donnaient  tous  les  deux  à  pleine  gueule  contre  les  châtelains  de 
Chante -Pleure.  De  tristes  sires  à  les  entendre,  ces  de  Fabri!  L'aîné, 
le  ^deux  garçon,  un  juponnier  fini,  malgré  ses  airs  dévots,  un  infa- 
tigable trousse-bergère  qui  avait  semé  de  la  graine  de  noble  à  tous 
les  vents  du  pays.  Et  le  cadet,  le  marié,  ne  se  gênait  pas  davan- 
tage; plus  délicat  seulement  à  contenter;  il  lui  fallait,  paraît-il,  du 
gibier  de  choix  à  ce  seigneur  ;  des  cataus  de  la  ville  avec  des  robes 
de  velours  et  du  linge  parfumé  sur  la  peau...  JoUe  famille!  Et  pen- 
dant que  monsieur  courait  la  gueuse,  madame  se  consolait  avec  le 
colonel,  un  carliste  réfugié,  un  grand  pantin  qui  passait  sa  vie  à 
pincer  de  la  guitare  et  à  roucouler  aux  pieds  du  beau  sexe...  Quant 
à  M""  Urgèle,  rien  de  précis  encore  sur  son  compte.  Et  cependant 
il  courait  des  bruits  déjà,  certaine  histoire  de  rendez-vous,  sortie  on 
ne  savait  d'où  et  colportée  on  ne  savait  par  qui;  sans  doute  un 
caquet  en  l'air,  supposait  charitablement  Cécile  ;  cai*  enfin,  si  c'était 
vrai. . . 

—  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  articulait  Caviol,  c'est  qu'on  l'a  rencon- 
trée à  V Angélus,  à  peine  jour,  décampant  de  chez  la  Bouziguette  ;  oh  ! 
toujours  avec  sa  boîte  de  remèdes,  la  fine  mouche,  et  ses  habillemens 
de  paysanne  ;  un  déguisement  de  folle,  pourrait-on  croire;  non  pas, 
mais  une  invention  très  conmiode  pour  se  glisser  inaperçue  aux 
heures  louches,  quand  les  loups  sortent  du  bois  et  que  les  amou- 
reux y  entrent.  Pas  si  bète,  la  demoiselle,  concluait  le  narrateur; 
m'est  avis  que  le  particulier  qu'elle  avait  été  soigner  de  si  grand 
matin  chez  son  amie  la  Bouziguette  avait  dû  trouver  du  plaisir  à 
ses  remèdes... 


CHANTE-PLEURE.  503 

—  Mais  qui,  ce  particulier?  demandait  Pierre  incrédule. 

—  Ah!  voilà;  celui  qui  par  hasard  avait  vu  s'envoler  l'oiselle 
aurait  bien  voulu  le  surprendre  aussi,  l'autre;  blotti  deriière  une 
yeuse,  il  demeura  deux  grosses  heures  à  guetter;  pour  rien.  De 
grand  matin,  sans  doute,  avant  la  femelle,  l'oiseau  avait  dé- 
niché ! 

—  Et  on  ne  soupçonne  personne  ? 

—  C'est-à-dire  qu'on  a  l'embarras  du  choix  parmi  tous  ces  jeunes 
godelureaux,  cesfringans  saute-marquis  qui  papillonnent  autour  de 
la  demoiselle... 

—  Ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'avaler  son  bon  Dieu  tous  les  di- 
manches, ricanait  l'oncle. 

VllI. 

Pierre  étouffait.  Accoutumé  à  l'air  léger,  généreux,  qu'on  respire 
à  Paris,  il  ne  pouvait  pas  se  faire  du  premier  coup  à  cette  atmo- 
sphère épaisse  de  la  Glanderie,  à  l'étroit  horizon  de  l'âme  villageoise. 
Prisonnier  de  ce  déjeuner  qui  n'en  finissait  pas,  enlizc  dans  le  flot 
vaseux  des  commérages,  il  se  soulevait,  regardait  par-dessus 
l'épaule  des  convives  le  ciel  de  mars  qui  etincelait  aux  vitres,  un 
ciel  humide  d'un  bleu  si  tendre,  si  jeune,  au-dessus  des  futaies 
mortes  ! 

De  là-bas,  du  fond  des  combes  invisibles,  des  abois  montèrent 
tout  à  coup  ;  un  coup  de  gorge  prolongé,  et  d'autres  après,  plus 
pressés,  plus  brefs. 

Tout  de  suite,  Ronflô,  le  briquet  à  poil  fort,  occupé  à  chercher  sa 
\ie  sous  la  table,  avait  dressé  l'oreille  ;  agité,  frétillant  delà  queue, 
il  gambadait  autour  du  maître  en  jetant  des  gémissemens  d'impa- 
tience. 

—  Voyez  s'il  connaît  la  musique,  le  gaillard!  s'exclamait  l'oncle. 
Paix  là!  Ronflô!  on  y  va,  attends  un  peu,  mon  petit!  Leste,  il 
décrochait  le  fusil  couché  en  travers  de  la  cheminée  : 

—  Et  les  gendarmes!  objectait  Pierre.  La  chasse  n'est  donc  pas 
fermée... 

—  jNigaud!  répondait  l'autre  en  secouant  une  épaule!  à  quoi 
donc  que  ça  semrait  d'être  maire?  Et  toi  aussi,  va,  si  le  cœur  t'en 
dit  et  si  tes  jambes  le  veulent,  en  avant,  marche!  commandait-il  à 
Pierre.  Ton  fusil  est  là;  des  cartouches,  prends-en  dans  mon  car- 
nier.  C'est  aujourd'hui  jeudi;  M.  Caviol  aura  le  temps  de  tenir 
compagnie  à  Cécile... 

La  porte  entre-bâillée,  le  cliien  partait  des  quatre  pieds,  roulait 
à  travers  les  jeunes  blés  jusqu'au  fond  de  la  combe,  et  l'oncle 


ir 


504  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


planté  sur  le  seuil  de  la  maison  l'appuyait  en  frappant  dans  ses 
mains  : 

—  C'est  la  Tambellc  de  Girma  qui  a  lancé  au  fond  des  Roumè- 
gués,  prononçait-il.  Si  c'est  le  lièvre,  il  va  monter;  va  vite  te  poster 
à  la  croisière  de  Trabuc  ;  moi  je  cours  au  pas  de  Cayriech  pour  lui 
couper  le  chemin  de  la  Ramade. 

La  croisière  de  Trabuc  est  à  l'orée  des  bois  levés  et  des  taillis 
de  Mujole;  un  pays  noir  comme  la  gueule  du  loup,  pris  dans  la 
brouillée  des  branches,  voilé  par  l'haleine  des  ruisseaux  et  des  sources 
qui  fument  ensevelis  dans  le  profond  des  ravines  ;  un  trou  avec  à 
peine  une  percée  de  jour  au-dessus,  entre  l'obscurité  humide  des 
arbres  et  l'ombre  immense  de  la  Randèche,  une  corniche  surplom- 
bante de  rochers  calcaires  qui  cernaient  de  leur  courbe  rigide  l'en- 
ceinte vaporeuse  des  chênaies. 

Pierre  s'était  posté  au  bord  de  la  clairière;  le  fusil  couché  sur  son 
bras  gauche,  accoté  d'une  épaule  à  un  mur  de  pierres  sèches,  il 
attendait  venir.  A  ses  pieds,  comme  deux  puits  obliques  finissant 
dans  du  noir,  deux  chemins  charretiers  s'enfonçaient,  plongeaient  à 
pic  dans  les  taillis. 

Pierre  écoutait.  Comme  le  pétillement  d'un  incendie,  les  abois 
des  chiens  ameutés  éclataient,  éveillant  le  morne  silence  des  arbres, 
tantôt  plus  clairs  quand  la  chasse  traversait  le  découvert  des  petits 
prés  enclavés  çà  et  là  dans  le  bois,  tantôt  assouriiis  au  passage  des 
fourrés.  Ils  s'espacèrent  bientôt  et  se  ralentirent  pour  reprendre  la 
minute  après  et  se  perdre  de  nouveau,  évanouis  cette  fois  pour 
longtemps. 

La  chasse  avait  disparu  et  Pierre  écoutait  encore.  Des  mouve- 
mens,  des  bruits  frémissaient  près  de  lui,  loin  de  lui,  si  légers! 
Un  moment  elTarouchée  par  les  abois  des  chiens,  la  vie  recommen- 
çait, la  vie  sourde,  mystérieuse,  des  solitudes  forestières.  Un  ruis- 
seau chantonnait,  pas  bien  loin,  sous  les  feuilles  mortes;  et  plus 
au  fond,  balancée  à  la  cime  d'un  peuplier  dont  le  bouquet,  déjà 
gonflé  de  sève,  émergeait  du  noir  de  la  combe,  illuminé  des  clartés 
déclinantes  du  jour,  une  grive  ramageait,  tirelirait  d'un  accent 
rude  et  joyeux,  illuminé  aussi,  semblait-il,  allumé  aux  tiédeurs  du 
soleil. 

Puis  ce  fut,  venant  du  ravin  des  Roumègues,  un  bruit  de  pas,  le 
choc  d'un  sabot  heurtant  le  chemin,  et  presque  en  même  temps 
l'individu  apparaissait,  ou  plutôt  la  hotte  lai'ge  et  profonde  sous 
laquelle  le  j)iètre  charrieur  s'aflalait,  écrasé,  disparu.  Raide  et  lent, 
d'un  effort  terrible  qui  le  faisait  hésiter,  butter  presque  à  chaque 
pas,  il  montait.  Uientôt,  sous  l'osier,  une  broussaille  de  poils  gris 
sortait  et  sous  les  poils,  au  fond,  tout  au  fond  de  la  figure  cave, 


CHANTE-PLEURE.  505 

trouée  d'ombre,  des  yeux  de  pauvre,  des  regards  morts  où  se 
voyait  toute  la  souffrance  de  la  carcasse  étique,  usée  jusqu'à  l'os, 
consumée  par  l'abstinence  et  le  travail. 

Et  Pierre  reconnaissait  le  vieux  Calel,Galel  le  possesseur,  —  non 
sans  peine,  —  des  vingt  ou  trente  rangées  de  vigne  qui  végétaient, 
là  tout  près,  parmi  la  pierraille,  entre  la  Randèche  et  le  bois. 

Triste  vigneron,  triste  vigne!  Ce  n'était,  quand  Calel  l'acheta, 
pas  bien  cher!  qu'une  misérable  friche,  moins  encore,  un 
éboulis  de  pierres  dégringolées  de  la  corniche,  juste  de  quoi 
nourrir  quelques  genévriers  qui  se  tordaient  obstinément  a,ccro- 
chés,  comme  pendus  à  la  raideur  de  la  montagne.  Un  endroit 
oii  il  n'y  avait  rien  à  récolter  que  du  soleil!  Il  en  avait  fallu  de 
ces  bottées  de  terreau  charriées  d'en  bas,  de  la  vallée,  pour 
amender  la  ruinaille,  la  transformer  en  une  vigne  de  rapport.  La 
patience  de  Calel  avait  opéré  ce  miracle;  sa  passion  surtout,  la 
passion  âpre,  entêtée,  du  paysan  pour  la  terre,  et  plus  entêtée,  plus 
âpre,  sa  passion  pour  la  vigne,  pour  la  bonne  terre  à  vin  assez  rare 
et  d'autant  plus  convoitée  dans  ce  pays  inclément  d'entre  Rouergue 
et  Quercy,  sous  ce  ciel  violent,  inégal,  où  tout  est  danger  pour  le 
bourgeon,  pour  la  fleur  si  frêle,  aussi  bien  la  morsure  de  la  bise 
hivernale  que  la  caresse  desséchante  du  soleil  d'août.  Des  années 
durant,  de  longues  années,  Calel  avait  travaillé  à  sa  vigne.  Plus 
d'une  lois,  enfant,  chassant  les  cèpes  dans  les  brandes  de  Mu- 
jole,  Pierre  l'avait  vu  passer  plié  sous  la  charge,  mais  soUde  encore 
et  le  pas  leste,  enlevant  sa  montée  comme  qui  boit  un  coup  de  pur 
—  d'un  seul  trait. 

Maintenant  c'était  lui  encore;  ce  n'était  plus  le  même  homme; 
les  reins  cassés,  les  jambes  molles,  il  allait  lourdement,  touchant 
presque  de  la  tête  les  pierres  du  chemin. 

—  Allons,  Calel,  tu  arrives!  lui  criait  le  docteur. 

Le  vigneron  n'eut  pas  la  force  de  répondre.  Tête  basse,  remon- 
tant un  peu  ses  sourcils  aussi  pesans  à  soulever  que  des  sourcils 
de  pierre,  il  envoya  à  celui  qui  venait  de  lui  parler,  le  salut  d'un 
regard  terne,  sans  idée,  puis  se  hissant  avec  un  ah!  désespéré  jus- 
qu'au sol  enfin  uni  de  la  croisière,  il  se  laissa  tomber,  kii  et  sa 
hotte,  sur  un  quartier  de  roc  à  sa  portée,  un  ami  qui,  plus  d'une 
fois  sans  doute,  lui  avait  rendu  le  même  service. 

Inerte,  le  dos  renversé  sur  la  charge  qui  le  tirait  en  arrière,  les 
bras  ballans,  Calel  souillait,  cherchait  l'air  avec  une  trépidation 
qui  faisait  trembler  la  peau  crevassée  de  ses  joues  et  tantôt  se 
hausser,  tantôt  descendre  ses  épaules. 

Puis  le  souffle  revenu,  essuyant  du  revers  de  sa  main  osseuse  la 
sueur  qui  gouttait  à  ses  tempes  : 


506  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Vous,  monsieur  Pierre?  Depuis  quand  au  pays?  interro- 
geait-il. 

—  Depuis  ce  matin  ;  et  pour  longtemps  cette  fois,  repartit  le 
docteur. 

—  Bonne  nouvelle  ça  ;  il  tardait  bien  à  tout  le  monde,  allez  !  On 
en  avait  assez  par  ici  d'aller  chercher  M.  Bissol  à  Paour  ;  un  bon 
médecin,  je  ne  dis  pas  ;  mais  trop  loin.  Une  heure  pour  aller,  au- 
tant pour  revenir;  si  le  malade  était  bas,  il  avait  le  temps  de  passer 
dix  lois  avant  qu'on  eût  les  remèdes. 

—  Toi,  toujours  à  charrier  à  ta  vigne!  Des  gourmandes,  ces 
souches  !  et  qui  coûtent  cher  à  nourrir,  est-il  pas  vrai,  l'ami? 

—  Las,  monsieur,  plus  cher  que  vous  ne  pensez  ;  car  je  vois 
bien  que  vous  ne  connaissez  pas  mon  malheur.  Le  mur,  là,  vous 
empêche  de  voir;  mais  ici,  tenez  entre  ces  pierres,  regardez... 

Un  large  morceau  de  vigne  arraché,  déraciné  par  les  pluies  de 
l'hiver,  avait  coulé,  crevant  le  mur  de  pierre,  jusqu'au  bas  de  la 
pente,  à  la  lisière  du  pré  de  la  Glanderie,  et,  à  la  place,  on  ne 
voyait  qu'une  brèche  nue,  de  la  semence  de  rochers. 

—  Mon  meilleur  plant,  gémissait  le  vigneron:  tout  nègrette  et 
bouchalés;  ça  me  donnait  un  vin  noir,  épais;  du  vin  à  manger! 
Maintenant,  avant  que  j'ai  lini  de  terrer,  de  replanter...  Pau^Te 
Calel!  si  jamais  tu  en  tâtes  du  vin  de  la  vigne  ! 

—  Mais  ce  terreau,  remarqua  Pierre,  pourquoi  le  charrier  de  si 
loin,  quand  tu  l'as  à  ta  portée,  sous  la  main,  là  où  les  pluies  l'ont 
entraîné,  dans  le  pré  de  la  Glanderie? 

—  Pourquoi?  demandez  à  votre  oncle.  Ah!  si  c'était  vous  le 
maître!  Mais  le  cadet  de  Lortal!  Un  honnête  homme,  oui,  incapable 
de  prendre  un  sou  dans  la  poche  du  voisin,  mais  parlez-lui  un  peu 
voir  de  lâcher  de  la  terre  qui  s'est  donnée  à  lui,  qui  s'est  incorpo- 
rée à  son  fonds,  du  bon  engrais  tombé  du  ciel  qui  va  d'ici  trois 
mois  lui  doubler  sa  récolte  d'herbe! 

—  Pas  si  bête,  en  elTet,  le  cadet  de  Lortal  ;  tu  as  raison,  Calel! 
pas  si  malappris,  quand  îl  plaît  au  bon  Dieu  de  lui  rendre  un  ser- 
vice, que  de  reluser  sa  politesse... 

C'était  dit  brutalement  et  joyeusement,  sans  ombre  de  colère;  et 
l'homme  presque  aussitôt  se  montrait  hors  du  chemin  creux  qu'il 
remplissait  de  sa  puissante  encolure... 

—  Finie  la  chasse;  continuait-il  en  s'adressant  à  Pierre.  La 
bourrue  m'a  mis  dedans;  pendant  que  je  l'espérais  à  Gayriech,  elle 
a  sauté  à  Teirabus,  et  la  voilà  sous  la  protection  du  gouvernement 
en  pleine  lorêt  de  la  Ramade.  Toi,  tu  ne  t'ennuyais  pas  trop  ici  : 
Calel  te  tenait  compagnie.  Lt  il  pleurnichait  à  son  habitude,  Calel! 
Toisant  le  bonhomme  d'un   regard  de  côté  :  Vieille  bête,  va,  pro- 


CHANTE-PLEURE.  507 

nonça-t-il  entre  les  dents;  puis,  subitement  encoléré,  le  sang  au 
visage,  il  marchait  sur  lui,  le  secouait  comme  un  prunier  :  on 
m'a  répété,  je  sais,  gueulait-il;  j'en  ai  assez  de  tes  criailleries; 

Il  expliquons-nous  à  la  fin.  Voyons,  est-ce  la  faute  à  Lortal^  si  ta 
vigne,  fatiguée  de  demeurer  là-haut  suspendue,  a  pris  fantaisie 
de  se  promener  dans  mon  pré!  On  t'avait  prévenu,  rappelle-toi; 
on  te  l'avait  dit  et  chanté  sur  tous  les  tons.  Et  toi  tu  bâtissais  tes 
murs,  tu  charriais  ton  terreau.  Imbécile!  tu  n'as  que  ce  que  tu 
mérites.  Et  après  cette  leçon,  voilà  que  tu  recommences.  A  ton 
âge!  sans  jambes,  sans  soufTle,  à  moitié  perclus,  crevé  aux  trois 
quarts,  tu  bâtis, tu  charries  encore.  Faut-il  être  enragé!  Et  tu  vou- 
drais que  je  te  laisse  reprendre  la  terre  qui  a  coulé  dans  mon 
champ.  Non,  cent  fois  non.  Pour  qu'une  fois  remontée,  elle  des- 
cende une  seconde  fois,  qu'elle  aille  se  perdre  on  ne  sait  où  peut- 
être,  sans  servir  à  rien.  Ce  serait  bien  dommage!  Ta  terre  savait 
bien  ce  qu'elle  faisait  en  se  donnant  à  moi,  en  descendant  à  la 
Glanderie,  au  lieu  de  s'ennuyer  là-haut  à  nourrir  les  cigales  et  les 
chardons  ! 

fl  Patiemment,  sans  sourciller,  sans  protester  d'un  mot  ou  d'un 
geste,  le  \igneron  avait  avalé  la  semonce. 

—  Tu  es  riche,  donc  tu  as  raison, Lortal,  répondit-il  résigné;  ma 
terre  est  chez  toi;  c'est  comme  si  elle  était  tienne...  garde-la. 
Puisque  tu  as  mis  la  main  dessus,  serre  fort.  Ce  n'est  pas  moi, 
pauvre  diable,  qui  essaierai  de  te  desserrer  les  doigts.  Et  pour- 
tant il  faudra  bien  les  ouvrir  un  jour...  Quand?  Bientôt  peut- 
être.  Prends  garde,  Lortal;  il  y  a  quelque  chose  qui  court  après 
toi  ;  ne  te  laisse  pas  attraper  ;  prends  garde  ! 

Calel  passait  le  bras  dans  la  bricole,  et,  penché  en  avant,  d'un 
coup  de  reins,  il  enlevait  la  hotte  et  se  mettait  en  marche... 

—  Prends  garde  !  envoyait-il  encore  en  guise  de  salut  au  maître 
de  la  Glanderie. 

IX. 

Lortal  ricanait. 

—  Ah  çà,  docteur,  ne  moisissons  pas  plus  longtemps  ici,  com- 
mandait-il ;  l'ombre  gagne  et  la  journée  s'avance.  Pendant  qu'on  y 
voit  encore,  je  veux  te  montrer  mon  vignoble;  oh!  quelque  chose 
de  plus  conséquent  que  la  vigne  à  Calel;  allons,  viens-tu? 

Affectueusement,  il  entraînait  Pierre,  qui,  très  ému,  fâché  de 
n'avoir  pas  intercédé  pour  Calel,  regardait  dévaler  le  vieil  homme 
perdu  sous  la  hotte  qui  ne  laissait  passer  (}ue  le  bas  des  jambes 


508  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

et  les  sabots  au  bout,  énormes,  lents  à  quitter  le  sol  et  qui  fo 
geaient,  frappaient  à  chaque   pas  l'un  contre  l'autre  comme  les 
fers  d'un  cheval  fourbu. 

Le  vigneron  disparu,  les  deux  Lortal  partaient,  cheminaient 
côte  à  côte,  Pierre,  silencieux,  ruminant  en  lui-même,  au  fond  de 
sa  conscience,  la  malédiction  énigmatique  du  pauvre  homme,  l'oncle 
parlant  haut  comme  d'habitude,  fouettant  l'air  calme  du  moulinet 
de  ses  gestes  et  des  vibrations  de  son  verbe  qui  allait  très  loin, 
ricochant  aux  rochers,  réveiller  les  échos  accoutumés  à  répéter 
uniquement  chaque  jour  aux  mêmes  heures  les  appels  des  pâtres 
ou  des  servantes  cornant  la  soupe,  debout  au  seuil  des  maisons. 

Le  pays  changeait  devant  eux.  Quittant  le  couloir  étroit  de  la 
Randèche  et  les  fumées  violettes  des  bois  de  Mujole,  le  chemin 
chevauchait  une  arête  calcaire  décharnée ,  épineuse ,  rompue 
tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche  par  des  crevasses,  des  cassures  à 
pic;  puis, l'arête  s'élargissait  en  forme  de  croupe;  des  terres  culti- 
vées, des  vignes,  des  emblavures  accompagnaient  la  route  élargie 
à  son  tour,  taillée  à  la  mesure  des  chariots  de  ferme  dont  les  roues, 
rudement  cloutées,  avaient  laissé  leur  empreinte  dans  la  glaise  dur- 
cie des  ornières.  La  montée  bientôt  s'alentissait;  les  guérets 
s'étendaient  en  pente  douce,  découvrant  la  crête  de  la  montagne, 
une  ligne  raide  bastionnée,  que  les  chênes  de  la  Ramade  héris- 
saient çà  et  là  de  leur  feston  noir. 

Au-dessouS;,  vers  la  pente  vaguement  arrondie  en  cirque,  des 
reins  de  montagne  dégringolaient,  ébréchés,  mutilés  par  les  hasards 
de  la  perspective,  ne  montrant  des  choses  que  des  angles  :  le  pi- 
gnon d'une  borde,  la  pointe  d'un  clocher,  et  plus  bas,  dans  l'in- 
fléchissement d'un  col,  la  silhouette  pâle  de  Péchagos  et  le  village 
en  ruine,  une  découpure  noire  flottant  sur  la  houle  figée  des  rochers, 
comme  un  récif  sur  un  océan  mort. 

Et  les  pays  montaient,  s'entassaient  au-delà;  échafaudées  sur 
les  falaises  verticales  qui  plongent  dans  la  vallée  torrentueuse  et 
serpentante  de  l'Aveyron,  des  terrasses  s'étageaient,  des  plateaux 
nus,  déserts,  sans  autre  relief  sur  leur  écorcc  poudreuse,  que  des 
broussailles  maigres,  une  vermine  d'arbres. 

La  douceur  attendrie  du  soleil  d'hiver  déjà  déclinant  qui  en- 
voyait de  loin,  pareils  à  un  bouquet  de  chrysanthèmes  jaunes,  ses 
rayons  d'or  fluide,  mollement  allongés,  peut-être  aussi  la  mélan- 
colie latente  dont  s'enveloppent  à  la  longue,  comme  d'un  voile,  les 
pays  à  figure  invariable  :  landes,  montagnes  ou  forêts,  quelque 
chose  d'étranger,  d'hostile  à  l'homme,  pesait  sur  ces  étendues  si 
plates  que  la  silhouette  levée  d'un  dolmen  y  mettait  la  saillie  d'un 
clocher,  si  vastes  qu'on  ne  savait  si  le  jet  de  fumée  qui  montait  à 


CHANTE-PLEURE.  509 

l'horizon  venait  d'une  ville  lointaine  ou  d'un  feu  de  berger  allumé 
entre  deux  pierres. 

Les  Lortal  s'étaient  arrêtés. 

—  Tu  regardes  et  tu  ne  te  reconnais  pas?  interrogeait  l'oncle.  Tu 
cherches  la  châtaigneraie  de  Ginibrède  et  le  pré  des  Vimes  ?  Défon- 
cés, mon  ami, désherbés, épierrés,  fumés!  Et,  à  la  place, du  vin, du 
bon  vin  qui  pousse  !  Un  plantier  de  quatre  ans.  Descendons,  veux- 
tu?  ça  vaut  la  peine  d'être  suivi  de  près.  Vingt  arpens  de  vigne 
d'un  seul  tenant,  sais-tu  que  cela  ne  se  voit  pas  tous  les  jours  ! 
La  plus  belle  pièce  de  mon  héritage,  monsieur  mon  futur  gendre. 
De  quoi  siroter  à  la  santé  de  l'oncle  ou  au  repos  de  son  âme  quand 
il  aura  fait  couic,  le  pauvre!  Oh!  je  ne  suis  pas  pressé;  sois  tran- 
quille! Eh  bien,  qu'en  dis-tu? 

D'un  geste  circulaire,  l'oncle  montrait,  enfermé  dans  l'ombre 
allongée  de  sa  main,  le  vaste  enclos  où  les  ceps  pointaient  à  peine, 
noyés  dans  l'ombre  des  sillons. 

—  Et  pas  un  rocher  dans  tout  ça,  continuait-il  très  excité,  pas 
un  pied  de  cMendent,  tu  peux  fouiller,  va  ! 

En  même  temps,  il  se  baissait  vivement  vers  le  sol  où  son  regard, 
perçant  l'obscurité  commençante,  avait  découvert  une  repousse 
vivace  et  vite  extirpée,  il  la  broyait  encore  dans  ses  doigts,  il 
l'écrasait  sous  son  talon,  furieux  comme  s'il  avait  tenu  en  son  pou- 
voir quelque  bête  malfaisante. 

Puis,  doucement  : 

—  C'est  égal,  reprenait-il,  ça  va  bien;  la  vigne  marche;  si  tu 
avais  vu  ça  l'été  dernier;  des  mises  de  cinq  empans  et  pas  une 
manque.  Tous  les  ceps  décidés  à  vivre,  la  feuille  large  et  luisante, 
des  vrilles  comme  pour  monter  au  ciel. 

Pierre  admirait  le  travail,  louangeait  le  travailleur.  Cette  bonne 
humeur  agissante,  cette  vaillance  à  maîtriser  la  terre,  à  faire  suer 
le  vin  au  sable  et  au  rocher  réveillait  en  lui  la  fibre  pas  tout  à  fait 
morte  du  paysan,  la  passion  héritée  des  tâcherons  ses  ancêtres,  de 
l'ouvrage  soigné,  de  la  conquête  agricole  adroitement  et  vigoureu- 
sement poursuivie. 

Pourtant  le  phylloxéra  l'inquiétait  : 

—  Vous  ne  craignez  donc  pas?  insinuait-il,  se  retenant  de  lâcher 
le  mot,  comme  s'il  portait  toute  la  contagion  imprégnée  dans  ses 
quatre  syllabes. 

Mais  l'oncle  avait  deviné. 

—  La  maladie  ?  Allons  donc  !  riposta-t-il  ;  qu'elle  y  vienne  si  elle 
ose.  Nous  sommes  trop  coriaces  par  ici,  vois-tu  ?  Pas  de  danger 
qu'on  nous  mange.  Sérieusement,  comment  veux-tu  que  cette  sale 
vermine  puisse  mordre  à  notre  glèbe  argileuse  alors  que  nos  fortes 


510  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

charrues  attelées  à  deux  paires  ont  de  la  peine  à  l'évontrer?  Pas  do 
danger!  Et  puis  la  maladie  attaquerait-elle  Saint-Jean-des-Grèzes, 
qui  te  dit  qu'elle  mordrait  aux  terres  de  la  Glanderie?  C'est  comme 
le  typhus  d'il  y  a  cinq  ans,  toute  la  commune  y  est  passée  ;  nous, 
rien.  Ce  que  la  chance  veut  !..  D'ailleurs,  j'ai  pris  mes  précautions  : 
ceci  de  toi  à  moi,  inutile  de  le  confier  à  ce  lendant  de  Caviol;il 
se  moque  de  tout,  cet  être-là;  et  moi  aussi,  parbleu,  je  m'en  moque; 
ce  qui  n'empêche  pas  qu'au  premier  cep  planté  j'ai  lié  moi-même 
une  médaille  de  Notre-Dame  de  Lourdes.  On  dit  que  ça  a  préservé 
ceux  de  l'Albenque.  Et  puis  si  ça  ne  fait  pas  de  bien,  ça  ne  peut  pas 
faire  de  mal... 

X. 

Suivant  jusqu'à  son  extrémité  l'allée  charretière  qui  coupait  en 
deux  le  vignoble,  les  deux  Lortal  s'étaient  arrêtés  devant  un  em- 
pierrement énorme,  tassé  en  muraille,  assez  haut  pour  mettre  le 
plantier  à  l'abri  du  vent  de  bise,  mortel  à  cette  altitude  pour  les 
jeunes  bourgeons.  C'était  un  endroit  très  retiré,  un  coin  de  silence 
où  les  bruits  de  la  montagne,  amortis  comme  le  vent  par  l'obstacle 
des  pierres,  n'arrivaient  qu'en  morceaux,  émiettés,  confus. 

D'autant  plus  saisissant,  vibra  tout  à  coup  aux  oreilles  des  pro- 
meneurs un  cri  venu  on  ne  savait  trop  d'où,  à  travers  la  solitude 
des  campagnes  déjà  presque  désertes.  Cri  de  détresse,  de  dou- 
leur, impossible  de  s'en  rendre  compte  à  cette  distance,  mais  à  coup 
sûr  le  cœur  de  celui  ou  de  celle  qui  l'avait  jeté  devait  battre  à  se 
rompre  et  la  sueur  d'angoisse  baigner  ses  cheveux  et  son  front  ! 

L'oncle  lui-même  en  avait  ou  le  fil  coupé  pour  une  seconde; 
puis,  comme  sachant  à  quoi  s'en  tenir,  —  et  sans  doute  que  ça  ne 
valait  pas  de  se  déranger,  —  il  secoua  la  tête,  et,  sans  plus  tarder, 
se  remit  à  discourir.  Mais  Pierre  n'y  était  plus.  Le  cri  !  Il  l'enten- 
dait encore  ;  il  l'entendait  plus  effrayant  dans  le  silence  un  moment 
déchiré  et  qui  s'était  refermé  plus  compact  sur  la  vibration  dernière. 
Dernière  ?  Non.  Un  second  cri,  puis  un  troisième  jaillirent  coup  sur 
coup,  mais  rcâlés  ceux-là,  exténués,  comme  si  la  distance  mainte- 
nant était  plus  longue,  ou  plus  affaiblie  la  résistance  de  la  victime. 

Tout  comme  le  premier,  ces  cris  s'en  allèrent  sans  éveiller  un 
seul  bruit  en  réponse,  pas  même  le  cri  d'une  bête  effrayée,  le  ja- 
cassement accusateur  de  la  pic  ou  du  geai,  ces  éternels  espions  des 
crimes  rustiques  ;  ils  expirèrent  étouilés  dans  la  comphcité  muette 
des  campagnes. 

Pierre  secouait  l'oncle. 

—  Là-bas,  qu'est-ce  donc?  que  se  passe-t-il? 


CHANTE-PLEURE.  511 

—  Rien.  Cest  encore  la  Margasse  des  Nivoliers  qui  fait  ses  farces. 

—  Pauvre  femme  !  toujours  assommée  par  cette  brute  de  Mar- 

gas! 

—  Margas  ?  Tu  ne  sais  donc  pas  I  II  y  a  bon  temps  que  ce  pa- 
roissien-là a  dit  bonsoir  à  la  paroisse.  Plus  une  miette  à  gratter 
par  ici;  tout  mangé,  tout  bu,  les  terres,  les  outils,  tout!  Alors  ils 
défilèrent  un  beau  matin,  le  forgeron  et  la  forgeronne  et  la  suite; 
une  portée  de  morveuses  et  de  morveux  ;  en  route  pour  Capdenac 
où  l'homme  comptait  travailler  de  son  état,  —   et  comme  il  était 
joliment  leste  et  découpé,  le  scélérat,  il  fut  embauché  presque 
en  arrivant  dans  les  ateliers  de  la  Compagnie.  Bonne  maison,  fruc- 
tueuses journées  ;  rien  ne  l'empêchait  de  gagner  honnêtement  sa 
vie  comme  les  camarades.  Mais  le  vin  !  mauvaise  affaire  quand  ça 
vous  entreprend  un  homme.  Ce  fut  pour  une  engueulade  avec  un 
contremaître,  un  jour  qu'il  en  tenait  une  pointe,  et  il  n'avait  pas  le 
vin  commode,  le  Margas  !  La  langue  partit,  puis  la  main  et  finale- 
ment on  vous  le  mit  dans  la  rue.  Le  revoilà  en  marche  avec  toute 
sa   nichée;  pour  très  loin,  cette  fois,  pour  Saint-Dié,  un  endroit 
tout  noir  de  forêts  et  de  forges,  au  diable,  là-bas,  dans  les  Vosges. 
Si  jamais  ils  reviennent  de  là!  pensions-nous  ici;  et  personne  ne 
les  regrettait  :  ni  parens,  ni  voisins,  personne  !  Eh  bien,  il  est  resté, 
lui,  mais  elle  est  revenue,  elle,  la  Margasse.  A  pied,  mon  ami;  à 
pied  de  Saint-Dié  jusqu'ici,  et  ses  deux  petits  derniers  avec  elle;  un 
pendu  à  la  mamelle,  l'autre  cramponné  à  sa  jupe.  A  pied,  en  men- 
diant son  pain.  Il  faut  qu'elle  ait  l'àme  chevillée  au  corps,  cette 
femelle  !  Elle  nous  tomba  donc  ici  l'an  passé,  vers  les  vendanges. 
Dans  quel  état  !  Des  loques  sur  le  dos  et  de  la  vermine  :  un  fumier  ! 
Abrutie,  avec  ça,  idiote.  Elle  arrive  et  s'en  va  droit  aux  Nivoliers, 
à  la  forge  vendue  par  eux  avec  le  reste  et  fermée  depuis,  aban- 
donnée par  le  Grassian,  l'acquéreur.  Et  une  fois   là,  gîtée   avec 
ses  petits,  impossible,  ni  par  persuasion  ni  par  force,  de  la  ren- 
voyer chez  elle...  sur  le  grand  chemin  !  Les  contrats  de  vente  pas- 
sés, les  signatures  données  par-devant  notaires,  elle  ne  sait  pas  ce 
que  ça  veut  dire  :  «  C'est  ici  que  je  fus  engendrée  et  mise  au  monde, 
affirme-t-elle  ;  vous  ne  m'en  tirerez   que  les  pieds  devant  !  »  Et 
gare  à  qui  tenterait  de  la  violenter.  Une  bête  folle  alors,  une  bête 
qui  mord,  une  bête  qui  rue  !  Le  Grassian  qui   s'y  est  frotté  une 
fois  en  a  gardé  les  marques...   Pire  qu'une   laie  en  sa  bauge, 
qu'une  renarde   en  son  terrier  !    Enfumée  une  nuit,    incendiée, 
—  on  n'a  jamais  su  par  qui,  —  au  risque  de  la  grillade,  la  gueuse 
a  tenu  bon  ;  roussie  aux  trois  quarts,  elle  a  maté  le  feu,  raccom- 
modé tant  bien  que  mal  le  taudis  en  ruines.  Elle  est  là,  toujours 
enfoncée  dans  la  misère  et  dans  Tordurc,  mendiante  quand  on  la  re- 


512  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

garde,  voleuse  si  on  ne  peut  pas  la  voir,  déterrant  les  pommes  de 
terre,  coupant  les  raisins  sur  pied  dans  les  champs  qui  étaient  siens 
autrefois,  —  ce  qu'elle  appelle  lever  sa  récolte  !  C'est  une  honte, 
un  dégoût  pour  tout  le  monde;  et  s'il  arrivait  jamais  qu'un  voisin 
moins  endurant  que  les  autres,  la  prenant  en  flagrant  délit  de  ma- 
raude, lui  cassât  les  reins  à  coups  de  fourche,  jusqu'à  ce  qu'elle 
eût  fini  de  crier... 

—  Assassinée,  alors!  C'est  monstrueux,  protestait  Pierre. 
L'oncle  se  récriait.  Assassinée!  pour  qui  le  prenait-on?  Non,  ce 

n'était  pas  ce  qu'il  avait  voulu  dire.  Seulement  il  lui  tardait,  à  lui 
comme  aux  autres  de  Saint-Jean-des-Grèzes,  d'être  débarrassé  de 
la  citoyenne. 

—  Qu'elle  disparaisse  d'une  manière  ou  d'une  autre;  que  son 
mari  la  reprenne  à  sa  charge,  ou  qu'elle  aille  se  faire  pendre  ail- 
leurs; ça  nous  est  égal,  pourvu  qu'on  ne  la  rencontre  plus.  Et  ce 
serait  déjà  fini;  depuis  longtemps  on  en  serait  délivré  par  la  famine, 
si  de  bonnes  âmes,  de  saintes  personnes,  monsieur  le  curé,  la  de- 
moiselle de  Ghante-Pleure,  un  gâte-métier,  une  embrouilleuse, 
n'avaient,  sous  prétexte  de  charité,  ravitaillé  la  place  prête  à  se 
rendre.  Mais  patience... 

XI. 

Pierre  allait  riposter.  La  voix,  la  voix  même  de  la  martyre  ré- 
pondit à  travers  l'espace.  Non  plus  un  cri,  mais  un  appel  :  «  A  l'as- 
sassin! à  l'assassin!  » 

Et  Pierre,  cette  fois,  s'était  mis  à  courir. 

L'oncle  après  lui,  haletant  au  premier  pas,  et  entre  deux  souilles: 

—  Pas  de  bêtise,  hein;  ne  t'emporte  pas,  mon  ami,  nous  arri- 
verons à  temps  ;  plus  de  bruit  que  de  mal,  je  t'assure,  et  d'ail- 
leurs, depuis  dix  ans  qu'on  la  bat,  une  fois  de  plus  ou  de  moins... 
Laisse,  va;  elle  a  la  peau  dure,  la  coquine! 

Pierre  courait,  sans  s'arrêter  d'une  haleine,  droit  à  travers  les 
cultures. 

Vite,  plus  vite  encore.  La  voilà  maintenant  ! 

Sur  la  pente  vaguement  assombrie  de  ce  guéret,  cette  chose 
écroulée  à  terre,  après  laquelle  un  homme  s'acharnait,  fourche  en 
l'air,  c'était  elle;  et  tantôt  la  tête  de  la  victime  apparaissait,  soulevée, 
avec  ses  crins  au  vent  et  sa  bouche  ouverte,  criant  l'épouvante, 
tantôt  l'homme  et  sa  fourche  levée,  qui  faisait  comme  un  éclair 
noir  sur  la  pâleur  du  ciel... 

D'un  seul  choc,  d'un  coup  d'épaule,  avant  qu'il  eût  le  temps  de 
se  reconnaître,  l'homme  roulait,  bousculé  par  Pierre  et  tout  de 


( 


CMANTE-PLEURE.  5 13 

suite  inaintcnii  par  l'oncle,  qui  jetait  sou  fusil  à  terre,  l'einpoi- 
irnait  à  bras-le-'-orps  ;  et,  tout  eu  le  tenant  ferme,  il  l'amadouait 
de  bonnes  paroles  : 

—  Doucement,  mon  garçon!  à  bas  les  pattes,  Grassian  î  Ah  eh, 
tu  veux  donc  aller  en  cour  d'assises,  malheureux!  Tiens-toi  donc 
tranquille,  sacré  rageui'!  C'est  Pierre,  mon  neveu,  le  mcdecin,  et 
toi.  tu  t'occupais  à  lui  donner  de  l'ouvrage.  Oui,  j'entends  bien,  une 
voleuse,  mais  ce  n'était  pas  une  raison  pour...  Un  fameux  service 
que  nous  te  rendons  là,  Grassianot!  Quand  tu  seras  de  sang-froid, 
tu  nous  diras  merci... 

L'autre,  furieux,  se  débattait,  ruait,  balbutiant,  crachant  des 
doubles  D..,  des  insultes  à  la  Margasse,  aux  Lortal... 

—  Làche-moi  !  làche-moi,  capon.  que  je  lui  règle  son  compte  à 
ce  sale  carcan.  Quand  je  te  dis  qu'elle  m'a  mordu  à  la  main, 
regarde,  tiens,   le  sang  coule. 

—  Petit  bobo,  ripostait  l'oncle;  tu  ne  mourras  pas  de  celle-là, 
j'en  réponds.  Allons,  calme-toi,  que  diable;  tu  lui  as  assez  tra- 
vaillé la  peau  pour  aujourd'hui,  à  la  Margasse  ! 

—  Deux  côtes  rompues  et  la  cheville  foulée,  et  je  n'ai  peut-être 
pas  tout  vu,  prononça  rudement  Pierre,  qui,  sans  plus  s'occuper 
de  l'homme,  soulevait,  examinait  la  malheureuse. 

—  Sans  rancune,  Grassian  !  Il  ne  sera  pas  dit  que  des  cama- 
rades comme  nous,  deux  vieux  amis  qui  ont  toujours  marché  en- 
semble, se  soient  brouillés  pour  une  bêtise... 

Le  cadet  de  Lortal  tendait  la  main  au  maître  des  Nivoliers, 
lequel,  désentortillé  de  son  étreinte,  le  plantait  Là,  rageusement,  et 
gagnait  au  large,  avec  sa  fourche,  qu'il  brandissait  d'un  air  me- 
naçant. 

—  Salut,  Lortal,  grognait-il  à  distance  ;  nous  nous  retrouve- 
rons. Puisqu'un  honnête  homme  ne  peut  pas  se  faire  justice  chez 
lui,  sur  sa  terre,  sans  qu'on  vienne  se  mettre  entre  lui  et  les  vo- 
leurs, c'est  bien;  on  verra  plus  tard... 

—  Ce  n'est  pas  toi,  c'est  ta  colère  qui  parle.  Des  fichaisos,  tout 
ça;  je  ne  t'écoute  plus,  bonsoir,  Grassian  !  concluait  l'oncle. 

Et  l'individu,  une  fois  hors  de  portée,  se  tournant  vers  Pierre  : 

—  Mon  compliment,  mon  cher;  tu  me  l'as  proprement  allongé, 
ce  brutal.  Un  coup  d'épaule,  et  allez!  donnez-vous  la  peine  de  vous 
asseoir!  Bien  envoyé!  mon  gaillard;  va  bien,  va  bien,  tu  es  un  vrai 
Lortal  et  un  bon!  Dommage  seulement  que  ton  coup  d'épaule  nous 
coûte  un  peu  cher.  Cent  cinquante  voix  de  moins  pour  toi  à  ta 
prochaine  élection  :  les  Nivoliers  et  Terrabus  ;  c'est  lui,  le  maire, 
et  il  a  toute  sa  commune  dans  la  main.  Bon  enfant,  l'animal,  mais 

TOME  xcvi.  —  1889.  33 


5l'l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

têtu   comme  une  mule.   Enfin,   d'ici  six  mois,  les  choses  ont  le 
temps  de  s'arranger. 

—  Aïou  !  Aïou!  geignait  la  Margasse,  toujours  allongée  à  terre, 
inerte. 

—  Que  vous  semble,  mon  oncle?  Celte  femme  n'aura  jamais  la 
force  de  se  traîner  chez  elle;  il  faut  la  porter  à  nous  deux.  Tu  en- 
tends, Margasse?  ne  te  chagrine  pas;  on  va  te  ramener  à  la  forge. 

—  Les  raves!  Où  sont  mes  raves?  geignait  la  créature;  et  elle 
se  tordait,  soulevée  sur  le  coude  pour  ramasser  à  terre  les  quel- 
ques raves  arrachées  à  la  pointe  de  ses  ongles,  —  misérable  larcin 
qui  avait  mis  la  fourche  à  la  main  de  Grassian. 

—  Vous,  prcncz-la  par  les  pieds,  doucement,  h  cause  de  la  che- 
ville malade;  moi,  je  la  tiendrai  sous  les  aisselles,.,  ordonnait 
Pierre. 

L'oncle  n'y  allait  pas  de  trop  bon  cœur.  Toucher  ça!  Lui,  le 
maire  de  Saint-Jean-des-Grèzes,  charrier  une  mendiante!  Il  rechi- 
gnait; pas  longtemps,  cependant.  Subjugué  par  l'air  d'autorité  du 
médecin,  il  obéissait,  il  s'attelait  quand  même,  et  le  convoi  par- 
tiit,  avançait  lentement,  à  travers  champs  d'abord,  puis  dans  le 
c'.iemiiî  pierreux,  bordé  de  murs,  qui  conduisait  à  la  forge,  ou, 
pour  mieux  dire,  à  ce  qui  était  resté  debout  de  la  bâtisse  incen- 
diée. Tout  noir  encore,  crassi  du  haut  en  bas  par  la  fumée,  clô- 
turé, là  où  le  feu  avait  fait  brèche,  par  un  torchis  de  glaise  et  de 
chaume  battu  ensemble  et  maçonné  par  la  Margasse,  le  logis,  très 
bas,  se  soulevait  à  peine  au  bord  de  la  route,  accroupi  dans  les 
ronces. 

Des  gémissemens  en  sortaient,  une  plainte  à  deux  voix,  toujours 
la  même:  «  Mâmâ!  màmâ!  »  C'étaient  les  petits  Margassots,  en- 
fermés par  leur  mère,  et  qui,  ne  la  voyant  pas  revenir,  criaient  la 
faim  et  la  peur. 

Le  verrou  tiré,  dès  le  seuil  une  puanteur  prenait  les  Lortal  à  la 
gorge;  et  il  leur  sembla  que  ça  sentait  plus  mauvais  encore,  la 
chandelle  allumée,  quand  le  taudis  apparut  dans  toute  sa  hideur. 
Rien  que  les  quatre  murs;  un  endroit  vague,  étable?  hangar?  où 
les  araignées  habitiiient  en  liaut,  où  des  êtres  lampaicnt  en  bas, 
dans  la  boue.  Une  tassée  de  genêts,  c'était  le  lit  ;  deux  grosses 
pierres,  avec  une  marmite  à  cheval  dessus,  servaient  de  foyer; 
quelque  chose  de  fétide,  qui  pouvait  être  de  l'eau,  croupissait  dans 
des  flaques  ;  et  dans  les  coins  des  restes  de  nourriture,  des  immon- 
dices fermentaient,  animés  par  la  vermine. 

Les  enfans  étaient  là,  hérissés,  rencoignés;  un  tas  de  loques 
et  de  cheveux,  une  broussaille  où  flambaient  des  yeux  très  clairs, 
conmie  des  prunelles  de  félins.  La  Margasse  à  peine  allongée  sur 


CHAME-PLF.CRE.  515 

sa  litière,  ils  s'étaient  jetés  sur  elle,  et,  apaisés  tout  de  suite  au 
toucher  de  leur  mère,  insoucians,  ils  s'étaient  mis  à  dévorer  les 
raves  tombées  de  son  giron. 

Assisté  de  l'oncle,  qui  penchait  sur  la  blessée  la  clarté  rouge  de 
la  chandelle  de  résine,  Pierre,  agenouillé  dans  la  boue,  avait  aus- 
culté la  créature  qui  s'abandonnait,  li\Tait,  sans  un  mouvement  de 
pudeur,  comme  une  bête  malade,  la  nudité  de  ses  jambes,  de  sa 
poitrine. 

Avec  des  lambeaux  déchirés  de  son  mouchoir,  délicatement,  le 
docteur  liait,  bandait  les  morceaux  cassés  de  la  patiente  ;  et  elle 
le  regardait,  étonnée,  comprenant  à  peine,  ne  s'expliquant  pas 
bien,  avec  ses  idées  toujours  vacillantes,  obscurcies  encore,  em- 
brouillées par  la  fièvre,  pourquoi  celui-ci  la  soignait,  lui  voulait  du 
bien,  pas  plas  qu'elle  ne  savait  peut-être  exactement  pourquoi 
l'autre  l'avait  assommée  à  coups  de  fourche. 

La  plaie  du  corps  était  pansée  ;  mais  l'autre,  la  blessure  de 
dedans,  qui  la  guérirait?  Ému,  Pien-e  cherchait  le  mot  à  dire  pour 
calmer,  pour  rasséréner  cette  maudite. 

—  Dis  donc,  toi?  si  tu  trouves  que  ça  sent  bon,  ici!  gi'ognait 
l'oncle.  Ouf!  J'en  ai  assez,  à  la  fin,  de  te  tenir  la  chandelle.  Très 
bon  enfant,  l'oncle  Lortal  ;  mais  faudrait  pas  lui  en  demander  trop 
le  même  jour.  Et  puis  voici  que  le  soleil  est  tombé  ;  et,  quand  il  ne 
fait  plus  clair,  tout  de  suite  il  fait  faim.  M'est  avis  qu'il  serait 
temps  de  retourner  à  la  Glanderie. 

—  Je  reviendrai,  Margasse,  dit  Pierre  en  mettant  une  pièce 
blanche  dans  la  main  de  la  pamTe  brate,  qui  ferma  les  doigts  d'un 
mouvement  instinctif.  Et  ce  fut  sa  seule  réponse. 

—  Et  tâche  qu'on  ne  te  repince  pas  à  voler  des  raves,  en- 
tends-tu, carogne?  cria  l'oncle  en  forçant  la  voix,  comme  pour 
faire  peur  à  un  enfant.  Et,  la  menaçant  de  son  doigt  levé,  il  ajou- 
tait: «  Sinon,  gare  les  gendarmes!  » 

XII. 

L'oncle  Lortal  criait  encore  et  ils  étaient  loin  déjà,  seuls  sous 
le  ciel  crépusculaire,  enveloppés  tous  deux,  et  à  côté  d'eux  les 
murs  de  pierres,  les  chardons  aussi  et  les  l'onces,  jusqu'à  l'herbe 
rase  piétinée  par  les  troupeaux,  tout  également  caressé,  baigné 
dans  les  rougeurs  diiïuses  du  soleil  tombé  tout  à  l'heure,  mais 
vivant  encore  dans  l'incendie  du  couchant,  dont  les  braises  ensan- 
glantaient l'horizon. 

L'air  fraîchissait,  annonçant  la  froideur  nocturne  ;  et  les  deux 
hommes,  cinglés  au  visage,  filaient  d'un  bon  pas  sur  le  chemin 


516  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  mène,  en  conloiirnanl  par  de  brusques  ressaut>>  la  naissance 
des  ravins  obscurs,  des  grands  réscnoirs  d'ombre  creusés  au 
flanc  de  la  montagne,  jusqu'à  l'cnlrée  du  vallon  de  la  Glanderie. 
cl  plus  haut  encore,  à  Toree  de  la  combe  de  Fontbrune. 

L'oncle  parlait,  cancanait  sur  l'un,  sur  l'autre,  narrait  j)ar  le 
menu  les  événemens  de  Saint-Jean-dcs-Grèzes  :  brutales  histoires 
d'amoureuses  lâchées,  abandonnées  en  mal  d'enfant,  de  galans  en 
bataille,  s'attrapant  comme  des  animaux  en  rut  devant  la  porte 
de  leur  femelle  ;  échos  de  guerres  électorales,  de  trahisons  soi- 
gneusement préparées,  de  vengeances  tenacemcnt  poursuivies... 
Va  tout  cela,  hurlé  comme  toujours,  mais  plus  retentissant  encore 
à  cette  heure,  dans  le  recueillement  ouaté  de  brume  des  espaces 
noyés  de  crépuscule... 

Un  malaise  prenait  Pierre,  à  l'entendre.  La  déconvenue  qu'il  avait 
eue,  le  matin,  en  arrivant  à  l'improviste  à  la  Glanderie,  la  mau- 
vaise impression  qui  lui  avait  gâté  la  joie  du  retour,  un  moment 
dissipée,  évaporée  au  grand  air,  lui  retombait  sur  le  cœur,  mais 
singulièrement  aggravée,  plus  lourde,  plus  amère.  Et  cependant  il 
ne  se  plaignait  de  rien,  il  n'en  voulait  à  personne;  ce  n'était  pas 
ceci  qui  lui  déplaisait,  ni  cela,  c'était  tout  :  c'était  le  goût  même, 
la  saveur  tant  aimée  de  la  vie  paysanne  qui  ne  s'accommodait  plus 
à  son  estomac...  Trop  âpre,  ce  goût;  trop  brutale,  cette  vie!  Jus- 
qu'à l'oncle  Lortal,  qui  ne  l'enchantait  plus  comme  autrefois.  Et 
pourtant  il  était  identiquement  le  même  homme  qu'il  avait  tou- 
jours connu,  cordial  et  rude,  gueulard  et  avisé,  un  individu  pas 
trop  commode,  mais  amusant  quand  même,  appétissant  à  regarder 
vivre;  l'oncle  Lortal,  enfin!  Est-ce  que  par  hasard,  après  s'en  être 
contenté  pendant  vingt  ans,  après  l'avoir  aimé  ainsi  lait,  il  aurait 
fantaisie  d'y  corriger  quelque  chose  maintenant? 

Kon,  il  n'y  prétendait  rien  changer,  il  aurait  voulu  l'oublier 
seulement,  oublier  la  réalité  blessante  d'aujourd'hui,  et  ressaisir 
son  rêve,  revivre  les  yeux  fermés  cet  ancien  bonheur  de  Saint- 
Jean-dcs-Grèzes,  dont  l'miage  nostalgique  l'obsédait  depuis  cinq 
ans  à  Paris. 

Mais  la  réalité  parlait  plus  haut  que  ses  souvenirs.  Telle  qu'il 
l'avait  entendue  tantôt  à  la  croisière  de  Trabuc,  la  malédiction  du 
vieux  Calel,  de  cette  cariatide  vivante  écrasée  sous  sa  bottée  de 
terre,  retentissait  encore,  vibrait  en  lui  distinctement,  et  par- 
dessus les  imprécations  du  pauvre  homme,  il  percevait  les  appels 
de  bête  aux  abois  de  la  Margasse,  et  le  bruit  de  fléaux  battant 
Paire  des  coups  de  fourche  du  Grassian  défonçant  sa  poitrine. 

lnqK)Ssible  d'oublier,  et  pourtant... 

La  blessée,   lâ-haut,   sur  sa  litière   de   feuilles  pourries,  sans 


CllAME-PLEURE.  517 

doute  ne  se  tracassait  pas  tant  que  lui.  Une  goutte  d'eau  tétée  à  la 
cruche  pour  amortir  sa  lièvre,  une  caresse  aux  petits,  elle  s'était 
endormie,  elle  avait  oublié  le  chagrin  de  vivre. 

Que  n'oubliait-il  comme  elle,  comme  tous  ces  gens  qu'il  aperce- 
vait de  loin,  cheminant  leur  outil  sur  l'épaule,  l'allure  raide,  l'es- 
prit lent,  le  cœur  dur,  dur  à  eux-mêmes  autant  qu'aux  autres, 
façonnés  aux  cruautés  de  la  vie,  guère  plus  sensibles  aux  gémisse- 
mens  d'une  femme  battue,  —  si  le  vent  les  portait  jusqu'à  eux,  — 
qu'au  bruit  du  marteau  frappant  l'enclume  :  les  enclumes  et  les 
femmes  étant  fabriquées  pour  recevoir  des  coups  et  pour  se  plaindre 
—  chacune  à  leur  façon  ?  Vraiment  il  avait  de  la  bonté  de  reste  de 
se  rendre  malheureux  pour  des  affaires  qui  ne  le  regardaient  pas, 
pour  des  injustices  auxquelles  il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  re- 
médier. Un  malheureux,  ce  Calel  !  une  misérable,  cette  Margasse! 
Mais  quoi?  Est-ce  qu'il  n'y  avait  pas  eu  de  tout  temps  des  souffre- 
douleur,  des  crève-la-faim  à  Saint-Jean  des-Grèzes?  Est-ce  qu'il 
n'avait  pas  déjà  entendu  geindre  les  damnés  de  cet  enfer  des  cam- 
pagnes, aussi  hideux  peut-être  que  l'enfer  des  villes,  quoique  d'ap- 
parence moins  sinistre,  enveloppé  qu'il  est,  voilé  de  la  grande 
innocence  de  la  terre?  Et  jusque-là,  cependant,  jusqu'à  son  départ 
pour  Paris,  ce  qu'il  avait  pu  voir,  ce  qu'il  avait  pu  entendre  ne  lui 
avait  pas  fait  perdre  un  coup  de  dent,  comme  on  dit,  ni  une  heure 
de  sommeil. 

Pourquoi  si  tranquille  alors,  si  ému,  si  bouleversé  mainte- 
nant ? 

Si  rien  n'avait  changé  autour  de  lui,  c'était  donc  lui  qui  n'était 
plus  le  même? 

Pierre  s'interrogeait;  anxieux,  il. s'enlaçait  comme  à  un  piège  au 
fil  de  sa  pensée  repliée  sur  elle-même,  inextricable. 

—  Gomment,  non?  Tu  ne  crois  pas  à  mes  chiffres? 

L'oncle,  qu'il  n'écoutait  plus  depuis  un  moment  que  d'une  oreille, 
fermant  d'un  oui  ou  d'un  non,  sans  conviction,  les  trous  de  silence 
que  l'impitoyable  raconteur  laissait  entre  les  mailles  serrées  de  son 
bavardage,  l'oncle  le  rappelait  à  son  devoir. 

—  Je  vous  crois,  se  hàtait-il  de  répondre;  cependant... 

—  11  n'y  a  pas  de  cependant.  Toutes  les  voix  de  l'administration 
et  quelques-unes  en  sus  dont  je  fais  mon  affaire,  cela  te  donne  déjà 
plus  de  cent  cinquante  de  majorité  à  Paour  ;  et  je  ne  compte  pas 
Saint-Jean-des-Grèzes.  Le  curé  n'osera  pas  bouger,  sois  tranquille; 
trois  ans  que  je  le  tiens  le  bec  dans  l'eau  pour  un  crépissage  à 
passer  à  l'église,  les  fonds  votés,  les  devis  approuvés;  s'il  vote 
bien,  nous  crépirons.  A  Mespol,  les  Garendié  sont  pour  nous;  à 
Bartas... 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  s'agissait  d'une  élection  au  conseil  d'arrondissement,  et  l'oncle 
développait  son  plan  de  campagne. 

Ami  de  toute  la  bourgeoisie  paysanne  du  canton,  à  tu  et  à  toi 
avec  l'autorité,  le  bonhomme  Lortal  avait  arrhé  la  place  pour  son 
neveu  et  il  la  lui  tenait  toute  prête,  toute  chaude.  Rien  qu'à  lever 
le  bout  du  doigt  :  tu  dis  oui,  et  ça  y  est...  Au  dessert,  le  soir  de 
la  noce,  je  veux  qu'on  t'oflre  la  candidature... 

Et  comme  Pierre,  étonné,  hésitait  à  répondre  : 

—  Ah  çà!  reprenait  le  maire  de  Saint-Jean-des-Grèzes,  fais  atten- 
tion, eh?  Je  t'ai  mis  en  avant,  j'ai  parlé  de  toi  au  sous-préfet;  c'est 
une  affaire  dans  le  sac;  tu  ne  vas  pas  renâcler  à  présent!  Con- 
seiller d'arrondissement!  eh,  eh,  le  morceau  n'est  pas  assez  gros 
pour  toi  peut-être?  C'est  la  députation  qu'il  fallait  à  monsieur! 

—  Ni  la  députation,  ni  le  reste,  TKn,  mon  oncle  ;  je  ne  demande 
qu'à  demeurer  tranquille. 

—  Tranquille!  à  ton  âge!  avec  l'instruction  que  tu  as  reçue! 
Un  docteur!  Tu  te  moques  de  moi, mon  neveu.  Eh!  t'imagines-tu 
que  je  me  sois  saigné  aux  quatre  veines,  que  j'aie  mis  un  bon 
billet  de  mille  de  ma  poche  tous  les  ans  à  t'entretenir  à  Paris,  tout 
ça  pour  que  tu  Aiennes  ici  tâter  le  pouls  à  ton  oncle  et  faire  des 
enfans  à  ta  cousine?  Non,  \Tai,  tu  me  chagrines,  mon  ami.  Com- 
ment, je  te  ménage  une  rentrée  superbe  à  Saint-Jean-dcs-Grèzes  ; 
je  combine,  je  manigance,  et  quand  la  poire  est  mûre,  quand  tu 
n'as  qu'à  allonger  la  main  pour  la  cueillir,  tu  reiuses.  Mais  com- 
prends donc,  nigaud;  conseiller  d'arrondissement,  ce  n'est  que  le 
pied  à  l'étrier.  Une  fois  en  selle,  un  garçon  comme  toi,  qui  sait  où 
tu  iras?  Ah!  si  j'étais  à  ta  place!  Si  le  grand-père  Lortal,  que  Dieu 
repose,  m'avait  poussé  dans  les  écoles  ! 

—  Voyons,  ne  vous  fâchez  pas,  mon  oncle.  D'ici  au  renouvelle- 
ment, nous  avons  le  temps  de  voir  venir.... 

Le  cadet  de  Lortal  allait  insister.  Pierre  l'arrêta,  la  main  posée 
sur  sa  manche...  Avançant  toujours,  ils  étaient  arrivés  au  Pas-des- 
Mimoïs,  d'où  se  précipite,  aussitôt  dévoré  par  l'ombre  du  ravin, 
le  sentier  qui  plonge  vers  la  Glandcrie. 

—  Demain,  si  vous  voulez,  nous  recauserons  de  notre  affaire.  Je 
vais  y  réfléchir  dans  mes  draps.  Pour  ce  soir,  permettez-moi  de  ne 
pas  souper  à  la  Glanderie...  Vrai,  je  n'en  puis  plus,  je  n'ai  faim 
que  de  sommeil.  Et  puisque  mon  lit  est  préparé  à  Fontbnme,  bon- 
soir, mon  oncle. 

—  Bonsoir,  neveu.  Cécile  va  être  bien  attrapée  de  ne  pas  te 
revoir.  Enfin,  si  l'envie  de  dormir  te  tient... 

—  A  demain,  donc! 


CHANTE-PLECRE.  519 


XIII. 

Comme  un  caillou  qui  tombe  au  fond  d'un  puits,  le  bruit  des 
souliers  ferrés  de  Tonclc  s'en  allait,  diminué  peu  à  peu  dans  les 
lointains  de  la  descente. 

Pierre  était  seul. 

Devant  lui,  derrière  lui,  le  silence  des  campagnes  déjà  sombrées 
dans  le  crépuscule;  des  choses  effacées,  vagues,  et  dont  la  ligure 
s'anéantissait,  se  détruisait  encore!  Des  voiles  noirs  flottaient, 
se  tissaient  en  l'air,  et  de  minute  en  minute,  les  buissons,  les 
arbres,  perdaient  leurs  contours,  entraient  dans  l'existence  illu- 
soire, immatérielle  de  la  nuit.  Une  poussière  d'obscurité  montait 
des  grands  espaces  vides  ;  à  peine  quelques  parcelles  de  cou- 
leur tremblaient  au-dessus,  des  couleurs  légères,  frissonnantes  : 
un  peu  de  rose  du  couchant  posé  sur  l'aile  d'un  oiseau,  une  goutte 
de  clarté,  tel  un  œil  ouvert,  palpitant  dans  l'eau  d'une  ornière  ; 
et  pendant  que  Pierre  les  regardait,  la  clarté  s'éteignait,  le  rose 
de  l'aile  s'évanouissait  comme  si  on  avait  soufflé  dessus. 

Tout  était  mort  maintenant  ;  une  douceur  de  sépulcre  planait  sur 
la  décomposition  lente  où  s'abîmaient  les  êtres;  des  lacs  noirs, 
des  lacs  silencieux,  s'ouvraient,  s'élargissaient,  engloutissant  peu  à 
peu  comme  une  marée  d'ombre,  les  haies,  les  murs  de  pierres, 
allégés  tout  à  coup,  comme  débarrassés  de  leurs  corps. 

Seule,  très  loin,  sur  la  pâleur  du  ciel  occidental,  une  proces- 
sion d'arbres  se  levait;  des  silhouettes  dures,  raidies  dans  des 
attitudes  si  expressives  qu'elles  avaient  l'air  de  regarder  debout, 
comme  des  personnes  immobiles  au-dessus  du  grand  mystère. 

Immobile  aussi,  Pierre  se  laissait  pénétrer  par  le  calme  de  cette 
tombée  de  nuit,  —  la  nuit  si  paisible  des  rochers  et  des  arbres. 
Quelle  paix  autour  de  lui!  Gris  de  colère  ou  de  douleur,  la  vie 
humaine  avait  fini  de  se  plaindre,  et,  à  la  place,  c'était  la  voix  si 
pure,  déUcieusement  brisée,  d'une  source  filtrant  à  travers  les 
mousses,  et  encore,  comme  une  caresse,  là-haut,  à  la  cime  des 
branches,  la  musique  errante  d'un  souille  d'air  qui  passait.  Enve- 
loppé de  la  sérénité  ambiante,  Pierre  oubliait  les  contradictions,  les 
déchiremens  de  tantôt;  les  misères,  l'âpreté  des  mœurs  paysannes, 
s'abolissaient  dans  la  sensation  de  bonheur  intense  que  lui  versaient 
la  beauté  de  la  nature,  l'harmonie  des  campagnes  endormies  dans 
l'unité  profonde  du  non-étre.  Cette  douceur  matérielle  lui  donnait 
l'illusion  d'une  bonté  dilîuse;  une  maternité  vague  émanait  du 
visage  obscur  de  la  terre,  qui  le  remuait  jusqu'à  pleurer. 


520  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Un  bruit  d'ailes  à  côté  de  lui,  dans  la  broussaillc,  le  frôlement 
amical,  le  cri  léger  d'un  rouge-gorge  qui  voletait  tout  près,  à  por- 
tée de  la  main,  comme  pour  se  rassurer  en  sa  compagnie  contre  les 
Iraveurs  de  l'obscurité  commençante,  achevèrent  de  l'attendrir.  Il 
lui  semblait  entendre  dans  ce  chétif  appel  la  bienvenue  envoyée  par 
les  humbles  des  champs,  les  petites  existences  cachées  sous  les 
feuilles,  blotties  au  creux  des  sillons;  et  cette  amhié  le  rassurait, 
lui  aussi,  cette  camaraderie  imaginaire  l'empêchait  de  se  sentir 
seul. 

Apaisé,  reconsolé,  Pierre  s'était  remis  en  marche.  Laissant  le 
chemin  qui  biaisait  à  gauche,  s'attardait  aux  maisons,  aux  hameaux, 
avant  de  se  jeter  dans  le  gouffre  noir  de  la  Ramade,  il  s'avançait 
au  découvert,  coupant  en  ligne  à  peu  près  droite  les  guérets  et  les 
friches  vaguement  étalés  entre  le  ravin  et  la  forêt.  Sans  trop  hési- 
ter, mené  par  l'habitude,  il  suivait  les  foulées  blanches  ouvertes 
aux  limites  des  héritages  par  le  sabot  fourchu  des  brebis  ;  et  tan- 
tôt il  broussait  à  travers  la  brande  mouillée  de  rosée,  tantôt  il 
franchissait  à  gué  sur  des  pierres  plates  les  ruisseaux  qui  fuyaient 
mystérieux,  se  tordaient,  blancs  d'écume,  sous  la  noirceur  des 
arbres. 

En  avant,  un  rien  de  clarté  flottait  encore  ;  ce  qui  restait  en  l'air 
du  crépuscule  agonisant  se  mêlait  à  la  pâleur  confuse  de  l'aube 
lunaire  qui  naissait,  à  peine  distincte,  bleuissait  le  ciel  au  sommet 
de  la  montagne.  La  nuit,  à  moitié  tombée,  reculait,  hésitante  ;  des 
frissons  faisaient  osciller  la  masse  des  ténèbres,  pénétrée  peu  à 
peu,  traversée  de  reflets  qui  trahiaient  languissamment  au  ras  du 
sol.  Aurore  malade  d'un  astre  défunt,  bientôt  une  blancheur  triste 
parut  au  bord  de  l'horizon  ;  elle  monta,  s'élargit  comme  une  tache, 
s'épanouit  en  plein  ciel;  puis  ce  fut,  l'espace  d'une  minute,  une 
teinte  d'un  safran  brouillé;  et  tout  de  suite  après,  soulevée  d'un 
mouvement  insensible, l'énorme  face  jaune  se  hissait,  toute  proche, 
serablait-il,  cognant  du  front  aux  branches  d'un  chêne  dont  la  sil- 
houette angulense  se  découpait  en  noir  sur  le  disque  de  métal  ; 
puis  encore,  laissant  couler  dans  l'espace  ses  langes  dorés,  elle 
s'élançait,  toute  blanche,  versant  à  larges  nappes  sur  la  campagne 
sa  clarté  froide,  ensorcelante! 

Ecartant  de  la  main  les  branches  basses  d'un  pommier  sauvage, 
Pierre  franchissait  l'échalier  pratiqué  dans  le  mur  qui  clôturait  les 
terres  de  Fontbrune.  Le  vallon  natal  était  devant  lui  ;  à  travers  les 
branches  du  pommier,  les  pignons  aigus  de  la  maison  familiale 
luisaient,  suspendus  plus  bas,  accrochés  comme  un  nid  de  cor- 
neilles à  une  fente  du  rocher;  et  autour,  dans  l'éparpillcment  hu- 
mide des  clartés  et  des  ombres,  des  prairies  apparaissaient  noyées 


CHAiNTE-PLtURK.  521 

de  rosée,  des  clos  de  fruitiers  maigres  encerclés  de  murailles,  et 
au-dessus,  au-dessous,  des  faîtages  de  châtaigniers  étages  en  l'air, 
vaporeux,  pareils  à  des  fumées  noires. 

Tout  cela  vague,  incertain,  ^  u  plutôt  dans  la  réalité  des  souve- 
nirs qu'à  travers  les  mensonges  de  la  nuit;  mystérieux  aussi,  comme 
les  endroits  habités  depuis  longtemps,  dont  la  figure  vous  regarde 
de  loin,  reculée,  tremblante  dans  la  profondeur  des  âges. 

Une  race  avait  vécu  là,  nichée  dans  ce  creux  de  rocher.  Depuis 
quand?  Les  pierres  de  la  bâtisse  étaient  bien  ruinées,  bien  épaisse 
la  toison  de  lierre  qui  pendait  aux  murailles  !  Combien  de  fois  la 
pleine  lune  sortant  des  bois  à  la  même  échancrure  de  l'horizon 
avait-elle  baigné  ces  murs,  mouillé  ce  lierre?  Des  générations  de 
Lortal  avaient  habité,  étaient  morts  sur  ce  lambeau  de  terre.  Dans 
ce  pré  qui  blanchissait  sous  la  lune,  de  petits  Lortal  insoucieux 
avaient  mené  leurs  ouailles,  et  d'autres,  adolescens,  avaient  jeté 
leur  premier  soupir  d'amour  au  bord  de  cette  fontaine,  donné  ou 
rendu  leur  premier  baiser  d'amour  à  quelque  retour  de  veillée, 
dans  l'obscurité  de  ces  châtaigniers  aux  branches  retombantes.  Par 
ce  chemin  pavé  de  rochers,  argenté  par  l'eau  des  sources,  de 
jeunes  épousées  étaient  venues  en  habits  de  jadis,  droites  dans  la 
charrette  à  côté  de  l'armoire  nuptiale  ;  et  plus  tard  les  filles,  les 
petites-filles  de  celles-là,  mariées  à  leur  tour,  parées  de  même,  s'en 
étaient  allées  dans  la  charrette,  tournant  le  dos  à  la  maison  pater- 
nelle, droites,  tristes,  par  le  même  chemin.  Et  les  lèvres  des  amou- 
reux s'étaient  flétries,  les  jeunes  épousées  étaient  devenues  des 
vieilles  femmes,  des  figures  ridées  de  fileuses  tirant  l'étoupe  au 
seuil  du  logis;  les  beaux  jeunes  hommes  avaient  perdu  leur  sève; 
cassés  par  l'âge,  ils  s'étaient  rencoignés,  les  sabots  dans  les  cendres; 
chantant  à  voix  chevrotante  les  chansons  de  leur  jeunesse  et  du 
pied  balançant  le  nourrisson  au  berceau. 

Et  tout  ce  monde  n'était  plus.  Vieux  ou  jeunes,  tous  avaient 
quitté,  les  pieds  devant,  l'étroite  enceinte  du  clos  ancestral  pour 
habiter  le  clos  plus  étroit,  l'enceinte  plus  solitaire  où  dorment,  om- 
bragés par  le  clocher  de  pierre,  les  défunts  de  Saint-Jean-des- 
Grèzes. 

L'orphelin  songeait  aux  derniers  partis,  au  père,  à  la  mère. 
Tendrement,  il  se  remémorait  le  peu  de  chose  qui  lui  restait  d'eux, 
au  plus  lointain  de  sa  mémoire. 

Des  cheveux  blonds,  un  regard  candide,  c'était  sa  mère  :  des 
cheveux  fins  échappés  du  bonnet  et  qui  le  chatouillaient  quand  elle 
se  penchait  sur  lui  pour  l'embrasser,  des  yeux  clairs  tout  près  de 
ses  yeux;  presque  rien,  et  cependant,  une  impression  forte,  une 
sensation  de  douceur  qui  l'enveloppait. 


522  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

11  n'aurait  pas  reconnu  le  son  de  sa  voix,  —  pauvre  musique 
enallre  I  —  et  il  rctrou\ait  la  caresse  en  son  cœur  des  mots  incon- 
nus, des  mots  de  tendresse,  dont  elle  le  câlinait,  tout  petit.  Et  ses 
gestes,  ses  sourires,  il  ne  les  voyait  pas,  il  les  sentait;  il  sentait  les 
attouchemens  délicats  de  ses  mains  adroites  à  le  coucher,  à  le 
vêtir,  il  sentait  sur  sa  joue  la  tiédeur  des  baisers  reçus  :  des  baisers 
appuyés,  claquant  à  pleine  bouche,  et  d'autres,  acres,  fiévreux, 
des  baisers  de  malade,  jusqu'au  dernier,  inoubliable  celui-là,  jus- 
qu'au souille  tombé  des  lèvres  moites  du  froid  de  l'agonie. 

Des  couleurs  sombres  de  courtines,  d'habillemens  rustiques,  des 
luisans  de  meubles  ou  de  faïences,  dans  le  demi-jour  de  la  chambre 
éclairée  en  vert  pai*  les  carreaux  étroits,  accompagnaient  la  chère 
figure,  et,  autour,  comme  émanant  d'elle,  un  parfum  cordial  de  linge 
trais  et  de  pommes  mûres,  l'odeur  de  l'ai'moire  d'où  la  ménagère 
implorée,  tii'ée  par  le  pan  de  la  robe,  sortait  des  Iriandiscs  pour 
l'enfant. 

Après  la  mère  morte,  c'était  le  père  mort  qu'il  revoyait,  et  si 
vivant,  en  pleine  santé,  en  pleine  force,  la  voix  grave,  le  geste 
puissant.  Une  image  surtout  lui  revenait  de  lui  :  dans  la  vapeur 
dorée  d'un  couchant  d'automne,  la  silhouette  de  l'homme  tel  qu'il 
l'avait  aperçu  mi  soir,  menant  la  charrue  à  la  crête  d'un  guéret. 
Lui,  tout  menu,  regardait,  agenouillé  dans  un  sillon  au  bas  de  la 
pente,  et,  dans  la  vastitude  du  terrain  nu,  dans  la  brouillée  con- 
fuse où  s'efïaçait  la  campagne,  le  guéret,  le  laboureur,  tout  lui 
apparaissait  immense,  démesuré. 

Comment  cet  homme  si  robuste  avait-il  été  terrassé  par  la  ma- 
ladie? Si  grand,  comment  avait-on  pu  l'enfermer  dans  la  boîte  étroite 
et  courte  qu'il  accompagnait  un  peu  plus  tard  au  cimetière?  Et 
Pierre  revoyait  aussi  le  petit  clos  ceinturé  de  murs,  le  clos  d'herbes 
et  de  ronces  où  se  soulevait,  çà  et  là,  comme  un  sillon  tmnqué,  le 
ph  d'une  tombe.  Il  y  avait  là  des  gens  en  noir,  le  curé  en  surplis 
blanc;  tète  nue,  tous  les  yeux  à  tene;  un  grand  silence;  le  clergé 
s'en  allait,  les  parens  un  à  un  défilaient  devant  la  fosse,  et  l'orphe- 
lin, sa  petite  main  abandonnée  dans  la  rude  étreinte  de  l'oncle,  se 
retournait  attiré  par  le  trou  d'ombre  où  la  caisse  au  fond  se  tenait 
un  peu  de  travers,  très  trancjuille. 

l^ierre  songeait;  et  les  douces  figures  revenues  lui  semblaient 
toutes  proches,  comme  réelles,  là,  sous  la  clarté  suggestive  de  la 
lune,  cette  douce  évocatrice  de  l'impossible.  Le  cœur  gros  de  sa 
joie  déçue,  de  sa  tendresse  rentrée,  l'orphelin  aurait  voulu  les  inr- 
terroger,  leur  demander  secours  :  «  Maman  !  oh  !  maman  !  »  pro- 
nonçait-il, exalté  tout  à  coup,  les  mains  tendues  vers  le  vide... 

Et  troublé  du  son  de  sa  voix,  n'osant  plus  avanoer,  il  écoutait 


CHANTE-PLEURE.  523 

comme  si,  de  l'obscurité  de  la  nuit,  il  pouvait  lui  venir  une  ré- 
ponse. 


XIV. 


Mais  ce  n'était  pas  une  ombre,  c'était  bien  une  créature  vivante 
qui  se  mouvait  au-dessous  de  lui  dans  le  chemin...  Une  femme,  une 
vieille,  à  l'allure  incertaine,  penchée  jusqu'à  terre  et  se  relevant 
aussitôt  pour  se  baisser  et  se  relever  encore  ;  une  glaneuse  de  bois 
mort  sans  doute...  L'ombre  se  retourna  brusquement,  presque  un 
fantôme,  ([uelque  chose  de  flottant,  une  figure  passée,  éteinte,  et 
des  branches  sèches  dans  des  mains  décharnées.  Mais  les  mains  se 
mettaient  à  trembler  tout  à  coup,  les  yeux  morts  s'éclairaient. 

—  Pierrillou  !  Pierrillou  !  C'est  vous,  monsieur  Pierre  !  s'excla- 
mait la  créature;  on  m'avait  prévenue,  mais  je  ne  vous  attendais 
pas  d'une  grosse  heure.  Par  où  êtes-vous  passé  qu'on  ne  vous  ait 
pas  vu?  Par-dessus  le  mur,  par  le  chemin  des  voleurs!  C'est  vous, 
c'est  vous  !  répétait-elle  encore,  et  elle  serrait  entre  ses  doigts  os- 
seux la  main  tendue  de  l'arrivant. 

—  Que  t'ai-jefait  que  tu  me  dises  vous  et  que  tu  ne  m'embrasses 
pas,  ma  vieille  Taton?  ripostait  Pierre,  attirant  à  lui  les  joues  tan- 
nées et  rugueuses  qui  se  détournaient  comme  honteuses  de  l'acco- 
lade. 

Et,  l'embrassant,  il  revoyait  la  robuste  femme  de  trente  ans,  qui 
l'avait  allaité  lui  second,  pour  soulager  sa  mère  malade  et  qui,  sa 
mère  morte,  l'avait  gardé  longtemps  encore  tout  en  besognant  dur 
à  la  maison  et  aux  champs.  Pauvre  nourrice  !  Ses  maîtres  défunts, 
elle  était  restée  tout  de  même  à  Fontbrune,  ne  sachant  pas  s'en 
aller,  attachée  aux  pierres  de  la  maison,  aux  arbres  du  jardin  ou 
plutôt  à  ce  qui  demeurait  pour  elle,  à  tout  ce  qui  vivait  de  l'ancien 
temps,  épars  autour  des  arbres  et  des  pierres... 

Côte  à  côte,  la  vieille  et  l'enfant  descendaient,  arrivaient  au  seuil 
de  Fontbrune.  La  maison  se  taisait  endormie,  morte,  semblait-il, 
enveloppée  comme  d'un  hnceul  des  froides  clartés  lunaires.  Pas 
un  aboiement  de  chien  autour,  pas  un  rais  de  lumière,  aucun  des 
bruits,  aucun  des  signes  de  vie  qui  sortent  le  soir  des  maisons  ha- 
bitées, ne  venait  au-devant  du  maître. 

Pierre  soulevait  le  loquet  d'une  main  hésitante,  et,  la  porte  ou- 
verte, il  s'arrêtait  encore  sur  le  seuil,  interrogeant  l'ombre,  écou- 
tant le  silence. 

—  On  ne  mène  pas  grand  tapage   chez  vous,  est-il  pas  vrai? 


52/i  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

expliquait  Taton,  en  réponse  au  regard  étonné  du  maître,  qui 
chcrcliait  \aincnient  dans  la  salle  les  bouviers,  les  pâtres,  le  per- 
sonnel de  la  ferme  qui  aurait  dû  à  cette  heure  se  trouver  attable 
autour  de  la  soupe.  —  Personne,  mon  ami,  continuait  la  servante 
en  souillant  sur  les  braises  mourantes  du  loyer.  Gervais  etGervaiset, 
Ramoundil,  T^inette,  tout  le  monde  est  parti,  voici  tantôt  deux  ans, 
—  ne  le  saviez-vous  pas  !  —  parti  en  compagnie  des  bœufs  et  des 
moutons,  que  ce  diable  d'homme,  —  vous  entendez  qui,  —  vou- 
lait tenir  sous  sa  coupe  à  la  Glandcrie.  Et  si  les  terres  avaient  pu 
suivre  !  Ah  !  pauvre  monsieur  Pierre  ;  elles  languissent  de  vous,  les 
terres,  elles  crient  la  faim,  mal  nourries  qu'elles  sont  depuis  des 
années,  mal  tenues,  sans  fumiers  et  sans  labours  !  Elles  vous  ap- 
pellent, vos  terres.  Si  bon  médecin  que  vous  soyez,  il  vous  faudra 
du  temps  pour  les  remettre.  Enlin,  puisque  la  Glanderie  doit  être 
vôtre,  ça  n'y  lait  rien,  est-ce  pas?  Et  moi  j'ai  peut-être  tort  de  ba- 
varder. Les  terres  auraient  bien  parlé  toutes  seules  ! 

La  lampe  de  cuivre  à  trois  becs,  —  le  calel,  —  allumée  et  accro- 
ché au  manteau  de  la  cheminée,  Taton  s'était  mise  à  vaquer  à  ses 
besognes  de  ménagère,  assistée  d'une  chatte  jaune  qui,  tête  levée, 
épiant  ses  gestes,  la  suivait  pas  à  pas,  l'échiné  frottée  à  ses  jupes. 
Et  tout  en  pendant  la  crémaillère,  en  coupant  à  tranches  minces  le 
pain  bis  de  la  soupe,  elle  continuait  à  parler,  s'intormant  du  voyage 
de  son  maître,  du  temps  qu'il  avait  mis  à  venir  à  Paris.  Si  vite! 
Sainte  Vierge  !  Si  vite  !  Et  après  un  silence  : 

—  Ah  çà,  dis-moi,  petit?  c'est  pour  bientôt  la  noce?  question- 
nait-elle, plantée  devant  le  jeune  homme,  qui  tisonnait  au  coin  de 
l'âtre,  assis  sur  le  coffre  au  sel. 

Au  choc  de  la  pince  à  feu,  massive,  grossièrement  dressée  par 
un  forgeron  de  village,  qu'il  tourmentait  d'une  main  nerveuse,  une 
volée  d'étincelles  jaillit  tout  à  coup  de  la  braise  et  s'épanouit  en 
bouquet  d'or  sur  le  noir  de  la  suie.  Et  les  regardant  luser  en  l'air 
et  s'évanouir  presque  aussitôt  éteintes  dans  les  cendres  : 

—  La  noce?  je  ne  sais  pas;  il  n'y  arien  de  décidé,  répondit 
Pierre. 


Emile  Pouvillon. 


(Li  deuxième  partie  au  prochain  »".) 


UN 


PRÉCURSEUR 


DUPONT-WHITE. 


L'auteur  de  deux  livres  qui  resteront,  l'Individu  et  l'État,  et 
la  Centralisation,  Dupont-Wiiite,  n'a  pas  obtenu,  pendant  sa  vie, 
la  place  que  ses  écrits  auraient  dû  lui  assurer  dans  l'estime  pu- 
blique. Économiste,  il  eût  mérité  d'être  de  l'Institut,  et  écrivain 
politique,  de  l'Académie.  Si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  c'est  que  je 
puis  invoquer  une  autorité  que  nul  ne  contestera,  celle  de  Stuart- 
Mill,  qui,  peu  de  temps  avant  sa  mort,  me  disait  qu'il  plaçait  notre 
ami  commun  au  tout  premier  rang  parmi  nos  contemporains.  Sa 
haute  valeur  n'a  pas  été  reconnue,  parce  que  ses  idées  étaient  en 
opposition  avec  celles  des  dilîérentes  écoles  qui  se  partageaient 
l'opinion  de  son  temps.  C'était  le  moment  où  le  libéralisme,  plein 
de  confiance  en  la  doctrine  du  laissez-faire,  exaltait  l'individu  et 
voulait  enlever  à  l'État  presque  toutes  ses  attributions,  ne  lui 
reconnaissant  plus  guère  d'autre  fonction  que  celle  de  préparer  sa 
destitution.  Dupont-White  prétend  prouver  que,  tout  au  contraire, 
plus  la  civilisation  progresse,  plus  s'étend  le  rôle  du  pouvoir.  Il 
était  aussi  de  mode  alors  d'accuser  des  maux,  parfois  imaginaires, 
dont  on  se  plaignait,  l'excès  de  centralisation  légué  par  l'empire, 
et  l'on  se  plaisait  à  citer  comme  contraste  et  comme  modèle  à 
imiter  l'Angleterre  et  l'Amérique.  Dupont-White  soutient  une  thèse 
tout  opposée.  C'est  à  la  centralisation  que  la  Franco  doit  sa  gran- 


526  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

(leur  et  les  qualités  particulières  qui  la  placent  en  tête  des  nations. 
La  race  anglaise  a  les  siennes,  sans  doute,  très  grandes  et  très 
lavorablcs  à  l'accumulation  de  la  richesse  et  à  l'accroissement  de 
la  puissance  ;  mais  elles  n'ont  nullement  pour  source  le  gouverne-i 
ment  local,  lequel,  d'ailleurs,  n'existe  pas  en  Angleterre. 

On  attribue  généralement  aux  professeurs  des  universités  alle^ 
mandes  l'invention  de  cette  nouvelle  Ibrme  de  la  science  écono-' 
mique  qu'on  appelle  tantôt  «  socialisme  d'état,  »  tantôt,  rappelant 
sa  prétendue  origine,  Kiitheder-Sociali^m  (socialisme de  la  chaire); 
c'est  à  tort.  Le  mérite,  dans  la  mesure  où  on  l'admet,  en  renent  à 
Dupont-White.  Tout  en  repoussant  les  utopies  des  réformateurs  qui 
voulaient  reconstruire  la  société  de  toutes  pièces,  sur  de  meil- 
leures bases,  Dupont- White  admettait  la  plupart  des  griels  qu'ils 
faisaient  valoir  contre  l'ordre  de  choses  actuel,  et,  ainsi,  il  était 
amené  à  demander  que  le  gouvernement  portât  remèc'e  aux  soul- 
frances  des  classes  laborieuses  et  redressât  les  inégalités  exces- 
sives. Il  ne  voulait  ni  de  l'Ltat-gendarme  des  économistes,  ni  de 
l'État-providence  des  socialistes,  mais  il  prétendait  que  le  pouvoir 
doit  être,  comme  il  l'a  été  dans  le  passé,  l'instrument  du  progrès  et 
l'organe  de  la  justice  sociale,  tâche  immense,  dont  il  était  encore 
impossible  de  fixer  les  limites.  11  traçait,  dès  lS/16,  le  programme 
de  la  nouvelle  école  économique  qui  occupe  aujourd'hui  presque 
toutes  les  chaires  universitaires,  non-seulement  en  Allemagne,  mais 
en  Angleterre,  aux  Etats-Unis  et  en  Italie.  On  peut  donc  l'appeler 
un  précurseur  dans  toute  la  force  du  terme. 

Son  premier  livre  porte  le  titre  de  :  E.ssui  $ur  les  relations  du 
tracail  iwec  le  capital. \\co\\s\i\éYiiii  conune  démontrées  ce  que  l'on 
appelle  les  lois  de  Ricardo  concernant  le  salaire,  la  rente  et  la  po- 
pulation. Ces  principes  fondamentaux  de  l'économie  politique  étaient 
alors  généralement  acceptés,  et  Stuai't-Mill  venait  de  leur  donner 
une  autorité  nouvelle,  en  les  émondant  de  ce  qu'ils  aA'aient  de  trop 
absolu,  de  trop  mathématique,  et  en  leur  prêtant  toute  la  rigueur 
de  sa  logique  et  toute  la  clarté  de  son  style.  La  population  tend 
partout  à  s'accroître,  tandis  que  l'étendue  du  sol  cultivable  est 
limitée.  Il  s'ensuit  que,  dans  tout  pays  qui  prospère,  le  prix  des 
denrées  alimentaires  doit  augmenter  et  la  rente  du  sol  s'accroître 
en  proportion.  Le  bénéfice  du  progrès  se  condense  donc  aux  mains 
des  propriétaires  fonciers,  qui,  jouissant  d'un  monoj)ole,  s'enri- 
chissent, même  sans  rien  faire.  D'autre  part,  le  nombre  des  ou- 
vriers augmente  :  pour  trouver  à  subsister,  ils  sont  forcés  d'offrir 
leurs  bras  au  rabais,  et  ainsi  se  réalise  cette  maxime  si  souvent 
répétée  de  Ilicardo,  que  les  socialistes  allemands  qui  l'hivoquent 
onl  appelé  «  la  loi  d'airain»  :  le  salaire  finit  toujours  par  se  réduire 
au  minimum  de  ce  qui  est  indispensable  aux  ouvriers  pour  vivre  et 


DUPONT-WIÎITE.  527 

se  reproduire.  Dans  ce  sujet  encore,  c'est  en  France  que  nous  trou- 
Tons  des  précurseurs  en  deux  gi-ands  esprits  qui  furent  aussi  de 
grands  ministres,  Turgot  et  Necker.  «  En  tout  genre  de  travail,  dit 
le  premier,  il  doit  arriver  et  il  arrive,  en  effet,  que  le  salaire  de 
l'ouvrier  se  borne  à  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  lui  procurer  sa 
subsistance,  »  [Bcflexîons  sur  la  formation  et  la  distribution  des 
richesses,  édit.  17S8,  p.  12.)  Quant  à  Necker,  il  s'exprime  ainsi  : 
«  Les  propriétaires  de  subsistances,  usant  de  leur  pouvoir  et  dési- 
rant multiplier  le  nombre  de  leurs  serviteurs,  iorceront  toujours 
les  hommes  qui  n'ont  ni  propriété  ni  talent  à  se  contenter  du  simple 
nécessaire.  »  [Sur  la  Législation  des  grains,  édit.  1771,  p.  312.) 
C'est  donc  l'accroissement  de  la  population  qui  apporte  aux  uns  la 
gêne  et  même  l'indigence,  aux  autres  le  bien-être  et  l'opulence,  et 
ainsi  heureux  les  peuples  où  elle  n'augmente  que  lentement! 

Bastiat,  en  18A8,  dans  ses  Harmonies  économiques,  et,  récem- 
ment, M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  dans  son  excellent  livre  :  la  Ré- 
partition des  richesses,  ont  battu  ces  propositions  en  brèche,  avec 
beaucoup  de  force  et  d'éclat,  mais  en  méconnaissant,  à  mon  oyis, 
la  part  de  vérité  cpie  renfermait  la  doctrine  des  anciens  maîtres  de 
la  science  économique.  Dupont-White,  en  la  prenant  pour  point  de 
dépait  de  son  livre,  y  fait  cependant  déjà  de  curieuses  résers'es. 
Ainsi,  à  la  hausse  progressive  du  prix  des  grains  annoncée  par 
Ricardo,  il  signale  plusieurs  obstacles  :  le  perfectionnement  des 
méthodes  de  culture,  l'amélioration  des  routes  et  l'importation  des 
gTains  étrangers.  Il  semble  prévoir  l'arrivée  des  blos  américains, 
qui,  à  l'élévation  progressive  des  fermages,  a  fait  succéder, 
depuis  1875,  une  baisse  si  rapide.  Il  constate  aussi  que  la  con- 
dition des  ouvriers  s'est  beaucoup  améliorée,  surtout  en  France, 
mais  il  fait  ressortir  avec  force  tout  ce  que  l'organisation  actuelle 
de  l'industrie  leur  fait  parfois  souffrir  :  le  dur  labeur  dans  des  ate- 
liers surchauffés,  la  durée  excessive  de  la  journée  de  travail,  le 
père  et  souvent  la  mère  de  famille  arrachés  au  foyer  domestique, 
le  chômage  en  temps  de  crise.  Il  emprunte  aux  écrits  des  socia- 
listes l'énumération  de  ces  griefs,  comme  le  font  aujourd'hui  les 
réformateurs  de  l'école  catholique  en  Allemagne,  avec  l'évèque 
Ketteler,  et  en  France  avec  M.  de  Mun. 

C'est  pour  porter  remède  à  ces  maux,  qui  sont  la  conséquence 
du  progrès  de  l'industrie,  que  Dupont-White  réclame  l'inteiTention 
de  l'État.  Oui,  dit-il,  nous  avons  l'égalité  devant  la  loi  :  les  castes 
privilégiées  n'existent  plus.  Nous  acquérons  chaque  jour  plus  de 
liberté  et  une  plus  large  part  à  la  collation  et  à  la  direction  du 
pouvoir;  mais  ce  qui  manque  à  la  réalisation  du  programme,  ré- 
sumé en  trois,  mots  fameux  inscrits  en  tête  de  nos  constitutions. 


528  REVUE   DES   DEUX    Mo.VDES. 

c'est  l'emploi  de  ce  pouvoir  pour  le  bien  du  plus  grand  nombre.  Lî 
fralernilé!  qu'importe  au  peuple,  si  le  droit  du  plus  fort,  banni  des 
institutions,  peut  revivre  et  se  déployer  à  l'aise  dans  le  domaine 
économique.   Les  institutions  libres,  le  laissez-laire  univeisel,   le^ 
prodigieux  accroissement  de  la  production  des  richesses,  devaient' 
apporter  satisfaction  à  tous.  Mais  il  n'en  est  rien  :  l'âge  d'or,  qui, 
d'après  Saint-Simon,  est  devant  nous,  n'a  pas  commencé  ;  parmi 
\ùs  masses,  le  mécontentement  est  plus  grand  que  jamais.  «  De  cei 
es])oir  trompé,  ajoute  notre  auteur,  une  science  est  née,  qui  n'est 
jioinl  lu  politique,  car  elle  n'a  nul  souci  de  l'équilibre  et  de  la  divi- 
sion des  pouvoirs,  ni  l'économie  politique,  car  la  distribution  des 
biens  n'est  qu'une  de  ses  voies...  Qu'on  l'appelle  science  sociale 
ou  autrement,  qu'on  lui  conteste  même  le  nom  de  science,  tou- 
jours est-il  que  la  churilé  da/is  les  lois  est  une  donnée  qui,  de  nos 
jours,  doit  faire  école;  car,  en  dehors  même  des  sectes  socialistes, 
elle  a  mis  dans  tous  les  cœurs  un  trouble,  un  souci,  une  émotion 
inconnue  au  sujet  des  classes  soufliantes,  et  en  quelque  sorte  un 
cas  de  conscience  publique.  » 

J'ai  tenu  à  reproduire  les  termes  mêmes  de  ce  passage,  parce 
que  c'est  bien  la  aujourd'hui  le  mot  d'ordre  des  «  socialistes  de  la 
chaire.  »  L'économie  politique  doit  être  une  science  «  éthique,  » 
c'est-à-dire  soumitse  aux  prescriptions  de  la  morale  et  du  droit, 
voilà  la  thèse  que  développe  M.  le  professem*  Gustav  Schonberg 
dans  l'introduction  à  l'œuvre  collective  considérable  [llandbudi 
der  polit ischen  OEco/tomie),  à  laquelle  ont  contribué  les  principaux 
économistes  de  l'école  nouvelle.  Après  I8/18,  Dupont-^\'hile  renonça 
à  ces  attaques,  parfois  acerbes,  contre  la  société,  et  surtout  contre 
la  concurrence,  dont  les  écrits  de  Louis  Blanc,  d'Eugène  Sue  et 
de  George  Sand  avaient  pour  ainsi  dire  imprègne  le  langage  du 
libéralisme  avancé.  Mais  il  resta  fidèle,  en  principe,  à  ses  aspira- 
tions. Il  m'écrivait  plus  tard  :  «  Souvenons-nous  du  mot  du  mar- 
quis de  Posa  dans  le  Don  Carloa  de  Schiller  :  «  Respectons  les 
illusions  de  notre  jeunesse.  » 

C'est  dans  son  œuvre  capitale,  i Individu  et  l'État,  qu'il  doima 
la  mesure  de  ce  (ju'il  valait,  et  il  en  a\  ait  conscience.  Quand  il  me 
donna  son  portrait  photographie,  il  y  inscrivit  ;  «l'État, c'est  moi.  >* 
Sa  thèse  de  l'extension  nécessaire  du  rôle  de  l'Etat  en  proportion 
des  progrès  de  la  civilisation  est  exposée  dans  ce  livre  avec  une 
force  de  raisonnement,  un  luxe  de  citations  et  une  abondance  de 
faits  historiques  qui  doivent  iaire  réfléchir  même  les  partisans  les 
plus  convaincus  de  l'opinion  opposée.  A  chaque  instant  s'y  rencon- 
trent des  tiaits  qui  frappent  et  des  inots  à  retenu*.  Son  style  a  une 
saveur  relevée  qui  lait  penser  à  Suint-Simon  et  aux  lettres  du  niar- 


DUPONT-UHITE.  529 

quis  (le  Mirabeau,  a  l'Ami  des  liorames.  »  Plus  d'une  fois  il  y  éclate 
des  éclairs  qui  illuminent  le  sujet  jusqu'au  fond  (1). 

La  doctrine  que  rencontrait  alors  Dupont-White  chez  tous  les  amis 
de  la  liberté  peut  se  résumer  ainsi  :  si  les  fiommes  voyaient  claii*e- 
ment  que  leur  intérêt  se  confond  avec  l'intérêt  général  ;  s'ils  sa- 
vaient ce  qu'ils  doivent  faire  en  toute  circonstance,  la  contrainte 
que  l'Etat  est  appelé  à  exercer  sur  eux  pourrait  disparaître.  Parmi 
des  êtres  parfaits,  tout  gouvernement  serait  superflu.  «  L'anarchie  » 
régnerait.  Il  s'ensuit  que  plus  la  civilisation  progresse  et  plus  les 
hommes  s'améliorent,  plus  doit  se  réduire  le  rôle  de  l'autorité. 
(i  C'est  aujourd'hui  une  remarque  vulgaire,  dit  Guizot,  qu'à  me- 
sure que  la  civilisation  et  la  raison  font  des  progrès,  cette  classe 
de  faits  sociaux  qui  sont  étrangers  à  toute  nécessité  extérieure,  à 
l'action  de  tout  pouvoir  public,  devient  de  jour  en  jour  plus  large 
et  plus  riche.  La  société  non  gouvernée,  la  société  qui  subsiste  par 
le  libre  développement  de  l'intelligence  et  de  la  volonté  humaine 
va  toujours  s'étendant  à  mesure  que  l'homme  se  perfectionne.  Elle 
devient  de  plus  en  plus  le  fonds  social.  »  Telle  est  la  thèse  de 
l'école  libérale  «  anti-interventioniste,»  dont  Dupont-White  s'efforce 
de  montrer  l'erreur,  en  invoquant  tour  à  tour  l'histoire,  les  ten- 
dances permanentes  de  notre  espèce  et  les  faits  contempo- 
rains. 

Il  en  appelle  d'abord  à  l'histoire.  Elle  nous  montre  en  tout  pays, 
dit-il,  l'activité  et  la  compétence  de  l'Etat  s'accroissant  en  même 
temps  que  s'élève  la  civilisation.  Partout,  au  début,  la  liberté  est 

(1)  Il  ne  m'appartient  pas  à  moi,  étranger,  ne  maniant  qu'avec  grand  labeur  la 
langue  française,  déjuger  du  style  d'un  écrivain  français,  mais  je  voudrais  cepen- 
dant, pour  donner  une  idée  de  celui  de  Dupont-White,  reproduire  ici  ce  qu'il  dit  de 
Pascal,  afin  de  prouver  que  le  pessimisme  est  un  mauvais  conseiller  en  fait  de  réformes 
politiques  :  —  «  Je  m'en  tiens  aux  Pensées  de  Pascal,  qui  n'aurait  garde  de  toucher  à 
quoi  que  ce  soit,  parce  qu'il  méprise  tout  abus  de  réforme.  Voilà  un  contempteur,  un 
désespéré!  Les  plus  fameux  mélancoliques  de  notre  temps,  les  plus  incompris,  les 
plus  ulcérés  contre  la  nature,  la  Providence  et  le  reste  n'atteignent  pas  cette  hau- 
teur, cette  vérité  de  dégoût.  Au  fait,  ils  n'ont  pas  commencé  par  trouver  la  géomé- 
trie ;  il  leur  manque  les  ailes  de  Pascal  pour  voir  les  hommes  si  petits.  Lui,  il  use  de 
son  droit  quand  il  met  tout  au  monde  sous  ses  pieds  :  lois,  traditions,  monarques  et 
jusqu'à  la  propriété.  Sur  quoi  ne  marche-t-il  pas?  On  dirait  le  cheval  d'Attila.  11  fait 
litière  et  carnage  des  idoles  sociales  ;  puis,  ayant  regardé  son  arme,  Samson  la  rejette 
et  conclut  paisiblement  à  souffrir  ces  choses,  la  raison  humaine  qui  voudrait  les  chan- 
ger étant  aussi  méprisable  que  le  reste.  Et  tout  finit  par  ce  mot  :  cor  comminutum, 
sentiment  chrétien.  A  la  bonne  heure,  voilà  qui  est  logique.  Oui!  réduisez  votre  cœur, 
éteignez-vous,  écrasez-vous  (contrition  ne  veut  pas  dire  autre  chose)  ou  plutôt  mou- 
rez; c'est  ce  que  vous  avez  de  mieux  à  faire  de  la  vie,  un  cas  désespéré  dès  qu'elle 
n'a  pas  en  elle  de  quoi  se  gouverner.  »  La  Centralisation  ,  1"  édit.,  p.  ibi.  A  lire 
dans  le  même  ouvrage  (obap.  xi,  §  2)  le  portrait  de  Louis  XI  faisant  la  France  par 
la  centralisation,   un  chef-d'œuvre  de   verve  et    d'évocation  historique. 

TOMK  xcvi.  —   1889.  Sk 


530  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

absolue.  C'est  la  lutte  de  tous  contre  tous,  et  le  plus  fort  triomphe. 
«  Tout  est  en  proie.  »  On  peut  voir  ce  cpi'est  cette  forme  dé  so- 
ciété dans  les  campemens  des  squatters  du  far-west  de  l'Amu- 
riquc.  Point  de  lois,  point  de  règlemens,  point  de  police,  point  de 
tribunaux.  Le  revolver  est  le  seul  souverain;  la  pendaison  à  la 
mode  de  Lynch  le  seul  moyen  de  répression.  Plus  tard,  dans  cette 
époque  de  transition  qu'on  retrouve  partout  sous  le  nom  de  moyen 
âge,  l'autorité  se  constitue,  des  pouvoirs  publics  se  forment,  mais 
ils  sont  aux  mains  des  castes  ou  attachés  à  la  propriété.  Le  meurtre 
n'est  pas  une  atteinte  à  l'ordre  public,  mais  un  dommage  personnel 
qui  se  rachète  à  prix  d'argent;  la  composition  n'est  définitivement 
abolie  en  France  que  par  l'ordonnance  de  1350.  Les  contestations 
juridiques  se  décident  les  armes  à  la  main  :  le  plus  fort  gagne  le 
procès.  C'est  le  jugement  de  Dieu.  Tout  seigneur  a  sa  cour  de  jus- 
lice;  c'est  un  droit  de  la  terre  féodale.  Tout  grand  baron  a  aussi 
ses  bandes  armées;  labolition  des  guerres  privées  ne  date  que 
de  1^78  ;  c'est  la  guerre  contre  les  Anglais,  qui  peu  à  peu  crée 
l'État  en  France.  L'rltat,  grandissant  et  se  iortifiant,  dit  aux  dy- 
nastes  :  «  Vous  ne  ferez  plus  la  guerre  à  vos  voisins;  vous  vous 
soumettrez  aux  décisions  de  mes  juiistes.  Vous  ne  lèverez  plus  de 
troupes  ;  le  souverain  disposera  d'une  armée  nationale,  n  Des  ser- 
vices publics  et  des  règlemens  interviennent  dans  ce  domaine 
illimité  où  se.  déployaient,  à  titre  de  droits  individuels,  la  juridic- 
tion seigneuriale,  l'autorité  absolue  du  maître  sur  ses  serfs,  le  com- 
mandement militaire. 

A  partir  du  xvi°  siècle,  la  centralisation  se  constitue.  A  chaque 
règne,  le  champ  d'intervention  du  gouvernement  s'étend.  Ce  ne 
sont,  d'année  en  année,  que  lois,  règlemens  et  fonctions  nouvelles, 
à  l'usage  d'une  société  avide  d'ordre  et  de  sécurité. 

La  macliine  admiuisti'ative  se  construit  pièce  à  pièce,  acquérant 
chaque  jour  de  nouveaux  engins  pour  des  nécessités  nouvelles  et 
s'amiant  de  plus  de  lorce  pour  vaincre  toutes  les  résistances.  Cet 
accroissement  des  pouvoirs  publics  atteint  son  apogée  sous  Louis  XIV, 
où  il  aboutit  à  un  despotisme  qui  entend  tout  conduhe,  tout  régle- 
menter et  qui,  à  cet  eilet,  crée  cette  légion  de  fonctionnaiies  dont 
on  connaît  le  prodigieux  tableau.  De  cet  excès  inouï,  naît  au 
xvni*  siècle  une  réaction  qui  a  pour  principal  organe  les  économistes 
et  qui  se  traduit  par  la  maxime  fameuse  :  «  l'État  chancre.»  11  semble 
que  la  Révolution  française,  faite  au  nom  de  la  liberté  naturelle,  ya 
réduire  prescju'à  rien  les  attributions  du  pouvoir.  Ce  fut  le  rêve  d'un 
instant.  On  sait  trop  qu'il  n'en  fut  rien.  Anéantissant  les  provinces, 
les  autonomies  locales,  les  castes,  les  parlemens,  les  corporations, 
les  corps  privilégies  et  laissant  ainsi  l'hidividu  isolé  en  face  de  la 
toute-puissance  de  l'État,  elle  exagéra  l'activité  du  pouvoir,  afin 


DUPONT- AVllITE.  531 

d'imposer  à  la  société  une  organisation  nouvelle.  L'empire  profita 
des  lois  révolutionnaires  pour  créer  la  machine  administrative  la 
plus  parlaitement  oppressive  qui  fut  jamais.  Le  pli  fut  pris  par 
la  nation  :  l'instrument  de  gouvernement  était  trop  commode  pour 
que  la  royauté  rétablie  s'en  dessaisit.  On  parla  de  réformes;  et  en 
attendant,  des  interventions  nouvelles  réclamées  par  le  public 
s'ajoutaient  aux  anciennes. 

Mais,  dira-t-on,  cette  fureur  de  tout  réglementer  est  une  maladie 
gallicane.  Le  delaut  d'initiative  individuelle  en  est  la  conséquence. 
Nous  voulons  y  porter  remède  et  imiter  cette  race  anglo-saxonne, 
où  l'État  a  des  pouvoirs  restreints,  mais  où  l'activité  des  particu- 
liers, même  pour  les  objets  d'intérêt  général,  accomplit  des  mer- 
veilles. —  Il  faut  voir  avec  quelle  verve  et  quelle  connaissance  des 
faits  Dupont-Wliite  répond  à  l'objection;  il  écrit  à  ce  sujet  un  cha- 
pitre, le  quatrième  de  son  livre,  où  s'accumulent  les  documens,  les 
citations,  les  énumérations  de  lois  et  de  décrets.  En  Angleterre,  il  est 
vrai,  le  moyen  âge  et  son  régime  individualiste  s'est  perpétué; 
l'œuvre  du  progrès  s'est  faite  par  les  castes  ;  mais  ce  n'était  qu'un 
retard  momentané.  Pour  faire  face  aux  nécessités  créées  par  la 
civilisation  moderne,  les  lois  se  multiplient,  les  attributions  du  pou- 
voh  central  sont  augmentées  bien  plus  rapidement  qu'en  France, 
car  il  faut  rattraper  le  temps  perdu.  On  y  fait  du  règlement,  de  la 
centralisation,  de  la  tutelle  avec  fureur,  et  avec  des  bills  d'une 
véhémence  parfois  féroce.  L'auteur  cite,  avec  leur  date,  tous  les 
actes  qui  ont  pour  but  de  brider  et  d'organiser  l'activité  indivi- 
duelle. Et  afin  qu'on  ne  l'accuse  pas  d'obéir  à  un  esprit  de  sys- 
tème, il  invoque  les  témoignages  de  deux  autorités  incontestées  : 
«  Notre  confiance  dans  l'intérêt  privé  a  baissé,  dit  le  principal  or- 
gane de  l'école  individualiste,  YEconomint.  Devons-nous  imiter  nos 
voisins  du  continent  et  nous  confier  à  l'Etat  plus  que  nous  ne  l'avons 
lait?  C'est  une  sérieuse  question  que  la  théorie  résout  négative- 
ment et  la  pratique  affirmativement.  L'expérience  nous  dit  bien  ce 
que  l'on  risque  à  placer  sous  le  contrôle  des  lois  l'industrie  créa- 
trice de  la  richesse;  mais  le  public  demande  impérieusement  et 
incessamment  l'intervention  de  la  législature.  »  Et  \ivien  dit  dans 
ses  Etudes  admùiislratives  :  «  L'Angleterre  elle-même,  à  mesure 
que  ses  pouvoirs  locaux  échappent  davantage  aux  mains  de  l'aris- 
tocratie, sent  la  nécessité  de  se  rapprocher  du  système  de  centra- 
lisation. » 

Depuis  que  Dupont-White  a  écrit  le  livre  que'  nous  analysons, 
l'Angleterre  a  marché  d'un  pas  de  plus  en  plus  décidé  dans  la  voie 
de  l'intervention  de  l'État.  Pour  enumérer  tous  les  cas,  il  faudrait  un 
volume.  Si  on  veut  en  connaître  l'interminable  catalogue,  il  suffit 
de  lire  les  publications  de  la  Ligne  pour  lu  défense  de  la  liberté  et 


532  REVUE    DES    DEUX   MONDti-. 

de  lu  propriété,  sous  la  présidence  de  lord  \\emyss,  constituée  uni- 
quement pour  combattre  ce  que  l'on  appelle  aujourd'hui  le  socia- 
lisme d'état  (1).  Je  ne  citerai  qu'un  exemple  :  les  lois  agraires  que 
M.  Gladstone  a  fait  voter  pour  l'Irlande,  et  que  l'on  trouve  déjà  in- 
suffisantes, portent  au  principe  de  la  propriété  et  du  libre  contrat 
une  atteinte  plus  radicale  que  ne  l'ont  fait  la  Révolution  française 
et  même  la  Terreur.  Le  propriétaire  de  terres  ne  peut  expulser  son 
locataire  sans  lui  payer  une  indemnité  si  forte  que  son  droit  en 
devient  illusoire.  Il  n'a  plus  le  droit  de  fixer  à  son  gré  le  prix  du 
fermage  :  le  tenancier  peut  en  appeler  à  des  tribunaux  spéciaux  qui 
fixent  ce  qu'ils  considèrent  comme  la  «  rente  juste,  »  fuir  renl.  En 
Angleterre,  la  stipulation  faite  par  le  propriétaire  qu'il  entend  se 
réserver  le  droit  de  chasse  sur  les  terres  qu'il  loue  est  considérée 
comme  nulle.  A  moins  de  confiscation,  on  ne  peut  guère  aller  plus 
loin.  Aux  États-Unis,  autre  pays  de  non-intervention,  le  code  des 
lois  et  des  règlemens  prend  des  dimensions  inouïes.  Chaque  année, 
dans  les  38  états,  on  vote  plus  de  20,000  bills.  Inutile  de  rappeler 
le  développement  croissant  du  socialisme  d'état  sur  le  continent. 
Il  frappe  tous  les  yeux.  Pour  ne  rappeler  que  quelques  faits  récens, 
l'Allemagne  vient  de  voter  la  loi-  sur  l'assurance  obligatoire  des 
ouvriers,  qui  s'apphquera  à  treize  millions  d'entre  eux;  la  Suède 
va  plus  loin  encore  :  elle  propose  l'assurance  universelle  pour 
tous:  enfin, en  ce  moment  même,  la  Suisse  convoque  à  Berne  les 
différens  états  pour  s'entendre  sur  une  réglementation  internatio- 
nale du  travail. 

Ainsi  donc,  pour  le  bien  ou  pour  le  mal,  les  prévisions  de  Du- 
pont-White  se  réalisent.  L'intervention  de  l'Ltat  dans  la  sphère  de 
lactivité  individuelle  s'étend  chaque  jour.  Il  en  avait  donné  par 
avance  les  raisons.  Je  les  résumerai  brièvement. 

Le  progrès  a  pour  conséquence  d'augmenter  le  nombre  des  ha- 
bitans  et  de  rendre  leurs  relations  plus  compliquées,  plus  exposées 
aux  conflits.  H  faut  donc  à  l'Ltat  un  surcroît  de  puissance,  chargé 
qu'il  est  d'un  plus  grand  devoir  de  tutelle  et  d'organisation.  Voyez 
que  de  règlemens  de  toute  sorte  dans  les  grandes  villes,  où  tant 
d'clémens  de  désordre  fermentent  et  menacent.  Le  progrès  met  au 
monde  des  forces  nouvelles  de  l'ordre  physique  et  de  l'ordre  éco- 
nomique, qu'il  faut  discipliner  et  soumettre  à  l'empire  du  droit: 
les  manufactures  oîi  il  faut  protéger  la  vie  et  la  santé  de  l'ouvrier,  r 

(1)  (^ette  société  vient  de  publier  un  livre  où  la  thèse  individualiste  est  exposée  et 
défendue  avec  le  plus  grand  talent  :  Individaalism,  by  Wordsworth  Donisthorpe. 
Dans  un  écrit  intitulé  :  Municipal  socialism,  le  serrélaire  de  la  Ligue,  M.  W.-C. 
Crofts,  cite  des  exemples  très  curieux  de  réglementation  municipale  dans  un  grand 
nombre  de  villes,  adoptée  en  vertu  des  Imptoveinents  liills.  Ici  (encore,  Dupout-White 
a  été  prophète,  en  annonçant  qu'en  fait  d'intervention  des  pouvoirs  publics,  l'Angle- 
terre devancerait  la  France. 


DUPOxNT-WHlTE.  533 

les  chemins  de  fer  qu'il  faut  exploiter  ou  tout  au  moins  surveiller, 
les  sociétés  commerciales,  les  banf[ues,  le  crédit,  dont  il  faut  rc- 
_'ler  rexistence  et  réprimer  les  abus,  la  grande  navigation,  où  il  faut 
empêcher  que  la  prime  d'assurance  n'engage  les  armateurs  à  faire 
de  leurs  navires  des  «  cercueils  flottans  »  (loi  Plimsoll)  ;  la  va- 
peur, l'éleclricité,  dont  il  faut  contrôler  l'emploi  et  ainsi  de  suite, 
à  n'en  pas  finir. 

Le  progrès  développe  dans  la  société  la  conscience  morale  et  le 
sentiment  du  juste;  de  là,  naturellement,  des  lois  nouvelles  pour 
sanctionner  le  devoir  plus  détaillé  et  plus  impérieux  qui  apparaît 
aux  âmes.  On  défend  ce  qui  était  considéré  comme  indifférent,  on 
incrimine  ce  qui  paraissait  très  naturel.  L'ivresse  publique,  qui 
était  un  rite  des  cultes  orgiaques  et  plus  tard  le  péché  mignon  du 
bon  vivant,  est  aujourd'hui  punie  de  l'amende  et  de  la  prison.  Au- 
trefois tuer  un  homme  était  un  acte  rachetable  ;  maintenant  bruta- 
liser un  àne  est  un  délit.  Jadis  le  père  disposait  librement  de  ses 
enfans,  qu'il  pouvait  exposer  ou  même  supprimer,  comme  à  Sparte 
et  à  Rome  ;  aujourd'hui  on  l'oblige  à  les  entretenir,  à  leur  donner 
une  instruction  suffisante,  et  on  leur  interdit  l'entrée  des  ateliers 
jusqu'à  un  certain  âge.  Tout  ceci  est  cité  à  titre  d'exemples. 

Le  progrès  est  une  plus  grande  diffusion  parmi  les  hommes  de 
moralité,  de  dignité,  de  savoir,  de  bien-être.  Jetez  les  regards  au- 
tour de  vous,  vous  verrez  quelle  part  énorme  en  revient  à  l'État, 
par  ses  écoles,  par  ses  académies,  par  l'appui  qu'il  prête  aux  re- 
ligions. Civilisation  signifie  accroissement  de  vie  dans  tous  les  sens. 
A  une  vie  plus  intense  il  faut  plus  d'organes;  à  plus  de  forces  il 
faut  plus  de  règles.  Or  l'organe  et  la  règle  de  toute  société  ordon- 
née  est  l'Etat.  La  liberté  est  le  déploiement  souvent  déréglé  de  la 
volonté;  c'est  au  pouvoir  à  en  formuler  la  loi  et  à  l'imposer. 

L'État  n'est  pas  l'adversaire  de  la  liberté  ;  au  contraire,  il  en  est 
souvent  l'allié  et  même  l'auteur,  en  mettant  plus  de  justice  dans 
les  relations  humaines.  N'est-ce  pas  l'État  qui  a  aboli  l'esclavage, 
le  servage  et  créé  la  petite  propriété,  condition  essentielle  de  tout 
affranchissement  réel,  par  des  procédés  révolutionnaires  en  Franco, 
par  voie  de  rachat  en  Russie,  en  Autriche,  en  Prusse,  en  Rouma- 
nie, et  bientôt,  sans  doute,  en  Irlande? 

L'État  est  non  seulement  la  contrainte  pour  le  bien  et  le  juste, 
mais  il  est  aussi  un  grand  enseignement  de  morale  et  de  droit, 
rien  que  par  ses  commandemens.  Un  cas  entre  cent  :  en  France  au- 
trefois, comme  en  Angleterre  aujourd'hui,  toute  famille  noble  ou 
riche  voulait  faire  un  aîné.  La  loi  décrète  le  partage  égal,  et,  du  coup, 
il  entre  à  ce  point  dans  les  mœurs  qu'il  n'est  lait  nul  usage  de  la 
quotité  disponible,  sauf  pour  rétablir  l'égalité,  quand  l'un' des  en- 
fans  a  été  avantagé   d  ailleurs.   On  peut  accorder  à  Le  Play  la 


53/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

réforme  qui  doit,  prétend-il,  sauver  la  société,  c'est-à-dire  la  liberté 
du  teslameiit  :  elle  sera  de  nul  ellet.  De  même  la  loi,  en  s'occupant 
de  la  })roteclion  des  ouvriers,  prêche  d'exemple;  elle  fait  com- 
prendie  à  chacun  de  nous  notre  devoii*  de  nous  efforcer  d'améliorer 
leur  sort.  «  Les  grandes  passions  font  les  grandes  nations,  »  a  dit 
Garnot.  Jamais  une  passion  ne  possède  un  peuple  sans  qu'elle 
se  traduise  dans  son  gouvernement  ;  donc  un  gouvernement  inerte 
est  la  marque  d'un  peu})le  sans  avenir. 

Ainsi  va  Dupont-While,  confirmant  sa  thèse.  11  ne  manque  pas 
non  plus  de  repondre  à  ses  advei'sedres  :  la  dernière  partie  de  son 
livre  y  est  consacrée.  C'est  énerver  les  hommes,  disent  ceux-ci,  que 
de  les  habituer  à  l'intervention  de  l'État  ;  le  meilleur  moyen  de  dé- 
velopper l'initiative  individuelle  est  de  la  laisser  agir  librement,  sans 
nul  secours.  A  ce  propos,  un  souvenir  de  Bunsen  me  revient  à 
la  mémoire.  Revenant  d'Amérique,  il  est  nommé  ambassadeur  à 
Rome.  Un  incendie  éclate  sous  ses  yeux  :  la  foule  regarde,  nul  ne 
bouge.  Vite  de  l'eau,  des  échelles!  s'écrie-t-il.  On  lui  répond: 
Tuca  al  governo. — Voici  ce  que  répond  à  cela  Dupont-White  :  «  Sup- 
posez un  pays  peuplé  d'apathies  et  gouverné  par  l'apathie  ;  les  su- 
jets naturellement  paresseux,  l'État  inerte  par  nature  et  par  prin- 
cipe ;  il  se  garde  d'énerver  le  peuple  en  l'aidant  ou  en  l'obligeant 
à  agir.  Abstention  générale,  torpeur  de  haut  en  bas.  Il  naîtra  peut- 
être  de  grandes  choses  de  cette  inertie  universelle  ;  mais  on  ne  voit 
pas  bien  comment,  et  le  secret  de  l'avenir  est  bien  gardé.  »  J'ai  vu 
ce  tableau  en  Turquie,  où  tout  s'en  va  en  ruines.  11  était  pom'vu  à 
quelques  services  d'intérêt  général,  grâce  à  l'esprit  religieux  et  aux 
vakoufs.  On  prend  une  partie  de  leurs  revenus,  et  l'eau  pour  les 
ablutions  n'arrive  même  plus  aux  mosquées  de  Gonstantinople. 
Qu'on  vende  les  biens  vakoufs,  comme  le  veulent  les  progressistes 
occidentaux,  et  rien  d'utile  au  pubhc  ne  se  fera  plus. 

L'instruction  élémentaire  est  une  nécessité  bien  évidente,  et  pour- 
tant on  n'a  vu  nulle  part,  pas  même  en  Angleterre,  l'initiative  privée 
y  pourvoir  convenablement,  c'est  Guizot  qui  l'airirme.  Vous  pouvez 
compter  sur  l'intérêt  individuel  pour  la  création  de  la  richesse, 
quand  celle-ci  est  la  récompense  proportionnelle  des  efforts  de  l'in- 
dividu. Mais  celui-ci  s'abstient  des  choses  qui  lui  sont  les  plus  avan- 
tageuses, quand,  ne  pouvant  les  faire  à  lui  seul,  il  ne  peut  con- 
traindre les  autres  à  en  faire  autant  que  lui.  Allez  donc  lui  deman- 
der de  paver  les  rues,  de  fidre  des  routes,  de  créer  des  ports!  Je  me 
rappelle  un  étudiant  de  l'Amérique  centrale  qui  suivait  le  cours  où 
mon  savant  confrère  à  l'Institut,  xAl.  de  Molmari,  prècliait  la  non- 
intervention,  au  point  de  vouloir  remettre  à  une  compagnie  l'organi- 
sation do  la  défense  nationale,  conmie  à  l'époque  des  condottieri  en 
Italie.  Devenu   plus  tai'd  président  de  la  république  dont  il  était 


DUPONT-WHITE.  535 

citoyen,  ce  disciple  convaincu  de  l'orthodoxie  économique  s'em- 
presse d'appliquer  les  doctrines  de  son  maître.  Il  supprime  le  bud- 
get de  l'instruction  publique,  des  cultes,  des  travaux  publics;  et 
les  contribuables  d'applaudir,  car  les  impôts  diminuent  d'autant. 
L'État  est  presque  aboli,  l'initiative  individuelle  peut  se  déployer  à 
l'aise.  Mais,  hélas  !  nul  n'agit.  Les  écoles  se  ferment,  les  églises 
s'écroulent,  les  routes  sont  envahies  par  les  jungles,  les  ports  s'en- 
sablent, c'est  le  retour  à  l'état  de  nature,  c'est-à-dire  à  la  sau- 
vagerie. Il  fallut  rendre  à  l'Etat  maudit  ses  essentielles  attributions. 

Pour  compléter  l'exposition  des  idées  de  notre  auteur  en  cette 
matière,  je  citerai  un  extrait  de  sa  correspondance  :  «  Quant  à 
votre  objection  que  la  morctlité  croissante  des  hommes  doit  se  ré- 
soudre en  une  réduction  croissante  de  gouvernement,  je  réponds 
que  le  progrès  moral  et  intellectuel  est  le  fait  d'une  élite,  et  il  ne 
peut  devenir  celui  des  foules  que  sous  le  poids  d'une  forte  con- 
trainte. Au  début,  tout  progrès  doit  s'imposer,  et  ensuite,  tout 
progrès  accepté  donne  lieu  à  la  conception  d'un  progrès  nouveau 
panni  les  natures  supérieures.  Autrement  à  quoi  servirait  leur  su- 
périorité? Tel  est  le  jeu  des  inégalités  dont  le  monde  est  fait.  » 

Je  ne  discuterai  pas  ici  les  conclusions  parfois  trop  absolues  de 
Dupont-White.  La  thèse  opposée  à  la  sienne  a  été  exposée  récem- 
ment  dans  la  Revue  avec  toute  l'ampleur  qu'elle  comporte,  par 
M.  Paul  Leroy-Beaulieu.  Mais  je  ne  puis  quitter  ce  sujet,  sans  dire 
un  mot  de  l'aspect  nouveau  qu'a  pris  la  doctrine  individualiste  aux 
mains  de  la  sociologie  maniée  par  Herbert  Spencer.   Pour  lui,  le 
laissez-faire  est  élevé  à   la  hauteur  d'une  loi  naturelle.  Ce  n'est 
rpi'en  la  respectant  que  se  fait  le  progrès,  par  la  «  survie  des  plus 
aptes»  et  par  la  sélection  au  sein  de  l'espèce.  Voyez,  dit -il,  com- 
ment s'y  accomplit  le  perfectionnement.  «Les  animaux  carnivores, 
non-seulement  suppriment,  dans  les  troupeaux  des  herbivores,  les 
individus  qui  vieillissent,  mais  ils  extirpent  aussi  ceux  qui  sont 
malades  ou  mal  conformés,  c'est-à-dire  les  moins  forts  et  les  moins 
rapides.  Par  ce  procédé  de  purification  et  aussi  par  les  combats  si 
fréquens  à  l'époque  de  l'accouplement,  l'appauvrissement  de  la  race 
par  la  multiplication  des  exemplaires  de  qualité  inférieure  se  trouve 
empêché  ;  est  assurée,  au  contraire,  la  préservation  des  constitutions 
complètement  adaptées  aux  circonstances  envirormanteset  faites,  par 
conséquent,  pour  produire  la  plus  grande  somme  de  félicité.  »  Telle 
est  la  loi  naturelle  qui  doit  être  aussi  appliquée,  sans  entraves,  au 
sein  de  l'espèce  humaine.  Sans  doute,  dans  la  famille,  l'aide  gra- 
tuite des  parens  doit  être  en  proportion  des  besoins  de  l'enfant  et 
de  son  incapacité  à  se  suffire  à  lui-même.  Mais,  dans  la  société, 
l'adulte  ne  doit  être  rémunéré  qu'en  raison  de  son  mérite,  c'est-à- 
dire  de  son  aptitude  à  remplir  toutes  les  conditions  de  l'existence. 


536  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  compétition  avec  les  animaux,  puis  avec  d'autres  hommes,  il 
sera  éliminé,  ou  se  développera  et  se  propagera,  suivant  qu'il  sera 
bien  ou  mal  armé  pour  la  lutte.  Si,  au  contraire,  les  avantages 
obtenus  étaient  en  proportion  de  ses  besoins  et  de  son  infériorité 
et  si,  par  conséquent,  la  multiplication  des  moins  bien  doués 
était  favorisée  et  celle  des  mieux  doués  entravée,  il  s'ensuivrait 
une  dégradation  progressive  de  la  race,  qui,  dans  le  combat  pour  la 
\de,  ne  manquerait  pas  de  céder,  peu  à  peu,  la  place  aux  autres  races 
où  l'ordre  naturel  serait  mieux  respecté.  «La  pauvreté  des  inca- 
pables, la  détresse  des  iinprudens,  l'élimination  des  paresseux  et 
cette  poussée  des  forts  qui  met  de  côté  les  faibles  et  en  réduit  un  si 
grand  nombre  à  la  misère  sont  le  résultat  nécessaire  d'une  loi  gé- 
nérale, éclairée  et  bien'aisante.  )>  Quand  l'État,  guidé  par  une  phi- 
lanthropie mal  inspirée,  met  obstacle  à  l'application  de  cette  sage 
loi,  au  lieu  de  diminuer  les  soufl'rances  de  l'humanité,  il  les  aug- 
mente, car  il  tend  à  remplir  le  monde  d'êtres  pour  qui  la  vie  sera 
une  peine  et  à  en  écarter  ceux  pour  qui  l'existence  serait  une  joie 
et  une  bénédiction.  11  augmente  parmi  les  hommes  le  contingent 
des  soufïrances  et  diminue  celui  du  bonheur. 

Voilà  la  thèse  individualiste,  magistralement  exposée  dans  toute 
sa  force,  et  aussi,  osons-le  dire,  dans  toute  sa  férocité.  Elle  se  ré- 
sume en  ceci  :  Place  aux  forts,  car  la  force  est  le  droit,  le  droit  à 
vivre  et  à  se  développer,  aux  dépens  des  faibles.  Spencer  et  Darwin 
ont  emprunté  l'idée  à  Malthus,  et  aujourd'hui  certaine  école  éco- 
nomique entend  qu'on  respecte  les  lois  darwiniennes.  Est-il  besoin 
de  montrer  qu'elles  sont  en  contradiction  flagrante  avec  l'esprit  et 
avec  les  préceptes   du  christianisme?  Cette  opposition  a  été  par- 
faitement mise  en  relief  dans  une  sorte  de  roman  biographique, 
naguère  très  lu  en  Angleterre  et  intitulé  The  triie  liistory  of  Joshiai 
Dacidson.  Le  héros,  un  ouvrier  piétiste,  a  étudié  les  livres  des 
économistes,  et  on  lui  a  dit  que  c'était  là  la  Science.  Alors,  déses- 
péré, il  s'écrie   :    «  Si  les  doctrines  de  l'économie  pohtique  sont 
vraies,  si  les  lois  de  la  «  lutte  pour  l'existence  »  et  de  la  «  survie  des 
plus  aptes  »  doit  s'appliquer  aussi  rigoureusement  à  la  société  hu- 
maine qu'aux  plantes  et  aux  animaux,  alors,  disons-le  nettement,  le 
christianisme  qui  vient  en  aide  aux  pauvres  et  aux  faibles  et  qui 
tend  la  main  aux  pécheurs  est  une  folie  ;  renonçons  franchement 
à  une  croyance   qui  n'influence  ni  nos  institutions  politiques,  ni 
nos  arrangemens  sociaux  et  qui  ne  doit  pas  les  hiflucncer.  Si  la  so- 
ciologie contient  la  vérité,  alors  Jésus  de  Nazareth  a  parle  et  agi  en 
vain  ou  plutôt  il  s'est  insurgé  contre  les  immuables  lois  de  la  na- 
ture. »  Ainsi  que  le  dit  M.  William  Graham,  dans  son  beau  livre, 
Tlie  Creed  of  Science,  ce  redoutable  problème,  déjà  débattu  dans 
la  Ih' publique  de  Platon  et  aux  origines  du  christianisme,  commence 


DCPONT-w  mu  .  537 

seulement  à  être  compris   comme  s'appliquant  aux  questions  do 
l'organisation  sociale  actuelle. 

En  fait,  l'individualisme  absolu  de  Spencer  n'est  pas  admissible 
dans  les  sociétés  civilisées,  et  c'est  le  christianisme  qui  a  raison.  Ce 
qui  y  fausserait  complètement  l'application  des  lois  darwiniennes, 
c'est  tout  d'abord  le  régime  de  l'accumulation  et  de  l'hérédité  des 
biens.  Parmi  les  animaux,  la  survie  des  plus  aptes  a  lieu,  parce 
qu'à  chaque  génération  nouvelle,  l'individu  se  fait  sa  place  et  se 
perpétue,  en  raison  de  ses  qualités  propres.  Le  même  «  procédé  de 
purification  »  agit  encore  parmi  les  barbares,  où  les  plus  forts  et 
les  plus  braves  l'emportent  et  éliminent  les  plus  laibles.  Mais,  dans 
l'ordre  social  des  civilisés,  le  rang  et  la  fortune,  souvent  obtenus 
par  héritage,  l'emportent  sur  les  aptitudes  personnelles.  L'héritier 
d'un  grand  nom  jouira  de  son  opulence  et  fera  souche,  lùt-il  mal 
constitué  et  malingre,  et  si  un  Apollon  ou  un  Hercule  veut  lui  en- 
lever ses  écus  ou  sa  femme,  pour  appliquer  la  loi  spencérienne  de 
la  sélection  et  de  «  la  survie  des  mieux  doués,  »  il  sera  envoyé  au 
bagne  ou  à  l'échafaud.  La  marine  et  l'armée  accaparent  les  sujets 
les  plus  vigoureux  et  les  exposent  aux  causes  exceptionnelles  de 
mortalité  des  casernes,  des  expéditions  et  des  grandes  guerres. 
Dans  la  concurrence  sur  le  terrain  économique,  ceux  qui  arrivent 
aux  premiers  rangs  ne  sont  pas  les  plus  laborieux  et  les  plus  forts, 
mais  les  plus  riches,  les  plus  habiles  et  souvent,  aujourd'hui,  les 
moins  scrupuleux.  Si  donc  on  veut  que  dans  les  sociétés  humaines 
s'appliquent  les  lois  qui  assurent  le  progrès  de  l'espèce  dans  le 
monde  animal,  il  faut  supprimer  la  plupart  de  nos  institutions  et 
entre  autres  notre  régime  successoral.  Le  laissez-faire  absolu 
n'amènerait  donc  pas  les  bons  résultats  qu'en  espère  la  sociologie. 

L'État  doit  se  borner,  dit-on,  à  laire  justice.  Soit,  mais  outre  la 
justice  distributive,  il  y  a,  comme  l'a  bien  montré  M.  Fouillée,  la 
justice  «  réparative.  »  La  situation  actuelle  des  individus  n'est  nul- 
lement le  résultat  de  leur  mérite  ou  de  leur  démérite.  Elle  est  la 
conséquence  d'une  longue  série  de  faits  historiques,  des  spoliations 
anciennes,  du  servage  féodal,  des  privilèges  héréditaires,  de 
nombre  de  lois  iniques  qui  toutes  n'ont  pas  été  réformées.  Quand 
donc  l'État  intervient  en  faveur  des  déshérités  et  des  faibles,  comme 
le  prescrivent  toutes  les  religions  dignes  de  ce  nom,  il  ne  fait  que 
«  réparer  »  le  mal  commis  autrefois.  Le  seul  non-intorvenlioniste, 
absolument  logique,  a  été  Fourier,  au  nom  de  son  principe  :  «  Les 
passions  viennent  de  Dieu,  les  lois  viennent  des  hommes.  »  Les  crimes 
et  les  délits  qui  troublent  la  société  soi-disant  civilisée  ne  sont, 
prétendait-il,  que  l'insurrection  légitime  contre  des  règlemens  ré- 
pressifs absurdes.  Au  lieu  de  comprimer  les  passions  et  les  appé- 
tits, il  faut   en  faire  des  ressorts  et  des  roua.es  de   la  machine 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sociale,  de  façon  que  chacun,  en  poursuivant  la  satisfaction  de  ses 
goûts,  agisse  au  profit  de  tous.  Mettez  en  œmTC  l'attraction  pas- 
sionnelle, et  elle  produira  l'harmonie  dans  la  société,  comme  le  fait 
la  gravitation  dans  l'univers  physique.  Une  fois  la  pendule  sociale 
bien  ordonnée,  elle  marchera  toute  seule  en  vertu  des  lois  divines, 
et  tout  gouvernement  deviendra  superflu. 

Après  rindiciduet  l'Êlat,  Dupont-White  publia  X-àCentralisalion^ 
qui  en  est  la  suite.  Ce  volume  est  formé  principalement  d'articles 
parus  dans  la  Revue  de  1861  à  1863.  Les  échecs  successifs  des 
révolutions  de  ISSO  et  de  18/i8  et  le  rétablissement  de  l'empire 
avaient  fortifié  cette  idée  que  la  France  n'était  pas  mûre  pour  la 
liberté  et  que  la  faute  en  était  à  la  centralisation.  La  centralisation, 
allait-on  répétant  sans  cesse,  est  l'anéantissement  de  toute  virilité 
politique  chez  une  nation  ;  la  véritable  école  d'un  peuple  libre  est 
la  gestion  des  intérêts  locaux;  une  démocratie  sans  institutions 
provinciales  ne  possède  aucune  garantie  ni  contre  le  désordre,  ni 
contre  le  despotisme  ;  le  gouvernement,  en  agissant  partout  et  d'après 
les  mêmes  règles,  énerve  la  vie  dans  les  communes  et  brise  chez 
elles  toute  initiative.  Et  l'exemple  qu'on  ne  cessait  de  citer  était 
celui  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis,  où  la  liberté  et  la  prospérité 
les  plus  grandes  ont  pour  fondement  les  institutions  locales.  Telle 
est  la  thèse  que  Dupont-White  essaie  de  réfuter,  et  il  le  fait  avec  un 
éclat,  avec  une  originalité  et  une  diversité  de  vues  qui  éclairent 
le  problème  d'une  lumière  toute  nouvelle. 

Et  d'abord,  il  n'admet  pas  la  supériorité  de  l'Angleterre,  même 
sur  le  terrain  politique.  Chaque  peuple  a  suivi  sa  voie  pour  arriver 
au  même  point.  Les  Anglais  ont  conquis  d'abord  la  liberté,  parce 
que  l'aristocratie  et  les  communes  ont  eu  devant  eux,  de  bonne 
heure,  le  souverain  absolu;  aujourd'hui,  pas  à  pas,  ils  fondent  la  cen- 
tralisation. En  France,  on  a  eu  d'abord  la  centralisation,  parce  que 
c'est  au  moyen  de  cet  indispensable  instrument  que  les  rois  ont 
fait  l'unité  du  territoire  et  la  Révolution, l'unité  nationale.  On  n'a 
pas  eu  aussi  vite  la  liberté  pohtique,  parce  que  la  royauté  a  d'abord 
favorisé  le  peuple  aux  dépens  de  l'aristocratie,  puis  l'aristocratie 
aux  dépens  du  peuple.  Mais  maintenant  que  la  souveraineté  de  la 
nation  est  reconnue,  les  Français  arriveront  à  jouir  des  mêmes 
droits  que  les  Anglais. 

D'ailleurs,  il  faut  ne  rien  connaître  aux  institutions  locales  de 
l'Angleterre  pour  y  voir  le  berceau  des  libertés  politiques.  Jusque 
hier  encore,  nul  peuj)le  n'a  été  plus  privé  d'autonomies  communales 
ou  provinciales.  Comme  le  montre  bien  Dupont-AVhitc,  Guillaume 
le  Conquérant  établit  un  despotisme  absolu  et  une  centralisation  ex- 
cessive. A  la  tète  des  comtés,  il  plaça  des  préfets,  \(i?,ricc-(•omes,^n\ 
devinrent  plus  tard  les   shérifs.  Chose  sans  exemple  ailleurs,  la 


DUPONT-WHITE.  539 

commune,  remplacée  par  le  manoir  [manor)  et  par  la  paroisse 
{parish),  disparut  si  complètement,  qu'il  n'y  a  même  plus  de  mot 
en  anglais  pour  la  désigner.  La  France  a  toujours  conservé  des  états 
provinciaux.  L'Angleterre  n'avait  rien  de  pareil.  Dans  les  provinces, 
tous  les  pouvoirs  judiciaires,  administratifs,  financiers,  étaient  aux 
mains  de  certains  grands  propriétaires,  les  juges  de  paix,  nommés 
par  le  roi.  Seuls,  les  bourgs  incorporés  jouissaient  d'une  sorte  de 
splf-goveniment,  sous  l'empire  des  lois  générales.  Ce  n'est  que 
l'an  dernier  (1888)  que  l'on  a  accordé  aux  pro\dnces  un  corps  re- 
présentatif, «  le  conseil  de  comté,  »  pour  gérer  leurs  intérêts.  Il 
faudra  une  loi  nouvelle  pour  restituer  aux  Anglais  le  tunscip  an- 
glo-saxon, la  corporation  communale,  qu'on  trouve  dans  le  monde 
entier.  Si  donc  ils  ont  eu  avant  les  autres  grandes  nations  des  liber- 
tés politicpies,  ils  le  doivent  à  la  race,  à  la  religion,  à  la  caste,  à 
l'histoire,  non  aux  autonomies  locales  qui  n'existaient  pas. 

M.  Dupont-White  s'élève  avec  véhémence  contre  cette  idée  si 
répandue,  que  c'est  dans  la  gestion  des  intérêts  communaux  que 
se  forme  l'esprit  politique.  Ce  qu'enseigne,  ce  que  suggère  la  com- 
mune, dit-il,  aura  toujours  les  bornes  des  vues  locales.  Ce  n'est 
pas  là  qu'on  apprendra  à  gouverner  un  grand  pays  !  Richelieu  ou 
Colbert,  Turgot  ou  Necker,  Thiers  ou  Guizot  en  France;  Chatham 
ou  Pitt,  Peel  ou  Gladstone  en  Angleterre  n'ont  pas  dû  pour  être 
de  grands  ministres  passer  par  l'école  d'un  conseil  municipal. 

Le  plus  grand  danger  des  démocraties,  ce  sont  les  abus  de  pou- 
voir que  peut  commettre  la  majorité  à  l'égard  de  la  minorité  ;  or 
nulle  part  ce  danger  n'est  plus  à  craindre  que  dans  l'enceinte 
étroite  d'une  commune.  Là,  les  hostilités  de  parti  se  transforment 
en  inimitiés  personnelles  et  en  luttes  corps  à  corps.  Voyez,  dans  les 
cités  grecques  et  dans  les  républiques  italiennes,  les  plus  brillans 
exemples  que  nous  possédions  de  communes  souveraines  :  quelles 
luttes  constantes  et  souvent  sanghmtes  !  Quelles  proscriptions, 
quelle  extermination  des  vaincus  !  Il  y  a  une  manière  péremptoire 
d'apprécier  ce  que  vaut  la  centralisation  pour  le  droit,  pour  l'équité  : 
voyez  l'ordre  judiciaire.  Là,  vous  avez  un  merveilleux  moyen  de 
redressement  :  l'appel.  Or  la  raison  de  l'appel,  c'est  que  le  juge 
distant  est  supérieur  au  juge  voisin.  En  fait  d'administration,  l'ap- 
pel est  aussi  indispensable  qu'en  fait  de  justice.  Donc  le  pouvoir 
central  doit  avoir  un  droit  de  contrôle  sur  les  aflaircs  locales. 

Les  institutions  robustes  et  nécessaires  se  reconnaissent  à  ceci 
qu'elles  ne  cessent  de  grandir  à  travers  et  malgré  tout.  Telle  a  été 
la  fortune  de  la  centralisation  en  France  :  «  Là  tout  est  faveur  et 
acclamation.  Il  y  en  a  pour  les  mauvais  rois,  dès  qu'ils  se  mettent 
à  cette  œuvre.  Les  monarques  passent,  les  monarchies  mêmes  dis- 
paraissent, mais  la  centralisation  reste.  Si  vous  la  prenez  pour  une 


ÔliO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

croix,  il  faut  en  dire  comme  les  chartreux  :  Stal  tTux  dmn  volvitur 
orbis.  Point  de  révolutions  qui  ne  la  respectent.  Que  dis-je,  les 
révolutions  de  toute  provenance  ne  se  lassent  pas  de  la  dévelop- 
per, de  l'exalter.  Ce  n'est  pas  tout;  le  pays  a  les  fortunes  les  plus 
diverses  dans  sa  formation  territoriale,  dans  ses  rencontres  avec 
l'étranger.  Ici  encore  tout  est  profit  pour  la  centralisation.  Dé- 
tresse ou  prospérité,  tout  lui  est  occasion  de  croître  sur  ce  sol  fran- 
çais qui  a  tant  souffert  d'être  découpé  et  fractionné.  »  Et  alors 
faisant  un  emploi  merveilleux  de  l'histoire,  il  nous  montre  que  la 
centralisation  est  une  tendance  immémoriale,  que  c'est  elle  qui  a 
formé  le  territoire  et  y  a  fait  régner  le  droit  commun,  malgré  les 
résistances  égoïstes  des  corporations  et  des  castes.  Puis  il  résume 
ainsi  sa  thèse  :  «  Sécurité,  gloire,  pensée,  succès  d'esprit  et  d'épée, 
essor  des  arts  et  de  l'industrie,  chez  nous  tout  a  marché  du  même 
pas  que  la  centralisation.  » 

Mais  n'y  a-t-il  donc  point  de  contre-poids  et  de  correctif  à  cette 
force  qui  embrasse  tout  et  dont  on  peut  dire  :  m  illo  snrmis  et  mo- 
vemur?  Oui, il  y  en  a  un;  et  c'est  une  capitale.  Et  dans  un  chapitre 
étincelant  de  verve,  mais  qui  laisse  bien  des  doutes,  surtout  au- 
jourd'hui, Dupont-AVhite  expose  ce  que  peut  une  capitale  pour  ga- 
rantir la  liberté.  Elle  est,  dit-il,  une  force  en  dehors  et  au-dessus 
des  pouvoirs  constitués.  On  l'a  vue  armer  et  désarmer  les  puis- 
sances officielles.  C'est  ainsi  qu'elle  a  mis  fin  à  l'ancien  régime. 
Son  procédé  est  fort  simple.  Elle  enfante  les  idées  ;  les  idées  s'em- 
parent des  esprits  qui  finissent  par  desarmer  les  résistances.  Quand 
la  France  était  une  monarchie  tempérée  par  des  chansons,  c'est  à 
Paris  qu'elles  naissaient.  Aujourd'hui  le  pouvoir  est  redressé  par 
des  révolutions  qui  sont  aussi  parisiennes.  «  Paris  est  la  'capitale 
entre  toutes.  Ce  grain  de  salpêtre  qui  est  au  fond  du  tempérament 
français,  c'est  là  qu'il  prend  feu  à  certaines  étincelles,  dont  la  pé- 
riodicité n'est  pas  encore  bien  déterminée.  »  Ébloui  par  l'éclat  de 
la  vie  supérieure  qui  se  développe  à  Paris,  Dupont-W  hitc  prend  en 
pitié  l'existence  bourgeoise  des  états  fédératifs,  comme  la  Suisse 
et  les  États-Unis. 

Mais  ne  peut-on  lui  répondre  que  s'insurger  n'est  pas  vivre  libre, 
que  le  bonheur  des  peuples  ne  se  mesure  pas  au  rayonnement 
des  lettres  et  des  arts,  et  que  mieux  vaut  richesse  et  lumière  ré- 
pandues partout  que  concentrées  en  un  seul  centre^  où  elles  pro- 
voquent des  explosions  trop  fréquentes  ? 

Malgré  certains  paradoxes  parfois  excessifs,  ce  que  son  livre  me  pa- 
raît avoir  démontré  sans  réplique,  c'est  que,  pour  fonder  d'une  façon 
stable  des  institutions  libres  et  démocratiques,  il  ne  suffit  pas  d'ac- 
croître l'autonomie  des  autorités  locales.  C'est  aux  mœurs,  aux  tradi- 
tions, aux  idées  religieuses  (ju'il  faut  demander  le  secret  de  la  liberté. 


DUPONT-UHITE.  541 

En  même  temps  que  Dupont-White  publiait  les  deux  volumes 
dont  nous  avons  indiqué  l'importance,  Stuart-Mill  faisait  paraître, 
presque  sur  les  mêmes  sujets,  deux  livres,  qui,  avec  ceux  de  Toc- 
queville,  constituent  la  contribution  la  plus  instructive  que  notre 
siècle  ait  apportée  à  la  science  politique  :  la  Liberté  et  le  Gouverne- 
ment représentatif .  Dupont-Whitc  s'empressa  de  les  faire  connaître 
en  France,  d'abord  en  les  signalant  dans  la  Revue  (1"  novembre 
1861),  ensuite  en  en  publiant  une  traduction,  que  fit  sous  ses  yeux 
sa  fille  aînée,  aujourd'hui  M™*^  Sadi-Carnot.  11  y  ajouta  des  préfaces 
que  Stuart-Mill  goûta  fort.  Tout  en  louant,  comme  ils  le  méritent, 
et  la  liberté  et  le  régime  représentatif,  il  en  montre  clairement  les 
écueils.  Peut-on,  se  demande-t-il,  amender  la  démocratie  par  l'ad- 
jonction d'élémens  intellectuels,  à  tel  point  qu'elle  ne  viole  pas  la 
justice  contre  les  minorités?  A  ce  propos,  il  invoque  la  fameuse 
lettre  de  Carlyle  {Times,  7  avril  1860),  si  souvent  citée  depuis, où  le 
grand  historien  anglais  annonce  en  prophète  les  dangers  du  so- 
cialisme aux  États-Unis,  que  n'avait  pas  entrevus  Tocqueville  : 

11  est  certain,  dit-il  aux  Américains,  que  votre  gouvernement,  tout 
démocratique,  ne  sera  pas  capable  de  contenir  une  majorité  souffrante 
et  irritée,  car  chez  vous  le  gouvernement  est  la  majorité,  et  les  riches, 
qui  forment  la  minorité,  sont  à  sa  merci.  Un  jour  viendra  dans  l'état 
de  New-York,  oij  la  multitude,  entre  une  moitié  de  déjeuner  et  la  per- 
spective d'une  moitié  de  dîner,  nommera  les  législateurs...  Alors,  ou 
quelque  César,  quelque  Napoléon,  prendra,  d'une  main  puissante,  les 
rênes  du  gouvernement,  ou  votre  république  sera  aussi  affreusement 
pillée  et  ravagée  au  xx^  siècle  que  l'a  été  l'empire  par  les  Barbares  au 
V*",  avec  cette  différence  que  les  dévastateurs  de  l'empire  romain,  les 
Vandales  et  les  Huns,  venaient  du  dehors,  tandis  que  vos  Barbares  se- 
ront les  enfans  de  votre  pays  et  l'œuvre  de  vos  institutions. 

Dupont-White  a  toujours  eu  le  goût  des  spéculations  philosophi- 
ques; «  un  abîme  qui  m'a  toujours  fasciné  depuis  l'âge  de  dix-huit 
ans,  ))  m'écrivait-il.  11  y  revenait  sans  cesse.  Son  premier  travail  à 
ce  sujet,  à  propos  du  positivisme  de  Comte  et  de  Littré,  a  paru,  et 
à  une  place  d'honneur,  dans  \à  Revue  (l"etl5  février  1865),  et  dans 
le  dernier  de  ses  écrits  (1879),  il  examine  cette  question  que  Bayle 
et  Voltaire  avaient  traitée  déjà,  mais  à  laquelle  il  donne  une  ré- 
ponse toute  différente  :  un  peuple  peut-il  vivre  et  surtout  vivre 
libre,  sans  reUgion  ?  Mais,  s'il  s'occupait  de  métaphysique,  c'était 
surtout  en  vue  de  son  sujet  de  prédilection,  l'organisation  politique 
des  sociétés.  Ainsi,  il  s'efforce  de  faire  voir  que  le  succès  du  i)0si- 
tivisme  et  de  la  sociologie  vient  de  ce  que  la  philosophie  n'a  rien  su 
ous  apprendre  relaliveincnt  aux  formes  de  gouvernement  et  de  ce 


542  RE\'UE    DES   DEUX    MONDES. 

qne  la  religion  ne  nous  offre  que  des  solutions  contraires  à  l'amour 
des  peuples  pour  la  liberté.  «  La  liberté  politique,  dit-il,  est-elle 
oui  ou  non  le  pouvoir  des  peuples  sur  eux-mêmes,  ou,  pour  mieux 
dire,  le  gouvernement  par  les  gouvernés?  Alors  que  la  philosophie 
nous  dise  ce  que  vaut  l'homme  pour  la  liberté  ainsi  comprise,  ce 
qu'il  porte  en  lui  pour  résister  ou  pour  suffire  à  cette  besogne,  de 
quelles  ressources  il  dispose,  naturelles  ou  acquises,  contre  l'ap- 
parente contradiction  de  ce  problème.  »  Parmi  les  modernes,  il  ne 
voit  que  Joseph  de  Maistre  et  avant  lui,  de  façon  bien  plus  profonde, 
Hobbes  qui  aient  abordé  le  sujet  par  les  sommets  métaphysiques. 
"  Hobbes,  ajoute-t-il,  était  à  la  fois  politique  et  psychologue  poli- 
tique ;  mais  pour  ce  qu'il  enseigne  :  méchanceté  naturelle  de 
l'homme,  son  asservissement  désirable,  le  droit  et  le  bienfait  du 
despotisme,  il  aurait  aussi  bien  fait  de  n'être  ni  l'un  ni  l'autre.  » 

La  sociologie  positiviste  a  la  prétention  de  nous  apporter  des 
lumières  nouvelles  et  suffisantes,  en  se  bornant  à  observer  les  faits 
et  en  s'interdisant  tout  essai  de  pénétrer  dans  le  domaine  de  l'in- 
connaiamhle^  «  cet  océan,  ainsi  parle  Littré,  qui  'vient  battre  notre 
rive  et  pour  lequel  nous  n'avons  ni  barque  ni  voile,  mais  dont  la 
claire  vision  est  aussi  salutaire  que  formidable.  »  Notre  auteur 
montre,  en  des  pages  émues  et  éloquentes,  qrie  l'infériorité  du  po- 
sitivisme est  précisément  de  n'avoir  rien  à  nous  dire  sur  les  points 
qui  déterminent,  pour  une  si  large  part,  la  conduite  des  indiridus 
et  des  peuples.  L'humanité  veut  croire  ;  elle  a  besoin  de  croire  ;  il  lui 
faut  une  assurance  «  contre  cette  peine  de  mort,  contre  le  froid  calice 
du  néant,  dont  les  matérialistes  menacent  la  personne  humaine.»  En 
réalité,  ce  qui  le  préoccupe,  ce  qu'il  demande  à  la  philosophie  et  à  la 
sociologie,  c'est  comment  il  faut  organiser  la  démocratie.  L'égoïsme 
est  le  fond  de  notre  nature  et  la  condition  de  la  conservation  de  notre 
espèce;  la  répression  des  égoïsmes,  c'est  la  société  ;  cette  répres- 
sion confiée  aux  égoïsmes,  c'est  le  peuple  se  gouvernant  lui-même, 
c'est  la  démocratie.  Voilà  un  problème  qui  semble  contenir  des 
données  contradictoires.  Il  faut  le  résoudre  pourtant,  sous  peine 
d'avoir  à  revenir  au  despotisme  ancien.  A  cet  effet,  il  faut  s'adresser 
à  la  psychologie,  qui  devrait  nous  enseigner  quels  sont  les  besoins, 
les  instincts  et  les  passions  de  l'homme,  dont  il  faut  tenir  compte, 
en  réglant  nos  institutions,  et  aussi  à  l'histoire,  qui  nous  apprend 
quels  peuples  ont  vécu  libres,  comment,  à  quelles  conditions,  et 
aussi  sur  quels  écueils  d'autres  ont  échoué.  Tel  est  le  magnilique 
programme  qu'il  s'était  tracé  et  dont  il  préparait  les  matériaux.  Ses 
livres  n'en  étaient  que  des  chapitres.  Il  rêvait  de  (aire  pour  notre 
temps  ce  qu'Aristote  avait  essayé  de  faire  pour  l'antiquité,  dans  son 
YwTQ  si  plein  d'enseignemeni,  Itf  Polifiqifc,  dont  malheureusement 
tant  de  parties  ne  nous  sont  point  parvenues.  Il  aurait  voulu  créer 


DUPONT-WHITE.  5Û3 

une  science  presque  nouvelle;  la  psychologie  politique,  c'est  à-dire 
une  étude  de  l'homme  considéré  comme  citoyen  et  comme  capable 
de  bien  gouverner  la  cité. 

Les  événemens  de  1870  l'atteignirent  jusqu'au  fond  de  l'âme  et 
imprimèrent  une  direction  entièrement  différente  à  ses  travaux.  Que 
signifiait  cet  écrasement  de  la  France  dont  il  avait,  en  des  pages  si 
brillantes,  montré  la  prééminence?  Était-ce  une  chute  définitive? 
Gomment  et  sous  quelle  forme  de  gouvernement  allait-elle  se  re- 
lever? Il  crut  de  son  devoir  de  quitter  le  domaine  paisible  des  spé- 
culations scientifiques,  pour  appliquer  tout  ce  qu'il  avait  de  con- 
naissances et  de  talent  à  l'étude  des  problèmes  de  politique 
pratique  que  la  gravité  des  circonstances  imposait  à  tout  bon  ci- 
toyen. Il  m'écrivait  en  juillet  1871  :  «  J'ai  passé  tout  le  temps  de 
ces  affreux  événemens  à  Trouville,  sans  parens,  ni  amis  intimes. 
On  continue  à  vivre  cependant!  Je  suis  fort  élastique,  paraît-il,  oui, 
mais  la  France  l'est-elle?  «  J'ai  la  conviction  profonde,  me  disait 
M.  Guizot,  que  ce  pays  est  impérissable.  »  —  Moi  aussi,  mais  n'est- 
ce  pas  du  mysticisme?  Sur  cette  objection,  M.  Guizot  m'a  professé 
une  magnifique  théorie  du  mysticisme  comme  principe  de  foi...  et 
de  conduite.  C'est  trop  de  la  moitié.  » 

Quoique  très  hostile  à  l'absolutisme,  dont  il  disait  «  qu'il  éprou- 
verait toujours  en  notre  temps  cette  difficulté  suprême,  dont  se 
plaignait  Fontenelle  âgé  d'un  siècle,  la  difficulté  de  vivre,"  et  quoique 
républicain  de  principe,  il  n'était  pas  rassuré  sur  la  durée  delà  répu- 
blique nouvelle.  Ce  qu'il  aurait  voulu,  c'est  le  gouvernement  attribué 
à  une  élite,  à  une  aristocratie  dans  le  sens  grec  du  mot.  A  chaque 
instant,  dans  ses  livres,  il  montre,  à  grand  renfort  de  citations 
et  de  faits,  tout  ce  que  lui  doit  la  civilisation.  C'est  elle,  répète-t-il, 
qui  a  fait  l'éducation  du  caractère  français,  au  moyen  âge;  au 
xvi^  siècle,  elle  alla  au  protestantisme  et  à  la  Renaissance  ;  au 
XVII®  siècle,  elle  forma  la  langue  et  le  goût,  et  au  xviii'',  elle  adopta 
l'esprit  de  réforme  qui  aurait  accompli  la  révolution  sans  ses  vio- 
lences. 

T(jutefois  il  voyait  clairement  qu'on  ne  pouvait  demander  le 
salut  ni  à  cette  élite  de  la  nation  qui  n'était  point  constituée  ni  re- 
connue, ni  à  la  monarchie  dont  les  partisans  se  divisaient  en  trois- 
groupes  hostiles.  Il  crut  donc  devoir  défendre  la  république,  comme 
tant  de  conservateurs  libéraux,  M.  Léonce  de  Lavergne,  par 
exemple,  dont  le  vote  à  Versailles  décida  l'adoption  de  la  consti- 
tution répubhcame,  et  il  le  fit  avec  d'autant  plus  de  dévoû- 
ment  que,  dès  avant  18Ù8,  il  en  avait  été  partisan.  Voici  com- 
ment il  s'explique  à  ce  sujet  :  «  La  sécurité,  un  produit  tout 
monarchique,  est  le  premier  besoin  des  peuples,  parce  que  la  pré- 
voyance est  le  plus  haut  attribut  des  hommes  ;  mais  la  monaicliio 


bhll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peiit-olle  la  donner  à  la  France?  Tant  de  chutes  qu'elle  a  faites 
depuis  1789  prouvent  peut-être  quelque  chose  contre  sa  valeur, 
mais  surtout  mettent  un  véritable  obstacle  à  son  retour.  Chaque 
dynastie,  en  tombant,  a  laissé  ses  héritiers,  qui  sont  autant  de  can- 
didats au  trône,  autant  de  partis  capables,  au  besoin,  de  guerre 
civile.  Comment  l'aire  une  monarchie  parmi  ces  monarchistes,  dont 
chacun  veut  la  sienne,  sans  compter  les  républicains  qui  n'en  veu- 
lent d'aucune  sorte.  » 

Cela  étant,  ce  qu'il  croyait  urgent  de  chercher,  c'est  comment 
on  pouvait  constituer  un  gouvernement  qui  rendît  à  la  France  ce 
dont  elle  avait  le  plus  besoin,  la  confiance  en  l'avenir.  11  écrivit  à 
ce  sujet  plusieurs  études  très  utiles  à  relire,  surtout  en  ces  jours 
d'incertitude  que  la  France  traverse  actuellement  :  République  ou 
ynonurchie^  Ucpublique  ronaervatn'ce,  Bi' fierions  d'un  optimiste. 
Il  les  publia  en  volume,  en  1875,  sous  le  litre  de  Politique  actuelle. 

Contraste  fréquent  sous  l'ancien  régime  et  encore  aujourd'hui 
en  Angleterre,  par  ses  idées  il  appartenait  au  groupe  radical 
et  jusqu'à  un  certain  point  socialiste  et,  d'autre  part,  par  ses  habi- 
tudes, il  ne  se  plaisait  que  dans  les  mondes  les  plus  choisis.  Dès 
sa  jeunesse,  républicain  de  principe,  il  avait  pris  part  aux  combats 
de  juillet  1830;  plus  tard,  sous  Louis-Philippe,  il  ouvrait  sa  bourse 
et  ses  salons  à  tous  les  «  avancés  »  honnis  ou  persécutés;  en  1848, 
il  fut  nommé  membre  du  gouvernement  provisoire;  mais  il  avait 
conservé  toutes  les  traditions  d'un  gentilhomme  du  xviii*^  siècle  (1). 
Élégant  de  manières  et  de  costume,  aimant  la  société,  où  il  était  très 
recherché,  raffiné  dans  ses  goûts,  amoureux  de  tout  ce  qu'il  y  a 
d'exquis  dans  la  culture  parisienne,  aristocrate  jusqu'au  bout  des 
ongles,  un  républicain  en  gants  jaunes,  comme  disaient  ses  amis,  il 
avait  horreur  du  règne  de  la  médiocrité  et  de  l'ignorance  et  de  la 
grossièreté  des  foules.  Il  acceptait  le  triomphe  de  la  démocratie, 
parce  que,  comme  Tocqueville,  il  la  croyait  inévitable,  mais  il  ne 
l'aimait  pas  et  il  en  voyait  tous  les  pt'rils.  La  démocratie,  disait-il, 
c'est-à-dire  le  gouvernement  du  peuple,  était  chose  naturelle  chez 
les  anciens,  parce  que  les  hommes  libres,  une  minorité  d'élite  en- 
tretenue par  les  esclaves,  n'avaient  guère  à  s'occuper  que  de  la 
chose  publique;  mais  chez  nous  elle  est  une  chimère  ou  une  absur- 
dité; une  chimère,  si  le  peuple  se  laisse  guider  par  César  ou  parCati- 
lina  ;  une  absurdité,  si  réellement  la  plus  difficile  des  fonctions,  qui 

(1)  M.  Gaston  David,  de  Bordeaux,  qui  a  épousé  la  seconde  fille  de  Dupont-VVhite. 
m'écrit  qu'il  pn^parc  une  notice  biographique  sur  son  beau-père.  Ce  qu'il  fau- 
drait, c'est  unu  biograiihie  complète.  <omnie  les  AntrUii-s  en  consacrent  à  leurs  écri- 
vains, avec  nombreux  extraits  de  livres  et  de  correspondances,  d'autant  plus  que 
Dupont-Wbite  écrivait  ses  lettres  avec  soin  et  non  sans  recherche,  comme  on  le  fai- 
sait nu  xviii*  siècle. 


I 


DUPONT-WHITE.  5^5 

est  de  gouverner,  est  exercée  par  ceux  qui  en  sont  le  plus  inca- 
pables. Cette  tentative  est  périlleuse  en  France  plus  que  partout 
ailleurs,  parce  que  la  démocratie  y  est  née  d'une  passion,  d'une 
colère,  et  d'une  haine  plutôt  que  d'un  dévelopi)ement  historique. 

Désespérait-il  de  la  liberté  ou  de  la  France?  Nullement.  11  était, 
comme  le  lui  disait  alors  Guizot,  parlant  de  son  état  d'esprit, 
<(  un  optimiste  inquiet.  »  Il  en  appelait  d'abord  aux  classes  supé- 
rieures pour  qu'elles  eussent  l'énergie  de  se  défendre,  sans  avoir 
recours  de  nouveau  à  la  dictature,  dont  la  chute  récente  avait  eu 
pour  résultat  la  défaite  et  le  démembrement  du  pays.  Il  demandait 
tout  d'abord  que  le  suffrage  ne  fût  accordé  qu'à  ceux  qui  sont  ca- 
pables d'en  faire  usage  dans  le  véritable  intérêt  du  peuple  tout 
entier.  Il  voulait  ensuite  une  chambre  haute  renfermant  les  hommes 
les  plus  distingués  dans  toutes  les  branches,  non  comme  un  moyen 
de  conservation  et  de  réaction,  mais  comme  l'agent  du  progrès 
fondé  sur  la  science  et  l'expérience.  Il  recommandait  aussi  avec 
insistance  le  scrutin  d'arrondissement,  afin  de  donner  plus  d'in- 
fluence à  la  propriété,  dont  il  attendait  le  salut,  et  le  renouvellement 
de  la  chambre  par  cinquième,  afin  d'éviter  un  changement  brusque 
qui  peut  être  un  saut  dans  les  ténèbres  et  rien  moins  qu'une  révo- 
lution. Cette  mesure  lui  paraissait  nécessaire,  très  spécialement  en 
France,  où  «  le  caractère  national  est  facile  aux  exaltations  et  aux 
entraînemens,  tel  enfin  qu'il  convient  d'y  modérer  le  courant  mo- 
mentané de  l'opinion.  » 

Ce  qu'il  combattait  surtout  avec  une  éloquence  pleine  d'angoisses, 
c'est  l'idée  de  réunir  une  constituante  :  «  Pourquoi,  dit-il,  quand 
les  Français  ne  demandent  qu'à  produire  et  à  réparer,  les  remettre 
en  quête  de  théories  dont  ils  sont  gorgés?  Il  faut  songer  aux  plaies 
et  surtout  aux  haines  du  pays.  Le  convoquer  solennellement  quand 
il  saigne  et  rage  de  partout;  prendre  ce  moment  pour  l'interroger 
sur  la  forme  de  gouvernement,  sur  les  principes  sociaux,  sur  les 
gouvernans  qui  lui  plairaient,  ce  n'est  pas  le  moyen  d'apaiser  tant 
d'irritation  ;  c'est  un  dernier  incendie  qu'il  laut  lui  épargner.  »  Ces 
sages  paroles  ne  sont-elles  pas  encore  de  mise  aujourd'hui,  plus 
peut-être  que  le  jour  où  elles  ont  été  écrites,  il  y  a  quinze  ans  déjà? 

Dans  la  dernière  lettre  que  je  reçus  de  Dupont-White  (Plom- 
bières, 3  août  1878),  il  m'annonçait  qu'il  revenait  à  son  étude  fa- 
vorite, la  psychologie  politique.  Il  venait  d'achever  un  travail 
sur  le  Matérialisme  en  Angleterre,  à  propos  d'Herbert  Spencer; 
mais  peu  de  temps  après,  en  décembre  1879,  il  fut  enlevé  brus- 
quement, en  pleine  jouissance  de  ses  forces  et  du  corps  et  de  l'esprit. 
Ce  fut  une  grande  perte  pour  la  science  et  pour  les  lettres.  Il  se 
proposait  de  grouper  ses  études  sur  les  formes  de  gouvernement 
lOME  xcvi.  —  1889.  35 


5^6  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

de  la  d»*mocratie  moderne,  en  un  corps  de  doctrine  scieniitique, 
dont  il  avait  si  bien  indiqué  les  principaux  problèmes  et  même  tracé 
l'esquisse.  Jamais  ouvrage  pareil  n'a  été  plus  nécessaire  que  de 
nos  jours. 

Quand  Tocquevillc  a  parle  dans  le  sien  des  progrès  de  l'égalité, 
il  entendait  par  là  l'égalité  civile  et  l'égalité  politique,  nullement 
l'égalité  économique.  Or,  c'est  l'égalité  des  conditions  que  par- 
tout, avec  plus  ou  moins  de  violence  et  de  netteté,  les  masses  ré- 
clament aujourd'hui.  Dès  l'abord,  Dupont-^Vhite  avait  vu  que 
là  était  le  péril  principal  et  le  grand  problème  de  notre  temps. 
Il  y  a,  dit-il,  une  attraction  naturelle  entre  la  propriété  et  la  sou- 
veraineté. Autrefois  les  vrais  souverains  étaient  les  propriétaires. 
Jadis,  en  théorie,  le  sol  appartenait  aux  rois.  Maintenant  on  a  pro- 
clamé souverains  un  grand  nombre  d'hommes  qui  ne  possèdent 
rien.  Comment  ces  hommes  n'useraient-ils  pas  de  cette  force  qui 
est  le  gouvernement,  pour  acquérir  le  premier  des  biens  qui  est 
la  propriété?  Le  suffrage  universel  doit  donc  un  jour,  semble-t-il, 
imposer  une  forme  nouvelle  à  l'ordre  social  ? 

Sur  un  autre  point  encore,  les  vues  de  Dupont-White  eussent 
été  les  bienvenues.  A  l'époque  où  il  écrivait  ses  premiers  li\Tes,  les 
peuples  qui  aspiraient  à  vivre  libres  et  à  gérer  eux-mêmes  leurs 
affaires  avaient  devant  les  yeux  un  idéal  de  gouvernement  qui  de- 
vait, espéraient-ils,  combler  tous  leurs  vœux  :  c'était  le  régime  par- 
lementaire et  représentatif  à  la  façon  anglaise.  Presque  toutes  les 
nations  civihsées  l'ont  conquis  aujourd'hui,  et  toutes  s'en  plaignent 
à  l'envi,  même  l'Angleterre.  Que  faire  donc?  Quelles  réformes  adop- 
ter? Comment  organiser  les  pouvoirs  publics,  de  manière  que  le 
but  des  gouvernans  soit  vraiment  le  bien  général  et  non  le 
triomphe  d'un  parti,  que  les  dépenses  soient  limitées,  que  la  di- 
rection des  affaires  appartienne  à  la  sagesse,  à  la  prévoyance,  au 
bon  sens,  non  à  l'esprit  d'intrigue  et  aux  habiletés  des  coteries  ? 
Ce  que  nous  apprennent  Aristote,  Locke,  Montesquieu,  Tocque- 
villc, ne  suffit  plus  en  présence  d'une  situation  sans  précédons; 
même  lesouvrages  de  Sluart  Mill,si  pleins  d'enseignemens,  ne  peu- 
vent plus  servir  de  guide.  Pour  ne  point  échouer  sur  cet  océan  qui 
s'ouvre  devant  nous,  avec  ses  obscurités  et  ses  tempêtes,  il  nous 
iaudrait,  comme  l'ont  les  marins,  un  livre  signalant  les  courans  et 
les  écueils  qui  peuvent  nous  perdre.  S'il  avait  vécu,  ce  livre,  Ou- 
pont-VVhite  l'eût  écrit  sans  doute,  car  il  y  était  admirablement 
préparé. 

Emile  de  Lavf.leye. 


CURIOSITES 


HISTORIQUES   ET    LITTÉRAIRES 


SIR    JOHN    MAUNDEVILIiE. 


II'. 

LE     PHILOSOPHE. 


!. 

((  Au  nom  du  Dieu  glorieux  et  toul -puissant!  Celui  qui  veut 
aller  à  la  ville  de  Jérusalem  peut  y  arriver  par  nombre  de  routes 
tant  de  terre  que  de  mer  ;  par  divers  chemins  on  arrive  à  une  même 
fin.  »  C'est  par  ces  paroles  que  sir  John  Maundcville  ouvre  le  récit 
de  ses  voyages.  La  première  phrase  répète  l'invocation  religieuse 
qui  précède  chaque  chapitre  du  Coran,  et  la  seconde  est  le  titre 
même  d'un  des  chapitres  de  Montaigne. 

Par  divers  moyens  on  arrive  à  semblable  lin,  telle  est  bien  l'opi- 
nion que  Maundeville  a  déposée  dans  son  livre.  Il  y  enseigne  que 
les  choses  les  plus  éloignées  sont  encore  voisines,  que  les  plus  con- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre. 


5/18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

traires  se  rejoignent,  que  les  plus  ennemies  se  concilient,  et  qu'en 
un  mot  toutes  choses  se  ramènent  à  l'unité.  Au  premier  abord  ce- 
pendant il  semblerait  que  ce  livre  prêche  surtout  le  triomphe  de  la 
diversité.  Jamais,  en  elïet,  ce  Montaigne  dont  nous  venons  de  rap- 
peler le  nom  n'a  énuméré  avec  plus  de  complaisance  l'infinie  variété 
des  choses  humaines  que  ne  le  fait  Maundeville  ;  mais  les  conclu- 
sions qu'il  tire  de  cette  variété  sont  exactement  à  l'opposé  de  celles 
de  notre  grand  sceptique,  car,  loin  de  ruiner  les  fondemens  de  la 
certitude,  elles  les  affermissent  au  contraire,  et  loin  de  conduire  au 
mépiis  de  la  raison  par  le  spectacle  de  ses  contradictions,  elles  con- 
duisent à  l'estimer  dans  le  présent  et  à  espérer  en  elle  dans  l'ave- 
nir. Toutes  ces  différences  de  mœurs,  d'institutions,  de  croyances, 
ne  sont  que  les  efforts  plus  ou  moins  vigoureux,  plus  ou  moins 
languissans  de  l'âme  humaine  vers  la  vérité.  Partout  le  but  est  le 
même,  et  ce  que  nous  appelons  diversité  n'est  pas  autre  chose 
que  les  degrés  inégaux  de  la  force  ou  de  la  faiblesse  de  cet  effort 
toujours  identique. 

Avant  de  nous  donner  cette  haute  leçon  de  philosophie,  le  ta- 
bleau de  cette  diversité  peut  nous  en  donner  une  plus  particulière 
et  plus  modeste,  car  n'est-il  pas  bien  fait  pour  nous  guérir  de  toute 
folle  présomption,  de  toute  sotte  estime  de  nous-mêmes,  de  toute 
naïve  crédulité  en  notre  sagesse  de  petit  village  et  nos  perfec- 
tions de  clocher?  Nous  nous  croyons  très  volontiers  en  posses- 
sion des  plus  sages  coutumes  et  des  meilleures  institutions  ;  mais 
ainsi  pensent  tous  les  peuples  que  moi,  Maundeville,  j'ai  visités 
dans  ce  long  espace  de  trente-quatre  ans.  Si  nous  ne  sommes  pas 
en  peine  de  justifier  nos  opinions,  ils  ne  le  sont  pas  davantage  de 
justifier  les  leurs  ;  il  ne  s'en  trouve  pas  un  seul  qui  ne  sache  allé- 
guer d'assez  bonnes  raisons  en  laveur  de  ses  pires  folies.  Et  il  ne 
sert  de  rien  de  répondre,  comme  nous  le  faisons,  qu'ils  sont  dans 
l'erreur,  puisque  c'est  précisément  ce  qu'ils  disent  de  nous.  Il 
nous  faudrait  apprendre  une  bonne  fois  que  nous  sommes  contenus 
dans  l'univers  et  que  l'univers  n'est  pas  contenu  en  nous.  N'est-ce 
pas  la  })lus  insigne  des  folies  d'imaginer  que  la  sagesse,  au  lieu 
d'être  éparse  dans  le  monde,  s'est  rapetissée  au  point  de  se  conden- 
ser tout  entière  dans  le  petit  coin  de  terre  que  nous  nommons 
notre  pays  en  ne  laissant  à  tout  le  reste  que  le  mensonge  et  l'er- 
reur? —  Rappelez-vous  quelle  était  la  force  de  l'esprit  local  au 
moyen  âge,  combien  était  grand  l'attachement  du  paysan  pour  sa 
paroisse,  du  chevalier  pour  son  comté,  du  citoyen  pour  sa  ville, 
et  jugez  des  effaremens,  des  doutes,  des  hardiesses  négatrices,  des 
tristesses,  des  rêveries,  des  crédulités  et  des  chimères  que  des 
livres  comme  ceux  de  Marco  Polo  et  de  Maundeville  engendrèrent 
nécessairement  chez  les  âmes  encore  si  naïves  du  xiv«  siècle. 


SIR   JOHN    MAUNDEVILLE.  5/|9 

Certes,  nous  possédons  la  vérité,  mais  ils  n'ont  pas  toujours 
aussi  grand  tort  que  nous  le  pensons  de  croire  qu'ils  la  possèdent 
aussi.  Cette  diversité  qui  est  si  bien  faite  pour  nous  étonner  jus- 
qu'à l'efïroi  est  beaucoup  plus  grande  dans  les  choses  de  la  nature 
et  de  la  race,  que  dans  les  choses  de  l'âme  et  de  l'esprit.  Oui,  il 
existe  dans  la  nature  des  différences  inconciliables,  des  pygmées 
et  des  géans,  des  hommes  qui  marchent  à  quatre  pattes  et  des 
hommes  qui  n'ont  qu'un  pied,  des  peuples  qui  n'ont  pas  de  nez 
et  des  peuples  qui  ont  des  têtes  de  chien,  des  femmes  qui  ont  la 
lèvre  supérieure  si  longue  qu'elles  s'en  servent  comme  de  parasol 
pour  se  garantir  du  soleil,  et  des  femmes  qui  ont  pour  yeux  des 
pierres  précieuses  dont  l'éclat  fascine  ceux  qui  les  regardent;  mais 
il  en  est  autrement  dans  l'ordre  moral  où  la  diversité  est  souvent 
plus  apparente  que  réelle,  et  plus  à  la  surface  qu'au  fond.  On  peut 
dire  qu'à  cet  égard  les  divers  peuples  sont  plutôt  séparés  par  des 
cloisons  que  par  des  murailles,  et  les  cloisons  sont  quelquefois  si 
minces  que  les  voix  peuvent  s'entendre  des  deux  côtés  aussi  dis- 
tinctement que  possible. 

Maundeville  appuie  ses  opinions  sur  une  sorte  de  système  cos- 
mographique où  il  se  montre  en  avance  de  Colomb  et  de  Copernic. 
La  terre  est  ronde,  c'est  un  globe  entouré  d'eau.  Embarquez- vous 
sur  un  point  quelconque  de  ce  globe,  naviguez  aussi  longtemps 
que  vous  voudrez,  et  il  y  aura  toujours  un  moment  où  vous  re- 
viendrez à  votre  point  de  départ.  «  C'est  ce  qui  arriva,  lorsque 
j'étais  jeune,  à  un  digne  homme  qui  partit  de  notre  pays  pour  dé- 
couvrir le  monde.  Il  alla  dans  l'Inde,  et  dans  les  îles  au-delà  de 
l'Inde,  qui  sont  au  nombre  de  plus  de  5,000,  et  il  voyagea  si  long- 
temps par  terre  et  par  mer,  qu'à  la  fin  il  arriva  dans  une  île  où  il 
entendit  les  gens  parler  son  propre  langage,  et  crier  aux  bœufs  à 
la  charrue  les  mêmes  mots  qu'on  leur  criait  dans  son  pays.  Ce  lui 
fut  un  grand  étonnement,  et  il  ne  comprit  pas  comment  cela  se 
pouvait  faire.  Il  s'en  retourna  donc,  et  perdit  en  ce  faisant  beau- 
coup de  temps,  comme  il  le  confessa  plus  tard,  car  il  arriva 
qu'étant  allé  en  Norvège,  une  tempête  le  rejeta  dans  une  île,  et  il  re- 
connut que  c'était  celle  où  il  avait  entendu  parler  son  propre  langage, 
et  crier  ainsi  aux  bœufs  à  la  charrue.  »  Il  en  est  de  même  dans  le 
monde  moral.  Allez  aussi  loin  que  vous  voudrez  dans  le  domaine 
des  idées  et  des  croyances,  écartez-vous  autant  que  vous  le  voudrez 
de  votre  point  de  départ,  et  il  y  aura  toujours  un  moment  où  vous 
y  serez  ramenés,  et  vous  entendrez  nommer  Dieu  et  le  diable 
comme  dans  votre  pays. 

Non-seulement  toutes  les  doctrines  finissent  par  aboutir  à  un 
même  point,  mais  elles  ont  toutes  une  certaine  ressemblance 
entre  elles,  ressemblance  d'abord  vague,  incertaine,  confuse,  mais 


550  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  va  s'accontuant  à  mesure  qu'on  les  regarde  davanlage  et 
qu'on  en  considère  un  plus  grand  nombre,  ce  qui  conduit  à  ad- 
mettre que,  par  nature,  les  hommes  sont  enclins  à  penser  tous  la 
même  chose.  Cela  ne  serait  pas  déjà  fort  extraordinaire,  puisqu'ils 
sont  tous  soumis  aux  mêmes  conditions  générales,  et  qu'ils  ont 
tous  alternalivcment  le  jour  et  la  nuit;  mais  il  y  a  une  raison  plus 
forte  pour  qu'il  en  soit  ainsi.  C'était  ime  opinion  généralement  ac- 
créditoe  au  moyen  âge  que  Jérusalem  était  le  centre  du  monde. 
Mauudeville  adopte  cette  opinion  et  en  déduit  des  conséquonces 
remarquables.  «  Celui  qui  veut  publier  une  chose  et  la  faire  ouver- 
tement connaître  la  fera  crier  et  proclamer  dans  la  place  qui  est 
au  milieu  d'une  ville,  afin  que  la  chose  ainsi  proclamée  et  annon- 
cée puisse  atteindre  à  tous  les  quartiers  de  cette  ville  également  ; 
c'est  ainsi  que  celui  qui  était  le  créateur  du  monde  voulut  soulfrir 
pour  nous  à  Jéiusaîem,  à  cette  fin  que  sa  passion  et  sa  mort  qui  y 
furent  proclamées  pussent  être  connues  également  de  toutes  les 
régions  de  l'univers.  »  Cette  lumière  centrale  doit  donc  rayonner, 
et  rayonne  en  effet,  jusque  dans  les  pays  qui  en  sont  le  plus  éloi- 
gnés ;  de  là,  les  parts  inégales  de  vérité  et  d'erreur  que  nous  ren- 
controns chez  les  divers  peuples.  Chez  ceux  qui  sont  proches  de  ce 
centre  de  lumière,  la  part  de  vérité  a  été  si  forte  qu'elle  embrasse 
presque  la  révélation  tout  entière.  Chez  ceux  moins  favorisés  qui 
ne  sont  atteints  que  faiblement  de  ces  rayons,  cette  part  a  été  moins 
grande,  d'antres  n'ont  eu  que  des  reflets,  ou  des  clartés  de  cré- 
puscule, ou  des  lueurs  d'aube  à  peine  perceptibles  dans  la  nuit.  Il 
s'ensuit  que  ce  que  nous  nommons  erreuis  dans  les  diverses 
croyances  ne  le  sont  pas  absolument,  mais  relativement  ;  ce  sont 
des  erreurs  en  quelque  sorte  de  degré  et  de  distance,  équivalant  à 
des  vérités  obscurcies  et  tronquées. 

II. 

Mettons  à  l'essai  cette  opinion  par  l'examen  des  diverses  doc- 
trines religieuses,  et  commençons  par  celles  des  sectes  chi'étiennes 
qui  ne  s'accordent  pas  avec  nous  sur  les  choses  de  notre  foi  com- 
mune. Voici  d'abord  les  Grecs.  Ils  ne  reconnaissent  pas  le  pape  ni 
l'égli-se  romaine,  et  l'empereur  de  Constantinople  est  à  la  fois  sou- 
verain temporel  et  spirituel  de  ses  sujets.  Us  croient  que  le  Saint- 
Esprit  procède  du  Père  et  non  du  Fils.  Ils  rejettent  le  purgatoire, 
et  croient  que  les  âmes  n'auront  ni  peines  ni  récompenses  jus- 
qu'au jour  du  jugement.  Us  n'administrent  pas  le  baptême  et 
l'extrême -onction  exactement  comme  nous.  Us  pensent  qu'on 
ne  doit  se  marier  qu'une  fois,  ne  jeûnent  pas  de  la  même  manière 
que  nous  et  aux  mêmes  jours,  et  estiment  que  nous  commettons 


SIR    JOHX    MAUNDEVILLE.  551 

péché  en  ne  portant  pas  la  barbe.  En  Orient,  parmi  les  Sarrasins, 
habitent  de  nombreuses  communautés  chrétiennes,  séparées  les 
unes  des  autres  par  des  diflérences  si  minimes  qu'il  ne  vaut 
presque  pas  la  peine  d'en  parler.  Tous  admettent  le  baptême,  et 
croient  au  Père,  au  Fils  et  au  Saint-Esprit.  11  y  en  a  qui  s'appellent 
Jacobites  parce  qu'ils  disent  que  c'est  de  l'apôtre  saint  Jacques 
même  que  leurs  pères  ont  reçu  la  doctrine  chrétienne.  Ceux-là 
n'admettent  pas  la  confession,  prétendant  que  c'est  à  Dieu  seul,  et 
non  h.  un  homme,  qu'il  faut  se  confesser  ;  quand  ils  veulent  le  faire, 
ils  jettent  de  l'encens  sur  le  feu,  et  se  confessent  à  Dieu  au  milieu 
de  cette  fumée.  Les  Syriens  pensent  sur  la  confession  comme  les 
Jacobites,  comme  les  Grecs  pour  tout  le  reste,  et  portent  la  barbe. 
Les  Géorgiens  qui  disent  avoir  été  convertis  par  saint  George  por- 
tent tous  la  tonsure,  les  clercs  en  rond,  les  laïques  en  carré;  puis 
d'autres  encore  qu'on  appelle  Nestoriens,  Ariens,  Nubiens,  et  tous 
ont  la  plupart  de  nos  acticles  de  foi.  A  Jérusalem,  il  y  a  des  prêtres 
des  régions  de  l'Inde  qui  opèrent  le  sacrement  de  l'autel  en  récitant 
le  Paler  îSûster^  c'est-à-due,  selon  la  manière  la  plus  ancienne, 
parce  qu'ils  ne  connaissent  pas  les  additions  que  les  papes  ont 
faites  depuis  à  cette  consécration,  mais  ils  chantent  avec  beau- 
coup de  dévotion.  Il  y  a  enfin  le  fameux  prêtre  Jean  ;  il  n'a  pas  tous 
les  articles  de  notre  foi,  mais  seulement  les  principaux  ;  en  revanche, 
si  grande  est  sa  vénération  pour  Notre-Seigneur,  que  lorsqu'il  sort  en 
temps  de  paix,  il  est  toujours  précédé  d'une  croix  de  bois,  en  mé- 
moire de  la  Passion.  Voilà  bien  des  sectes,  mais  elles  sont  plus 
nombreuses  que  dissemblables,  et  si  elles  sont  séparées  de  nous 
sur  bien  des  points,  ce  n'est  jamais  sur  rien  d'absolument  essentiel. 
Maundeville  aurait  pu  au  moins  les  appeler  hérétiques  et  schisma- 
tiques,  puisqu'on  effet  ces  sectaires  sont  tels  pour  l'église  catho- 
lique ;  il  est  remarquable  qu'il  ne  l'a  pas  fait  une  seule  fois,  et  je 
n'ai  pas  souvenir  qu'aucun  de  ces  deux  mots  soit  prononcé  dans 
son  livre.  Si  cette  abstention  n'est  pas  calculée,  il  faut  avouer 
qu'elle  est  singuUère. 

Lorsqu'il  veut  désigner  quelque  peuplade  ou  quelque  secte  qui 
est  chrétienne  aussi  peu  que  ce  soit,  Maundeville  emploie  invaria- 
blement la  même  formule.  Ils  croient  au  Père,  au  Fils  et  au  Saint- 
Esprit,  dit-il,  sans  mention  d'autre  dogme.  C'est  qu'il  a  vécu  trop 
longtemps  en  Orient  pour  n'avoir  pas  appris  que  le  dogme  de  la 
Trinité  est  le  Shibholelh  auquel  se  reconnaît  le  chrétien,  celui  qui 
le  sépare  nettement  des  autres  croyances,  et  l'empêche  de  se  con- 
fondre avec  les  juifs  et  les  musulmans.  A  l'égard  de  ces  derniers, 
ses  opinions  sont  absolument  éclairées  et  libérales,  et  je  ne  sais  où 
certains  annotateurs  ont  pu  voir  tant  d'erreurs  et  de  préjugés  dans 
ce  qu'il  dit  de  la  doctrine  et  des  crovans  de  l'Islam.  A.  la  vérité,  ce 


552  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'il  raconte  de  Mahomet  n'est  qu'un  tissu  de  fables  recueillies 
dans  ses  conversations  avec  les  musulmans,  mais  il  n'en  est  pas 
de  même  pour  ce  qu'il  dit  du  Coran,  qu'il  prétend  avoir  lu,  et  dont 
il  montre,  en  efiet,  une  connaissance  suffisante  pour  qu'on  l'en  croie 
sur  parole  (1).  Ce  n'est  pas  trop  s'avancer  que  de  dire  que  sur  l'isla- 
misme Maundeville  pense  exactement  comme  son  grand  contempo- 
rain Hoccacc.  Se  rappeler  le  conte  des  trois  anneaux.  Il  y  avait  dans 
une  famille  un  anneau  d'un  tel  prix  qu'il  ne  pouvait,  étant  unique, 
être  compris  dans  les  partages  des  héritiers  et  passait  toujours  du 
père  à  l'ahu';  mais  il  arriva  qu'à  une  certaine  génération  le  père 
eut  trois  (ils  qu'il  aimait  également,  et  ne  pouvant  se  résoudre  à 
laisser  à  aucun  le  précieux  anneau,  il  en  fit  faire,  pour  tourner  la 
difficulté,  deux  autres  tout  semblables.  Ces  trois  anneaux,  dit  le 
personnage  narrateur  du  conte,  sont  le  judaïsme,  le  christianisme 
et  le  mahométisme,  qui  ont  entre  eux  une  ressemblance  si  étroite 
qu'on  ne  saurait  dire  lequel  des  trois  peuples  qui  professent  les 
trois  relif,âons  est  le  véritable  héritier  de  Dieu.  De  même  Maun- 
deville marque  avec  précision  les  dogmes  communs  aux  deux 
religions,  dogmes  qui  rapprochent  tellement  l'islamisme  du  chris- 
tianisme qu'il  considère  les  musulmans  comme  aisément  conver- 
tissables.  «  Ce  livre  (le  Coran)  dit  que  Jésus  fut  envoyé  par  le 
Dieu  tout-puissant  pour  être  un  miroir  et  un  exemple  à  tous  les 
hommes.  Il  dit  aussi  du  jour  du  jugement  que  Dieu  viendra  pour 
juger  toute  l'humanité,  qu'il  placera  les  bons  à  son  côté  et  leur 
donnera  le  bonheur  éternel  et  qu'il  condamnera  les  méchans  aux 
peines  de  l'enfer...  Ils  reconnaissent  que  les  œuvres  du  Christ  sont 

(1)  11  connaît  le  Coran  non-seulement  dans  ses  dogmes  essentiels,  mais  dans  sa  par- 
tic  légendaire.  Il  n'est  pas  une  seule  des  traditions  de  ce  livre  concernant  Jésus  qu'il 
ait  omises  dans  le  résumé  qu'il  en  a  fait.  Or  ces  traditions,  toutes  respectueuses  qu'elles 
soient  pour  les  personnes  saintes  .du  christianisme,  n'en  sont  pas  moins  fort  cho- 
quantes pour  les  croyans  sincères  et  pieux,  et  Maundeville  les  raconte  avec  une  com- 
plaisance et  une  indulgence  singulières.  Il  sait  que  la  personne  réelle  de  Jésus  n'a  pas 
souffert  sur  la  croix  et  que  les  juifs  n'ont  crucifié  qu'un  fantôme.  Il  sait  que,  lorsque 
Mario  eut  enfanté  sous  un  palmier,  elle  eut  grand'honte,  se  lamentait  et  souhaitait 
d'être  morte;  mais  que  l'enfant  qui  venait  de  naître  se  prit  soudain  à  parler  et  la  con- 
sola en  lui  disant  :  «  Mère,  n'aie  pas  de  crainte,  car  Dieu  a  caché  en  toi  ses  secrets 
pour  le  salut  du  monde.»  Sur  ce  sujet  de  l'incarnation,  il  sait  encore  quelque  chose  do 
plus  particulier  qui  n'est  pas  dans  le  Coran,  c'est  que,  lorsque  Marie  vit  l'ange  Gabriel 
pour  la  première  fois,  clic  eut  très  grand'peur  :  «  Car  il  y  avait  alors  dans  la  contrée 
un  enchanteur  nommé  Teknia,  qui,  par  ses  enchantemens,  pouvait  prendre  la  ressem- 
blance d'un  ange,  ol  qui,  sous  ce  déguisement,  dormait  souvent  avec  les  vierges.  C'est 
pourquoi  elle  conjura  l'ange  de  lui  dire  s'il  était  ou  non  Teknia,  et  l'ange  la  rassura 
et  lui  dit  qu'elle  ne  devait  avoir  aucune  crainte  de  lui.  »  Maundeville  a  si  réellement 
lu  le  Coran  qu'on  citant  cette  dernière  tradition  il  fait  remarquer  qu'elle  ne  s'y  trouve 
pas.  En  ajoutant  cette  légende  à  celle  qui  nous  montre  Jésus  parlant  aussitôt  après 
sa  naissance,  on  aura  au  complet  l'histoire  de  la  conception  et  de  la  naissance  de  Mer- 
lin l'enchanteur. 


SIR    JOH\    MAUNDEVILLE.  553 

bonnes,  que  ses  paroles,  que  ses  actes,  sa  doctrine,  contenus  dans 
les  Évangiles  sont  véridiques,  et  que  ses  miracles  aussi  sont  véri- 
diques,  que  la  Sainte-Vierge  Marie  fut  vierge  avant  et  après  la  nais- 
sance de  Jésus,  et  que  tous  ceux  qui  croient  parlaitement  en  Dieu 
seront  sauvés...  Si  on  leur  demande  quelle  est  leur  croyance,  ils  ré- 
pondent :  Nous  croyons  en  Dieu  créateur  du  ciel  et  de  la  terre,  et 
de  toutes  les  autres  choses  qu'il  a  faites,  et  sans  lui  rien  n'a  été 
fait.  Nous  croyons  au  jour  du  jugement,  et  que  chacun  sera  récom- 
pensé selon  ses  mérites.  Nous  tenons  pour  vrai  tout  ce  que  Dieu 
a  dit  par  la  bouche  de  ses  prophètes...  Et  lorsqu'on  leur  parle  du 
Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  ils  disent  que  ce  sont  trois  per- 
sonnes, mais  non  un  Dieu,  car  leur  Alcoran  ne  parle  pas  de  la  Tri- 
nité. Mais  ils  disent  que  Dieu  parle,  et  qu'ils  savent  bien  qu'il  est 
esprit,  car  sans  cela  il  ne  serait  pas  vivant...  Et  ils  disent  que  qui- 
conque ne  connaît  pas  la  parole  de  Dieu  ne  connaîtra  pas  Diea... 
Ils  ont  donc  nombre   d'articles  importans  de  notre  foi,  quoiqu'ils 
n'aient  pas  en  perfection  la  loi  et  la  foi  comme  nous  chrétiens  l'avons, 
et  c'est  pourquoi  ils  sont  aisément  convertis,  spécialement  ceux  qui 
comprennent  les  Ecritures  et  les  prophéties.  »  Songez  que  l'homme 
qui  parle  ainsi  a  fait  le  voyage  de  terre-sainte  avec  le  regret  que 
Jérusalem  soit  aux  mains  des  infidèles,  et  dites  s'il  est  possible  de 
juger  ses  adversaires  avec  plus  de  tolérance,  d'équité  et  de  loyale 
intelligence. 

Maundeville  ne  se  contente  pas  de  rendre  justice  aux  musulmans, 
il  a  pour  eux  de  l'estime  et  presque  de  la  tendresse.  Il  les  aime 
pour  le  respect  pieux  avec  lequel  ces  ennemis  de  notre  loi  religieuse 
en  honorent  les  souvenirs  et  en  protègent  les  monumens,  respect 
qui  est  vraiment  à  honte  à  plus  d'un  chrétien.  «  Les  Sarrasins  mon- 
trent beaucoup  de  respect  pour  le  temple,   et  disent  que  le  lieu 
est  vraiment  saint.  Et  lorsqu'ils  y  entrent,  ce  n'est  que  pieds  nus, 
et  ils  s'agenouillent  une  infinité  de  fois.  Et  lorsque  mes  compa- 
gnons et  moi  nous  vîmes  cela,  nous  enlevâmes  nos  souliers  et  nous 
entrâmes  pieds  nus,  jugeant  que  nous  ne  pouvions  montrer  moins 
de  respect  et  de  piété,  et  avec  une  moindre  componction  de  cœur 
que  n'en  montrait  un  quelconque  de  ces  mécréans.  »  Le  saint  sé- 
pulcre n'existerait  plus,  grâce  au  zèle  trop  irrévérencieux  dans  son 
emportement  des  pèlerins  chrétiens,  si  le  sultan  n'y  avait  mis  bon 
ordre.  «  11  n'y  a  pas  encore  bien  longtemps  que  le  sépulcre  était 
tout  grand  ouvert,  en  sorte  que  tous  pouvaient  le  voir  et  le  toucher. 
Mais  comme  les  pèlerins  qui  le  visitaient  l'endommageaient  à  l'envi 
pour  en  emporter  des  petits  fragmens  ou  de  la  poudre,  le  sultan  a 
lait  élever  un  mur  tout  autour  afin  que  personne  ne  puisse  le  tou- 
cher. »  Mais  il  admire  encore  davantage  les  musulmans  pour  la 
conformité  qu'ils  établissent  entre  leur  vie  et  leur  loi  religieuse, 


55i  REVUE    DES    D>;UX    MONDES. 

pour  kl  stricte  observance  des  praticjiies  que  cette  loi  leur  impose, 
et  il  remarque  avec  une  éloquente  amertume  que  les  chrétiens  sont 
bien  loin  de  cette  rigide  obéif^sance.  Ici  un  autre  conte  de  Boccace 
se  présente  au  souvenu'.  C'est  l'histoire  dun  marchand  juif  qu'un 
de  ses  compères  chrétiens  sollicitait  si  fréquemment  de  se  conAertir 
qu'à  la  fin  il  y  consentit,  mais  voulut  faire  auparavant  le  voyage  de 
Rome  pour  mieux  juger  de  la  sainteté  de  notre  religion.  Il  exécuta 
son  projet,  et  il  vit,  à  sa  grande  surprise,  qu'aucun  chrétien,  ni 
petit,  ni  grand,  ni  ec<ilésiastique,  ni  'aïque,  ne  vivait  conformément  à 
sa  foi,  mais  au  contraire  se  rendait  coupable  de  tous  les  péchés  qu'elle 
défendiut.  La  conclusion,  paradoxale  en  apparence,  qu'il  tira  de  ce 
spectacle,  c'est  qu'il  fallait  vraiment  que  cette  religion  lût  divine 
non-seulement  pour  continuer  à  "vivre,  mais  pour  faire  toujours  de 
nouveaux  prosélytes,  alors  que  ses  sectateurs  faisaient  tout  pour  la 
discréditer  et  la  détruire.  Eh  bien,  une  leçon  fort  analogue  fut  don- 
née à  Maundeville  par  le  sultan  lui-même,  dans  une  conversation 
particulière  qu'il  prétend  avoir  eue  avec  lui.  Le  passage  est  vraiment 
ti'op  cmieux  poui-  n'être  pas  mis  tout  entier  sous  les  yeux  de  nos 
lecteurs  : 

Les  Sarrasins  disent  que  les  juifs  sont  maudits  parce  qu'ils  ont  souillé 
la  loi  que  Dieu  leur  envoya  par  Moïse.  Et  les  chrétiens  sont  maudits 
aussi,  disent-ils,  parce  qu'ils  ne  gardent  pas  les  commandemens  et  les 
préceptes  de  l'Évangile  que  Jésus-Christ  leur  a  donnés.  A  ce  sujet,  je 
vous  rapporterai  ce  que  le  sultan  me  dit  un  jour  dans  sa  chambre.  Il 
congédia  tous  les  assistans,  seigneurs  et  autres,  parce  qu'd  voulait  me 
parler  en  particulier.  El  alors  il  me  demanda  comment  les  chrétiens 
se  gouvernaient  dans  notre  pays.  Je  répondis:  Très  bien,  grâce  à  Dieu. 
Et  il  me  dit  :  Non,  vraiment,  car  vous,  chrétiens,  n'avez  aucun  souci 
de  la  manière  infidèle  dont  vous  servez  Dieu.  Vous  devriez  donner 
Texemple  au  bas  peuple  pour  bien  faire  et  vous  lui  donnez  l'exemple 
de  mal  faire.  Les  gens  du  peuple,  les  jours  de  fête,  lorsqu'ils  devraient 
être  à  l'église  pour  ser\"ir  Dieu,  vont  aux  cabarets,  et  là  se  hvrent  à  la 
gloutonnerie  tout  le  jour  et  toute  la  nuit,  mangent  et  boivent  comme 
des  bêtes  qui  n'ont  pas  de  raison,  et  ne  savent  jamais  quand  ils  en 
ont  assez.  Et  les  chrétiens  s'encouragent  aussi  les  uns  les  autres  par 
tous  les  moyens  qu'ils  peuvent  à  se  battre  et  à  tromper.  Et  ils  sont  si 
orgueilleux  qu'ils  ne  savent  jamais  comment  s'habiller,  tantôt  l'ha- 
bit est  court,  tantôt  il  est  long,  tantôt  il  est  serré,  tantôt  il  est  large, 
tantôt  il  s'accompagne  de  l'épée,  tantôt  de  la  dague,  bref,  toute  sorte 
de  déguisemens.  Ils  devraient  être  simples,  doux,  véridiques,  pleins 
de  bonnes  œuvres  comme  l'était  ce  Jésus  en  qui  ils  croient,  mais  ils 
sont  tout  le  contraire,  toujours  enclins  au  mal  et  à  faire  le  mal.  Et  ils 
sont  si  cupides  que  pour  un  peu  d'argent  ils  vendent  leurs  filles,  leurs 


SIR    JOHN    MAUXDKVILLE.  555 

sœurs  et  leurs  propres  femmes  pour  les  œuvres  de  la  paillardise.  Ce- 
lui-ci séduit  la  femme  de  celui-là,  et  aucun  n'a  foi  dans  un  autre;  mais 
ils  violent  perpétuellement  la  loi  que  Jésus-Christ  leur  a  donnée  pour 
leur  salut.  Aussi  ont-ils  perdu  par  leurs  péchés  cette  terre  que  nous  oc- 
cupons. Pour  leurs  péchés  Dieu  les  a  remis  entre  nos  mains  ;  ce  n'est 
pas  seulement  par  notre  puissance  que  cela  s'est  fait,  mais  par  leurs 
péchés.  Car  nous  savons  en  toute  vérité  que,  lorsque  vous  servirez  Dieu, 
Dieu  vous  servira,  et  que,  lors  .u'il  sera  avec  vous,  personne  ne  sera 
contre  vous.  Et  nous  savons  parfaitement  par  nos  prophéties,  que  les 
chrétiens  arracheront  encore  cette  terre  de  nos  mains  lorsqu'ils  serviront 
Dieu  plus  dévotement.  Mais  aussi  longtemps  qu'ils  mèneront,  comme 
maintenant,  des  vies  impures  et  souillées,  nous  n'aurons  aucune  crainte 
d'eux,  car  Dieu  ne  les  aidera  pas.  Alors  je  lui  demandai  comment  il 
connaissait  l'état  des  chrétiens.  Il  me  répondit  qu'il  le  connaissait  par 
ses  messagers  qu'il  envoyait  dans  tous  les  pays  déguisés  en  marchands 
de  pierres  précieuses,  d'étoffes  d'or,  et  autres  choses  pour  s'enquérir 
des  mœurs  de  chaque  peuple  parmi  les  chrétiens.  Alors  il  rappela  tous 
les  seigneurs  qu'il  avait  fait  sortir  de  sa  chambre,  et  il  m'en  présenta 
quatre  de  très  considérables  qui  me  parlèrent  de  mon  pays  et  de  beau- 
coup d'autres  contrées  chrétiennes,  comme  s'ils  avaient  été  de  ces 
mêmes  pays  ;  et  ils  parlaient  français  en  toute  perfection,  et  le  sultan 
aussi,  ce  qui  me  fut  grande  merveille.  Hélas!  c'est  un  grand  scandale 
pour  notre  foi  et  pour  notre  loi  lorsque  des  gens  qui  ne  les  ont  pas  nous 
reprochent  nos  péchés.  Et  ces  gens  qui  devraient  être  convertis  au  Christ 
et  à  sa  loi  par  nos  bons  exemples  et  par  notre  vie,  qui  devrait  être  ac- 
ceptable aux  yeux  de  Dieu,  sont  au  contraire  encore  plus  éloignés  de 
nous  par  notre  perversité  et  notre  mauvaise  vie,  et  ce  sont  eux, 
étrangers  à  notre  sainte  et  vraie  croyance,  qui  nous  accusent  d'être 
des  hommes  de  mauvaises  mœurs  et  des  maudits.  Et  ils  disent  positi- 
vement vrai,  car  les  Sarrasins  sont  pieux  et  fidèles,  et  gardent  entière- 
ment les  commandemens  de  leur  saint  livre  Alcoran,  que  Dieu  leur  envoya 
par  son  messager  Mahomet,  auquel,  disent-ils,  l'ange  saii}t  Gabriel  révéla 
souvent  la  volonlé  de  Dieu. 

Les  dernières  lignes  soulignées  laissent  assez  clairement,  ce 
nous  semble,  transparaître  la  vraie  pensée  de  l'auteur.  Jl  serait 
peut  être  téméraire  d'affirmer  que  Maundeville  tenait  l'islaiiiisme 
pour  une  véritable  révélation,  toujours  est-il  qu'il  s'exprime  comme 
si  c'était  bien  là  son  opinion. 

Tant  que  les  religions  ont  des  rapports  aussi  directs  et  aussi 
étroits  que  le  christianisme  et  l'islamisme,  la  thèse  de  Maundeville 
se  prouve  avec  une  telle  évidence  et  une  telle  simplicité  qu'elle 
pourrait  passer  pour  un  truisme,  n'était  la  liberté  d'esprit  qu'il  a 
îallu  cependant  à  un  homme  du  xiv**  siècle  pour  reconnaître  carre- 


556  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ment  des  frères  en  croyances  dans  ces  musulmans  si  longtemps 
combattus,  frères  bâtards  sans  doute,  mais  tout  aussi  rapprochés 
de  nous  qu'Ismaël  le  lutd'Isaac.  Ces  ressemblances  vont  sans  doute 
cesser  avec  les  religions  païennes  qui  ofiriront  à  notre  auteur  plus 
de  résistance.  Eh  bien,  pas  du  tout  ;  c'est  là  au  contraire  qu'il  en 
découvre  on  plus  grand  nombre,  ce  qui  d'ailleurs  n'est  pas  pour 
surprendre  outre  mesure  quand  on  songe  que  ces  paganismes  sont 
ies  diverses  formes  du  brahmanisme  et  du  bouddhisme  qu'il  a  pu 
observer  dans  l'Inde,  à  Geylan,  à  Java,  en  Birmanie,  en  Chine,  et 
autres  lieux  qu'il  prétend  avoir  visités.  Quelque  bizarres  ou  ré- 
voltans  que  soient  les  spectacles  qui  lui  sont  présentés,  il  ne  s'abuse 
pas  un  seul  instant;  mais  avec  une  perspicacité  naïve  vraiment 
singulière,  il  va  droit  au  sens  caché  sous  toutes  ces  monstruosités 
extérieures,  et  il  décou\Te  qu'il  peut  les  expliquer  par  telles  et 
telles  choses  que  son  éducation  chrétienne  lui  a  fait  connaître  de- 
puis longtemps.  Les  païens,  croyez-vous,  adorent  des  dieux  de 
métal  et  de  bois  ;  mais  non,  il  adorent  les  puissances,  les  énergies 
créatrices,  les  principes  de  vie  et  d'action  morale  dont  ces  statues 
sont  les  représentations.  Ces  représentations,  Maundeville,  avec 
beaucoup  d'ingéniosité,  les  divise  en  deux  classes,  les  simulacres 
et  les  idoles.  Les  simulacres  sont  de  simples  effigies  de  personnes 
qui  ont  laissé  une  grande  réputation  de  noblesse  ou  de  sainteté, 
comme  étaient  les  effigies  d'Hercule  et  autres  héros  dans  l'anti- 
quité, comme  sont  chez  nous  les  statues  de  nos  saints,  ou  bien  en- 
core des  effigies  de  choses  bienfaisantes  par  excellence,  comme  le 
soleil,  la  lune,  le  feu,  etc.  Si  nous  adorons  nos  saints,  ce  n'est  pas 
parce  que  nous  les  regardons  comme  des  dieux,  mais  parce  que, 
leurs  actions  ayant  été  de  celles  qui  sont  les  plus  agréables  à 
Dieu,  nous  supposons  qu'ils  sont  en  rapport  plus  direct  avec  lui  et 
plus  capables  d'intercéder  pour  nous.  Tel  est  à  peu  près  le  rai- 
sonnement que  Maundeville  prête  à  ses  adorateurs  de  simulacres, 
et  qu'il  étend,  avec  beaucoup  de  logique,  des  représentations  de 
personnes  à  celles  de  choses  matérielles.  «  Ils  disent  qu'ils  savent 
fort  bien  que  ce  ne  sont  pas  des  dieux,  car  ils  savent  qu'il  n'y  a 
qu'un  Dieu  qui  est.dans  le  ciel,  mais  ils  savent  aussi  que  ces  hommes 
n'auraient  pas  pu  faire  les  merveilles  qu'ils  ont  faites  sans  un  don 
spécial  de  Dieu,  et  c'est  pourquoi  ils  disent  qu'ils  étaient  en  bon 
rapport  avec  Dieu,  et  ils  les  adorent  en  conséquence.  C'est  aussi 
ce  qu'ils  disent  du  soleil  qui  change  les  saisons,  donne  la  chaleur, 
et  nourrit  toutes  choses  ;  ils  savent  bien  que,  s'il  est  de  si  grand 
profit,  c'est  que  Dieu  l'a  aimé  plus  que  toute  autre  chose,  et 
puisque  Dieu  lui  a  donné  une  si  grande  vertu  sur  le  monde,  il  est 
juste,  disent-ils,  qu'on  l'adore.  C'est  ce  qu'ils  disent  également  des 
autres  planètes,  et  du  feu,   qui  est  si  profitable.  »   Les  idoles,  au 


SIR   JOHN    MAUNDEVILLE.  557 

contraire  des  simulacres,  sont  des  images  formées  par  les  imagi- 
nations déréglées  des  hommes,  images  dont  les  semblables  ne  se 
trouvent  pas  dans  la  nature,  comme  une  statue  ayant  quatre  têtes, 
une  de  cheval,  une  de  bœuf,  etc.  Eh  bien,  ces  adorateurs  d'idoles 
ne  raisonnent  pas  moins  bien  que  les  adorateurs  de  simulacres. 
Ce  n'est  pas  qu'ils  croient  qu'il  y  a  en  réahté  de  telles  monstrueuses 
divinités;  mais  c'est  qu'ayant  fait  effort  pour  se  représenter  les 
quahtés  divines,  ils  ont  été  obligés  d'emprunter  les  figures  qui 
pouvaient  le  mieux  atteindre  leur  but^  le  bœuf,  l'éléphant,  le  ser- 
pent, etc.  Ce  sont  des  symboles  concrets  de  l'invisible,  des  signes 
des  choses  spirituelles  pour  les  yeux  de  la  chair.  Nos  modernes 
docteurs  en  symbolisme  ont-ils  dit  mieux  et  plus  que  cela? 

Ce  sont  de  fausses  religions.  Oh!  oui,  sans  doute,  bien  fausses;  si 
par  hasard,  cependant,  elles  avaient  la  vertu  d'opérer  les  mêmes 
miracles  que  la  seule  vraie,  ou  des  miracles  analogues?  Eh  bien, 
cette  vertu,  elles  la  possèdent,  plus  probablement,  il  est  vrai,  par 
la  puissance  du  diable  que  par  celle  de  Dieu,  quoiqu'il  fallût  encore 
se  garder  d'être  souvent  trop  affirmatif  à  l'égard  de  l'une  ou  de 
l'autre  influence;  mais,  quelle  que  soit  celle  de  ces  deux  influences 
que  l'on  choisisse,  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'une  action  surnatu- 
relle est  là,  infernale  ou  divine,  et  que  par  conséquent  il  est  com- 
préhensible que  ces  idolâtries  révèlent  une  part  de  vérité  et  produi- 
sent quelques-uns  des  effets  de  la  vraie  religion.  De  même  que  les 
musulmans  mettent  entre  leur  foi  et  leur  loi  rehgieuse  un  accord 
que  les  chrétiens  n'y  mettent  pas,  ces  idolâtres  portent  à  leurs 
dieux  un  dévoûment  qui  est  inconnu  aux  adeptes  de  la  vraie  foi. 
Nos  martyrs  que  nous  adorons  par-dessus  tous  nos  autres  saints  ne 
l'ont  jamais  été  volontairement;  mais  à  ces  païens  toute  occasion 
est  bonne  pour  s'infliger  un  martyre  volontaire,  un  pèlerinage,  une 
procession,  la  dédicace  d'un  temple,  car  toutes  ces  cérémonies 
et  coutumes  se  rencontrent  dans  leurs  cultes.  Il  y  a  dans  le  Malabar 
une  certaine  idole  qui  est  l'objet  d'un  pèlerinage  perpétuel,  absolu- 
ment comme  les  chrétiens  vont  à  Saint-Jacques  de  Gompostelle  et 
autres  sanctuaires  vénérés.  Les  uns  y  vont  en  s'imposant  de  tenir 
les  yeux  toujours  baissés  contre  terre,  les  autres  en  s'agenouillant 
de  trois  pas  en  trois  pas,  quelle  que  soit  la  longueur  de  leur  voyage  ; 
d'autres  en  se  portant  s»ur  les  membres  de  violens  coups  de  poi- 
gnard. Après  les  pèlerinages,  les  processions.  A  certains  grands  jours 
on  sort  l'idole  richement  vêtue  et  on  la  promène  sur  un  char  précédé 
de  toutes  les  vierges  du  pays  et  suivi  du  cortège  des  pèlerins,  et 
nombre  d'entre  eux  se  jettent  sous  les  roues  du  char  qui  les  broie 
elles  mutile;  enfin, lorscfuo  l'idole  est  rentrée  en  place,  son  retour 
est  salué  par  une  foule  de  morts  volontaires.  «  Ils  pensent  que 
plus  de  peines  et  de  tribulations  ils  soudrent  pour  l'amour  de  leur 


568  REVUK    DES    DEUX    MONDES. 

Dieu,  et  plus  de  joie  ils  auront  dans  l'autro  monde.  En  nn  mot,  ils 
soufTrcnt  tant  de  peines  et  de  si  durs  martyres  pour  l'amour  de  leur 
idole,  qu'un  chrétien  n'oserait  pas  prendre,  je  le  crois  bien,  la 
dixième  partie  de  ces  souffrances  pour  l'amour  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ.  »  Les  hommes  qui  se  tuent  ainsi  sont  réputés  saints. 
«  Et  comme  on  tiendrait  chez  nous  à  grand  honneur  d'avoir  un 
saint  dans  sa  famille,  ainsi  pensent-ils  aussi  ;  et  comme  chez  nous  on 
écrit  dévotement  les  vies  et  les  miracles  des  saints  personnages 
et  on  sollicite  leur  canonisation,  ainsi  font-ils  pour  ceux  qui  se  sont 
tués  volontairement  pour  l'amour  de  leur  idole.  Ils  disent  que  ce 
sont  de  glorieux  martyj-s  et  des  saints  ;  ils  les  placent  dans  leurs 
écrits  et  leurs  litanies,  et  se  vantent,  en  se  disputant  entre  eux, 
k  propos  de  ces  parens  bienheureux,   disant  :  j'ai  plus  de  saints 
dans  ma  famille  que  toi  dans  la  tienne.  »  Maundeville  donne  la  for- 
mule d'une  des  prières  par  lesquelles  les  assistans  accompagneni 
ces  pieux  suicides,   et  soit  hasard,  soit  intention  de  la  part  du 
voyageur,  il  se  trouve  que  cette  prière  a  les  formes, le  tour,  l'accent 
des  prières  chrétiennes.  «  Grand  Dieu,  contemple  ce  que  ton  véri- 
dique  serviteur  a  fait  pour  toi;  il  a  quitté  sa  femme,  ses  enfans, 
ses  richesses,  tous  les  biens  de  ce  monde,   et  sa  propre  vie  pour 
l'amour  de  toi,  et  pour  t'offrir  en  sacrifice  sa  chair  et  son  sang. 
Par  conséquent,  saint  Dieu,   place-le  parmi  les  plus  bien-aimés 
dans  ton  bienheureux  pai'adis,  car  il  l'a  justement  mérité.  »  Le 
culte  des  reliques  ne  leur  est  pas  non  plus  inconnu.  «  Ensuite  ils 
font  un  gr-and  feu  et  brûlent  le  corps,  et  alors  chacun  de  ses  pa- 
rens et  amis  prend  une  certaine  quantité  de  cendres  et  les  con- 
serve en  guise  de  reliques,  disant  que  c'est  une  sainte  chose,  et 
ils  ne  craignent  aucun  péiil  tant  qu'ils  ont  sur  eux  ces  cendres.  » 
Les  rapprochemens  que  Maundeville  établit  ainsi  en  tapinois  entre 
les  rites,  coutumes  et  pratiques  des  cultes  idolàtriques  et  ceux  du 
christianisme  sont  en  nombre  vraiment  considérable,  en  voici  un 
dernier  exemple.  «  Et  comme  nous  disons  nos  Pater  Nosfer  et  nos 
Ave  Maria  en  comptant  les  grains  du  chapelet,  dit-il  en  parlant 
d'un  certain  roi  idolâtre,  ainsi  ce  roi  récite-t-il  dévotement  chaque 
jour  trois  cents  prières  à  son  Dieu  avant  de  manger.  »  iNotez  que 
cette  dévotion,  idolâtrique  ou  non,  est  évidemment  de  bon  aloi, 
puisfiue  le  roi  qui  la  ])ratiquc  est  tellement  droit  et  équitable  dans 
ses  jugemens  que  ses  sujets  n'ont  rien  à  craindi-e  pour  leurs  biens, 
car  personne  n'oserait  commettre  un  vol.  La  dévotion  au  plus  vrai 
des  cultes  serait-elle  plus  fertile  en  bons  eflets? 

(jC  sont  erreurs  d'un  zélé  fanatique;  mais  n'avons-nous  pas 
aussi  les  nôtres?  devait  inlailliblement  se  dire  le  bon  lecteur  du 
XIV"  siècle,  en  pensant  à  tout  ce  qu'il  avait  lu,  entendu  raconter, 
ou  vu  de  ses  yeux.  Maundeville  se  garde  bien  d'émettre  ce  doute, 


SIR    JOIIX    MAUNDEVILLE.  659 

seulement  il  s'arrange  toujours  de  manière  à  le  suggérer.  ïl  se 
gène  moins  avec  les  simples  superstitions,  et  il  dit,  à  cet  égard, 
nettement  leur  lait  à  ses  compatriotes  et  coreligionnaires.  Les  ido- 
lâtres de  certaines  régions  ont,  rapporte-t-il,  une  coutume  singu- 
lière ;  la  première  bête  qu'ils  rencontrent  le  matin,  ils  en  font  l'objet 
de  leur  culte  de  la  journée.  Parmi  ces  bêtes,  il  y  en  a  qui  sont 
d'heureuse  rencontre,  et  d'autres  de  malheureuse  ;  ils  disent  qu'ils 
ont  été  amenés  à  reconnaître  ce  fait  par  une  expérience  longtemps 
répétée,  et  qu'il  est  pieux  d'honorer  les  bêtes  qui  sont  d'heureuse 
rencontre,  car  cette  rencontre  n'a  pu  avoir  lieu  sans  une  grâce  de 
Dieu.  «  Mais  il  ne  se  manque  pas  de  chrétiens  qui  disent  qu'il  est  bon 
de  rencontrer  certaines  bêtes  le  matin,  et  mauvais  d'en  rencontrer 
d'autres,  qu'ils  ont  fait  souvent  l'expérience  qu'il  est  malheureux 
de  rencontrer  le  hèvre,  le  porc  et  autres;  que  lorsque  Tépervier 
et  autres  oiseaux  carnivores  se  saisissent  de  leur  proie  devant  des 
hommes  armés,  c'est  bon  signe,  et  mauvais  signe,  au  contraire, 
lorsqu'ils  la  laissent  fuir,  également  qu'il  est  malheureux  de  ren- 
contrer des  corbeaux.  Or  puisque  les  chrétiens  qui  sont  instruits 
chaque  jour  dans  la  sainte  doctrine  croient  à  de  telles  choses,  est-il 
bien  étonnant  que  des  païens  qui  n'ont  pas  de  bonne  doctrine, 
mais  qui  se  dirigent  d'après  leur  natm'e,  y  croient  d'autant  plus 
largement  que  leur  simplicité  est  plus  grande?  » 

Les  sous-entendus  de  Maundeville  vont  parfois  très  loin.  Ces 
ressemblances  ne  s'arrêtent  pas  aux  rites,  cérémonies  ou  pra- 
tiques dévotieuses  ;  elles  apparaissent  souvent  entre  les  dogmes 
de  ces  idolâtries  et  ceux  de  notre  sainte  religion.  Que  votre  pensée 
s'arrête  un  instant  sur  le  curieux,  amusant  et  édifiant  tableau  que 
voici  : 

De  cette  ville  (Kin-sai,  dans  la  Chine  méridionale),  on  va  par  eau 
jusqu'à  une  abbaye  de  moines  qui  sont  des  hommes  profondément 
religieux  selon  leur  foi  et  leur  loi.  Dans  cette  abbaye  il  y  a  un  grand 
et  beau  jardin  oîi  croissent  nombre  d'arbres  porteurs  de  diverses 
sortes  de  fruits,  et  dans  ce  jardin  il  y  a  une  petite  colline  pleine  d'ar- 
bres plaisans  à  voir.  Sur  cette  colline  et  dans  ce  jardin  il  y  a  divers 
animaux  tels  que  singes,  babouins  et  autres  en  grand  nombre,  et 
chaque  jour,  lorsque  les  moines  ont  mangé,  l'aumônier  porte  les  restes 
du  repas  dans  le  jardin  et  frappe  à  la  porte  avec  une  clé  d'argent  qu'il 
tient  à  la  main.  Immédiatement  toutes  les  bêtes  de  la  colline  et  des 
diverses  parties  du  jardin  sortent,  au  nombre  de  trois  ou  quatre  mille, 
et  elles  viennent  à  la  manière  des  pauvres  gens,  et  des  serviteurs  leur 
donnent  les  restes  dans  de  beaux  vases  d'argent  doré.  Lorsqu'elles  ont 
mangé,  le  moine  frappe  de  nouveau  sur  la  porte  du  jardin  avec  la  clé, 
et  toutes  les  bêtes  retournent  là  d'où  elles  étaient  venues.  Ils  disent  que 


560  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

les  bêtes  qui  sont  belles  sont  des  âmes  d'hommes  vertueux,  et  que  les 
bêtes  qui  sont  laides  sont  les  âmes  de  pauvres  gens,  et  c'est  pourquoi 
ils  leur  donnent  à  manger  pour  l'amour  de  Dieu.  C'est  ce  qu'ils  croient, 
et  personne  ne  peut  les  tirer  de  cette  opinion.  Ils  prennent  ces  bêtes 
lorsqu'elles  sont  petites,  et  les  nourrissent  ainsi  d'aumônes,  en  aussi 
grand  nombre  qu'ils  peuvent  en  prendre.  Je  leur  demandai  s'il  n'au- 
rait pas  mieux  valu  donner  ces  secours  aux  pauvres  qu'aux  bêtes.  Ils 
me  répondirent  qu'ils  n'avaient  pas  de  pauvres  parmi  eux  dans  ce 
])ays,  et  que,  quand  bien  même  il  y  en  aurait,  ce  serait  une  plus 
grande  charité  de  donner  à  ces  âmes  qui  font  ici-bas  leur  pénitence. 

Il  est  impossible,  en  lisant  ce  passage,  de  ne  pas  penser  aux 
âmes  du  Purgatoire.  Certes,  si  on  ne  regarde  qu'à  l'enveloppe, 
nous  sommes  loin  de  la  pureté,  de  la  noblesse  et  de  l'idéalité  du 
dogme  chrétien  ;  mais  sous  ces  formes  grotesques,  caricaturales, 
ridicules,  transperce  la  même  idée  d'expiation  temporaire  et  de 
pénitence  purificatrice. 

La  vérité  est  si  naturelle  aux  hommes  qu'on  peut  dire  qu'ils  l'ont 
en  eux  de  naissance  et  par  le  seul  fait  qu'ils  ont  une  âme.  La  révé- 
lation est  en  eux,  cachée,  obscure,  latente,  mais  agissant  sourde- 
ment, sans  participation  de  leur  volonté,  pour  éclater  dans  toute 
sa  lumière  et  les  tirer  hors  des  ténèbres.  Selon  qu'ils  ont  compris 
plus  ou  moins  complètement,  plus  ou  moins  purement  cette  révé- 
lation naturelle,  les  peuples  sont  plus  ou  moins  libres,  plus  ou 
moins  heureux,  plus  ou  moins  puissans.  Voyez  plutôt  les  Tartares. 
Ils  ont  des  idoles,  cela  est  vrai,  mais  ces  idoles  se  rapportent  à  un 
culte  qui  n'est  chez  eux  que  secondaire,  le  culte  du  dieu  de  la  na- 
ture, lequel  est  subordonné  au  Dieu  un,  éternel,  pur  esprit  qui  a 
créé  toutes  choses.  C'est  dans  cette  croyance  au  Dieu  unique  que 
consiste  leur  véritable  religion,  et  c'est  dans  cette  religion,  toute 
de  l'esprit,  qu'il  laut  chercher  le  fondement  de  leur  puissance.  Le 
grand  khan  du  Cathay  ne  reconnaît  pas  d'autre  base  à  son  pouvoir 
que  la  volonté  de  Dieu  même,  et  c'est  de  Dieu  même  qu'il  la  tient 
vraiment,  si  les  récits  que  l'on  fait  sont  véridiques.  Un  ange  appa- 
rut en  effet  à  Gengis-Khan,  et  lui  dit  que  c'était  l'ordre  de  Dieu 
qu'il  unît  les  tribus  éparses  des  Tartares  et  qu'il  les  poussât  à  la 
conquête  du  monde.  Il  est  remarquable  que  Maundeville,  qui  ad- 
met volontiers  l'action  des  démons  pour  expliquer  en  partie  les 
cultes  idolàtriques,  ne  fait  aucune  réserve  de  ce  genre  pour  les 
cultes  théistes  des  musulmans  et  des  Tartares,  et  qu'il  raconte  les 
visites  de  l'ange  à  Gengis-Khan  et  de  Gabriel  à  Mahomet  sans 
mettre  en  doute  l'identité  de  ces  célestes  personnages,  ou  les  sup- 
poser des  démons  déguisés.  Pourquoi  auraient-ils  été  de  faux 
anges,  puisque   les   messages  qu'ils   portaient  impliquaient  une 


SIR    JOHN    MAUNDEVIIXE.  561 

croyance  que  les  démons  combattent  partout  et  toujours?  Gengis- 
Khan  accomplit  les  volontés  divines,  et  s'en  trouva  bien.  Aussi, 
lorsqu'il  eut  réuni  tous  les  Tartares  en  un  même  corps  de  nation, 
son  premier  soin  fut-il  de  promulguer  un  code  dont  le  statut  ini- 
tial leur  prescrivait  «  de  croire  et  d'obéir  au  Dieu  immortel  qui  est 
tout-puissant  et  les  délivrerait  de  l'esclavage,  et  d'invoquer  son 
secours  dans  tous  les  momens  de  nécessité.  »  Puisque  son  pouvoir 
avait  eu  pour  point  de  départ  l'ordre  même  de  Dieu,  il  voulut 
qu'il  fût  fait  à  son  image,  et  puisqu'il  n'y  a  qu'un  Dieu  dans  le  ciel, 
il  voulut  qu'il  n'y  eût  qu'un  roi  sur  la  terre.  C'est  ce  que  disent  en 
termes  exprès  ses  lettres  et  ses  sceaux  :  «  Le  khan,  fils  du  Dieu 
très  haut,  empereur  de  tous  ceux  qui  vivent  sur  la  terre,  seigneur 
de  tous  les  seigneurs.  »  Et  encore  :  «  Dieu  dans  le  ciel,  le  khan 
sur  la  terre.  »  Aussi  nombre  de  ces  princes  ont-ils  été  chrétiens,  et 
ce  n'est  qu'assez  récemment  qu'ils  sont  revenus  à  leurs  anciens 
erremens  ;  mais,  bien  qu'ils  aient  cessé  d'être  chrétiens,  ils  n'en 
honorent  pas  moins  ceux  qui  le  sont.  «  Il  a  dans  sa  cour  nombre 
de  barons  et  de  serviteurs  qui  sont  chrétiens,  ayant  été  convertis  à 
la  bonne  foi  par  des  religieux  chrétiens  qui  habitent  avec  lui,  et  il 
y  en  a  nombre  d'autres  qui  ne  veulent  pas  qu'on  sache  qu'ils  sont 
chrétiens.  ))  Et  plus  loin,  après  avoir  décrit  les  processions  et  céré- 
monies dont  les  moines  nestoriens,  ou  d'autres  dénominations, 
honorent  l'entrée  du  souverain  dans  telle  ou  telle  de  ses  villes  : 
«  C'est  grand  dommage  qu'il  ne  croie  pas  fidèlement  en  Dieu. 
Néanmoins  il  écoute  parler  de  Dieu  avec  bonheur,  et  il  permet 
libéralement  aux  chrétiens  de  vivre  sous  sa  seigneurie,  et  aussi 
aux  hommes  de  sa  religion  de  devenir  chrétiens,  s'ils  le  veulent, 
dans  toutes  les  parties  de  son  empire,  car  il  n'interdit  à  personne 
de  professer  telle  foi  qui  lui  convient.  »  Tout  ce  que  nous  dit 
Maundeville  du  grand  khan  et  de  ses  Tartares  se  tient,  en  somme, 
très  près  de  ce  que  la  véridique  histoire  nous  rapporte  de  ce  pur 
déisme,  qu'elle  nous  représente  comme  propre  à  tous  les  grands 
conquérans  mongoliques,  et  particulièrement  à  Gengis-Khan,  et  de 
cette  effrayante  tyrannie  qui  s'accordait  avec  une  tolérance  reli- 
gieuse si  large,  comme  pour  dire  que  les  corps  étaient  la  part  du 
souverain,  et  les  âmes  la  part  de  Dieu  (1). 

Ne  remarquez-vous  pas  cependant  comme,  pas  à  pas,  insensi- 
blement, cette  Jérusalem,  objet  premier  du  voyageur,  s'est  éloignée 
et  effacée  des  préoccupations  de  son  intelligence?  Assurément  nous 
sommes  toujours  sur  le  terrain  du  christianisme  ;  car,  qu'est-ce 


(1)  Consulter  à  ce  sujet   les  admirables  chapitrea  de  Gibbon   sur  les  conquérans 
ois. 

TOME  xcvi.  —  1889.  36 


mongols 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  cette  disposition  native  par  laquelle  l'homme  talonne  après  la 
vérité  et  la  saisit  souvent,  —  inconsciemment,  obscurément,  et 
pour  la  déformer  ou  la  comprendre  de  travers,  mais  toujours  avec 
un  sincère  désir  de  la  connaître,  —  sinon  le  Verbe  de  l'évangé- 
liste,  lequel  est  la  vie,  lumière  des  hommes  qui  luit  dans  leurs 
ténèbres?  Mais  de  cette  idée,  comme  d'ailleurs  des  versets  de 
Tévangéliste,  il  est  facile,  sans  la  presser  bien  fort,  de  faire  sortir 
nombre  d'hérésies  embarrassantes,  et  Maundeville  n'en  a  pas  évité 
quelques-unes.  En  premier  lieu,  il  se  peut  dire  que,  puisque  cette 
révélation  primitive  est  en  nous,  nous  sommes  tous  des  incarna- 
tions du  Verbe,  et  que,  par  conséquent,  autant  de  fois  il  arrive 
que  le  Verbe  triomphe  des  ténèbres  de  manière  à  laisser  à  la  vie 
toute  sa  perfection,  autant  il  y  a  parmi  les  hommes  de  nouvelles 
incarnations  du  Christ,  ou,  nuance  plus  grave  encore,  de  Christs 
nouveaux.  J'ai  à  peine  besoin  de  dire  que  l'excellent  Maundeville 
n'a  rien  de  commun  avec  cette  hérésie,  bonne  pour  un  sectaire 
russe  ou  un  disciple  de  David  Strauss.  11  y  en  a  d'autres  dont  il  se 
rapproche  davantage.  Par  exemple,  si  cette  disposition  native  existe, 
il  faut  admettre  que  l'homme  est  naturellement  un  animal  religieux, 
ce  qui  conduit  à  ces  conséquences  que  l'idée  de  leligion  en  elle- 
même  est  séparable  des  diverses  formes  qu'elle  a  revêtues  et 
qu'elle  leur  est  antérieure,  et  que,  par  conséquent,  la  révélation 
par  le  Verbe  incarné  n'a  pas  créé  la  religion  parmi  les  hommes, 
mais  seulement  apporté  son  expression  la  plus  parfaite  et  la  seule 
qui  préserve  cette  disposition  native  de  s'égarer,  par  l'accord  ab- 
solu qu'elle  étabUt  entre  cette  nécessité  de  notre  nature  et  la 
vérité.  Si  ce  n'est  pas  là  tout  à  fait  la  manière  de  penser  de  Maun" 
deville,  on  peut  dire  qu'il  n'en  est  guère  éloigné.  Nous  voyons 
partout,  en  effet,  dans  son  livre,  qu'il  établit  une  difïérence  mar- 
quée entre  l'idée  même  de  religion  et  le  christianisme.  On  est  reli- 
gieux, d'après  lui,  sans  aucune  lumière  de  la  révélation  ;  les  mu- 
sulmans sont  croyans  à  leur  loi  avec  ferveur,  le  grand  khan  et  ses 
sujets  ont  une  foi  très  pm"e  qu'ils  ont  servie  avec  un  zèle  ardent; 
les  épithètes  de  pieux,  de  dévot,  sont  accordées  aux  pires  ido- 
lâtres ;  ((  ce  sont  gens  très  religieux  selon  leur  loi  »  est  une  expres- 
sion qui  revient  chez  lui  sans  cesse,  qu'il  s'agisse  des  santons 
arabes  ou  des  moines  bouddhistes.  Enfin,  dernière  hérésie,  la  plus 
shnple,  mais  la  plus  grave  de  toutes,  il  n'est  pas  bien  difficile 
d'identifier  cette  disposition  naturelle  avec  la  raison  humame,  de 
manière  à  decouvrii*  en  nous-méme  et  à  établir  sans  aucun  secours 
extérieur  et  divin  les  dogmes  fondamentaux  que  la  révélation  se 
vante  d'avoir  apportés,  et  c'est  ce  que  les  apôtres  de  la  religion 
dite  naturelle,  théistes  et  déistes,  n'ont  jamais  manqué  de  faire- 


SIR    JOILN    MAUNDEVILLE.  563 

Maundeville  les  a  réellement  précédés,  ou  plutôt,  disons  hardiment 
qu'il  est  en  date  le  premier  de  tous. 

Maundeville  a  beau  faire  étalage  de  son  christianisme,  il  ne 
peut  empêcher  un  œil  clairvoyant  de  reconnaître  que,  par  la  ma- 
nière dont  il  comprend  cette  disposition  religieuse  naturelle, 
il  circonscrit  et  réduit  singuhèrement  le  champ  de  la  révélation. 
Voilà  qu'il  nous  a  lait  reconnaître  successivement  que  les  idolâ- 
tries n'étaient  que  symboliques  de  la  vérité,  que  toutes  les  reli- 
gions étaient  créatrices  de  vertus  particulières,  souvent  dignes 
d'admiration,  et  quelques-unes  possèdent,  sans  aucun  secours  de 
la  révélation,  plusieurs  de  ses  dogmes  les  plus  fondamentaux  et 
les  plus  essentiels,  l'existence  de  Dieu  et  l'unité  de  Dieu,  l'âme  et 
son  immortalité,  le  jugement  comme  sanction  de  la  vie  avec  ses 
peines  et  ses  récompenses.  Eh  bien,  Maundeville  va  plus  loin  en- 
core, car  il  enlève  à  la  révélation  la  morale  chrétienne  même,  ou 
pour  parler  encore  plus  nettement,  il  enlève  à  cette  morale  les  ver- 
tus qui  en  découlent  pour  les  rendre  à  la  nature,  et  cela  est  plus 
grave  que  tout  le  reste.  8i  la  murale  en  elle-même  est  chose  natu- 
relle, iî  n'en  va  pas  ainsi  de  celle  qui  a  été  prêchée  par  telle  ou  telle 
doctrine,  car  cette  morale  n'est  alors  qu'un  écoulement  des  dogmes 
établis  par  cette  doctrine,  et  nous  devons  logiquement  considérer 
qu'elle  leur  est  adhérente  et  n'existerait  pas  sans  eux.  Si  donc  nous 
rencontrons  les  vertus  essentiellement  chrétiennes  chez  des  peuples 
qui  n'ont  jamais  connu  le  christianisme,  même  de  nom,  nous 
sommes  fondés  à  croire  et  à  dire  que  la  nature  humaine  les  trouve 
en  elle-même,  ou  les  produit  d'elle-même  par  sa  propre  action. 
L'homme  peut  donc  atteindre  aux  vertus  issues  de  la  révélation 
sans  la  révélation  même.  Écoutez  plutôt  cette  description  morale 
des  habitans  d'une  certaine  île  relevant  de  la  souveraineté  du  fa- 
meux prêtre  Jean  : 

Au-delà  de  cette  île,  il  y  en  a  une  autre,  grande  et  riche,  habitée  par 
un  peuple  vertueux  et  vcridique,  de  bonnes  mœurs  et  de  foi  sincère 
selon  leur  croyance.  Quoiqu'ils  ne  soient  pas  baptises,  par  loi  naturelle 
ils  sont  pleins  de  toute  vertu  et  évitent  tout  vice;  car  ils  ne  sont  ni 
orgueilleux,  ni  cupides,  ni  envieux,  ni  colères,  ni  gloutons,  ni  impudi- 
ques; ils  font  à  autrui  ce  qu'ils  voudraient  qu'autrui  leur  fît,  et  sur 
ce  point  ils  remplissent  les  dix  commandemens  de  Dieu.  Us  n'ont  souci 
ni  de  possessions,  ni  de  richesses;  ils  ne  mentent  pas  et  ne  jurent  pas, 
mais  disent  simplement  ovi  et  non,  car  ils  disent  que  celui  qui  jure  veut 
tromper  son  voisin,  et  c'est  pourquoi,  tout  ce  qu'ils  font,  ils  le  font  sans 
serment.  Cette  île  est  appelée  l'ile  de  Bragman,  et  quelques-uns  l'ap- 
pellent la  terre  de  la  foi,  et  à  travers  cette  île  coule  un  grand  fleuve 
appelé  Thebe.  En  général,  tous  les  habitans  de  ces  îles,  et  des  terres 


bôk  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

limitrophes,  sont  plus  honnêtes  et  plus  justes  en  toutes  choses  que  les 
peuples  des  autres  contrées  voisines.  Dans  cette  lie  il  n'y  a  ni  voleur, 
ni  meurtrier,  ni  femme  prostituée,  ni  pauvre  mendiant,  et  jamais  per- 
sonne n'y  fut  tué.  Ils  sont  aussi  chastes,  et  mènent  une  vie  aussi  pure 
que  s'ils  étaient  moines,  et  ils  jeûnent  tous  les  jours.  Et  comme  ils 
sont  si  véridiques,  si  justes,  si  pleins  de  vertueuses  conditions,  ils  ne 
sont  jamais  allligés  par  les  tempêtes,  le  tonnerre,  la  grêle,  la  peste,  la 
famine,  la  guerre,  ou  toute  autre  tribulation,  comme  nous  le  sommes 
souvent  pour  nos  péchés,  par  quoi  il  parait  écident  (jue  Dieu  les  aime 
pour  leurs  bonnes  actions,  ils  croient  fermement  en  Dieu  qui  a  créé  toutes 
choses  et  l'adorent;  ils  ne  tiennent  à  aucun  prix  les  richesses  terrestres 
et  ils  vivent  avec  une  telle  régularité  vertueuse,  et  tant  de  sobriété 
pour  le  boire  et  le  manger,  qu'ils  vivent  longtemps. 

Si  Maundeville  est  chrétien,  comme  il  prend  soin  de  s'en  glori- 
fier presque  à  chacune  de  ses  pages,  c'est  avec  une  couleur  très 
marquée  qui  suffit  pour  le  retirer  du  giron  de  l'orthodoxie  de  son 
temps  et  le  placer  dans  le  camp  des  réformateurs.  Considérez  atten- 
tivement ce  petit  tableau  auquel  il  est  visible  que  les  béguinages 
des  Pays-Bas  et  les  lollards  d'Angleterre  ont  fourni  plus  d'un  trait, 
et  dites  s'il  ne  vous  semble  pas  lire  la  description  anticipée  de  quel- 
qu'une des  sectes  qui  naîtront  de  la  réformation.  En  quoi  ces  liabi- 
tans  de  l'ile  de  Bragman  dilïèrenl-ils  d'un  conventicule  de  puri- 
tains zélés  pour  la  vie  selon  Dieu,  ou  ce  qui  est  plus  particulier 
encore,  d'un  m6r^/y/(7  de  quakers  ennemis  du  serment  par  amour  et 
respect  de  la  vérité?  Serait-il  possible  d'identifier  réellement  cette 
île  de  Bragman  avec  quelque  portion  de  notre  planète,  nous  ne  sa- 
vons ;  mais  il  est  bien  plus  probable  qu'il  faut  voir  dans  cette  des- 
cription une  allégorie  pieuse  à  l'adresse  des  contemporains  pour  les 
exhorter  à  cette  réformation  des  mœurs  que  Maundeville  ne  perd  pas 
une  occasion  de  leur  recommander  et  qu'il  leur  fait  prêcher  par  tous 
les  infidèles  et  tous  les  idolâtres,  par  le  sultan  d'Egypte,  parle  Khan 
du  Cathay,  par  le  prêtre  Jean.  Par  cette  préoccupation  constante,  il 
appartient  au  parti  de  Wiclet  et  de  Jean  Huss,  comme  par  sa  curiosité 
d'esprit,  son  appétit  de  connaître,  sa  largeur  de  vues  et  son  équité 
envers  tous  les  peuples,  il  appartient  au  courant  de  la  renaissance. 
Ainsi  que  son  contemporain  et  compatriote  Chaucer,  il  réunit  en 
lui  les  deux  tendances,  et  chacune  dans  leur  entier,  sans  cher- 
cher à  les  londre  ni  les  concilier  ;  il  a  l'humeur  prêcheuse  et  gé- 
missante d'un  piagnone  réformateur,  tout  comme  s'il  n'avait  pas 
en  même  temps  le  goût  de  disserter  brillamment  d'un  érudit  phi- 
losophe. 

J'ai  laissé  Maundeville  expliquer  lui-même  ses  opinions,  m'abstc- 
nant  d'intervenir  autrement  que  pour  les  éclairer  et  les  préciser, 


SIR    JOHN    MAUNDEVILLE.  565 

dans  la  crainte  d'être  accusé,  soit  de  me  substituer  à  lui  pour  lui 
prêter  les  miennes  propres,  soit  de  découvrir  dans  son  livre  par 
fantaisie  d'imagination  autre  chose  que  ce  qu'il  contient  réellement. 
Nous  pousserons  la  précaution  jusqu'au  bout,  et  nous  le  charge- 
rons de  conclure  à  notre  place.  Il  a  pris  ce  soin  lui-même  dans  une 
de  ses  dernières  pages  où  il  a  résumé  les  opinions  éparses  dans 
son  livre  de  manière  à  lever  les  derniers  doutes  que  les  lecteurs 
défians  pourraient  conserver  encore  : 

Et  vous  comprendrez  que  de  tous  les  divers  peuples  dont  je  vous  ai 
parlé,  il  n'en  est  aucun  qui  n'ait  dans  ses  lois  et  ses  croyances  quelque 
raison  et  quelque  intelligence,  aucun  qui  n'ait  certains  articles  de  notre 
foi,  et  quelques  bonnes  parties  de  nos  croyances.  Ils  croient  en  Dieu 
qui  créa  toutes  choses  et  fit  le  monde,  quoiqu'ils  ne  puissent  pas  à  cet 
égard  s'expliquer  ses  perfections  (car  il  n'y  a  personne  pour  les  ensei- 
gner), mais  seulement  parler  comme  leur  intelligence  naturelle  le  leur 
permet.  Ils  n'ont  pas  connaissance  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  mais  ils 
peuvent  tous  parler  de  la  Bible,  surtout  de  la  Genèse,  des  lois  des  pro- 
phètes et  des  livres  de  Moïse.  Et  ils  disent  très  bien  que  les  créatures 
qu'ils  adorent  ne  sont  pas  des  dieux,  mais  qu'ils  les  adorent  pour  les 
vertus  qui  sont  en  elles.  Quant  aux  simulacres  et  aux  idoles,  ils  disent 
qu'il  n'y  a  pas  de  peuple  qui  n'ait  des  simulacres.  Ils  disent  que  nous 
chrétiens  nous  avons  des  images  auxquelles  nous  rendons  un  culte, 
comme  celles  de  Notre-Dame  et  des  autres  saints,  et  que  ce  ne  sont 
pas  les  images  de  bois  et  de  pierre  que  nous  adorons,  mais  les  saints 
aux  noms  desquels  ces  images  sont  faites... 

III. 

On  n'abuse  pas  des  adversaires  intellectuels,  a  dit  quelque  part 
M.  Guizot,  —  à  propos  de  l'hérésiarque  Bérenger  de  Tours,  si  ma 
mémoire  est  bonne.  Le  mot  est  vrai,  cependant  la  chose  qu'il  nie 
est  arrivée  fort  souvent.  Cela  dépend  beaucoup  de  la  forme  sous 
laquelle  les  idées  sont  présentées.  A  peu  près  impossible,  lorsque 
les  idées  sont  produites  a  priori  et  sous  forme  dogmatique,  la  du- 
perie est  au  contraire  aisée  lorsqu'elles  se  présentent  a  posteriori, 
par  le  moyen  de  faits  et  comme  conséquence  de  faits,  ou  que, 
protégées  par  des  formes  allégoriques,  elles  donnent  à  deviner  leur 
nom  ou  leur  secret.  Dans  ce  dernier  cas,  les  œuvres  peuvent  être 
susceptibles  des  interprétations  les  plus  diverses  et  même  les  plus 
contraires,  et  Maundeville  en  est  un  exemple  mémorable.  Veut-on, 
en  effet,  à  toute  force,  que  son  livre  soit  catholique,  on  le  peut,  et 
il  est  certain  que  le  pape  lui-même  a  pu  s'y  tromper,  bien  qu'il 
eût  dû  être  averti,  non-seulement  par  ces  exhortations  à  la  réforme 


566  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

des  mœurs  chrétiennes  qui  reviennent  à  chaque  instant  dans  le 
livre,  mais  par  ce  fait  remarquable  que  Maundcville,qui  traite  tout 
le  temps  de  matières  religieuses  et  fait  à  chaque  page  [)rolcssion 
de  christianisme,  n'a  pas  trouvé  un  seul  mot  à  dire  sur  Tautonté 
papale  et  la  foi  qui  lui  est  due,  et  ne  semble  s'être  souvenu  de  lui 
que  pour  se  jouer  de  sa  confiance  en  lui  présentant  son  livre.  Qu'y 
a-t-il  en  apparence  dans  le  livre  que  le  caihoHcisme  repousse  ou  qui 
no  soit  l'objet  de  ses  ambitions  les  plus  hautement  avouées,  les 
plus  saintement  légitimes,  les  plus  patiemment  et,  selon  les  temps, 
les  plus  ardemment  poursuivies?  A  le  prendre  dans  le  sens  littéral, 
que  réclame  le  livre  de  Maundeville,  sinon  l'expansion  du  christia- 
nisme sur  l'univers,  et  que  cherche-t-il  en  apparence  à  prouver, 
sinon  que  cette  expansion  est  facile  autant  que  désh-able?  Rien  n'em- 
pêche donc  que  le  pieux  pontife  n'ait  été  absolument  enchanté  du 
cadeau  de  notre  voyageur  et  même  qu'il  ne  l'en  ait  remercié  par 
quelque  paternelle  allocution  que  nous  pouvons  imaginer  à  peu  prés 
conçue  dans  les  termes  que  voici  :  «  Nous  vous  remercions,  mon  cher 
fils,  des  grands  services  que  votre  li\  re  est  appelé  à  rendre  à  la  cause 
de  la  sainte  église  en  montrant  combien  il  est  vrai  qu'ehe  est  desti- 
née à  être  universelle  puisqu'on  trouve  disjoints  dans  le  monde 
entier  les  élémens  de  notre  foi,  et  que  grâce  à  ces  élemens,  les 
peuples  les  plus  reculés  et  les  plus  sauvages  ont  une  disposition 
naturelle  à  la  comprendre  et  à  l'embrasser.  Ainsi  les  idolâtres,  et 
surtout  ces  musulmans  infidèles  sont  à  votre  avis  aisément  con- 
vertissables  ;  c'est  ce  que  nous  avions  souvent  pensé  dans  notre 
solhcitude  et  notre  désir  de  voir  se  multiplier  le  nouibre  des  croyans 
à  la  vraie  foi,  et  votre  livre  vient  nous  confirmer  dans  notre  espé- 
rance. Ah!  que  ne  puis-je  voir  le  jour  de  cette  conversion!  quels 
admirables  chrétiens  pourraient  devenir  ces  infidèles  qui  suivent 
leur  fausse  loi  avec  une  si  parfaite  soumission  et  exercent  les  de- 
voirs de  charité  qu'elle  leur  prescrit  avec  une  si  scrupuleuse  con- 
science! Et  si  grands  que  soient  les  services  qu'ont  rendus  à  la  cause 
de  la  religion  et  de  l'église  les  talens  militaires  de  nos  Albornoz  et 
do  nos  Du  Pnget,  que  sont-ils  à  côté  de  ceux  que  pourrait  rendre, 
s'il  était  ciné  tien,  ce  khan  du  Cathay,  dont  vous  nous  tracez  une  si 
noble  image,  et  qui  comprend  si  bien  la  doctrine  de  l'unité  qu'il  ne 
se  trompe  que  sur  les  ternies  par  lesquels  il  convient  de  l'exprimer.  )> 
Malheureusement  pour  cette  interprétation,  la  contraire  est  encore 
plus  facile,  et  rien  n'est  plus  logi({ue  et  moins  conjectural  que  de 
voir  dans  le  livre  de  Maundeville  la  larve  de  quelqu'une  des  plus 
hardies  hérésies  philosophiques  qui  vont  bientôt  s'épanouir  au  so- 
leil caniculaire  du  plein  été  de  la  renaissance,  celle  de  ce  Giordano 
Bruno,  par  exemple,  dont  l'Italie  fêtait  récemment  la  mémoire,  au 
scandale  très  justifié,  il  faut  l'avouer,  du  pape  Léon  XllI.  La  ré- 


SÎR    J01L\    MAUNDEVILLE.  567 

demptlon  est  contenue  dans  l'univers,  ou  plus  nettement  encore, 
l'univers  est  plus  grand  que  la  rédemption,  et  quelque  petit  que  soit 
le  monde  par  rapport  à  l'infuii,  il  ne  l'est  pas  tant  toutefois  qu'il  ne 
puisse  nous  servir  à  mesurer  la  grandeur  de  Dieu  :  telle  est  à  peu 
près  la  formule  par  laquelle  on  pourrait  résumer  l'hérésie  philoso- 
phique de  Bruno,  et  il  ne  faut  pas  une  grande  dose  d'attention  pour 
découvrir  que  s'il  ne  parle  pas  avec  la  même  ampleur  de  voix, 
Maundeville  zézaie,  balbutie,  bégaie,  dans  son  langage  enfantin 
encore,  quelque  chose  d'à  peu  près  semblable. 

Ce  que  nous  avons  voulu  en  parlant  si  longuement  de  Maunde- 
ville, c'est -détruire  une  erreur  qui  s'est  accréditée  sur  son  compte, 
le  rétablir  dans  ce  que  nous  croyons  être  son  vrai  caractère,  et  le 
placer  dans  le  groupe  d'esprits  auquel  il  appartient  naturellement. 
Si  nous  avons  touché  juste,  notre  but  est  atteint,  et  il  y  aura  chance 
pour  que  désormais  on  ne  prenne  plus  un  libre  penseur  véritable 
pour  la  doublure  d'un  moine  obscurantiste  et  superstitieux.  Quant 
à  savoir  si  ses  opinions  sont  bonnes  ou  mauvaises,  cela  ne  nous 
regarde  plus,  et  nous  n'avons  à  exprimer  à  cet  égard  ni  désappro- 
bation, ni  approbation.  La  critique,  et,  davantage  encore,  l'histoire 
littéraire  ont  été  créées  pour  juger  des  œuvres  et  non  pas  des  doc- 
trines. Déterminer  le  caractère  vrai  des  œuvres,  dire  ce  qu'elles  ont 
été  réellement,  et  non  pas  ce  que  nous  voudrions  qu'elles  eussent  été, 
ou  ce  que  nous  aurions  désiré  les  trouver,  voilà  le  devoir  strict  du 
critique  et  de  l'historien  littéraire,  et  lorsqu'ils  ont  à  louer  ou  à  con- 
damner, il  faut  que  ce  soit  pour  des  considérations  tout  autres  que 
des  préférences  d'idées  ou  des  attachemens  de  doctrines.  C'est  là  la 
part  de  vérité  qui  leur  appartient  légitimement  et  dont  ils  doivent 
se  contenter.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  la  vérité  n'ait  pas  d'autres 
parts,  plus  sévères,  plus  importantes,  plus  utiles,  et  en  tous  temps 
plus  actuelles  ;  cela  veut  dire  que  la  critique  de  polémique,  qui  se 
comprend  fort  bien  pour  les  œuvres  du  présent,  est  pariaitement 
oiseuse  pour  les  œuvres  du  passé  devant  lesquelles  les  regrets  sont 
vains  et  les  indignations  inutiles,  et  qu'on  ne  peut  la  porter  dans 
l'histoire  littéraire  sans  la  fausser  et  la  dénaturer,  sans  faire  acte 
de  sectaire  ou  de  partisan  ergoteur,  et  preuve  d'incurable  étroitesse 
d'esprit.  Que  penseriez-vous  d'un  critique  libre  penseur  qui,  ayant 
à  parler  de  Dante,  s'indignerait  qu'il  ait  été  catholique,  d'un  critique 
catholique  qui,  voulant  parler  de  Bichardson  et  de  Delbë,  regretterait 
de  les  trouver  protestans,  et  d'un  critique  protestant  qui,  se  pro- 
posant de  juger  Goethe,  gémirait  qu'il  ne  soit  pas  resté  fidèle  à  l'or- 
thodoxie luthérienne  ? 

Émule  Moxtégut. 


LA 


PROPRIÉTÉ  DES  MLNES 


1. 

LES    ORIGINES     DE     LA    PROPRIÉTÉ    SOUTERRAINE. 


I. 

Malgré  les  ajournemens,  malgré  les  diversions  de  la  politique,  la 
question  des  mines  demeure  à  l'ordre  du  jour.  Silùt  que  l'aiteniion 
distraite  ou  lassée  s'en  détourne,  il  surgit  quelque  incident  nou- 
veau pour  la  ramener  au  premier  plan.  Et  les  récriminations  re- 
prennent, de  plus  en  plus  acerbes,  contre  les  compagnies,  l'État, 
ses  ingénieurs,  surtout  contre  la  législation  minière,  qu'on  accuse 
de  tout  le  mal  et  que,  volontiers,  on  rendrait  responsable  des  explo- 
sions et  des  grèves.  Au  lendemain  des  troubles  d'Anzin,  on  avait 
parlé  de  déposséder  en  masse  tous  les  concessionnaires;  l'idée  d'un 
remaniement  complet  de  la  législation  des  mines  a  surgi  sous  le 
coup  des  événemens  de  Decazeville.  On  n'a  pas  oublié  comment, 
dans  la  séance  du  13  mars  1886,  le  ministre  des  travaux  publics, 
appelé  à  la  tribune  par  une  interpellation  de  M.  Laguerre,  dut 
prendre  l'engagement  de  iairc  préparer  d'urgence  un  nouveau  code 
minier,  dont  le  projet,  élaboré  en  quelques  semaines,  l'ut  déposé 
sur  le  bureau  de  la  chambre,  le  25  mai  1886.  Le  ministère  avait  été 
devancé  dans  cette  voie  de  refonte  par  M.  Francis  Laur.  Puis  à  côté 


LA.   PROPRIÉTÉ    DES   MINES.  569 

de  ces  deux  premiers  projets,  l'initiative  parlementaire  avait  suscité, 
dans  la  session  suivante,  un  certain  nombre  de  propositions  paral- 
lèles. Enfin,  la  commission  appelée  à  les  examiner  avait  rédigé  à  son 
tour  un  contre-projet  en  67  articles.  Par  suite,  un  certain  malaise 
a  pesé  sur  l'industrie  minérale  pendant  toute  la  dernière  législa- 
ture. Les  modifications  proposées,  —  nous  pouvons  aujourd'hui 
plus  librement  le  dire,  —  n'avaient  pas  rencontré  grande  faveur.  La 
préparation  un  peu  rapide  des  lois  nouvelles  et  les  circonstances 
qui  l'avaient  précipitée,  la  perspective  d'un  débat  général,  où  tout 
est  remis  en  question,  où  les  utopies  séduisantes  peuvent  se  produire, 
donnaient  des  craintes  ;  le  principe  même  de  la  revision  se  heurtait 
à  des  préventions  de  toute  nature.  Ces  inquiétudes  n'ont  pas  tout  à 
fait  cessé  avec  les  pouvoirs  de  la  chambre  issue  des  élections  de 
1885,  puisque,  de  par  la  procédure  parlementaire,  le  projet  minis- 
tériel de  188(1  survit  au  cabinet  qui  l'a  déposé,  à  l'assemblée  qui 
l'a  vu  naître  et  à  la  commission  qui  en  a  été  saisie.  Au  premier 
jour  il  pourrait  donc  venir  en  discussion  et  prendre  la  chambre 
nouvelle  au  dépourvu. 

Le  péril  est  là.  S'il  ne  s'agissait  que  de  réglementer  à  nou- 
veau le  travail  souterrain,  de  précautions  à  prescrire  contre  les  abus 
et  les  dangers  des  exploitations  mal  conduites,  on  risquerait  d'un 
cœur  plus  léger  une  expérience  législative  ;  on  pourrait  se  dire  que 
la  condition  de  l'ouvrier,  particulièrement  celle  du  mineur,  le  plus 
intéressant  de  tous,  vaut  bien  qu'on  tente  quelque  chose  pour 
l'améliorer;  que  toutes  les  considérations  cèdent  dès  que  la  vie 
humaine  est  en  jeu,  et  qu'après  tout  des  mesures  de  surveillance 
et  de  police,  essentiellement  subordonnées  aux  circonstances  qui 
les  ont  fait  prendre,  n'engagent  pas  irréparablement  l'avenir.  Mais 
cette  loi  organique  du  21  avril  1810,  à  l'abri  de  laquelle  l'indus- 
trie des  mines  a  jusqu'à  présent  vécu  et  qu'il  est  question  de  re- 
manier de  fond  en  comble,  n'est  pas  un  simple  règlement  de 
police  administrative;  elle  a  constitué  la  propriété  souterraine,  elle 
a  réglé  ses  relations  incessantes  avec  la  propriété  du  sol  ;  ces  deux 
ordres  de  dispositions  en  ont  fait  un  véritable  code  foncier,  la  charte 
territoriale  «  du  dessus  et  du  dessous,  »  partout  où  se  pratique 
l'extraction  des  substances  minérales.  Elle  tient  ainsi  à  la  législa- 
tion civile,  un  peu  comme  les  constructions  appuyées  à  nos  vieilles 
cathédrales  ;  il  n'y  faudrait  porter  la  main  qu'avec  des  précautions 
infinies.  Que  deviendront,  sous  une  nouvelle  loi,  les  conventions 
conclues,  les  droits  constitués  sous  l'empire  des  dispositions 
actuelles?  Sans  doute,  les  préambules  des  divers  projets  de  revi- 
sion contiennent  à  cet  égard  des  déclarations  tranquillisantes  ; 
mais,  à  cette  reprise  en  sous-œuvre  du  monument  législatif  de  Na- 


570  REVDE    DUS   DEUX    MONDES. 

polcon,  la  main  d'un  jurisconsulte  consommé  serait  plus  néces- 
saire encore  que  la  science  technique  de  l'ingénieur;  et  cependant, 
ni  le  projet  n'a  été  communiqué  au  conseil  d'État,  ni  la  cour  de 
cassation  n'a  été  consultée,  comme  nous  l'avons  vu  faire  dans  des 
circonstances  moins  importantes.  Faut-il  donc  s'étonner  si  les  nom- 
breux intérêts  fmanciers,industriels,  commerciaux,  dont  le  sort  est 
lié  à  celui  de  la  loi,  ne  se  montrent  pas  absolument  rassurés?  La 
chambre  nouvelle  tiendra  certainement  à  leur  redonner  confiance. 
L'éclatant  désaveu  de  la  politique  d'agitation  et  d'aventures  invite 
à  l'étude  approfondie  des  lois  d'alTaires  :  c'est  donc  ou  jamais 
le  moment  de  dégager  les  fondemens  essentiels  de  toute  légis- 
lation des  mines.  On  verra  ainsi  en  quoi  notre  loi  organique  a 
pu  s'en  écarter,  et  jusqu'à  quel  point  les  modifications  proposées 
l'y  ramèneraient.  Les  difficultés  d'application,  les  conflits  d'intérêts 
qu'elle  a  lait  naître,  les  solutions  apportées  par  la  jurisprudence, — 
tout  cela,  les  traités  spéciaux  nous  l'ont  appris,  et,  parmi  les  meil- 
leurs, l'excellent  Code  des  mines  et  des  juineiirs  de  M.  Féraud- 
Giraud  (1),  l'ouvrage  pratique  par  excellence,  ou  le  livre  récent  et 
très  complet  de  M.  A guillon,  résumé  de  son  enseignement  à  l'école 
supérieure  des  Mines  (2).  Mais  l'heure  n'est  plus  aux  commen- 
taires. Ramenés  par  les  discussions  présentes  jusqu'au  point  de  dé- 
part de  la  loi,  il  nous  faut  refaire,  en  sens  inverse,  le  chemin  par- 
couru depuis  trois  quarts  de  siècle,  nous  replacer  en  face  des  divers 
systèmes,  discuter  les  préférences  du  législateur  de  1810,  recon- 
naître, en  un  mot,  le  terrain  et  éclairer  la  route.  C'est  encore  le 
meilleur  moyen,  peut-être,  de  prévenir  de  nouveaux  mécomptes. 

II. 

Et  d'abord,  comment  l'idée  est-elle  venue,  quelle  est  la  raison 
d'être  d'une  législation  spéciale  en  cette  matière?  a  II  fiuit  à  l'in- 
dustrie minière  un  régime  exceptionnel,  disent  l'ingénieur  et  l'éco- 
nomiste :  le  rôle  souverain  auquel  l'ont  appelée  les  découvertes  de 
ce  siècle  ne  lui  permettrait  pas  de  se  plier  à  la  loi  commune.  »  L'ex- 
ception, pourtant,  a  devancé  de  plusieurs  centaines  d'années  le  règne 
de  la  vapeur  et  de  la  houille.  L'ancienne  monarchie  enlevait  déjà 
les  mines  au  propriétaire  du  sol;  l'Assemblée  constituante  les  a 
maintenues  en  dehors  du  droit  nonnal,  et  Napoléon  en  a  lait  une 
classe  de  biens  à  part.  De  cette  apparente  coiiformité  de  vues,  l'his- 
torien, à  son  tour,  est  tenté  de  conclure  qu'une  tradition  qui  résiste 

(1)  Pedone-Laiiriel.  Paris,  1887, 

(2)  Traité  de  la  législation  des  mines.  Paris,  1886:  lîaudry. 


Lk    PROPRIÉTÉ  DES  MINES.  571 

aux  vicissitudes  de  la  politique  et  aux  transformations  de  la  science 
procède  nécessairement  de  la  nature  même  des  choses.  Mais  l'ex- 
trême diversité  des  solutions  qui  ont  successivement  prévalu  avertit 
presque  aussitôt  l'homme  d'État  qu'en  se  réservant  la  haute 
main  sur  les  mines,  chaque  gouvernement  n'a  fait  qu'obéir  à  ses 
préoccupations  propres,  parmi  lesquelles  l'intérêt  public,  toujours 
mis  en  avant,  n'a  pas  toujours  tenu  la  première  place.  Légendes 
populaires  du  moyen  âge  sur  la  formation  mystérieuse  des  mé- 
taux dans  le  sein  de  la  terre,  morcellement  de  la  propriété  féodale 
à  proportion  des  différens  usages  que  le  sol  peut  comporter,  abus 
de  pouvoir  du  roi  et  des  seigneurs,  toujours  enclins  à  grossir  leur 
patrimoine  au  moyen  de  leurs  attributions  de  suzeraineté  et  de  po- 
lice, puis,  chez  les  hommes  de  la  Révolution, parti-pris  d'enrichir  la 
nation  des  dépouilles  du  souverain,  —  les  assises  de  notre  droit 
minéral  sont  faites  de  tous  ces  débris  du  passé,  et  pareillement  sa 
langue,  où  des  mots  d'un  autre  âge,  trcfofids,  superficie,  droit  ré- 
galien, reparaissent  à  chaque  instant  sous  la  phraséologie  moderne, 
éclairant  d'un  jour  inattendu  l'origine  des  choses,  et  nous  repor- 
tant brusquement  de  plusieurs  siècles  en  arrière.  Un  coup  d'œil 
rétrospectif  confirmera  ce  premier  aperçu. 

Les  phases  successives  de  la  législation  minérale  ont  été  retracées 
dans  de  savantes  études  de  M.  Lamé-Fleury,  dont  les  lecteurs  de 
la  Revue  n'ont  certainement  pas  perdu  le  souvenir  (1).  On  les  cite 
encore  aujourd'hui  comme  le  travail  le  plus  complet  qui  ait  paru 
sur  la  question.  Ce  tableau  du  régime  légal  des  mines  avant  1789 
lait  peu  d'honneur  à  la  monarchie.  Partout  ailleurs  lente  et  pro- 
gressive, parfois  interrompue,  mais  toujours  reprise  et  poursuivie 
en  dépit  des  obstacles  et  de  passagères  défaillances,  l'action  du 
pouvoir  royal  ne  procède  ici  que  par  soubresauts.  De  Charles  VI  à 
Louis  XVI,  elle  s'exerce,  tantôt  sous  forme  de  concessions  indivi- 
duelles, tantôt  par  voie  de  prohibitions  de  police,  tantôt  au  moyen 
d'une  dîme  imposée  à  l'exploitant,  dont  la  liberté  d'extraction  et  de 
recherche  n'est  pas  d'ailleurs  autrement  limitée,  tantôt  par  la  con- 
stitution, au  prolit  de  quelque  favori,  d'un  monopole  général  sur 
toutes  les  mines  d'une  province,  voire  du  royaume.  iNous  trouvons 
même,  sous  Louis  XI,  le  système  de  l'adjudication  publique  prati- 
qué pour  les  mines  royales.  Pendant  quatre  siècles,  on  n'aperçoit 
ni  tradition  constante,  ni  évolution  suivie.  Cependant,  à  travers  ces 
variations  incessantes,  deux  faits  persistent,  qui  ont  servi  de  base  à 
une  théorie  fort  accréditée  :  1°  la  propriété  de  la  mine  n'est  pas  liée 
à  celle  du  sol,  —  et  l'on  en  a  conclu  que  la  reunion  «  du  dessus 

(1)  Voyez  la  Uevue  du  15  octobre  1857. 


572  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  du  dessous  »  date  seulement  du  code  civil  ;  2°  l'exploitation  des 
substances  minérales  est  toujours  autorisée  par  le  roi,  —  et  l'on 
y  a  vu  la  preuve  que  les  mines  appartenaient  autrefois  à  la  cou- 
ronne. C'est  aller  un  peu  vite  en  besogne.  Dans  les  conditions  toutes 
spéciales  du  travail  souterrain,  la  mine  n'a  pu  en  aucun  temps 
échapper  au  contrôle  de  l'autorité.  Mais  toutes  les  entreprises  pri- 
vées en  sont  là,  pour  peu  qu'elles  intéressent  la  sécurité  des  per- 
sonnes ou  simplement  le  bon  ordre.  De  tous  côtés,  la  légis- 
lation établit  des  servitudes,  constitue  des  zones  de  protection 
dans  le  voisinage  des  places  fortes,  des  cimetières  ou  des  digues, 
oblige  les  propriétaires  à  se  clore,  fixe  la  hauteur  des  constructions, 
réglemente  le  travail  des  manufactures,  assujettit  à  des  précau- 
tions certaines  industries,  sans  que  personne  s'avise  de  parler  de 
«  droit  régalien  >)  ou  de  «  domaine  éminent.  »  Que  le  roi  ait  eu  de 
tout  temps  pouvoir  sur  la  propriété  souterraine,  on  n'a  pas  à  nous 
l'apprendre;  mais  à  quel  titre?  comme  seigneur  et  maître,  ou 
comme  dépositaire  de  la  puissance  publique?  S'agit-il  d'un  droit  de 
disposition  ou  d'une  simple  attribution  de  surveillance?  Tutelle  ou 
propriété,  tout  est  là,  et  nous  touchons  au  nœud  même  de  la  ques- 
tion. Au  point  de  vue  de  l'histoire,  c'est  toujours  d'après  la  nature 
du  droit  attribué  au  souverain  ou  à  l'État  sur  la  mine  qu'on  recon- 
naîtra l'esprit  d'une  législation  minérale  ;  au  point  de  vue  du  pré- 
sent, c'est  encore  ce  droit  qu'il  importe  de  définir  dans  le  passé, 
car  nous  aurons  à  nous  demander  tout  à  l'heure  ce  qui  a  survécu 
de  l'ancien  régime,  en  d'autres  termes,  ce  qu'à  la  Révolution  l'Etat 
français  a  trouvé  dans  la  succession  du  roi  de  France. 

III. 

L'étude  des  institutions  d'une  époque  n'est  vraiment  concluante 
qu'autant  qu'on  les  a  rétablies,  par  la  pensée,  dans  le  milieu  social 
et  politique  où  elles  fonctionnaient;  nous  ne  voyons  pas  cependant 
que,  pour  le  droit  des  mines,  personne  se  soit  suffisamment  préoc- 
cupé de  cette  reconstitution  historique.  Qu'on  veuille  donc  bien  se 
représenter  la  condition  de  la  propriété  foncière  et  l'organisation 
des  pouvoirs  publics  à  l'époque,  —  d'ailleurs  contemporaine  des 
premiers  règlemens  miniers,  —  où  le  roi,  soutenu  par  les  légistes, 
commence  son  œuvre  de  reconstitution  nationale.  Par  une  suite 
d'usurpations  de  toute  sorte,  parfois  aussi  en  vertu  de  contrats 
consentis  librement,  la  propriété  territoriale  s'est  démembrée  ;  elle 
est  afïectée  d'une  sorte  de  promiscuité  et  d'équivoque.  «  Nulle  terre 
sans  seigneur;  »  autrement  dit,  plus  de  propriété  foncière  indé- 
pendante et  complète.  Toute  parcelle  du  sol  est  réputée  tenue  en 


i 


LA    PROPRIÉTÉ    DES    MINES.  573 

fief  de  quelqu'un  ;  le  propriétaire  primitif  n'a  pas  aliéné  son  droit, 
il  l'a  délégué  seulement  par  une  sorte  de  bail  perpétuel,  toujours 
accompagné  de  charges  et  de  réserves.  Au-dessus  du  «  domaine 
utile  »  du  possesseur,  réduit  à  la  condition  de  tenancier  ou  de 
vassal,  plane  le  «  domaine  direct  »  du  seigneur  féodal,  attentif 
à  ressaisir  ce  qui  n'a  pas  été  expressément  concédé.  Même 
perturbation  profonde  dans  les  principes  du  droit  public.  Les  pou- 
voirs de  juridiction  et  de  police,  tombés  dans  le  patrimoine  des  par- 
ticuliers, ne  sont  plus  qu'un  objet  de  lucre  et  de  commerce.  Pour 
chacun  des  actes  de  la  vie  civile,  pour  l'exercice  des  droits  les  plus 
légitimes,  le  justiciable  doit  obtenir  congé  et  payer  redevance  :  le 
justicier  trafique  de  ses  attributions,  il  les  baille  à  cens  ou  les  in- 
féode. Et  comme  il  est  arrivé  à  se  faire  reconnaître  propriétaire  de 
sa  justice,  de  même  il  finit  par  s'approprier  les  choses  sur  lesquelles 
elle  lui  donne  directement  autorité.  Parce  qu'on  ne  peut  chasser  ou 
pêcher  sans  son  agrément,  il  s'est  attribué  la  chasse  et  la  pêche;  et 
parce  que  la  chasse  et  la  pêche  lui  sont  réservées,  il  s'est  emparé 
des  forêts  et  des  cours  d'eau. 

Il  est  facile  de  concevoir  que,  dans  une  société  ainsi  organisée, 
le  tréfonds  minéral  ne  pouvait  être  abandonné  comme  accessoire 
du  sol  au  possesseur  du  fonds.  Par-dessus  sa  tête,  de  plus  puissans 
que  lui  se  disputent  la  mine  :  pour  le  seigneur  féodal,  le  gîte  nou- 
vellement découvert  est  un  bien  exclu  du  contrat  de  fief  par  préte- 
ntion (1);  pour  le  justicier,  la  «  mine  et  fortune  d'or  »  est  une 
aubaine;  elle  va  de  pair  avec  le  trésor,  les  épaves,  les  biens  va- 
cans,  avec  le  droit  d'emprisonner,  de  torturer  et  de  pendre  ;  car, 
dans  les  idées  du  temps,  tous  ces  attributs  de  la  justice  seigneu- 
riale ne  sont  qu'une  seule  et  même  chose,  le  moyen  de  battre 
monnaie  ;  et  les  coutumes  les  mettent  ingénument  sur  la  même 
ligne...  <(  Haute  justice  et  seigneurie,  —  disaient  les  chartes  géné- 
rales du  Hainaut,  —  s'entend  et  comprend  de  faire  emprisonner, 
pilorier,  échafauder,  faire  exécution  par  pendre,  décapiter,  mettre 
sur  roue,  bouillir,  ardoir,  enfouir,  flétrir,  exoriller,  couper  poing, 
bannir,  fustiger,  torturer,  lever  corps  morts,  droits  d'aubanités, 
bâtardise,  biens  vacans,  épaves,  avoir  en  terre  non  extrayc;..  et, 
par  avoir  en  terre  non  extragc,  sont  entendues  choses  trouvées  en 
terre,  comme  charbons,  pierres  et  semblables.  »  Entre  ces  préten- 
tions rivales  de  la  justice  et  du  fief,  lorce  était  au  propriétaire 

(1)  Dans  la  langue  du  moyen  âge,  tréfonds  est  synonyme  de  seigneurie  féodale,  de 
domaine  éminent.  «Les  dis  religieux  avoent,  en  tout  le  treffons  par  reison  de  la  sei- 
gneurie. »  (Cartulaire  de  l'abbaye  de  Saint-Wandrille,  1309.)  u  Seigneurs  t refonciers  di- 
cuntur  ii  quorum  propria  sunt  decinKe,  redditus,  census,  justitias  prœdium,  licet  alii 
sinl  usufructuarii.  »  (Du  Cange.) 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  sol  de  se  tenir  coi;  et  voici  venir  le  roi,  «  souverain  fiefl'eu.x, 
et  souverain  justicier  en  son  royaume,  »  qui  va  mettre  tout  le  monde 
d'accord,  en  s'adjugeant  l'objet  du  litige. 

C'est,  comme  l'on  sait,  par  les  justices  locales  que  Philippe  le  Bel 
et  ses  successeurs  commencèrent  le  siège  de  la  féodalité.  Ne  se 
sentant  pas  de  force  à  supprimer  les  tribunaux  de  leurs  feuda- 
taires,  ils  s'érigèrent  en  juges  d'appel  et  évoquèrent  les  causes. 
Leurs  baillis  s'en  furent  dans  les  geôles  seigneuriales  chercher  les 
délinquans,  non  pour  les  sauver  de  la  potence,  mais  pour  les 
pendre  au  nom  du  roi,  ou,  s'ils  trouvaient  la  chose  faite,  pour 
réclamer  du  moins  le  pendu,  et  l'accrocher  au  gibet  royal.  Gomme 
le  droit  de  punir  emportait  plénitude  de  juridiction  et,  par  là,  tous 
les  proîits  de  l'administration  et  de  la  police,  la  justice  criminelle 
reconquise  entraîna  à  sa  suite  la  surveillance  dos  chemins^  cours 
d'eau  et  marchés,  les  monnaies  et  péages,  les  droits  de  déshérence 
et  d'aubaine;  c'étaient  les  attributs  naturels  de  la  souveraineté  qui 
faisaient  retour  à  la  couronne.  Mais  en  reprenant,  du  même  coup 
de  filet,  les  mines  aux  justiciers,  le  roi  perpétuait  à  son  profit 
l'usurpation  séculaire  des  seigneurs  sur  la  propriété  foncière.  On 
dirait  que  le  sentiment  de  cette  origine  suspecte  se  trahit  dans  les 
scrupules  de  la  première  heure,  car  sous  Charles  VI  et  Louis  XI, 
le  droit  des  «  maîtres  de  très-londs  des  mines  »  est  admis  et,  jus- 
qu'à  un  certain  point,  protégé.  Plus  tard,  les  jurisconsultes  attitrés 
du  souverain  s'eiïorceront  de  faire  oublier  ces  timides  débuts.  On 
s'avisera  que  la  découverte  de  la  mine  est  généralement  postérieure 
à  la  première  transmission  du  sol,  qu'ainsi  le  titre  originaire  n'a 
pu  l'attribuer  au  premier  acquéreur,  d'où  l'on  conclura  qu'elle  doit 
appartenir  au  roi  par  droit  de  vacance.  Avec  cette  raison  décisive  et 
deux  constitutions  de  Constantin  et  de  Théodose  habilement  détour- 
nées, les  gens  du  roi  échafauderont,  sous  les  successeurs  d'Henri  II, 
leur  théorie  du  droit  régalien  (1) . 

L'établissement  des  monopoles  lui  donna  presque  aussitôt  la 
consécration  ])rdtique.  Mais,  malgré  ce  baptême  du  fait,  elle 
ne  parvint  jamais  à  se  faire   accepter  comme  axiome    de   droit 

(1)  Lettres  patentes  de  François  II,  du  20  juillet  1500,  octroyant  privili-ge  généra 
au  seigneur  de  Saint-Julien  de  rechercher  toutes  sortes  de  mines  par  tout  le  royaume, 
de  les  c.xploitcp  à  perpétuité, lui  et  les  siens. —  Lettres  patentes  de  Charles  IX,  du 
16  mai  Ir-O'i,  instituant,  au  profit  d'Klienne  Lescot,  privilège  général  pour  recherclier 
et  exploiter  toutes  les  mines  par  toute  la  France.  —  Autres  lettres  patentes  du  28  sep- 
teuibre  1508,  accordant  à  Antoine  Vidal  le  droit  de  recherches  et  d'exploitation  pour 
toutes  mines,  par  tout  le  royaume,  avec  attribution  du  dixième  royal  sur  les  mines 
exploitées  par  autrui. —  Il  semble  bien  que  l'attribution  du  droit  d'exploiter  nes'appli- 
quait  qu'aux  mines  à  découvrir,  et  non  aux  mines  déjà  ouvertes;  pour  ces  dernières, 
le  roi  déléguait  seulement  sa  redevance  du  dixième. 


LA   PROPRIÉTÉ   DES    -MINES.  575 

public.  Sans  contester  le  moins  du  monde  la  prérogative  royale, 
les  plus  grands  jurisconsultes  la  rattachèrent  toujours  à  l'ordre 
de  la  police.  Merlin,  Hervé,  Guy  Coquille,  Domat  lui-même,  dont 
on  invoque  aujourd'hui  le  témoignage  on  faveur  du  droit  de 
l'Ktat,  n'ont  jamais  considéré  le  roi  comme  propriétaire  ni  du  tré- 
fonds, ni  du  gîte  (1).  En  fait,  la  faculté  d'interdire  ou  d'autoriser 
souverainement  l'extraction  l'a  rendu  maître  absolu  des  mines;  elle 
lui  a  permis  de  les  faire  exploiter  directement,  à  plus  forte  raison 
d'en  concéder  l'exploitation  moyennant  finance  ;  les  publicistes  con- 
temporains, cependant,  n'ont  vu  là  qu'un  pouvoir  de  surveillance 
et  de  contrôle  :  surveillance  équivoque,  arbitraire,  intéressée,  dégé- 
nérant parfois  en  mainmise,  telle,  en  un  mot,  qu'on  peut  la  conce- 
voir sous  une  monarchie  absolue,  —  mais  procédant,  malgré  tout, 
de  l'exercice  de  l'autorité  publique,  nullement  d'une  propriété  réga- 
lien ne. 

IV. 

Si  nous  avons  bien  fait  saisir  l'esprit  de  l'ancienne  législation,  s'il 
est  tel  que  nous  l'avons  montré,  la  conclusion  va  de  soi.  Les  ob- 
stacles interposés  entre  le  propriétaire  de  la  surface  et  la  mine  étant 
tous  inhérens  à  l'ancien  régime,  tous  devaient  disparaître  avec 
lui.  Pour  que  le  possesseur  du  sol  put  considérer  comme  siennes 
les  substances  minérales  découvertes  sous  son  champ,  il  suffisait 
que  son  droit  de  domaine  utile  ne  rencontrât  plus  sur  son  chemin 
le  doinaine  direct,  la  co-propriété  du  seigneur  féodal  ;  pour  qu'il 
l'exerçât  dans  toute  la  liberté  compatible  avec  le  bon  ordre,  il  suffi- 
sait que  la  surveillance  admini^^trative  fiît  débarrassée  de  ce  que  la 
justice  seigneuriale  y  avait  apporté  d'abusif.  Du  moment  que  le 
propriétaire  ne  relevait  plus  que  de  la  loi  et  des  pouvoirs  pu- 
blics, du  moment  que  les  pouvoirs  publics  étaient  ramenés  dans 
leurs  justes  limites,  la  mine  faisait  d'elle-même  retour  à  la  sur- 
face, par  droit  d'accession.  Aussi,  l'Assemblée  constituante  n'eut 
pas  plus  tôt  détruit  la  féodalité  qu'on  la  somma  d'appliquer  au 
régime  légal  des  mines  les  conséquences  du  nouvel  ordre  de  choses, 


(1)  Voici  le  passage  môme  de  Domat  :  «  //  est  de  l'ordre  de  la  police  que  le  souve- 
rain ait  sur  les  mines  un  droit  indi^pcndant  de  celui  des  propriétaires  des  lieux  où 
elles  se  trouvent...  Les  lois  ont  réglé  l'usage  des  mines,  et  laissant  au  propriétaire  du 
fonds  ce  qui  a  paru  juste,  elles  y  ont  aussi  réglé  un  droit  pour  le  souverain.  »  Lefeb\Te 
de  La  Planche  est  plus  explicite  encore  :  «  Dans  les  autres  mines  (que  celles  d'or  et 
d'argent),  le  roi  ne  prétend  point  de  propriété,  puisqu'il  ne  revendique  qu'un  dixième 
qui  l'orme  le  prix  de  la  protection  et  des  secours  qu'il  donne  à  l'exploitation,  et  la  re- 
connaissance de  sa  seigneurie  souveraine.  »  {Traité  du  Domaine,  ni,  p.  35  ) 


576  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

c'est-à-dire  de  révoquer,  au  profit  des  propriétaires  fonciers,  les  an- 
ciennes concessions  rovales.  Les  comités  léorislatifs  s'élevèrent  de 
toutes  leurs  forces  contre  cette  prétention,  non  par  souci  des  droits 
acquis,  mais  en  considération  des  prérogatives  de  l'État.  Ils  auraient 
voulu  que  la  nation  se  substituât  purement  et  simplement  au  roi, 
comme  le  roi  s'était  jadis  substitué  aux  seigneurs  justiciers.  Il  est 
curieux  de  retrouver,  à  deux  siècles  de  distance,  la  thèse  des 
légistes  de  Charles  IX  traduite  dans  la  langue  du  Contrat  social  : 
«  Les  mines  sont  des  bienfaits  de  la  nature  :  tous  les  hommes  y 
ont  un  droit  égal  ;  elles  ne  peuvent  donc  appartenir  qu'à  tous,  et 
la  nation  a  le  droit  d'en  disposer  et  d'en  régler  l'usage...  Conser- 
vons-lui ce  droit  imprescriptible  (1).  » 

Mais  ces  idées  rétrogrades  ne  pouvaient  triompher.  Vaine- 
ment xMirabeau  les  appuya  du  poids  de  son  crédit,  et  du  suprême 
efiort  de  sa  parole  expirante  ;  il  avait  contre  lui  la  logique  irré- 
sistible de  la  Révolution.  Lorsqu'il  s'écriait  à  la  tribune  que 
la  société  n'a  conféré  la  propriété  du  sol  qu'à  charge  de  culture, 
qu'elle  n'a  garanti  que  ce  que  les  premiers  occupans  ont  pu 
s'approprier,  que  l'intérieur  de  la  terre  n'est  pas  susceptible  de  di- 
visions correspondantes  à  celles  de  la  surface,  il  raisonnait  comme 
si  les  lois  civiles  avaient  restreint  la  propriété  privée  aux  couches 
supérieures  du  sol  et  réservé  le  surplus  à  l'État.  Le  vieux  droit 
germanique  décidait  quelque  chose  d'approchant  :  jamais  la  légis- 
lation française  n'avait  rien  imaginé  de  semblable.  L'Assemblée  con- 
stituante, pour  fermer  la  bouche  aux  réclamans,  allait-elle  donc 
opérer,  entre  la  nation  et  les  citoyens,  ce  partage  horizontal  de  la 
terre,  dont  n'avaient  voulu  ni  les  coutumes,  ni  la  loi  romaine? 
Allait-on  décréter  que  la  propriété  s'arrêterait  à  20  toises  de  pro- 
fondeur, à  peu  près  comme,  dans  la  physique  du  moyen  âge,  la 
nature  n'avait  horreur  du  vide  que  jusqu'à  32  pieds?  Alors,  il  aurait 
fallu  interdire  aux  propriétaires  l'extraction  des  sables  et  des 
marbres  tout  comme  l'exploitation  des  mines,  leur  défendre  de 
creuser  des  fondations,  de  forer  des  puits,  de  capter  des  sources 
au-dessous  de  la  distance  réglementaire  ;  en  un  mot,  reprendre  aux 
ci-devant  vassaux,  censitaires  et  tenanciers,  une  partie  des  droits 
utiles  dont  ils  jouissaient  librement  avant  la  destruction  de  la  féo- 
dalité, et  cela  au  moment  même  où  l'on  venait  de  consolider 
entre  leurs  mains  la  propriété  territoriale.  C'eût  été  mentir  ouver- 
tement aux  promesses  de  1789  et  renchérir  sur  le  droit  régalien. 
Au  fond,  personne  n'y  songeait.  Malgré  leurs  exagérations  de  lan- 


(1)  Rapport  de  Regnaud  d'Epercy  à  l'Assemblée  constituante.  Procès-verbaux,  t.  40, 
p.  .'.90. 


LA  PROPRIÉTÉ  DES  MÎXES.  577 

^age,  Mirabeau  ci  les  comités  voulaient  seulement  rpie  les  mines 
restassent  à  la  disposition  de  la  nation,  pour  être  concédées  par 
elle;  ils  n'entendaient  nullement  les  ranger  dans  le  domaine  na- 
tional (l)  ;  l'Assemblée  n'eut  donc  pas  à  s'arrêter  un  instant  h 
cette  idée;  la  question  ne  se  posait  devant  elle  qu'entre  la 
réunion  de  la  mine  à  la  surface  et  le  système  des  concession^', 
renouvelé  de  la  monarchie.  Mais,  tiraillée  en  sens  contraires,  et 
ne  sachant  à  quoi  se  résoudre,  elle  arriva  à  une  combinaison  faite 
de  compromis  et  de  moyens  termes,  la  pire  de  toutes.  Pour  rendre 
hommage  à  la  mémoire  de  Mirabeau,  mort  entre  la  discussion 
et  le  vote,  on  mit  les  mines  à  la  disposition  de  la  nation  ;  par  res- 
pect pour  la  propriété,  on  mit  la  nation  à  la  discrétion  du  pro- 
priétaire de  la  surface.  La  loi  du  12  juillet  1791  déclara  solennel- 
lement que  les  substances  minérales  ne  pourraient  être  exploitées 
que  du  consentement  et  sous  la  surveillance  de  la  nation;  elle 
interdit  les  concessions  de  plus  de  cinquante  ans  et  ramena  à 
ce  terme  les  concessions  antérieures  :  elle  défendit  aux  particu- 
liers de  se  livrer  à  l'extraction  sans  une  concession  régulière, 
mais  elle  se  hâta  d'ajouter  que  cette  concession  ne  pourrait  leur 
être  refusée  s'ils  la  demandaient.  Ainsi,  à  l'État,  le  pouvoir  de 
concéder,  moins  la  liberté  du  choix;  au  maître  du  fonds,  ie 
droit  d'exploiter,  moins  la  faculté  d'exploitation,  —  sauf  dans 
une  zone  de  cent  pieds  de  profondeur,  où  par  une  contradiction 
singulière  les  fouilles  pouvaient  être  pratiquées  librement  par  le 
propriétaire,  tant  à  ciel  ouvert  qu'  «  avec  fosses  et  lumières,  » 
sans  aucune  des  précautions  de  police  que  commande  la  protec- 
tion du  travail  souterrain. 

On  aurait  voulu  pousser  à  la  ruine  de  l'industrie  minérale  qu'on 
n'aurait  pas  autrement  procédé.  L'allure  irrégulière  du  gîte  le  fait 
toucher,  dans  un  court  espace,  à  un  grand  nombre  de  propriétés 
dilïérentes  ;  tantôt  il  s'enfonce  profondément ,  tantôt  il  vient 
affleurer  la  surface.  En  le  traitant  comme  une  dépendance  du  sol, 
on  le  morcelle  :  c'est  là  le  seul  sérieux  inconvénient  du  système 
de  l'accession.  Au  lieu  d'y  remédier,  —  et  la  chose  était,  jus- 
qu'à un  certain  point,  possible,  —  l'Assemblée  s'était  comme 
ingéniée  à  aggraver  le  mal.  Non-seulement  le  même  gîte  métal- 

(1)  «  Ce  serait  une  absurdité  de  dire  que  les  mines  sont  à  la  disposition  de  la  na- 
tion dans  ce  sens  qu'elle  put  ou  les  vendre,  ou  les  faire  adniinistror  pour  son  compte, 
ou  les  régir  à  l'instar  des  biens  domaniaux,  ou  les  concéder  arbitrairement.  Personne 
n'a  proposé  cola...  La  nation  a  droit  à  l'exploitation  des  mines;  si  elles  ne  sont  pas 
exploitées,  la  nation  doit  en  provoquer  l'exploitation.  »  (Mirabeau,  2'  discours  sur  les 
mines,  27  mars  1701.) 

TOME  xcvi.  —  i889.  37 


578  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

lique  se  divisait  entre  les  propriétaires  de  la  superficie  correspon- 
dante, «  chacun  sous  soi,  »  mais,  sous  une  même  propriété,  il  se 
trouvait  soumis  à  un  double  régime,  suivant  sa  protondeur.  A  partii- 
de  cent  pieds,  nécessité  d'une  concession  et  surveillance  adminis- 
trative ;  au-dessus,  plus  de  formalités  ni  de  contrôle.  El  comme 
c'était  justement  sur  les  aflleuremens  des  couches  que  l'extraction 
avait  été  rendue  libre,  les  propriétaires  se  trouvaient  encouragés, 
en  quelque  sorte,  à  procéder  à  des  travaux  superficiels  hâtivement 
conçus,  destinés  le  plus  souvent  à  l'abandon,  et  qui  créaient  par- 
fois des  diflicultés  sérieuses  pour  l'avenir  de  la  mine. 

De  grandes  richesses  minérales  furent  ainsi  gaspillées  (1),  cer- 
taines exploitations  irrémédiablement  compromises  (2).  Les  choses 
en  vinrent  à  ce  point  qu'en  1801  le  ministre  de  l'intérieur  Chaptal 
prit  sur  lui  de  rétablir  le  système  des  concessions  dans  la  zone  de 
cent  pieds.  ÎS'éanmoins,  lorsqu'on  ISO/i  les  rédacteurs  du  code  civil 
abordèrent  le  titre  de  la  i)ropriétè,  ils  n'hésitèrent  pas  à  proclamer 
l'union  intime  de  la  surface  et  du  tréfonds  :  il  fallait  bien  que  la 
propriété  foncière,  reconstituée  et  affranchie  pour  la  première  fois 
depuis  dix  siècles,  fût  rétablie  dans  sa  plénitude  normale.  Quant 
au  régime  spécial  des  mines,  il  ne  leur  parut  pas  qu'il  fît  échec  au 
principe.  Dans  leur  esprit,  la  loi  de  1791  n'enlevait  rien  au  pro- 
priétaire du  sol.  «  La  propriété  serait  imparfaite,  dit  l'exposé  des 
motifs,  si  le  propriétaire  n'était  libre  de  mettre  à  profit,  pour  son 
usage,  toutes  les  parties  extérieures  ou  intérieures  du  sol  ou  du 
fonds  qui  lui  appartient,  et  s'il  n'était  le  maître  de  tout  l'espace 
que  son  domaine  renferme.  Cependant,  comme  il  est  des  propriétés 
d'une  telle  nature  que  l'intérêt  particulier  peut  se  trouver  facile- 
ment et  fréquemment  en  opposition  avec  l'intérêt  général,  dans  la 
manière  d"user  de  ces  propriétés,  on  a  fait  des  lois  et  règlemens 
pour  en  diriger  l'usage  ;  tels  sont  les  domaines  qui  consistent  en 
mines,  forêts,  etc.,  etc.  »  Diriger  l'usage  de  la  propriété  :  la  dispo- 
sition du  code  civil  qui  permet  au  propriétaire  de  faire  chez  lui 
toutes  les  fouilles  qu'il  lui  plaît,  «  sauf  les  modifications  résultant 
des  lois  et  règlemens  relatifs  aux  mines,  »  n'a  pas  d'autre  portée. 
Placée  là  comme  une  pierre  d'attente,  en  vue  de  la  future  loi  spé- 
ciale projetée  dès  cette  époque,  elle  en  fixait  par  avance  les  grandes 
lignes  :  la  propriété  minérale  devait  demeurer  dans  les  mains  du 
propriétaire  du  sol,  réglementée  seulement  dans  son  usage  et  sou- 
mise au  contrôle  de  l'administration. 

(1)  Telle  est  l'orifrine  du  feu  qui  rouve  depuis  le  commencement  du  siècle  dans  le 
bassin  houiller  de  l'Aveyron. 

(2)  Les  travaux  superficiels  ont  fait  affluer  dans  certains  cas  les  eaux  on  telle  abon- 
dance qu'il  a  fallu  leuoncer  à  l'exploitation  des  couches  voisines. 


LA    PROPRIÉTÉ    DES    MINES.  579 


Par  quel  concours  de  circonstances  les  choses  tournèrenl-elles 
tout  autrement?  11  faudrait  chercher  le  mot  de  l'énigme  dans  la  dis- 
cussion du  conseil  d'Etat,  par  malheur  Tune  des  plus  confuses  dont 
les  annales  législatives  aient  conservé  la  trace.  Elle  se  traîna  pen- 
dant quatre  années,  interrompue  à  tout  moment,  reprise  à  bâtons 
rompus,  au  retour  d'Iéna,  de  Friedland,  de  Wagrarn.  Sur  la  pro- 
position de  Boula}^  de  la  Meurthe,  on  avait  décidé  d'écarter  de  la 
loi  toute  définition  théorique,  pour  s'en  tenir  à  des  articles  d'appli- 
cation. Il  semblait  qu'en  évitant  de  s'expliquer,  on  arriverait  plus 
aisément  à  s'entendre,  et  l'on  s'entendit,  en  effet...  à  la  ma- 
nière des  casuistes  de  Pascal,  chacun  gardant  son  opinion  et 
s'efforçant  de  la  faire  passer  subrepticement  dans  le  texte.  Camba- 
cérès,  Berlier,  les  rédacteurs  du  code  civil  tenaient  pour  le  droit 
d'accession  ;  les  savans  comme  Fourcroy,  les  administrateurs 
comme  Regnault  de  Saint-Jean  d'Angély,  entendaient  replacer  les 
mines  sous  la  main  du  gouvernement.  La  direction  intermittente 
de  l'empereur  n'eut  jamais  complètement  raison  de  ces  dissidences; 
il  imposa  sa  manière  de  voir,  sans  pénétrer  toutefois  de  sa  pensée 
les  collaborateurs  chargés  de  la  traduire.  11  faut  dire  que,  jusqu'à 
la  dernière  heure  ou  peu  s'en  faut,  son  esprit,  d'ordinaire  si  prompt 
et  si  ferme,  avait  flotté  dans  une  indécision  singulière  :  tout  con- 
vaincu qu'il  était  que  l'industrie  des  mines  ne  prospérerait  qu'entre 
les  mains  des  concessionnaires  de  son  choix,  il  n'entendait  pas 
qu'on  touchât  à  la  théorie  classique  de  la  propriété,  restaurée  par 
le  code  civil.  La  solution  du  problème  lui  apparut,  à  la  fin,  dans  le 
rachat  de  la  mine,  suivi  d'une  sorte  d'association  entre  le  proprié- 
taire du  sol  et  le  concessionnaire.  «  Personne,  disait-il,  ne  soutien- 
dra que  le  propriétaire  de  la  superficie  ne  soit  pas  aussi  propriétaire 
du  fonds.  Dans  la  rigueur  des  principes,  le  propriétaire  du  sol 
devrait  être  libre  de  laisser  ou  de  ne  pas  laisser  exploiter;  mais 
puisque  l'intérêt  général  obhge  à  déroger  à  cette  règle,  que  du 
moins  le  propriétaire  ne  devienne  pas  étranger  aux  produits  que  sa 
chose  donne,  car  autrement,  il  n'y  aurait  plus  de  propriété...  Mais 
au  delà,  la  propriété  des  mines  doit  rentrer  entièrement  dans  le 
droit  commun.  Il  faut  qu'on  puisse  les  vendre,  les  donner,  les  hy- 
pothéquer, d'après  les  mêmes  règles  qu'on  engage  ou  qu'on  aliène 
une  ferme,  une  maison,  en  un  mot,  un  immeuble  quelconque.  » 
Racheter  le  tréfonds  minéral,  convertir  les  di-oils  antérieurs  en  une 
redevance  sur  les  produits,  constituer  ainsi  la  mine  en  propriété 
distincte,  l'attribuer  à  titre  perpétuel  à  un  propriétaire  nouveau 


5fS0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dioisi   par   le   gouvernemenl  et  exploitant  sous   sa  surveillance, 
telle  est.  à  grands  traits,  l'économie  de  notre  législation  minière. 

Cette  conception  originale  et  vraiment  séduisante  était  faite  d'une 
idée  féconde  et  d'un  expédient  arbitraire  :  l'un  et  l'autre  a  porté 
ses  conséquences.  Il  était  bon  que  la  mine  appartînt  à  l'exploitant, 
comme  au  meunier  son  moulin,  comme  à  l'agriculteur  sa  terre  ;  — 
il  était  fâcheux  que  cette  propi'iété  nouvelle  fût  détachée  de  la 
surlace  et  constituée  d'autorité  à  ses  dépens.  Selon  qu'on  l'en- 
visagera par  l'un  ou  par  l'autre  côté,  l'œuvre  de  IHIO  nous  appa- 
raîtra, tour  à  tour,  comme  une  construction  mal  ordonnée  ou 
comme  le  monument  du  génie. 

Pensée  géniale,  assurément,  que  celle  d'attendre  de  l'initiative 
j)rivée  ce  qu'on  avait  demandé  vainement  jusqu'alors  à  l'interven- 
tion du  souverain;  pensée  d'autant  plus  profonde  qu'elle  allait  à 
l'encontre  de  l'opinion  reçue,  d'autant  plus  inattendue  qu'elle  coïn- 
cidait avec  les  aberrations  et  les  violences  du  blocus  continental. 
J'^n  un  pareil  moment,  l'entourage  de  l'empereur  a\ait  beau  jeu 
pour  pousser  aux  mesuies  radicales.  La  guerre  maritime  en  per- 
manence, la  perspective  de  prochaines  campagnes  sur  le  continent, 
n'étaient-elles  pas  une  raison  péremptoire  de  mettre  à  la  disposi- 
tion de  l'administration  toutes  les  richesses  minérales  du  pays?  La 
France,  en  lutte  avec  tous  les  peuples  et  forcée  de  se  suffire  à 
elle-même,  pouvait-eUe  se  reposer  sur  les  intérêts  particuliers  du 
soin  d'amener  au  jour  les  substances  indispensables  à  sa  produc- 
tion industrielle,  à  sa  défense  même?  Puisque  l'État,  par  ses  attri- 
butions de  police,  avait  déjà  un  pied  dans  la  mine,  puisqu'il  ne  lui 
restait  plus  qu'un  léger  efiort  à  faire  pour  s'y  installer  en  maître, 
n'était-ce  pas  le  cas  d'aller  jusqu'au  bout,  quand  l'incurie  ou  l'in- 
capacité pouvaient  laisser  la  nation  désarmée  en  face  de  ses  voi- 
sins? Pour  l'homme  de  guerre  et  pour  l'autocrate,  l'occasion  était 
tentante,  le  prétexte  plausible. 

L'empereur  résista  pourtant,  sachant  bien  que  le  seul  témoi- 
gnage eflicace  de  sollicitude  qu'il  pût  donner  aux  mineurs  était  de 
•aire  la  plus  large  part  à  la  responsabilité  et  à  rinitiati\e  indivi- 
duelles. C'est  ici  que  se  montrait  l'habituelle  sûreté  de  coup  d'œil 
du  maître.  Connaissant  mieux  que  personne,  pour  en  avoir  reforgé 
de  sa  main  les  maîtresses  pièces,  le  vaste  mécanisme  administratif, 
dans  lequel  la  notion  abstraite  de  l'État  vient  prendre  corps,  il 
savait  les  services  publics  incapables  de  tirer  des  mines  un  bon 
parti.  Non  pas  (ju'il  appréhendât  la  force  d'inertie  des  bureaux;  — 
un  gouvernement  lort  en  aura  toujoui's  raison,  —  mais  parce  qu'il 
tenait  pour  absolument  incompatibles  la  condition  du  lonctionnaire 
(M  celle  du  chef  d'industrie.  La  gt'-rance  du  bien  d'autrui,  (lu'elle  se 


LA    PROPRIETE    DES    MINES. 


581 


l 


► 


nomme  tutelle,  régime  dotal  ou  fonction  publique,  est  par-dessus 
tout  prudente  et  ménagère,  ennemie  jurée  des  aventures,  condam- 
née parfois  à  sacrifier  de  sérieuses  chances  de  gain  à  la  crainte 
d'une  perte  légère,  plus  soucieuse  de  conserver  que  d'accroître  le 
dépôt  commis  à  sa  garde,  retranchée,  par  toutes  ces  raisons,  der- 
rière une  triple  enceinte  de  lormalités  et  de  garanties,  et,  pour  la 
caractériser  d'un  mot,  essentiellement  défensive.  Que  ceux  quelle 
protège  s'y  trouvent  souvent  à  la  gène,  personne  ne  le  nie,  et  per- 
sonne néanmoins  ne  proposera  sérieusement  de  faire  tomber  ces 
barrières;  car  le  jour  où  l'on  attribuerait,  par  exemple,  au  mi- 
nistre des  travaux  publics  le  monopole  de  l'exploitation  des  mines 
avec  pleins  pouvoirs,  il  y  aurait  la  même  raison  d'autoriser  le  mi- 
nistre des  finances  à  faire  la  banque  pour  le  compte  de  l'État  avec 
les  fonds  du  Trésor.  On  pourra  réformer  certains  abus,  économiser 
les  forces  et  les  mieux  répartir,  imprimer,  à  tous  les  degrés  de  la 
hiérarchie,  une  impulsion  plus  énergique  et  plus  rapide;  on  n'arri- 
vera jamais  à  établir  la  situation  de  l'État  vis-à-vis  de  ses  repré- 
sentans  sur  le  pied  de  confiance  presque  absolue  d'une  comman- 
dite. 11  le  faudrait  pourtant,  si  l'on  voulait  assurer  aux  fonction- 
naires la  liberté  d'esprit,  la  rapidité  de  décision,  l'initiative  hardie 
que  réclame  une  entreprise  industrielle  et,  plus  que  toute  autre, 
la  direction  d'une  mine,  où  les  plus  graves  difficultés  techniques 
viennent  se  compliquer  des  risques  d'une  exploitation  commerciale. 
Propriété  nationale,  la  mine  est  fatalement  frappée  de  stérilité  ; 
propriété  publique  ou  collective,  elle  serait  une  cause  permanente 
de  troubles.  Nous  voyons  ce  qu'en  ferait  une  administration 
d'État.  Si  l'on  veut  savoir  ce  qu'elle  deviendrait  entre  les  mains 
d'une  communauté  d'habitans,  de  curieuses  révélations  vont  nous 
l'apprendre.  Il  s'agit  des  mines  de  fer  de  Rancié,  attribuées, 
depuis  1293,  aux  habitans  des  huit  communes  de  la  vallée  de  Vic- 
dessos,  dans  l'Ariège,  par  une  charte  de  Roger,  comte  de  Foix, 
leur  seigneur.  L'autorité  seigneuriale  s'était  complètement  désinté- 
ressée de  l'exploitation  du  minerai,  qui  fut  ainsi  livré  au  pillage. 
Pendant  cinq  cents  ans,  la  mine  ne  connut  d'autre  régime  légal 
que  l'anarchie  absolue,  tempérée  de  temps  à  autre  par  des  exécu- 
tions sommaires, lorsque  les  désordres,  devenus  intolérables,  appe- 
laient l'intervention  du  seigneur.  A  la  Révolution,  les  droits  des 
mineurs  de  Rancié  furent  respectés;  la  législation  de  l'empire  n'y 
porta  pas  non  plus  atteinte.  Pour  la  forme,  on  régularisa  la  situation 
par  une  concession  nominale  au  profit  des  communes  de  la  vallée  ; 
en  fait,  l'extraction  collective  des  habitans  s'est  continuée  comme 
devant.  En  1835,  l'État,  pour  mettre  un  terme  aux  abus,  a  pris  la 
direction  des  travaux  et  les  fait  diriger  par  le  service  des  mines. 
M.  Fougerousse,  qui  a  visité  l'exploitation  en  1883,  en  a  rapporté 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'impression  la  plus  attristante  :  des  procédés  rudimentaires,  une 
réglementation  despotique,  la  tyrannie  de  l'égalité  ;  pour  l'entre- 
prise, nul  progrès  possible  ;  pour  les  mineurs,  une  existence  de 
servitude  et  de  misère.  Gomme  le  droit  au  minerai  appartient  éga- 
lement à  tous  les  communistes,  le  nombre  des  heures  de  travail 
accordées  à  chacun  et  les  quantités  qu'il  peut  enlever  journellement 
sont  rigoureusement  limités;  mais,  en  haine  des  privilèges,  les 
ouvriers  actifs  qui  ont  fini  les  premiers  leur  tâche  quotidienne  sont 
tenus  d'attendre,  les  bras  croisés,  les  retardataires,  pour  remonter 
tous  ensemble.  A  la  sortie,  chacun  fait  vérifier  sa  charge;  tout  le 
minerai  extrait  en  excédent  des  quantités  réglementaires  est  impi- 
toyablement confisqué  au  profit  du  fonds  commun  (1). 

Avec  un  pareil  régime,  la  situation  des  ouvriers  ne  peut  être  que 
déplorable.  Les  mineurs  de  Rancié  n'ont,  par  mois,  qu'une  ving- 
taine de  journées  de  travail  productif,  le  surplus  étant  employé  aux 
réparations  et  au  boisage.  Le  produit  de  la  journée  est  de  2  fr.  60; 
c'est  la  seule  ressource  du  mineur,  car  la  nature  du  pays  ne  lui 
permet  pas  d'employer  aux  travaux  des  champs  ou  à  une  industrie 
quelconque  le  temps  que  lui  laisse  la  limitation  des  heures  de  tra- 
vail; aussi,  beaucoup  émigrent  périodiquement,  comme  font  les 
Lucquois  à  l'époque  de  la  moisson.  L'extraction  reste  alors  en  souf- 
france, et,  pour  conjurer  le  mal,  l'administration,  paraît-il,  a  pris 
un  arrêté  qui  permet  de  retenir  sur  place  la  totalité  des  mi- 
neurs valides,  «  dans  les  circonstances  où  leur  présence  est  néces- 
saire pour  mettre  la  production  journalière  de  la  mine  en  rap- 
port avec  les  besoins  des  forges,  »  Les  réquisitions,  la  corvée,  le 
servage  de  la  glèbe,  voilà  donc  le  dernier  mot  du  système.  C'est 
fatal  et  logique,  le  point  de  départ  une  fois  admis.  On  prétend  placer 
les  raines  dans  le  domaine  public,  parce  que  la  société  a  un  intérêt 
majeur  à  ce  que  les  richesses  minérales  ne  restent  pas  inexploitées; 
il  faut  alors  que  l'exploitation  soit  assurée  coûte  que  coûte.  On 
attachera  donc  le  mineur  à  sa  fosse,  comme  le  manant  jadis  à  son 
sillon  ;  et  ce  qu'on  fera  pour  la  mine,  on  devra  le  l'aire,  à  plus  forte 
raison,  pour  les  objets  de  première  nécessité,  pour  la  culture  des 
céréales  et  de  la  vigne,  pour  l'industrie  des  textiles, —  la  nourriture 
et  le  vêtement  étant  aussi  indispensables  à  l'honmie  que  les  mé- 
taux et  les  combustibles.  Telle  est  la  riante  perspective  offerte  aux 
classes  laborieuses. 

L'action  administrative  ne  profite  pas  mieux  à  la  mine  qu'au  mi- 
neur. A  Rancié,  h;  j)eu  d'initiative  que  laisse  aux  agens  de  l'Etat 
l'étrange  coutume  locale  est  encore  paralyst'  par  la  centralisation  et 
par  la  mobilité  du  personnel.  Tous  les  travaux  doivent,  suivant  leur 

(!)  Fougoroansc,  la  Mine  nu  mineur,  l'aris,  188i. 


LA    PROPRIÉTÉ   DES   MLNES.  583 

importance,  être  autorisés  par  le  ministre  ou  par  le  préfet;  c'est  le 
préfet  qui  veille  à  ce  que  l'exploitation  réponde  aux  besoins  de  la 
consommation  locale  ;  c'est  lui  qui  taxe  le  prix  du  minerai  et  qui 
fixe  le  nombre  des  tombereaux  à  extraire.  Tout  se  traite  par  cor- 
respondance, avec  Paris  ou  avec  la  préfeciure.  Les  ingénieurs  des 
mines,  placés  dans  cette  situation  subalterne,  ne  peuvent  guère 
prendre  goût  à  l'exploitation  qu'ils  dirigent,  et  comme,  par  lui- 
même,  le  séjour  de  Rancié  n'a  rien  qui  les  retienne,  leur  unique 
ambition  est  d'en  sortir.  De  1813  à  1883,  on  a  calculé  qu'il  est 
passé  par  ce  poste  vingt  ingénieurs,  sur  lesquels  cinq  sont  restés 
en  lonctions  moins  d'un  an,  quatre  moins  de  deux  ans,  deux  moins 
de  trois  ans.  11  est  probable  que,  pendant  la  même  période,  la  pré- 
lecture de  l'Ariège  n'a  pas  changé  moins  souvent  de  titulaire.  Aussi 
les  projets  restent  à  l'étude  pendant  des  années  avant  d'aboutir.  Tel 
était,  du  moins,  l'état  des  choses  en  1883.  Ici,  notons-le  bien,  rien  qui 
soit  imputable  au  régmie  spécial  de  Rancié,  cette  institution  féodale 
respectée  par  la  civiUsation  moderne;  rien  que  le  fonctionnement 
normal  de  notre  organisme  administratif.  Ces  circuits,  ces  hésita- 
tions, ces  retards,  on  les  retrouverait  dans  toutes  les  exploitations 
minières  le  jour  où  on  les  aurait  enlevées  à  l'industrie  privée  : 
partout  il  faudrait  s'attendre  à  voir  la  direction  changer  fréquem- 
ment de  mains  et  procéder  avec  une  lente  régularité,  car  l'adminis- 
tration publique  ne  tient  debout  que  par  la  hiérarchie,  l'avance- 
ment et  le  contrôle. 

Toutes  ces  combinaisons  n'iraient  qu'à  ruiner  la  production 
nationale.  L'extraction  en  commun  par  un  groupe  de  mineurs  tra- 
vaillant chacun  pour  son  compte  est  forcément  désastreuse,  avec 
ou  sans  surveillance  administrative,  dès  qu'elle  s'exerce  sur  une 
grande  échelle;  Texploilation  en  régie  par  l'État  est  condamnée 
par  la  science  économique.  Une  entreprise  industrielle  ne  prospé- 
rera jamais  que  sous  la  direction  d'une  personne  privée  agissant  à 
ses  risques  et  périls. 

Sur  l'intuition  de  ce  simple  aperçu,  Napoléon,  imposant  silence  aux 
théoriciens  qu'il  n'aimait  guère,  pouvait  donc  prendre  parti,  sans 
qu'il  valût  la  peine  de  pousser  plus  avant  la  discussion  métaphysique 
du  droit  domanial.  Quelle  utilité,  en  efTel,  d'attribuer  à  la  nation 
un  bien  qu'elle  est  hors  d'état  d'exploiter  directement?  Et,  du  mo- 
ment qu'elle  doit  se  substituer  un  simple  particulier,  pourquoi 
lésiner  et  retenir?  Les  concessions  temporaires,  l'airermage,  on 
les  avait  vus  à  l'œuvre  sous  les  précédens  régimes,  et  l'expé- 
rience les  avait  condamnés.  Dans  l'industrie  des  mines,  la  part 
de  l'imprévu  est  si  large,  le  travail  si  longtemps  stérile,  les  frais 
tellement  considérables,  qu'on  ne  peut  ni  laisser  à  l'exploitant 
trop   d'indépendance,   ni    lui    assurer  un    trop    long    avenir,    ni 


ôSi  REVUE    DES    DEUX    MO-<LES. 

trop  alléger  sps  charges.  De  tous  les  droits  reconnus  par  la 
législation  ci^i]c,  le  mieux  défini,  le  plus  complet,  le  plus  éner- 
gique et  le  plus  durable,  la  propriété,  en  un  mot,  est  le  seul  qui 
réponde  aux  exigences  et  au  caractère  de  l'exploitation  minérale. 
Donc,  pour  la  mine,  plus  de  situation  précaire  et  équivoque,  mais 
le  régime  normal  de  tous  les  fonds  de  terre  :  «  Une  propriété  à 
laquelle  toutes  les  définitions  du  code  ci\  il  puissent  s'appliquer,  » 
cette  idée  revient  sans  cesse  dans  la  bouche  de  Tempereur.  S'il 
avait  pu  la  faire  passer  complètement  dans  sa  loi.  les  entreprises  de 
mines  étaient  désormais  à  l'abri.  Le  droit  commun,  c'était  la  pro- 
priété souterraine  faisant  cause  commune  avec  la  propriété  territo- 
riale et  participant  de  son  inviolabilité.  Mais  pour  pouvoir  la  mettre 
sous  la  protection  du  code  civil,  il  fallait  l'y  rattacher,  avant  tout, 
par  ses  conditions  d'origine,  faire,  de  la  réunion  de  la  raine  à  la  sur- 
lace, la  base  de  la  législation  minérale.  En  reculant  devant  cette 
conséquence,  on  compromit  l'application  du  |)rincipe  :  une  pro- 
pri(Mé  conférée  par  l'Etat,  une  propriété  née  d'une  éviction,  ne  sera 
jamais  une  propriété  de  droit  commun. 

VI. 

11  est  surprenant  que,  partisan  déclaré  comme  il  l'était  de  la  pro- 
priété privée  des  mines,  et  reconnaissant,  d'autre  part,  le  maître  du 
fonds  supérieur  ])our  propriétaire  originaire  du  tréfonds  minéral, 
Napoléon  n'ait  pas  jugé  tout  naturel  de  le  maintenir  en  possession, 
sauf  à  l'assujettir,  comme  exploitant,  à  des  règles  spéciales,  au 
lieu  de  le  dépouiller  en  l'indemnisant.  Sans  doute,  l'exploitation 
des  raines  par  les  propriétaires  du  sol  n'avait  donné  jusqu'alors 
que  des  résultats  déplorables;  mais  on  aurait  dû  se  dire  que  pré- 
cisément ce  qui  avait  manqué  au  droit  de  tréfonds  constitué  par  la 
loi  de  1791,  c'était  la  perpétuité  et  le  contrôle,  —  les  concessions  ne 
pouvant,  d'après  cette  loi,  dépasser  le  terme  de  cinquante  années, 
et  l'exploitation  n'étant  soumise  à  aucune  surveillance  jusqu'à  cent 
pieds  de  profondeur.  Une  combinaison  aussi  vicieuse  ne  prou\ait 
rien  contre  le  rattachement  pur  et  simple  de  la  mine  à  la  surface 
avec  l'exploitation  soumise  à  une  réglementation  spéciale.  Au  vrai, 
la  raison  décisive  des  prédilections  de  l'empereur  pour  les  con- 
cessions administratives,  c'est  qu'elles  devaient  plus  étroitement 
inféoder  les  propriétaires  de  mines  à  l'administration,  tout  en  leur 
laissant  les  risques  :  un  concessionnaire,  en  efîet,  restera  tou- 
jours, quoi  qu'il  fasse,  l'obligé  du  pouvoir  qui  lui  a  donne  l'inves- 
titure; il  lui  doit  foi  et  hommage  :  bons  rajiports  avec  les  autorités 
publiques  de  tout  ordre  et  de  tout  rang,  respectueuse  déférence 
aux  injonctions,  aux  désirs  mêmes  des  ingénieurs  de  l'État. 


LA    PROPRIÉTÉ    DES    MINES.  585 

Jusque-là,  rien  que  de  très  naturel,  et  Napoléon  n'entendait  pas 
exiger  davantage  ;  au  début  de  la  discussion,  il  s'en  était  nettement 
expliqué.  Ses  idées  sur  le  rôle  du  corps  des  Mines  dépassaient  même 
en  libéralisme  celles  de  la  Restauration  et  du  gouvernement  de 
Juillet.  Faire  régenter  par  de  jeunes  fonctionnaires  frottés  de  théorie 
des  praticiens  expérimentés  qui  risquaient  leurs  capitaux  lui 
semblait,  disait-il,  le  comble  du  ridicule.  Hors  le  cas  d'infraction 
à  la  loi  ou  de  péril  imminent,  il  voulait  que  l'administration  se 
bornât  à  conseiller  et  à  avertir.  Mais  c'était  un  terrain  glis- 
sant, et  ni  Fourcroy,  ni  Regnault  de  Saint-Jean  d'Angély  n'étaient 
gens  à  l'arrêter  sur  la  pente.  Eh  quoi!  l'on  venait  d'enlever  la  mine 
au  propriétaire  du  sol,  à  seule  fin  de  l'attribuer  au  plus  capable; 
on  corrigeait  le  hasard  par  une  sélection  intelligente  ;  était-ce  donc 
pour  immédiatement  abdiquer  entre  les  mains  d'un  nouveau-venu 
sans  qu'il  eût  fait  ses  preuves,  pour  assister  les  bras  croisés  à  des 
caprices  ruineux  pour  l'avenir  de  la  mine?  Le  gouvernement,  mo- 
ralement responsable  de  son  choix,  pouvait-il  se  désintéresser  des 
agissemens  du  concessionnaire?  Son  devoir  étroit  n'était-il  pas,  au 
contraire,  de  prévoir  tout  ce  que  la  situation,  la  nature  de  chaque 
gisement,  réclamaient  de  précautions  spéciales?  L'empereur  se 
rendit,  et  si  complètement  que,  par  crainte  de  désarmer  l'adminis- 
tration, il  finit  par  lui  donner  toute  autorité  sur  le  concessionnaire. 
L'article  !i9  de  la  loi  déclara  que  :  «  Si  l'exploitation  est  restreinte 
ou  suspendue,  de  manière  à  inquiéter  pour  la  sûreté  publique  ou 
les  besoins  des  consommai e tirs,  les  préfets,  après  avoir  entendu  les 
propriétaires,  en  rendront  compte  au  ministre  de  l'intérieur,  jyo//r  ?/ 
être  pourvu  ainsi  qu'il  appartiendra.  » 

Le  régime  du  bon  plaisir  n'avait  pas  d'autres  formules.  Donner 
d'une  main,  reprendre  de  l'autre,  cette  double  tendance,  tour  à 
tour  autoritaire  et  Ubérale,  est  le  trait  physionomique  de  Napoléon 
législateur  :  respect  absolu  et  protection  aux  droits  des  citoyens,  oui  ; 
mais  tant  qu'ils  ne  feront  point  échec  à  la  toute-puissance  du  gou- 
vernement. Un  préfet,  des  bureaux,  juges  en  dernier  ressort  de  l'état 
du  marché,  des  besoins  de  la  consommation  et  des  moyens  d'y 
satisfaire,  c'est  quelque  chose  de  plus  grave  encore  que  les  mono- 
poles et  que  la  loi  du  maximum.  Pour  l'exercice  de  ce  pouvoir  exorbi- 
tant, on  vit  surgir,  à  côté  de  chaque  décret  de  concession,  un 
volumineux  cahier  des  charges  réglant  l'extraction  dans  ses  plus 
minutieux  détails,  fixant  les  rappoits  du  concessionnaire  et  du  pro- 
priétaire de  la  surlace,  parfois  mémo  attribuant  à  des  tiers  une 
quote-part  des  substances  à  extraire  (l).  Lt  comme,  après  tout,  il 


(1)  Les    concessions  de   mines  d'antlmicite  dans   les  Haiites-Aljies  élablissent,  au 
h      profit  des  communes,  une  sorte  de  droit  d'alïouage  sur  les  produits. 


586  RliVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vaut  mieux  prévenir  que  réprimer,  comme,  en  toutes  choses,  le 
pire  des  maux  est  encore  l'incertitude,  j'imagine  que  les  intéressés 
y  trouvèrent  une  garantie.  Dans  cet  acte,  par  lequel  l'administration 
disposait,  en  somme,  du  bien  d'autrui,  elle  aflecta  de  plus  en  plus 
les  allures  d'un  propriétaire  qui,  par  convention,  se  dessaisit  de  sa 
chose,  qui  dicte  ses  conditions  à  son  acquéreur  ou  donataire,  avec 
le  redoutable  sous-entendu  de  la  révocation  pour  le  cas  où  il  viendrait 
à  y  faillir.  La  déchéance  était  au  bout,  —  cette  sanction  suprême 
de  tous  les  contrats  de  l'État.  L'empereur  avait  eu  beau  rayer  de 
sa  main  le  titre  qui  la  consacrait,  —  en  1838,  elle  s'établissait  dans 
la  loi.  Quand  des  jurisconsultes  imbus  du  respect  des  droits  acquis 
protestèrent,  quand  ils  représentèrent  la  mesure  comme  en  oppo- 
sition flagrante  avec  l'esprit  du  droit  minier,  on  leur  ferma  la  bouche 
avec  ces  mots  draconiens  de  l'article  h9  :  «  Pour  y  être  pourvu 
ainsi  qu'il  appartiendra.  »  De  ce  jour,  la  propriété  du  concession- 
naire retomba  dans  la  condition  subalterne  d'où  Napoléon  avait 
voulu  la  sortir. 

VU. 

Elle  trouvait,  dans  sa  séparation  de  la  surface,  une  nouvelle 
cause  de  précarité  et  de  trouble  ;  et  c'était  là  encore  une  consé- 
quence du   système  bâtard  qui  avait  prétendu  concilier  le  droit 
commun  et  le  privilège.  Quand  on  eut  décidé  que  la  mine  serait 
une  véritable  propriété,  mais  une  propriété  conférée  par  l'État,  il 
fallut  savoir  ce  qu'on  mettrait  dans  le  lot  du  concessionnaire.  On 
pensa  tout  d'abord  à  lui  faire  racheter  le  sol,  mais  cette  idée  fut 
abandonnée  presque  aussitôt  ;  la  charge  aurait  été  trop  lourde,  et 
l'atteinte  à  la  propriété  foncière  trop  flagrante.  On  se  contenta  donc 
de  déclarer  que  le  dessus  et  le  dessous  formeraient  deux  proprié- 
tés séparées,  en  laissant  à  la  pratique  le  soin  de  fixer  leurs  limites 
respectives.  C'était  lui  demander  l'impossible.  Sans  la  couche  do 
terre  qui  la  contient,  la  mine  n'est  qu'un  être  de  raison,  un  pur  con- 
cept philosophique,  «un  fief  en  l'air.  »  La  concession  emporte  donc, 
au  profit  de  celui  qui  l'obtient,  attribution  d'une  partie  du  sol; 
mais  laquelle?  Ni  la  loi,  ni   les  cahiers  des  charges  ne  sauraient 
nous   répondre,  et   la  raison  en  est  simple  :  c'est  le   gisement 
qui  forme  le  noyau  de  la  nouvelle  propriété  conférée  par  l'État; 
cependant  l'allure  et  la  configuration  d'un  gisement  métallique  ne 
peuvent  être  exactement  connues  avant  le  moment  oi'i  on  l'exploite; 
ce  qu'il  occupe   du   tréfonds,  l'autorité   qui  le  concède   l'ignore. 
Tréfonds,  superficie,   ces  mots   n'ont  d'ailleurs   par  eux-mêmes 
aucune  signification  précise.  Où  le  tréfonds  commence,  où  la  super- 
ficie s'arrête,  on  n'en  sait  rien;  tout  dépendra  de  l'allure  et  de  la 


LA   PROPRIÉTÉ    DES    ML\ES.  587 

profondeur  du  gîte.  C'est  pourquoi,  dans  l'acte  de  concession,  la 
mine  n'est  désignée  que  par  le  nom  ou  le  numéro  des  parcelles 
sous  lesquelles  elle  s'étend  :  c'est  sur  le  plan  terrier  qu'on  trace 
son  périmètre  (1).  Cette  propriété  foncière  oîi  l'élément  foncier  est 
l'accessoire,  ce  domaine  souterrain  qui  ne  peut  être  délimité  qu'à 
la  surface  de  la  terre,  —  autant  d'anomalies  qui  se  traduisent,  en 
pratique,  par  des  controverses  presque  insolubles.  A  qui,  par 
exemple,  appartiendront  les  couches  intermédiaires  du  sol?  Au 
concessionnaire  de  la  mine  ou  au  propriétaire  de  la  superficie? 
Même  question  pour  la  portion  du  tréfonds  située  sous  la  mine. 
Sera-t-elle  rattachée  à  la  concession  ou  demeurera-t-elle  réunie  à  la 
surface?  L'État  pourra-t-il  faire  des  concessions  nouvelles,  soit  au- 
dessus,  soit  au-dessous  de  la  première,  et  dans  ce  cas,  à  qui 
reviendront  les  redevances  et  les  indemnités  d'occupation?  11  y  a 
quelque  cinquante  ans  que  la  discussion  reste  ouverte.  Tout  cela, 
pour  s'être  engagé  témérairement  dans  le  labyrinthe  des  abstrac- 
tions du  droit;  on  prétendait  créer,  on  n'arriverait  même  pas  à 
définir. 

Le  coup  de  baguette  qui  faisait  deux  propriétés  d'une  seule  ne 
pouvait  rompre  les  attaches  de  la  surface  et  de  la  mine  ;  la  loi  les 
a  dissociées  sans  parvenir  à  les  disjoindre  ;  comme  la  nature  en  ses 
jours  de  monstrueux  caprices,  elle  a  donné  deux  têtes  à  un  même 
corps.  Une  déhmitation  plus  ou  moins  exacte,  plus  ou  moins  arbi- 
traire, des  deux  propriétés,  —  superficielle  et  souterraine,  —  les  ren- 
drait d'ailleurs  distinctes,  mais  non  point  indépendantes.  Entre  des 
mains  différentes,  elles  demeurent  vis-à-vis  l'une  de  l'autre  dans  un 
état  pei-pétuel  d'assujettissement  et  de  gêne.  La  surface  doit  l'accès 
à  la  mine  ;  la  mine  doit  «  le  support  »  à  la  surface.  Investis  de  droits 
égaux,  les  deux  propriétaires  ne  peuvent  les  exercer  sans  se  con- 
trecarrer et  se  nuire.  En  minant  le  sol,  on  ébranle  les  construc- 
tions; en  construisant,  on  surcharge  le  plafond  et  l'on  risque 
d'effondrer  la  mine.  Va-t-on  défendre  au  «  iréfoncier  »  de  creuser 
pour  permettre  au  «  superficiaire  »  de  construire,  ou,  à  l'inverse, 
mettra-t-on  la  surlace  en  interdit  dans  l'intérêt  de  l'exploitation 
souterraine?  Question  capitale,  à  laquelle  on  n'entrevoit  pas  de 
réponse  satisfaisante,  car,  quoi  qu'on  fasse,  l'un  des  deux  intérêts 
est  sacrifié  forcément.  La  hberté  laissée  au  propriétaire  du  sol, 
c'est  l'extraction  paralysée  ou  compromise  ;  l'interdiction  des  con- 
structions no  jvelles,  c'est  la  surface  à  jamais  dépréciée.  Au  demeu- 
rant, mieux  vaudrait  encore  cette  dernière  alternative,  qui  n'enlè- 

(1)  «L'étendue  de  la  concession  sera  déterminée  par  l'acte  de  la  concession;  elle 
sera  limitée  par  des  points  fixes  pris  à  la  surface  du  sol  et  passant  par  des  plans  ver- 
ticaux menés  de  cette  surface  dans  l'intérieur  de  la  terre  à  une  profondeur  indéfinie.» 
(Loi  du  21  avril  «810.  art.  29.) 


588  REVUE    DES    DtLX    Al0.^bt^. 

veraii  au  propriétaire  qu'une  laculté  dont  il  n'a  pas  encore  fait 
usage;  mais  comment  imposer  le  statu  q/io  à  la  surface  sans  l'im- 
poser en  même  temps  à  la  mineV  Et  pour  la  mine,  ce  serait  l'arrêt 
fatal.  Ne  faut-il  pas,  en  effet,  dès  que  l'extraction  se  développe,  ouvrir 
de  nouveaux  puits, installer  de  nouvelles  machines,  donner  de  nou- 
velles issues  aux  eaux  souterraines?  On  a  donc  dû  non-seulement 
laisser  le  concessiormaire  exploiter  librement,  mais  encore  lui  per- 
mettre de  prendre  ce  dont  il  a  besoin  à  lleur  de  sol,  et  cela  non  pas 
une  fois  pour  toutes  au  début  de  l'entreprise,  mais,  au  fur  et  à  me- 
sure de  ses  besoins,  pendant  la  durée  indéfinie  de  la  concession. 
C'est  à  quoi  l'article  h!i  de  la  loi  de  1810  a  largement  pourvu.  Il  n'y 
a  d'exception  que  pour  le  terrain  situé  dans  le  voisinage  immédiat 
des  habitations  ou  des  enclos  y  attenant,  «  l'asile  des  jouissances 
domestiques,  »  —  auquel  la  loi  de  1810  accorde  un  rayon  de  pro- 
tection de  100  mètres,  réduit  à  50  par  la  loi  du  27  juillet  1880. 
A  cette  réserve  près,  le  droit  d'occupation  est  attribué  d'une  ma- 
nière presque  illimitée  :  pour  l'établissement  de  magasins  et  d'ate- 
liers, pour  la  préparation  métallique  des  minerais  et  le  lavage  des 
combustibles,  pour  l'ouverture  de  routes  d'accès,  même  de  che- 
mins de  fer,  quand  ils  ne  doivent  pas  modifier  le  relief  du  sol. 

Dépossession  immédiate  du  tréfonds,  occupation  éventuelle  de  la 
surface,  tout  cela,  en  dépit  des  réticences,  des  artifices  de  langage, 
n'est  en  définitive  que  l'expropriation,  et,  qui  pis  est,  l'expropria- 
tion fonctionnant  au  profit  d'un  particulier,  —  puisqu'aux  yeux  de 
la  loi  le  concessionnaire  de  mines  est  un  propriétaire  comme  un 
autre.  Nouvelle  inconséquence,  etnouvelle  cause  aussi  de  tiraillemens 
et  de  disputes.  En  quoi?  va-t-on  dire.  Le  propriétaire  du  sol  n'est 
pas  lésé  :  la  loi  lui  accorde,  en  cas  d'occupation,  une  indemnité 
double  de  la  valeur  de  son  terrain,  et,  pour  ce  qui  est  des  dom- 
mages accessoires,  de  l'interdiction  de  bâtir,  de  la  dépréciation  de 
l'immeuble,  de  la  menace  d'occupation,  la  redevance  assise  sur  la 
mine  en  est  une  compensation  sufFisanle.  Simple  question  d'argent. 
Oui,  mais  bien  délicate  et  complexe  dans  la  situation  mal  définie 
des  deux  propriétés  rivales,  avec  les  données  conjecturales  de  la 
science  sur  la  consistance  et  la  richesse  des  mines  à  ouvrir,  et  qui 
rendent  la  difficulté  inextricable.  Le  propriétaire  du  dessus  est 
troublé  par  un  acte  de  l'autorité  publique;  on  serait  donc  porté, 
dans  le  doute,  à  le  traiter  favorablement.  Mais,  pour  peu  qu'on 
lasse  pencher  de  son  côté  la  balance,  le  concessionnaire  va  se 
plaindre  qu'on  aggrave  ses  charges  financières  déjà  si  lourdes.  Ce 
n'est  pas  tout.  Comme  si  l'on  avait  voulu  compliquer  encore  les 
choses,  on  interdit  aux  intéressés  de  s'entendre  ;  la  loi  tient  pour 
non  avenus  leurs  arrangemens  amiables;  c'est  au  gouvernement 
qu'elle  réserve  le  droit  sans  appel  de  fixer  la  redevance,  avant  la 


I 


LA    PROPRIETE    DES    MINES.  589 

concession,  au  moment,  par  conséquent,  où  les  conditions  du  gise- 
ment sont  encore  un  problème. 

Et  puis,  plus  ou  moins  onéreuse,  plus  ou  moins  équitablement 
réglée,  cette  redevance  perpétuelle,  ce  tribut  imposé  à  la  mine, 
—  pour  prix,  disait-on,  de  son  indépendance,  en  est  la  négation 
même.  Par  cette  condition  constitutive,  le  tréfonds  relève  du  fonds 
supérieur,  et  plus  durement  qu'aucun  fief  au  moyen  âge.  Supposez 
la  redevance  proportionnelle  à  l'extraction,  —  toute  autre  base  est, 
en  effet,  arbitraire  et  divinatoire;  —  voilà,  du  coup,  le  propriétaire 
du  sol  investi  du  droit  de  surveiller  l'exploitation  ;  il  pourra  vérifier 
les  livres,  au  besoin  même  enjoindre  au  concessionnaire  de  pousser 
ses  travaux  avec  plus  d'activité.  Et  qu'on  n'aille  pas  croire  que 
j'exagère;  le  cahier  des  charges  général  du  bassin  houiller  de  la 
Loire  l'y  autorise  expressément  :  autre  contradiction  des  auteurs  de 
la  loi,  qui  rêvaient  d'une  propriété  parfaite  et  qui  ont  ressuscité, 
sans  le  savoir,  la  rente  foncière  ou  le  bail  à  champart.  N'allons  pas 
pourtant,  de  dépit,  supprimer  la  redevance,  la  réduire  à  une 
somme  insignifiante;  elle  est,  pour  le  propriétaire  foncier,  la 
compensation  obligatoire  de  tout  ce  que  le  dédoublement  de  sa 
propriété  lui  enlève  ;  comme  Napoléon  le  faisait  remarquer,  si  l'on 
ne  prenait  rien  au  possesseur  du  sol,  il  ne  lui  serait  absolument 
rien  dû  :  dès  lors  qu'on  le  dépouille,  il  faut  l'indemniser  loyalement. 
Mais,  en  fait,  les  tendances  régaliennes,  reprenant  presque  aussitôt 
le  dessus,  ont  dérangé  l'économie  et  détruit  l'équilibre  de  la  loi. 
Sauf  dans  le  bassin  de  la  Loire,  la  redevance  imposée  au  profit  de 
la  surface  est  purement  nominale;  ce  n'est  plus  qu'un  hommage 
au  principe  de  la  propriété,  «  une  politesse  à  l'article  55'2  du  code 
civil.  » 

Au  surplus,  et  même  avec  la  perspective  d'un  dédommagement 
raisonnable,  la  découverte  d'une  mine  sera  toujours  envisagée  avec 
effroi  par  le  propriétaire,  du  moment  que  cette  bonne  fortune  n'est 
pas  pour  lui.  II  n'est  pas  sûr  que  la  redevance  couvrira  le  préju- 
dice matériel  dont  il  se  sent  menacé  ;  le  sacrifice,  d'ailleurs,  de  ses 
convenances  et  de  ses  habitudes  passera  souvent,  et  de  beaucoup, 
la  réparation  pécuniaire  qu'on  lui  promet.  Il  fera  donc  tout  au  monde 
pour  entraver  les  recherches  sous  son  domaine.  Il  a  fallu  connnis- 
sionner,  en  quelque  sorte,  les  explorateurs,  et  organiser  une  procé- 
dure spéciale  pour  leur  mettre  la  sonde  en  main.  Après  la  délivrance 
des  concessions,  c'est  le  même  mauvais  vouloir;  on  paralyse,  par 
constructions  nouvelles,  le  droit  d'occupation  du  concessionnaire; 
l'esprit  de  spéculation  trouve  le  moyen  d'exploiter  contre  lui  les 
salutaires  prohibitions  légales,  sans  lesquelles  la  propriété  du  sol  ne 
serait  qu'un  vain  mot.  Pour  mettre  un  terme  à  cette  situation  into- 
lérable, les  propriétaires  de  mines  se  résignent  souvent  à  subi:  Ja 


590  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

loi  de  leurs  incommodes  voisins  et  à  racheter  la  surface  à  prix  d'or; 
la  propriété,  malencontreusement  démembrée,  rassemble  ainsi  ses 
tronçons  épars  :  elle  cherche  à  se  reconstituer,  de  bas  en  haut. 
Mais  ici  encore,  le  législateur  de  1810  a  comme  pris  à  tâche  de 
perpétuer  l'antagonisme.  Il  décide  que,  même  réunies  dans  une 
seule  main,  la  mine  etla  surlace  resteront  néanmoins  distinctes.  Bien 
plus,  malgré  la  concession  de  la  mine  au  propriétaire  de  la  sur- 
face, la  redevance  n'est  pas  écartée;  on  la  fixe  pom*  maintenir  en 
principe  et  rendre  toujours  possible  en  fait,  la  division  des  deux 
propriétés  super])osées.  On  voit  à  quel  point  Napoléon  s'était  épris 
de  sa  clihnère,  l'importance  qu'il  attachait  à  ce  dualisme  imaginé 
par  lui  pour  le  raalheui'  commun  de  la  surface  et  de  la  mine. 


YIII. 


Les  conséquences  ne  pouvaient  manquer  de  se  produire.  Les 
fonctionnaires  de  l'empire  avaient  vu  avec  dépit  l'industrie  minière 
échapper  à  leur  tutelle,  et  ne  dissimulaient  nullement  le  dessein 
de  ressaisir,  au  premier  moment,  leurs  anciennes  prérogatives.  Au 
cours  de  la  discussion,  un  jour  que  l'on  se  préoccupait  des  garanties 
à  donner  à  la  nouvelle  propriété  souterraine,  Cambacérès  avait  laissé 
échapper  en  plein  conseil  d'État  cet  aveu  :  «  Qu'arrivera-t-il  si  le 
système  ne  marche  pas?  On  élaguera  par  des  décisions,  des  instruc- 
tions, des  avis,  toutes  les  dispositions  qui  gênent,  c'est-à-dire  toutes 
celles  qui  sont  en  faveur  de  la  propriété;  ainsi  la  propriété  sera 
ruinée,  précisément  pour  avoir  été  trop  protégée.  »  L'impatience 
des  autoritaires  n'attendit  même  pas  que  l'événement  eût  justifié 
les  préventions.  Dès  le  3  août  1810,  la  circulaire  ministéiiellc, 
donnée  pour  l'application  de  la  loi,  représentait  les  mines  comme 
des  propriétés  publiques,  et  déclarait  qu'en  cas  d'abandon  elles 
feraient  retour  à  l'État  comme  biens  vacans  et  sans  maître.  Trois 
ans  plus  tard,  le  gouvernement  demandait  au  conseil  d'État  d'orga- 
niser une  procédure  de  déchéance.  L'inondation  des  houillères  de 
Rive-de-Gier  fournit,  en  1838,  un  prétexte  à  renouveler  la  tenta- 
tive, avec  plein  succès  cette  fois.  Ce  fut  la  commission  de  la 
chambre  des  pairs  qui  proposa  la  mesure  et  la  fit  adopter  par  voie 
d'amendement  au  projet  ministériel.  Du  même  coup  on  astreignit 
les  co-propri('taires  de  mines  à  se  soumettre  à  une  direction 
unique.  De  18/i7  à  1852,  les  projets  de  réformes  se  succèdent 
presque  sans  interruption  :  c'est  d'abord  le  système  de  l'adjudica- 
tion publique  que  les  ministres  de  Louis-Philippe  proposent  de 
substituer  aux  concessions  administratives;  en  i8/i8,  le  régime  de 
rex|jluilation  directe  par  l'état  est  mis  en  avant;  en  1852,  Louis- 


f 


LA  PROPRIÉTÉ  DES  MINES.  591 

l>{apoléon  interdit,  par  simple  décret,  la  réunion  des  concessions  à 
peine  de  déchéance.  Puis  le  silence  se  fait  jusqu'aux  dernières 
années  de  l'empire;  —  une  tentative  isolée  de  M.  Dalloz,  vers  1860, 
ne  mérite  d'être  citée  que  pour  mémoire;  — en  1866,  cependant,  le 
nouveau  régime  économique  inauguré  par  les  traités  de  commerce 
amène  l'abrogation  de  la  législation  spéciale  sur  le  minerai  de  fer. 
La  crise  houillère  de  1872-1873  réveilla  la  question.  On  sait  com- 
ment le  gouvernement  ouvrit  une  enquête  et  les  plaintes  qu'y 
firent  entendre  les  exploitans  :  les  redevances  tréfoncières  et  les 
indemnités  pour  occupations  à  la  surface  grevaient  lourdement  lem- 
budget  ;  il  y  avait  nécessité  de  restreindre  la  servitude  de  protec- 
tion établie  dans  un  rayon  de  100  mètres  autour  des  habitations  et 
des  clôtures  murées  ;  ils  réclamaient,  en  outre,  la  faculté  d'établir 
leurs  voies  d'accès,  —  routes,  canaux,  chemins  de  1er,  —  non- 
seulement  au-dessus  de  la  concession,  mais  au  besoin  à  travers  les 
propriétés  voisines.  La  loi  du  27  juillet  1880  leur  donna  satisfac- 
tion sur  ces  deux  derniers  points.  Et  cependant  six  ans  à  peine 
avaient  passé,  que  de  nouveau  l'idée  d'une  refonte  de  la  législation 
des  mines  revenait  sur  le  tapis. 

Cette  instabilité,  ces  conflits  sans  cesse  renaissans,  nous  en 
avons  montré  la  cause.  Démembré  de  la  superficie  et  protégé  de 
l'administration,  équivoque  dans  ses  rapports  avec  le  fonds  supé- 
rieur et  précaire  vis-à-vis  de  l'État,  mal  dégagé  de  ses  anciennes 
attaches  régaliennes,  et  en  même  temps  réfractaire  aux  défini- 
tions du  code  civil,  le  di'oit  des  concessionnah'es  de  mines  ne  peut 
fonctionner  dans  des  conditions  absolument  normales.  Est-ce  un 
motif  suffisant  pour  renoncer  à  un  régime  qui,  malgré  tout,  a  fait 
ses  preuves?  Le  conseil  d'État  s'est  toujours  prononcé  en  sens 
contraire.  A  toutes  les  époques  et  sous  tous  les  régimes,  en  1878 
comme  en  18/i8  et  en  1866,  —  il  s'est  mis  à  la  traverse,  et  ses  re- 
présentations avaient,  jusqu'ici,  fait  abandonner  l'idée  d'un  rema- 
niement général  dont  il  lui  paraissait  que  les  inconvéniens  dépas- 
seraient de  beaucoup  les  avantages.  Les  auteurs  des  récentes  pro- 
positions de  réforme  se  défendent  d'ailleurs  de  porter  atteinte  aux 
bases  de  notre  droit  minier.  Tous,  sans  exception,  protestent  qu'il 
s'agit  seulement  d'améliorations  de  détail.  Nous  avons  voulu  montrer, 
en  interrogeant  les  traditions  et  l'histoire,  dans  quel  esprit  cette 
revision,  respectueuse  des  principes  actuels,  devrait  être  tentée,  si 
elle  a  lieu.  Quant  aux  théories  beaucoup  plus  radicales  auxquelles 
la  préparation  du  nouveau  code  général  des  mines  a  donné  l'occa- 
sion de  se  produire,  elles  seront  l'objet  d'une  prochaine  étude. 

René  de  Récy. 


LA    REFORME 


DE 


L'OUTllOGlUPHE   FRANÇAISE 


Le  silence  ne  serviraii  plus  à  rien  :  la  question  de  la  réforme 
orthograpliique  est  de  nouveau  soulevée.  Ce  débat  qui  dure,  avec 
des  alternatives  de  repos,  depuis  trois  siècles,  vient  de  se  rouvrir 
bruyamment.  Une  véritable  agitation  est  commencée.  Un  savant 
professeur  du  Collège  de  France,  'SI.  Louis  Havet,  s'est  mis  à  la  tète 
du  mouvement  :  deux  sociétés  le  soutiennent  (1;  ;  une  pétition  ha- 
bilement rédigée  est  adi-essée  à  l'Académie  française.  Dans  la  dis- 
cussion, à  côté  des  anciens  argumens,  —  les  mêmes  que  produisait 
Perrot  d'Ablancourt  ou  Beauzée,  —  nous  en  voyons  figurer  de 
nouveaux,  tirés  les  uns  des  progrès  de  la  science,  les  autres  de 
notre  état  social,  des  intérêts  de  notre  enseignement  ou  de  l'ex- 
tension de  noire  influence  dans  le  monde. 

Je  ne  saib  trop  si  les  hommes  d'expérience  ont  vu  avec  plaisir 
se  rallumer  cette  querelle.  Comme  pour  ces  vieux  édilices  où  l'on 
craint  de  commencer  les  réparations,  car  on  ne  sait,  une  fois 
les  architectes  en  train,  où  s'airèteront  les  remaniemens,  les  gens 
sages,  en  présence  des  projets  de  réforme,  ont  dû  secouer  la  tête. 
Je  suppose  qu'ils  ont  considéré  sans  aucune  satisfaction  pétition 
et  pciiiiounaircs.  Mais,  puisque  l'opinion  i)ublique  est  saisie,  lo 
mieux  est  encore  d'examiner  les  choses  posément.  Tout  n'est  pas  à 

(I)  La   nouvi'te   ortuyiah  .  journal  enciciupcdique.    Ufiiacti'iir   en   rliof  :    M.    l'aul 
l'assy.  —  Iji  Socioti'  philologiqui'  françiiise.  Fi-ésideut  :   M.  Pitrre  MaKfzin. 


LA    REFORME    DE    LORTHOGKAPHE    FRANÇAISE.  593 

rejeter  parmi  ces  demandes  :  certaines  réclamations  sont  légitimes. 
On  ferait  croire  qu'elles  le  sont  toutes,  en  ayant  l'air  de  ne  pas 
entendre. 

Ce  qui,  dans  cette  alï'aire,  déroute  un  peu  les  spectateurs,  c'est 
l'attitude  des  philologues  et  des  érudits.  L'homme  du  monde,  rai- 
sonnant d'après  ses  souvenirs  de  collège,  s'attendait  à  trouver  en 
eux  les  détenseurs  de  la  tradition.  Ne  s'agit-il  pas  des  origines  la- 
tines de  notre  langue?  N'est-ce  pas  aux  savans  de  protéger  cet  héri- 
tage du  passé?  Ainsi,  le  français  corps  ne  rappelle-t-il  point  par 
son  p  le  latin  corpus,  le  nom  de  nombre  vingt  n'a-t-il  pas  gardé 
fidèlement  le  g  du  latin  viginti^  dans  Y  au  de  taureau  ne  retrou- 
vons-nous pas  la  diphtongue  du  latin  taurus?  On  considérait  avec 
complaisance  ces  prétendus  restes  de  construction  romaine  :  on 
supposait  qu'une  filière  ininterrompue  rattachait  une  orthogra- 
phe à  l'autre.  Grande  fut  donc  la  surprise,  quand  les  philologues 
de  profession  déclarèrent  que  ces  caractères  ne  faisaient  que  les 
gêner,  que  l'orthographe  non  étymologique  serait  de  beaucoup  la 
meilleure,  et  qu'il  vaudrait  mieux  écrire  cors,  vint  et  toreau;  que 
telle  était  d'ailleurs  la  mode  du  xii^  siècle,  c'est-à-dire  du  temps 
où  la  France  possédait  l'orthographe  la  plus  exacte  et  la  plus  ra- 
tionnelle. 

(c  II  y  a  des  braves  gens,  dit  l'un  des  plus  actifs  promoteurs  de 
la  réforme,  qui  voudraient  voir  respecter  l'orthographe  actuelle 
pour  ses  velléités  étymologiques  :  qu'il  leur  soit  dit,  avant  qu'ils 
ouvrent  la  bouche,  que  le  seul  emploi  de  cet  argument  serait  un 
brevet  d'ignorance...  »  Voilà  une  déclaration  qui  a  le  mérite  au 
moins  de  la  netteté.  Personne  n'a  envie  de  concourir  pour  ce  brevet. 
Ainsi,  au  moment  où  l'on  crovait  trouver  un  soutien  chez  les  étv- 
mologistes,  ceux-ci  retournaient  contre  l'orthographe  leurs  armes 
de  précision  et  la  criblaient  d'argumens  historiques.  Il  n'est  pas 
jusqu'au  vieux  nom  d'orthographe  (assez  mal  formé  d'ailleurs)  qui 
n'ait  été  mis  à  l'index  :  ortho  —  a  été  trouvé  trop  dogmatique.  Il  a 
été  remplacé  par  le  nom  de  graphie,  tiré  du  grec,  ou  par  celui 
dU'pel,  imité  de  l'anglais  spelling. 

Dans  cette  guerre  il  est  d'usage  qu'on  se  renvoie  réciproquement 
le  reproche  de  pédantisme,  les  uns  trouvant  ridicule  qu'on  touche 
à  de  petites  choses  depuis  longtemps  établies  et  n'ayant  aucune 
importance  par  elles-mêmes,  les  autres  ne  comprenant  pas  qu'on 
défende  avec  ténacité  une  érudition  sans  valeur,  de  pures  chinoi- 
series et  des  erreurs  tant  de  fois  constatCes.  A  continuer  de  ce  ton, 
on  peut  craindre  que  le  public  du  dehors,  prenant  au  mot  les  uns 
et  les  autres,  ne  se  débarrasse  des  deux  dossiers  en  les  mettant 
dans  un  même  sac  et  sous  une  seule  et  même  étiquette.  Il  vaut 

TOME  XG\I.   —   1889.  'i^ 


594  REVUE    DES   DECX    MONDES. 

mieux  envisager  cette  discussion  sans  en  surfaire  ni  en  diminuer  la 
portée.  Le  dédain  serait  injuste  :  un  débat  auquel  se  sont  mêlés  de 
leur  personne  Ronsard,  Corneille,  Bossuet,  Voltaire,  n'est  au-dessous 
de  l'attention  de  qui  que  ce  soit.  L'orthographe  française,  c'est 
aussi  une  parcelle  de  la  France,  et  quand  les  mots  de  notre  langue 
se  répandent  dans  le  monde,  le  vêtement  sous  lequel  ils  se  pré- 
sentent n'est  pas  absolument  indifîérent.  Ce  qui  n'a  pas  moins 
d'importance  à  nos  yeux,  c'est  que  ces  vétilles  forment  l'occupation 
et  trop  souvent  le  tourment  de  la  jeunesse  :  s'il  est  possible  d'al- 
léger quelque  peu  ce  fardeau,  nous  n'aurons  pas  perdu  notre 
temps. 

I. 

Avant  tout,  il  faut  connaître  les  réclamans.  Nous  allons  donc  les 
présenter  successivement  au  lecteur,  en  procédant  par  ordre, 
c'est-à-dire  en  commençant  par  les  modérés,  en  allant  ensuite  aux 
radicaux,  et  en  finissant  par  les  révolutionnaires. 

Par  modérés,  il  faut  entendre  ceux  qui,  sans  parti-pris  général, 
sans  projet  de  bouleversement,  trouvent  qu'il  y  a  dans  notre  ortho- 
graphe bien  des  bizarreries,  et  qui  voudraient  les  voir  disparaître. 
Il  n'est  pas  difficile  de  fournir  la  preuve  de  ces  bizarreries  et  le 
seul  embarras  est  do  choisir.  On  nous  dit,  par  exemple,  que  chan- 
celer doit  s'écrire  au  présent  je  chancelle,  mais  que  modeler  doit 
faire  y^  module.  Pourquoi?  La  conformation  de  ces  deux  verbes  est 
exactement  la  même.  On  nous  apprend  que  conlraindre  prend  un 
a^  mais  (\\iq  restreindre  exige  un  e  :  c'est  cependant  le  même  verbe. 
Une  des  premières  choses  qu'on  enseigne  aux  enfans,  ce  sont  les 
sept  noms  en  ou  qui,  au  lieu  de  prendre  un  s  au  pluriel,  veulent 
un  X  :  genoux,  bijoux,  etc.  Mais  pour  quelle  secrète  raison  ne  se 
plient-ils  pas  à  la  règle  commune?  Persoiwie  n'a  jamais  pu  le  dé- 
couvrir. Deux  forme  deuxième,  qui  conserve  Vx  du  primitif;  mais 
dix  fait  dizaine,  qui  change  Vx  en  z.  Qui  peut  pénétrer  les  motils 
d'une  réglementation  si  décousue? 

Un  casse-tête  particulier  de  notre  orthographe,  véritable  piège 
tendu  aux  cominençans,  ce  sont  les  lettres  doubles  :  il  faut  écrire 
apporter,  apprendre,  appinivrir,  mais  on  écrit  apercevoir.  Même 
contradiction  pour  aggraver  et  agrandir.  Canonnier  a  deux  ;/  ; 
mais  timonier  n'en  a  qu'une.  Pourquoi  coureur  et  courrier?  Le 
nom  propie  Courier  a  conseiTè  le  souvenir  d'une  orthographe  plus 
simple  et  plus  rationnelle. 

Ce  sont  là  des  inconsé([uences  qui  frappent  à  première  vue.  Mais 
pour  peu  que  nous  y  regardions  de  plus  près,  les  contradictions 
vont  aller  se  nmltii)liant.  Extension  ci prifention  ont  la  même  ori- 


LA    RÉFORME    DE    l'orTHOGRAPHE    FRANÇAISE.  595 

gine  :  ils  devraient  donc  s'écrire  pareillement.  Pourquoi  d'une  part 
dortoir  et  d'autre  part  réfectoire?  Pourquoi  clientèle  Qi  tutelle? 
Pourquoi  écrivons-nous  quelqu'un?  L'orthographe  quelcun  semblait 
exigée  par  la  logique,  du  moment  qu'on  a  chacun  et  aucun. 

Venons  maintenant  à  cette  querelle  des  lettres  étymologiques 
qui  dure  depuis  le  temps  des  derniers  Valois  et  qui,  on  le  voit 
bien,  n'est  pas  près  de  finir,  La  cause  du  fait  est  aujourd'hui 
connue  de  tous  ;  à  côté  des  mots  que  le  français  a  dh'ectement  hé- 
rités du  latin  par  l'usage  populaire,  il  en  est  d'autres  que  les  clercs 
ont  tirés  des  livres.  Ceux-ci  nous  sont  arrivés  en  quelque  sorte 
tout  crus  et  avec  toutes  les  lettres  qu'ils  avaient  en  latin.  La  diffé- 
rence entre  raide  et  rigide,  entre  frCde  et  fragile^  entre  métier  et 
ministère  montre  bien  la  différence  de  provenance.  Mais  non  con- 
tons d'une  langue  ainsi  enrichie  de  termes  savans,  les  érudits  du 
xv*"  et  du  XVI''  siècle,  tout  remplis  de  leurs  lectures,  se  sont  com- 
plu à  donner  un  aspect  latin  aux  mots  populaires.  En  souvenir 
des  origines,  on  écrivit  niepce  au  lieu  de  nièce.,  nuict  au  lieu  de 
nuit,  beaulté  au  lieu  de  beauté.  Même  les  noms  propres  n'y  purent 
échapper  :  ainsi  Lefèvre,  qui  est  le  latin  faber,  de\int  Lefebvre. 
La  ville  d'Orléans,  qui  au  moyen  âge  s'appelait  Orlien.,  redevint 
Aurelians.  Les  lecteurs  de  Rabelais  connaissent  bien  cette  verbo- 
cination  latiale,  dont  l'auteur  de  Pantagruel  s'est  gaîment  moqué, 
mais  qu'il  a  trop  fidèlement  suivie  dans  son  écriture.  On  orthogra- 
phia au  xvi"  siècle  u/i  escrijjt,  un  plumtosnie,  recebvoir  son  deub. 
«  Des  groupes  de  consonnes,  dit  M.  A.  Darmesteter,  vinrent  de 
toutes  parts  s'abattre  sur  l'orthographe.  »  Si  le  xvii®  et  le  xviii^  siècle 
ont  réagi  contre  cette  manie,  si  la  plupart  des  lettres  inutiles  ont 
été  peu  à  peu  éliminées,  il  en  reste  cependant  assez  pour  que  les 
partisans  d'une  simplification,  renforcés  sur  ce  point  par  les  amis 
du  pur  moyen  âge,  aient  largement  de  quoi  exercer  leur  cri- 
tique. 

Une  circonstance  particulière  leur  a  encore  fourni  des  armes. 
Grâce  au  progrès  de  la  philologie  ,  on  a  constaté  qu'un  certain 
nombre  de  ces  lettres  prétendues  étymologiques  portaient  à  faux 
et  indiquaient  une  origine  qui  n'était  pas  la  vraie.  Nous  écrivons 
le  mot  poids  avec  un  d  qui  a  la  prétention  de  rappeler  le  latin 
pondus  :  mais  il  vient  du  participe  poisum  et  devrait  s'écrire  le 
pois.  L''dà]eci\ï  forcené  n'a  rien  de  commun  avec  la  force  :  il  désigne 
un  homme  hors  de  lui,  fors-sené,  en  italien,  forsennato.  11  n'y  a 
aucune  raison  pour  écrire  vermisseau  avec  deux  s  :  c'est  un  dimi- 
nutif comme  lionceau;  on  n'a  qu'à  penser  à  l'italien  vermii-ello, 
d'où  le  français  vermicelle.  Au  contraire,  morceau,  qui  s'écrit  avec 
un  c,  devrait  avoir  un  .s .-  au  moyen  âge,  on  disait  morsel,  lequel 
a  passé  en  anglais;  c'est  un  diminutif  de  l'ancien  participe  moîs, 


596  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  signifiait  lui-même  «  une  bouchée,  un  morceau.  »  Le  français 
scedit  s'est  enrichi,  au  xvi®  siècle,  d'un  r,  qui  a  l'intention  de  rap- 
peler vaguement  le  latin  sif/illum  :  mais  on  écrivait  au  moyen  âge 
seel,  et  la  lettre  ainsi  insérée  doit  être  regardée  comme  de  pure 
contrebande.  Quelquefois  la  graphie  olficiellc  est  un  véritable  n^n- 
sens  :  comment  peut-on  écrire  au  masculin  (tbsoita,  dissous,  quand 
le  féminin  est  absoute,  dissoute?  l'étymologie,  non  moins  que  la 
régularité  de  la  langue  moderne,  exigerait  un  t. 

Disons  tout  de  suite  qu'il  faut  expulser  à  tout  prix  les  lettres  qui 
doivent  leur  présence  à  une  erreur  d'état  civil.  Autrement,  on  se 
servirait  sans  relâche  de  ces  confusions,  d'ailleurs  peu  nombreuses, 
comme  argument  contre  tout  l'ensemble  de  l'orthographe.  Quel- 
ques fausses  lettres  étymologiques  suffiraient  pour  jeter  le  discré- 
dit sur  toutes  les  autres.  Nos  pères  n'ont  pas  été  moins  résolus  : 
mieux  instruits,  ils  n'ont  point  hésité  à  écrire  savant  au  lieu  de 
saœant,  qu'on  avait  fait  venir  de  scire,  ou  arnl  au  lieu  de  arct, 
quoique  les  parlementaires  fussent  flattés  de  l'origine  grecque 
qu'on  supposait  à  ce  terme  de  procédui-e  (1). 

Ce  sont  là  quelques  spécimens  des  reproches  qu'on  peut  adresser 
à  notre  orthographe  :  reproches  fondes,  il  faut  l'avouer,  et  dont 
plusieurs  pourraient  être  évités  sans  grand'peine.  Ceux  qui  élèvent 
ces  objections  ne  demandent  aucun  remaniement  de  fond  :  quelques 
retouches  sagement  entendues  les  contenteraient.  Ce  ne  sont  point 
des  hommes  à  système  :  ils  voudraient  que  l'état  de  choses  actuel 
présentât  plus  d'harmonie,  ils  en  désirent  donc  implicitement  le 
maintien.  Nous  reparlerons  plus  loin  de  ce  qui  pourrait  être  fait 
pour  les  contenter. 

II. 

Après  ces  premiers  critiques,  dont  les  observations  portent  sur 
tel  et  tel  mot,  sur  telle  et  telle  règle,  nous  allons  en  trouver  d'au- 
tres qui  étendent  leur  regard  plus  loin  et  qui  voudraient  réformer 
l'instrument  lui-même,  c'est-à-dire  l'alphabet  et  le  système  d'écri- 
ture. C'est  pour  celte  catégorie  (|ue  nous  réservons  le  nom  de  néo- 
graplies,  dénomination  qu'on  a  quelquefois  employée  d'une  façon 
un  peu  vague  et  un  peu  au  hasard.  Je  m'empresse  de  dire  que  cette 
épithète  ne  doit  éveiller  a  priori  dans  l'esprit  du  lecteur  aucune 
idée  défavorable.  La  néographie  a  d'illustres  ancêtres  :  nous  lui 
devons  l'alphabet  dont  nous  nous  servons.  Les  plus  hardis  de  tous 
les  néographes  ont  été  les  Grecs,  (juand,  par  une  sorte  de  coup 

(1)  o  <jue  diroD»-nous  d'arrest  du  parfeineiil?  Vient-il  du  ,i;rec  àpeaTÔv,  où  il  i.'y  a 
qu'une  r,  cl  qui  revient  si  bien  k  placitiim?  »  (Bossuel.)  —  En  réalité,  arrél  est  un 
nom  verbal  tiré  de  arrêter. 


I 


LA    RÉFORME    DE    LORTHOGRAPUE    FRANÇAISE.  597 

d'état,  ils  ont  dépossédé  de  leur  valeur  un  certain  nombre  de  con- 
sonnes phéniciennes  pour  en  faire  des  voyelles.  Ceux  qui  ont  été 
aux  prises,  ne  lïït-ce  qu'en  passant,  avec  l'alphabet  arabe  ou  hébreu, 
où  c'est  le  lecteur  qui  est  chargé  d'éclairer  le  mot,  en  y  introdui- 
sant les  voyelles  nécessaires,  peuvent  apprécier  la  grandeur  du 
service  qui  fut  ainsi  rendu  aux  langues  de  l'Occident.  Un  néographe 
h'ançais  a  été  Pierre  Corneille,  qui  employa  son  autorité  à  faire  adop- 
ter par  le  public  le  dédoublement  si  nécessaire  de  Vu  et  du  /•,  de 
Vi  et  du  j. 

Notre  système  d'écriture  n'est  pas  encore  si  parfait  qu'on  n'ait 
le  droit  de  désirer  pour  lui  des  améliorations.  A  côté  d'évidentes 
surcharges,  il  présente  des  équivoques  et  des  lacunes.  Nous  avons 
des  lettres  à  double  et  triple  emploi,  et,  d'autre  part,  des  lettres 
surérogatoires.  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  comparer  les  mots 
eu  et  feu,  eu  et  bien,  femme  et  dilemtne,  fille  et  ville, ou  bien  l'on 
n'a  qu'à  comparer  les  lettres  finales  des  mots  faim,  moyen,  dessein 
et  larcin.  La  même  sifflante  forte  se  trouve  exprimée  de  cinq  farons 
différentes  dans  santé,  nation,  race,  scène  et  Bruxelles;  la  même 
sifflante  douce,  de  trois  manières  dans  raison,  lézard,  sixième.  Des 
articulations  simples  sont  représentées  par  deux  lettres,  comme  on 
le  voit  par  ch,  qu.  Toutes  les  mères  qui  ont  montré  à  lire  à  leurs 
enfans  pourront  aisément  allonger  cette  liste.  Arrive-t-on  du  moins, 
au  prix  de  tant  d'inconséquences,  à  quelque  chose  de  toujours 
parfaitement  clair  ?  Non  :  car  nous  avons  les  portions  et  nous  por- 
tions,négligent  et  ils  négligent,  expédient  et  ils  expédient. 

Si  l'on  est  d'accord  pour  constater  le  mal,  les  dissentimcns  com- 
mencent au  moment  d'appliquer  le  remède.  Les  uns  proposent  la 
création  de  lettres  nouvelles  ou  l'adjonction  de  signes  distinciifs 
aux  lettres  anciennes.  Ainsi  M.  Ambroise-Firmin  Didot,  qui  fut  à  la 
fois  imprimeur  et  érudit,  et  qui  est  l'auteur  d'un  excellent  livre  sur 
l'histoire  de  l'orthographe,  a  l'idée  de  mettre  une  cédille  sous  le  / 
dans  les  mots  comme  démocratie ^  initiation.  M.  Malvezin  fait  une 
proposition  analogue  pour  le  g  :  cette  dernière  lettre  est  sûre- 
ment une  de  celles  qui  exigeraient  quelque  perfectionnement  ; 
des  graphies  comme  bougeoir,  gueule,  ne  sont  pas  dignes  d'une 
orthographe  civilisée.  D'autres  \oudraient  une  nouvelle  répartition 
des  caractères  existans,  ce  qui  ne  laisserait  pas  que  d'enlrahier 
d'assez  forts  remaniemens.  M.  Darmesteter  conseille  d'introduire 
y  s  partout  où  l'on  entend  la  sifflante  forte  :  on  écrirait  donc  sosiclé, 
obéina/ise,  le  c  restant  réservé  pour  marquer  toujours  le  son  du  /.•; 
la  sifflante  douce  serait  partout  représentée  par  un  z,  ce  qui  fait 
qu'on  écrirait  phyzique,  prèzagc. 

Nous  n'examinons  point  en  ce  moment  le  mérite  et  la  valeur 
de  ces  propositions  :  il  est  plus  facfle,  en  cette  matière,  d'enoncor 


598  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

des  principes  cxcellens  que  d'en  faire  accepter  les  applications.  Si 
Ton  proposait  un  seul  changement,  l'œil  n'aurait  sans  doute  pas 
trop  de  difficulté  à  s'y  habituer;  mais  comme  nos  néographes  arri- 
vent d'ordinaire  avec  tout  un  ensemble  de  réformes,  et  comme  un 
mauvais  sort  trop  fréquent  veut  qu'un  seul  et  même  mot  soit  simul- 
tanément atteint  en  plusieurs  de  ses  parties,  il  en  résulte  qu'il  est 
défiguré.  Selon  le  système  de  M.  Darmestetcr,  la  science  deviendra 
1(1  si({?i!<e  et  l'adverbe  sciemment  s'écrira  siamant. 

Plus  altérés  encore  seraient  les  monosyllabes  comme  ce,  cerfy 
cent,  cens.  Je  dirai  à  ce  propos  que  les  monosyllabes  sont  d'un 
caractère  particulièrement  réfractaire  :  ces  petits  mots,  si  nom- 
breux en  français,  ont  donné  de  la  tablature  à  tous  les  novateurs,, 
et  ils  ont  même  tenu  en  respect  les  plus  hautes  autorités.  Le  pro- 
fesseur de  Lausanne  dont  nous  parlerons  plus  loin  a  dû  s'arrêter 
devant  quelques-uns  d'entre  eiLx,  qui  devenaient  trop  méconnrÀs- 
sables.  Quand  l'Académie  française,  au  xyiii*^  siècle,  se  mit  à  enlever 
les  î/,  changeant  celuy  en  celui,  essay  en  essai,  elle  passa  le  niveau 
partout,  sauf  sm*  le  seul  adverbe  y,  qui  n'a  pourtant  aucun  droit 
à  cette  lettre  grecque,  puisqu'il  représente  le  latin  ibi.  Tout  le 
monde  est  plus  ou  moins  de  lavis  de  cette  inspectrice  des  écoles 
dont  on  a  pu  lire  récemment  la  déclaration  naïve  :  elle  demandait 
qu'on  ramenât  l'orthographe  à  des  principes  rationnels  sans  modi- 
fier la  physionomie  des  mots.  Les  autres  nations  sont  tout  aussi 
sensibles  que  nous  à  ces  petits  inconvéniens  :  nos  lecteurs  ont 
peut-être  entendu  parler  d'une  commission  allemande  qui  fut  con- 
voquée, il  y  a  treize  ans,  à  Berlin,  tout  spécialement  pour  purger 
les  mots  de  la  langue  allemande  des  h  qui  s'y  étaient  indûment 
introduits;  elle  s'acquitta  bravement  de  sa  tâche,  mais  elle  n'alla 
pas  jusqu'au  bout  de  son  mandat  quand  elle  vit  qu'il  faudrait  écrire 
de  la  même  manière  [lîum)  la  gloire  et  le  rhum. 

11  est  vrai  que  M.  Darmestetcr,  dont  une  des  qualités  était  le  tact 
et  la  prudence,  explique  que  ces  simplifications  ne  doivent  pas  se 
faire  toutes  à  la  fois,  mais  s'échelonner  sur  un  assez  long  espace 
de  temps.  Une  première  substitution  ayant  été  adoptée  en  1900, 
on  pourra  passer  à  une  autre  en  1930,  et  ainsi  de  suite.  Rien  n'est 
plus  judicieux  :  c'est  de  la  sorte,  en  eiîet,  qu'il  faudrait  procéder; 
mais  peut-être  alors  scra-t-il  plus  à  propos  de  ne  pas  exhiber 
dès  à  présent  tout  le  programme.  On  réussira  plus  sûrement  en 
produisant  chaque  demande  à  part  et  comme  s'il  n'était  question 
de  rien  autre. 

l'our  venir  à  quelque  chose  de  plus  général,  je  dirai  que  le 
principal  tort  de  ces  projets  est  de  nous  arriver  un  peu  tard.  C'est 
un  reproche  qui  s'adresse,  non  aux  auteurs,  cela  est  clair,  mais 
aux  générations   qui   nous  ont  précédés.  On  accuse  les  Français 


LA    KEFOR-ME    DE   l'oRTHOGRAPHE    FRANÇAISE.  599 

d'être  un  peuple  avide  de  nouveautés  :  notre  défaut  ne  serait-il  pas 
plutôt  de  laisser  trop  durer  les  choses?  Ce  qui  nous  manque,  pour- 
rait-on croire,  c'est  cette  dose  moyenne  de  décision  qui  permet 
d'intervenir  au  moment  voulu  et  de  redresser  les  défectuosités  à 
mesure  qu'elles  se  déclarent.  Voltaire,  dans  son  Dictionnaire  phi- 
losophique,  faisait  ranger  à  la  lettre  f  l'article  philosophe,  et 
disait  :  «  Écrivez  filosofie  ou  philosophie,  comme  il  vous  plaira.  » 
Nous  avons  toujom-s  notre  ph,  dont  les  Italiens  et  les  Espagnols 
sont  heureusement  débarrassés. 

Il  semble  que  ce  soit  vers  1750  ou  1760,  quand  les  esprits, 
disposés  au  nouveau,  n'étaient  pas  encore  détournés  des  petites 
améliorations  par  l'idée  des  grandes,  c'est  au  temps  de  Voltaire  et 
de  Duclos  que  l'orthographe  Irançaise  aurait  pu,  sans  trop  d'ob- 
stacles, être  retouchée  et  simplifiée.  Nos  auteurs  classiques  n'étaient 
pas  encore  répandus  par  centaines  d'éditions.  Des  milliers  d'insti- 
tuteurs n'enseignaient  pas  encore  la  grammaire  d'après  des  règles 
sévères  et  méticuleuses.  Le  journalisme,  aujourd'hui  multiplié  au- 
delà  de  toute  idée,  n'avait  pas  encore  pris  les  esprits  et  les  yeux 
dans  les  liens  de  l'habitude.  A  mesure  qu'augmente  le  nombre  des 
gens  sachant  lire  et  écrire,  l'effort  exigé  pour  une  réforme  devient 
plus  grand.  Chaque  nouveau  dictionnau-e  est  un  poids  ajouté  dans 
la  balance  au  plateau  de  la  conservation.  Duclos,  en  175/i,  comptait 
sur  l'appui  des  femmes.  «  L'ortografe  des  famés,  écrit-il,  que  les 
savans  trouvent  si  ridicule,  est  plus  raisonable  que  la  leur.  Quel- 
ques-unes veulent  aprendi-e  l'ortografe  des  savans  ;  il  vaudi-ait 
bien  mieus  que  les  savans  adoptassent  cèle  des  famés,  en  y  cori- 
geant  ce  qu'une  demi-éducation  y  a  mis  de  défectueus,  c'est-à-dire 
de  savant.  »  Aujourd'hui  il  est  trop  tard  :  les  femmes  ont  appris 
l'orthographe,  elles  la  savent  trop  bien,  et  si  on  faisait  voter,  si  on 
décrétait  le  référendum,  je  crois  bien  qu'elles  mettraient  des  non. 
Joignez  cette  circonstance  qu'à  l'envers  de  ce  qui  se  passe  en  poli- 
tique, il  y  a  fatalement  des  divergences  dans  le  parti  du  change- 
ment, au  lieu  que  celui  de  la  conservation  présente  la  plus  com- 
plète unité. 

Il  est  juste  d'ajouter  que  nous  ne  sommes  pas  seuls  à  lutter 
contre  ces  difficultés.  La  commission  de  réforme  orthographique 
convoquée  à  Berlin,  en  1870,  dont  nous  parlions  plus  haut,  a 
abouti,  après  de  laborieuses  délibérations,  à  un  si  faible  résultat, 
qu'il  peut  être  considéré  comme  un  échec.  En  Angleterre  et  aux 
États-Unis,  plusieurs  sociétés  se  sont  établies  pour  le  même  but; 
mais  leur  action  positive  ne  s'est  pas  encore  fait  sentir.  Il  y  a  là, 
sans  doute,  quelque  raison  plus  profonde  :  quand  un  peuple  a  pro- 
duit une  littérature,  quand  il  a  donné  des  œuvres  classiques  et 


600 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fourni  sa  part  au  patrimoine  intellectuel  de  l'humanité,  il  est  jus- 
qu'à un  certain  point  enchaîné  par  son  passé  :  la  solidarité  s'impose 
aux  générations  nouvelles.  Les  peuples  sans  histoire  sont,  à  cet 
égard,  plus  libres  :  c'est  la  raison  aussi  pour  laquelle  on  écrit  les  pa- 
tois selon  la  prononciation  du  jour.  Mais  les  nations  qui  n'ont  pas  at- 
tendu jusqu'au  moment  actuel  pour  paraître  sur  la  scène  du  monde 
sentent  qu'elles  ont  des  obligations  spéciales  :  gêne  ou  soutien,  il 
laut  qu'elles  en  prennent  leur  parti  et  qu'elles  y  fassent  honneur. 


III. 

11  nous  reste  à  présenter  la  troisième  catégorie  de  critiques  : 
ceux  qui  veulent  qu'on  écrive  exactement  ce  qu'on  entend,  et  rien 
de  plus.  On  les  appelait  autrefois  les  phonographes;  mais  depuis 
qu' Edison  a  illustré  et  confisqué  ce  nom  en  le  donnant  à  son  appa- 
reil, —  lequel  est  ellectivement  et  au  plus  haut  degré  l'écrivain 
phonographe  par  excellence,  —  force  est  bien  de  chercher  une 
autre  dénomination  pour  cette  secte  de  réformateurs.  Nous  les  ap- 
pellerons les  fonclhtes.  Avec  eux,  nous  allons  nous  trouver  en 
pleine  révolution. 

Eux  aussi,  du  reste,  ils  peuvent  se  mettre  à  couvert  sous  de 
nobles  aïeux.  Le  plus  coimu  est  Louis  Meigret,  l'inventeur  ou  le 
propagateur  de  plusieurs  signes  dont  nous  nous  servons  encore 
aujourd'hui  dans  notre  écriture.  Meigret  disait  en  15/i2  :  «  Les 
voix  sont  les  elemens  de  la  prononciation,  et  les  lettres  les  marques 
ou  notes  des  elemens...  Puisque  les  lettres  ne  sont  qu'images  de 
voix,  l'escriture  deura  estre  d'autant  de  lettres  que  la  prononcia- 
tion requiert  de  voix  ;  si  elle  se  treuvc  autre,  elle  est  laulse,  abu- 
siue  et  damnable.  » 

Jusque-là  il  se  bornait  à  une  profession  de  foi.  Mais  six  ans  plus 
lard  il  publie  le  Trettè  de  la  Grammere  fnincoeze,  où  il  applique 
ses  idées  et  introduit  une  orthographe  de  son  invention.  Cette 
entreprise,  qui  était  bien  d'accord  avec  l'esprit  aventureux  du 
xvi*'  siècle,  trouva  des  approbateurs  parmi  les  poètes  de  la  Pléiade; 
Honsard,  Du  Bellay,  Bail,  y  donnèrent  leur  assentiment.  Il  laut 
dire,  pour  être  vrai,  que  l'éciituie  phonétique  de  Louis  Meigret 
passerait  à  présent  pour  une  écriture  étymologique  très  accep- 
table. Nous  en  avons  vu  d'autres  dej)uis. 

Ln  de  ceux  dont  le  souvenir,  ([uoique  remontant  à  plus  d'un 
demi-siècle,  est  resté  le  plus  vivant,  est  M.  Marie,  qui  fit  scandale, 
vers  18.30,  par  son  Apel  o  Fn/naî;  et  par  la  publication  de  cer- 
taine lettre  d'Andrieux,  maiibre  de  l'Aq/idctuic  franst^ie,  qu'il  avait, 
contre  tout  droit  des  gens,  transcrite  on  fonrtique: 


^^  « 


LA    RÉFORME    DE    l'oR  J  lloGRAPFIE    FRANÇAISE.  601 

((  Mosieu, 

<(  Il  è  d'un  bon  èspri  de  déziré  la  réforme  de  Tortografe  fran- 
cèze  aqtuèle,  de  vouloir  la  landre  qonforme,  ôtan  qe  posiblc,  à  la 
prononsiasion  ;  il  è  d'un  bon  grammèriin  é  même  d'un  bon  sitoiiin 
de  s'oqupé  de  sète  réforme...  » 

On  se  figure  l'indignation  de  l'auteur  du  Metmier  de  Sans-Souci. 
L'Académie  française  partagea  les  sentimens  de  son  secrétaire  per- 
pétuel; elle  lut  si  irritée  qu'elle  se  jeta  dans  la  réaction,  et  que, 
publiant  en  1835  sa  nouvelle  édition  du  Dictionnaire,  elle  ne  voulut 
entendre  à  rien  et  repoussa  tous  les  changemens  proposés. 

Mais,  à  son  tour,  M.  Marie  s'est  trouvé  dépassé  par  M.  Edouard 
Raoux,  professeur  à  l'Académie  de  Lausanne,  qui  donna,  en  1865, 
son  Orthographe  rationnelle.  Voici,  comme  spécimens,  deux  sen- 
tences de  M.  Raoux  : 

«  Tan  qe  l'ijiène  publiqe  é  la  morale  universèle  ne  seron  pa  sé- 
rieuzeman  t  anségnée  dan  toute  le  z  éqole  primère,  le  flô  du  mal 
montera  toujour.  » 

«  Le  jeune  z  èntellijanse  son  qome  de  bouton  de  fleur  qe  Ion 
orè  plongé  dan  lô  boulante  ;  èle  z  on  perdu  leur  forse  vitale  dan  le 
chôdron  fuman  de  la  moderne  éduqasion.  » 

Lors  des  premiers  prospectus  de  M.  Raoux,  des  comités  s'étaient 
organisés  dans  les  cantons  de  Vaud,  de  Neufchâtel,  de  Berne  et  de 
Genève,  pour  appuyer  le  mouvement.  Mais,  après  la  publication  de 
son  livre,  il  faut  croire  qu'un  refroidissement  se  produisit,  car  l'au- 
teur eut  le  regret  de  constater  lui-même  que  la  plionographie  venait 
de  subir  un  échec. 

Faut-il  considérer  comme  un  successeur  de  M.  Raoux  le  direc- 
teur du  journal  :  «  La  m£:tr  fonetik,  organ  do  1  asosJASJô  fonetik  de 
profssœr  do  làg  vivat,  katrism  ane,  »  M.  Paul  Passy?  Le  numéro 
d'octobre  de  ce  journal  commence  ainsi  :  «  Dp  syksî.  Nuz  avO  a 
àrgistre,  s  mwA  si,  dii  sykss  êportà.  1  œ  £  1  vot  ràdy  a  1  ynanimite 
par  lo  kôgre  d  1  aljàs  fràSEZ,  dà  sa  seàs  dy  7  au,  syr  la  propozisjô 
d  mesj0^  R.  Fourès,  L.  Havet  e  J.  P.  Martin,  domùdà  k  tut  latityd 
swsl  h:se  o  m£:tr  ki  dezirre  s  S£iTir  d  ôën  alfab£  fonetik  kom  pro- 
sede  pedago^ik...  » 

On  pourrait  être  tenté  de  voir  en  M.  Paul  Passy  le  fonétistc  par 
excellence,  la  gauche  révolutionnaire  extrême.  Mais  ce  serait,  je 
crois,  faire  tort  au  jeune  et  ardent  professeur.  Il  a  elTcctivement, 
en  orthographe,  des  idées  avancées,  qu'il  soutient  tous  les  mois 
avec  conviction.  Mais  les  spécimens  que  nous  venons  de  don- 
ner se  rapportent  à  une  entreprise  d'une  autre  sorte,  parfaitement 
sérieuse  et  digne  d'attention.  Il  s'agit  d'une  méthode  particulière 


602  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  enseigner  les  langues  étrangères,  en  figurant  exactement  la 
prononciation,  et  en  mettant  le  témoignage  des  yeux  d'accord  avec 
celui  de  l'oreille.  Ceci  n'a  qu'un  rapport  indirect  avec  la  réforme 
de  l'orthographe,  et  il  y  aurait  erreur  à  confondre  les  deux  tenta- 
tives. 

Ainsi  qu'on  devait  s'y  attendre,  puisque  c'est  la  loi  des  révolu- 
tions, M.  Paul  Passy  a  trouvé  des  imitateurs  qui  ont  outrepassé 
son  système.  Il  annonce  lui-même  un  traité  qui  vient  de  paraître  à 
Lausanne,  et  qui  est  ainsi  intitulé  :  «  J.  Ferrctte,  Trété  d  ekritûr 
fonetik  :  prœmïêr  luœr  dœ  la  sïàs  fonetik  proprœmà  dit,  e  èstru- 
màt  èdispàsâbl  dœ  twt  rœcerc  filolojik  seriœz,  kom  dœ  1  àsenïmà 
regulïe  dœ  twt  làg,  etràjer  w  maternel;  3®  éd.  (/iO  p.  in-S"  :  Lau- 
sanne, Duvoisin,  1889;  0  Ir.  60.)  » 

Mais  l'auteur,  paraît-il,  a  mêlé  des  questions  qui,  pour  être  voi- 
sines, n'en  sont  pas  moins  distinctes  :  «  s  et  œ  travaj  a  rvvvar.  » 

Que  faut-il  penser  de  l'école  fonétiste? 

11  serait  inutile  d'invoquer  l'histoire  et  la  tradition  avec  des 
hommes  qui  veulent  être  modernes  et  dont  le  désir  est  précisé- 
ment de  rompre  avec  le  passé.  11  serait  vain  aussi  de  leur  deman- 
der ce  que  deviendraient  les  vers  :  la  poésie  n'est  pas  ce  qui  les 
préoccupe  ;  on  étudiera  Corneille  et  Racine,  Lamartine  et  Musset 
comme  on  fait  de  Sophocle  et  de  Pindare.  Mais  nous  pourrons  ap- 
peler leur  attention  sur  quelques  points  qui  rendent  l'expérience 
particulièrement  dillicile  et  le  succès  plus  que  douteux  en  français. 

Il  n'est  point  de  langue  qui  ne  sortît  défigurée  de  la  main  des 
fonétistes  :  mais  de  toutes  les  langues,  la  moins  propre  à  subir 
cette  épreuve,  c'est  la  nôtre.  Ni  l'italien,  ni  l'espagnol  n'auraient 
à  souflrir  au  même  degré.  Qu'on  veuille  d'abord  songer  à  ces 
lettres  finales  qui,  muettes  à  certains  momens,  se  font  entendre  à 
d'autres  :  on  pourrait  les  appeler  des  lettres  assoupies,  parce  que, 
inertes  à  l'ordinaire,  elles  se  réveillent  à  certains  momens  et  re- 
prennent vie  dans  la  phrase.  Il  suffit  de  comparer  le  /  dans  saint 
François  et  dans  saint  Eugène.  Le  g  final  ne  s'entend  pas  dans 
un  sang  généreux  ;  mais  il  s'entend,  et  il  se  renforce  même  en  r, 
dans  an  sang  impur.  On  n'entend  pas  le  c  dans  la  locution  :  jouer 
franc  jeu;  mais  on  l'entend  dans  courir  à  franc  élrier.  Comment 
feront  donc  les  fonétistes?  Le  mot  scra-t-il  écrit  de  deux  manières, 
selon  la  place  où  il  se  trouve  ?  11  y  a  des  langues  qui  procèdent 
ainsi,  par  exemple  le  sanscrit  ;  mais  ce  ne  sont  pas  les  plus  claires, 
ni  les  plus  faciles  à  apprendre.  Ou  bien,  suivant  la  méthode  de 
M.  Haoux,  isolera-t-on  les  lettres  finales  quand  elles  sont  percep- 
tibles à  l'oreille,  de  manière  à  semer  l'écriture  de  caractères  qui 
n'auront  l'air  d'appartenir  à  aucun  mot?  Notre  langue  est  la  plus 
discrète  des  langues  romanes  :  elle  réduit  les  mots  au  strict  né- 


LA    RÉFORME    DE    l'oRTHOGRAPHE    FRANÇAISE.  603 

cessaire  et  supprime  tout  ce  qui  peut  être  omis.  Mais  à  cause  de 
cela  elle  ne  peut  rien  perdre  :  telle  lettre  a  l'air  d'être  une  fibre 
morte  ;  mais  si  vous  voulez  la  retrancher,  aussitôt  vous  sentez  que 
vous  coupez  dans  le  vif.  Vous  pouvez  trouver  que  le  d  de  j^ied  est 
superflu,  et  en  effet  au  xvii^  siècle  on  écrivait  souvent  le  pié  :  mais 
la  consonne  finale  reparaît  et  s'impose  dans  un  pied-à-terre.  Aussi 
longtemps  que  nous  garderons  l'habitude  de  lier  les  mots  en  par- 
lant (et  c'est  l'un  des  caractères  distinctifs  du  finançais),  il  y  aura 
dans  notre  orthographe  des  lettres  qui,  à  certains  momens,  auront 
l'air  de  lettres  inutiles. 

Une  autre  source  de  difficultés  vient  des  e  muets,  qui  tantôt 
sonnent  faiblement  à  l'oreille,  tantôt  comptent  seulement  dans  la 
phrase  à  la  façon  des  silences  en  musique.  Avec  les  phonétistes,  Ve 
muet,  «  cette  bulle  d'air  sonore  qui  donne  à  notre  langue  tant  de 
charme,  de  légèreté  et  de  douceur,  »  aurait  bientôt  lait  de  dispa- 
raître. Tout  le  monde  connaît  ces  publications  plus  ou  moins  po- 
pulaires, scènes  de  comédie,  chansons,  caricatures,  où  les  mots 
sont  raccourcis  et  comprimés  à  plaisir  :  ce  sont  des  échantil- 
lons intéressans  de  langue  rustique  ou  militaire.  Quelques  pes- 
simistes y  voient  le  français  de  l'avenir.  Mais  si  cette  prédiction  doit 
se  réaliser,  il  n'y  a  pas  lieu  de  devancer  l'œuvre  des  siècles  et 
d'imposer  cette  phonétique  à  la  langue  littéraire  d'aujourd'hui. 

Une  fois  entré  dans  cette  voie,  on  constaterait  que  Ye  muet  n'est 
pas  la  seule  lettre  qui  doit  tomber;  nous  ne  savons  pas  nous- 
mêmes  combien  nous  abrégeons  les  mots  en  parlant.  Un  Unguiste 
a  savamment  démontré,  il  y  a  peu  de  temps,  que  dans  la  conver- 
sation familière  les  syllabes  finales  le,  re  ne  se  prononcent  plus. 
C'est  ainsi  que  Vanvres  est  devenu  Vanves.  L'écriture,  se  tenant 
au  courant  des  découvertes  de  la  science,  devra  donc  enregistrer 
des  épels  comme  un  simp  soldat,  un  tnemh  de  V Institut,  sous 
peine  d'être  accusée  de  nous  ramener  à  la  langue  académique. 
Mais  c'est  M.  Paul  Passy  qui  nous  fait,  sur  ce  chapitre,  les  révéla- 
tions les  plus  cruelles  ;  ne  nous  a-t-il  pas  appris  l'autre  jour  que 
nous  ne  disons  plus  ("^/««-c?*,  mais  suisi  (l).''Nous  ne  sommes  pas  loin 
delà  langue  bien  connue  oii peut-être  devient  p  têt  et  où  seulement 
se  réduit  à  s'ment.  Ceux  qui  ont  lu  en  anglais  les  désopilantes 
lettres  d'Artemus  Ward,  le  montreur  de  bétes  américain,  savent 
à  quels  irrésistibles  effets  de  rire  on  peut  arriver  au  moyen  de  cette 
photographie  auditive  :  mais  le  spirituel  auteur  ne  prétendait  pas 
en  faire  un  système  d'orthographe. 

Et  les  séparations  de  mots,  n'est-ce  pas  aussi  un  emprunt  fait  à 
la  tradition  savante?  Où  voyons-nous  que,  dans  la  parole  vivante, 

(1)  Les  aons  du  fransaÏK,  deuzième  édicion.  Didot.  1880. 


(iOh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  articles  soient  sépares  des  substantifs?  Toute  la  phrase,  au  con- 
traire, forme  une  chaîne  plus  ou  moins  serrée  dont  il  nous  serait 
difficile  de  distinguer  les  anneaux,  si  nous  n'y  étions  pas  préparés 
et  instruits  depuis  l'enfance. 

Il  n'est  sorte  de  méfaits  qu'il  ne  soit  de  mode  d'attribuer  aujour- 
d'hui à  l'écriture.  Elle  est  en  retard  sur  la  langue,  elle  déguise  la 
vraie  prononciation,  elle  maintient  d'apparentes  exceptions  qui 
masquent  la  régularité  des  lois  du  langage,  elle  le  pervertit  même 
en  substituant  une  uniformité  de  mauvais  aloi  à  la  variété  et  à  la 
souplesse  de  la  parole.  11  y  a  sans  doute  quelque  vérité  dans  ces 
reproches.  Mais  qu'est-ce  que  ces  défauts,  dont  plusieurs  ne  sont 
visibles  qu'à  l'homme  du  métier,  en  regard  des  services  que  l'écri- 
ture rend  tous  les  jours  à  la  conscience  Unguistique  de  chacun  ? 
Sans  elle,  le  mof,  c'est-à-dire  l'unité  irréductible  de  tout  langage, 
n'existerait  qu'à  l'état  vague  et  flottant.  Les  fonétistes  sont  des 
ingrats  et  des  barbares  qui,  si  on  les  écoutait,  nous  feraient  perdre 
le  bénéfice  de  vingt-cinq  siècles  de  culture.  Si  on  les  laissait  agir  à 
leur  guise  et  s'ils  étaient  conséquens  avec  eux-mêmes,  ils  feraient 
rapidement  du  français  une  sorte  de  conglomérat  fossile  où  les 
seuls  linguistes  pourraient  encore  démêler  les  mots  et  découvrir 
la  trace  d'une  ancienne  grammaire. 


IV. 


Avant  de  chercher  quelles  modifications  de  détail  pourraient 
être  introduites,  il  faut  examiner  les  raisons  d'utilité  qu'on  al- 
lègue pour  une  refonte  d'ensemble.  Ces  raisons  sont  de  diverses 
sortes  :  économie  d'argent,  facilité  plus  grande  fournie  aux  étran- 
gers, commcnccmens  aplanis  pour  l'enfant,  plus  large  diffusion  as- 
surée à  la  langue  française. 

L'économie  d'argent  est  un  motif  fait  pour  frapper  les  calcula- 
teurs. Un  statisticien  a  reconnu  qu'avec  le  système  de  M.  Raoux, 
on  épargnerait  un  tiers,  ou  au  moins  un  quart  des  lettres.  «  Si 
l'on  admet  que  sur  35  millions  de  Français,  1  million,  en  terme 
moyen,  consacrent  leur  journée  à  écrire;  si  l'on  évalue  le  prix 
moyen  de  ces  journées  à  3  francs  seulement,  on  trouve  un  milliard, 
sur  lequel  on  économiserait  250  millions  par  année.  La  librairie 
dépense  bien  une  centaine  de  millions  en  papier,  composition,  ti- 
rage, port,  etc.,  sur  lesquels  on  gagnerait  encore  25  millions. 
Mais  le  nombre  des  gens  sachant  lire  et  écrire  décuplerait...  De 
sorte  que  ce  profit  de  275  millions  serait  doublé  ou  quadruplé  et 
l'économie  imperceptible  d'une  lettre  par  mot  doiuierait  un  bien 
plus   grand    bénéfice   que    les  plus   beaux  progrès  de   lu    méca- 


1 


« 


LA    RJFORME    DE    LORTHOORAPHE    FRANÇAISE.  605 

nique  (1).  »  Je  crains  qu'il  n'y  ait  là  quelque  fantasmagorie.  Je  ne 
répondrai  pas  avec  un  mauvais  plaisant  qu'on  n'y  gagnera  rien  et 
qu'au  bout  de  l'année  il  y  aura  autant  de  papier  noirci.  Mais  puis- 
qu'il est  question  de  journées  d'ouvrier,  la  qualité  du  travail  ne 
doit-elle  être  estimée  pour  rien?  la  malfaçon  n'a-t-elle  pas  tou- 
jours été  comptée  comme  une  perte  sèche?  Une  seule  obscurité 
dans  le  texte  peut  coûter  plus  cher  que  beaucoup  de  lettres  écono- 
misées. 

Assurément,  il  faut  souhaiter  que  la  plus  grande  facilité  soit 
ofTerte  aux  étrangers  pour  apprendre  notre  langue.  Tout  ce  qu'on 
pourra  faire  en  ce  sens  doit  être  approuvé.  Je  rappellerai  néan- 
moins, et  personne  ne  le  sait  mieux  que  les  représentans  du  pho- 
nétisme,  qu'une  langue  s'apprend  surtout  en  l'entendant  parler  et 
en  la  parlant  :  les  moyens  de  communication,  devenus  plus  ra- 
pides et  plus  nombreux,  sont  à  cet  égard  le  meilleur  auxiliaire.  Je 
suppose  que,  toutes  choses  restant  égales,  les  difficultés  grammati- 
cales qui  n'ont  arrêté  autrefois  ni  Leibniz,  ni  Walpule,  et  qui  plus 
près  de  nous  n'ontpas  été  un  obstacle  pour  Alexandre  de  Humboldt, 
ne  décourageront  pas  les  hommes  distingués  du  xx^  siècle.  Mais 
c'est  précisément  à  cause  des  étrangers  que  je  recommanderais  aux 
réformateurs  la  plus  grande  prudence,  et  que  je  voudrais  les  mettre 
en  garde  contre  tout  changement  trop  soudain.  Il  existe  à  l'heure 
actuelle  un  bon  nombre  d'étrangers  qui  savent  notre  langue,  qui 
l'aiment  et  qui  s'en  font  honneur  :  serait-il  utile  de  les  déconcerter 
et  de  les  troubler  dans  leur  possession  ?  Est-il  bon  de  donner  aux 
spectateurs  du  dehors,  sur  ce  terrain  qui  n'a  pas  bougé  jusqu'à 
présent,  le  sentiment  de  l'instabilité  ?  Une  altération  trop  soudaine 
dans  l'air  extérieur  de  notre  langue  pourrait  faire  croire  à  quelque 
gros  ébranlement  interne.  Il  serait  à  craindre  qu'à  ce  moment  une 
partie  de  nos  cliens  littéraires  ne  profitât  de  la  circonstance  pour 
nous  abandonner.  Non-seulement  on  apprend  le  français  au-delà  de 
nos  frontières,  mais  on  écrit,  on  imprime  des  journaux  et  des  livres 
français.  Rien  ne  prouve  qu'une  révolution  radicale  serait  recon- 
nue :  quelques-uns,  plus  fidèles  que  nous  au  passé,  pourraient 
maintenir  l'ancienne  observance;  d'autres,  une  fois  lancés  sur  cette 
piste,  nous  trouveraient  trop  timides  et  nous  dépasseraient.  Au 
lieu  de  constater  un  succès,  V Alliance  fninçaise,  qui  tient  avec 
raison  à  notre  influence  linguistique,  aurait  peut-être  à  combattre 
le  danger  d'une  dislocation. 

Je  parle  en  ce  moment  de  l'Europe  et  non  de  l'Orient,  non  de  la 
France  coloniale,  à  laquelle  je  viendrai  tout  à  l'heure. 

Aplanir  à  nos  enfans  les  commencemcns  de  l'élude,  débarrasser 

(1)  Féline,  cité  par  Didot,  p.  354. 


606  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


1 


l'école  primaire  des  broussailles  qui  l'encombrent,  voilà  enfin  un 
motif  qui  a  une  réelle  valeur.  Si  une  réforme  de  l'orthographe  doit 
amener  ce  bienfait,  quelles  que  soient  les  objections  qui  pourront 
venir  d'ailleurs,  il  faudra  y  souscrire  sans  retard.  Mais  là  encore 
prenons  garde  de  rien  exagérer  :  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  aucune 
orthographe,  —  même  phonétique,  —  qui  dispense  nos  maîtres 
d'école  d'avoir  du  bon  sens  et  de  la  modération.  Tout  deviendra 
entre  leurs  mains  matière  à  examen  et  à  concours,  si  leur  esprit  est 
orienté  de  ce  côté  :  les  tours  de  force  en  chronologie  vaudraient-ils 
beaucoup  mieux?  La  nouvelle  orthographe  n'aurait-elle  pas  bientôt 
elle-même  ses  arcanes  et  ses  pièges?  11  appartient  à  ceux  qui  instrui- 
sent et  qui  dirigent  nos  maîtres,  de  leur  faire  comprendre  que  tous 
les  enfans  ne  doivent  pas  être  élevés  comme  s'ils  étaient  destinés  à 
devenir  instituteurs.  Les  raffinemens  de  l'orthographe  n'auraient 
jamais  envahi  l'école,  si  l'école  avait  eu  dès  l'origine  ses  patrons 
s'intéressant  à  l'éducation  populaire,  la  voulant  sobre  et  solide.  On 
ne  voit  pas  ce  que  l'irruption  de  la  néographie  changerait  aujour- 
d'hui à  cet  état  de  choses.  Elle  y  ajouterait  sans  doute  un  nouvel 
élément  de  confusion,  et  elle  ferait  perdre,  en  doutes  et  en  dis- 
putes, un  temps  déjà  trop  envahi  par  des  occupations  d'une  utilité 
contestable.  C'est  en  ôtant  dans  les  examens  à  la  dictée  sa  valeur 
prépondérante  et  éUminatoire,  c'est  en  pesant  les  lautes  au  lieu  de 
les  compter,  et  en  ayant  toujours  devant  les  yeux  le  but  général 
de  l'examen,  qu'on  parviendra  à  diminuer  peu  à  peu  la  force  du 
préjugé  orthographique. 

A  plus  forte  raison  doit-on  épargner  les  subtilités  de  l'ortho- 
graphe aux  nouveaux  Français  de  la  Gochinchine,  du  Tonkin  et  du 
Sénégal.  Ce  n'est  pas  l'orthographe  seulement,  mais  c'est  la  langue 
qu'il  faut  simpHfier  à  leur  intention.  Le  général  Faidherbe  a  con- 
sacré les  dernières  forces  de  sa  vie  à  cette  cause.  J'ai  vu,  comme 
tout  le  monde,  à  l'Exposition  de  l'esplanade  des  Invalides,  les  ca- 
hiers des  petits  écoliers  annamites  et  cambodgiens.  Quelques 
maîtres  ont  déjà  compris  qu'il  y  a  un  choix  à  opérer  dans  la  civili- 
sation qu'on  leur  apporte.  Ils  n'ont  que  faire  du  détail  de  nos  régies 
grammaticales,  comme  j'espère  aussi  qu'on  leur  fera  grâce  de  nos 
rois  mérovingiens,  de  nos  quatre-vingt-six  départemens  et  des 
affluons  de  nos  rivières  de  France.  L'école  sera  un  puissant  agent 
d'assimilation  à  condition  d'oflrir  des  connaissances  d'une  appli- 
cation immédiate  :  il  me  semble  que  dos  ateliers  où  l'on  apprendra  à 
travailler  le  bois  et  le  fer  avec  les  outils  perfectionnés  de  l'industrie 
moderne  seront  d'excellentes  annexes  de  l'école,  et  rempliront  heu- 
reusement le  temps  qu'on  pourra  gagner  en  sacrifiant  une  partie 
de  notre  savoir  scolaire. 


LA    RÉFORME    DE    l'oRTHOGRAPHE    FRANÇAISE.  607 

V. 

Revenons  à  ces  amis  de  l'orlhographe  française  qui,  sans  désirer 
pour  elle  une  refonte  totale,  s'étonnent  de  ses  fantaisies  et  lui  vou- 
draient un  peu  plus  de  conséquence  et  de  logique.  Voici  d'abord 
ce  qu'on  peut  dire,  non  pour  légitimer,  mais  pour  expliquer  les 
contradictions  dont  ils  sont  ofTusqués. 

Une  langue  n'est  pas,  comme  on  le  suppose  trop  souvent,  un  sys- 
tème. Elle  n'est  pas  davantage,  comme  on  le  répète  trop  de  nos 
jours,  un  organisme.  Elle  est  un  ensemble  de  signes  accumulés  par 
les  siècles  et  qui  n'ont  ni  le  même  âge,  ni  la  même  provenance. 
Ces  signes  ont  été  emmagasinés  à  des  époques  éloignées  les  unes 
des  autres  par  des  hommes  qui  dlfîéraient  entre  eux  de  culture, 
d'idées  et  d'habitudes.  Quoi  d'étonnant  qu'il  y  ait  quelque  bigarrure 
dans  un  assortiment  ainsi  créé  par  acquisitions  successives  et  sans 
dessein  préconçu  ?  Ce  qui  serait  surprenant,  ce  serait  l'uniformité. 
On  parle  aujourd'hui  d'orthographe  historique  et  l'on  nous  propose 
de  prendre  pour  modèle  celle  du  xii^  siècle  :  mais  il  n'y  a  aucune 
raison  pour  que  le  haut  moyen  âge  fasse  la  loi  aux  siècles  qui  ont 
suivi  et  qui  mériteraient  sans  doute  aussi  d'être  respectés  en  leur 
individualité.  La  langue  est  un  bien  héréditaire  que  chaque  âge 
cultive,  aménage,  transforme  selon  ses  besoins  et  ses  moyens  : 
nous  appliquerons  la  vraie  méthode  liistorique  en  nous  attachant 
au  dernier  état,  pour  en  comprendre  la  formation  et  pour  en  tirer 
à  notre  tour  le  meilleur  parti. 

Si  l'on  examine  l'œuvre  de  nos  prédécesseurs  immédiats,  on  y 
peut  trouver  sans  doute  des  défectuosités  :  mais,  en  somme,  on 
doit  reconnaître  qu'ils  n'ont  manqué  ni  de  soin,  ni  de  rectitude. 
Ils  ont  administré  l'orthographe  française  en  bons  pères  de  lamille, 
dans  des  vues  d'utihté  pratique.  En  fait  de  langage,  il  est  une  loi 
qui  prime  et  domine  toutes  les  autres  :  la  nécessité  d'être  clair  et 
le  devoir  d'être  compris.  Plutôt  une  inconséquence  qu'une  obscu- 
rité !  Telle  est  la  règle  qui,  dans  les  cas  douteux,  paraît  avoir  guidé 
nos  pères.  Ils  n'ont  ni  l'envie  de  faire  vivre  un  passé  mort,  ni  le 
désir  de  l'effacer  à  tout  prix.  Ils  ont  voulu  façonner  un  instrument, 
et  non  produire  un  travail  scientifique,  ni  mettre  au  jour  une  œuvre 
d'art. 

Il  est  intéressant  de  consulter  à  ce  sujet  les  cahiers  que  les  mem- 
bres de  l'Académie  française  avaient  couverts  de  leurs  notes  lors 
de  la  première  édition  du  dictionnaire  (1).   On  y  voit  l'opinion 

(1)  Cahiers  de  remarques  sur  l'orthographe  française  pour  être  examviez  par 
chacun  de  Messieurs  de  l'Académie,  publié.-<  par  Ch.  Marty-Laveaux. 


608  REVIJE    DES    DEUX    MONDES. 

(Ihonimes  tels  que  Bossuet,  Pellisson,  Mézeray,  Régnier  des  Marais. 
C'est  rutilité  qui  leur  sert  de  règle  :  ils  sont  à  mille  lieues  de  toute 
idée  de  système  ou  de  dilettantisme.  A  côté  d'eux,  quelques  esprits 
plus  subtils  proposent  des  finesses  qui  sont  aussitôt  repoussées. 
Ainsi  racadéinicien  Doujat  penchait  fort  pour  les  distinctions. 
A  l'occasion  du  mot  ddupliii),  \oici  le  dialogue  qui  s'engage: 

«  Je  voudrais  di/np/iin,  dit  Pellisson.  —  >e  pourrait-on  pas,  insi- 
nue Doujat,  apporter  ici  quelque  distinction  entre  dauphin,  pois- 
son, et  daufin,  homme.  —  Non,  »  répond  brusquement  Régnier. 

«  On  pourrait,  dit  encore  Doujat,  retenir  le  c  pour  faire  diflérence 
(^ntre  un  licl  et  il  lit.  —  11  faut,  reprend  Régnier,  le  c  partout  où  il 
se  prononce;  hors  de  là,  point.  —  J'en  suis  d'accord,  ajoute  Bos- 
suet. Personne  n'écrit  plus  autrement  que  mint ,  sainte,  droit,  toit, 
effet,  préfet,  etc.  Pour  infcrt,  il  me  semble  qu'on  le  sonne  un  peu 
comme  à  respect.  Ainsi  je  le  retiendrais.  » 

Mais  ces  mêmes  hommes  consentent  à  des  distinctions  d'ortho- 
graphe lorsque,  entre  deux  mots  primitivement  identiques,  Pusage 
a  introduit  quelque  différence  un  peu  profonde  et  sérieuse.  C'est 
ainsi  qu'après  discussion  ils  ont  laissé  passer  dessin  et  dessein, 
voynpter  et  conter,  anoblir  et  ennoblir. 

Ennoblir,  j'en  doute  (Tallemant). 

Je  doute  d'ennoblir  (Segrais). 

On  écrit  annoblir.  11  a  été  décidé  dans  la  compagnie  qu  anoblir 
est  rendre  noble  et  ennoblir  rendre  illustre  (Doujat). 

Je  doute  un  peu  d'ennoblir,  mais  je  me  rends  à  l'autorité  de 
la  compagnie  (Bossuet). 

J'appelle  ad  tnajus  conrilium  sur  la  distinction  prétendue  d'ano- 
blir Qi  ennoblir.  Je  crois  le  dernier  mauvais  (Pellisson). 

La  distinction  a  fini  par  passer,  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  la  re- 
gretter, puisque  la  nuance  existe  dans  la  réalité. 

Une  telle  manière  de  procéder  est  bien  éloignée  de  celle  de  nos 
réformateurs.  Mais  s'il  est  une  vérité  qui  ressort  de  ce  qui  précède 
et  qu'enseigne  l'expérience  du  passé,  c'est  qu'il  est  impossible  de 
se  tenir  à  un  principe  exclusif  et  unique.  Comme  ces  organes  du 
corps  humain  qui  doivent  répoudre  simultanément  à  plusieurs  fins, 
l'orthographe  est  obligée  de  remplir  des  conditions  diverses,  sim- 
plicité, clarté,  élégance,  fidélité  à  l'usage.  On  voit  d'époque  en 
époque  reparaître  cet  axiome,  que  l'écriture  doit  être  l'image  de 
la  parole.  Sans  doute  elle  est  l'image  de  la  parole,  mais  elle  est 
encore  quelque  chose  de  plus.  Elle  doit  apporter  à  la  parole  un 
surcroît  de  limpidité,  car  nous  voyons  les  mots  en  même  temps 
que  nous  les  entendons,  et  le  trait  complète  ce  que  le  son  ne  fait 
qu'ébaucher.  C'est  ne  pas  faire  de  l'écriture  l'estiine  qu'il  convient, 
de  la  mettre  sur  le  rang  d'une  sinq)le  sténographie.  Quoique  iiiti- 


LA    RÉFORM£    DE   LORTHOGRAPIIE    FRANÇAISE.  609 


i 


memcnt  unie  à  la  parole  et  ne  pouvant  exister  sans  elle,  l'écriture 
est  jusqu'à  un  certain  point  un  art  ayant  ses  règles  à  lui  et  s<;s 
obligations  spéciales.  C'est  ainsi  qu'en  rédigeant  on  nous  demande 
d'autres  qualités  qu'en  parlant,  exigence  légitime  et  fondée,  puisque 
en  écrivant  nous  avons  à  la  fois  plus  de  temps  pour  réfléchir  et 
moins  de  facilité  pour  nous  reprendre  (1). 

Je  suis  obligé,  à  ce  propos,  do  dire  à  mes  confrères  les  lin- 
guistes que  notre  point  de  vue  n'est  pas  tout  à  fait  celui  du  reste 
des  hommes  :  il  en  est  même  quelquefois  l'opposé.  Le  linguiste 
étudie  par  profession  les  changemens  que  l'usure  et  le  temps 
apportent  aux  mots  :  la  régularité  des  lois  phoniques  est  pour  lui 
un  spectacle  intéressant,  dont  il  désire  ne  rien  perdre.  Il  observe, 
par  exemple,  comment  des  mots  très  difïérens  à  l'origine  se  sont  peu 
à  peu,  sous  l'influence  de  lois  connues  et  nécessaires,  rapprochés 
l'un  de  l'autre  jusqu'au  point  de  se  confondre.  Ce  n'est  jamais  sans 
une  sorte  de  satisfaction  qu'un  homme  de  science  constate  la  véri- 
fication d'une  loi  :  il  demandera  donc  qu'on  la  mette  dans  tout  son 
jour,  et  qu'on  éloigne  tout  ce  qui  pourrait  en  déguiser  les  effets. 
Mais  la  préoccupation  du  grand  nombre  n'est  point  là  :  la  masse 
des  hommes,  sans  chercher  plus  loin,  se  sert  de  l'écriture  pour 
être  comprise  ;  elle  se  résoudra  plus  facilement  à  ajouter  un  signe 
de  convention  qu'à  laisser  subsister  le  doute.  Ce  n'est  pas  la  pre- 
mière fois  qu'on  voit  le  grand  nombre  juger  les  choses  d'une  autre 
façon  que  les  spécialistes  :  comme  il  est  question  ici  d'un  intérêt 
général,  c'est  évidemment  le  grand  nombre  qui  est  dans  le  vrai  et 
c'est  le  spéciaUste  qui  devra  lui  faire  le  sacrifice  de  ses  préférences. 
Ne  lui  reste-t-il  pas,  pour  se  dédommager,  la  consolation  de  la 
critique  et  le  plaisir  de  voir  plus  loin  que  la  foule? 

VI. 

En  prenant  pour  base  l'état  actuel,  qu'il  s'agirait  de  conserver, 
quels  changemens  de  détail  serait-il  utile  d'introduire?  Il  s'est 
fait  làr-dessus,  en  ces  derniers  temps,  un  certain  échange  de 
vues.  Des  esprits  réservés  et  sages  se  sont  fait  entendre  (2).  (-e 
n'est  pas  ici,  on  le  conçoit,  le  lieu  d'introduire  une  discussion  sur 
un  tel  sujet.  Je  me  bornerai  à  donner  brièvement  mon  avis. 

Plutôt  que  de  faiie  la  guerre  à  quelques  mots  isolés,  il  vaudrait 

(1)  Théodore  de  Bèze  disait  déjà  au  xvi"  siècle  :  «  Une  autre  raison  qui  me  semble 
bien  à  propos,  est  que  l'écriture  doit  toujours  avoir  je  ne  sais  quoi  de  plus  élabourc 
et  plus  acoutré  que  la  prolation  (la  prononciation),  qui  se  perd  incontinent.  » 

(2)  Voir  entre  autres  un  travail  de  Ch.  Lebaiguo,  la  liéformv  orthogtaphique  et 
l'Académie  française,  où  la  question  est  étudiée  avec  soin  et  savoir. 

TOME  xcvi.  —  1889.  39 


610  REVl£    DES    DEOX   MONDES. 

mieux  porier  reffort  sur  certaines  règles  grammaticales,  telles  que 
la  formation  du  pluriel,  parce  que  ces  règles  trouvent  leur  appB- 
cation  à  tout  instant,  et  parce  qu'avec  leurs  exceptions,  qui  sout- 
frent  elles-mêmes  des  exceptions,  elles  sont  tout  particulièrement 
le  cauchemar  des  écoliers.  Des  pluriels  comme  chdteaus,  chevaus, 
caillom,  viens,  n'auraient  rien  de  trop  étrange.  Les  romanistes 
assurent  que  Vx  s'est  introduit  dans  ces  pluriels  par  une  erreur  de 
lecture  :  faisons  donc  disparaître  l'erreur,  ce  qui  aura  l'avantage 
de  ramener  un  assez  grand  nombre  de  mots  dans  la  règle  générale. 
Je  ne  réclame  point  pour  ce  changement  un  commandement  ex- 
près, avec  arrêt  de  proscription  contre  l'ancienne  orthographe  :  je 
voudrais  qu'une  période  de  transition  pût  s'étabbr,  pendant  1î^ 
quelle  les  deux  manières  seraient  admises  sur  le  pied  d'égalité. 
C'est  ainsi  que  peuvent  se  faire  les  changemens,  car  les  yeux  et 
l'esprit  ont  alors  le  temps  de  s'habituer  aux  nouveautés,  et  quand 
la  conlirmaîion  définitive  arrive,  elle  ne  déroute  ni  ne  surprend 
personne. 

Un  autre  point  de  la  grammaire  qui  a  causé  bien  des  naufrages, 
ce  sont  les  noms  composés.  Nos  manuels  se  montrent  sur  ce  cha- 
pitre singulièrement  pointilleux.  Ils  veulent  qu'on  orthographie 
lies  porte-plume,  parce  que  dans  chacun  il  n'y  a  qu'une  phime  : 
»>ais  ils  demandent  qu'on  écrive  un  parte-cigare»,  parce  que  l'étui 
contient  ou  peut  contenir  plusieurs  cigares.  Ils  prétendent  qu'il 
faut  écrire  des  aroi-en-ciel  :  mais  en  même  temps  ils  sont  assez 
honnêtes  pour  prévenir  qu'on  ne  doit  pas  faire  entendre  Y  s.  Ce 
sont  là  de  pures  subtilités,  qui  n'ont  pas  été  imaginées,  je  le  veux 
bien,  pour  tracasser  le  monde,  mais  qui  témoignent  chez  leurs 
inventeurs  d'un  excès  de  scrupule.  Une  chose  qui  devrait  les  ras- 
surer, c'est  que  nous  employons  sans  y  penser  quantité  de  compo- 
sés de  même  sorte,  que  nous  traitons  comme  mots  simples  :  nous 
écrivons  des  plafonds,  des  vinaigres,  des  vauriens,  des  tocsins,  un 
porlefeuillc,  sans  que  la  grammaire  ni  la  logique  en  soit  autrement 
compromise.  On  abuse  des  traits  d'union  :  quand  un  mot  composé 
est  devenu  assez  fomilier  à  notre  esprit  pour  que  nous  cessions  de 
faire  attention  aux  élemens  dont  il  se  compose,  le  moment  est  ar- 
rivé d'opérer  la  soudure. 

Les  participes  ont  une  réputation  proverbiale  qu'ils  doivent  à 
leurs  allures  capricieuses  et  difiiciles  à  comprendre.  Il  faut  avouer 
que  la  langue  n'est  pas  la  seule  coupable,  mais  que  les  règles  de 
la  grammaire  officielle  y  ont  quelque  peu  ajouté.  On  nous  dit,  par 
exemple,  qu'il  faut  écrire:  la  tnaison  que  j'ai  vu  construire  et  la 
maison  que  fai  vue  tomber  :  mais  dans  les  deux  cas  la  syntaxe  est 
la  même,  vu  a  pour  vrai  régime  l'infinitif  et  devrait  rester  inva- 
riable. Il  serait  bizarre,  dans  une  phrase  ainsi  orthographiée  :  les 


LA    RÉFORME    DE    LORTHOGRAPHE    FRA.\r;AISE.  611 

vm'useanx  que  J'ai  vus  arriver,  de  laii'e  sentir  Va;  c'est  la  preuve 
que  cette  lettre  est  de  trop. 

Voilà,  selon  moi,  dans  quel  sens  on  devrait  surtout  travailler  à  la 
simplification  de  notre  orthographe,  plutôt  que  de  reviser  les  mots 
un  à  un  pour  leur  retrancher  quelque  lettre.  .le  ne  crois  pas  que 
cette  revision  du  vocabulaire  pourrait  être  conduite  jusqu'au  bout 
sans  faire  aucune  concession  à  l'usage  ou  à  la  clarté,  de  sorte  qu'on 
supprimerait  d'ancienues  inconséquences  pour  en  créer  de  nou- 
velles. Je  n'en  citerai  qu'un  seul  exemple,  que  j'emprunte   aux 
lettres  doubles.  On  pourrait,  aux  mots  d'origine  populaire,  enlever 
les  lettres  doubles,  ce  qui  mettrait  l'écriture  d"âccord  avec  la  pro- 
nonciation :  on  écrirait  donc  home,  honew\  anée,  aporter,  acordcr, 
inocenl.  Mais  il  serait  impossible   de  faire   la  même  opération  sur 
certains  mots  d'origine   savante  ;  il  faudrait,  pour  orthographier 
comme  on  prononce,  écrire:  appétence,  acclamer,  annuité,  inno- 
ration.  On  aurait  donc  obtenu  cet  avantage  de  mettre  l'écriture 
d'accord  avec  la  langue  parlée  ;  mais  on  serait  encore  loin  de  cette 
parfaite  simplicité  que  rêvent  quelques  esprits  rectilignes.  Ajoutez 
cette  circonstance  que  la  prononciation  n'est  pas  la  même  dans 
toutes  les  parties  de  la  France,  qu'elle  n'est  pas  aujourd'hui  ce 
qu'elle  était  il  y  a  cinquante  ans,  et  que  sans  aucun  doute  elle  est 
appelée  à  changer  encore.  Notre  orthographe  actuelle  ne  gène  point 
la  parole,  parce  que  personne  ne  lui  demande  une  fidélité  rigou- 
reuse :  avec  une  graplde  nouvelle,  qui  prétendrait  peindre  le  lan- 
gage,  on  verrait  aussitôt  commencer  les  discussions.  Au  temps 
d'Etienne  Pasquier,  on  reconnaissait  à  l'orthographe  de  quelle  pro- 
vince chaque  écrivain  était  originaire.  Quand  une  nation  est  répandue 
depuis  un  millier  d'années  sur  un  grand  territoire,  c'est  surtout 
la  langue  écrite  qui  fait  son  unité  :  n'y  touchons  donc  pas  à  la 
légère. 

J'ai  laissé  de  côté  à  dessein  des  argumens  d'une  nature  particu- 
lière, qui  ont  été  donnés,  non  sans  vivacité,  en  faveur  de  la  con- 
servation. Ces  projets  de  réforme  tombent  dans  une  époque  de 
rafïiuement  où  régnent  simultanément  les  penchans  les  plus  divers 
et  où,  à  côté  des  plans  utilitaires  de  simplification,  on  rencontre 
les  besoins  et  les  imaginations  d'une  culture  de  serre-chaude. 

Nous  sommes  devenus  capables  de  voir  et  de  sentir  quantité  de 
clioses  dont  nos  a'ïeux  étaient  loin  de  se  douter.  Après  tant  de 
siècles  de  littérature,  les  mots  existent  pour  les  yeux  presque  plus 
encore  que  pour  les  oreilles.  On  s'est  habitué  à  un  certain  groupe- 
ment de  lettres,  lequel  forme  comme  une  manière  d'hiéroglyphe 
qui  représente  directement  l'idée.  Plus  ce  groupement  est  singulier 
et  rare,  plus  l'idée  qu'il  éveille  semble  avoir  de  distinction.  En 
enlever  ou  y  modifier  quelque  chose  revient  à  diminuer  ou  à  tron- 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quer  la  pensée  elle-même.  Ce  sont  surtout  les  poètes  qui  ont  ces 
délicatesses  de  sentiment.  On  a  pu  lire  la  lettre  de  l'un  des  plus  bril- 
lans,  qui  déclare  que  supprimer  les  y,  les  ch  et  les  th,  ce  serait 
enlever  aux  mots  a  leurs  lettres  de  noblesse.  »  Ce  disciple  de  l'école 
d'Alexandrie  écrirait  volontiers  sans  doute  des  rhoses  et  des 
cattirrJuirlcs.  En  y  pensant  un  peu,  il  y  a,  au  fond,  quelque  chose 
de  légitime  dans  ce  sentiment.  Il  est  naturel  que  le  poète  aime  jus- 
qu'à l'apparence  des  mots  qui  lui  rappellent  ses  lectures,  qui  ont 
été  les  conlidens  de  ses  émotions  et  qui  ont  été  associés  à  ses  triom- 
phes. C'est  ainsi  que  l'ofiicier  aime  jusqu'à  la  dragonne  de  son  épée 
et  jusqu'aux  boutons  de  son  uniforme.  Pour  comprendre  cet  ordre 
d'idées,  il  suffit  de  songer  aux  noms  propres:  n'avons-nous  pas  tous 
dans  la  mémoire  quelque  nom  chéri  dont  nous  ne  voudrions  pas 
altérer  ni  perdre  le  moindre  trait  ? 

Nous  n'avons  parlé  jusqu'à  présent  que  d'impressions  intelli- 
gibles au  commun  des  hommes.  Mais  on  nous  a  appris  en  ces 
dernières  années  que  les  mots  ont  une  couleur,  une  forme,  un 
parfum,  avec  lesquels  l'écrivain  agit  sur  nos  sens  de  laçon  maté- 
rielle et  tangible.  Ici  il  faut  avouer  que  la  question  de  l'orlho- 
graphe  se  compUque  terriblement  :  est-elle  pour  quelque  chose 
dans  cette  transposition  des  perceptions?  Je  serais  porté  à  le  croire, 
car  le  secret  de  cette  esthétique  me  paraît  devoir  être  cherché  dans 
l'effet  des  souvenirs  personnels,  dans  l'action  plus  ou  moins  con- 
sciente des  associations  d'idées.  Mais  je  ne  voudrais  pas  me  ris- 
quer parmi  les  détours  d'un  système  aussi  malaisé  à  vérifier.  Il 
était  utile  de  le  mentionner,  pour  montrer  comment  on  retrouve, 
jusque  sur  un  domaine  si  étroit  et  si  peu  fait  pour  la  fantaisie,  les 
incertitudes  d'une  civilisation  qui,  sollicitée  de  côté  et  d'autre,  a 
peine  à  reconnaître  sa  voie  parmi  tant  d'enlraînemens  contraires. 


VII. 


En  tout  ce  qui  précède,  nous  n'avons  pas  beaucoup  parlé  jus- 
qu'à présent  de  l'Académie  française.  C'est  cependant  l'Académie 
qui  est  censée  avoir  en  ces  matières  un  pouvoir  souverain  :  n'a- 
t-elle  pas  été  instituée  pour  donner  «  des  règles  certaines  »  à  la 
langue?  Tous  les  réformateurs  s'adressent  à  elle  et  la  mettent  en 
demeure  d'agir.  M.  Louis  Ilavet,  dans  la  pétition  qu'il  a  lancée,  se 
tourne  vers  elle.  Tout  ce  qu'elle  fera,  dit-il,  sera  ratifié  par  la  pra- 
tique universelle.  D'autre  part,  des  conservateurs  inquiets  envoient 
une  contre-pétition  pour  engager  l'Académie  à  ne  pas  céder.  Con- 
fianc»;  digne  d'cloge,  louable  empresseinent,  qui  doit  faire  songer 
l'un  des  membres  de  la  compagnie  à  cette  Sagesse  suprême  dont  les 


LA    RÉFORME    DE    l'oRTHOGRAPHE    FRANÇAISE.  613 

pauvres  humains,  dans  les  événemens  de  la  vie,  ne  se  lassent  point 
d'invoquer  la  volonté  ! 

Nous  avons  ici  le  spectacle  singulier  d'un  grand  corps  jouissant 
d'une  autorité  en  apparence  sans  limites.  En  ce  pays,  qu'on  dit  si  dif- 
ficile à  gouverner,  c'est  déjà  une  étrangeté.  Mais  la  surprise  augmente, 
quand  on  considère  que  cette  autorité,  l'Académie  ne  l'a  jamais  bri- 
guée ni  réclamée,  et  qu'elle  l'exerce  en  quelque  sorte  malgré  elle. 
Dans  le  dictionnaire  qu'elle  réédite  de  temps  à  autre,  elle  n'édicte 
jamais  d'arrêts,  personne,  au  contraire,  n'est  plus  accommodant. 
«  On  écrit  je  payerai  ou.  Je  paierai  ou  Je  pairai...  Remercie  m  eut 
ou  remercimertt...  Terrein  ou  terrain...  Zéphire  ou  zéphyr... 
Quelques-uns  écrivent  de  cette  manière...  Plusieurs  suppriment  le 
tréma...  »  Ces  formules  de  doute  et  ces  alternatives  laissées  au  lec- 
teur abondent.  Tel  a  toujours  été  le  langage  de  l'Académie.  «  La 
première  observation  que  la  compagnie  a  cru  devoir  faire  est  que, 
dans  la  langue  française,  comme  dans  la  plupart  des  autres,  l'or- 
thographe n'est  pas  tellement  fixe  et  déterminée  qu'il  n'y  ait  plu- 
sieurs mots  qui  se  peuvent  écrire  de  deux  différentes  manières 
qui  sont  toutes  deux  également  bonnes  ;  et  quelquefois  aussi  il 
y  en  a  une  des  deux  qui  n'est  pas  si  usitée  que  l'autre,  mais  qui 
ne  doit  pas  être  condamnée.  »  Ainsi  débute  le  cahier  de  remar- 
ques dont  nous  avons  déjà  parlé.  Mais  l'Académie  avait  beau 
prêcher  la  tolérance  :  le  public  voulait  avoir  une  règle.  Il  la  veut 
aujourd'hui  plus  que  jamais,  et  il  se  plaint  quand  on  ne  l'impose 
pas  de  façon  nette  et  impérative.  Si  vous  le  laissez  dans  le  doute,  il 
croit  que  vous  lui  cachez  la  vérité.  Ce  même  Ambroise-Firmin  Didot, 
que  nous  avons  trouvé  en  projet  d'humeur  assez  entreprenante, 
demande  à  l'Académie  de  fixer  une  bonne  fois  comment  on  doit, 
à  la  fin  des  lignes,  séparer  les  groupes  de  consonnes,  et  s'il  faut 
diviser  en  soas-cripteur  ou  en  wu-scripteur,  en  colcop-tère  ou  en 
coléo-ptère.  Ici  le  théoricien  disparait,  le  praticien  se  montre. 

J'avoue  avoir  été  longtemps  parmi  les  partisans  d'une  honnête 
liberté  en  orthographe.  Un  caractère  naturellement  tolérant  m'y 
portait.  La  curiosité  du  linguiste,  qui  fait  son  profit  de  toutes  les 
anomalies  (car  elles  sont  en  grammaire  ce  que  sont  les  monstres 
en  histoire  naturelle),  ne  pouvait  qu'y  trouver  son  compte.  Mais 
c'est  là  une  utopie  à  laquelle,  devant  les  réalités  de  la  vie, 'on  est 
obligé  de  renoncer.  Autre  chose  est  pour  un  pays  de  n'avoir  jamais 
eu  d'orthographe,  autre  chose  est  de  renverser  celle  qui  existe  de- 
puis une  suite  de  générations.  Ce  qui  est  la  liberté  dans^un  cas 
devient  l'anarchie  dans  l'autre.  Ni  l'enseignement,  ni  l'administra- 
tion, ni  l'imprimerie  ne  pourraient  s'accommoder  de  la  liberté. 

L'avantage  d'une  règle  uniforme  et  incontestée  est  un  de  ces 
bienfaits  dont  on  ne  se  doute  pas  aussi  longtemps  qu'on  en  jouit 


61A  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ea  paix,  mais  qu'on  réclame  avideme«it  aussitôt  qu'on  en  est 
privé.  Je  me  souviens  d'avoir  lu  la  brochure  d'un  employé  supé- 
rieur de  chemins  de  ier  allemand  qui  raconte  comment,  après  avoir 
appris  successivement  dans  ses  classes  trois  orthographes  diffé- 
rentes, celles  de  Heyse,  de  Becker  et  de  Jacob  Grlmin,  il  s'en  était 
ensuite  formé,  pour  son  usage  personnel,  une  quatrième  éclectique 
dont  il  était  assez  satisfait,  quand  il  reçut  tout  à  coup  de  ses  chefs 
hiérarchiques  une  admonestation  sévère  ayec  ordre  d'éciii'e  selon 
la  norme  officielle.  Ayant  ensuite  passé  du  service  de  Brunsuick  à 
Côlui  de  la  Prusse,  il  fallut  de  nouveau  changer,  ce  qui  ne  le  dis- 
pense pas  de  devoir  en  connaître  encore  deux  ou  trois  autres  pour 
ses  fils,  dont  il  surveille  les  devoirs  et  qui  sont  placés  dans  des 
classes  différentes.  Chaque  fois  qu'il  leur  ^ient  en  aide,  il  ne  manque 
pas  de  leur  recommander  de  ne  pas  écrire  comme  leur  père,  mais 
comme  le  veut  le  professeur  du  jour  et  la  science  du  moment. 
Transportez  ceci  en  France,  où  ne  manquent  ni  les  chefs  de  bureaiu, 
ni  les  commissions  d'examen,  ni  le  goût  des  paperasses  symétri- 
ques, et  vous  aurez  une  idée  des  tracas,  des  pertes  de  temps,  des 
polémiques  creuses  et  des  récriminations  inutiles  auxquelles  nous 
avons  échappé. 

Voilà  le  service  que  nous  a  rendu  l'Académie  française  il  y  a 
deux  siècles,  non  par  esprit  d'usurpation  et  par  le  désir  de  nous 
régenter,  mais  parce  que  le  public  le  lui  demandait  et  parce  que 
les  conditions  d'un  grand  état  moderne  l'exigeaient.  On  ne  peut 
pas  soutenir  qu'elle  se  soit  mal  acquittée  de  sa  tâche,  puisqur^  le 
but  qu'on  avait  en  vue,  c'est-à-dire  l'ordre,  a  été  pleinement 
atteint. 

Mais  telle  est  l'action  réciproque  des  choses  de  ce  monde,  que  la 
haute  autorité  dont  jouit  l'Académie  française  est  devenue  à  son  tour 
un  emban-as.  Ceux  qui  s'adressent  à  cette  compagnie  pour  lui  de- 
mander de  décider,  de  sa  pleine  autorité,  tel  ou  tel  changement, 
attendent  d'elle  une  chose  qu'elle  n'a  jamais  faite  et  dont,  à  vrai 
dire,  elle  n'est  pas  capable.  Elle  s'est  toujours  contentée  de  choisir 
entre  aeux  usages  celui  qui  lui  paraissait  le  meilleur.  Elle  a  rempli 
son  rôle  de  «  greffier  »  sans  jamais  prétendre  en  savoir  plus  que  le 
public.  Elle  suit  l'usage,  elle  ne  le  précMe  jamais.  «  Comme  il 
ne  faut  point  se  presser  de  rejetei"  l'ancicmie  orthogi'aphe ,  dit  la 
préface  de  1718,  on  ne  doit  pas  non  plus  faire  de  trop  grands 
efforts  pour  la  retenir.  »  Quand,  em  17ûO,  elle  supprima  les  *  et 
les  cl  étymologiques  dans  les  mots  comniie  i/rapre,  /idvorat,  i\  y 
avait  longtemps  que  dans  l'usage  des  nouvelles  générations  ces 
lettres  étaient  omises.  «  L'Acadéanie,  dit  id'()livet,n'a  fait  que  suivre 
le  public,  qui  est  allé  plus  vite  H  plms  loiji  qu'elle.  »  Lorsqu'cn 
17ë2,  elle  jomiilaça  l'y  par  un  i  dans  les  mots  comme  roi,  foi,  le 


LA    RÉFORME    DE    l'oRTHO&RAPHE    FRANÇAISE.  615 

changement  était  déjà  fait  en  quantité  de  livres.  Quand,  en  1835, 
elle  se  décida  à  écrire  :  ils  remuent  au  lieu  de  :  ils  venoient,  il  y 
avait  quarante  ans  que  le  Moniteur  imprimait  de  cette  façon. 
C'est  à  celte  réserve,  à  celle  prudence,  à  cette  déférence  que 
tient  son  immense  autorité  :  les  étrangers  seuls  s'imaginent 
qu'elle  exerce  siu'  notre  langue  une  sorte  de  tyrannie  volontaire. 
Mais  aujourd'hui,  comment  se  déciderait-elle  entre  deux  usages? 
Depuis  longtemps  aucune  dissidence  ne  s'est  produite,  aucune 
nouveauté  ne  s'est  montrée.  L'Académie  subit  la  peine  de  tous  les 
pouvoirs  absolus  :  après  qu'on  lui  a  demandé  l'uniformité  et  qu'elle 
l'a  créée,  on  réclame  d'elle  le  progrès,  que  l'uniformité  a  pour  effet 
ordinaire  de  retarder  et  d'étouffer.  Les  novateurs  exigent  d'elle 
avec  une  insistance  croissante  ce  qu'elle  est  de  moins  en  moins  en 
état  de  donner. 

C'est  alors  que  les  impatiens  scrutent  les  origines  d'un  pouvoir 
qu'on  avait  accepté  de  confiance  jusque-là,  relèvent  dans  ses  actes 
des  erreurs  et  des  contradictions,  et,  di'essant  la  lisle  de  ses  fautes, 
mettent  en  doute  sa  compétence.  11  ne  faut  pas  espérer  l'équité  chez 
des  opposans.  Nous  avons  pu  lire  des  articles  de  journaux  où  l'on 
reproche  à  Pellisson  et  àMézeray  d'être  restés  étrangers  aux  leçons 
de  la  philologie  moderne.  La  critique,  n'ayant  pas  à  se  préoccuper 
des  besoins  multiples  auxquels  il  s'agissait  de  répondre,  se  place  à 
un  point  de  vue  exclusif  et  unique,  et  traite  de  haut,  condamne 
comme  ignorance  et  comme  faute  tout  ce  qui  ne  cadre  pas  avec  ses 
visé'  y  du  jour. 

\Q\Và  le  point  où  nous  en  sommes  aujourd'hui  :  d'une  part, 
un  corps  littéraire  un  peu  étonné  de  ce  qu'on  attend  de  lui,  et 
demandajit  les  indications  du  public  pour  modifier  son  œuvre; 
d'autre  part,  le  public,  surpris  d'entendre  contester  des  directions 
qu'il  est  accoutumé  à  suivre,  mais  dépourvu  par  lui-même  de 
lumières  et  d'initiative.   Comment  sortir  de  ce  statu  quo? 

Quand!  l'engourdissement  s'est  emparé  d'un  membre  ou  d'une 
institution,  il  faut  rétabhr  l'activité  par  des  mouvemens  modérés  et 
gradués.  Je  demanderais  d'abord  aux  réformateurs  de  vouloir  bien 
montrer  un  commencement  d'initiative.  Pourquoi  no  feraient-ils 
pas  eux-mêmes  l'application  et  la  preuve  de  leurs  idées  en  choi- 
sissant un  point  particulièrement  évident  et  en  pradquant  dès  à 
présent  ce  qu'ils  conseillent  ?  De  cette  façon,  l'opinion  se  familia- 
riserait avec  la  possibilité  d'un  changcmcnl,  le  sommeil  séculaire 
serait  interrompu.  \\  n'est  pas  jusqu'aux  proies,  dont  on  accuse 
l'esprit  de  résistance,  qui  seraient  plus  faciles  à  mettre  en  mouve- 
ment si  l'on  se  bornait  à  un  seul  changement  (1). 

(I)  Donnons  ici  une  bonne  note  à  la  licvue  où  nous  écrivons,  qui  a  empêché  la  pres- 
cription et  prouvé  son  désir  d'inilopendance,  en  coutiiiuaiit  d'oriliographier  à  sa  ma- 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  choisissant  pour  ses  débuts  une  réforme  qui  en  vaille  la 
peine  et  qui  soit  une  vraie  simplification,  le  parti  du  progrès  met- 
trait le  public  de  son  côté.  L'Académie  saurait  alors  où  elle  doit 
porter  son  attention  ;  pas  plus  que  dans  le  passé,  elle  ne  s'obsti- 
nerait à  «  retenir  l'ancien  usage.  »  Quel  que  soit  le  haut  rang  qu'elle 
occupe  dans  le  monde  des  idées,  quelles  que  soient  les  autres 
obligations  qui  sont  venues  se  joindre  à  sa  destination  première, 
elle  se  montierait  encore  prête  à  trancher  ces  menus  différends. 
Pour  reprendre  cette  j)ortion  de  son  rôle,  elle  attend  seulement 
que  le  moment  utile  soit  venu  :  car  les  mômes  censeurs  qui  accu- 
sent son  inertie  lui  adresseraient  peut-être,  en  cas  d'initiative 
prématurée,  le  reproche  de  présomption  et  d'intervention  indis- 
crète. 

Une  dernière  réflexion  pour  finir.  On  aura  remarqué,  sans  doute, 
avec  quelle  extrême  lenteur  les  moindres  changemens  se  font  sur 
ce  domaine,  lenteur  qui  contraste  avec  la  rapidité  dont  se  préci- 
pitent parfois  les  idées  et  les  mœurs.  La  langue  elle-même  marche 
d'un  pas  plus  accéléré  que  sa  représentation  écrite.  Nous  sommes 
ici  sur  un  terrain  où  la  tradition  règne  en  maîtresse:  nulle  part 
ailleurs  on  ne  voit  aussi  bien  la  continuité  d'une  œuvre  humaine. 
Nos  enfans  apprennent  encore  l'a  b  c  exactement  dans  l'ordre  où 
Palamède,  selon  la  fable,  pour  charmer  les  ennuis  de  la  guerre  de 
Troie,  enseignait  aux  guerriers  grecs  les  lettres  de  l'alphabet  phé- 
nicien. Qui  peut  dire  combien  de  siècles  celui-ci  comptait  déjà  par 
devers  lui  quand  les  marchands  de  Sidon  l'apportèrent  aux  Hel- 
lènes? C'est  que  Iccriture  est  une  de  ces  acquisitions  élémentaires 
qui,  par  sa  dilïusion  autant  (|ue  par  la  peine  qu'elle  coûte,  se  dé- 
robe aux  brusques  transformations.  Tout  le  monde  connaît  l'his- 
toire de  ces  empereurs,  de  ces  rois,  qui  avaient  imaginé  d'ajouter 
une  lettre  nouvelle  à  l'alphabet,  et  qui  ont  échoué  dans  leur  ten- 
tative. Les  hommes  de  89  et  de  93,  si  hardis  contre  toutes  les 
formes  du  passé,  qui  ont  rompu  avec  les  vieilles  méthodes  de 
mesurer  l'espace  et  de  diviser  le  temps,  n'ont  pas  touché  à  ces 
humbles,  mais  nécessaires  et  indestructibles  instrumens  de  civi- 
lisation, il  y  a  là  pour  les  novateurs  un  avertissement  et  une  leçon  : 
les  réformes  proposées  devront  se  faire  petites  et  imperceptibles, 
elles  devront  se  glisser  une  à  une,  pour  être  admises  à  s'annexer 
au  capital  de  savoir  qui  est  à  la  base  de  toute  éducation. 

Michel  Bréal. 

nière,  contrairement  au  modèle  académiqup,  les  pluriels  commo  enfans,  élémens  : 
c'est  l'ancionnc  façon,  encore  attestée  par  genx,  tous.  Nous  avons  tellement  perdu  le 
sens  d(!  la  liberté,  que  j'ai  vu  des  littérateurs  se  moquor  do  cette  modeste,  mais  res- 
pfctable  protestation. 


P 


LES 


GRANDS  COMITÉS  PARLEMENTAIRES 


L'EXPÉRIENCE     DE    1848. 


La  chambre  des  députés  élue  le  6  octobre  1889  est  à  peine 
réunie  qu'on  l'invite  déjà  à  entrer  dans  la  voie  des  agitations  et 
des  empiétemens.  Une  demi-douzaine  de  députés,  MM.  de  Lanes- 
san,  Henry  Maret,  Siegfried,  Bourgeois,  Letellier,  se  sont  épris 
subitement  de  l'idée  de  revenir  au  système  des  grands  comités 
parlementaires  de  la  première  révolution  et  de  18/18.  Il  paraît  que 
la  chambre  n'occupe  pas,  dans  les  pouvoirs  publics,  une  place 
assez  considérable,  et,  qu'intéressante  victime,  elle  a  besoin  de  se 
défendre  contre  les  tendances  dominatrices  du  gouvernement.  Il 
serait  nécessaire  de  grandir  ses  moyens  d'action,  d'en  faire  un  gar- 
dien plus  sévère  des  prérogatives  parlementaires,  un  surveillant 
plus  vigilant  des  administrations  publiques.  On  estime  en  plus  que, 
chargée  de  renouveler  l'ensemble  de  nos  institutions  économiques 
et  financières,  il  lui  faut,  pour  cette  œuvre  géante,  les  cent  yeux 
d'Argus  et  les  cent  bras  de  Briarée. 

Nous  cherchons  vainement  dans  ({uellcs  manifestations  de  l'opi- 
nion et  dans  quels  incidens  de  la  dernière  législature  les  auteurs 
de  ces  projets  ont  cru  découvrir  l'urgence  d'une  pareille  révolu- 
tion dans  l'organisme  législatif.  Si,  dans  ces  dernières  années,  on 
s'est  plaint  de  quelque  chose,  ce  n'est  pas,  à  coup  sûr,  de  l'eflace- 


618  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ment  de  la  chambre  et  du  tempérament  autoritaire  du  pouvoir 
exécutif.  Il  ne  nous  paraît  pas  davantage  qu'aux  dernières  élections 
le  suiïrage  universel  ait  demandé  à  ses  futurs  députés  de  faire 
grand.  11  est  bien  vrai  qu'il  a  reproché  aux  anciens  de  s'être  beau- 
coup agités  et  d'avoir  peu  produit,  d'avoir  touché  à  toutes  les 
questions  sans  en  résoudre  aucune,  d'avoir  préparé  le  césarisme 
en  multipliant  les  crises  ministérielles  et  en  rendant  toute  adminis- 
tration impossible.  Mais  quel  lien  })eut-il  y  avoir  entre  la  danse  de 
Saint-Guy  dont  la  chambre  de  1885  était  atteinte  et  les  articles  du 
règlement  relatifs  aux  commissions?  Ce  règlement  n'a-t-il  pas  sutTi 
aux  besoins  des  assemblées  précédentes,  dont  la  tâche  était  aussi 
considérable,  et  qui  ont  laissé  derrière  elles  une  œuvre  législative 
plus  importante  et  plus  pratique?  Et  en  supposant,  —  ce  que  nous 
ne  contestons  pas,  —  qu'il  y  ait  quelques  modificati-ms  de  détail  à 
apporter  dans  ce  règlement,  que  le  travail  des  commissions  soit 
trop  émietté,  les  compétences  trop  dispersées,  l'initiative  parle- 
mentaire laissée  trop  libre  et  traitée  avec  trop  d'indulgence,  est-il 
nécessaire,  pour  cela,  d'aller  chercher  dans  l'arsenal  de  la  révolu- 
tion les  armes  redoutables  qu'elle  avait  lorgées  pour  résister  à  l'Eu- 
rope et  centraliser  dans  une  assemblée  tous  les  pouvoirs  et  toute 
la  vie  d'une  nation? 

Et  d'ailleurs  il  serait  facile  de  démontrer  que  les  conditions 
d'existence  des  assemblées  uniques  sont  toutes  dilTérentes  de  celles 
des  assemblées  qui  légifèrent  en  collaboration  avec  d'autres.  Il 
serait  nou  moins  lacile  d'établir  qu'à  l'heiu'e  présente  le  plus 
pressé  n'est  pas  de  grandir  le  rôle  et  la  puissance  du  pouvoir  légis- 
latif. On  prouverait  également  sans  peine  que  nos  institutions  poli- 
tiques, administratives  et  financières,  en  dépit  de  leurs  nombreux 
abus,  ne  commandent  point  de  telles  révolutions  qu'une  conven- 
tion ou  vme  constituante  soit  nécessaire.  Mais  le  suflrage  universel 
vient  de  s'exprimer  à  cet  égard  d'une  iaçon  particulièrement  nette 
et  ce  serait  entrer  dans  un  débat  de  doctrine  étranger  à  notre 
sujet.  Nous  ne  voulons  écrire  qu'une  page  d'histoire. 

A  C(3té  des  esprits  attardés  qui  ^^vent  exclusivement  des  tradi- 
tions historiques  et  y  puisent,  au  gré  de  leurs  passions  ou  d^  leurs 
intért'ts  personnels,  il  en  est  qui  ne  se  tiennent  point  d'ordinaire 
dans  le  domaine  des  illusions,  mais  qui  sont  volontiers  amoureux 
du  nouveau.  Quelques-uns  de  ceux-ci  n-oient  voir  dans  le  sys- 
tème des  grands  comités  un  moyen  d'action  parlementaire  plus 
énergique  et  ])0uvant  se  concilier  avec  les  n.^cessités  du  ()rincipe 
de  la  st'paration  des  pouvoirs.  C'est  pour  ces  derniers  que  nous 
aTons  songé  à  écrire  l'histoire  des  grands  comités  de  l'assemblée 
constituante  de  18/i8,  dont  ils  prétendent  restaurer  utilement  l'insti- 


LES    GRANDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  619 

tution.  Ils  pourront  constater  les  déplorables  résultats  que  ces  co- 
mités ont  donnés  dans  la  pratique,  combien  ils  ont  dcçu  les  espé- 
rances de  ceux  cpii  les  avaient  imaginés.  Ils  verront  comment  la 
constituante  a  été  amenée,  à  bref  délai,  à  les  destituer  do  leurs 
fonctions  ou  à  rétrécir  leur  domaine,  devant  la  double  certitude 
que  les  comités  n'accéléraient  point  le  travail  parlementaire  et  qu'ils 
étaient  un  grave  obstacle  aux  bons  rapports  entre  les  pouvoirs  pu- 
blics. Nous  avons  multiplié  les  faits  et  les  citations  afm  de  ne  lais- 
ser aucun  doute  sur  l'exactitude  de  nos  conclusions.  Le  travail  est 
peut-être  un  peu  touHu,  mais  nous  avons  l'espérance  que  les  arbfes 
ne  cacheront  pas  la  forêt. 

I.  —   ORIGINES   DE   L'IiNSTITCTW!)»   DES   COMITÉS. 

Ce  serait  une  grave  erreur  de  croire  que  les  constituans  de  1848 
ont  obéi  à  des  motifs  exclusivement  doctrinaux  ou  techniques  lors- 
qu'ils ont  renoncé  au  règlement  qui,  depuis  ISl/i,  avait  présidé 
aux  travaux  de  nos  assemblées  parlementaii^es.  Ce  règlement  était 
loin  d'être  parfait,  mais  il  avait  suffi  à  huit  assemblées  dont  quel- 
ques-unes avaient  fait  bonne  figure  devant  l'histoire.  Les  chambres 
de  la  restauration  et  de  la  monarcMe  de  juillet  avaient  parfois 
montré  à  l'égard  du  pouvoir  une  docilité  excessive  et  malheu- 
reuse. Quelques-unes  avaient  été  fort  médiocres.  On  ne  peut  pas 
oublier,  toutefois,  que  plusieui's  d'entre  elles  ont  laissé  des  monu- 
mens  législatifs  absolument  remarquables,  et  que  la  tribune  tran- 
çaise  a  vu,  sous  leur  règne,  des  débats  d'une  ampleur  et  d'une 
élévation  comme  elle  en  a  rarement  revu  depuis. 

Le  règlement  de  1814  s'était  perpétué,  avec  de  légères  modifi- 
cations, pendant  ti'ente-quatre  ans.  Il  ù'acùonnait  un  peu  li'op  le 
travail  législatif  et  n'opposait  pas,,  dit-on,  une  barrière  suÛlsante 
aux  excès  de  l'initiative  parlementau-e  ;  mais  ce  ne  fut  point  le 
reproche  qui  lui  fut  adi-essé  par  les  nouveaux  députes.  11  ne  fut 
presque  p-a^  question  de  lui,  de  ses  quahtés  et  de  ses  défauts  dans 
la  grande  et  importante  discussion  qui  eut  lieu  en  mai  1848..  On 
raJi)andonna  systématiquement,  non  point  comme  défectueux  dans 
ses  détails,  mais  parce  qu'il  se  heurtait  directement  à  la  situation 
et  aux  préoccupations  nouvelles. 

La  commission  du  règlement  nommée  par  la  constituante  se 
composait,  en  grande  majorité,  d'anciens  membres  de  l'opposition 
constitutionnelle  de  la  chambre  de  1S4G.  On  y  remar([uait  les  noms 
de  MxM.  Dutaure,  Vivien,  Gustave  de  Beaumont,  Duvergier  de  Hau- 
ranne,  de  Corcelle,  Pages  de  l'Ariège,  Dupin,  ilavin,  Jules  de  Las- 
teyrie,  Grémieux,  Billault,  Stourm.   L'assemblée  avait  pensé  que 


son  nouveau  règlement  devait  être  élaboré  par  des  hommes  ayant 
l'expérience  et  les  traditions  législatives.  Elle  n'avait  pas  été  fâchée, 
en  même  temps,  d'en  confier  la  rédaction,  c'est-à-dire  l'interpré- 
tation et  l'organisation  de  ses  pouvoirs,  à  des  membres  de  la  mi- 
norité. N'élait-on  pas  en  présence  d'un  gouvernement  qui  n'avait 
pas  la  confiance  de  l'assemblée,  ou  tout  au  moins  y  comptait  un 
grand  nombre  d'adversaires  ? 

^  La  nomination  de  la  commission  du  règlement  fut  un  des  pre- 
miers incidens  de  la  lutte  qui  s'engagea,  dès  l'ouverture  de  la 
constituante,  entre  les  membres  du  gouvernement  provisoire  et 
l'assemblée.  Il  s'agissait  de  savoir  comment  celle-ci  se  débarras- 
serait des  hommes  que  la  révolution  de  février  avait  portés  au 
pouvoir,  et  dont  les  doctrines  et  la  politique  étaient  en  contradic- 
tion avec  les  sentimens  et  les  intérêts  de  la  majorité  de  l'assemblée 
nouvelle.  Cette  aspiration  était  vague,  parce  que  l'assemblée  ne  se 
connaissait  pas  elle-même  et  que  ses  partis  étaient  encore  en  for- 
mation, mais  elle  existait  et  se  traduisit  dès  la  première  séance. 

La  constituante  tendait  à  absorber  tous  les  pouvoirs.  D'abord, 
première  émanation  du  suffrage  universel,  elle  avait  de  ses  ori- 
gines populaires  une  très  haute  et  très  légitime  idée  ;  en  second 
lieu,  élue  sur  des  programmes  qui  touchaient  à  tout,  elle  se  croyait 
appelée  à  renouveler  de  fond  en  comble  les  institutions  de  la 
France.  Enfin,  le  plus  grand  nombre  des  personnalités  de  l'ancien 
parti  monarchique,  et  même  du  parti  républicain  modéré,  crai- 
gnaient de  voir  le  gouvernement  provisoire  s'appuyer  sur  Paris 
pour  se  maintenir  aux  affaires  contre  la  volonté  de  l'assemblée.  11 
n'en  fallait  pas  tant  pour  que  la  commission  du  règlement  prît 
comme  base  de  ses  travaux  la  souveraineté  absolue  de  la  consti- 
tuante et  son  droit  d'exercer  un  contrôle  de  tous  les  instans  sur  le 
pouvoir  exécutif.  La  conclusion  nécessaire  de  ces  prémisses  était 
la  création  de  grands  comités  centralisant  l'examen  de  tous  les 
projets,  intervenant,  sous  prétexte  de  surveillance,  dans  les  détails 
de  l'administration,  formant  une  sorte  de  gouvernement  occulte 
destiné  à  diriger  l'assemblée,  à  la  discipliner  et  à  lui  permettre  de 
ramasser  tous  les  pouvoirs.  Cette  préoccupation  hanta  certaine- 
ment la  commission,  et  elle  n'était  point  pour  déplaire  à  la  majo- 
rité. 

La  commission  du  règlement  ne  fit  d'ailleurs  que  s'inspirer  des 
principes  qui  avaient  été  posés,  dès  l'ouverture  de  la  session,  par 
les  premiers  orateurs  de  la  constituante.  Dans  la  séance  du  8  mai, 
le  président  Bûchez  s'écrie,  aux  applaudissemens  de  ses  col- 
lègues :  «  L'assemblée  est  souveraine,  souveraine  d'une  manière 
absolue.  Elle  n'est  pas  arrêtée,   même  par  les  règles  qu'elle  a 


LES    GRAJNDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  621 

faites  elle-même!  »  Le  lendemain,  Peupin,  le  rapporteur  de  la 
commission  chargée  d'examiner  les  projets  relatifs  à  la  nomination 
d'une  commission  executive,  dit  dans  son  rapport  :  «  L'assembl«'e 
nationale  réunit  tous  les  pouvoirs,  l'exécutif  aussi  bien  que  le 
législatif  et  le  constituant.  »  Le  même  jour,  de  vieux  parlemen- 
taires, qui  n'avaient  pas  l'excuse  d'ignorer  les  conditions  normales 
du  gouvernement,  demandaient  la  nomination  des  ministres  par 
l'assemblée.  Un  homme  des  plus  modérés,  futur  membre  du  centre 
gauche,  Gharamaule,  s'exprimait  ainsi  :  «  Si  l'assemblée  nationale 
pouvait  constituer,  gouverner  et  administrer,  l'assemblée  nationale 
devrait  constituer,  gouverner,  administrer:  elle  ne  peut  pas  tout 
faire,  elle  peut  et  doit  constituer,  elle  constituera.  Elle  doit  gou- 
verner intérimairement,  elle  gouvernera.  Est-ce  que,  dans  le  pavs 
de  France,  on  dénierait  la  possibilité  de  gouverner  à  une  assem- 
blée, après  les  traditions  que  soixante  années  de  révolution  nous 
ont  laissées?  »  Odilon  Barrot  tenait  le  même  langage,  et  un  profes- 
seur de  droit,  Gatien  Arnoult,  s'écriait  :  «  Qu'est-ce  qui  règne  au- 
jourd'hui? C'est  le  peuple.  Qu'est-ce  qui  gouverne?  C'est  l'assem- 
blée. Je  vote  pour  que  la  chambre  nomme  elle-même  et  directement 
ses  ministres.  » 

Il  est  de  toute  évidence  que  ni  Odilon  Barrot,  ni  Vivien,  ni  Du- 
faure,  ni  Gustave  de  Beaumont,  ni  Chararaaule,  ne  pensaient  à 
conserver  la  dictature  d'une  assemblée  unique  comme  gouverne- 
ment définitif  de  la  France.  Ils  voulaient  simplement  substituer  au 
gouvernement  provisoire  sorti  de  la  révolution  de  février  un  gou- 
vernement provisou-e  nouveau,  intérimaire,  émané  de  l'assemblée  et 
étroitement  placé  sous  sa  dépendance.  La  constitution  viendrait 
ensuite  organiser  d'une  façon  régulière  les  institutions  politiques 
nouvelles. 

Le  règlement  de  la  constituante  de  1»Ù8  et  les  grands  comités 
parlementaires  qui  en  sont  la  caractéristique,  ne  sauraient  se  com- 
prendre si  l'on  ne  tient  pas  compte  des  circonstances  et  de  l'éUit 
d'esprit  que  nous  venons  de  signaler.  Ce  règlement  a  eu  pour  but 
de  grandir  les  pouvoirs  de  l'assemblée  et  de  mettre  le  gouverne- 
ment sous  sa  régence  immédiate.  Cette  préoccupation  ne  lut  jamais 
avouée  nettement  par  les  membres  de  la  commission,  qui  sentaient 
tout  le  provisoire  et  les  dangers  de  leur  œuvre  et  tenaient,  en 
hommes  de  gouvernement,  à  reserver  l'avenir  ;  mais  elle  fut  signa- 
lée, à  diverses  reprises,  par  les  adversaires  du  nouveau  règle- 
ment ;  et,  si  elle  fut  reniée,  les  dénégations  eurent  toujours  peu 
d'énergie  et  rencontrèrent  peu  de  créance. 

Deux  autres  préoccupations  se  firent  jour  qui  avaient  un  carac- 
tère plus  pratique  et  plus  exclusivement  législatif.  Une  assemblée 


622  HEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  900  membres,  comptant  plus  de  700  hommes  nouTcaux,  devait 
naturellement  se  distinguer  par  un  excès  d'initiative  et  par  une 
surabondance  de  propositions  singulières  ou  instiHisammcnt  étu- 
diées. Cette  tendance  devait  encore  s'accentuer  sous  l'ijnpulsion 
d'événeraens  imprévtis  et  de  (ails  révolutionnaires  de  nature  à  trou- 
bler les  esprits  les  mieux  équilibiés.  11  importait  donc  d'avoir  un 
crible  assez  solide  pour  retenir  au  passage  bon  nombre  de  proposi- 
tions etles  empêcher  d'absorber  sans  profit  le  temps  de  l'assemblée. 
Les  comités  devinrent,  dans  la  pensée  de  leurs  auteurs,  des  com- 
missions d'initiative.  Ils  n'eurent  pas  seulement  à  préparer  les  lois, 
mais  encore  à  en  diminuer  le  nombre,  à  épargnera  l'assemblée  des 
délibérations'  superflues  et  souvent  tumultueuses. 

Concentration  des  pouvoirs  dans  l'assemblée  et  dans  sai  fraction 
la  plus  expérimentée  et  la  plus  conservatrice  ;  préparation  rapide  et 
éclairée  des  lois;  hmitation  de  l'initiative  parlementaire  dans  ce 
qu'elle  pourrait  avoir  d'excessif  ou  de  mal  conçu,  tel  était  le  triple 
but  que  la  commission  du  léglement  de  18'iS  s'était  imposé. 

L'entreprise  n'était  pas  sans  difficulté,  car  elle  devait  se  heurter 
d'abord  aux  résistances  du  gouvernement,  en  second  lieu,  aux 
inquiétudes  d'un  certain  nombre  de  députés  qui  ne  voyaient  pas 
sans  effroi  centraliser  le  pouvoir  législatif  dans  une  douzaine  de 
conseils  des  dix  où  l'influence  appcWtiendrait  fatalement  aux  an- 
ciens parlementaii-e&  et  aux  jeunes  ambitions  qui  se  grouperaient 
autour  d'eux. 

La  discussion  du  règlement  fut  cependant  relativement  courte. 
Le  chapitre  relatif  aux  comités  donna  seul  lieu  à  un  vit  débat  dans 
lequel  intervinrent  Vivien,  Stourm,  Dufaurc,  Odilon  Barrot,  au  nom 
de  la  commission,  Flocon  et  Crémieux  au  nom  du  gouvernement, 
Ferdinand  de  Lasteyrie,  Vignerte,  Guérin  au  nom  de  la  minorité 
de  l'assemblée  restée  fidèle  au  système  des  bureaux  et  des  commis- 
sions. 

Le  rapport  présenté  par  Slourm  avait  été  fort  habilement  rédigé. 
Après  un  hommage  rendu  à  la  souveraineté  de  l'assemblée,  il  dé- 
veloppait l'avantage  (ju'offrait  le  système  des  comités  de  permettre 
à  tous  les  membres  de  l'assemblée  d'apprendre  les  allaires  de  la 
république  et  de  s'initier  aux  laits  et  détails  de  l'administration. 
«  La  commission  du  règlement  avait  voulu,  disait-il,  non-seulement 
que  tous  les  représentans  qui  ont  des  droits  égaux  lussent  appelés 
à  apporter  chacun  dans  les  discussions  des  aflaires  nationales  le 
contingent  de  leurs  lumières,  mais  qu'ils  fussent  distribués  dans 
les  comités,  non  pas  suivant  le  choix  aveugle  du  sort,  mais  d'après 
la  vocation,  d'après  l'aptitude,  d'après  la  spécialité  de  chacun  d'eux. 
Clia({Uo  comité  serait  ainsi  composé  des  hommes  les  plus  compétens 


LES   GRANDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  623 

et  doai  lesprit  serait  le  plus  propre  à  traiter  les  affaires  spéciales 
renvoyées  à  chacun  de  ces  comités.  >' 

Le  rapporteur  indiquait  ensuite  le  troisième  principe  sur  lequel 
la  commission  s'était  appuyée.  Il  s'agissait  d'imposer  à  l'assemblée 
une  règle  l'obligeant  à  étudier  les  afiaircs  avec  des  vues  d'ensemble 
et  l'esprit  de  coordination  et  non  pas  de  les  étudier  séparément  et 
sans  connexion  des  unes  avec  les  autres. 

L'assemblée  constituante,  pouvoir  unique,  émané  tout  fraîche- 
ment du  suflrage  universel,  composé  en  grande  majorité  d'hommes 
jeunes,  sans  expérience  des  difficultés  du  travail  législatif,  animé 
d'un  vif  et  profond  esprit  de  réforme,  accepta  avec  empressement 
l'idée  de  se  former  en  comités.  Tous  ses  membres  auraient  la  con- 
naissance des  affaires  et  une  part  de  collaboration  au  travail  de 
rénovation  légale  qui  emportait  alors  les  esprits,  tous  pourraient 
prétendre  à  une  part  du  gouvernement  et  de  la  grande  oeuvre  légis- 
lative à  accomplir.  La  difficulté  était  de  déterminer  d'une  manière 
plus  ou  moins  nette  le  nombre  et  les  attributions  des  comités  et  de 
trouver  un  mode  pratique  de  recrutement. 

La  commission  proposa  de  diviser  l'assemblée  en  quinze  comi- 
tés permanens  de  60  membres  :  comités  de  la  justice,  des  cubes, 
des  affaires  étrangères,  de  l'instruction  publique,  de  l'intérieur, 
de  l'administration  départementale  et  communale ,  du  commerce 
et  de  l'industrie,  de  l'agriculture  et  du  crédit  foncier,  de  la  ma- 
rine, de  la  guerre,  de  l'Algérie,  des  colonies,  des  finances,  des 
travaux  publics,  de  la  législation  civile  et  criminelle. 

Cette  classification  avait  donné  lieu  dans  le  sein  de  la  commis- 
sion même  à  des  observations.  On  avait  lait  remarquer  que  la  hste 
des  comités  était  trop  nombreuse,  que  plusieurs  n'auraient  rien  à 
faire  ou  seraient  difficiles  à  composer.  Mais  deux  préoccupations 
l'avaient  emporté.  L'une  était  de  ne  pas  laisser  de  députés  hore 
des  comités,  afin  de  ne  mécontenter  personne,  l'autre  de  ne  pas 
avoir  un  nombre  de  comités  fondé  sur  la  même  division  que  les 
départemens  ministériels,  crainte  de  justifier  les  accusations  d'in- 
gérence administrative  et  gouvernementale  qui  ne  manqueraient 
pas  de  se  produire. 

Stourm  traduisit  avec  adresse  dans  son  rapport  le  premier  de 
ces  sentimens  :  «  Nous  vivons,  dit-il,  sous  un  gouvernement  qui 
nous  donne,  à  nous  représentans  du  peuple,  un  droit  de  souverai- 
neté que  nous  avons  reçu  de  nos  électeurs.  Ce  droit  de  souveraineté, 
nous  ne  pouvons  l'exercer  qu'en  exerçant  nous-mêmes  sur  tous  les 
actes  du  pouvoir  exécutif  une  surveillance  continue  et  surtout  une 
surveillance  éclairée.  iNotre  sm'vcillance  ne  peut  être  éclairée  qu'au- 
tant que  chacun  de  nous  aura  connu  les  détails  de  l'administration, 
aura  touché  les  dossiers,  aura  vu  les  faits,  aura  vu  les  pièces.  Il  est 


624  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

donc  essentiel  que  chacun  de  nous  soit  introduit  dans  les  comités 
dans  lesquels  les  affaires  se  traiteront  dans  leur  ensemble  et  dans 
leurs  détails.  » 

On  ne  pouvait  rien  dire  do  plus  agréable  à  une  assemblée  ani- 
mée de  la  passion  ardente,  à  droite  de  changer  les  détenteurs  du 
pouvoir,  à  gauche,  de  modifier  profondément  l'organisme  écono- 
mique et  social.  Cependant,  pour  atténuer  ce  qu'avait  de  brutal 
cette  confusion  des  pouvoirs,  Stourm  avait  soin  d'ajouter  :  «  En 
formant  des  comités  spéciaux  et  surtout  des  comités  permanens, 
vous  porterez  atteinte,  dira-t-on,  à  l'indépendance  du  pouvoir  exé- 
cutif, vous  diminuerez  la  responsabilité  ministérielle.  L'objection 
pourrait  être  fondée  si  nous  vous  demandions  la  formation  de  comi- 
tés composés  d'un  petit  nombre  de  membres  ;  mais  il  est  évident 
que  des  comités,  composés  de  60  membres,  contiendront  tou- 
jours des  esprits  si  divers,  des  opinions  si  variées  que  l'indépen- 
dance ministérielle  ne  pourra  en  recevoir  aucune  atteinte.  » 

La  commission  s'était  bien  gardée  de  prévoir  que  la  partie  agis- 
sante et  ambitieuse  de  l'assemblée  ne  tarderait  pas  à  rester  seule 
dans  les  comités  ;  qu'elle  s'emparerait  des  plus  importans  et  qu'elle 
dissimulerait  si  mal  ses  desseins  de  prépondérance  que  l'assemblée 
serait  la  première  à  se  fatiguer  de  sa  domination. 

La  commission  et  son  rapporteur  avaient,  du  reste,  reconnu  la 
nécessité  d'une  soupape  de  sûreté.  L'assemblée  gardait  le  droit  de 
nommer  des  commissions  dans  certains  cas  particuliers,  «  dans  les 
cas,  par  exemple,  où  la  matière  en  discussion  toucherait  aux  objets 
dont  plusieurs  comités  sont  saisis,  ou  bien  dans  le  cas  où  la  ma- 
tière en  discussion  paraîtrait  tellement  grave  que  l'on  croirait  de- 
voir y  appliquer  des  formes  plus  solennelles.  » 

Pour  le  recrutement  des  comités,  une  série  de  diflicultés  se  pré- 
sentaient. Les  comités  seraient-ils  élus  par  l'assemblée,  au  scrutin 
de  liste,  ou  dans  les  bureaux?  Seraient-ils  renouvelables  tous  les 
trois  mois,  tous  les  six  mois  ou  tous  les  ans,  par  moitié  ou  par 
tiers?  (^es  questions  étaient  d'autant  plus  difficiles  à  régler  que 
l'assemblée  ne  se  connaissait  pas  et  que,  sauf  150  membres  des 
anciennes  chambres  de  la  monarchie,  journalistes  et  anciens  fonc- 
tionnaires, les  nouveaux  représentans  étaient  des  personnalités 
locales  dépourvues  de  toute  notoiiété. 

La  commission  du  règlement  s'arrêta  à  un  procédé  très  défec- 
tueux, dont  l'application  donna  lieu  promptement  à  des  surprises 
désagréables,  niais  qui,  dans  les  circonstances,  paraissait  le  plus 
praticable.  On  avait  décidé  que  tous  les  membres  de  l'assemblée 
siégeraient  dans  les  comités.  On  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  leur 
laisser  le  soin  de  connaître  de  leurs  aptitudes  et  de  désigner  les 
comités  particuliers  pour  lesquels  ils  se  sentaient  une  vocation. 


LES    GRANDS    GOMITKS    PARLEMENTAIRES.  625 

'  Toutefois,  comme  chaque  député  avait  la  faculté  de  désigner 
plusieurs  comités  et  qu'il  était  à  prévoir  que  certains  comités 
seraient  encombrés  et  d'autres  laissés  vides,  on  confia  au  prési- 
dent et  aux  vice-présidens  le  soin  d'opérer  la  répartition.  Dans  le 
cas  où  le  nombre  des  premières  inscriptions  ne  serait  pas  en  rap- 
port avec  celui  des  membres  dont  chaque  comité  devait  se  compo- 
ser, le  bureau  de  l'assemblée  placerait  les  représentans  dans  les 
autres  comités  pour  lesquels  ils  se  seraient  inscrits  subsidiaire- 
inent. 

Pour  les  commissions  spéciales,  plus  de  latitude  était  laissée.  Ces 
commissions  devaient  être  nommées  soit  par  le  président,  soit  par 
l'assemblée  générale  en  séance  publique,  soit  dans  les  comités  par 
scrutin  de  liste. 

Tout  cela  était  un  peu  incohérent,  on  sentait  dans  ces  disposi- 
tions vagues  et  contradictoires  une  grande  incertitude.  Les  parle- 
mentaires qui  avaient  inspiré  la  rédaction  de  ce  règlement  bizarre, 
les  Dufaure,  les  Vivien,  les  Dupin,  les  Beaumont  de  la  Somme, 
avaient  sans  doute  le  sentiment  qu'ils  accomplissaient  une  œuvre 
légèrement  révolutionnaire  et  contraire  à  leur  tempérament.  Dans 
la  procédure  nouvelle  qu'ils  adoptaient,  ils  n'étaient  soutenus,  en 
réalité,  que  par  le  désir  de  discipliner  et  de  maîtriser  une  assem- 
blée dans  laquelle  ils  voyaient  le  seul  pouvoir  solide,  régulier,  en 
état  de  résister  aux  tempêtes  populaires.  L'étrangcté  et  la  cadu- 
cité de  leur  travail  leur  apparaissaient  si  bien  que  pour  le  justifier 
ils  n'hésitèrent  pas  à  se  placer  sous  l'égide  des  principes  démocra- 
tiques et  des  souvenirs  de  la  révolution.  Quelques  mois  plus  tard, 
ils  avouaient  sans  aucun  ambage  que  ce  règlement  était  une  pure 
œuvre  de  circonstance  destinée  à  disparaître  avec  la  situation  poli- 
tique qui  l'avait  lait  naître. 

La  discussion  du  règlement  commença,  le  13  mai,  par  les  obser- 
vations de  quelques  députés  amis  du  gouvernement  provisoire, 
Vignerte,  Guérin,  qui  reprochèrent  au  rapporteur  d'avoir  désigné 
les  comités  comme  devant  surveiller  les  ministères  et  d'avoir  créé 
des  comités  techniques  qui  repondraient  à  des  intérêts  trop  parti- 
culiers. Mais  la  véritable  discussion  fut  entre  Odtlon  Barrot,  Ferdi- 
nand de  Lasteyrie,  Grémieux  et  Dufaure,  qui  prononcèrent  dans  des 
sens  divers  des  discours  à  sensation. 

On  savait  que  le  gouvernement  et  ses  amis  personnels  étaient 
favorables  au  système  des  bureaux.  Odilon  Barrot  s'efibrça  de  cal- 
mer leurs  craintes  en  montrant  que  le  règlement  laissait  l'assem- 
blée libre  de  renvoyer  chaque  question,  suivant  son  désir,  soit  aux 
comités,  soit  aux  bureaux.  Après  cette  précaution  oratoire,  il  fit 
une  critique  très  vive  et  très  exagérée  de  la  vie  des  bureaux,  sans 
TOME  xcv[.  —  1889.  /jO 


626  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rechercher,  bien  entendu,  si  les  comités  ne  seraienl  pas  promple- 
ment  victimes  d'erremens  sembhibles.  «  Ces  bureaux  dans  lesquels 
on  ne  se  rencontre  qu'un  instant,  dans  lesquels  peuvent  se  trouver 
réunies  accidentellement  toutes  les  spécialités,  dans  lesquels  on 
lait  de  tout,  sont  exclusifs  du  grand  principe  qui  gouverne  tout 
travail  humain,  qu'il  soit  intellectuel  ou  autre,  le  principe  de 
la  division  du  travail.  La  formation  des  bureaux  est  insuffisante 
dans  une  assemblée  législative  quelconque,  à  plus  forte  raison 
dans  la  vôtre.  Vous  ne  pourrez  pas  renvoyer  indistinctement  toutes 
les  questions  qui  sont  portées  à  cette  tribune,  à  des  bureaux,  as- 
sembler avec  appareil  vos  bureaux,  suspendre  la  séajice  de  la 
Chambre,  interrompre  ses  travaux  pour  que  les  bureaux  délibèrent 
préalablement  sur  toutes  les  questions  qui  seraient  portées,  dans 
l'exercice  plein  et  libre  du  di'oit  de  chacun,  à  cette  tribune.  » 

Ce  tableau  très  chargé  eût  fort  sm'pris  une  chambre  au  courant 
de  la  vie  parlementaire  et  légiférant  en  temps  normal.  Il  répon- 
dait au  contraire  assez  bien  aux  préoccupations  d'une  assemblée 
inexpérimentée  qui  se  réunissait  dans  des  circonstances  dilTiciles 
avec  tous  les  pouvoirs  en  main  et  la  perspective  d'avoir  à  brève 
échéance  à  lutter  contre  l'émeute  ou  contre  les  anciens  partis. 

Odilon  Barrot  sentait  que  la  résistance  à  l'idée  des  coiiaités  par- 
tait de  la  gauche,  dont  les  hommes  clairvoyans  étaient  loin  d'être 
rassurés.  II  comprit  la  nécessité  de  s'adresser  aux  sentimens  répu- 
blicains de  cette  partie  de  l'assemblée  et  de  fau*e  appel  à  sa  dé- 
fiance pour  tout  ce  qui  rappelait  la  monarchie. 

«  Sous  l'ancienne  monarcliie,  dit-il,  quand  il  y  avait  un  gouver- 
nement permanent,  qu'il  était  nécessairement,  forcément,  en  de- 
hors de  la  chambre,  on  ne  voulait  pas  de  comités  spéciaux,  mais 
c'est  parce  que  l'exécutif  craignait  toujours  que  le  législatif  entre- 
prît sur  ses  attributions.  II  aimait  mieux  l'impuissance  du  pouvoir 
législatif,  il  aimait  mieux  le  tenir  en  tutelle  permanente  que  de  lui 
permettre  de  prendre  connaissance  utilement,  pai'  des  hommes 
spéciaux,  des  aU'aii-es  sur  lesquelles  les  chambres  avaient  à  se  pro- 
noncer. Jites-vous  dans  la  même  situation  ?  Y  a-t-il  le  même  om- 
brage entre  vous,  pouvoir  constituant,  et  le  pouvoir  exécutif  que 
vous  avez  délégué  ?  Étes-vous  condamnés  à  la  même  impuissance  ?  » 

11  était  difhcile  de  caresser  plus  habilement  les  tendances  dicta- 
toriales d'une  assemblée  dont  la  plupait  des  membres  avaient  ap- 
partenu aux  partis  d'opposition  et  ignoraient  les  nécessités  de  gou- 
vernement. 

Ferdinand  de  Lasteyrie,  qui  succéda  à  Odilon  lîarrot,  sortit  des 
généralités  et  ramena  la  discussion  sur  le  tei'rain  des  faits  précis, 
mais,  à  côté  d'excellens  aigumens,  il  en  produisit  qui  n'avaient 
qu'une  valeur  hypothétique  des  plus  douteuses.   11  démontra  que. 


LES    GRANDS    COMITES    PARLEMEiNTAIRES.  627 

loin  d'instruire  l'assemblée  et  de  développer  sa  science  politique, 
comme  le  prétendait  le  rapporteur,  le  système  des  comités  enter- 
rait chacun  de  ses  membres  dans  une  spécialité  et  reU'écissait  son 
horizon. 

Ferdinand  de  Lasteyrie  indiquait  un  autre  inconvénient  du  sys- 
tème des  comités  spéciaux,  c'est  leur  tendance  naturelle  à  écarter 
avec  un  profond  dédain  tout  ce  qui  n'émane  pas  des  spécialistes  et 
à  fermer  l'oreille  aux  meilleurs  conseils  sous  le  prétexte  qu'ils  vien- 
nent du  vulgaire  et  qu'ils  n'émanent  pas  d'une  bouche  compé- 
tente et  autorisée.  Il  abordait  ensuite,  mais  sans  oser  entrer  dans 
les  développemens  qu'il  comportait,  le  sujet  des  conflits  qui  ne 
manqueraient  pas  de  s'élever  entre  le  pouvoir  exécutif  menacé 
dans  ses  attributions  et  les  comités  dont  les  personnalités  éminentes 
tendraient  naturellement  à  \'iser  les  ministres  en  place  et  à  provo- 
quer l'ouverture  de  leur  succession. 

Ferdinand  de  Lasteyrie  releva  également  avec  beaucoup  de  sens 
et  de  clarté  les  exagérations  du  tableau  que  le  rapporteur  avait 
tracé  de  la  vie  des  bureaux  dans  les  anciennes  chambres.  11  mon- 
tra que  le  système  des  bureaux  réserve  presque  toujours  des  nomi- 
nations aux  minorités,  à  moins  que  celles-ci  ne  soient  insigni- 
fiantes, a  Dans  le  système  des  grands  comités  au  contraire,  dit-il, 
les  minorités  seront  absolument  exclues  des  commissions  pour  les 
projets  de  loi  importans.  Dans  chaque  comité  il  y  aura  des  membres 
qui  commenceront  par  être  les  meneurs  de  ces  comités  et  qui 
par  contre-coup  deviendront  les  meneurs  de  cette  assemblée.  » 
L'orateur  termina  par  une  critique  du  registre  d'inscription  qui 
n'était  pas  un  mode  de  recrutement  éclairé  et  où  chaque  député 
viendrait,  sous  sa  seule  signature,  certifier  sa  propre  compétence. 

Stourm  répliqua  en  quelques  mots  par  une  nouvelle  critique  des 
bureaux  qui  «sous  la  monarchie  ne  nommaient  jamais  les  membres 
de  l'opposition  et  sacrifiaient  les  droits  des  minorités.  »  11  revint 
sur  les  avantages  que  le  système  des  comités  offrirait  «  aux  hommes 
timides  et  modestes  qui  ne  se  révèlent  que  lorsqu'on  les  met  au 
travail.  »  Cet  argument  était  de  ceux  qui  devaient  porter  le  plus 
sur  l'assemblée.  Il  était  pour  plaire  aux  hommes  nouveaux  qui  re- 
doutaient la  prépondérance  des  anciens  parlementaires  et  n'étaient 
pas  assez  expérimentés  pour  comprendre  qu'on  les  livrait  au  con- 
traire pieds  et  poings  liés  à  cet  élément. 

Crémieux,  ministre  de  la  justice,  essaya  de  revenir  sur  les  con- 
ditions d'un  bon  travail  législatif  que  Lasteyrie  avait  déjà  exposées. 
11  fit  remarquer  que  les  deux  tiers  des  membres  des  comités  n'as- 
sisteraient pas  à  leurs  séances,  que  les  minorités  y  seraient  promp- 
lement  omnipotentes  et  y  mèneraient  les  majorités.  Crémieux  insista 
on  terminant  sur  le  danger  des  propositions  adoptées  trop  rapi- 


628  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dément  sur  le  simple  avis  d'un  comité.  Son  improvisation,  où  les 
contradictions  ne  manquaient  i)as,  trahissait  l'embarras  du  ministre 
avant  vécu  jusque-là  dans  l'opposition  et  mal  préparé  à  défendre  à 
la  tribune  les  nécessités  de  la  politique  gouvernementale. 

Le  vote  de  l'assemblée  fut  enlevé  sans  peine  par  une  réplique  de 
M.  Dufaure  où  le  système  des  comités  fut  représenté  très  spécieu- 
sement, mais  en  termes  très  habiles  comme  la  sauvegarde  des  mi- 
norités et  comme  une  école  d'apprentissage  du  pouvoir  pour  les 
oppositions.  L'argumentation  eut  un  grand  succès.  La  constituante 
ne  se  connaissait  pas,  personne  n'y  voyait  de  majorité  déterminée, 
et  chaque  parti  en  formation  était  animé  de  la  juste  crainte  d'être 
opprimé  par  les  autres  et  de  ne  pas  obtenir  sa  part  de  pouvoir. 

L'ancien  ministre  de  Louis-Philippe  commença  par  rappeler  que 
la  proposition  avait  été  empruntée  au  règlement  de  l'assemblée 
constituante,  et  par  évoquer  le  souvenir  des  admirables  travaux 
sortis  des  comités  de  cette  époque.  Puis,  il  attaqua  vigoureuse- 
ment les  commissions  nommées  dans  les  bureaux,  commissions 
dont  les  travaux  préparatoires  sont  élaborés,  dit-il,  sans  la  matu- 
rité, la  rapidité  et  l'impartialité  nécessaires.  Il  affirma  que  souvent 
les  bureaux  manquaient  d'hommes  compétens,  qu'en  quarante-huit 
heures,  des  hommes  spéciaux  pouvaient  apporter  un  rapport  très 
approfondi  pour  lequel  des  hommes  non  spéciaux  demanderaient 
quinze  jours. 

Abordant  ensuite  le  côté  politique  de  la  question,  M.  Dutaure 
s'exprimait  ainsi  :  «  Il  y  a  une  autre  question  qui  me  touche  beau- 
coup plus,  c'est  la  question  d'impartialité.  Il  est  nécessaire  que 
dans  nos  délibérations,  la  minorité  puisse  avoir  constamment  son 
mot,  qu'elle  puisse  à  la  fois  étudier  et  parler.  Dans  les  assemblées 
précédentes,  tantôt  par  esprit  de  parti,  tantôt  par  un  motif  qui  pa- 
raît plus  louable,  par  condescendance  pour  des  amis  politiques,  on 
ne  nommait  que  des  membres  de  la  majorité.  Alors  vous  aviez  des 
commissions  en  très  grand  nombre,  dans  lesquelles  non-seulement 
la  minorité  n'était  pas  entendue,  mais  n'étudiait  pas.  La  minorité 
ne  pouvait  pas  connaître,  et  quand  la  question  se  discutait  à  la  tri- 
bune, la  minorité  n'apportait  pour  réponse  que  certains  principes 
généraux  ;  quant  aux  faits,  aux  détails,  aux  raisons  spéciales,  elle 
ne  pouvait  pas  les  faire  valoir,  elle  ne  les  connaissait  pas.  II  en  ré- 
sultait de  très  grands  inconvéniens,  il  en  résultait  un  inconvénient 
pour  la  majorité  elle-même,  qui  n'a  qu'à  gagner  à  ce  que,  avant 
la  discussion  publique,  la  minorité  lui  fasse  connaître  ses  objec- 
tions. 

«  Dans  notre  gouvernement  populaire,  les  majorités  et  les  mino- 
rités sont  changeantes,  le  pouvoir  passe  fréquemment  d'une  main 
àj'autrc;  quand  la  minorité  n'a  pas  étudié  les  affaires  du  pays 


II 


LES    GKA.NDS   COMITÉS    l'ARLE.MEMAIRES.  629 

dans  les  détails,  elle  ne  peut  leur  donner,  si  elle  arrive  au  pouvoir, 
la  suite  qu'il  est  nécessaire  de  leur  donner. 

(i  J'entends  parler  de  pression  sur  l'assemblée  et  le  gouverne- 
ment. Pression  sur  l'assemblée?  Que  veut-on  dire?  Est-ce  que  vous 
vous  sentirez  opprimés  parce  qu'on  vous  apportera  un  travail  mieux 
élaboré,  plus  approfondi,  plus  impartialement  étudié,  plus  rapide- 
ment présenté?  Sera-ce  là  une  oppression? 

«  On  parle  de  pression  sur  le  gouvernement  ?  Et  quelle  est  la 
crainte  du  gouvernement  ?  Votre  comité  de  soixante  membres  ira- 
t-il,  par  hasard,  faire  une  invasion  dans  le  ministère  de  la  justice, 
accaparant  le  personnel,  prenant  toutes  les  décisions,  donnant  des 
ordres  au  ministre  de  la  justice,  substituant  le  pouvoir  législatif  au 
pouvoir  exécutif?  Vos  comités  auraient  ce  pouvoir;  ce  serait  au 
ministre  à  résister,  à  en  appeler  à  l'assemblée  elle-même,  contre  la 
pression  qu'on  voudrait  exercer  sur  lui.  Non,  ne  craignez  rien,  ce 
sont  de  vains  fantômes,  il  n'y  aura  rien  de  pareil.  » 

Si  l'assemblée  avait  été  hésitante,  cette  savante  apologie  des 
droits  des  oppositions  et  des  minorités  aurait  suffi  à  enlever  le  vote. 
La  constituante  se  leva  presque  tout  entière  pour  décider  qu'elle 
se  partagerait  en  comités.  Tous  ces  hommes  jeunes,  pleins  d'en- 
thousiasme, rêvaient  de  prendre  part  à  l'œuvre  de  transformation 
pour  laquelle  ils  avaient  été  élus,  et  les  comités  leur  apparaissaient 
comme  un  moyen  d'action  réformatrice  plus  puissant  et  plus  ra- 
pide. Quant  aux  anciens  parlementaires,  ils  sentaient  bien  que  ces 
comités  seraient  pour  eux,  seuls  expérimentés  dans  l'art  législatif, 
le  moyen  le  plus  sûr  de  lâcher  et  de  serrer  les  freins  à  volonté, 
soit  qu'ils  voulussent  agir  comme  opposition,  soit  qu'ils  prissent 
la  direction  dune  majorité  de  gouvernement. 

La  liste  des  comités  élaborée  par  la  commission  du  règlement 
fut  l'objet  d'un  très  court  débat.  Le  système  n'ayant  pas  été  pra- 
tiqué depuis  plus  d'un  demi-siècle,  personne  n'était  en  état  d'en 
signaler  les  lacunes  ou  les  défauts.  L'assemblée  se  borna,  sin*  la 
demande  de  Portails,  à  fondre  en  un  seul  comité  les  comités  de  la 
justice  et  de  la  législation  civile  et  criminelle  que,  quelques  jours 
plus  tard,  elle  devait  de  nouveau  séparer.  On  rejeta  l'idée  d'un  co- 
mité des  beaux-arts  et  d'un  comité  des  pétitions,  mais  en  revanche 
on  décida  la  création  d'un  comité  du  travail  chargé  d'examiner  les 
questions  concernant  les  classes  ouvrières.  Sur  ce  point  tous  les 
partis  furent  d'accord,  et  la  proposition,  fjiitc  par  Emmanuel  Arago, 
fut  appuyée  par  Stourm,  Lasteyrie  et  liastiat. 

Le  recrutement  des  comités  par  l'inscription  des  députés  et  la 
distribution  par  le  bureau  de  l'assemblée,  en  cas  d'excès  d'inscrip- 
tions, soulevèrent  des  objections  dont  la  pratique  vérifia  prompte- 
ment  la  justesse,  mais  qui  n'eurent  aucun  succès.  Flocon  fit  observer 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'inconvénient  qu'il  y  avait  à  cantonner  exclusivement  dans  une 
spécialité  un  homme  qui  pouvait  doimer  de  très  utiles  avis  sur  un 
autre  ordre  de  questions.  Un  membre  de  la  droite,  Bouliier  de 
l'Ecluse,  signala  que  pour  les  inscriptions  il  y  aurait  course  au  clo- 
cher et  que  le  président  et  les  vice-présidens  de  l'assemblée  man- 
queraient de  lunjières  pour  apprécier  les  aptitudes  de  leurs  col- 
lègues. Il  proposa  de  tirer  au  sort  pour  les  comités  où  il  y  aurait 
excès  d'inscriptions.  Babaud-Luribiére  insista  pour  l'élection,,  mais 
Vivien,  au  nom  de  la  commission  du  règlement,  combattit  le  sort 
comme  aveugle,  l'élection  parce  que  les  membres  de  rassemblée 
ne  se  connaissaient  pas.  Bouhier  de  l'Écluse  avait  indiqué  avec 
raison  que,  si  l'argument  était  vrai  pour  les  députés,  U  l'était  à  un 
égal  degi'é  pom*  leur  bureau  ;  mais  l'assemblée,  devant  toutes  ces 
propositions  contradictou-es,  préféra  naturellement  s'en  tenir  au 
système  de  la  commission. 

Le  docteur  Gcrdy  et  Léon  Faucher  seuls  réussirent  à  faire  adopter 
deux  modifications  au  projet.  Le  premier  demanda  que  tout  membre 
de  l'assemblée  pût  assister  aux  séances  des  comités  sans  voix  déli'- 
bérative  ni  consultative.  Léon  Faucher,  appuyé  par  Odilon  Bai-rot, 
par\  int  à  faire  maintenir  l'existence  des  bureaux,  que  Vivien  voulait 
complètement  supprimer.  L'article  k  du  projet  porta  que  l'assem- 
blée pourrait  renvoyer  les  projets  et  propositions  à  des  commissions 
spéciales  nommées  soit  par  le  président,  soit  par  l'assemblée  géné- 
rale, soit  pai'  les  comités,  auil  par  la^  bureaux  qui  non/  au  nombre 
de  quènze  el  qui  sont  renouvelés  chaque  mois  par  voie  de  tirage 
au  sort. 

Cette  disposition,  qui  modifiait  gravement  l'économie  du  projet 
de  la  commission,  eut,  comme  on  le  verra,  des  conséquences  très 
importantes  et  très  heureuses.  Au  bout  de  quelques  mois,  l'assem- 
blée, fatiguée  de  la  domination  de  certains  comités  et  de  la  médio- 
crité des  autres,  renvoyait  plus  de  la  moitié  des  propositions  à 
l'examen  des  bmeaux  et  des  commissions  spéciales. 

11  lut  décidé  également,  par  interprétation,  que  chaque  député  ne 
pourrait  l'aire  partie  que  d'un  seul  comité,  mais  qu'il  pourrait  changer 
de  comité  au  bout  d'un  mois,  s'il  trouvait  un  de  ses  collèg-ues  dis- 
posé à  permuter. 

Le  règlement  des  attributions  des  comités,  qui  devait  donner  lieu 
par  la  suite  à  tant  de  conflits,  ne  souleva  point  de  difficultés.  Flocon 
demanda  seulement  quelques  explications  sur  l'article  3,  qui  était 
ainsi  couru  :  «  Les  comités  sont  chargés,  à  moins  que  l'assemblée 
n'en  décide  autrement,  de  l'examen  des  propositions  et  des  péti- 
tions qui  concernent  leurs  attributions  respectives.  Ils  chaj-gcnt  un 
rapporteur  de  rendre  compte  à  l'assemblée  des  résultats  de  leurs 
travaux.  » 


.il 


LES    GRANDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  631 

I>ans  les  questions  diplomatiques,  fit  observer  Flocon,  les  propo- 
sitions sur  la  diplomatie  seront  renvoyées  au  comité  des  affaires 
étrangères.  Le  comité  fera  un  rapport.  Ce  rapport  contiendra  des 
conclusions  ou  proposera  des  résolutions.  Pendant  ce  temps-là, 
comment  le  ministre  traitera-t-il  la  question  pendante,  s'il  s'agit 
d'une  affaire  en  cours  de  négociations  avec  des  puissances  étran- 
gères ? 

La  question  était  fort  sage  devant  une  assemblée  qui  arrivait 
avec  des  idées  très  turbulentes  en  matière  de  politique  extérieure 
et  qui  allait  se  trouver  aux  prises  avec  la  question  polonaise  et  la 
question  italienne.  Yivien  n'y  répondit  pas.  Il  se  borna  à  déclarer 
que  les  comités  ne  pourraient  agir  que  sur  l'ordre  de  l'assemblée 
et  sur  les  questions  qui  leur  étaient  renvoyées,  u  Les  comités, 
dit-il,  ne  sont  qu'un  pouvoir  réfléchi,  ils  ne  saisissent  pas,  ils  sont 
saisis.  » 

La  thèse  était  vraie  en  théorie.  Dans  la  pratique,  il  en  fut  promp- 
tement  d'une  autre  manière.  Les  comités  n'avaient  pas  le  droit 
d'initiative,  mais  ses  membres  le  prirent  indirectement  comme  sim- 
ples représcntans,  par  voie  d'interpellation,  et  armés  des  documens 
administratifs  ou  diplomatiques  qu'ils  avaient  pu  se  procurer 
comme  membres  des  comités. 

Le  reste  du  règlement  fut  adopté  presque  sans  discussion.  Les 
événemens  se  précipitaient  autour  de  l'assemblée  et  en  Europe,  et 
la  pensée  des  neuf  cents  nouveaux  élus  était  ailleurs.  La  consti- 
tuante avait  cru  par  une  centralisation  vigoureuse  fortifier  sa  sou- 
veraineté d'assemblée  unique,  et  rendre  ses  travaux  plus  rapides 
et  plus  éclairés,  elle  n'en  demandait  pas  davantage.  Nous  allons 
voir  dans  quelle  erreur  elle  était  tombée  et  comment  les  calculs  de 
la  commission  du  règlement  furent  déçus. 

II.    —    RECRUTEMENT    ET    F0>iCT10NNEMENT   DES    COMITÉS. 

Nous  avons  montré  les  embarras  qui  avaient  assailli  la  commis- 
sion du  règlement  quand  il  s'était  agi  de  déterminer  le  mode  de 
nomination  des  comités  et  comment  elle  s'était  résolue  à  recruter 
ces  derniers  par  inscription  volontaire,  et  en  cas  d'excès  d'inscrip- 
tions pour  un  comité,  par  la  désignation  du  bureau  de  l'assem- 
blée. 

Les  difficultés  prévues  se  produisirent.  Trois  jours  plus  tard,  le 
16  mai,  Scnard,  vice-président  de  l'assemblée  et  membre  de  la 
commission,  vint  rendre  compte  de  ce  qui  avait  été  fait.  Quatre 
cent  soixante -dix-sept  membres,  c'est-à-dire  plus  de  la  moitié  de 
la  constituante,  s'étaient  fait  inscrire  aux  deux  comités  de  l'asrri- 


632 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


culture  et  de  la  justice;  la  majorité  se  composait  de  grands 
ou  petits  propriétaires  et  d'avocats.  Les  comités  des  finances  et 
des  aflaires  étrangères,  visés  par  les  anciens  parlementaires,  étaient 
h  peu  près  au  complet.  Les  autres  avaient  à  peine  la  moitié  des 
inscriptions  nécessaires. 

En  présence  de  cette  situation,  le  bureau  avait  dû  se  livrer  à  un 
travail  des  plus  difficiles  et  des  plus  délicats,  distribuer  entre  les 
comités  pauvres  l'excès  de  clientèle  des  comités  riches,  départir 
nombre  d'agriculteurs  et  d'avocats  aux  comités  de  la  marine,  de  la 
guerre,  de  l'instruction  publique,  du  commerce  et  du  travail.  Cette 
distribution  avait  été  faite  avec  une  hâte  fâcheuse.  Le  bureau  ne 
connaissait  pas  les  aptitudes  de  la  plupart  des  membres  de  l'as- 
semblée. Il  avait,  d'autre  part,  été  l'objet  de  sollicitations  très  vives 
de  la  part  des  anciens  députés  qui  invoquaient  leur  compétence 
spéciale  pour  telle  ou  telle  matière  et  qu'il  convenait  de  ménager 
en  raison  de  leur  influence. 

Des  réclamations  s'élevèrent  de  tous  les  côtés.  On  se  plaignit 
que  plusieurs  comités  eussent  été  habilement  envahis  par  certains 
groupes  et  fermés  à  d'autres.  Des  manufacturiers  qui  avaient  de- 
mandé à  être  du  comité  du  travail  signalèrent  qu'on  leur  avait 
préféré  M.  de  Falloux,  dont  la  place  était  ailleurs.  Des  gens  qui  ne 
s'étaient  jamais  occupés  que  de  procédure  reprochèrent  au  bureau 
de  les  avoir  envoyés  à  la  marine,  pour  laquelle  ils  n'avaient  aucune 
compétence. 

Sénart  avoua  avec  humilité  que  le  bureau  avait  été  obligé  de 
faire  ses  exclusions  dans  l'inconnu,  mais  qu'il  avait  été  pressé  par 
le  temps.  Un  grand  nombre  de  propositions  de  décrets  et  de  lois 
déjà  déposées  attendaient.  On  avait  couru  au  plus  pressé  et  consti- 
tué les  comités  de  législation,  d'agriculture,  de  finances  et  du  tra- 
vail. Pour  les  autres,  qu'on  avait  dû  composer  tant  bien  que  mal, 
Sénart  demandait  du  temps,  la  liberté  d'ouvrir  une  sorte  d'enquête 
dans  les  bureaux,  et  provisoirement,  au  moins  pour  un  ou  deux 
mois,  la  faculté  de  ne  pas  imposer  aux  comités  le  nombre  de 
soixante  membres. 

La  question  fut  renvoyée  à  la  commission,  qui,  deux  jours  plus 
tard,  sans  même  observer  les  propres  prescriptions  de  son  règle- 
ment, vint  proposer  d'arranger  l'affaire  en  ilédoublant  le  comité  de 
justice  et  de  législation,  ce  qui  permettait  de  contenter  cent  vingt 
députés  avocats  et  en  réunissant  au  contraire  l'Algérie  et  les  colo- 
nies dans  un  seul  comité. 

Cet  expédient  ne  répondait  à  aucun  des  reproches  adressés  au 
système  de  recrutement  adopté,  mais  il  enterrait  la  question. 
ComiTie  les  personnages  les  plus  importans  avaient  obtenu  d'être 


LES    GRANDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  633 

placés  dans  les  comités  de  leur  choix  et  que,  d'autre  part,  l'attention 
de  l'assemblée  était  sollicitée  par  des  événemens  autrement  graves, 
il  n'y  eut  point  de  débat. 

Cette  précipitation  dans  le  recrutement  des  comités  fut  une  des 
principales  causes  du  discrédit  qui  ne  devait  pas  tarder  à  frapper 
la  nouvelle  institution. 

La  grande  majorité  des  députés  qui  s'étaient  vus  enfermer  dans 
des  comités  pour  lesquels  ils  n'avaient  aucune  aptitude  et  aucun 
goût,  et  où  ils  ne  pouvaient  acquérir  aucune  influence,  se  désinté- 
ressèrent de  leurs  travaux.  Certains  comités  furent,  dès  les  pre- 
miers jours,  dépourvus  d'autorité  ou  tenus  en  suspicion  comme 
animés  d'un  esprit  de  coterie,  et  peu  à  peu  l'idée  s'introduisit  de 
revenir  dans  la  pratique  au  système  des  commissions  spéciales. 

Les  comités  de  législation,  de  finances  et  du  travail  furent  parmi 
les  plus  laborieux,  les  plus  chargés  de  besogne,  et  se  virent  con- 
traints parfois  d'augmenter  leurs  effectifs  en  faisant  appel  aux  dé- 
putés de  bonne  volonté  qui  venaient  assister  à  leurs  travaux.  Le 
règlement  fut  ouvertement  violé  sans  que  personne  songeât  à  pro- 
tester. Dans  la  séance  du  5  août,  Victor  Lefranc  signala  des  comi- 
tés qui  comptaient  plus  de  soixante-dix  membres,  tandis  que 
d'autres  n'en  comptaient  que  trente-six  et  quarante. 

Force  était  bien  d'agir  ainsi,  car  l'assemblée  contituante  était 
au  moins  aussi  féconde  que  nos  chambres  actuelles  en  propositions 
de  toute  sorte,  et  les  comités  étaient  encombrés  de  projets  dont 
la  plupart,  d'ailleurs,  ne  méritaient  aucune  faveur.  Certains  comités 
prirent  donc  l'habitude  de  se  diviser  en  sous-commissions  entre 
lesquelles  étaient  répartis  les  projets  du  gouvernement  et  les  pro- 
positions émanées  de  l'initiative  parlementaire.  Le  comité  des  affaires 
étrangères  se  divisait  au  mois  d'août  en  vingt  sous-commissions. 
Le  comité  du  commerce  eut,  à  un  moment,  dix-huit  sous-commis- 
sions. Le  comité  de  législation  suivit  la  même  règle.  Ces  sous-com- 
missions variaient  comme  nombre  suivant  l'importance  et  l'urgence 
des  projets,  elles  comptaient  généralement  de  trois  à  cinq  mem- 
bres. Elles  étudiaient  raiïaire,  puis  la  rapportaient  verbalement 
devant  le  comité  général  qui  la  discutait,  et  souvent  la  renvoyait 
pour  nouvelle  étude  à  la  sous-commission.  Ces  renvois  étaient 
d'autant  plus  fréquens  que  les  sous-commissions,  composées  do  trois 
ou  quatre  membres,  n'avaient  qu'une  compétence  et  une  activité 
douteuses. 

Des  plaintes  furent  portées  plusieurs  fois  à  la  tribune  sur  le  dé- 
faut de  zèle  de  certains  comités.  Luncau  et  Victor  Lefranc  exposè- 
rent que  des  comités  ne  comptaient  frequennnent  que  huit  ou  dix 
membres  à  leurs  séances  sur  soixante,  et  montrèrent  tous  les  in- 


63A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

convf'niens  de  ce  délaut  d'assidnité.  Le  comité  des  travaux  publies 
fut  plusieurs  fois  l'objet  d'attaques  très  vives  à  ce  sujet.  11  convient 
de  dire,  à  la  décharge  des  comités  incriminés,  qu'ils  étaient  acca- 
blés, que  la  besogne  échéant  sans  cesse  aux  mêmes  hommes,  les 
forces  de  ceux-ci  étaient  dépassées. 

Le  double  système  des  comités  et  des  bureaux  auquel  la  con- 
stituante s'était  arrêtée  aggravait  encore  la  confusion  et  les  pertes 
de  temps.  On  se  réunissait  à  huit  heures  du  matin  dans  les  com- 
missions ou  les  sous-coramissions,  à  dix  heures  dans  les  comités, 
souvent  à  onze  heures  dans  les  bureaux.  Il  fallait  èti'e  k  deux  heures 
à  l'assemblée.  Une  vie  pareille  excédait  les  limites  des  forces  hu- 
maines. Les  grands  travailleurs  seuls  résistaient,  et,  comme  ils 
faisaient  souvent  partie  de  commissions  et  de  comités  qui  se  réu- 
nissaient parfois  aux  mêmes  heures,  ils  étaient  obliges  presque 
toujours  de  renoncer  à  une  partie  de  la  tâche  qu'ils  avaient  accep- 
tée. La  plupart  des  hommes  actifs  s'étaient  enfermés,  d'ailleurs, 
dans  les  travaux  de  la  commission  de  constitution,  du  comité  de 
législation  et  du  comité  des  finances,  et  n'en  sortaient  guère. 

I>'auti*es  comités,  notamment  ceux  de  la  justi^^e,  de  l'intérieur, 
de  l'agriculture,  de  l'instruction  publique,  se  réunissaient  fort  ra- 
rement, n'ayant  presque  rien  à  faire.  Ils  dispanirent  virtuellement 
vers  le  milieu  de  la  session,  l'assemblée  ayant  manifesté  une  grande 
indifTérence  à  leur  égard  et  leur  ayant  retiré  les  principaux  pro- 
jets de  loi  sur  lesquels  ils  pouvaient  compter.  Le  comité  de  l'in- 
stmction  publique  tint  cependant  des  séances  où  il  y  eut  de  fort 
belles  discussions  sur  l'autorité  et  la  liberté  de  l'enseignement.  Ces 
discussions  furent  d'ailleurs  académicfues  et  superflues,  car  l'as- 
semblée, qui  redoutait  l'esprit  trop  démocratique  de  ce  comité, 
renvoya  à  une  commission  spéciale  le  projet  de  loi  snr  l'enseigne- 
ment primaire  préparé  par  le  gouvernement. 

Ajoutons  qu'il  en  fut  de  même  pour  le  comité  de  la  justice,  qui 
avait  consacré  de  longues  études  à  des  propositions  de  réorgani- 
sation de  la  magistrature  dont  il  fut  dessaisi,  le  ministère  Odilon 
Barrot  et  la  majorité  de  l'assemblée  ne  partageant  pas  les  tendances 
réformatrices  de  ce  comité. 

Le  comité  d'administration  communale  et  dèptartemen taie  échappa 
à  cette  loi.  il  resta  pendant  toute  la  durée  de  la  constituante  chargé 
de  l'examen  des  projets  d'intérêt  local.  Cette  tâche  modeste  et 
peu  enviée  le  préserva  des  défiances  qui  atteignirent  ses  con- 
frères. 

Parmi  les  autres  causes  qui  contribuèrent  au  discrédit  de  l'in- 
stitution des  comités,  il  convient  de  citer  la  difficulté  de  répartir 
entre  eux  nombre  de  projets  et  de  propositions  qui  touchaient  anx 


LES    GRANDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  635 

sujets  et  auK  intérêts  les  plus  divers.  Les  propositions  un  peu 
importantes  intéressaient  généralement  plusieurs  comités.  Le  co- 
mité de  législation  les  réclamait  au  wom  de  la  nécessité  de  main- 
tenir les  textes  des  nouvelles  lois  en  harmonie  avec  les  anciennes. 
Le  comité  des  finances  invoquait  les  droits  du  trésor.  Un  autre 
comité  sollicitait  l'examen  au  nom  des  intérêts  spéciaux  que  la  pro- 
position \isait,  agriculture,  commerce,  travail,  marine,  guerre,  etc. 
Lorsque  la  question  ne  faisait  pas  doute,  c'était  le  président  de  la 
chambre  qui  désignait  les  comités  chargés  de  l'examen.  Lorsque 
les  auteurs  de  la  proposition  n'étaient  pas  d'accord  avec  le  prési- 
dent ou  l'assemblée,  ils  élevaient  au  contraire  des  discussions  qui 
passionnaient  et  qui  ont  occupé  parfois  jusrpi'au  tiers  d'une  séance. 
Le  débat  prenait  en  apparence  un  caractère  technique  et  l'on  dis- 
cutait longuement  si  les  côtés  financiers  du  projet  avaient  plus 
d'importance  que  le  côté  administratif  ou  le  côté  industriel.  En 
réalité,  la  question  était  purement  pohti que,  et  il  s'agissait  de  donner 
l'examen  et  surtout  le  rapport  au  comité  qu'on  supposait  le  plus 
favorable  ou  le  plus  défavorable,  suivant  qu'on  approuvait  ou  con- 
damnait le  projet. 

L'assemblée  constituante  fut  saisie  d'un  très  grand  nombre  de 
propositions  relatives  au  crédit  hypothécaire,  projets  de  banques  fon- 
cières, de  banques  départementales,  de  crédit  au  travail,  d'ateliers 
nationaux  pour  défrichement  et  construction  de  canaux  d'irrigation. 
Elle  fut  saisie  également  d'un  grand  nombre  de  propositions  relatives 
aux  questions  de  salaires,  d'organisation  du  travail,  etc.  Au  début,  les 
comités,  saisis  de  ces  projets,  se  mirent  tous  à  la  besogne  avec  une 
réelle  bonne  volonté  ;mais  peu  à  peu  certains  comités  s'enfermèrent 
dans  des  travaux  qui  les  intéressaient  particulièrement;  quelques-uns, 
comme  celui  des  finances  et  celui  de  législation,  assiégés  de  propo- 
sitions urgentes  à  rapporter,  délaissèrent  les  travaux  de  longue 
haleine  ou  ne  donnèrent  que  de  simples  avis  généralement  négatifs. 
Les  comités  techniques  inclinaient  naturellement  à  ne  voir  que  le 
côté  spécial  et  l'intérêt  particulier  qui  les  touchait.  On  se  ren- 
voyait ou  l'on  se  disputait  le  rapport  par  des  motifs  qui  étaient  loin 
d'être  élevés  et  favorables  à  une  bonne  solution  de  la  question. 

Dès  le  début  de  l'assemblée,  les  inconvénicns  de  cette  méthode 
vicieuse  et  de  ce  choc  des  spécialités  apparuirnt.  A  l'occasion  de 
la  proposition  de  Montreuil,  qui  demandait  un  crédit  de  300  mil- 
lions de  francs  pour  défrichement  et  colonisation  de  l'Algérie,  Perrée 
signala  le  danger  de  charger  un  seul  comité  du  rapport  :  «  11  est 
bien  évident,  dit-il,  que  si  un  seul  comité  est  chargé  d'étudier 
une  question  complexe,  il  l'étudiera  à  son  point  de  vue  spécial.  Il 
viendra  faire  à  l'assemblée  un  rapport  très  net,  très  clair,  très  étu- 


6S6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dié;  mais  les  autres  comités  qui  auront  également  en  dehors  de  lui 
étudié  la  question  à  leur  point  de  vue  seront  obligés  de  venir  la 
débattre  devant  l'assemblée  non  pas  par  l'organe  d'un  rapporteur, 
mais  par  chacun  des  membres  de  ce  comité  qui  se  croiront  le 
droit,  le  devoir  même  d'apporter  leurs  observations  à  la  tribune. 
Il  en  résultera  une  grande  confusion  dans  le  débat  et  surtout  une 
grande  longueur.  »  Perrée  concluait  en  demandant  qu'on  chargeât 
du  rapport  une  commission  mixte  choisie  dans  chacun  des  comités 
auxquels  le  projet  avait  été  renvoyé. 

La  conclusion  n'allait  à  rien  moins  qu'à  la  destruction  des  comi- 
tés. La  commission  du  règlement,  saisie  de  la  question,  intervint  et 
proposa  la  disposition  suivante  : 

«  Lorsqu'une  proposition  est  renvoyée  à  plusieurs  comités,  un 
seul  est  charge  de  faire  le  rapport.  Si  les  propositions  émanent  du 
gouvernement,  le  rapport  est  présenté  par  le  comité  correspondant 
au  ministère  dont  la  proposition  émane.  S'il  s'agit  de  la  proposi- 
tion d'un  représentant,  l'auteur  de  la  proposition  indique  le  comité 
par  lequel  il  est  d'avis  que  le  rapport  soit  fait.  L'assemblée  pro- 
nonce sur  cette  demande  et  désigne  le  comité  chargé  du  rapport. 
La  proposition  est  transmise  à  ce  comité  et  communiquée  immé- 
diatement aux  autres  comités.  Ils  en  délibèrent  et  adressent  leur 
avis  écrit  et  motivé  au  comité  chargé  du  rapport,  qui  procède  à  l'in- 
struction de  l'affaire  et  joint  les  avis  au  rapport  présenté  à  l'assem- 
blée. » 

La  commission  du  règlement  tranchait  la  question,  mais  elle  ne 
résolvait  pas  la  difficulté  qui  était  l'antagonisme  des  spécialités, 
la  complication  et  la  lenteur  de  la  procédure.  Lasteyrie,  qui  était 
l'adversaire  résolu  des  comités,  proposa  de  faire  nommer  des  com- 
missions spéciales  qui,  au  lieu  d'être  formées  par  le  choix  des  bu- 
reaux, seraient  désignées  par  les  comités.  Cette  idée  fut  combattue 
par  Vivien.  11  déclara  que  le  système  proposé  serait  plus  compli- 
qué, moins  expéditif  et  dénaturerait  la  destination  des  comités,  qui 
doivent  se  livrer  par  eux-mêmes  directement  sans  intermédiaire  au 
travail  qui  leur  est  confié.  Il  cita  l'exemple  du  conseil  d'état,  où 
plusieurs  comités  sont  saisis,  mais  où  il  n'y  en  a  qu'un  qui  fait  son 
rapport  à  l'assemblée  générale.  Vivien  oubliait  que  le  conseil  d'état 
est  un  corps  administratif  où  les  partis  et  les  passions  politiques 
n'existent  pas  ou  ont  peu  d'action,  tandis  que,  dans  les  assemblées 
législatives,  la  politique  et  les  passions  personnelles  interviennent 
sans  cesse. 

Brunct  (de  la  Haute-Vienne)  appuya  le  système  de  commissions 
spéciales  proposé  par  Ferdinand  de  Lasteyrio,en  citant  ce  fait  que 
le  projet  de  rachat   des  chemins  de  fer  renvoyé  aux  comités  des 


LES    GRANDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  637 

finances  et  des  travaux  publics  restait  en  suspens  depuis  des  mois 
parce  que  le  premier  était  hostile  au  projet  et  le  second  favorable. 
Il  montra  que  le  gouvernement  choisirait  toujours  le  comité  qu'il 
supposerait  le  mieux  disposé  pour  le  projet  et  que  ce  serait  s'ex- 
poser à  des  travaux  longs  et  finalement  stériles.  Mais  l'adoption  de 
la  proposition  Lasteyrie  était  la  mort  des  comités.  L'assemblée 
n'eut  pas  le  courage  de  démolir  après  plusieurs  mois  seulement 
d'expérience  une  institution  dans  laquelle  elle  avait  mis  toute  sa 
confiance.  La  proposition  de  la  commission  du  règlement  fut  adop- 
tée. Nous  verrons  plus  tard  comment  la  commission  fut  amenée  à 
en  demander  elle-même  la  suppression. 

La  question  n'était  pas  résolue;  les  conflits  entre  les  comités 
recommencèrent  promptement  sous  des  formes  diverses.  Des  dé- 
bats s'engagèrent,  à  chaque  dépôt  de  proposition,  pour  réduire  ou 
pour  augmenter  le  nombre  des  comités  à  consulter  suivant  que  le 
projet  à  examiner  était  bien  accueilli  ou  suspecté.  La  loi  sur  le  re- 
nouvellement des  conseils  municipaux  fut  disputée  par  le  comité 
de  l'intérieur  et  la  commission  de  constitution,  qui  était  en  réalité 
le  seizième  et  le  plus  important  des  comités.  On  régla  le  litige  en 
attribuant  le  projeta  un  troisième  comité,  celui  de  l'administration 
départementale  et  communale.  Pour  la  loi  sur  le  jury,  l'assemblée 
changea  sa  procédure  et  renvoya  le  projet  aux  comités  de  justice  et 
de  législation  en  les  invitant  à  se  réunir.  11  en  fut  de  même  pour  la 
loi  sur  le  reboisement,  dont  le  rapport  fut  lu  et  discuté,  avant  d'être 
soumis  à  l'assemblée,  parles  quatre  comités  réunis  de  l'agriculture, 
des  finances,  de  législation  et  des  travaux  publics,  soit  une  petite 
assemblée  de  deux  cent  quarante  personnes  ! 

A  côté  des  comités  qui  se  disputaient  les  projets, il  yen  avait  d'au- 
tres qui  les  dédaignaient  et  refusaient  officiellement  de  les  examiner, 
tel  lut  le  cas  du  comité  du  travail,  qui  demanda  que  le  projet  de 
loi  sur  la  police  des  manufactures  ne  lui  fût  pas  renvoyé,  parce  qu'il 
n'avait  pas  de  temps  à  y  consacrer.  Tous  les  comités  n'avaient  pas 
la  même  franchise.  Des  députés  vinrent  se  plaindre  à  la  tribune 
que  le  comité  des  travaux  publics  ne  voulait  pas  examiner  la  loi 
relative  aux  associations  ouvrières.  D'autres  signalèrent  que  le  co- 
mité de  l'agriculture  n'avait  pu  obtenir,  après  deux  mois,  que  les 
comités  de  législation  et  de  finances  consentissent  à  examiner  le 
projet  de  loi  sur  le  crédit  foncier.  Ces  faits  ne  furent  point  con- 
testés, et  pour  ce  dernier  projet  la  constituante  décida  de  passer 
outre  et  de  mettre  en  discussion  le  projet  sans  attendre  l'avis  des 
comités  récalcitrans  ou  retardataires. 

Un  dernier  fait  des  plus  curieux  parmi  les  conflits  et  les  embar- 
ras de  toute  sorte  que  provoquait  le  fonctionnement  des  grands 
comités  fut  l'histoire  de  la  proposition  Dezeimeris  sur  le  recrute- 


L 


638  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ment  et  les  traitemens  des  fonctionnaires  publies.  Tous  les  coniités 
la  réclamèrent  et  elle  fut  renAoyée  à  tous  les  coniités.  Inutile  de 
dire  que  la  plupart  ne  s'en  occupèrent  point,  elle  fut  rapportée  tar- 
divement par  le  comité  des  finances,  qui  s'en  empara  pour  en  de- 
mander le  rejet.  Lue  très  vive  discussion  s'éleva  et  finalement  on 
termina  par  où  l'on  aurait  dû  commencer,  le  renvoi  à  une  com- 
mission spéciale. 

L'erreur  de  la  constituante  avait  été  de  croire  qu'une  assemblée 
parlementaire  pouvait  se  sedionner  comme  un  conseil  d'état  en  une 
assemblée  administrative  et  technique  dépourvue  de  toute  ambition 
politique  et  uniquement  occupée  de  trancher  des  questions  spé- 
ciales en  vue  des  intérêts  particuliers  que  celles-ci  pouvaient  tou- 
cher. Les  comités,  avait-on  dit,  ne  seraient  là  que  pour  préparer, 
pour  olFrir  les  garanties  de  compétence  et  de  vues  d'ensemble;  l'in- 
térêt général,  les  intérêts  nationaux  trouveraient  toujours  assez  dej 
défenseurs  et  d'interprètes  fidèles  dans  la  masse  de  la  constituante,] 
qui  jugerait  en  dernier  ressort. 

Dans  la  pratique,  il  n'en  pouvait  aller  ainsi,  parce  que  les  partis! 
n'abdiquent  pas  et  que,  pour  la  lutte  continuelle  à  laquelle  ils  sonti 
destinés,  ils  usent  nécessairement  de  tous  les  moyens  à  leur  dispo-j 
sition  et  cherchent  des  armes  et  des  citadelles  partout  où  ils  peu-j 
vent  en  trouver.  Le  renvoi  aux  comités  aurait  dû,  dans  la  plupart] 
des  espèces,  être  réglé  par  des  questions  de  compétence,  commel 
l'avait  voulu  le  règlomcmt.  Or  très  souvent  et  dans  presque  toutes] 
les  occasions  importantes,  ce  fut  l'inlérêt  politique  qui  intervint 
eut  le  dernier. 

Deux  ou  trois  courans  se  partageaient  l'assemblée.  Les  uns  avaienti 
voulu  faire  des  comités  une  toute-puissance  absorbant  celte  dej 
l'assemblée.  Les  autres  s'en  défiaient  et  voulaient  les  tenir  enf 
édiec.  La  majorité  se  prononça  contre  les  premiers,  et  leursdiverses 
tentatives  échouèrent.  L'assemblée  repoussa  une  proposition  de 
Dabeaux,  un  futur  préfet  de  l'empire  qui  était  alors  un  ardent  ré- 
volutionnaire, en  administration  du  moins,  et  qui  demandait  que 
tous  les  décrets  ou  projets  fussent  renvoyés  aux  comit<.'s.  Elle  re- 
poussa également  une  proposition  de  Bureaux  de  Pusy  qui  réclamait 
pour  les  comités  non  pas  I-î  droit  de  rapport  définitif  sur  tous  les 
projets,  mais  un  droit  d'examen  sommaire.  La  même  proposition 
revint  plus  tard,  émanant  de  la  commission  même  du  règlement, 
mais  elle  ne  fut  adoptée  qu'avec  une  disposition  additionnelle  qui 
endétraisait  toute  l'économie.  Cet  te  disposition,  proposée  parTassel, 
admettait,  en  effet,  le  renvoi  de  toutes  les  propositions  aux  comités 
OM  aux  Imrei/K.T.  C'était  reprendre  d'une  main  ce  que  l'on  donnait 
de  l'autre. 

Les  piirtisans  des  comités,  ne  pouvant  obtenir  officidlemenl  pour 


LES    GRANDS    COMITES   PARLEMENTAIRES.  639 

ceux-ci  la  toute-puissance  qu'ils  rêvaient,  cherchèrent  à  la  conqué- 
lir  plusieurs  fois  par  voie  détournée.  Victor  Grandin  se  plaignit  que 
tes  niembres  des  comités  ne  pouvaient  pas  obtenir  dans  les  minis- 
tères les  renseignemens  qu'ils  demandaient  et  réclama  pour  eux 
l'entrée  des  bureaux.  Billault,  qui  était  pressé  de  jouer  un  rôle  et 
qui  cherchait  une  crise  ministérielle,  déposa  au  nom  du  comité  des 
finances,  sans  y  être  autorisé  par  aucune  proposition  de  l'assem- 
blée, un  rapport  sur  l'état  des  finances  du  pays.  Et  pour  mieux 
établir  le  droit  d'initiative  et  d'administration  des  comités,  il  donna 
pour  sanction  à  son  rapport  un  projet  de  décret  demandant  la  con- 
version des  bons  du  trésor  et  des  livrets  de  caisse  d'épargne  en 
rentes  5  pour  100. 

La  tentative  était  audacieuse.  Elle  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à 
trans}X)rter  le  pouvoir  exécutif  au  sein  même  de  l'assemblée.  Elle 
pouvait  cependant  réussir,  car  les  projets  financiers  du  cabinet 
avaient  obtenu  peu  de  succès,  et  le  ministre  lui-même  avait  beau- 
coup d'adversaires  sur  les  bancs  de  la  majorité.  Duclerc  défendit 
avec  énergie  les  droits  du  gouvernement  et  fit  reculer  son  adver- 
saire. 

Après  avoir  examiné  le  projet  de  décret  dans  le  iond  et  dans  la 
forme,  Duclerc  attaqua  la  question  constitutionnelle  et  réglemen- 
taire en  ces  termes  :  ((  Une  dernière  observation  qui  ne  vous  paraî- 
tra peut-être  pas  sans  gravité.  Le  droit  d'initiative  est  absolu.  Il 
appartient  aux  représentans  du  peuple,  à  chacun  d'eux  aussi  en 
particulier,  il  appartient  au  gouvernement.  Appartient-il  aux  co- 
mités? La  chaml>re  ne  l'a  pas  décidé.  Quant  à  moi,  jusqu'à  ce  que 
la  question  ait  été  réglée,  je  vois  là  un  danger.  C'est  tout  simple- 
ment la  subversion  de  la  forme  du  gouvernement  que  vous  avez 
établie.  En  venant  vous  apporter  directement  des  propositions  dont 
vous  n'avez  été  saisis  ni  par  un  membre  de  la  chambre,  ni  par  le 
gouvernement,  je  ne  voudrais  pas  me  servir  d'un  mot  trop  fort, 
mais  je  crois  pouvoir  dire  cependant  que  le  comité  des  finances 
usui-pe  une  attribution  qui  ne  lui  appartient  pas.  » 

Le  mot  usurpe  provoqua  une  très  vive  agitation  dans  l'assemblée, 
où  les  partisans  (fe  la  toute  puissance  des  comités  étaient  encore 
nombreux  et  ardens.  Duclerc  reprit  :  «  Si  le  mot  ne  vous  paraît 
pas  juste,  messieurs,  je  suis  prêt  à  le  retirer;  mais  je  maintiens 
complètement  l'idée.  Quand  un  membre  apporte  ici  une  proposi- 
tion, elle  a  l'importance  que  lui  donnent  la  valeur  personnelle,  ou 
les  études  spéciales,  ou  la  position  de  l'auteur.  Quand  le  gouTer- 
nement  apporte  une  pro|)osition,  elle  a  également  rautor'to  que  lui 
donnent  les  méditations  probablement  a{)profondies  du  conseil. 
Mais  ioiirsqu'un  conaité  introdniit  spowtanement  un«  question,  cette 


640  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

initiative  pèse  évidemment  d'un  poids  considérable.  Outre  cela,  il 
y  a  un  premier  degré  de  délibération  qui  est  complètement  sup- 
primé. Quand  un  membre  fait  une  pi'oposition,  votre  président  vous 
demande  si  vous  voulez  la  prendre  en  considération,  vous  pouvez 
dire:  oui  ou  non.  Quand  une  commission,  au  contraire,  vous  saisit 
directement  d'une  proposition,  vous  êtes  obligés  de  délibérer  im- 
médiatement, et  ce  premier  degré  de  délibération  est  supprimé.» 

Duclerc  conclut  à  la  nécessité  de  trancher  cette  question  d'une 
manière  définitive,  délibérée,  et  non  d'une  manière  incidente.  Bil- 
laull  dut  sentir  que  l'assemblée  donnait  raison  au  ministre,  car  il 
n'insista  pas.  La  constituante  reprit  son  ordre  du  jour,  et  il  ne  lut 
plus  question  du  projet  de  décret  imaginé  par  le  comité,  pas  plus 
que  de  la  demande  de  Duclerc  de  faire  résoudre  la  question  régle- 
mentaire. Billault  avait  gravement  compromis  l'institution  des  co- 
mités et  particulièrement  exposé  le  comité  des  finances.  A  partir  de 
ce  moment,  celui-ci  devint  suspect  à  l'assemblée,  on  le  dépouilla 
de  la  plupart  des  propositions  importantes  qui  auraient  dû  lui  être 
renvoyées. 

A  la  séance  du  30  juin,  le  gouvernement  avait  déposé  un  projet 
tendant  à  faire  rentrer  dans  le  domaine  de  l'État  les  assurances  sur 
l'incendie  et  sur  la  vie.  Pour  faire  face  aux  embarras  du  trésor,  on 
cherchait  tous  les  moyens  d'emprunter  à  la  richesse  privée.  Une 
très  vive  discussion  s'engagea  sur  le  renvoi  aux  bureaux,  ou  au  co- 
mité des  finances.  De  Larcy,  Léon  Faucher  réclament  au  nom  de 
ce  comité  «  qu'on  veut  détruire,  »  disent-ils.  Pascal  Duprat  et  de 
Tillancourt  demandent,  au  contraire,  le  renvoi  aux  bureaux,  qui  est 
voté.  Au  cours  du  débat,  Pascal  Duprat  fut  très  amer  pour  le  co- 
mité des  finances.  «  Il  est  vrai,  disait-il,  que  des  questions  (inan- 
cières  se  trouvent  mêlées  au  projet,  mais  il  y  aurait  un  très  grand 
inconvénient  pour  nous  à  renvoyer  le  projet,  qui  est  essentiellement 
politique,  au  comité  des  finances,  car  vous  donneriez  à  ce  comité 
une  importance  qu'il  ne  peut  et  qu'il  ne  doit  pas  avoir  dans  la 
constitution  de  vos  comités.  Vous  créeriez  dans  ce  comité  une  espèce 
de  gouvernement  qui  viendrait  vous  proposer  ses  opinions  et  ses 
idées  sur  des  questions  politiques  qui  intéressent  l'assemblée  tout 
entière.  »  [Oui!  oui!  très  bien!)  Le  gouvernement  ne  prit  pas  la 
parole  dans  la  question,  mais  si  l'on  se  rappelle  les  relations  étroites 
qui  unissaient  Pascal  Duprat  à  son  compatriote  Duclerc,  il  est  évi- 
<lent  que  le  député  des  Landes  parlait  au  nom  du  ministre  des 
finances. 

Cette  lutte  du  comité  des  finances  et  du  gouvernement  dura 
plusieurs  mois  et  se  termina  par  la  défaite  définitive  du  comité.  Un 
peu  plus  tard,  l'assemblée  le  dessaisissait  d'un  projet  de  crédit  pour 


LES    (IRANDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  6 M 

les  londs  secrets  dont  il  s'était  emparé  sans  l'autorisation  du  pré- 
sident. Enfin  lorsque  le  budget  de  18/19  fut  dépost'  sur  le  bureau 
de  la  constituante,  le  comité  des  finances  réclama  en  vain  le  projet 
comme  lui  appartenant.  Le  budget  fut  renvoyé  à  une  commission 
spéciale  de  trente  membres  nommés  dans  les  bureaux. 

Les  autres  comités  entreprirent  peu  sur  les  attributions  gouver- 
nementales pour  deux  raisons.  La  première  est  que  la  plupart  des 
personnalités  remuantes  de  l'assemblée  s'étaient  réunies  dans  le 
comité  des  finances,  la  commission  de  constitution  et  le  comité  de 
législation.  La  seconde  est  que  l'issue  du  conflit  maladroitement 
engagé  entre  le  comité  des  finances  et  le  ministère  porta  un  coup 
sensible  à  l'influence  des  comités.  Les  comités  de  législation  et  de 
la  guerre  essayèrent  deux  ou  trois  fois  de  se  livrer  sans  autorisation 
à  des  enquêtes  dans  des  établissemens  de  l'Etat,  dans  les  prisons 
et  à  l'hôtel  des  Invalides.  Ces  tentatives  n'eurent  pas  de  suite.  Vers 
le  mois  de  jan\der  18/i9,  Creton,  Dutier  et  quelques  autres  députés 
inconnus  déposèrent  une  proposition  tendant  à  donner  aux  comités 
le  droit  d'initiative.  La  commission  du  règlement,  saisie  de  la  pro- 
position, ne  crut  pas  devoir  la  discuter,  tant  elle  était  contraire  aux 
sentimens  de  l'assemblée  et  aux  indications  de  la  situation  parle- 
mentaire. 

Nous  aurons  résumé  l'histoire  des  comités  de  la  constituante  en 
rappelant  l'interminable  série  des  projets  et  propositions  de  loi  qui 
leur  furent  enlevés  pour  être  attribués  à  des  commissions  spéciales. 
Le  nombre  de  ces  projets  et  de  ces  propositions  dépassa  le  chilïre 
de  cent  vingt,  et,  en  examinant  cette  liste,  on  constate  que  ce  sont 
de  beaucoup  les  plus  considérables  parmi  ceux  qui  avaient  été 
déposés.  Il  nous  suffira  d'en  citer  les  plus  importans  : 

Loi  sur  la  presse,  loi  sur  les  clubs,  loi  sur  les  rapports  du  pou- 
voir exécutif  avec  l'assemblée,  loi  pour  les  travaux  publics  d'amé- 
lioration des  canaux,  loi  sur  les  incompatibilités,  loi  sur  le  divorce, 
loi  sur  les  assurances,  loi  relative  aux  successions  et  donations 
entre-vifs,  loi  sur  l'achèvement  des  chemins  vicinaux,  loi  sur  l'in- 
struction primaire,  loi  sur  les  pensions  militaires,  loi  de  l'impôt  sur 
le  revenu  mobilier,  loi  sur  les  monts-de-piété,  loi  sur  l'organisa- 
tion des  musées  nationaux,  loi  sur  Técole  d'administration,  loi  sur 
l'état  de  siège,  loi  sur  l'organisation  judiciaire,  loi  sur  les  coalitions, 
loi  sur  la  création  des  banques  départementales,  loi  pour  le  chemin 
de  fer  de  Chartres,  loi  pour  le  chemin  de  fer  de  Lyon,  loi  sur  l'abo- 
lition des  taxes  dans  les  ports  du  Havre  et  de  la  Rochelle. 

Si  l'on  parcourt  cette  liste,  on  voit  qu'à  côté  de  propositions  radi- 
calement politiques  comme  les  lois  sur  l'état  de  siège,  sur  les  dé- 
portations, sur  les  ateliers  nationaux,  sur  les  clubs  ou  sur  la  presse 
TOME  xcvi.  —  1889.  /4I 


642  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  pour  lesquelles  le  renvoi  devant  les  bureaux  était  indispensable, 
figuraient  nombre  de  propositions  qui  revenaient  naturellement 
aux  comités  de  législation,  de  finances,  de  justice,  d'instruction 
publique,  des  travaux  publics,  du  commerce  et  de  l'agriculture. 
11  ne  faudrait  pas  en  conclure  que  les  comités  se  laissèrent  dé- 
pouiller sans  protester.  Nous  avons  vu  plus  haut  avec  quelle  énergie 
Billault,  de  Larcy  et  Léon  Faucher  défendirent  les  droits  du  co- 
mité des  finances.  Le  comité  de  l'instruction  publique  réclama  non 
moins  bruyamment  lorsqu'on  demanda  le  renvoi  du  projet  de  loi 
sur  l'instruction  primaire  aux  bureaux.  Le  ministre  Vaulabelle  avait 
proposé  le  renvoi  au  comité  spécial  qui  était  présidé  par  Jean 
Rcynaud  et  favoral)le  au  projet  gouvernemental.  Salmon  invoqua  la 
composition  de  ce  comité,  qui  réunissait  les  plus  hautes  spécialit('s 
de  la  science  et  du  corps  enseignant.  11  fut  combattu  par  Denjoy, 
de  Falloux  et  M.  de  Kerdrel,  qui  invoquèrent  les  intérêts  de  la 
famille,  de  la  liberté  d'enseignement,  de  la  liberté  des  cultes,  des 
finances  de  l'état  et  des  communes.  L'assemblée  était  républicaine, 
mais  animée  en  majorité  de  l'esprit  religieux,  elle  se  prononça 
contre  le  gouvernement  et  pour  le  renvoi  aux  bureaux. 

11  en  fut  de  même  pour  le  comité  de  la  justice,  qui  avait  consa- 
cré de  nombreuses  séances  à  la  discussion  de  l'organisation  judi- 
ciaire et  auquel  on  enleva  l'examen  du  projet  de  loi  sur  la  réorga- 
nisation de  la  magistrature.  Le  18  octobre,  Marie,  ministre  de  la 
justice,  dépose  son  projet  en  demandant  le  renvoi  au  comité  com- 
pétent. Crémieux  l'appuie  en  faisant  observer  que  le  comité  s'est 
longuement  occupé  de  la  question,  et  qu'il  est  d'accord  avec  le 
gouvernement  sur  plusieurs  points  importans.  Rouher  tire  au  con- 
traire de  ces  faits  la  conclusion  que  le  comité  est  suspect  et  qu'il 
est  préférable  de  nommer  une  commission  spéciale.  La  question 
politique  l'emporta  sur  la  question  de  compétence,  et  le  projet  fut 
renvoyé  aux  bureaux. 

Les  mêmes  faits  se  produisirent  plusieurs  fois  pour  des  projets 
qui  devaient  être  attribués  aux  comités  du  commerce  et  des  tra- 
vaux publics.  Il  arriva  même  que  des  comités  reçurent  des  projets 
de  lois  pour  les  examiner,  qu'ils  en  délibérèrent  longuement  à  la 
demande  de  l'assemblée  et  que  plus  tard  celle-ci  les  dessaisit  du 
projet  pour  le  renvoyer  à  une  commission  spéciale.  C'est  ce  qui  eut 
lieu  notamment  pour  le  projet  de  loi  sur  les  coalitions.  Après  avoir 
entendu  le  rapport  des  comités  de  justice  et  de  législation  sur 
celte  question,  la  constituante  considéra  qu'elle  n'était  pas  sulTi- 
samment  éclairée,  que  son  opinion  n'était  pas  faite  et  qu'une  dis- 
cussion dans  les  bureaux  était  nécessaire  avant  la  discussion  en 
séance  publique.  Finalement  une  commission  spéciale  fui  nommée. 


I 


LES    GRANDS    CO.MI  TES    PAKLEMINTAîP.ES.  6/l3 

Ajoutons  que  lorsque  la  constitution  eut  été  votée  et  que  l'as- 
semblée résolut  de  mettre  à  l'étude  les  sept  à  huit  lois  organiques 
qui  devaient  compléter  son  œuvre,  elle  refusa  d'en  donner  la  pré- 
paration aux  comités  compétens  qui  ne  lui  semblaient  plus  imbus 
de  son  propre  esprit  et  qui  eussent  élaboré  des  projets  absolument 
en  opposition  avec  les  désirs  de  la  majorité.  C'est  ainsi  que  la  loi 
relative  au  conseil  d'état,  la  loi  électorale,  la  loi  sur  la  responsabi- 
lité des  dépositaires  de  l'autorité  publique,  la  loi  sur  l'organisation 
de  la  force  publique  furent  renvoyées  à  des  commissions  spéciales 
nommées  dans  les  bureaux. 

La  constituante  avait  à  peine  dépassé  la  moitié  de  sa  courte  car- 
rière que  l'institution  des  comités  permanens  était  jugée  et  condam- 
née. Dès  le  mois  de  décembre  18AS,une  pluie  de  vingt  et  une  pro- 
positions demandant  des  modifications  au  règlement  s'abattit  sur 
l'assemblée.  Ces  propositions,  émanées  des  bancs  les  plus  opposés, 
avaient  généralement  pour  but  de  mettre  plus  d'ordre  dans  le  tra 
vail  parlementaire,  et  d'accorder  l'ancien  règlement  avec  la  nou 
velle  constitution  ;  les  unes  proposaient  de  supprimer  les  comités, 
d'autres  de  les  renouveler  et  de  les  faire  çommer  par  les  bu- 
reaux. 

La  commission  du  règlement  se  tira  sagement  de  ce  pas  difficile 
et  du  labeur  considérable  qu'on  prétendait  lui  imposer.  Elle  fit 
observer  que  l'assemblée  approchait  du  terme  de  ses  travaux  et 
qu'il  était  bien  tard  pour  modifier  radicalement  sa  constitution  inté- 
rieure. Pour  calmer  les  susceptibilités  des  auteurs  des  propositions, 
le  rapporteur,  Bravard-Veyrières,  professeur  de  droit,  esprit  avisé, 
se  livra  dans  son  rapport  à  un  double  éloge  des  comités  et  des 
commissions  spéciales,  exaltant  la  compétence  des  uns  et  l'esprit 
politique  des  autres.  11  proclama  que  le  double  système  était  par- 
fait, non  sans  reconnaître  que  la  composition  des  comités  laissait 
cà  désirer  et  que  leur  mode  de  recrutement  avait  été  des  plus  dé- 
fectueux. 

La  minorité  de  la  commission,  se  séparant  de  la  majorité,  pro- 
posa tout  un  contre-projet.  Les  comités  étaient  réduits  de  quinze  à 
neuf.  Ils  ne  comptaient  plus  que  trente  membres.  Ils  étaient  élus 
par  les  bureaux  et  renouvelés  par  tiers.  Celte  proposition,  destinée 
à  rendre  la  vie  aux  comités,  n'eut  aucun  succès,  et  conformément 
au  vœu  de  la  majorité  de  la  commission,  toutes  les  questions  re- 
latives à  l'organisation  intérieure  furent  ajournées.  L'assemblée 
avait  le  sentiment  qu'elle  approchait  de  sa  fin,  et,  malgré  tout  son 
désir  de  prolonger  son  existence,  elle  n'osa  ni  changer  un  orga- 
nisme dont  elle  comprenait  l'imperfection,  ni  môme  essayer  d'en 
modifier  les  rouages  et  d'en  améliorer  le  fonctionnement. 


6hh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

En  juin  18/i9,  après  un  an  et  vingt  jours  d'existence,  la  consti- 
tuante cédait  la  place  à  la  législative  et  la  première  préoccupation 
de  celle-ci  était  de  supprimer  les  comités.  La  législative  arrivait 
sans  doute  avec  un  esprit  tout  diiïérent  de  celui  de  l'assemblée 
disparue  et  avec  un  faible  respect  pour  son  œuvre.  Elle  n'était 
point  et  ne  se  considérait  point  comme  souveraine.  Bien  que  la 
constitution  de  1848  eût  maintenu  le  redoutable  svstème  de 
l'assemblée  unique,  elle  avait  organisé  à  côté  de  cette  assemblée 
un  pouvoir  exécutif  qui  avait  tous  les  élémens  d'une  vie  propre 
et  qui  n'entendait  pas  se  laisser  supprimer.  Il  ne  pouvait  donc 
convenir  ni  à  ce  pouvoir,  ni  à  l'assemblée  nouvelle  de  garder  au 
sein  du  parlement  une  institution  qui,  l'année  précédente,  avait 
été  un  obstacle  à  l'action  administrative  et  qui  pouvait  servir  de 
citadelle  à  l'ardente  et  double  opposition  de  la  Montagne  et  de  la 
rue  de  Poitiers.  Enfin  l'expérience  avait  démontré  qu'au  point  de 
vue  de  la  bonne  préparation  des  lois,  les  commissions  spéciales 
choisies  par  les  bureaux  présentaient  de  plus  sérieuses  et  plus 
constantes  garanties. 

Le  rapporteur  de  la  commission  du  règlement,  Corne,  expliquait 
en  ces  termes  les  motifs  qui  coiiseillaient  la  suppression  des  co- 
mités : 

«  Les  comités  permanens  sont  de  l'essence  des  assemblées 
constituantes  qui  ont  en  elles  la  plénitude  des  pouvoirs  et  qui,  pour 
exercer  la  souveraineté  qu'elles  tiennent  du  peuple,  ne  font  pas 
seulement  des  lois,  mais  des  actes  de  gouvernement.  Les  comités 
permanens,  sous  une  assemblée  restreinte  au  pouvoir  législatif, 
seraient  une  occasion  incessante  d'empiétemens  et  de  conflits. 

((  Dans  la  pratique  législative,  l'élaboration  des  lois  par  le  conseil 
d'état,  leur  appréciation  d'ensemble  par  les  bureaux,  leur  examen 
approfondi  par  les  commissions,  présentent  des  avantages  plus 
réels,  plus  solides  que  celui  de  la  spécialité  préconisée  par  les  par- 
tisans des  comités.  Cette  spécialité  même  des  membres  composant 
les  divers  comités  a  plus  d'une  fois  révélé  ses  dangers.  L'assem- 
blée constituante  de  I8Z18  n'a-t-cUe  pas  souvent  senti  la  nécessité 
de  corriger,  par  le  sens  droit  des  hommes  en  dehors  de  l'esprit  de 
système,  les  préoccupations  trop  exclusives  des  hommes  spéciaux? 
11  n'est  pas  bon  d'ailleurs  que  dans  une  assemblée  où  tous  doivent 
prendre  part  à  la  délibération  et  au  vote,  l'examen  prépara- 
toire soit  absolument  concentré  entre  quelques-uns  et  que  la 
grande  majorité  de  l'assemblée  arrive  à  la  discussion  complètement 
étrangère  aux  délibérations  préliminaires  des  projets  qui  lui  sont 
soumis.  Cette  majorité  alors  ou  s'abandonne  ou  se  défie  ;  les  déli- 
ijcrations  courent   le  risque  ou  do  n'être  pas  sutrisamment  éclai- 


LES    GRANDS    COMITES    PARLEMENTAIRES.  Q!\ô 

rées  par  la  contradiction,  ou  do  n'aboutir,  après  des  débats  irri- 
tans,  qu'à  des  résultats  négatifs. 

«  Enfin  l'existence  simultanée  des  comités  et  des  bureaux  et 
commissions  introduit  dans  les  travaux  une  complication  et  une 
surcharge  fâcheuses.  Bientôt  arrivent  la  fatigue,  le  relâchement,  les 
absences  multipliées,  au  grand  détriment  du  prompt  et  sérieux 
examen  des  lois.  » 

Larabit  parla  en  faveur  des  comités.  Il  les  recommanda  comme  un 
crible  utile  qui  arrêtait  les  mauvaises  propositions  de  loi  et  ne 
laissait  passer  que  les  bonnes.  Gharras  prononça  quelques  mots 
pour  regretter  les  services  que  les  comités  rendaient  dans  l'exa- 
men des  pétitions.  Après  cette  courte  oraison  funèbre,  qui  n'éveilla 
aucun  écho  dans  l'assemblée,  et  une  réplique  du  rapporteur,  on 
passa  au  vote;  à  une  très  grande  majorité,  la  législative  sup- 
prima l'institution  des  grands  comités  permanens. 

III.    —    CONCLUSIOX. 

En  instituant  ses  grandes  commissions  permanentes,  l'assemblée 
constituante  avait  obéi  à  l'esprit  révolutionnaire  et  aux  circon- 
stances exceptionnelles  qui  avaient  présidé  à  sa  naissance.  La 
constituante  de  J8A8  n'était  pas  seulement  l'assemblée  unique; 
on  peut  dire  qu'au  mois  de  mai,  lorsqu'elle  se  réunit,  elle  était  le 
pouvoir  unique.  Le  gouvernement  provisoire  disparaissait;  et, 
quelques  mois  plus  tard,  une  constitution  nouvelle  devait  régler 
l'existence  et  les  conditions  du  nouveau  gouvernement  de  la  France. 
Entre  le  II  mai  et  le  10  décembre,  le  pouvoir  exécutif  était  donc 
condamné  à  n'être  ([u'un  pouvoir  intérimaire  subordonné  à  toutes 
les  volontés  et  à  tous  les  caprices  de  l'assemblée,  qui  résumait  en 
elle  la  souveraineté  nationale.  La  commission  executive  ne  fut  guère 
autre  chose.  Si,  après  les  journées  de  juin,  une  apparence  de  dic- 
ature  fut  remise  entre  les  mains  du  général  Gavaignac,  les  événe- 
mens  ne  tardèrent  pas  à  montrer  que  cet  honnête  homme  n'était 
pas  de  ceux  qui  usurpent  sur  les  droits  des  représentans  de  la 
nation. 

C'est  à  cette  situation  révolutionnaire  que  correspond  l'institu- 
tion des  comités,  et  les  juger,  sans  tenir  compte  de  cette  origine, 
c'est  s'exposer  à  ne  pas  les  comprendre.  Le  caractère  anormal  de 
cette  situation  était  tel  que  des  esprits  aussi  modérés,  des  parle- 
mentaires aussi  prudcns  que  Vivien,  Gustave  de  Beaumont,  Du- 
faure  et  Duvergier  de  Hauranne  ne  furent  pas  choqués  de  prêter 
les  mains  à  cette  restauration  des  formes  jacobines,  à  cette  confu- 
sion des  deux  pouvoirs.  Ils  y  étaient  d'ailleurs  aidés  par  les  arrière- 
pensées  monarchiques  de  M.  de  Falloux  et  de  la  droite  et  par  les 


6h6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

illusions  de  la  Montagne,  qui  se  voyait  déjà  renouvelant  l'ordre 
politique  et  social.  Gomme  nous  disait  un  des  derniers  survivans 
de  la  constituante,  «  monarchistes  et  républicains,  nous  étions  tous 
convaincus  que  nous  allions  faire  de  grandes  choses  et  qu'il  nous 
fallait  emprunter  à  la  révolution  ses  plus  puissans  moyens  d'action. 
L'entraînement  était  général.  » 

La  déception  fut  prompte.  Les  comités,  recrutés  au  hasard  des 
caprices  individuels  ou  des  combinaisons  de  deux  ou  trois  coteries, 
émanés  d'une  assemblée  qui  ne  se  connaissait  pas  et  où  luttaient 
des  courans  contraires,  manquèrent  de  la  cohésion  et  de  la  pondé- 
ration indispensables.  Les  plus  ambitieux  voulurent  empiéter  sur 
les  attributions  gouvernementales,  et  même  sur  les  droits  de  la 
constituante.  Tel  fut  notamment  le  cas  du  comité  des  finances.  Ils 
succombèrent  rapidement  dans  cette  lutte.  Les  autres,  composés 
de  médiocrités,  se  virent  sans  crédit.  Tous  se  trouvèrent,  au  bout 
de  peu  de  temps,  en  conflit  les  uns  avec  les  autres,  se  disputant 
les  projets,  se  contrecarrant  dans  leurs  travaux,  soit  jalousie  de 
parti,  soit  divergence  de  doctrines. 

Le  maintien  de  l'institution  des  bureaux  et  des  commissions 
spéciales  (qui  étaient  indispensables  pour  les  projets  d'ordre  pure- 
ment politique)  contribua  également,  dans  une  certaine  mesure, 
à  la  déchéance  morale  des  comités.  Les  nombreux  représentans  qui 
n'avaient  pu  obtenir  de  places  dans  les  comités  où  leur  compétence 
les  attirait  étaient  bien  aises  de  sortir  de  ceux  où  on  les  avait  pla- 
cés et  où  ils  ne  pouvaient  ni  rendre  des  services  ni  grandir  en 
influence.  Ils  se  rejetaient  sur  les  commissions  spéciales  et  profi- 
taient de  toutes  les  occasions  pour  en  faire  multiplier  le  nombre. 
Les  membres  influens  des  comités,  voyant  à  leur  tour  les  projets 
les  plus  importans  leur  échapper,  se  portaient  candidats  dans  les 
bureaux  pour  les  commissions.  Peu  à  peu  les  comités  furent  ainsi 
désertés  par  ceux  qui  ne  pouvaient  y  être  utiles,  faute  de  trouver 
l'emploi  de  leur  spécialité,  et  par  les  spécialistes  éminens  qui  se 
voyaient  dépouillés  de  l'examen  des  questions  auxquelles  ils  s'in- 
téressaient. 

La  permanence  des  comités  était  pour  ceux-ci  une  autre  cause 
de  faiblesse  redoutable.  Elle  leur  assurait  les  bénéfices  de  l'cspril 
de  tradition  et  de  la  compétence,  mais  elle  en  faisait  en  quelque 
sorte  des  corps  isolés,  ayant  perdu  les  liens  qui  les  unissaient  à 
l'assemblée.  Ne  se  renouvelant  pas,  ne  pouvant  appeler  à  eux  des 
forces  nouvelles,  immobilisés  dans  leur  composition  et  dans  leurs 
tendances  premières,  ils  restaient  inertes  et  comme  figés  au  milieu 
des  événemens  qui  changeaient  tout  autour  d'eux.  Ce  ne  fut  pas 
un  des  moindres  vices  de  leur  organisation. 

La  constituante  avait  pris,  après  les  événemens  de  juin,  un  tout 


1 


LES   GRANDS    COMITÉS    PARLEMENTAIRES.  6^7 

autre  esprit  que  celui  qui  ranimait  à  ses  débuts,  lorsqu'elle  sortait 
souveraine,  confiante  et  enthousiaste,  des  entrailles  du  sulTrage 
universel.  Aussi  flottante  et  agitée  qu'elle  fût  demeurée,  elle  avait 
acquis  le  sentiment  qu'un  gouvernement  était  nécessaire  et  que 
ce  gouvernement  méritait  une  certaine  liberté  et  devait  avoir  ses 
organes  au  complet.  Les  comités  n'avaient  déjà  plus  leur  princi- 
pale raison  d'être;  l'omnipotence  de  l'assemblée  et  leurs  conflits 
incessans,  en  même  temps  que  les  lenteurs  de  leur  procédure,  ache- 
vèrent d'ébranler  leur  crédit.  Les  inventeurs  de  l'institution  n'étaient 
point  responsables  des  défauts  de  leur  œuvre.  Si  les  comités 
n'avaient  pas  été  permanens,  s'ils  avaient  été  soumis  aux  fluctua- 
tions du  tirage  au  sort  ou  de  l'élection ,  ils  se  fussent  peut-être 
maintenus  en  harmonie  avec  l'esprit  politique  de  la  constituante, 
mais  ils  eussent  promptement  perdu  les  qualités  de  science  et  de 
spécialité  qui  faisaient  leur  principal  mérite. 

Lorsqu'on  examine  dans  son  ensemble  l'œuvre  de  l'assemblée  de 
18 '18  et  la  part  que  les  comités  eurent  dans  cette  œuvre,  on  est 
amené  à  constater  que  le  tout  se  réduit  à  bien  peu  de  chose.  La 
constituante  toucha  à  beaucoup  de  questions,  remua  beaucoup 
d'idées,  elle  ne  laissa  guère  d'autre  monument  remarquable  que 
la  constitution  de  18Zi8,  dont  chacun  connaît  la  courte  et  lamen- 
table histoire.  Les  quelques  centaines  de  lois  qu'elle  vota,  presque 
toujours  avec  une  précipitation  malheureuse,  furent  des  lois  de  cir- 
constance et  de  réaction,  comme  celles  sur  l'état  de  siège,  sur  la 
presse,  sur  l'interdiction  des  clubs ,  sur  les  attroupemens,  sur 
la  contrainte  par  corps  et  sur  la  transportation  ;  ou  des  décrets-lois 
sans  importance  pour  l'expédition  des  affaires  courantes.  Ces  co- 
mités n'ont  laissé,  en  réalité,  comme  œuvre  propre  que  les  quel- 
ques crédits  votés  pour  encouragemens  aux  associations  ouvrières, 
et  des  lois  qui  n'ont  pas  eu  de  durée,  la  lui  sur  le  jury,  la  loi  sur 
l'enseignement  agricole  et  la  loi  sur  les  concordats  amiables.  Les 
tentatives  faites  pour  renouveler  l'organisation  de  nos  grandes  insti- 
tutions de  la  justice,  de  l'enseignement,  de  l'armée,  de  l'adminis- 
tration échouèrent  toutes  à  l'exception  d'une  loi  sur  le  conseil 
d'état.  Le  comité  de  législation  fut  le  seul  qui  put  revendiquer 
quelques  succès  personnels  dans  cet  ensemble  de  travaux.  Les 
comités  ne  rendirent,  en  réalité,  d'autre  service  que  d'arrêter  au 
passage  quelques  centaines  de  propositions  de  loi  ridicules  ou 
insuffisamment  étudiées  ,  tâche  que  les  commissions  d'initiative 
(ou  de  propositions,  comme  on  les  appelait)  remplissaient  aupara- 
vant d'une  façon  aussi  satisfaisante. 

La  vérité  est  que  les  grands  comités  peuvent  avoir  leur  raison 
d'être  et  leur  puissance  réelle  dans  les  assemblées  uniques,  mais 


6!l8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lorsque  ces  assemblées  enferment  dans  leur  sein  tous  les  pouvoirs 
comme  la  Convention  ou  lorsqu'elles  ont  reçu  un  mandat  constituant 
bien  déterminé  comme  l'Assemblée  nationale  de  1789,  répondant  à 
des  circonstances  et  à  des  nécessités  exceptionnelles,  ils  sont  alors 
soit  des  formes  révolutionnaires  du  pouvoir  exécutif,  conmie  le  comité 
de  salut  public  de  1793,  soit  de  véritables  sections  de  conseil  d'état 
comme  les  comités  de  la  première  constituante  où  siégeaient  les 
Mirabeau,  les  Sieyès,  les  Talleyrand,  les  Thouret,  les  Chapelier  et 
les  Treilhard,  Hors  de  ces  cas  exceptionnels,  ils  n'ont  pas  de  rai- 
son d'être,  ils  sont  une  source  permanente  de  conflits  avec  le  pou- 
voir exécutif,  une  cause  continue  d'embarras  pour  l'assemblée 
même  où  ils  s'agitent.  Puissans  pour  gouverner  ou  pour  consti- 
tuer, ils  sont  impuissans  à  faire  des  lois.  On  peut  affirmer  qu'ils 
sont  de  véritables  corps  étrangers  au  milieu  d'une  chambre  pure- 
ment législative,  élue  en  temps  normal  et  dont  Tunique  fonction 
est  de  légiférer  paisiblement  en  collaboration  avec  les  autres  pou- 
voirs publics. 

Instituer  de  grandes  commissions  permanentes  dans  la  chambre 
élue  le  6  octobre  1889  serait  particulièrement  un  anachronisme. 
Rarement  pays  a  été  aussi  justement  las  des  agitations  parlemen- 
taires et  des  crises  ministérielles.  Or  le  système  préconisé  par  M.  de 
Lanessan,  Siegfried,  Bourgeois,  Letellier,  loin  d'éviter  le  retour  des 
fautes  commises  par  la  chambre  de  1885,  ne  ferait  que  les  ramener 
plus  graves  et  plus  nombreuses.  Le  palais  Bourbon  ne  tarderait  pas 
à  se  diviser  en  une  dizaine  de  petits  comités  de  salut  public  où  l'on 
ne  forgerait  ni  armées  ni  guillotines,  mais  où  l'on  tiendrait  en  per- 
manence fabrique  de  candidats  ministres  et  de  candidats  sous-secré- 
taires d'état.  Ce  genre  de  produit  n'est  point,  on  le  reconnaîtra,  de 
ceux  qui  nous  fassent  défaut.  Depuis  une  douzaine  d'années,  sa  fabri- 
cation a  pris  une  extension  considérable,  et  l'énorme  stock  d'anciens 
ministres  et  d'anciens  sous-secrétaires  d'état  dont  nos  assemblées 
sont  encombrées  constitue  un  de  nos  plus  grands  embarras.  On  ne 
compte  jamais  moins  de  trois  ou  quatre  cabinets  en  expectative, 
formés  d'avance,  prêts  à  prendre  le  pouvoir  et  naturellement  à  le 
rendre  vacant  pour  s'y  introduire. 

Ce  n'est  donc  pas  à  affaiblir,  mais  à  fortifier  le  pouvoir  exécutif 
que  la  chambre  doit  songer,  et  c'est  dans  son  désintéressement, 
dans  son  esprit  pratique,  dans  sa  résolution  de  rester  modestement 
et  laborieusement  à  sa  tâche  qu'elle  doit  chercher  les  moyens  d'abou- 
tir et  de  laisser  d'utiles  traces  de  son  passage. 


Albert  de  la  Bergi:. 


LE    ROMAN 


DE 


LA  NOUVELLE  RÉFORME 


EN    ANGLETERRE 


Robert  Elsmere,  by  M'^  Humphry  Ward,  3  vol.  London,  1888;  Smith  and  Elder. 

De  tous  les  romans  qui  ont  paru  depuis  la  mort  de  George  Eliot, 
Robert  Elsmere  est  certainement  celui  qui  a  fait  le  plus  de  bruit,  et 
non  pas  seulement  comme  œuvre  littéraire  ;  il  a  été  d'abord  et  sur- 
tout un  témoignage  hardi  de  l'évolution  de  la  pensée  anglaise  au 
point  de  vue  des  croyances;  ce  témoignage  a  produit  d'autant  plus 
de  scandale  en  de  certaines  régions  qu'il  était  porté  par  une 
femme. 

jVP^  Humphry  Ward,  l'auteur  d'une  traduction  du  Jo/inuil 
d'Amiel  et  d'un  roman  assez  peu  connu,  J//ss  Bretlterton,  de- 
vint célèbre  du  jour  au  lendemain  ;  son  nom  fut  mêlé  à  d'ardentes 
polémiques,  le  Times  et  beaucoup  d'autres  journaux  dénonçant  son 
œuvre  comme  une  attaque  impie  contre  la  religion  révélée, 
quelques-uns  y  voyant  au  contraire  le  signal  d'un  réveil  de  la  foi, 
—  de  la  loi  vivante  et  véritable  opposée  à  cette  prétendue  foi  qui 
n'est  que  l'inertie  d'un  sommeil  pire  que  celui  de  la  mort.  Nous 
reprocherons  pour  notre  part  à  Bobert  Els))fcre  d'èivc  tout  ensemble 
un  roman  et  un  traité  de  théologie,  c'est-à-dire  de  n'être  propre  à 
satisfaire  ni  les  théologiens  ni  les  amateurs  de  fiction,  aucun  d'eux 


650  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'y   trouvant   ce  qu'il  cherche  qu'à  une  trop  faible   dose  malgré 
l'insupportable  longueur  des  trois  gros  volumes. 

En  revanche,  ce  livre  hybride  nous  intéresse  singulièrement 
comme  signe  des  besoins  spirituels  de  ce  temps-ci  chez  nos  voi- 
sins d'Angleterre.  Sans  être  d'avis  que  leur  pays  soit  «  le  seul  en 
Europe  qui  pour  le  moment  possède  une  religion  et  une  liberté 
bien  comprises,  »  nous  reconnaissons  que  nulle  part  le  sentiment 
religieux  n'a  poussé  de  racines  aussi  profondes  et  qui  résistent 
mieux  au  vent  de  la  discussion.  La  lîible  y  est  encore  le  pain  quoti- 
dien pour  une  majorité  considérable,  et  les  âmes  qui  ne  s'en 
contentent  plus  ne  cessent  pas  néanmoins^d'être  préoccupées  d'elle. 
Au  milieu  des  agnostiques  de^toute  nuance,  des  positivistes  plus  ou 
moins  mitigés,  des  théoriciens  plus  ou  moins  respectueux  de  l'in- 
connaissable, le  nombre^augmente  là-bas  tous  les  jours  de  ces  néo- 
chrétiens  qui  cherchent  à  mettre  d'accord  la  science  moderne  et 
l'évangile,  dont  ils  gardent  la  morale,  tout  en  repoussant  ses  mi- 
racles. Le  Robert  Elsmere  de  W^  Ward  est  un  théiste  de  cette 
espèce.  11  est  entré  dans  les  ordres  avec  une  vocation  ardente,  mais 
qui,  à  son  insu,  ne  reposait  que  sur  le  sentiment.  Plus  tard,  des 
études  périlleuses  le  conduisent  au  doute.  Son  angoisse  lorsqu'il 
se  rend  compte  du  chemin  qu'il  a  parcouru  et  de  l'impossibilité  de 
revenir  sur  ses  pas,  les  conséquences  poignantes  pour  lui  et  pour 
d'autres  de  sa  rupture  avec  l'église,  tel  est  le  véritable  sujet  du  ro- 
man, car  ce  qui  suit,  sur  la  fondation  d'une  religion  nouvelle,  distille 
un  tel  ennui  que  la  presse  orthodoxe  pouvait  se  dispenser,  semble- 
t-il,  de  le  signaler  comme  dangereux.  Ce  n'est  pas  la  première  fois 
qu'une  controverse,  fût-elle  menée  avec  beaucoup  de  talent,  n'aura 
servi  qu'à  grandir  outre  mesure  l'importance  de  l'œuvre  attaquée. 
Les  considérations  émises,  en  style  de  prédicateur,  par  l'honorable 
M.  Gladstone,  sous  ce  titre  :  le  Combut  des  croyance»  (1),  prouvent 
l'inextinguible  intérêt  pris  en  Angleterre  à  tous  les  sujets  religieux, 
autant  que  peut  le  prouver  la  vogue  même  d'un  roman  de  propa- 
gande sans  événemens  et  sans  émotion  dramatique.  Mais  les  esprits 
superficiels  tels  que  le  sont,  c'est  étabh  sans  conteste,  nos  esprits 
français  refuseront  absolument  d'admettre  que  le  plus  grand  défaut 
de  Roberl  Ehmere  soit  d'être  insuffisamment  didactique,  de  prêter 
une  trop  grande  puissance  d'argumens  à  la  libre  pensée,  tandis 
que  le  christianisme  révélé  reste  dans  toutes  les  discussions  d'une 
faiblesse  lamentable.  C'est  le  droit,  après  tout,  et  presque  le  devoir 
du  roman  d'être  passionné.  Imaginez  Mademoiselle  de  la  Qidn- 
tinie  ou  V Histoire  de  Sibylle  épluchées  à  ce  point  de  vue,  M.  Oc- 


(1)  Robert  Elsmere  and  Ihe  Baille  of  Belief,  by  thc  Right  Hou.  W-E.  Gladstone,  — 
Ihe  Niueteenth  conturv  n"  135. 


LE    ROMAN    DE    LA    NOUVELLE    REFORME.  651 

tave  Feuillet  accusé  d'avoir  distribué  inégalement  les  armes,  d'en 
avoir  fourni  de  trop  laibles  à  son  athée,  George  Sand  mise  en  de- 
meure d'expliquer  pourquoi  une  grande  croyance,  avec  le  consen- 
tement de  dix-huit  siècles  derrière  elle,  ne  trouve  pas  des  argu- 
mens  plus  solides  pour  répondre  à  ceux  de  la  pliilosophie  !  ^e 
serait-ce  pas  le  comble  du  pédantisme  ? 

M.  Gladstone  a  pourtant  procédé  ainsi  envers  M"  Ward.  Il  lui  a 
reproché  de  n'avoir  pas  permis  à  la  doctrine  chrétienne  de  se  dé- 
fendi-e  en  opposant  la  parole  de  ses  apologistes  aux  attaques 
de  leurs  adversaires,  il  lui  a  démontré  qu'elle  ne  pouvait  que 
par  une  insoutenable  utopie  expulser  les  èlémens  surnaturels 
du  christianisme  et  en  détruire  la  structure  dogmatique  sans  com- 
promettre du  même  coup  ses  résultats  moraux  et  spirituels  ;  il  est 
remonté  au  commencement  de  notre  religion  en  \-iie  de  défendre 
la  possibilité  des  miracles,  il  a  conclu,  trèséloquemment  d'ailleurs, 
qu'il  y  avait  lolie  à  supprimer  l'autorité  des  Écritures,  celle  du 
clergé,  les  sacremens,  tous  les  rouages  de  la  macliine  existante, 
tout  ce  que  cinquante  générations  successives  ont  considéré  comme 
les  ailes  de  l'àme,  et  à  vouloir  ensuite  que,  privée  de  ces  ailes,  l'âme 
pût  voler  aussi  haut  que  jamais. 

En  citant  M.  Gladstone,  nous  donnons  l'antidote  avant  le  pré- 
tendu poison.  Certes,  si  Robert  Elsmere  avait  été  aussi  sohdement 
appuyé  au  rocher  de  la  foi  que  l'éminent  homme  d'état  qui  juge  et 
condamne  son  apostasie,  il  ne  se  serait  pas  laissé  influencer  par  un 
certain  squire  qui  apparaît  à  ses  côtés  comme  l'incarnation  même 
de  la  science  implacable,  sapant  au  nom  de  la  vérité,  sans  hésita- 
tion et  sans  remords,  les  éternels  points  d'appui  du  genre  humain. 
Nous  renverrons  au  beau  morceau  de  critique  du  ]Sineteent]i  cen- 
tiiry  ceux  qu'auront  émus  les  conclusions  radicales  de  ce  disciple 
de  Mommsen,  pour  que  l'investigation  historique  guérisse  les 
blessures  qu'elle  leur  a  faites.  Mais  la  plupart  des  lecteurs  de 
M^^Ward  estimeront  sans  doute  avec  nous  que,  la  vocation  d'Els- 
mere  n'ayant  jamais  mérité  d'être  prise  au  sérieux,  le  funeste 
squire  a  trouvé  tout  préparé  à  recevoir  de  nouvelles  impressions 
cet  être  malléable  et  versatile,  que  par  conséquent  il  n'y  a  pas  lieu 
d'insister  sur  les  imprudences  d'un  tel  prêtre  et  sur  sa  trop  facile 
défaite.  Ce  qui  nous  importe,  c'est  beaucoup  moins  la  résolution 
téméraire  qui  le  sépare  de  l'éghse,  que  l'elTet  de  cette  résolution  sur 
un  autre  cœur  resté  fidèle,  parce  que  dans  cet  effet  réside  la  vraie 
valeur  du  livre,  sa  grande  signification,  celle  du  moins  qui  éveille 
en  nous  des  sympathies  profondes.  M"  Ward  touche  là  au  drame 
secret  qui  se  joue  dans  tant  de  ménages,  la  désunion  plus  ou 
moins  accusée  de  l'homme  et  de  la  fennue  sur  le  terrain  religieux, 
l'hnpossibilité  de  l'accord  absolu  entre  des  époux  qui,  n'ayant  pas 


652  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  môme  vie  intérieure,  sont  deux,  là  où  il  faudrait  être  un  pour 
que  le  vrai  mariage  existât.  Seule,  cette  partie  du  récit  pourrait  inté- 
resser ailleurs  qu'en  pays  protestant,  et,  comme  il  n'y  a  aucun 
moyen  de  la  dégager  du  reste,  Robert  Ehmere  semble  destiné  à 
n'être  jamais  traduit.  Du  moins  essaierons-nous  d'en  donner, 
d'après  un  système  qui  nous  a  réussi  quelquefois,  le  résumé  suc- 
cinct en  démontrant  que  les  meilleures  pages  sont,  comme  il  arrive 
presque  toujours,  celles  où  la  thèse  soutenue  se  fait  le  moins  sentir. 

I. 

La  toile  se  lève  sur  un  paysage  du  Wcstmoreland  dont  M""*  Ward 
a  parfaitement  rendu  la  physionomie  morale  :  «  Dans  l'aspect  de 
ces  vallées  vertes  et  nues,  il  y  a  une  sorte  d'austérité,  même  du- 
rant la  belle  saison;  le  souvenir  de  l'hiver  semble  encore  flotter  à 
travers  ces  champs  balayés  par  la  bise,  autour  de  ces  fermes  dont 
les  murs  solides  et  rudes  ont  emprunté  leurs  pierres  aux  roches 
voisines,  parmi  les  éboulemens  de  ces  ravins  où  chante  la  musique 
des  ruisseaux  encaissés.  Le  pays  est  gai,  mais  d'une  gaité  sage  et 
tranquille  ;  la  nature  s'y  rend  aimable  sans  être  absorbante  ni  eni- 
vrante ;  l'homme  peut  se  défendre  contre  elle,  y  vivre  sa  ^AQ,  indé- 
pendante de  travail  et  de  volonté,  y  développer  cette  force  voilée 
de  sentiment,  cette  intensité  de  résolution  qui  lui  est  si  souvent 
ravie  par  les  magiques  délices  du  midi.  »  Telle  est  l'atmosphère 
fortifiante  qui  baigne  Burwood  Farm  où  a  été  élevée  Catherine  Ley- 
burn,  la  véritable  héroïne  du  hvre,  n'en  déplaise  à  l'auteur.  Burwood 
Farm  ne  diffère  pas  à  première  vue  des  fermes  environnantes,  mais  on 
s'aperçoit  qu'elle  est  devenue  depuis  des  années  déjà  longues  le 
gîte  d'une  race  cultivée,  raffmée,aux  goûts  délicats,  attestés  par  un 
certain  luxe  de  fleurs  au  dehors,  par  une  élégance  relative  à  l'inté- 
rieur, surtout  par  les  sons  de  ce  violon  qui  sous  une  main  d'artiste 
envoie  aux  échos  dès  le  début  un  magnifique  an  dan  te  de  Spohr.  Le 
milieu  n'exerce  pas  un  elfet  égal  sur  tous  les  tempéramens  ;  si  les  in- 
fluences graves  et  douces  de  Long  Whindale  Valley  ont  contribué  à 
former  Catherine,  une  puritaine  au  visage  de  madone  qui  joint 
l'humble  et  incessante  activité  de  Marthe  aux  vertus  contemplatives 
de  Marie,  elles  n'ont  que  médiocrement  modifié  l'àme  toute  différente 
d'une  autre  des  misses  Leyburn,  Rose,  jeune  beauté  aux  allures 
esthétiques.  Sous  les  chiffons  prétentieux  qui  ne  réussissent  pas  à 
l'enlaidir,  cette  Cendrillon  virtuose  attend  l'apparition  de  la  mar- 
raine-fée dont  le  coup  de  baguette  doit  la  délivrer  de  l'obscurité, 
la  transporter  dans  un  monde  digne  de  ses  charmes  et  de  son  talent. 
Du  reste,  Cendrillon  ne  se  laisse  point  tyranniser  par  ses  deux 
sœurs,  Catherhie  et  Agnès  ;  tout  au  contraire.  Elle  est  fort  occupée 


LE    KO-MAN    DE    LA    NOUVELLE    REFORME.  653 

pour  le  moment  à  dresser  des  plans  de  conquête,  car  le  lendemain 
il  y  a  soirée  chez  le  vicaire  M.  Thornburgh,  et  M'"'  Thornburgh,  qui 
a  la  manie  des  mariages,  tient  à  ce  que  ses  voisines  se  montrent 
sous  l'aspect  le  plus  avantageux  à  un  jeune  prêtre  d'avenir,  venu 
en  visite  chez  elle.  Même  elle  a  fait  recommander  à  Catherine  de 
se  coiffer  d'une  certaine  façon  qu'elle  a  récemment  adoptée  et  qui 
lui  sied.  Rose,  à  qui  la  commission  a  été  confiée,  s'en  acquitte  avec 
un  peu  de  malice.  Assurément  elle  admire  sa  sœur  aînée,  dont  la 
vie  se  passe  à  soigner  les  malades,  à  visiter  les  pauvres,  à  exercer 
une  sorte  d'apostolat  auprès  duquel  pâlit  celui  de  M.  Thornburgh  ; 
mais,  tout  en  l'aimant,  elle  craint  que  cette  sœur  aînée,  maigre  ses 
toilettes  de  matrone, son  absence  complète  de  coquetterie,  ne  lui 
fasse  un  certain  tort. 

—  Il  n'est  pas  sans  inconvénient,  dit-elle  à  Agnès,  d'avoir  pour 
sœur  une  sainte  Elisabeth. 

Et  Catherine,  quoiqu'elle  n'ait  pas  entendu  ce  mot,  a  compris  son 
devoir.  Rentrée  la  nuit  dans  sa  petite  chambre  semblable  à  un 
sanctuaire,  où  la  Bible  et  d'autres  livres  légués  par  un  père  vénéré 
lui  rappellent  les  heures  les  plus  intenses  de  sa  vie  spirituelle,  cette 
puritaine  consciencieuse  se  décide  sans  balancer  à  un  sacrifice  dont 
les  femmes  sentiront  tout  le  prix.  La  petite  glace  éclairée  par  une 
seule  bougie  reflète  son  pur  et  sérieux  visage  couronné  de  che- 
veux bruns  tressés  très  haut  sur  le  front,  à  la  noblesse  duquel  ce 
diadème  naturel  ajoute  encore.  Catherine  voit  très  bien  qu'elle  est 
belle,  mais  son  miroir  ne  reçoit  aucun  sourire  en  échange  de  cette 
information.  Pour  toute  réponse  elle  se  détourne  et,  des  deux  mains, 
commence  à  défaire  ses  nattes  avec  impatience  ;  puis,  éteignant  la 
lumière,  elle  se  jette  à  genoux  et  prie  longtemps  à  la  clarté  des 
étoiles.  Quand  elle  descend  déjeuner  le  lendemain,  ses  cheveux 
sont  tordus  de  la  façon  la  plus  simple  en  un  nœud  lisse  derrière  la 
tête,  comme  lorsqu'elle  avait  douze  ans.  Sa  mère,  une  veuve,  lan- 
guissante et  douce,  éprise  du  mérite  de  ses  filles  dont  elle  ne  cesse 
de  faire  l'éloge  en  tout  temps  et^à  tout  le  monde,  sa  mère,  la  plain- 
tive M'^  Leyburn,  se  récrie  : 

—  C'est  plus  commode,  ^chère  mère,  et  cela  prend  moins  de 
temps,  dit  en  rougissant  Catherine.  —  Puis,  avec  une  étincelle  de 
gaîté  dans  ses  yeux  clairs  qui  se  posent  sur  les  boucles  torturées 
de  sa  jeune  sœur  :   —  Rose  dédommagera  M"*   Thornburgh. 

Ce  trait  caractéristique,  qui  rappelle  le  sacrifice  des  bijoux  Atit 
par  Dorothée  Brooke  au  commencement  de  Middlcmnrch,  nous 
montre,  mieux  que  beaucoup  d'explications,  combien  fort  est  le 
dévoùment  chez  cette  sœur  de  charité.  Tandis  qu'elle  aide  Rose 
dans  les  détails  archaïques  d'une  toilette  préraphaélite  à  laquelle 
ont  travaillé  tant  bien  que  mal  les  petites  ouvrières  du  village,  le 


Gbh  KEVLE   DES    DEUX   MONDES. 

thé  se  prépare  au  presbytère,  un  thé  abondant  et  solide  accom- 
pagné de  merveilles  culinaires  qu'exécute  la  bonne  M'*  Thorn- 
burgh  tout  en  se  berçant  d'un  espoir  délicieux,  celui  de  faire  bien- 
tôt un  mariage.  Le  héros  de  l'aventure  est  là,  rétabU  depuis  peu 
d'une  fièvre  maligne  qui  a  momentanément  ellacé  les  couleurs  de 
son  teint  de  jeune  fille,  —  non  pas  beau  peut-être,  mais  singuliè- 
rement agréable,  sympathique  dans  toute  la  force  du  terme.  Robert 
Elsmere  a  entendu  déjà  plus  d'une  fois  l'éloge  de  la  famille  Ley- 
burn  : 

—  Une  sainte,  une  beauté,  une  femme  d'esprit,  à  votre  dispo- 
sition, en  ces  lieux  sauvages!  s'écrie  Robert.  Yous  êtes  trop  favo- 
risés! 

Et  il  s'informe  de  l'événement  qui  a  pu  amener,  du  sud  où  elles 
demeuraient  autrefois,  ces  trois  jeunes  filles. 

C'est  qu'en  réalité  elles  sont  du  Westmoreland  même,  sorties 
d'une  race  de  paysans  ivrognes  qui  ont  fini  par  boire  toutes  leurs 
terres.  Le  père  de  Catherine,  Richard  Leyburn,  s'est  élevé  seul  au- 
dessus  de  cette  vie  grossière  ;  une  bourse  lui  a  permis  de  faire  ses 
études  au  collège,  ])uis  de  pousser  jusqu'à  Oxford.  Entré  dans  les 
ordres,  il  a  élé  d'abord  directeur  d'une  école,  puis  il  est  revenu 
dans  le  pays,  il  a  racheté  à  un  frère  aîné  perdu  de  dettes  la  vieille 
maison  de  famille  où  s'étaient  passées  tant  de  scènes  brutales,  mais 
qui,  depuis  lors,  n'abrita  plus  que  l'étude  et  les  bonnes  œuvres. 
Catherine  avait  quinze  ans  à  cette  époque,  elle  accompagnait  déjà 
partout  son  père,  le  secondait  en  toutes  choses;  quand  il  lui  man- 
qua, elle  prit  à  tâche  de  le  remplacer  de  son  mieux,  exerçant  sur 
les  siens  une  autorité  douce,  visitant  les  pauvres,  considérée  par 
la  vallée  tout  entière  comme  un  ange  de  dévoùment. 

Les  récits  qu'on  lui  lait  rendent  Robert  Elsmere  très  curieux  de 
rencontrer  cette  sublime  Catherine  ;  aussitôt  qu'elle  vient  rejoindre 
le  groupe  de  provinciaux  réunis  chez  M"  Thornburgh,  il  sent  que 
celle-ci  n'a  rien  exagéré.  Nous  voyons  naître  entre  les  deux  jeunes 
gens  un  attrait  réciproque,  au  milieu  des  détails  passablement  co- 
miques de  la  soirée. 

En  esquissant  les  silhouettes  de  l'épouse  majestueuse  du  recteur 
Seaton,  de  sa  vieille  fille  de  sœur,  du  dei-gyman  robuste  qui  joue 
de  la  ilùte  et  des  autres  invités  à  cette  soirée  toute  cléricale, 
M"  Ward  a  évidennuent  imité  George  Eliot,  dont  la  rapprochent 
volontiers  certaines  admirations,  excessives  selon  nous.  George 
Eliot  avait  plus  d'humour,  marquait  dun  trait  plus  incisif  ses  per- 
sonnages d'arrière- plan.  Son  émule  est  loin  de  posséder  au 
même  degré  la  puissance  de  faire  vivre  la  loule  de  comparses 
qu'elle  se  plaît  à  évoquer.  C'est  la  prolixité  de  George  Eliot,  sans 
ses  meilleures  excuses;  le  style  abondant,  un  peu  lourd, n'est  pas 


LE    ROMAx\    DE    LA    NOUVELLE    REFORME.  655 

ici  surchargé  de  pensées  seulement,  mais  de  citations  ;  il  y  a  une 
tendance  fatigante  à  revenir  aux  mêmes  épithètes;  exemple  :  les 
mots  eager^  eageniet^s,  eagerly  sont  répétés  presque  à  satiété  à  pro- 
pos de  Robert  Elsmere,  comme  si  l'on  craignait  que  le  lecteur  n'eût 
pas  compris  encore  que  c'est  une  nature  vive,  ardente,  impres- 
sionnable; les  incidens  de  son  histoire,  juscp'à  ce  qu'il  ait  ren- 
contré Catherine,  suffiraient  pourtant  à  le  prouver. 

Le  père  dél'unt  de  Robert  appartenait  à  la  branche  cadette  d'une 
vieille  famille  du  Sussex  et  devait  sa  situation  de  recteur  de  Mu- 
rewell  au  patronage  d'un  oncle  qui  continua  de  protéger  son 
fils  orphelin,  malgré  l'antipathie  que  lui  inspirait  la  mère  de  ce- 
lui-ci, une  Irlandaise,  ennemie  de  toutes  les  conventions  qui  peu- 
vent être  chères  à  un  vieux  baronnet  anglais.  Non-seulement  cet 
oncle  inscrivit  Robert  pour  un  legs  sur  son  testament,  mais  encore  il 
enjoignit  à  l'héritier  de  ses  biens,  sir  Mowbray  Elsmere,  de  faire 
en  sorte  que  le  jeune  homme,  s'il  devenait  prêtre,  succédât  au 
bénéfice  de  Murewell,  appartenant  à  la  famille.  L'ouverture  fut 
assez  mal  reçue  par  M""'  Elsmere,  qui  n'était  nullement  cléricale 
pour  son  propre  compte,  quoique  veuve  d'un  ecclésiastique. 

—  Il  n'est  pas  de  ceux,  pensait  cette  mère  idolâtre,  qui  ont  be- 
soin de  privilèges.  Le  monde  est  devant  lui.  Qu'il  y  marche  libre- 
ment. 

Entre  la  bouillante  Irlandaise  et  son  fils,  il  y  a  des  rapports 
semblables  à  ceux  qui  existèrent  entre  Goethe  et  sa  mère,  une 
tendre  camaraderie,  une  parfaite  similitude  de  goûts,  une  même 
activité  d'imagination.  M""^  Elsmere  n'a  jamais  quitté  Robert,  sui- 
vant de  près  ses  études,  partageant  ses  plaisirs,  lui  composant  à 
elle  seule  une  société  amusante  et  variée,  car  elle  adure  la  vie  et 
possède  tout  ce  qu'il  faut  pour  la  rendre  agréable  aux  autres,  mal- 
gré ses  bizarreries  de  toilette  et  de  manières.  Oxford  les  sépare 
pour  la  première  fois  :  Robert  entre  en  contact  avec  l'imposante 
organisation  de  l'université,  et  là  il  subit  de  nouvelles  iniluences. 
D'abord,  celle  de  son  hitor,  Edward  Langham,  qui,  plus  âgé  de 
sept  ans,  exerce  sur  lui  une  sorte  de  fascination  par  le  prestige  de 
ses  talens  exceptionnels,  de  sa  belle  figure  et  de  son  incurable 
tristesse. 

Cet  homme,  doué  merveilleusement  au  point  de  vue  intellec- 
tuel, a  été  pénétré  de  bonne  heure  de  l'inutilité  de  l'cifort,  de  la 
futilité  de  l'enthousiasme,  de  l'impossibilité  où  nous  sommes  de 
réaliser  nos  rêves.  Idéaliste  quand  même,  il  souITre,  «  victime  de 
ce  sens  critique  qui  dit  non  à  toutes  les  hnpulsions  et  qui,  cepen- 
dant, sans  relâche  et  sans  espérance,  cherche  l'avenir  à  travers  le 
présent  dédaigné.  »  Il  a  interrompu  de  très  brillans  travaux  litté- 
raires pour  se  mettre  à  étudier  des  textes  au  microscope  et  pour 


650  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

contribuer  à  quelques  dictionnaires,  sans  aucun  intérêt  supérieur  à 
celui  d'exercer  les  forces  de  son  esprit,  comme  il  lui  eût  lait  casser 
des  pierres.  Langham,  le  desenchanté,  l'indillérent,  se  laisse  ga- 
gner, en  vertu  de  la  loi  des  contrastes,  par  la  sympathie  spontanée 
de  ce  garçon  de  dix-huit  ans,  né  pour  la  confiance,  pour  la  volonté, 
pour  l'action.  Il  l'aime  autant  qu'il  peut  aimer,  jusqu'à  craindre  de 
lui  communiquer  le  scepticisme  qui  est  en  lui  à  l'état  morbide. 
Pour  en  contre-balancer  l'efiet,  il  livre  Robert  aux  leçons  d'un  pro- 
fesseur, qui  l'encouragera  dans  la  disposition  où  il  est  de  prendre 
la  vie  au  sérieux.  M.  Grey  passe  pour  une  des  lumières  de  son 
temps.  Oxford  traverse  alors  une  phase  de  réaction  :  le  grand 
mouvement  libéral  qui  a  suivi  les  exagérations  contraires  du  tracta- 
rianisme  et  renouvelé  en  vingt  années  l'esprit  de  l'université,  com- 
mence à  tourner;  on  reconnaît  qu'après  tout,  Mill  et  Herbert  Spen- 
cer n'ont  pas  encore  dit  le  dernier  mot  sur  toutes  les  choses  du  ciel 
et  de  la  terre;  un  flot  de  romantisme  religieux  monte,  un  grand 
changement  se  produit,  et  quelques-uns  des  facteurs  du  change- 
ment ne  sont  môme  pas  chrétiens  de  nom  ;  ils  n'en  ont  pas  moins 
contribué  au  triomphe  de  l'idée  chrétienne.  Grey  est  un  de  ceux-là. 
Ses  conférences  philosophiques  sont  suivies  assidûment  par  des 
disciples  enthousiastes.  On  sait  qu'après  s'être  préparé  pour  l'église, 
cet  homme,  éminemment  sincère,  y  a  renoncé  parce  qu'il  lui  était 
impossible  d'accepter  les  miracles;  on  sait  que,  spiritualiste  et  hé- 
gélien, il  a  rompu  avec  le  christianisme  populaire  en  n'acceptant 
d'autres  réalités  que  Dieu,  la  conscience  et  le  devoir;  mais  aucune 
des  formes  du  matérialisme  n'échappe  à  son  défi,  et,  comme  il 
respecte  en  revanche  les  convictions  encore  naïves  de  la  jeunesse 
qui  l'écoute,  il  est  facile  de  ne  tirer  de  son  enseignement  qu'une 
grande  ferveur.  C'est  ce  qui  arrive  pour  Elsmere  :  les  sermons 
laïques  de  Grey  l'intéressent  passionnément  aux  choses  religieuses, 
et,  «  comme  Grey  l'eût  fait  vingt  ans  plus  tôt,  il  met  cette  passion, 
ainsi  stimulée,  au  service  de  la  grande  tradition  positive  qui  l'en- 
toure. »  Le  zèle  du  salut  des  âmes  l'embrasant,  il  se  décide  à 
devenir  prêtre.  Son  maître  ne  l'en  détourne  pas  ;  il  lui  dit  sim- 
plement :  ((Vous  ne  sentez  pas  de  difficultés  sur  votre  chemin  ?..  Eh 
bien!  vous  serez  heureux  sans  doute...  L'égUsc  a  besoin  d'hommes 
de  votre  sorte.  » 

Elsmere,  cependant,  n'a  aucune  envie  de  s'ensevelir  à  Murewell; 
il  ne  s'accordera,  dit-il,  le  luxe  d'une  paroisse  de  campagne 
qu'après  avoir  lutté  longtemps  d'abord  contre  le  vice  et  la  misère 
au  plus  fort  de  la  bataille,  en  évangélisant  la  populace  des  grandes 
villes.  .Mais  sa  santé,  très  frêle,  s'oppose  à  ces  projets  héroïques; 
pendant  trois  années,  il  doit  se  borner  à  l'enseignement.  Comme  il 
V  entremêle  l'exercice  de  la  plus  active  charité,  se  donnant  corps 


I 


LE   ROMAN    DE   LA    NOUVELLE    REFORME.  657 

et  âme,  jusqu'à  épuisement  complet  de  ses  forces,  la  maladie  finit 
par  avoir  raison  de  sa  répugnance  pour  la  vie  trop  douce  et  trop 
facile  qui  lui  est  offerte;  ses  amis  lui  représentent  qu'une  pa- 
roisse de  douze  cents  habitans  n'est  pas,  après  tout,  une  sinécure, 
qu'il  y  a  des  âmes  à  sauver  hors  des  villes  ;  sa  mère  lui  répète 
avec  une  affectueuse  brusquerie  que,  pour  faire  du  bien  en  ce 
monde,  il  ne  s'agit  pas  de  commencer  par  se  tuer;  bref,  au  sortir 
d'une  longue  convalescence,  il  accepte  à  contre-cœur  le  bénéfice  de 
Murewell.  C'est  sur  ces  entrefaites  qu'il  rencontre  Catherine  et  qu'il 
se  sent  attiré  irrésistiblement  vers  cette  jeune  fille  qui  s'est,  elle 
aussi,  consacrée  à  une  tâche  tout  évangélique  dans  le  cercle  étroit 
qui  lui  est  assigné.  Elle  est  l'héritière  des  idées  de  son  père,  le 
plus  doux  des  fanatiques,  qui  avait  en  lui  du  quaker  pour  les  scru- 
pules et  qui  faisait  passer  avant  toutes  choses  la  nécessité  de  la 
foi,  au  point  de  se  refuser  à  toute  relation,  même  fugitive,  avec  un 
incrédule.  Richard  Leyburn  a  élevé  ses  filles  selon  ces  principes;  il 
les  a  reléguées  dans  une  campagne  lointaine  pour  les  préserver  des 
périls  du  monde;  il  a  nourri  la  croyance  mystique  que,  par  leurs 
vertus,  elles  expieront  les  péchés  des  ancêtres,  ces  rudes  paysans 
aux  passions  sans  frein.  Les  deux  plus  jeunes  ont  perdu  ce  guide 
austère  trop  tôt  pour  se  rappeler  beaucoup  les  préceptes  pater- 
nels, mais  Catherine  y  conforme  rigoureusement  sa  conduite.  Il 
semble  que  tout  pasteur  doive  ambitionner  une  telle  compagne. 

C'est  l'opinion  de  M"  Thornburgh,  qui  met  les  picnics  et  les 
promenades  au  service  de  sa  diplomatie,  comme  il  convient  dans 
ce  pays  pittoresque,  où  l'on  ne  peut  offrira  ses  invités  de  meilleures 
distractions.  Elle  s'est  assuré  facilement  la  complicité  d'Agnès  et 
de  Rose,  car  toutes  les  jeunes  filles  s'intéressent  à  la  moindre  appa- 
rence de  roman,  même  quand  il  s'agit  du  roman  d'autrui.  Mais 
Robert  réussirait  bien  à  se  rapprocher  de  Catherine^  sans  le  secours 
de  pareils  manèges  :  il  la  guette  sur  les  chemins  qu'elle  prend  pour 
aller  voir  les  malades  ;  il  l'accompagne  au  chevet  de  ces  pauvres 
gens,  qu'il  exhorte  et  console  devant  elle,  gagnant  ainsi  chaque 
jour  davantage  son  estime,  sa  confiance.  Catherine  en  vient  à  cau- 
ser avec  lui  plus  ouvertement  qu'elle  ne  l'a  jamais  fait  avec  per- 
sonne, lui  confie  ses  perplexités,  prend  ses  conseils.  Le  grand 
problème  de  la  vie  de  cette  sœur  aînée,  c'est  Rose  et  son  violon  ; 
elle  se  demande  s'il  est  permis  à  une  chrétienne  de  passer  les 
quelques  années  accordées  au  combat  de  l'existence  terrestre  en 
vains  efforts  pour  acquérir  un  talent  qui  ne  sert  qu'au  plaisir  des 
sens  ;  elle  se  reproche  d'avoir  permis  les  visites  de  Rose,  à  Man- 
chester, chez  des  parens  qui  lui  procuraient  l'occasion  d'étudier. 
C'est  de  Manchester  que  l'enfant  a  rapporté  ces  allures,  ces  chif- 
TOME  xcvi.  —  1889.  /j2 


658  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ions  d'esthète,  ces  aspirations  à  une  carrière  d'artiste,  ce  dégoût 
pour  la  vie  solitaire  que  leur  père  avait  choisie.  Et  doucement,  Ro- 
bert apaise  son  zèle  un  peu  farouche.  Rose  lui  devra  la  permission 
tiirdive  de  retourner  dans  la  grande  ville  dont  Catherine  a  peur, 
et  non  sans  raison...  Tant  de  responsabihtés  pèsent  siu*  elle!  Son 
père  ne  lui  a-t-il  pas  recommandé  en  mourant  sa  mère  si  mala- 
dive, ses  sœurs  si  jeunes?..  Ne  lui  a-t-il  pas  dit  :  —  Tu  as  une 
àme  pure,  une  volonté  de  fer  ;  soutiens  les  autres;  amène-les  saines 
et  sauves  au  jour  du  jugement, 

Catherine  a  répondu  :  —  Oui,  mon  père,  avec  l'aide  de  Dieu. 

C'est  le  souvenir  de  cet  engagement  sacré  qui  longtemps  l'a  em- 
pêchée de  favoriser  les  fantaisies  de  Rose,  et  le  même  motit  lui  lait 
repousser  Elsmerc  quand  bientôt  après  il  lui  demande  de  devenir 
sa  femme.  Elle  ne  s'appartient  pas,  elle  n'a  pas  le  droit  de  disposer 
d'elle-même.  —  Nous  ne  sommes  pas  en  ce  monde,  dit-elle,  seu- 
lement pour  être  heureux.  —  Puritaine,  elle  a  une  pieuse  crainte  de 
la  joie,  qu'elle  croit  condamnée  par  le  Seigneur. 

La  lutte  de  Catherine  contre  son  propre  cœur  est  d'autant  plus 
méritoire,  que  celles-là  même  auxquelles  si  complètement  elle  s'est 
dévouce  blâment  son  refus,  s'indignent  d'en  être  cause,  et  ont 
peine  à  cacher  l'impatience  qu'elles  éprouvent  d'échapper  à  sa 
trop  constante  soUicilude.  11  y  a  là  quelques  pages  d'observation 
intime,  bien  finement  touchées.  Nous  n'avons  vécu  que  pour  une 
tâche,  nous  lui  avons  tout  immolé,  soutenu  par  la  pensée  que  nous 
étions  utile,  indispensable  peut-être  à  l'objet  de  nos  soins,  et  puis 
tout  à  coup  nous  découvrons  que  l'on  peut,  —  si  aisément  parfois, 
—  se  passer  de  nous  ;  notre  rêve  héroïque  se  trouve  soudainement 
rétréci,  diminué,  presque  ridicule;  personne  ne  se  soucie  de  l'ab- 
négation qui  nous  a  coûté  tant  de  silencieux  efforts.  Mais  Cathe- 
rine n'a  jamais  agi  dans  l'espoir  d'être  appréciée  ni  récompensée  ; 
elle  lève  les  yeux  au  ciel  en  se  disant  avec  l'auteur  de  Y  Imitation 
que  l'homme  s'approche  de  Dieu  d'autant  plus  qu'il  s'éloigne  de 
toute  consolation  terrestre.  N'importe,  la  forteresse  de  ce  cœur  in- 
abordable ccdera  bien  à  la  fin. 

Le  triomphe  de  Robert  s'entremêle  à  un  épisode  où  l'auteur 
s'est  surpassé  parce  que,  là,  il  oublie  un  instant  son  but  de  propa- 
gande philosophique  pour  être  simplement  un  romancier  ému. 

Malgré  les  torrens  de  pluie  qui  ont  gâté  quelques-uns  des  picnics 
de  M""*  Thornburgh  et  qui  nous  forcent  à  nous  représenter  Catherine 
imc  fois  pour  toutes  armée  d'un  parapluie  ou  d'un  waterproof,  l'été 
suit  son  cours  et  la  Saint-Jean  approche,  le  midautnmcr  anglais. 
En  tout  pays,  la  nuit  de  la  Saint-Jean  est  une  nuit  magique,  féconde 
en  prodiges.  Par  exemple,  ce  point  particulier  du  Westmoreland 
voit    régulièrement    revenir   ccrtahie   apparition   sinistre    depuis 


LE    ROMAN    DE   LA   NOUVELLE   REFORME.  659 

qu'un  suicide  a  été  commis  sur  les  falaises  sourcilleuses  qui 
marquent  l'extrémité  occidentale  du  High  Fell.  Le  spectre  par- 
court la  route  solitaire  de  Shanmoor ,  sous  la  forme  d'une 
femme  portant  entre  ses  bras  un  enfant  qui  gémit.  Malheur  à  ce- 
lui que  le  fantôme  interpelle,  il  mourra  infailliblement  avant  la 
Saint-Jean  suivante.  Or,  la  plus  intéressante  des  protégées  de  Ca- 
therine, une  fille  séduite  et  délaissée,  Mary  Backhouse,  a  reçu,  le 
24  juin  de  l'année  précédente,  cette  condamnation  sans  recours 
possible.  Qu'a-t-elle  vu  en  réalité?  Un  efïet  de  clair  de  lune  ou  de 
brouillard,  l'éclat  blancliissant  d'une  cascade  parmi  les  rochers 
obscurcis?  Qu'a-t-elle  entendu?  Le  salut  d'un  passant,  jeté  de  quelque 
sentier  de  la  montagne,  des  voix  lointaines  dans  l'enclos  de  quelque 
ferme  sous  ses  pieds  ou  simplement  ces  cliuchotemens  bizarres  qui 
hantent  les  lieux  solitaires?  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  se  meurt,  minée 
par  une  idée  fixe  qui  précipite  l'action  de  la  phtisie.  Sa  délirante 
agitation  augmente,  le  jour  qui  doit  être  le  dernier,  et  surtout  vers 
la  fin  de  ce  jour  quand  la  lumière  baisse  : 

«  Le  temps  devenait  orageux,  un  grand  vent  secouait  la  maison 
et  la  silhouette  du  High  Fell  était  presque  cachée  par  les  nuages 
chargés  de  pluie...  Les  branches  d'un  Irène  planté  tout  près  du  mur 
frôlaient  les  vitres  par  intervalles  et,  dans  le  silence,  les  moindi-es 
sons,  même  lointains,  étaient  singulièrement  perceptibles. 

—  Il  doit  être  huit  heures,  dit  la  voix  étoulîée,  huit  heures... 
L'heure  de  l'apparition  ! 

—  Oh  !  s'écria  Catherine,  tombant  à  genoux  auprès  du  lit  et 
saisissant  l'une  des  mains  brûlantes,  ne  pouvez-vous  repousser 
cette  pensée  loin  de  vous  ?  Nous  ne  sommes  pas  le  jouet  des  mau- 
vais esprits,  nous  sommes  les  enfans  de  Dieu... 

«  Toute  son  âme  suppliante  se  reflétait  sur  son  beau  visage  cou- 
vert de  pâleur,  La  mourante  ne  répondit  que  par  un  regard  d'exal- 
tation sinistre.  Elle  l'emportait,.,  elle  avait  repoussé  les  remèdes  ; 
en  vain  avait-on  essayé  de  la  l'aire  dormir.  Malgré  eax^  le  moment 
venu,  elle  était  en  possession  de  tous  ses  sens  et  elle  attendait, 
elle  attendait  que,  dans  un  coup  de  vent,  le  fantôme  l'emportât  au 
cœur  même  de  la  tempête. 

Une  soudaine  inspiration  vint  à  Catherine  : 

—  Mary,  dit-elle  de  sa  voix  persuasive,  que  diriez-vous  si  j'al- 
lais en  ce  moment  même  jusqu'à  la  route  de  Shanmoor  pour  pou- 
voir vous  dire  au  retour  que  je  n'ai  rien  vu  là-haut,  rien?..  Je  vous 
promets  do  rester  jusqu'à  la  nuit  noire.  Me  croircz-vous  alors,  si 
je  vous  répète  qu'il  n'y  a  rien  que  nos  montagnes  et  la  puissance 
divine  qui  se  manifeste  partout?  Me  croircz-vous,  et  voudi-ez-vous 
essayer  de  dormir  ? 


660  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

La  folle  vit  un  moyen  de  se  débarrasser  de  sa  gardienne,  de  son 
geôlier,  de  l'une  des  forces  adverses  qui  l'entouraient. 

—  Allez,  dit-elle  en  la  repoussant,  allez  donc,  allez  vite...  Il  n'y 
a  rien  à  craindre  pour  ceux  qui  vous  ressemblent. 

Catherine  se  leva. 

—  Je  n'ai  pas  peur,  répliqua-t-elle  doucement.  Dieu  est  partout. 
Elle  aurait  peur  cependant,  si  elle  savait,.,  peur  de  Robert  que 

son  refus  a  mis  au  désespoir,  et  qu'elle  aime,  et  qu'elle  fuit.  Jus- 
tement elle  le  rencontre  durant  cette  promenade  fantastique  et, 
au  lieu  des  paroles  meurtrières  du  fantôme,  elle  entend  de  nouveau 
des  paroles  d'amour.  L'amour  dans  de  pareilles  conditions,  avec 
l'accompagnement  solennel  d'une  nuit  de  tempête,  doit  parler  un 
langage  auguste,  digne  des  oreilles  d'une  sainte.  Catherine  sent 
toutes  ses  résolutions  faiblir  ;  Robert  réussit  à  lui  persuader  qu'il 
la  laissera  aux  devoirs  d'autrefois,  qu'il  sera  un  fils  pour  sa  mère, 
un  frère  pour  ses  sœurs,  que  sa  vie  à  lui  deviendra  meilleure,  si 
elle  consent  à  en  être  l'inspiratrice. 

Vingt  minutes  après,  les  deux  fiancés  retournent  chez  Mary 
Backhouse.  Ils  la  trouvent  haletante  sur  ses  oreillers;  le  bouleverse- 
ment des  couvertures  et  le  désordre  de  ses  cheveux  montrent 
qu'elle  a  lutté  pour  se  lever,  pour  fuir...  Maintenant,  elle  en  est  à 
l'épuisement  complet.  Catherine  s'agenouille  au  chevet  du  lit.  Tout 
son  cœur  va  vers  cette  épave  humaine  avec  une  inexprimable  pitié. 
Pour  celle-là  il  n'y  aura  plus  de  lendemain,  plus  d'aurore;  tout 
est  fini,  la  vie  est  vécue...  manquée  à  tout  jamais.  L'heureuse  fian- 
cée de  Robert  se  sent  comme  blessée  par  sa  propre  joie. 

—  Mary,  dit -elle  en  appuyant  son  visage  contre  l'oreiller,  tout 
près  de  cet  autre  visage  déjà  glacé.  Mary,  j'y  suis  allée...  Il  n'y 
avait  rien  de  mauvais...  Gomment  vous  faire  comprendre?..  Je  vou- 
drais tant  vous  amener  à  sentir  que  Dieu  et  l'amour  seuls  sont 
réels!  Pensez-y.  Dieu  ne  veut  pas  que  vos  terreurs  durent...  il  vous 
aime,  il  vous  consolera,  il  va  vous  délivrer  de  toute  souflrance 
et  il  vous  envoie  par  ma  bouche  ce  témoignage... 

Et  elle  reprend,  tandis  que  le  regard  profond  et  scrutateur  de 
la  moribonde  reste  fixé  sur  elle  : 

—  Vous  m'avez  envoyée,  Mary,  chercher  quelque  chose  dont  la 
pensée  vous  effrayait  ;  vous  avez  pu  croire  que  Dieu  laisserait  une 
âme  perdue  vous  tourmenter  et  vous  ravir  à  lui...  vous,  son  enfant 
qu'il  a  créée  et  qu'il  aime.  Écoutez...  tandis  que  vous  me  chargiez 
d'aller  affronter  le  Mal,  vous  étiez  sans  le  savoir  mon  ange  gar- 
dien, une  messagère  de  Dieu,  m'envoyant  à  la  rencontre  du  bon- 
heur de  ma  vie  entière.  Dieu  a  mis  dans  votre  main  la  grande  joie 
qu'il  me  donne.  Soyez  bénie.  Oh!  Mary,  la  vie  dici-bas  est  si 


LE    ROMAN    DE    LA    NOUVELLE    REFORME.  661 

courte...  Rien  ne  compte,  ni  nos  péchés,  ni  nos  chagrins,  mais  Dieu 
seul  et  notre  amour  pour  hii. 

Elle  se  releva  et  contempla  longuement  avec  une  pitié  passion- 
née la  forme  étendue  qui  s'effaçait  dans  l'ombre.  Oh  !  réponse  bé- 
nie du  cœur  au  cœur  !  Il  y  avait  des  larmes  sous  les  lourdes  pau- 
pières, toute  la  physionomie  s'était  adoucie  et  lentement  la  faible 
main  cherchait  la  sienne. 

—  Embrassez-moi,  murmura  la  mourante. 

L'heure  des  spectres  était  passée.  Au  dehors,  la  lune  étendait  son 
empire  dans  les  cieux  éclaircis... 

C'est  ainsi  que  se  sont  conclues  les  fiançailles  de  Catherine,  dans 
de  solennelles  circonstances,  en  face  de  la  mort  et  sous  les  auspices 
de  la  charité  sans  qu'elle  soit  descendue  de  son  rêve  mystique. 

Il  n'y  a  dans  son  consentement  au  mariage  aucune  déchéance; 
ce  caractère,  un  peu  étroit  peut-être,  mais  d'une  singulière  élé- 
vation, reste  intact,  et  nous  nous  figurons  sans  peine  quelle  divine 
influence  il  pourra  dans  l'avenir  exercer  sur  les  âmes.  La  paroisse 
du  Surrey,  qui  possède  un  pasteur  du  mérite  de  Robert  Elsmere  et 
une  vivante  patronne  digne  de  sa  grande  homonyme  d'Alexandrie, 
peut  se  flatter  d'être  privilégiée.  N'est-ce  pas  d'ailleurs  le  paradis 
que  ce  joli  presbytère  de  Murewell  situé  dans  le  comté  de  l'Angle- 
terre qui  ressemble  le  plus  à  un  parc  immense  et  varié  à  l'infini, 
avec  ses  bois,  ses  fleurs,  ses  lacs  en  miniature,  la  douceur  de  son 
climat,  la  grâce  accueillante  de  ses  paysages?  Et  cependant,  nous 
ne  sommes  pas  tranquilles.  M'''  Ward  nous  a  trop  souvent  fait  pres- 
sentir le  péril  en  insistant  sur  les  raisons  purement  émotionnelles 
de  la  vocation  religieuse  d'Elsmere  et  en  rappelant  ensuite  ces  pa- 
roles de  Grey  :  «  Les  événemens  décisifs  se  produisent  dans  l'intel- 
ligence... »  Robert  n'a  franchi  encore  que  les  premières  étapes  de 
la  poésie  et  du  sentiment  ;  il  lui  reste  à  penser,  à  réfléchir,  à  rece- 
voir les  leçons  de  l'expérience;  le  grain,  jeté  par  un  maître  qu'il 
n'avait  jusqu'ici  compris  qu'imparfaitement,  est  dans  son  cœur,  prêt 
à  germer,  et  il  a  un  dangereux  voisin  en  la  personne  du  squire, 
Roger  Wendover. 

Avant  d'aborder  la  seconde  partie  du  roman,  admirons,  presque 
sans  réserve,  tout  ce  commencement  qui  mérite  vraiment  qu'on  le 
rapproche  des  Scènes  de  la  vie  cléricale  et  à! Adam  Bede.  Aussi 
bien  Catherine  est-elle  quelque  peu  parente  de  Dinali  Morris,  dont 
même  à  un  certain  moment  le  souvenir  lui  fait  du  tort,  car  Dinah, 
l'inspirée,  n'est  jamais  ennuyeuse,  tandis  que  nous  sommes  bien 
forcés  de  reconnaître  cpie  la  femme  irréprochable  de  Robert 
Elsmere  le  devient  un  peu  à  la  longue.  On  est  tenté  de  comprendre 
les  boutades  de  la  jeune  Rose   contre  l'excès  des   principes  ;  on 


662  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

pardonne  presque  à  cette  ingrate  l'exaltation  de  sa  joie  quand  elle 
apprend  les  fiançailles  de  sa  sœur  et  sa  propre  délivrance  : 

—  Elle  nous  abandonne!..  Enfin,  nous  sommes  libres! 

Rose  usera  de  cette  liberté  enivrante  pour  aller  à  Londres,  à 
berlJn,  se  perfectionner  dans  son  art,  et  briser  tous  les  cœurs  par 
la  même  occasion. 

M"*  Ward  a  imité  George  Eliot  jusque  dans  son  principal  défimt, 
qui  est  de  faire  marcher  deux  actions  côte  à  côte,  d'entremêler 
plusieurs  romans  distincts,  contrairement  aux  lois  ordinaires 
de  la  composition.  Du  reste,  on  ne  s'en  plaint  qu'à  demi;  les 
amours  du  sceptique  Langham  et  de  la  jolie  musicienne  nous 
distraient  agréablement  de  la  thèse  de  plus  en  plus  envahis- 
sante à  mesure  que  nous  avançons.  Cette  thèse  commence  à 
percer  avec  l'apparition  du  squire,  le  grand  propriétaire  du  pays, 
le  maître  de  Murewell  Hall,  une  merveille  architecturale  du  temps 
des  Tudors.  11  vient  jouer  dans  la  seconde  partie  de  Robert 
Ehmere  un  rôle  de  démon  tentateur  en  offrant  au  jeune  prêtre, 
non  pas  la  pomme  légendaire,  mais  la  clef  non  moins  dangereuse 
de  sa  bibliothèque.  L'immense  bibliothèque  de  Murewell  Hall  est 
célèbre  dans  toute  l'Angleterre,  et  son  excentricjue  possesseur,  un 
savant  doublé  d'un  ermite,  mais  d'un  ermite  singulièrement  laïque, 
n'est  que  trop  connu  lui-même  par  deux  livres  qui  ont  porté  un 
choc  révolutionnaire  au  cœur  même  de  la  société  anglaise.  Les 
premiers  rap[)orts  du  nouveau  recteur  avec  ce  Roger  Wendover  se- 
ront donc  assez  difficiles.  La  terre,  dans  toute  son  étendue,  aj)par- 
tient  au  squire;  ce  n'est  que  par  suite  d'un  accident  d'héritage 
remontant  à  plusieurs  générations  qu'il  n'est  pas  en  même  temps 
le  patron  du  bénéfice  ecclésiastique  accordé  à  Robert.  Or  celui-ci, 
qui  a  embrassé  ses  nouveaux  devoirs  avec  l'ardeur  d'un  apôtre  mo- 
derne, armé,  non  seulement  de  charité,  mais  de  science,  est  indi- 
gné de  l'état  misérable  dans  lequel  un  homme  aussi  riche  et  chargé 
de  responsabilités  aussi  graves  laisse  vivre  ses  nombreux  te- 
nanciers. Cloîtré  dans  la  science,  absent  le  plus  souvent,  d'ail- 
leurs, Roger  Wendover  cunlic  à  un  intendant  rapace  l'adminis- 
tration de  ses  biens;  peu  lui  importe,  pourvu  que  les  fermages 
soient  régulièrement  payés,  que  ses  paysans  vivent  dans  des  gîtes 
malsains  où  l'humidité  fait  mourir  les  enfans  de  la  diphtérie,  où 
les  vieillards  sont  perclus  de  rhumatismes.  Il  y  a  un  hameau  en 
particulier  qui,  bâti  sur  des  marais  qu'il  serait  urgent  de  drainer, 
est  devenu  un  lieu  pestilentiel.  Robert  s'adresse  en  vain  au  gérant, 
qui  lui  lèpond  que  les  propriétaires  d'aujoin-d'hui  n'ont  pas  le 
moyen  d'être  des  philanthropes,  et,  quand  il  va  jusqu'au  s(iuire  lui- 
même,  l'accueil  dédaigneux  qu'il  reçoit  semble  mettre  fin  une  lois 


LE    ROMAN    DE    LA    NOUVŒLLE    REFORME.  663 

pour  toutes  à  des  relations  qui,  avec  cet  athée  au  cœur  dur,  ne 
sauraient  être  que  pénibles. 

Mais  bientôt  une  terrible  épidémie  éclate,  favorisée  par  des  pluies 
qui  ont  noyé  absolument  Mile-End,  —  c'est  le  nom  du  hameau.  Les 
Elsmere,  mari  et  femme,  soignent  les  malades  avec  un  dévoûment 
infatigable,  Catherine  allant  jusqu'à  se  séparer  pour  cela  de  son 
enfant  à  peine  sevré.  Le  bruit  de  cette  généreuse  conduite  arrive 
enfin  aux  oreilles  du  squire,  dans  sa  sublime  solitude  de  Murewell  ; 
il  condescend  pour  la  première  fois  à  voir  les  choses  par  lui-même 
et,  sans  que  son  cœur  s'ouvre  à  la  pitié  (l'intelhgence  chez  lui  a 
pris  toute  la  place  et  ne  permet  pas  ces  faiblesses),  il  se  rend 
compte  qu'une  injustice  a  été  commise,  chasse  l'agent  qui  l'a 
trompé,  fait  rebâtir  entièrement  xVlile-End  sur  un  point  plus  salubre, 
et  accorde  à  Elsmere  de  larges  subventions  pour  les  œuvres  qu'il 
juge  utiles  à  la  paroisse.  L'intérêt  même  de  son  troupeau  or- 
donne désormais  au  recteur  de  ménager  cet  homme;  en  outre,  le 
squire,  qui  est  un  juge  très  fin  des  caractères  et  qui  a  pris  du 
goût  pour  lui,  met  à  sa  disposition  les  trésors  de  la  fameuse  bi- 
bhothèque.  Comment  Robert  résisterait-il,  lui  qui  a  justement 
besoin  d'aller  aux  sources  pour  un  grand  ouvrage  historique?  Cet 
ouvrage,  il  l'a  entrepris  sous  l'impulsion  des  forces  qui  le  dirigent 
en  toutes  ch'constances,  forces  d'imagination  et  de  sympathie  ;  ce 
qui  l'a  d'abord  enchaîné  à  cette  étude,  ce  n'est  pas  l'amour  patient 
d'ingénieuse  accumulation  qui  révèle  un  tempérament  scienti- 
fique, mais  plutôt  le  sentiment  passionné  des  problèmes  humains 
gisant  sous  les  secs  et  poudreux  détails  de  l'histoire,  le  désir  de 
sauver  un  peu  plus  de  vie  humaine  des  eaux  profondes  du  passé. 
Le  voilà,  grâce  au  squh-e,  en  contact  avec  ce  qu'ont  produit  dans 
tous  les  pays  et  dans  tous  les  temps  la  philosophie,  la  théologie, 
la  philologie  ;  il  va  creuser  ce  sol  si  riche  ;  qu'en  rapportera-t-il  ? 

En  premier  lieu  il  découvre  que  le  principal  intérêt  de  l'histoire 
réside  dans  le  témoignage  ;  quelle  est  la  nature  et  la  valeur  du 
témoignage  à  un  temps  donné?  En  d'autres  termes,  l'homme  du 
nf  siècle  comprenait-il,  rapportait-il,  interprétait-il  les  faits  de  la 
même  façon  qu'un  homme  du  xvi°  ou  du  xl\*=?  Sinon,  quelles  sont 
les  différences  et  quelles  déductions  en  tirer?  Justement  le  squire 
est  absorbé  de  son  côté  dans  une  œuvre  de  géant  qui  a  été  celle 
de  sa  vie  tout  entière  ;  il  a  entrepris  par  un  examen  approfondi  des 
documens  humains,  en  s'appuyant  sur  la  science  moderne,  de 
découvrir  les  conditions  physiques  et  mentales  qui  gouvernent 
la  correspondance  plus  ou  moins  grande  entre  le  témoignage 
et  les  faits  qu'il  enregistre.  Tout  en  limitant  beaucoup  la  tâche 
qu'il  avait  d'abord  conçue,  le  squire  a  dû,  pour  la  mener  à  bien, 
apprendre  plusieurs   langues   orientales,  y   compris  le   sanscrit, 


664  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

outre  l'hébreu;  puis,  pendant  trente  années, il  a  étudié  la  masse 
des  annales  existantes,  comparant  et  choisissant.  Déjà,  il  en  a 
fini  avec  l'antiquité  classique  :  l'Inde,  la  Perse,  l'Egypte  et  la 
Judée;  il  achève  maintenant  une  histoire  du  témoignage  depuis 
lère  clu-é  tienne  jusqu'au  xvi"  siècle.  Elsmere  a  l'imprudence  d'ame- 
ner cette  encyclopédie  vivante  sur  un  terrain  que  d'un  commun 
accord  ils  avaient  évité  jusque-là,  le  squire,  en  homme  bien  élevé, 
ménageant  son  caractère  de  prêtre,  et  insensiblement  le  doute  s'en- 
suit pour  lui,  bien  que  dans  la  discussion  contre  Wendover  il  ap- 
porte une  force  qui  souvent  surprend  et  intéresse  ce  dernier. 

Quel  terrible  adversaire  que  ce  vieux  squire  !  Usé  par  la  maladie 
et  par  l'excès  du  travail,  il  n'est  plus  qu'un  cerveau,  pour  ainsi 
dire  ;  mais  ce  cerveau  loge  des  connaissances  universelles.  Roger 
Wendover  a  commencé  par  le  Tractarianisme  à  Oxford,  du  temps 
de  Newman,  puis  il  a  passé  d'une  extrémité  à  l'autre,  il  est  entré 
dans  la  plus  violente  réaction  et,  délivré  de  ce  qui  lui  semblait  un 
esclavage,  il  a  émigré  à  Berlin  en  quête  du  savoir  qu'il  ne  pouvait 
acquérir  dans  son  pays,  où  il  est  revenu,  après  s'être  pénétré  du 
ferment  spéculatif  de  l'Allemagne  et  du  scepticisme  français,  pour 
porter  des  coups  terribles  à  l'orthodoxie  anglaise.  Tandis  que  l'au- 
dace de  sa  méthode  scandalisait  le  public  religieux,  le  prestige  de 
son  style  caustique  lui  assurait  des  lecteurs  dans  tous  les  camps  ; 
la  tempête  de  controver.<^.e  soulevée  contre  lui  ne  faisait  qu'exciter 
la  curiosité  générale,  et  il  était  reconnu  depuis  longtemps  que  la 
publication  de  son  premier  livre  avait  marqué  une  époque.  On  de- 
vine sans  peine  combien  la  pensée  des  rapports  presque  quotidiens 
de  son  mari  avec  un  esprit  de  cette  trempe  afflige  une  croyante 
telle  que  Catherine;  elle  n'en  montre  rien  cependant,  comprenant 
qu'Elsmere  ait  besoin  de  quelque  compagnie  intellectuelle,  et  per- 
suadée d'ailleurs  qu'il  est  solidement  armé  contre  toute  influence 
mauvaise.  Elle  ne  donne  que  bien  tardivement  son  sens  véritable 
à  la  tristesse  qui  augmente  chez  le  recteur;  elle  ne  voit  pas 
s'écrouler  une  à  une  les  barrières  de  sable  qu'avec  une  puérilité 
enfantine  il  oppose  à  l'action  de  la  mer  qui  monte  de  plus  en  plus, 
engloutissant  toutes  ses  anciennes  convictions.  Ce  n'est  pas 
la  moindre  des  souffrances  de  Robert  que  d'avoir  à  cacher  à  sa 
femme  la  révolution  qui  s'accomplit  en  lui  :  d'abord,  aux  momens 
difficiles,  il  a  plié  les  genoux  devant  le  divin  maître  de  Catherine 
en  disant  avec  humilité  :  «  Fixe  ici  ta  demeure,  ù  mon  âme!  »  iMais 
bientôt  il  n'en  est  plus  là;  les  pensées  d'autrefois  s'évanouissent 
en  lui,  remplacées  j)ar  l'image  d'un  Christ  purement  humain,  ])ar 
l'idée  d'un  christianisme  explicable  et  cependant  toujours  merveil- 
leux. 

Son  cœur  se  brise  en  songeant  que  Catherine  ne  voudra,  ne 


LE  ROMAN  DE  LA  NOUVELLE  REFORME.  t)t)D 

))OuiTa  pas  comprendre  la  beauté  de  ce  nouveau  spectacle  qui 
s'impose  à  sa  raison  :  —  Qu'elle  ne  sache  pas  encore  !  se  dit-il 
avec  effroi.  —  Mais  tôt  ou  tard  elle  saura  ;  et  après  plusieurs  mois 
de  lutte  cruelle  se  produit  une  confession  qui  est  peut-être  la  scène 
la  plus  belle  et  la  plus  forte  du  livre  tout  entier.  Robert  revient 
d'Oxford,  où  il  a  vu  Grey,  le  premier  qui  ait  laissé  tomber  dans  son 
oreille  des  paroles  alors  inintelligibles,  mais  qui  lui  sont  revenues 
depuis  sur  «  les  origines  de  la  mythologie  du  christianisme,  »  il 
a  tout  dit  à  son  ancien  maître,  les  commencemens  de  son  travail 
historique,  l'élargissement  graduel  des  horizons  de  son  esprit,  l'as- 
cendant exercé  sur  lui  par  le  génie  et  la  science  du  squire  ;  il  aime 
encore,  et  autant  que  jamais,  ce  qu'il  a  aimé,  mais  il  a  de  nouvelles 
vues  et  il  se  trouve  de  nouveaux  devoirs  ;  rien  au  monde  ne  le 
déciderait  à  prêcher  un  sermon  de  Pâques  aux  fidèles  qui  ont  le 
droit  de  lui  demander  une  foi  absolue  au  miracle  matériel.  Il  sait 
que  plus  d'un  prêtre,  arrivé  au  même  point  que  lui,  est  resté  dans 
l'Église  d'Angleterre  ;  mais  de  pareils  compromis  lui  feraient  hor- 
reur. Et  naturellement  Grey  l'approuve,  l'encourage.  Il  revient 
épouvanté  de  ce  qui  lui  reste  à  faire  dans  la  petite  maison,  si  heu- 
reuse jusque-là,  où  sa  jeune  femme  l'attend,  penchée  sur  un  livre. 
—  «  A  la  clarté  de  la  lampe,  elle  fut  frappée  de  la  pâleur  giise  de 
son  visage.  Ce  qu'elle  lui  dit  en  ce  moment,  il  ne  le  sut  jamais  ; 
mais  jamais  non  plus  il  n'oublia  son  regard.  Il  mit  un  bras  autour 
d'elle  et  tandis  qu'il  la  tenait  pressée  contre  lui,  elle  sentait  le 
trouble  qu'il  ne  pouvait  contenir  la  pénétrer  : 

—  Robert  !  cher  Robert  !  s'écria-t-elle  en  s'attachant  à  lui.  Quelque 
mauvaise  nouvelle?..  Tu  me  caches  quelque  chose...  Qu'est-ce? 

On  aurait  cru  entendre  la  plainte  d'un  enfant.  Les  sourcils  du 
recteur  se  contractèrent  plus  douloureusement  encore  : 

—  Ma  chérie  !  ma  chérie  !  ma  bien-aimée  femme  !  —  Et  il  baisait 
ses  cheveux,  avec  un  mélange  déchirant  de  pitié,  de  remords  et 
d'amour. 

—  Dis-moi  tout,  Robert! 

Il  la  guida  doucement  à  travers  la  chambre,  loin  des  lumières, 
jusqu'à  un  siège  bas  où  il  l'assit,  puis,  tombant  à  genoux  devant 
elle,  ses  mains   dans  les  siennes  : 

—  Ma  femme,  ma  chère  femme,  tu  m'as  aimé,  n'est-ce  pas,  — 
tu  m'aimes?.. 

Elle  ne  put  répondre  que  par  une  pression  suppliante  de  ses 
doigts  glacés. 

Alors  il  continua,  toujours  à  genoux  : 

—  Catherine,  tu  te  rappelles  un  soir  où  tu  es  venue  dans  mon 
cabinet,  un  soir  où  je  t'ai  dit  que  j'étais  dans  la  peine.  As-tu  deviné 
ce  que  cette  peine  pouvait  être  ? 


1 


666  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


—  Oui,  répondit-elle  en  tremblant,  j'ai  pensé  que  tu  étais  tour- 
menté... par  des  questions  de  foi. 

—  Et  je  sais,  ajouta-t-il  avec  émotion,  je  sais  que  tu  es  allée  dans 
ta  chambre  prier  pour  moi,  mon  ange.  iMais  ensuite  ce  trouble  a 
augmenté,  la  nuit  s'est  faite  de  plus  en  plus  noire,  tu  étais  à  mes 
côtés  et  tu  ne  pouvais  pourtant  me  secourir;  je  n'osais  te  rien 
avouer,  je  devais  combattre  seul,  si  terriblement  seul  parfois!..  Kt 
maintenant  je  suis  vaincu,  vaincu!  Et  je  viens  te  demander  de  m'ai- 
der...  Oui,  aide-moi,  Catherine,  à  être  un  honnête  homme,  à  écou- 
ter ma  conscience,  à  dire  la  vérité. 

—  Robert  !  murmura-t-elle  mortellement  pâle,  je  ne  comprends 
pas... 

—  Oh!  ma  pau\Te  chérie!  s'écria-t-il.  Puis, la  tenant  toujours,  il 
ajouta,  les  yeux  fixés  sur  ce  visage  austère  et  délicat  : 

—  Depuis  six  ou  sept  mois,  Catherine,.,  beaucoup  plus  long- 
temps même,.,  mais  je  ne  savais  pas,.,  j'ai  lutté  contre  le  doute,., 
oui,  je  doutais  de  ce  que  l'Église  enseigne,  de  ce  que  j'aurais  à  prê- 
cher chaque  dimanche.  D'abord  ces  doutes  se  sont  gUssés  en  moi  à 
mon  insu,  puis  leur  poids  est  devenu  plus  lom-d.  D'autres,  dans  ma 
position,  les  auraient  foulés  aux  pieds,  comme  des  tentations  cri- 
minelles en  s'imposant  le  devoir  d'y  songer  le  moins  possible,  en 
se  fiant  pour  les  dissiper  au  temps  et  à  Dieu...  Je  ne  pouvais  agir 
ainsi.  La  pensée  de  discuter  les  croyances  sacrées  que  toi  et  moi 
nous  avions  en  commun  m'était  odieuse,  mais,  d'autre  part,  je  me 
connaissais,  je  savais  que  je  ne  pouvais  pas  plus  continuer  à  vivre 
avec  toute  une  région  de  mon  esprit  volontairement  fermée  au  reste 
de  moi-même  qu'avec  un  secret  pour  toi,  Catherine.  Ma  foi  ne  pou- 
vait être  retenue  par  aucune  tyrannie,  par  aucune  crainte;  une  foi 
cfui  n'est  plus  libre,  qui  n'est  pas  la  foi  de  tout  notre  être,  corps, 
âme,  intelligence,  me  semble  indigne  de  Dieu  et  de  l'homme. 

Catherine  le  regarda,  saisie  de  stupeur,  le  monde  semblait  tour- 
ner autour  d'elle  ;  plus  cffrayans  que  les  paroles  étaient  l'accent, 
le  ton,  le  geste,  —  oui,  l'accent  de  l'irréparable.  Enfin,  la  force  de 
résister  et  de  condamner  se  réveille  peu  à  peu  chez  la  jeune  femme, 
elle  va  droit  à  la  source  du  mal  : 

—  Un  prêtre  devrait-il  discuter  des  questions  religieuses  avec  un 
ennemi  de  la  rehgion? 

—  Où  s'arrêtent,  où  commencent  les  questions  religieuses?  de- 
mande Robert. 

Averti  par  un  instinct  subtil  qu'il  lui  faut  faire  appel  à  autre 
chose  qu'à  son  amour,  il  so  lève  et  commence,  en  s'adressant  h  cette 
figure  perdue  dans  l'ombre,  la  confession  complète  de  sa  vie  inté- 
rieure durant  les  derniers  mois.  Tout  en  parlant,  il  éprouve  une 
nouvelle  sorte  de  désespoir.  A  quoi  bon  tout  ce  qu'il  dit?  Peut-elle 


LE    ROMAN    DE    LA    NOUVELLE    REFORME.  667 

comprendre  ce  langage?  Que  lui  importent  toutes  ces  considérations 
critiques  et  littéraires? La  rigidité  du  silence  de  Catherine  lui  prouve 
que  sa  sympathie  n'est  pas  avec  lui,  que  tout  ce  qu'il  peut  allé- 
guer pour  sa  défense  est  rabattu  au  rang  de  puérilité. 

Un  instant  d'explication  tumultueuse  ne  peut  faire  entrer  en  elle 
ce  qui  a  été  pour  lui  le  résultat  de  tant  d'études  et  de  réflexions 
complexes  desquelles  dépend  la  force  de  tous  ses  argumens.  Oh! 
l'épouvantable  séparation  que  creuse  l'expérience  !  Il  le  sent  et 
cependant  il  continue,  lui  décrivant  avec  angoisse,  dans  un  lan- 
gage de  feu,  son  naufrage  spirituel.  L'objet  de  ce  plaidoyer,  c'est 
moins  sa  propre  cause  que  celle  de  leur  amour.  Quand  il  en  vient 
aux  conseils  qu'il  est  allé  chercher  auprès  de  Grey,  Catherine  se 
redresse  brusquement,  un  cri  aux  lèvres  : 

—  Je  devais  savoir  la  première...  Il  n'avait  pas  le  droit!.. 
Elle  a  joint  les  mains  autour  de  ses  genoux,  les  lèvres  serrées, 

les  yeux  hagards.  Tandis  qu'elle  se  penche  en  avant,  un  rayon  de 
lune  effleure  ses  traits  et  révèle  leur  altération  profonde.  Il  lui 
tend  les  mains  avec  un  sourd  gémissement,  ne  trouvant  point 
de  paroles  pour  répondre  à  cet  éclat  de  jalousie  involontaire,  crai- 
gnant de  torturer  davantage  ce  cœur  blessé.  Mais  elle  ne  voit  pas 
son  mouvement,  elle  s'est  couvert  le  visage  en  silence  comme  pour 
essayer  de  se  retrouver  dans  ce  désastre. 

—  Je  ne  puis  suivre  tout  ce  que  vous  venez  de  dire,  reprit-elle 
presque  durement.  J'ai  si  peu  lu,.,  je  ne  puis  donner  aux  livres 
la  place  que  vous  leur  accordez.  Vous  dites  que  vous  avez  acquis 
la  certitude  que  les  Évangiles  sont  remplis  d'erreurs,  qu'ils  reflè- 
tent la  crédulité  des  gens  de  ce  temps-là  et  que,  par  conséquent, 
vous  ne  pouvez  les  prendre  comme  vous  les  preniez  autrefois; 
mais  qu'est-ce  que  tout  cela  signifie?  Oh!  je  ne  suis  pas  sa- 
vante,., je  ne  vois  pas  clairement  mon  chemin  d'une  chose  à 
une  autre  comme  vous  le  faites.  Mais  en  admettant  qu'il  y  ait  des 
erreurs,  qu'importe,  après  tout?  Pensez-vous  que  rien  ne  soit  vrai 
parce  que  quelques  détails  peuvent  être  faux?  Jésus  en  a-t-il  moins 
vécu,  en  est-il  moins  mort  pour  ressusciter  ensuite  ?  Pouvez-vous  dou- 
ter qu'il  soit  Dieu,  que  nous  devions  le  voir  un  jour  ? 

—  Je  ne  crois  plus  à  l'incarnation  ni  à  la  résurrection,  répon- 
dit-il lentement,  mais  avec  fermeté.  Le  Christ  est  ressuscité  en 
nous,  dans  la  vie  de  charité,  qui  est  la  vie  chrétienne.  Le  miracle 
est  le  produit  naturel  de  la  sensibilité  et  de  l'imagination  humaines  ; 
Dieu  était  en  Jésus  au  plus  haut  degré,  comme  il  l'est  dans  toutes 
les  grandes  âmes,  mais  pas  autrement,.,  pas  autrement  de  fait  qu'il 
n'est  en  vous  et  en  moi. 

Elle  devenait  de  plus  en  plus  pcàle  : 

—  Ainsi,  selon  vous,  mon  père,  quand  j'ai  vu  cette  lumière  sur 


668  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Il 


son  visage  avant  qu'il  ne  mourût,  quand  je  l'ai  entendu  crier  : 
«  Maître,  je  viens...  »  mon  père  s'en  allait  trompé,  dans  l'illusion... 
Peut-être  même,  —  et  elle  se  mit  à  trembler,  —  peut-être  croyez- 
vous  que  notre  vie,  que  notre  amour  finisse  ici-bas? 

C'était  une  torture  pour  lui  que  cet  interrogatoire.  Sa  mémoire 
lui  représenta  soudain  la  scène  immortelle  entre  Faust  et  Margue- 
rite ;  ils  l'avaient  lue  ensemble  l'hiver  précédent.  S'emparant  mal- 
gré elle  de  ses  mains  étroitement  jointes,  il  les  appuya,  si  froides. 
sur  ses  yeux  et  sur  son  front  bridans,  dans  un  silence  désespéré. 

—  Le  croyez-vous,  Robert?  répéta-t-elle. 

—  Je  ne  sais  rien,  répondit-il,  les  yeux  toujours  cachés,  mais  je 
confie  à  Dieu  tout  ce  qui  m'est  le  plus  cher,  notre  amour  avec  notre 
âme,  qui  est  son  souille,  son  œuvre  accomplie  en  nous! 

La  pression  du  désespoir  de  Catherine  le  forçait  à  définir  des 
choses  qu'il  avait  laissées  volontairement  jusque-là  dans  l'obscu- 
rité. 

—  Et  la  fin,  Robert,  la  fin  de  tout  cela? 

Jamais  il  n'oublia  l'accent  de  cette  question  désolée,  l'indéfinis- 
sable changement  de  ton  qui  l'entraîna  à  répondre  avec  une  sorte 
de  rudesse  : 

—  La  fin,.,  si  je  veux  rester  un  honnête  homme,.,  la  fin,  c'est 
qu'il  faudra  que  je  renonce  à  ma  paroisse,  que  je  renonce  à  comp- 
ter parmi  les. ministres  de  l'Église  d'Angleterre.  Ce  que  sera  notre 
vie,  après  cela,  dépend  de  vous  absolument. 

Elle  reprit  son  souille  avec  efiort.  Le  cœur  de  Robert  s'élançait 
douloureusement  vers  elle,  mais  quelque  chose  dans  sa  manière 
d'être  repoussait  les  caresses,  arrêtait  les  paroles.  —  Tout  à  coup 
cependant  il  la  vit  s'agenouiller  devant  lui,  l'entourant  de  ses 
bras,  le  visage  appuyé  contre  sa  poitrine  : 

—  Robert,  mon  mari,  mon  bien-aimé,  cela  ne  peut  pas  être! 
Dieu  t'éprouve.  Dieu  nous  éprouve  tous  les  deux!  Tu  ne  peux 
pas  former  le  projet  de  l'abandonner,  de  renier  le  Christ,  tu  ne  le 
peux  pas.  Viens  avec  moi,  loin  de  tes  livres,  dans  quelque  lieu 
tranquille  où  sa  voix  réussira  à  se  faire  entendre.  Tu  t'es  sur- 
mené, lu  es  à  bout  de  force...  JNe  travaille  plus.  Un  peu  de  pa- 
tience, et  il  reviendra  se  donner  à  toi.  Que  nous  font  les  livres  et 
les  argumens?  Ne  l'avons-nous  pas  connu  et  senti  tel  qu'il  est,  dis, 
Robert?..  Viens! 

Elle  renversait  son  visage,  lui  souriant  avec  une  tendresse  ex- 
quise, les  larmes  ruisselaient  sur  ses  joues.  Et  les  yeux  de  Robert 
aussi  étaient  humides,  mais  il  tint  ferme.  Serrant  Catherine  contre 
lui,  il  lui  dit  d'une  voix  entrecoupée  : 

—  Si  tu  le  veux,  j'attendrai...  J'attendrai  juscju'à  ce  que  tu  me 
permettes  de  parler.  Mais  je  t'en  avertis  :  il  y  a  quelque  chose  de 


LE    ROMAN    DE    LA    NOUVELLE    REFORilE.  669 

mort  en  moi,  quelque  chose  de  brisé,  de  disparu.  Ce  quelque  chose 
ne  peut  plus  vivre,  sauf  dans  des  formes  que  tu  ne  saurais  accep- 
ter. Ce  n'est  pas  que  je  pense  différemment  sur  tel  ou  tel  point,  je 
pense  difTéremment  sur  la  vie,  sur  la  religion  tout  entière...  Ce  que 
Dieu  a  voulu  m'apparaît  dans  d'autres  proportions,  le  christianisme 
me  semble  quelque  chose  de  restreint  et  de  local.  Derrière  lui,  au- 
tour de  lui,  l'enveloppant,  je  vois  le  grand  drame  du  monde  qui 
se  poursuit,  mené  par  Dieu,  d'acte  en  acte.  Je  ne  dis  pas  que  le 
christianisme  soit  faux,  mais  il  n'est  qu'un  reflet  humain  et  impar- 
fait, une  portion  de  la  vérité.  La  vérité  n'a  jamais  été,  ne  serajamais 
contenue  dans  aucune  croyance  ni  dans  aucun  système. 

Elle  entendit,  mais  à  travers  son  épuisement,  à  travers  l'extinc- 
tion de  sa  dernière  espérance;  elle  ne  comprit  qu'à  demi.  Seule- 
ment elle  se  rendit  compte  qu'elle  et  lui  étaient  également  aban- 
donnés, en  lutte  avec  quelque  force  inexorable,  inéluctable,  en 
dehors  d'eux,  qui  les  maîtrisait.  Robert  sentit  l'étreinte  de  ses  bras 
se  relâcher,  il  sentit  le  poids  de  son  corps  presque  inerte...  Rele- 
vant Catherine,  il  la  soutint,  il  là  porta  jusqu'à  sa  chambre  ;  elle 
était  près  de  s'évanouir.  Lorsqu'elle  fut  étendue  sur  le  lit,  sa  tête 
fléchit  de  côté  et  ses  lèvres  prirent  une  couleur  de  cendre.  Il  la 
secourut  de  son  mieux;  elle  n'était  pas  tout  à  fait  sans  connais- 
sance, car  elle  attira  autour  d'elle  en  frissonnant  le  chàle  dont  il 
l'avait  couverte...  Ses  yeux  se  rouvrirent  lentement,  mais  quand 
ils  eurent  rencontré  ceux  de  Robert,  les  paupières  appesanties  re- 
tombèrent aussitôt. 

—  Préfères-tu  être  seule?  lui  demanda  doucement  son  mari. 

Elle  fit  un  faible  signe  affirmatif,  et  la  main  glacée  qu'il  avait 
essayé  de  réchauffer  se  retira... 

Quand  dans  la  nuit  il  revient  s'assurer  qu'elle  ne  dort  pas,  elle  ré- 
pond silencieusement  à  l'appel  le  plus  tendre  par  un  regard  grave 
et  triste,  lointain  pour  ainsi  dire,  comme  celui  d'un  être  qui  vient  de 
traverser  un  océan  de  misère,  seul  avec  Dieu.  Ce  divorce  de  deux 
âmes,  étroitement  unies  jusque-là,  durera-t-il?  Si  l'auteur  avait 
voulu  être  parfaitement  logique  et  laisser  dans  son  intégrité  cette 
âme  de  diamant,  ce  caractère  si  ferme  et  si  entier  de  puritaine,  il 
faudrait  répondre  oui  ;  mais  M'^  Ward  force  à  transiger  la  sévère  or- 
thodoxie de  Catherine.  C'est  ce  que  nul  ne  peut  admettre.  Certes  on 
conçoit  que  l'horreur  du  premier  instant  fasse  place  à  une  résignation 
dans  laquelle  il  entre  encore  beaucoup  d'amour,  non  plus  l'amour  en- 
thousiaste d'autrefois,  mais  cette  affection  indulgente  qui  survit 
à  tout  ;  on  conçoit  même  que  peu  à  peu  la  droiture  des  intentions 
de  Robert  l'empêche  de  juger  le  déserteur  et  finisse  par  atténuer 
entre  eux  bien  des  dilVércnces.  Mais  de  là  à  se  partager  entre  le 
christianisme  révélé  que  prêchait  son  père,  qu'elle  a  enseigne  elle- 


070  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  et  la  religion  nouvelle  que  va  fonder  son  mari,  la  distance 
est  infranchissable.  Ce  sont  les  concessions  attribuées  à  Catherine 
qui  font  la  faiblesse  d'un  dénoûment  si  inférieur  de  toutes  façons 
aux  premières  parties  du  livre.  Nous  n'en  sommes  pas  là,  du  reste; 
il  y  a  encore  à  lire  quelques  pages  superbes  où  la  fille  de  Richard 
Leyburn  se  montrera  digne  de  lui  et  d'elle-même,  quand  par 
exemple,  le  lendemain  de  la  confession  de  Robert,  après  avoir  fui 
son  mari  toute  la  matinée,  elle  revient  se  jeter  dans  ses  bras  : 

—  J'étais  partie,  parce  qu'à  mon  réveil  tout  m'avait  paru  trop 
horrible  pour  être  vrai...  Je  n'ai  pu  rester  là  tranquille  à  le  sup- 
porter... Où  ai-je  été  tout  le  temps?  Je  le  sais  à  peine...  Mais  j'ai 
pensé  à  ce  que  tu  m'avais  dit  hier  soir,  j'ai  rassemble  ces  choses, 
j'ai  tâché  de  comprendre...  Grand  Dieu!  j'ai  pensé  à  ce  que 
ce  serait  d'avoir  à  te  cacher  mes  prières,  mon  espérance  du 
ciel.  J'ai  pensé  à  l'éducation  de  notre  fille;  comment  tout  ce  qui 
était  pour  moi  d'une  importance  vitale  serait  à  tes  yeux  autant 
de  superstitions  supportées  par  indulgence.  J'ai  pensé  à  la  mort, 
—  et  elle  frissonna,  —  et  comment  ce  changement  survenu  chez 
toi  creuserait  entre  nous  deux  un  abîme.  Et  puis  j'ai  pensé 
au  malheur  de  perdre  moi-même  la  foi.  Un  cauchemar  enfin... 
Je  me  voyais  sur  une  longue  route  avec  ma  petite  Mary  dans 
mes  bras,  cherchant  à  t'échapper.  Oh  !  Robert,  ce  n'était  pas 
seulement  pour  moi! ..  j'étais  torturée  par  la  pensée  que  je  ne  m'ap- 
partenais pas,  que  moi  et  mon  enfant  nous  étions  au  Christ.  Pou- 
vais-je  exposer  ce  qui  était  à  lui?  D'autres  sont  morts,  ont  tout 
donné...  N'y  a-t-il  plus  personne  d'assez  fort  pour  soufTrir  des  tour- 
mcns  en  son  nom,  pour  tuer  même  l'amour  en  soi  plutôt  que  do 
renier  Jésus,  plutôt  que  de  le  crucifier  de  nouveau? 

«  Elle  s'arrêta  palpitante.  Les  terribles  émotions  de  la  veille  la 
ressaisissaient,  se  communiquant  à  lui  : 

—  Et  puis,  acheva-t-elle  dans  un  sanglot,  je  ne  sais  comment 
cela  se  fit.  Au  moment  même  où  je  songeais  sans  miséricorde  à  ce 
que,  pour  le  moins,  je  devais  faire,  même  si...  si  nous  restions  en- 
semble, à  toutes  les  dures  conditions  que  je  devrais  t'imposor, 
te  jugeant  tout  le  temps  d'une  longue  distance  et  croyant  sentir 
que  j'avais  enseveU  l'ancien  moi,  sacrifié  mon  ancien  cœur  pour 
jamais^  au  moment  même  je  me  suis  mise  à  te  rappeler,  Ro- 
bert... La  pâleur  de  ton  visage,  si  las,  si  tiré,  quand  je  l'avais  vu 
la  dernière  fois,  m'était  revenue...  Oh!  comme  je  me  haïssais!  Avoir 
cru  que  la  volonté  de  Dieu  put  me  forcer  à  te  quitter,  à  te  torturer, 
mon  pauvre  cher  mari  !  Je  n'avais  pas  seulement  été  cruelle  envers 
toi,  j'avais  offensé  Dieu.  Et  je  n'entendais  plus  à  mon  oreille  que  la 
sainte  parole  :  —  Mes  petits  enfans,  aimez-vous  les  uns  les  autres... 
Oh  !  mon  bien-aimé, —  et  le  plus  solennel, le  plus  tendre  sourire  éclaira 


LE   ROMAN    DE   LA    NOUVELLE    P.ÉF0R5IE.  671 

ses  traits  marbrés  par  les  larmes,  —  je  ne  renoncerai  jamais  à 
l'espérance,  je  prierai  pour  toi  jour  et  nuit.  Dieu  te  ramènera,  tu  ne 
peux  te  perdre.  Non,  non,  sa  grâce  est  plus  forte  que  nos  volontés. 
Mais  je  ne  prêcherai  pas,  je  ne  persécuterai  pas,  je  vi"\Tai  seulement 
près  de  toi,  et  je  t'aimerai.  Oh!  comment  ai-je  pu  avoir  de  pareilles 
pensées! 

Elle  s'interrompit  encore  en  pleurant  comme  si  pour  ce  cœur 
tendre  et  déchiré  le  seul  crime  impardonnable  eût  été  son  propre 
tort,  un  tort  contre  l'amour.  Quant  à  Robert,  il  demeurait  muet.  Si 
jamais  il  avait  pu  perdre  la  vision  de  Dieu,  l'amour  de  sa  femme  la 
lui  eût  rendue  en  cet  instant. 

—  Je  ne  me  plaindrai  pas,  dit-elle,  pressée  par  la  pieuse  impa- 
tience de  réparer,  —  et  je  ne  te  demanderai  pas  d'attendre.  Je  m'en 
rapporte  à  ta  parole  que  cela  ne  remédierait  à  rien.  Mon  unique 
espoir  est  dans  le  temps  et  dans  la  prière.  Je  souffrirai,  cher,  je 
serai  faible  quelquefois,.,  pardon...  embrasse-moi,  Robert,  je  res- 
terai ta  femme  fidèle  jusqu'à  la  fm. 

Il  l'embrassa,  et  de  ce  triste  baiser,  plein  de  pitié,  naquit  leur 
nouvelle  vie. 

Voilà  bien  Catherine  tendre  et  forte  et  doucement  inflexible;  c'est 
bien  elle  encore  qui,  au  milieu  d'une  telle  crise,  vaque,  sans  rien 
oublier,  aux  préparatifs  d'une  fête  pour  l'inauguration  de  cet  Institut 
des  ouvriers  dont  Robert  a  doté  le  village;  c'est  elle  toujours  qui, 
avec  les  sentimens  d'une  Eve  innocente  chassée  du  Paradis,  quitte 
la  paroisse  où  elle  s'était  fait  bénir.  D'ailleurs,  la  malheureuse  ne 
soupçonne  pas  que  Robert  lui  demandera  encore  d'autres  sacrifices: 
il  compte  s'établir  à  Londres  pour  y  achever  son  livre  après  avoir 
rompu  avec  l'église,  voilà  tout  ce  qu'il  lui  a  dit. 

Un  détail  très  piquant,  très  humain,  très  bien  observé,  c'est  la 
mauvaise  humeur  que  cause  au  squire  cette  rupture  dont  il  devrait 
pourtant  s'attribuer  la  responsabilité. 

—  Pourquoi  briser  votre  vie  de  cette  façon  absurde?  dit-il  à 
Elsmere  qui  vient  prendre  congé  de  lui.  A  qui  feriez-vous  tort,  je 
vous  le  demande,  en  gardant  votre  bénéfice?  C'est  l'alTaire 
du  penseur  de  débarrasser  son  esprit  des  toiles  d'araignée  qui 
l'obstruent;  mais  l'afiaire  d'un  homme  pratique,  c'est  aussi  de 
vivre.  Si  j'avais  votre  tempérament  d'altruiste,  je  n'hésiterais  pas 
une  seconde.  Ces  expressions  liistoriques  d'une  tendance  éternelle 
chez  les  hommes  me  seraient  tout  à  fait  indifiérentes.  Vous  avez 
secoué  les  sanctions  de  l'orthodoxie,  traitez  maintenant  les  mots 
selon  leur  mérite.  Vous  aurez  toujours  assez  d'Évangile  en  vous 
pour  le  prêcher. 

—  Non,  répond  Robert,  mon  point  de  vue  n'est  nullement  le 
vôtre.  Les  mots,  si  vous  entendez  par  des  mots  les  formules  chré- 


()72  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tiennes  spécifiques,  ne  me  laissent  point  indillërent.  Je  n'ai  pas  dé- 
raciné les  produits  les  plus  sacrés  de  ma  vie  comme  un  enfant 
étourdi  dévaste  un  jardin.  Il  y  a  de  certaines  choses  qu'un  homme 
doit  faire  parce  qu'il  le  faut. 

En  somme,  toute  la  colère  du  squire  n'est  que  le  chagrin  très 
vif  de  perdie  un  tel  élève,  un  tel  compagnon,  l'unique  amitié 
qu'ait  depuis  longtemps  ressentie  cet  homme  étrange  qui  n'a  voulu 
vivre  qu'intellectuellement  et  chez  qui  les  facultés  aimantes  pren- 
dront une  tardive  revanche,  sans  qu'il  en  convienne  jamais.  Son 
])ère  s'est  suicidé,  il  appartient  à  une  race  de  maniaques,  sa  sœur 
est  presque  idiote;  chez  lui  cette  absence  d'équilibre  s'est  mani- 
festée par  le  génie,  phénomène  qui  n'est  pas  sans  exemple.  Mal- 
heureux au  milieu  d'une  énorme  optilence  et  de  toute  la  célébrité 
que  peut  espérer  un  savant,  il  n'attache  d'importance  à  sa  grande 
Ilutoire  du  Témoignage  que  parce  qu'elle  l'a  aidé  à  supporter  la 
vie  pendant  un  demi-siècle.  Il  en  léguera  le  manuscrit  à  Elsmere 
pour  qu'il  la  publie  ou  qu'il  la  brûle,  à  son  gré  ;  une  dernière  fois 
ces  deux  amis  qui  se  sont  fait  tant  de  mal  l'un  par  son  influence, 
l'autre  par  son  abandon,  se  retrouveront  à  Murewell  dans  des 
circonstances  tragiques,  —  longtemps  après,.,  le  jour  où  le  vieux 
squire,  victime  des  fatalités  héréditaires,  finit  comme  un  damné 
dans  le  plus  terrible  accès  de  démence  furieuse. 

Que  devient  Robert,  cependant?  Un  voyage  en  Suisse  et  en  Italie 
avec  sa  femme  lui  a  permis  d'ignorer  en  partie  le  bruit  soulevé  par 
sa  démission  officielle  ;  certaines  lettres,  certains  paragraphes  ren- 
contrés dans  les  journaux  sont  venus  quand  même  ajouter  à  la 
souli'rance  de  Catherine,  mais  elle  n'en  a  rien  moniré.  A  cette  époque 
de  sa  vie,  cette  fibre  puritaine,  indépendante,  si  forte  chez  elle  dès 
la  jeunesse  et  que  son  heureux  mariage  semblait  avoir  atténuée, 
reprend  une  nouvelle  vigueur  dans  l'isolement  spirituel  où  elle  se 
trouve.  Jamais  elle  n'a  cru  avec  autant  d'intensité  que  lorsque 
l'époux  qui  était  devenu  le  guide  de  sa  vie  religieuse  a  renié  les 
pratiques  anciennes.  Une  sorte  de  terreur  nerveuse  tout  instinc- 
tive la  rend  plus  rigide  que  jamais  par  opposition. 

Elle  se  rattache  passionnément  à  la  foi,  elle  veut  la  garder  in- 
tacte pour  son  enfant,  pour  son  mari,  qui  lui  sera  rendu  si  elle  sait 
être  patiente...  Mais  cette  égide  bénie,  lui  restera-t-clle ?  Les 
qualités  persuasives  de  Robert,  qu'elle  a  si  souvent  vu  agir  sur 
d'autres,  l'elTraient;  comment  résister  à  ce  nouveau  zèle  dont  il 
a  l'àme  remplie,  comment,  —  sauf  en  dressant  des  remparts  au- 
tour du  trésor  de  ses  croyances  chrétiennes?  De  sorte  qu'avec 
une  douce  persistance,  elle  retire  à  Robert  certaines  parties  de  son 
âme,  évitant  tels  sujets  et  tout  ce  qui  peut  y  conduire,  ignorant  les 
livres  qu'il  lit,  ne  le  questionnant  plus  sur  ses  travaux...  toujours 


LE   ROMAN    DE   LA    NOUVELLE    RÉFORME.  673 

seule.  Un  pareil  changement  dans  leur  vie,  naguère  si  parfaite- 
ment unie,  ne  peut  s'efiectuer  sans  que  l'impressionnable  Elsmere 
sente  perpétuellement  des  liens  se  rompre  entre  eux  et  sans  que 
les  griefs  et  les  blessures  se  multiplient  des  deux  côtés.  Durant 
une  nuit  d'été,  aux  Avants,  où  ils  ont  fait  halte,  Robert,  qui  n'y  peut 
plus  tenir,  aborde  le  sujet  périlleux  tant  de  fois  évité. 

—  Catherine,  ne  me  laisserez-vous  jamais  vous  dire  comment  les 
choses  d'autrefois  m'afiectent,  à  un  nouveau  point  de  vue?  Chaque 
fois  que  j'essaie,  vous  m'arrêtez,  il  semble  que  j'aie  tout  rejeté, 
mais  non... une  grande  partie  des  Évangiles,  qui  ne  me  paraît  plus 
vraie  dans  le  sens  historique,  est  encore  pour  moi  pleine  d'une  vé- 
rité idéale... 

Il  y  eut  un  silence.  Puis  Catherine  prononça  d'une  voix  contrainte: 

—  Si  les  Évangiles  ne  sont  pas  vrais  de  fait,  en  tant  que  réalité, 
je  ne  vois  pas  quelle  vérité  peut  être  en  eux  ni  qu'ils  puissent  avoir 
la  moindre  valeur. 

Robert  se  tut  un  moment  encore,  puis  il  la  prit  dans  ses  bras  : 

—  Chérie,  comptez-vous  toujours  me  tenir  à  distance,  refuser 
d'entendre  ce  que  j'ai  à  dire  pour  la  défense  de  cette  chose  qui  nous 
a  tant  coûté  à  tous  les  deux  ? 

—  Oh  !  Robert,  je  ne  peux  pas...  Vous  devez  voir  que  je  ne  peux 
pas...  Ce  n'est  point  dureté  de  ma  part,  mais  parce  que  je  suis 
faible.  Comment  vous  résisterais-je  ?  Si  vous  n'étiez  pas  vous-même, 
mon  mari... 

Et  Robert  comprit  qu'au  fond  de  sa  résistance  il  y  avait  une 
terreur  de  ce  que  l'amour  pourrait  faire  d'elle,  si  une  fois  elle  lui 
•ouvrait  la  moindre  issue.  Il  se  vit  cruel  et  brutal,  mais  le  sentiment 
pressant  de  tout  ce  qui  était  en  jeu  le  força  néanmoins  de  parler  : 

—  Je  ne  voudrais  pas  vous  tourmenter,  Dieu  le  sait,  mais  rap- 
pelez-vous, Catherine,  qu'il  m'est  impossible  d'éloigner  ces  pensées. 
J'ai  un  instant  espéré  que  je  pourrais  me  rabattre  sur  mon  travail 
historique  et  laisser  de  côté  les  questions  religieuses  envisagées 
au  point  de  vue  de  la  critique.  Non,  elles  me  remplissent  l'esprit 
de  plus  en  plus  ;  je  me  sens  de  plus  en  plus  poussé  à  chercher  et  à 
conclure.  Resterons-nous  donc  étrangers  l'un  à  l'autre  sur  tout  ce 
qui  concerne  le  meilleur  de  notre  vie?  Dites,  Catherine? 

Elle  se  détourna  et  reprit  tout  bas  : 

—  Ne  pourriez-vous  travailler  à  autre  chose  ? 

—  Non,  je  sens  brûler  en  moi,  comme  un  commandement  de 
Dieu,  la  volonté  d'éclaircir  ce  problème...  pour  moi-nièmc  et  pour 
tous,  ajouta-t-il  délibérément. 

Ces  derniers  mots  firent  pressentir  à  Catherine  un  avenir  de  con- 
troverses et  de  publicité.  Le  cœur  lui  manqua. 

TOME  xcvi.  —  1889.  43 


I. 


(57A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Vous  savez  ce  que  j'éprouve,  dit-elle,  je  n'ose  risquer  ce  qui 
n'est  pas  à  moi. 

—  Vous  ètes-vous  jamais  demandé,  Catherine,  quel  rôle  doit 
jouer  dans  notre  vie  la  faculté  du  raisonnement,  celte  faculté  qui 
nous  distingue  des  animaux  ?  Supposez-vous  que  Dieu  nous  l'ait 
donnée  pour  la  fouler  aux  pieds? 

Elle  ne  répondit  que  par  la  mélancolie  d'une  résolution  invin- 
cible. 

Et  cependant  ces  jours  de  vacances  sont  encore  d'heureux  jours, 
bien  que  les  promesses  de  leur  mariage  aient  foit  délaut  à  Robert 
et  à  Catherine  Elsmere,  bien  qu'ils  doivent  se  résigner  à  une  sorte 
de  pis-aller.  Après  tout  ils  sont  jeunes  et  constamment  ensemble, 
la.  saison  est  belle,  et  quoiqu'ils  se  blessent  souvent  réciproque- 
ment, ils  sont  toujours  passionnément  intéressés  l'un   par  l'autre. 
L'influence  charracresse,  les  suggestions  païennes  de  l'Italie  réus- 
sissent à  adoucir  même  le  protestantisme  de  Catherine,  et  Robert 
est  distrait   malgré    lui   des   grands  problèmes   qui  le  hantent. 
Mais  c'est  à  Londres  que  les  difficultés  de  leur  situation  commen- 
ceront à  se  dessiner  plus  nettement.  Jamais  par  la  suite  Catherimo 
ne  put  penser   sans  horreur  à    leur  premier   logis   de  Bcdford- 
Square,la  masse  imposante  du  Britisb  Museimi  remplaçant  mal,  en 
guise  d'horizon  pour  cette  lllle  de  la  nature,  ses  chères  montagnes 
du  Westmoreland,  ou  les  paysages  rians  du  Surrey,  le  choc  inces- 
sant de  l'horiiblc  misère  et  de  la  richesse  sans  àme  des  grandes 
TÎlles  broyant  soa  ccEur  si  largement  ouvert  à  La  pitié.  Certes^  les 
clioses  extérieures  l'alTectent  assez  peu  ;  Catherine  ne  vit  guère  que 
de  la  vie  morale;  si  Elsmere  avait  voulu  exercer  le  saint  ministère 
dans  une  paroisse  de  Londres,  elle  l'eût  suivi  sans  regret,  en  s'ac- 
commodant  do    l'entouraije  le  plus  sordide,   pourvu  qu'elle  put 
feire  du  bien;  mais  son  zèle  religieux,  resté  sans  emploi,  ne  peut 
lutter  contre  une  invincible  nostalgie  ;  elle  s'est  jointe,  solitaire,  à 
une  église  évangélique,  tandis  que  son  mari  publie  dans  les  Uevues 
certains  articles  qu'elle  ne  Ut  pas  sur  des  points  discutés  de  la 
IJible.  De  temps  en  temps,  Robert  la  met  en  rapport  avec  telles  ou 
tr'Ues  gens  qui  lui  déplaisent,  avec  les  Wardlavv,  avec  M""*  de  Net- 
teville.  Les  Wardlaw  sont  un  ménage  de  positivistes  qui  baptisent 
leur  enfant  selon  les  rites  du  la  religion  de  l'humanité  dont  Elsmere 
n'est  nullement  disposé  à  devenir  l'adopte,  mais  il  admire  l'esprit  de 
secours  social  qu'Auguste  Comte  contribua  si  puissamment  h  déve- 
loppei-,  et  Wardlaw  l'iiidcra  avec  zèle  dans  l'entreprise  d'Elgood 
Street  dont  nous  aurons  à  parler  plus  tard.  Quant  à.  M""®  de  i\ette- 
riUo,  la  reine  d'un  sabn  parisien  qui  s'est  depuis  transpoité  à 
Londres,  elle  brille  au  prenaier  rang  des  relations  mondaines  que 
le  squire  a  très  amicalement  inq)osées   à  Robert.  Lui-même  avait 


LE    liOMAN    DE    LA    NOUVELLE    RÉFORME.  675 

été  condtiit  diez  elle  par  M.  Renan,  dont  h  nom  revient  si  souvent 
au  cours  de  ce  li^rc.  Il  a  répété  plusieurs  fois  à  son  jeune  ami  avec 
quelque  malice  : 

—  Ayez  soin  do  cultiver  M*"®  de  ]Settcville. 

Optimiste  par  tempérament,  sensible  à  l'esprit,  indulgent  pour 
le  monde  où  il  ti'ouvc  l'occasion  précieuse  d'échanger  des  idées, 
Robert  n'a  rien  remarqué  d'abord  de  ce  qui  choque  Catherine  dans 
les  allures  de  cette  beauté  sur  le  retour,  et  l'on  se  remémore  ici 
tout  naturellement  une  certaine  phase  de  l'histoire  du  ménage  Car- 
lyle.  Les  conlorences  qui  le  rendent  populaire  dans  les  quartiers 
misérables  de  l'Est  atlii'ent  en  même  temps  sur  Elsmere  l'attention 
des  salons  du  West-End,  et  de  belles  dames  voilées  vont  d'aven- 
ture l'écouter  dans  la  salle  d'Elgood  Street  où  il  parle  aux  ouvriers. 
Par  une  éitrange  perversité.  M'"''  de  Nette^ille  tourne  contre  le  jeun*} 
réformateur  le  feu  de  ses  coquettedes;  elle  a  découvert  que  cette 
espèce  de  quakeresse  qui  vient  chez  elle  gêner  la  liberté  de  la  dis- 
cussion est  absolument  incapable  de  comprendre  son  mari,  et  là- 
dessus  elle  essaie  de  consoler  ce  dernier  d'une  telle  façon,  qu'il 
n'a  qu'à  imiter  Joseph  dans  sa  résistance.  A  partir  de  ce  moment, 
le  trop  confiant  Robert  se  méfie  davantage  de  l'enthousiasme  des 
mondaines  ;  du  reste,  son  oeuvre  n'a  rien  de  commun  avec  elles.  Il 
s'occupe  tout  spécialement  de  la  classe  la  plus  obstinément  feiin-ée 
aux  influences  religieuses,  la  plus  hostile  à  toute  agence  spirituelle, 
celle  des  ouvriers  intelligens  ;  d'abord  il  les  attire  par  des  cause- 
ries dont  ils  ne  peuvent  démêler  le  but,  raconîant  a^ec  la  verve 
qui  lui  valait  jadis  les  suffrages  des  enfans  de  Murewell  d'amusantes 
histoires  empruntées  à  Dumas,  à  Walter  Scott,  à  Gooper;  puis  un 
jour,  à  propos  d'une  affiche  impie,  il  leur  explique  l'action  que 
peut  avoir  Jésus  sur  la  vie  moderne,  il  leur  apprend  dans  un  dis- 
cours dont  nous  avons  des  extraits  abondans  à  recoucevoir  le  Christ, 
un  Christ  humain,  le  meilleur  d'entre  les  hommes,  notre  modèle 
pour  tous  les  temps.  Avec  une  force  dramatique  étonnante,  unf; 
audacieuse  modeniiiè^  il  rattache  la  vie  de  Jésus  à  nos  existences, 
à  nos  aspirations,  à  nos  besoins  actuels,  et  peu  à  peu  les  pois  d* 
bière,  les  pipes,  sont  abandonnés  par  l'auditoire  altentif  qui  encombre 
la  salle  du  club,  une  grande  pièce  nue,  éclairée  au  gaz,  décorée  de 
portraits  politiques,  de  gravures  à  bon  marché  où  la  ligure  de  Jésus 
de  Nazareth  aherne  avec  celle  du  Bouddha,  de  Socrate,  de  Moïse,  de 
Shakspearc,  etc.  Chacun  a  le  droit  de  répondre  à  son  tour,  d-e  dis- 
cuter très  librement.  —  I^a  géographie  vient  au  secours  de 
l'orateur.  M  fait  une  conférence  populaire  sur  l'état  politique  et 
social  de  la  Palestine  et  de  l'Orient  en  général  lors  de  la  naissance 
de  Jesus-Glirist,  et  les  cartes,  les  photographies  dont  il  s'entoure 
contribuent,  parait-il,  à  son  succès  :  (c  Rien,  dit-il,  ne  réussit  mieui 


676  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

à  renverser  la  barrière  que  les  hommes  ont  élevée  autour  de  cette 
partie  de  l'espace  historique,  à  y  faire  entrer  l'air  et  la  lumière  de 
k  pensée  scientifique,  rien  ne  prépare  mieux  la  voie  à  une  série 
de  conceptions  nouvelles.  » 

Tout  ce  christianisme  déguisé,  modernisé,  n'a  pas  trompé  ce- 
pendant le  vieux  squire;  il  a  dit  de  Robert  et  de  son  maître  Grey  : 

—  Ils  s'appellent  des  libéraux,  ils  croient  être  des  réformateurs,  et 
tout  le  temps,  ils  ne  font  que  jouer  le  jeu  du  parti  noir.  Toute  cette 
philosophie  théiste  ne  sert,  en  somme,  qu'à  envoyer  de  la  farine  à 
son  moulin. 

Mais  tel  n'est  pas  l'avis  de  M"  Ward.  La  différence  vitale,  nous- 
fait-elle  observer,  entre  le  théisme  et  le  christianisme,  c'est  que, 
comme  explication  des  choses,  le  théisme  ne  peut  être  contredit 
avec  preuves.  Au  pis-aller,  il  reste  toujours  dans  la  situation  d'une 
hypothèse  acceptable  pour  l'homme  de  science.  L'auteur  donne 
donc,  on  le  sent,  approbation  pleine  et  entière  à  la  doctrine  d'Els- 
mere,  qui  se  résume  en  deux  mots  :  respecter  la  conscience  in- 
tellectuelle autant  que  la  conscience  morale,  selon  l'axiome  favori- 
de  M.  Grey  :  la  conviction  est  la  conscience  de  l'esprit.  Il  n'y  a  rien 
de  bien  nouveau  dans  le  pseudo-christianisme  que  professe  l'an- 
cien recteur  de  Murewell  ;  nombre  de  gens  conservent  ce  reste  de 
croyance  sans  avoir  jamais  songé  à  en  faire  la  base  d'une  église 
à  part  ;  mais  chez  Elsmere  le  prêtre  subsiste  ;  il  ne  peut  se  con- 
tenter d'être  l'idole  d'un  club,  il  faut  que  le  club  devienne  secte. 
Pour  cela,  il  suffira  de  lui  trouver  un  nom,  d'écrire  au-dessus  d'une 
porte  :  The  New  Brotherhood  of  Chriaf,  de  distribuer  aux  frère!> 
des  insignes  spéciaux,  une  plaque  d'argent  portant  la  tête  du  Christ, 
et  de  proclamer  deux  articles  de  foi,  deux  articles  uniques  :  —  En  toi, 
0  Éternel,  j'ai  mis  ma  confiance.  —  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi. 

—  Ces  dernières  paroles  prononcées  au  commencement  du  repas 
avec  la  réponse  :  —  Jésus,  nous  nous  souvenons  de  toi  toujours, — 
représenteront  la  communion.  Quant  au  service,  il  sera  très  simple: 
un  acte  d'adoration  récité  par  tous  les  frères  debout,  quelque  pas- 
sage de  la  vie  du  Christ,  lu  au  point  de  vue  critique  et  historique, 
une  hymne  choisie  parmi  les  sept  qui,  alternant  avec  un  nombre 
égal  de  psaumes,  composent  tout  le  rituel,  une  courte  prière  re- 
commandant à  Dieu  l'individu,  l'association,  la  patrie  et  le  monde 
entier,  le  Notre  Père.  Puis  Elsmere  renvoie  son  troupeau  sur  ce 
mot  :  —  Allez  en  paix,  dans  l'amour  de  Dieu  et  dans  la  mémoire  de 
son  serviteur  Jésus.  —  La  prière  doit  être  reprise  et  continuée 
chez  soi,  devenir  une  partie  de  la  vie  de  chaque  jour. 

Nous  ne  connaissons  pas  le  tempérament  des  ouvriers  anglais  ; 
chez  nous,  toutefois,  ceux  qui  ont  rejeté  les  vieilles  religions  ne  se 
soucieraient  pas  davantage  de  cette  religion  nouvelle  ;  il  faut  croire 


LE    ROMAN    DE   LA    NOUVELLE    REFORME.  677 

M"  Ward  sur  parole  quand  elle  nous  raconte  les  merveilles  que 
produit  le  New  Brotherhood,  quand  elle  nous  assure  que,  malgré 
le  tort  que  lui  a  fait  la  disparition  prématurée  d'Elsmere,  il  prospère, 
il  grandit  et  qu'un  jour  le  bon  grain  semé  par  les  morts  trouvera 
des  moissonneurs  ;  mais  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  signa- 
ler ici  la  parfaite  inconvenance  de  ces  détails  à  la  place  qu'ils  oc- 
cupent. Si  M"  Ward  écrivait  tout  de  bon  la  biographie  d'un  réfor- 
mateur quelconque,  si  elle  proclamait  ouvertement  ses  propres 
opinions,  nous  pourrions  nous  intéresser  aux  tentatives  faites  pour 
donnerai  vin  nouveau  des  outres  neuves-^  leur  présence  dans  un  ro- 
man est  au  contraire  profondément  choquante.  Ces  coups  portés  à 
la  révélation,  à  la  divinité  du  Christ,  au  milieu  des  duos  d'amour 
entre  Rose  et  Langham,  des  scènes  galantes  chez  M™*"  de  Netteville,  de 
tout  ce  que  l'auteur  a  plaqué  sur  sa  thèse  pour  la  rendre  attrayante, 
ne  sauraient  être  acceptés  comme  le  serait  dans  un  ouvrage 
de  philosophie  ou  de  critique  historique  la  thèse  toute  nue.  Nous 
lirions  peut-être  volontiers  les  sermons  laïques  de  feu  le  professeur 
Green  ou  Grey,  mais  à  la  condition  qu'ils  fussent  à  leur  place  ;  leur 
présence  débordante  est  ici  tout  au  moins  une  faute  contre  l'art  et 
le  bon  goût;  elle  répand  une  intolérable  froideur  à  travers  ce  livre 
d'un  genre  mal  défini  qui  s'achève  sur  le  ton  prophétique  :  «  Le 
combat  n'est  pas  seulement  celui  d'Elsmere  ;  son  effort  ne  repré- 
sente qu'une  fraction  de  l'effort  de  la  race.  Dans  cet  effort  et  dans 
la  force  divine  qui  est  derrière  lui,  nous  mettons  notre  confiance 
comme  il  y  mettait  la  sienne.  » 

A  quoi  les  frères  d'Elgood  Street  doivent  répondre  Amen,  tandis 
que  le  commun  des  lecteurs  bâille.  La  fin  est  complètement  man- 
quée.  Si  Elsmere  devait  mourir  tué  par  son  zèle,  dévoré  par  la 
charité,  il  fallait  placer  l'événement  avant  l'inauguration  solennelle 
de  la  nouvelle  éghse  et  laisser  dans  l'ombre,  où  se  dérobent  les 
inconsolables,  Catherine  séparée  de  lui  par  quelque  chose  de  plus 
fort  et  de  plus  navrant  que  la  mort.  Quel  chef-d'œuvre  l'auteur 
à'Amos  Barton  aurait  fait  de  ce  divorce  de  deux  âmes  qui  n'ont 
pu  concevoir  l'amour  conjugal  sans  une  parfaite  union  en  Dieu  ! 
M'^  Ward  a  faussé  sciemment  le  caractère  de  Catherine  en  nous 
montrant  cette  inflexible  puritaine  réduite  aux  concessions.  Elle  ne 
devait  pas  prêter  sa  qualité  favorite,  la  tolérance,  à  une  personne 
de  cette  trempe.  Jamais  nous  ne  nous  représenterons  la  Catherine 
du  premier  volume  comprenant  à  la  fin  «  que  les  mots  ne  sont 
rien,  que  l'esprit  est  tout,  que  Dieu  ne  se  borne  pas  à  un  seul 
langage,  qu'il  en  a  beaucoup  d'autres.  »  —  Jamais  nous  ne  l'en- 
tendrons dire  à  son  mari  :  «  Reprenez-moi  dans  votre  vie;  j'écou- 
terai deux  voix,  la  voix  qui  vous  parle  à  vous  et  celle  qui  me  parle 


67S  REVUE    DfES    DEUX    MOKDES. 

à  moi.  »  Puis  s'en  ai'lcr,  là-dessus,  le  maatin  à  son  âgilise,  ■et 
dans  l'après-midi  à  celle  de  Robert.  Comment  le  prodige  s'est-il 
opéré?  D'itbord  à  son  msn.  Tandis  qu'elle  se  croyait  encore  tout 
enlière  à  l'ancienne  foi,  elle  était  déjà  dans  un  état  d'esprit  «  aussi 
diUt^ent  de  celui  des  premier?  temps  de  son  mariage  que  la  phi- 
losophie chrétienne  de  nos  jours  peut  l'être  de  la  philosopliie  clirc'- 
tienne  du  moyen  âge.  »  Et,  sur  ces  cntirelaites,  la  religion  nou- 
velle, pour  qu'il  ne  lui  manquât  rien,  a  eu  ses  martyrs;  Catherine 
a  entendu  raconter  la  mort  sublime  d'un  petit  employé  au  gae, 
disciipjlc  de  son  mari.  Elle  a  été  comme  fondiroyée  par  l'apparition 
de  la  vérité;  elle  a  pu  s'écrier:  «  Je  sais,  je  vois,.,  je  suis  désa- 
iMsée.  Je  crois  à  tout,  à  mon  Dieu  et  au  Dieu  ides  autres,  pourvu 
qu'il  conduise  an  bien,  notre  seul  but  ici-bas.  »  —  Même  elle  a 
accepté  la  direction  des  femmes  et  des  jeunes  filles  que  Robert 
pourra  désormais  recevoir,  grâce  à  elile.  Gatkerhjc  va  gagner 
des  âmes  à  la  cause  maudite.  Impossible,  omcore  une  fois, 
impossible!..  Elle  deWent  ici,  par  la  voluinté  de  l'auteur,  un 
être  amoindri,  artificiel,  qui  cesse  de  nous  intéresser,  et  de  lait 
personne  ne  nous  intéresse  plus  à  la  fin,  pas  même  cette 
séduisante  Rose  qui,  avec  son  violon  magique,  son  individualité 
envahissante,  ses  aspirations  sans  frein  et  ses  amours  de  tète, 
nous  avait  tant  de  fois  sauvés  du  découragement  et  de  l'onriiâi  au 
milieu  des  ii^terminablcs  expériences  d'Elgood  Street.  Si  largement 
poun'ue  qu'elle  soit  de  tous  les  petits  défauts  inséparables  des 
grands  dons  de  l'artiste,  nous  lui  pardonnions  sans  peine  parce 
qu'elle  était  délicieusement  natm-elle;  mais  il  fallait  jiasqu'a/u  bout, 
faute  d'autre  boussole,  lui  laisser  la  fierté.  Tout  son  roman  avec 
Langham  s'en  fût  ressenti  ;  elle  ne  serait  pas  prise  et  quittée  une 
seconde  fois  par  ce  désenchanté  sec  et  taciturne,  elle  ne  se  coaaeo- 
lerait  pas  avec  Flaxman,  ce  type  fk-oidement  aimable  du  partidt 
gfnllcimin,  qui  réussit  à  faire  un  cœur  tout  neuf  des  débris  d'uia 
cœur  deux  fois  brisé.  A  quoi  bon  le  vi©l©n,  à  quoi  bon  l'art,  à  c|uoi 
bon  tant  de  combats  pour  arriver  au  développement  que  cliacun  de 
nous  a  le  droit  de  rechercher  et  d'atteindre,  s'il  lauit,  après  tout, 
aboutir  au  mariage,  et  à  un  mariage  qui  nous  intéresse  si  pen, 
avec  un  être  fabriqué  de  toutes  pièces  ni  plus  ni  moins  que  Gran- 
disson,  avec  un  entJiousiaste  du  grand  monde,  à  la  fois  excea- 
trique  et  sage,  affdié  au  ISew  Brollicrliood  pour  l'achever  !  —  El  le 
tort  suprême  de  Flaxman  est  d'être  ufi  personnage  ide  plus  dans  oe 
livre  encombré  déjà  de  figures  innoiîibraWes  parmi  lesquelles  le 
lecteur  ne  se  retronave  qu'avec  un  grand  cflort  d'attention, 

i\P*  ^Vai'd  a  voulu  entourer  Elsmeiv?  de  toutes   les  variétés  du 
prêtre  :  ^e^vcomc,  le  ck'rgjman   de  la  haute  église,  le  ritualiste 


LE    ROMAN    DE    LA.    NOUVELLE    REFORME.  679 

inflexible,  l'ennemi  juré  de  la  tolérance  religieuse,  qu'il  traite  de 
trahison  et  de  lâcheté,  l'adversaire  de  la  science  moderne,  l'ascète 
qui  ne  voit  dans  les  ministres  de  Keu  qu'autant  de  soldats 
obéissant  à  un  ordre  inflexible  sans  discuter;  Vernon,  le  broad 
chicrclunan,  qui  appartient  au  mouvement  de  la  réforme,  mais  qui 
mène  ce  mouvement  avec  prudence,  ne  prêchant  pas  ce  qu'il  ne 
croit  plus  et  ne  prêchant  ce  qu'il  croit  qu'autant  qu'il  le  faut  abso- 
lument, obligé  à  beaucoup  de  compromis  par  suite  de  ce  manque 
de  franchise,  pratiquant  «  la  politique  des  omissions  et  interdisant 
l'îittaque,  »  bref,,  en  contradiction  perpétuelle  et  forcée  aivec  lui- 
mêiue;  Murray  Edwards,  le  ministre  unitaiiien  qui  a  renouvelé  «  la 
plus  illogîfpe  peut-être  de  toutes  les  sectes  et  la  moins  suscep- 
til^le  de  loumir  une  religion  au.x  pauvTcs  ;  »  il  se  borne  à  donner 
l'exemple  d'une  vie  pure,  à  enseigner  sans  relâche  et  à  réunir  sous 
sa  diiection,  pour  l'aider  à  éclairer  et  à  moraliser  les  masses,  des 
hommes  de  professions  et  de  croyances  diverses,  mais  possédés  du 
désir  d'ouvrir  des  sentiers  nouveau.^  à  l'humanité  ;  c'est  ainsi  qu'il 
a  aidé  aux  débuts  de  conférencier  de  Robert  Elsmere.  —  Ajoutez 
à  ceux-là  l'entourage  du  squire^  les  habitués  du  salon  de  M""®  de 
Nettcville,  la  famille  et  les  invités  de  cet  autre  bel  esprit,  lady  Char- 
lotte, les  paysans  de  Murewell  et  du  Weslmorelaind,  les  professeurs 
d'Oxford,  que  domine  la  gi-ande  figure  de  Grey,  le  vieux  médecin 
Meyrick,  qui  joue  auprès  du  squire  mourant  le  rôle  de  Gloueester 
auprès  du  roi  Lear,  tant  d'autres  encore  fourmillant  à  travers  plus 
de  onze  cents  pages,  et  vous  aurez  la  sensation  presque  étourdis- 
sante de  tout  ce  monde  qui  ne  nous  donne  pas  toujours  l'illusion 
de  la  vie,  car  l'action,  entrecoupée,  décousue,  surchargée,  est  con- 
duite vers  un  seul  but,  le  triomphe  des  idées  de  Grey  soutenues 
par  Robert  Elsmere  et  approuvées  par  >F^  Ward.  Un  caractère  bien 
justement  observé  jusqu'au  bout,  c'est  celui  de  Langham;  nous 
laissons  cet  enfant  du  siècle  au  fond  de  sa  retraite  d'Oxford,  frgé 
pom'  ainsi  dire  dans  les  habitudes  minutieuses  et  ridicules  d'ran 
valétudinaire  que  l'égoïsme  a  rongé  jusqu'aux  moelles.  Il  a  eu  ce- 
pendant son  heure  de  séduction,  il  l'a  eue  à  deux  reprises  auprès 
de  Rose,  cette  fille  ardente  et  affamée  de  bonheur  que  le  pliîs 
avevjgle  des  entraînemens  jette  entre  les  bras  d'un  pessimiste  de 
pro''ession.  Mais  déjà  celui-ci  ne  savait  plus  aimer^  ne  savait  plus 
vouloir  ni  se  résoudre  ;  il  restait  tout  juste  capable  de  s'enivrer, 
dans  un  ti'ansport  aussitôt  refroidi,  du  parfum  de  la  Ihnir  qu'il  finit 
pair  ne  jamais  cueillir.  On  le  plaint  et  on  le  déteste;  on  l'a  rencontré 
dans  des  ciiconatanccs  diverses  à  de  noiaibreux  e:semplaires,  on  le 
rencontrera  encore  et  de  plus  en  plus  h  mesure  que  s'accentuera  le 
règne  envahisseur  du  moi.  Par  bonheur,  .Al"  Ward  ne  lai  donne  à 


680  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

dévorer  qu'une  victime  qui,  si  elle  n'est  pas  du  même  tempéra- 
ment, est  de  la  même  école  et  qui  se  gardera  d'en  mourir.  Il  y  a 
sans  cela  bien  assez  de  morts  au  cours  du  roman  :  celle  de  W^  EIs- 
mere,  qui  n'existait  apparemment  que  pour  nous  faire  comprendre 
le  caractère  irlandais  dont  elle  a  passé  quelques  traits  à  son  fils  et 
pour  nous  donner  l'impression  qu'elle  eût  été  la  première  convertie 
à  son  église  ;  celle  de  Charles  Richard,  l'ouvrier  écrasé  par  un  ba- 
quet fort  à  propos  pour  décider  de  la  conversion  de  Catherine,  un 
hors-d'œuvre  en  somme,  ni  plus  ni  moins  que  l'agonie,  si  belle 
d'ailleurs,  de  Mary  Backhouse  ;  la  fin  tourmentée  du  squire,  bien 
rigoureusement  puni  d'avoir  laissé  loin  derrière  lui ,  dans  ses 
explorations  sur  la  mer  sans  fond  de  la  pensée  spéculative,  le 
point  précis  où  M""' Ward  prétend  que  l'on  fasse  halte...  11  est  de 
bonne  foi  autant  qu'Elsmere  lui-même  :  des  travaux  désintéressés 
ont  rempli  sa  vie  laborieuse  ;  ne  suiïirait-il  pas  que  son  orgueil  fût 
châtié  par  la  découverte,  après  ce  grand  passage,  que  l'âme  est 
immortelle,  comme  l'espère  et  le  désire  l'ex-recteur  de  Murewell, 
récompensé,  quant  à  lui,  par  la  mort  du  juste,  de  ses  aspirations 
assez  vagues?  Voilà  une  distribution  quelque  peu  arbitraire,  con- 
venons-en. 

Grey,  lui  aussi,  s'en  va  paisible  et  consolé,  bien  que,  jus- 
qu'au dernier  instant,  il  se  défende  de  parler  de  la  vie  future, 
non  pas  qu'il  la  nie,  mais  parce  qu'il  semble  que  ce  soit  la  volonté 
de  Dieu  que  nous  ne  soyons  ici-bas  certains  de  rien  que  de  Lui. 
Si  jamais  un  homme  fut  gotlbetrwiken,  selon  l'énergique  expres- 
sion allemande,  ce  fut  ce  philosophe,  et  pourtant  «  il  ne  hasarde 
pas  un  mot  au-delà  de  ce  qu'il  sait  être  la  vérité,  au-delà  de 
ce  que  l'inlelligence  peut  concevoir.  »  Cette  réserve,  toute  scien- 
tifique, prévaudra  tôt  ou  tard.  M'"''  Ward  en  est  persuadée,  contre 
les  aberrations  du  sentiment.  II  faudrait  peut-être  s'entendre  sur 
ce  mot  de  sentiment,  toujours  opposé  sous  sa  plume  à  la  raison. 
Oui,  certes,  la  religion,  telle  que  nous  l'avons  comprise  et  prati- 
quée jusqu'ici,  n'est  qu'un  sentiment,  mais  un  sentiment  mêlé  à 
la  trame  de  notre  vie  et  qui  tient  beaucoup  plus  au  fond  in- 
time de  l'être  que  toute  affection  et  tout  désir  humain.  On  ne  doit 
pas  le  confondre  avec  des  émotions  plus  ou  moins  passagères,  ce 
sentiment  qui  n'est  autre  que  la  conscience  de  ce  que  nous  sommes 
tous  les  jours,  de  ce  que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'être,  sans 
cesse  remués  par  des  impressions  particulières  et  mystérieuses  qui 
ne  dépendent  pas  de  notre  volonté,  qui  nous  font  sentir  partout  une 
puissance  invisible  dont  nous  dépendons.  Le  jour  où  le  squire,  si 
coutumier  qu'il  soit  de  la  négation  r'aisonnéc,  jelle  involontairement 
ce  cri  :  «  Mon  Dieu  !  »  devant  la  ^ision  terrible  qui  s'impose  à  ses 


LE    ROMAN    DE    LA    NOUVELLE    RÉFORME.  681 

sens  dans  une  heure  d'abandon  et  de  désespoir,  il  éprouve,  malgré 
toute  sa  science,  que  nous  vivons  au  milieu  de  choses  étrangères 
à  nous-mêmes,  qui  restent  fermées  aux  investigations  des  plus 
forts  et  représentent,  en  somme,  le  miracle,  le  miracle  objet  des 
contradictions  de  M""'  Ward,  comme  si  ce  n'était  pas  un  miracle, 
et  l'un  des  plus  invraisemblables,  que  les  conversions  rapides 
et  nombreuses  accomplies  par  son  héros!  Pourquoi,  s'il  s'agit 
d'offrir  à  l'imitation  du  monde  un  Christ  purement  et  simple- 
ment humain,  l'unitarisme  ne  réussit-il  pas  aussi  bien  que  Velsme- 
risme  ?  Pourquoi  veut-elle  que  l'une  des  sectes  soit  illogique  et  im- 
populaire, tandis  que  l'autre  se  fait  accepter  comme  le  dernier  mot 
de  la  sagesse?  Il  y  a  là  une  inconséquence.  L'apôtre  d'Elgood-Hall 
ne  s'entendra  ni  avec  les  vrais  chrétiens,  ni  avec  les  esprits  aven- 
tureux, qui,  plutôt  que  de  se  bâtir  une  demeure  à  mi-côte  de  la 
montagne^  préféreraient  ne  point  commencer  l'escalade,  et  s'il  s'agit 
en  particulier  du  peuple,  des  ouvriers  incroyans,  combien  parmi 
ceux-là  ne  verront  dans  la  seconde  réforme  «  qu'une  arme  de  plus 
aux  mains  des  bourgeois!  » 

Non,  Robert  Ehmere  ne  fera  rien  pour  précipiter  l'avènement 
d'une  nouvelle  révélation,  en  admettant  que  cette  révélation 
approche,  préparée  par  toutes  les  forces  de  l'histoire  et  de  l'esprit 
moderne.  M''  Ward  n'a  pas  la  fièvre  d'éloquence  qu'il  faudrait  pour 
cela,  aucune  des  qualités,  en  somme,  qui  permirent  à  M'^  Beecher 
Stowe  de  remuer  le  monde  avec  un  livre.  La  froide  érudition  qui 
la  distingue  convient  surtout  aux  articles  spéciaux  qui  lui  valent 
l'admiration  du  professeur  Huxley,  si  vivement  engagé  lui-même 
dans  les  débats  à  la  mode  entre  l'agnosticisme  et  le  christianisme. 
Peut-être  l'auteur  de  Robert  Ehmere  comprendra-t-il  pourtant, 
malgré  un  premier  et  périlleux  succès,  qu'il  ne  faut  pas  mêler  deux 
genres  tout  opposés. 

Nous  avons  fermé  le  dernier  des  trois  volumes  sur  le  souvenir 
de  cette  leçon  faite  à  Jean-Jacques  :  Lascitt  le  demie,  e  stiidîa  la 
matematica.  11  serait  bien  fâcheux  que  M''^  Ward  optât  pour  les  ma- 
thématiques, c'est-à-dire  pour  la  théologie,  après  avoir  montré 
quelque  chose  de  plus  qu'un  grand  talent  littéraire  dans  la  pein- 
ture des  luttes  suprêmes  qui  peuvent  s'engager  entre  la  conscience 
et  l'amour,  après  avoir  fait  vivre  des  caractères  tels  que  Catherine, 
le  squire,  Langham  et  Rose.  Attendons  son  prochain  roman  pour 
décider  si  vraiment  George  Eliot  a  trouvé  un  successeur. 


Th.  Benïzon. 


DEUX  LIVRES  SUR  L'ALSACE 


Un  riche  et  beau  pays,  notre  très  proche  voisin,  qui  de  tous  les  pay,s 
de  l'Europe  est  le  plas  près  de  notre  cœur,  le  plus  présent  à  notre 
imagination  et  à  nos  pensées,  est  aussi  le  pdus  éloigné  de  nous  ;  de 
joui'  en  jour  il  nous  devient  moins  accessible.  On  a  juré  de  nous  en 
fermer  la  porte,  et  cette  porte  est  bien  gardée.  L'article  2  du  traité  de 
Francfort  contient  une  clause  portant  «  que  les  sujets  français  origi- 
naires dos  territoires  cédés  seront  libres  de  conserver  leurs  immeubles 
situés  sur  le  territoire  réuni  à  l'AUemagne.  »  Quand  les  Français,  pro- 
priétaires en  Alsace,  allèguent  qu'ils  ont  besoin  d'y  séjourner  pour 
exploiter  leurs  biens,  on  leur  répond  qu'ils  n'ont  qu'à  s'en  défau'e  ou  à 
prendre  d>es  régisseurs..  Il  n'y  a  de  sacré,  paralt-il,  dans  le  traité  de 
Francfort  que  les  clauses  qui  sont  à  notre  cliarge.  «  Les  mesures  pro- 
hibitives appliquées  à  la  frontière,  a  dit  un  Alsacien,  ne  sauraient  avoir 
d'autre  but  que  celui  d'écarter  le  plus  possible  les  Français  de  l'AJsaco. 
Depuis  la  mort  du  maréchal  de  ManteuITel,  l'idée  en  a  gei'mé  dans  les 
oflicines  de  nos  maîtres.  Elle  se  manifesta  d'abord  par  des  tracasseries. 
Puis,  après  les  élections  du  21  février  1887,  on  refusa  le  port  d'armes 
aux  Franiçais  et  oa  leuf  défendit  de  louer  des  chasses.  Peu  après,  sur- 
vint l'obligation  du  permis  de  séjour.  A  partir  du  10  avril  1887,  tout 
Français  fut  astreint  à  demander  ce  permis.  On  entrait  encore  libre- 
ment, mais  on  ne  pouvait  plus,  sans  permission,  coucher  à  l'auberge 
ou  chez  un  parent;  à  la  rigueur,  on  pouvait  dormir  à  la  belle  étoile. 
De  telles  facilités  parurent  excessives;  à  partir  du  l^""  juin  1888,  l'obli- 
gation du  passeport  fut  imposée,  sur  la  frontière  française,  à  tous  les 
étrangers,  u 

Pour  qu'un  Français  puisse  pénétrer  en  Alsace,  il  faut  que  l'ambas- 


DEUX    LIVRES    SUR    l'aLSACE.  683 

sade  d'Allemagne  appose  un  visa  à  son  passeport.  Au  préalable,  l'am- 
bassade transmet  lia  demande  au  ministère  de  Strasbourg,  et  le  minis- 
tère ordonne  une  enquêtie.  La  réponse  se  fait  attendre  d'habitude  trois 
ou  quatre  semaines,  et  la  plupart  du  temps  cette  réponse  est  un  refus. 
C'est  une  affaire  de  caprice,  de  nerfs,  et  les  nerfs  excitables  de  nos  voisins 
sont  souvent  agacés.  Leurs  hauts  fonctionnaires  sont  pleins  de  méfiance  : 
les  agen^  subalternes,  qui  exécutent  leurs  ordres,  ont  un  zèle  excessif 
pour  leur  serviice  :  ils  savent  que  les  abus  de  pouvoir  et  les  brutalités 
troETemt  facilement  grâce  auprès  de  leurs  chefe,  eA  que  le  zèle,  fùl-ii 
immodéTé,  est  le  secret  de  l'avancement.  L'entrée  en  Alsace  a  été  re- 
fusée à  des  nourrissons,  parce  qu'on  avait  oublié  de  donner  leur  signa- 
lement sur  le  passeport  de  leur  nourrice.  «  On  a  tant  fait  que  les 
Alleiiiiands  qui  se  resptectent,  a  dit  le  mèm.e  Alsacien,  ont  dû  rougir 
d'actes  odieux  ou  ridicules,  inspirés  par  le  zèle  effréné  de  la  consign-e, 
etj  M.  Màquel,  bourgmestre  de  Francfort,  a  blâmé  ces  actes  en  plein 
parlement.  Ce  n'est  pas  qu'il  condamne  le  système  d'oppression  établi 
sur  l'Alsace;  mais  il  voudrait  plus  de  correction  et  de  décence  dans  les 
ÊMmes,  en  quoi  il  fait  paraître  assurément  des  sentimens  très  louables, 
m:ai&  non  pas,  j'ai  regret  à  le  dire,  aussi  judicieux  qu'Us  sont  méri- 
toires.... N'est-ce  pas  nous  rendre  un  grand  service  que  de  barrer  les 
routes  du  côté  de  l'Occident,  où  le  diable  chauffe  sa  fournaise,  pour 
nous  rejetei"  vers  l'Orient,  où  l'ange  de  lumière,  sous  les  traits  du 
chancelier,.  nouiS  ouvrira  la  porte  du  paradis  quand  nous  nous  déci- 
derons à  êti'e  sages?  Voilà  ce  qu'an  nous  répète  sans  cesse  sur  tous 
les  tons.  »; 

Quamd  l'empereur  Guillaume  If  visita  les  provinces  annexées,  les 
■  sianipies,  les  naïfs  pensèrent  qu'il  tiendrait  à  leur  laisser  un  bon  sou?- 
venir  en  leur  octro^  ant  quelque  grâce  ;  que,  comme  don  de  joyeux  avè- 
nement, il  consentirait  non  à  retirer  l'ordonnance  des  passeports,  mais 
à  l'adoucir  dans  l'application.  Cette  espérance  a  été  trompiée.  Ll  a  passé 
quaranite-huit  heures  à  Strasbourg;  et,  coioiime  il  a,imie  à  changer  aou^ 
vent  de  costume,  {iendamt  ces  deux  jours  on  a  pw  le  voir  eu  tenue 
blanche  de  garde-du-corps  et  dans  l'uniforme  de  hussard  rouge,  de 
général  d'infanterie  et  d'amiral.  Mais,  hussard  rouge  ou  gai-de-du- 
corps,  il  est  demeuré  sourd  à  toute  requête  :  il  avait,  lui  aussi,  sa 
consigne^  et  sa  consigne  lui  interdisait  de  rien  accorder. 

Les  membres  de  la  délégation  d'Alsacc-Lorraine  avaient  chargé  leur 
bureau  de  faire  une  démarche  auprès  de  lui,  et  le  bureau  avait  de- 
mandé par  écrit  une  audience  ;  cette  audience  a  été  refusée,  le  jeune 
souverain  a  fait  répondre  que  seS;  mocnens  étaient  comptés.  M.  Sen- 
genwald,  président  de  la  chambre  de  commerce  de  Strasbourg,  qui 
eut  l'honneur  de  lui  être  présenté,  se  permit  d'insinuer  discrètement 
«  que  les  communications  de  l'Alsace  avec  ses  voisins  n'étaient  pas 


68 A  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

aussi  libres  qu'elles  devraient  l'être,  que  l'industrie  et  le  commerce  en 
souffraient.  »  Le  bruit  courut  qu'il  avait  tourné  le  dos  à  M.  Sengen- 
wald  ;  on  le  calomniait,  ce  fut  les  yeux  dans  les  yeux  qu'il  lui  répon- 
dit :  «  En  vérité,  monsieur  le  président,  il  n'y  a  rien  à  changer  là  : 
la,  Herr  Président,  da  ht  hait  nichls  zu  àndern.  »  Un  journal  important 
de  Berlin  déclarait,  peu  de  temps  après,  «  que  l'obligation  du  passe- 
port est  une  mesure  permanente,  destinée  à  faire  comprendre  aux 
Français  qu'ils  ne  sont  plus  chez  eux  en  Alsace.  »  Hélas!  il  y  a  bien 
longtemps  déjà  que  nous  nous  en  doutons;  et,  s'il  nous  arrivait  de 
l'oublier,  M.  Crispi  n'est-il  pas  là  pour  nous  le  rappeler  ?  La  feuille  offi- 
cieuse ajoutait  :  «  Il  est  certain  que  les  familles  alsaciennes  en  souf- 
frent; mais  c'est  précisément  ce  que  nous  voulons.  11  a  fallu  élever 
une  barrière  pour  démontrer  à  la  jeunesse  des  deux  sexes  que  son 
avenir  se  trouve  de  ce  côté,  non  au-delà  de  la  frontière.  »  Les  puis- 
sans  de  la  terre,  qui  sentent  leur  force,  dédaignent  quelquefois  les 
petites  précautions  ;  mais  le  gouvernement  allemand  joint  à  la  force 
du  lion  la  prudence  malicieuse  du  serpent.  11  dispose  d'une  formidable 
armée,  que  toute  l'Europe  admire,  et,  au  surplus,  le  fils  du  roi  Victor- 
Emmanuel  lui  garantit  la  possession  de  l'Alsace-Lorraine.  Ce  n'est  pas 
assez  et  la  sûreté  de  l'empire  serait  compromise  si  les  nourrissons 
étaient  exemptés  de  l'obligation  du  visa. 

Plus  l'Alsace  nous  est  fermée,  plus  les  livres  qui  nous  parlent  d'elle 
nous  sont  précieux.  Les  éditeurs  qui  ont  publié  le  bel  in-quarto  intitulé 
l'Alsace,  le  paijs  et  ses  habitans,  n'ont  rien  négligé  pour  que  ce  volume 
de  1,000  pages,  accompagné  de  38i)  gravures  et  de  17  cartes,  fût  vrai- 
ment digne  du  sujet  (l).IIs  avaient  bien  choisi  leur  auteur. Né  à  Turck- 
heim  en  1842,  M.  Grad  aime  passionnément  son  pays;  c'est  en  amou- 
reux qu'il  le  décrit  et  le  raconte.  Il  a  voyagé  en  Angleterre,  en  Pologne, 
en  Italie,  en  Espagne,  en  Orient;  il  a  visité  le  nord  de  l'Afrique  jus- 
qu'au Sahara,  l'Egypte  jusqu'au  Soudan.  Mais  son  Alsace  est  pour  lui  le 
vrai  paradis  terrestre,  l'endroit  qu'on  ne  quitte  que  pour  avoir  la  joie 
d'y  revenir,  le  seul  où  le  cœur  s'enracine,  le  seul  où  l'on  veuille  vivre 
et  mourir. 

Quand  on  est  à  la  fois  un  très  chaud  patriote  alsacien  et  un  des 
membres  les  plus  en  vue  de  la  délégation  d'Alsace-Lorraine,  un  cor- 
respondant de  l'Institut  de  France  et  un  député  au  Reichstag,  on  est 
tenu  d'être  circonspect,  et  M.  Grad  s'y  applique;  encore  ne  l'est-il  pas 
assez.  Ne  s'est-il  pas  permis  un  jour  d'avancer  que  les  sous-officiers 
de  l'armée  allemande  se  font  payer  la  goutte  par  leurs  hommes?  Il  lui 
en  a  coûté  500  marks  d'amende.  Depuis  lors,  il  se  surveille  beaucoup. 

(1)  L'Alsace,  le  pays  et  xes  habitans,  par  Charles  Grad,  membre  correspondant  de 
l'Institut,  député  au  Reichstag.  Paris,  1889}  Hachette  et  C. 


DEUX   LIVRES    SUR   l'aLSACE.  685 

Lorsqu'il  fit  une  excursion  à  la  fromagerie  de  Steinlebach,  il  avait  formé 
le  projet  d'y  coucher  en  plein  air,  enveloppé  dans  son  manteau,  sous 
une  cépée  de  hêtres.  Il  ne  craint  pas  les  rhumatismes,  mais  il  craint 
son  sous-préfet,  son  kreizdirektor,  qui  a  l'œil  sur  lui.  Si  ce  fonction- 
naire vigilant  et  perspicace  avait  appris  qu'un  député  au  Reichslag,  en 
tournée  dans  les  Vosges,  passait  ses  nuits  à  la  belle  étoile,  il  aurait 
prêté  sans  doute  à  cet  excentrique  de  sinistres  intentions.  M.  Grad  se 
ravisa,  il  se  résigna  à  coucher  sous  la  toiture  de  l'étable,  où  il  fut 
.mangé  des  puces. 

L'Alsace  est  un  pays  très  varié,  très  divers,  et  ses  habitans  sont 
•aussi  habiles  à  inventer  ou  à  faire  marcher  des  machines  qu'à  tirer 
de  la  terre  tout  ce  qu'elle  peut  produire.  Personne  n'était  mieux  fait 
que  M.  Grad  pour  la  peindre  sous  toutes  ses  faces  ;  il  est  également  versé 
dans  l'histoire  naturelle  et  dans  les  sciences  industrielles  et  économiques. 
Il  y  a  de  tout  en  Alsace.  La  plaine  basse  qui,  de  Bâle  à  Lauterbourg, 
borde  le  Rhin  sur  une  longueur  de  200  kilomètres  est  en  été  toute 
jaune  de  moissons,  et  on  y  trouve  des  villes  et  des  vallées  si  indus- 
-trieuses  qu'elles  font  vivre  une  population  double  de  celle  que  pour- 
raient nourrir  ses  récoltes.  Cette  plaine  est  adossée  à  des  montagnes 
riches  en  pâturages  comme  en  forêts,  dont  la  neige  blanchit  cinq 
mois  durant  les  plus  hautes  cimes.  Au  pied  de  ces  montagnes  s'éche- 
lonnent des  coteaux  onduleux,  couverts  de  vignes  justement  vantées, 
qui  faisaient  dire  à  un  professeur  de  droit  romain  :  «  Que  nos  vins 
sont  excellens !  comme  ils  chauffent  nos  têtes!  »  Ce  jurisconsulte 
-avouait  toutefois  que  quelques-  uns  d'entre  eux  sont  «  de  redoutables 
brise-mollets,  wadebrecher.  » 

Quel  que  soit  le  goût  dominant  des  lecteurs  de  M.  Grad,  ils  trouve- 
ront à  se  satisfaire  en  l'accompagnant  dans  ses  excursions  méthodiques 
à  travers  son  beau  pays,  et  en  lisant  les  copieuses  et  instructives  dis- 
sertations qu'il  a  cousues  à  ses  descriptions  et  à  ses  récits.  Aimez-votis 
les  montagnes  et  les  fleurs,  il  vous  conduira  dans  les  gazons  du  Hoh- 
neck,  où  foisonnent  avec  le  myosotis,  l'arnica  jaune,  la  renoncule  dorée, 
l'adamante  au  parfum  subtil,  l'angélique  des  Pyrénées,  le  gnaphale  de 
Norvège,  ou  il  vous  fera  faire  l'ascension  du  Grand-Ballon,  et  vous  ap- 
prendra, chemin  faisant,  que  vous  ne  devez  pas  vous  prendre  aux 
significations  apparentes  des  mots,  que  les  sommets  des  Vosges  ne 
ressemblent  point  à  des  aérostats,  qu'on  les  nomme  belch  ou  ballons 
parce  qu'ils  furent  jadis  consacrés  au  culte  de  Bel  ou  Belen,  dieu-soleil 
des  Celtes.  Êtes-vous  pêcheur,  M.  Grad  vous  révélera  les  secrets  de 
la  pêche  du  saumon  dans  le  Rhin  ou  de  la  truite  dans  les  ruisseaux  des 
Vosges.  Êtes-vous  chasseur,  il  vous  fera  connaître  une  plaine  dans  la- 
quelle il  suffit  d'une  seule  traque  pour  coucher  sur  le  carreau  ZjOO  liè- 
vres, 30  clievreuils,  tous  broquarts,  80  faisans,  tous  coqs,  et  d'où  l'on 


686  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ramené,  après  un  jour  de  battae,  trois  ou  ([aatre-  voitures  chargées 
de  gibier.  11  vous  enseignera  aussi  l'art  de  chasser  le  coq  de  bruyère, 
dont  il  nous  décrit  les  nKPurs.  Tschudi,  si  je  ne  me  trompe,  a  prétendu 
que  cet  oiseau  célèbre  adorait  le  soleil  à  son  lever  ;  c'était  une  erreur. 
Lorsqu'au  poirrt  du  jour,  perché  sur  une  branche  de  pin,  il  chante  à 
tue-tête,  c'est  pour  appeler  autour  de  lui  ses  nombreuses  sultanes, 
auxquelles  il  se  révèle  dans  sa  gloire,  se  hérissant,  s'ébourillant,  dé- 
ployant sa  queue  en  éventail  comme  un  paon.  La  religion  que  professe 
le  tétras  est  celle  du  printemps  et  de  l'amour,  qui  est  la  seule  vraiment 
universelle. 

Les  amateurs  de  beaux-arts  trouveront  dans  le  livre  de  M.  Grad  la 
description  détaillée  eH  savante  de  tous  les  monumens,  châteaux  et 
églises,  qui  abondeirt  en  Alsace,  et  du  Musée  des  Unterlinden,  à  Gol- 
mar,  où  l'on  peut  étudier  mieux  qu'ailleurs  les  vieux  maîtres  alle^ 
mands,  précurseurs  de  Durer  et  de  Ilolbein,  Ceux  qui  s'intéressent 
davantage  à  la  peinture  des  mœurs  lui  sauront  gré  de  tous  les  rensei"- 
gnemens  qu'il  nous  donne  sur  la  vie  de  l'ouvrier  dans  les  cités  indus- 
trielles, sur  les  schlitteurs,  qui,  du  haut  des  montagnes,  transportent 
dans  leurs  traîneaux  jusqu'aux  chantiers  de  vente  accessibles  aux  voi- 
tures le  bois  abattu  et  coupé,  sur  ces  pâtres  nommés  marcaires,  qui, 
Têtus  d'une  veste  en  toile  de  chanvre,  coiffés  d'une  calotte  de- cuir 
ronde,  fabriquent  les  fiomages  dans  les  pâturages  élevés  des  Vosge*. 

Ces  marcaires  sont  d'un  tempérament  peu  communicatif;  mais  si 
vxDus  réussissez  à  vous  gagner  leur  confiance,  ils  vous  raconteront 
beaucoup  d'histoires.  Ils  vous  diront  qu'aujourd'hui  encore  toutes  les 
sorcières  de  la  vallée  se  donnent  rendez-vous  sur  le  grand  Wurzelstein, 
qu'on  les  y  voit  arriver,  le  mercredi  et  le  vendredi  de  chaque  semaine, 
chevauchant  à  travers  les  airs  sur  leurs  manches  à  balai.  Le  diable  les 
y  attend  au  coup  de  minuit,  la  plate-forme  du  rocher  se  transforme  en 
salle  de  fête,  et  sorcièn^s  et  démons  dansent  des  rondes  jusqu'au  pre- 
mier chant  du  coq.  M.  Grad  est  monté  au  Wurzelstein,  mais  il  n'y  a 
point  rencontré  do  sorcières.  Il  n'a  pas  vu  non  plus  les  nains  du  Kerb- 
ht)ltz,  grands  amis  des  marcaires.  Quand,  leur  saison  finie,  les  pâtres 
redesc(Mident  dans  la  vallée,  ces  mystérieux  petits  bonshommes  les 
remplacent  (U  so  livrent,  à  leur  tour,  à  la  fabrication  des  fromager. 
Leur»  vaches  laitières,  invisibles  à  l'œil  nu,  paissent  des  herbes  aro- 
matiques, à  l'abri  des  neiges,  jusqu'à  la  Saint-George,  et  c'est  ainsi 
([ue  de  temps  immémorial  les  censés  sont  exploitées  en  été  par  les 
hommes,  en  hiver  par  les  nains. 

Dans  le  massif  du  Grand-Ballon,  on  vous  dira  Fbis.toire  de  l'on- 
diiie  Géfione,  cha-n^gée  en  truite.  Quand  l'orage  éclate,  quand  le  ton- 
nerre gronde,  elle  apparaît  à  la  surface  de  son  lac,  le  dos  couvert  de 
mousse   et  surmonté    d'un   sapin  ;    aussitôt  la   tempête   .s'éloigne  et 


DEUX    LIVRES    SLll    l'aLSACE.  687 

s'apaise.  M.  Grad  a  joué  de  malheur,  il  n'a  jamais  vu  la  grande  truite 
du  lac  du  Ballon,  et  quand  il  a  visité  le  château  de  Schwarzenbourg,  il 
n'a  pas  aperçu  dans  une  vieille  tour  ruinée  le  fantôme  d'un  moine 
transformé  en  hibou  et  qui  ne  reprendra  son  visage  d'homme  que  le 
jour  où  le  baiser  d'une  jeune  fille  obtiendra  sa  délivran<;e.  Jusqu'au- 
jourd'hui, il  ne  s'en  est  trouvé  aucune,  laide  ou  jolie,  qui  ait  eu  le  cou- 
rage d'embrasser  un  hibou.  Sans  doute,  le  miracle  se  serait  opéré  de- 
puis longtemps  si  le  hibou  avait  des  rentes. 

L'Alsace  est  le  pays  des  contrastes.  Après  avoir  passé  quel'jues  jours 
dans  les  fromageries  de  ces  marcaires  qui  content  de  vieilles  légendes 
comme  des  histoires  d'hier,  redescendez  dans  la  plaine,  allez  au  Logel- 
bach,  à  Mulhouse  :  c'est  un  autre  monde,  un  autre  siècle.  Les  grands 
industriels  alsaciens  se  distinguent  entre  tous  par  leur  goût  pour  l&s 
nouveautés  utiles,  et  personne  ne  les  surpasse  en  esprit  de  progrès  et 
de  perfectionnement.  Ajoutons  qu'ils  ont  donné  de  grands  et  noblas 
exemples  en  s'occupant  les  premiers  d'améliorer  le  sort  des  travail- 
leurs, de  créer  des  caisses  de  secours,  des  cités  ouvrières.  C'est  ea 
Alsace  aussi  que  l'œuvre  des  cercles  catholiques  a  rendu  le  plus  de 
services  aux  classes  laborieuses,  a  le  plus  fait  pour  leur  relèvement  et 
leur  éducation.  Le  principal  propagateur  de  cette  œuvre  fut  le  curé 
Winterer.  ColK'gue  de  M.  Grad  au  Reichstag  et  dans  la  diète  d'Alsaoe- 
Lorraine,  orateur  éloquent,  protestataire  intrépide  et  résolu,  ce  digne 
prêtre  est  aussi  le  plus  ingénieux  des  philanthropes;  il  a  le  génie  do 
bien.  Ses  décisions  font  autorité  dans  tous  les  débats  sur  les  ques- 
tions sociales,  et  son  dévoûment  pour  les  petits,  ses  vertus,  qui  sont 
des  passions,  son  absolu  désintéressement,  lui  ont  assuré  depuis  lonjj- 
temps  les  faveurs  du  suffrage  universel.  Faut-il  en  conclure  qu'il  y  a 
moins  d'ingrats  en  Alsace  qu'ailleurs  ? 

Après  nous  avoir  promenés  dans  les  cités  ouvrières  de  MulhouEe, 
M.  Grad  nous  conduit  à  Œhlenberg,  dans  une  colonie  de  moines  cult}- 
vateurs,  qui  partagent  leur  vie  entre  les  oflices  et  le  travail  manuel.  Sur 
la  porte  de  leur  couvent  se  lit  cette  inscription  :  :<olitudo  janiia  cœii. 
Près  de  l'escalier,  le  général  Geramb,  devenu  membre  de  la  commu- 
nauté, a  peint  un  squelette,  avec  une  faux  et  ces  mots:  «  Cette  nuii 
peut-être.»  Ces  trappistes  couchent  dans  des  lits  semblables  à  des  cer- 
cueils. Leur  ordinaire  se  compose  d'une  soupe  ou  d'un  laitage,  d'une 
portion  de  légumes  et  d'un  cruchon  de  bière;  les  œufs  et  le  beurre 
leur  sont  interdits.  Ils  travaillent  et  ils  se  taisent;  nul  ne  peut  parler 
sans  une  autorisation  spéciale  de  Tabbè.  Ils  pensent  que  pour  jouir  un 
jour  de  l'éternelle  lumière,  de  la  vision  béatifique,  il  faut  aimer  le  si- 
lence et  rentrer  avec  joie  dans  sa  cellule  :  de  cella  ad  cœium.  Leur  de- 
vise fait  penser  à  celle  de  sainte  Odile,  sur  la  montagne  de  laquelle 
on  se  rend  encore  en  pèlerinage:  «  Non  sofum,  sed  vœlum;  je  cliercbe 
le  ciel,  je  laisse  la  terre  à  qui  la  veut.  » 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Grad  parle  avec  sympathie  des  trappistes  d'OEblenberg,  il  leur 
rend  justice  comme  aux  sœurs  de  Niederbronn  et  aux  hospitalières  de 
la  Toussaint.  Mais  on  peut  être  certain  qu'il  ne  finira  pas  ses  jours  à 
la  Trappe.  Ceux  qui  le  connaissent  assurent  qu'il  est  étranger  à  toute 
exaltation,  qu'en  morale  comme  en  politique   il  incline  pour  les  ac- 
oommodemens,  pour  les  partis  mitoyens,  et  il  appartient  à  la  race  des 
doux  entêtés.  On  lui  persuaderait   difficilement  qu'il  faut  employer  sa 
vie  à  se  détacher  de  son  corps  par  la  mortification.  11  respecte  les  as- 
cètes, il  a  peu  de  goût  pour  l'ascétisme.  Outre  de  nombreuses  digres- 
sions sur  les  auberges  de  l'Alsace,  il  a  consacré  deux  chapitres  à  célé- 
brer les  chefs-d'œuvre  de  la  cuisine  alsacienne.  Vous  apprendrez,  en 
les  lisant,  que  les  raffinés  font  cuire  leur  choucroute  dans  du  vin  de 
Champagne  de  bonne  marque  et  la  réchauffent  dans  des  croûtes  de 
pâté  de  foie  d'oie,  encore  imprégnées  de  leurs  sucs.  Vous  apprendrez 
aussi  que  le  pâté  de  foie  d'oie  fut  inventé  à  Strasbourg  par  un  grand 
artiste   culinaire,    natif   de    Normandie  et    nommé  Close.    Ce    Close 
était  au  service  du  maréchal  de  Contades,  commandant  militaire  de  la 
province  d'Alsace   au  siècle  dernier.  Ce  fut  Close  qui  comprit  ce  que 
l'art  et  la  science   pouvaient   faire  d'un   foie  d'oie  ;   ce   fut  Close  qui 
imagina   d'en   affermir  la  substance  en  la  concentrant,  de  l'entourer 
d'une  douillette  de  veau  haché,  de  la  recouvrir  d'une  fine  cuirasse  de 
pâte  dorée  :  à  ce  corps,  il  donna  une  âme  en  y  mêlant  la  truffe  de  Pé- 
rigueux.  Lorsqu'on  1788  le  maréchal  quitta  l'Alsace,  Close  lui  faussa 
compagnie.  Il  resta  à  Strasbourg,  ouvrit  boutique  rue  de  la  Mésange. 
11  fit  fortune,  et  j'en  suis  bien  aise  ;  il  y  a  dans  ce  monde  tant  de  for- 
tunes moins  bien  acquises  ! 

Je  regrette  que  M.  Grad  n'ait  pas  ajouté  à  son  livre  un  chapitre  de 
psychologie  où  il  aurait  fait  le  portrait  de  l'Alsacien.  11  a  laissé  ce  soia 
à  ses  lecteurs  ;  il  les  informe,  il  les  renseigne,  c'est  à  eux  de  conclure. 
Je  ne  crois  pas  trop  m'avancer  en  affirmant  que  l'Alsacien  ne  dira  ja- 
mais avec  les  trappistes:  Solitudo  janua  cœli  ! — que  jamais  il  n'aspirera 
à  passer  d'une  cellule  dans  le  ciel.  Peuple  éminemment  sociable  et 
peu  enclin  au  mysticisme,  il' a  l'amour  du  bien-vivre,  des  réunions 
joyeuses,  des  longs  repas  et  des  longs  propos.  Il  ne  dit  pas  non  plus 
avec  sainte  Odile:  Non  solum,  sed  cœlum.  Nul  ne  savoure  plus  que  lui 
le  plaisir  de  posséder  et  l'orgueilleuse  satisfaction  du  bourgeois  qui  se 
sent  maître  chez  lui;  nul  n'est  plus  convaincu  que,  pour  être,  il  faut 
avoir,  que  la  propriété  est  le  signe,  la  manjue  visible  de  la  personne. 
Il  adopterait  plutôt  pour  devise  cette  inscription  qu'on  lit  sur  la  façade 
d'une  maison  de  Colmar  :  «  Accrescat  domui  simul  res  et  decus!  Puisse 
cette  maison  croître  en  honneur  comme  en  richesse  !  »  Un  mora- 
liste l'a  dit,  l'honneur  sans  fortune  est  une  chose  triste,  la  fortune  sans 
honneur  est  une  chose  infâme,  et  si  l'Alsacien  ne  cherche  pas  la  tris- 
tesse, il  déteste  l'infamie.  Habitant  une  terre  féconde  et  grasse  dont  il 


DEUX   LIVRES    SUR   l'aLSACE.  689 

a  centuplé  la  richesse  par  son  industrie,  le  bonheur  ne  l'a  jamais  en- 
gourdi, pas  plus  que  le  malheur  ne  le  décourage.  Au  milieu  de  ses 
jouissances,  le  désir  du  mieux  le  point,  l'aiguillonne.  Devenu  riche,  il 
travaille  encore,  et  non  seulement  il  travaille  beaucoup,  il  travaille 
bien.  Qu'il  soit  administrateur  ou  soldat,  industriel  ou  commerçant, 
peintre  ou  sculpteur,  il  éprouve  le  besoin  de  faire  en  conscience  tout 
ce  qu'il  fait  et  de  s'honorer  dans  l'œuvre  de  ses  mains.  D'autres  sen- 
tent davantage  le  prix  de  l'inutile;  utilitaire  dans  le  sens  le  plus  noble 
du  mot,  il  fait  volontiers  servir  son  bonheur  à  celui  d'autrui,  il  assure 
à  l'Alsace  une  part  dans  ses  joies  et  il  paie  son  impôt  à  la  félicité  pu- 
blique. Aucun  peuple  ne  possède  plus  que  lui  ces  fortes  vertus  bourgeoises 
qui  sont  le  fondement  le  plus  solide  de  la  prospérité  des  états.  Les  na- 
tions qui  ne  les  ont  pas  sont  capables  d'éclatantes  prouesses,  d'héroï- 
ques folies;  aujourd'hui  on  chante  leur  gloire,  demain  on  racontera 
leurs  chutes  et  leurs  misères.  Res  et  clecus  !  L'Alsacien  ne  sépare  jamais 
ces  deux  choses.  Il  fait  cas  de  la  richesse,  mais  il  exige  qu'elle  se 
rende  estimable. 

En  vain  affirme-t-on  de  l'autre  côté  du  Rhin  que  l'Alsacien  est  une 
race  essentiellement  allemande  ;  c'est  faire  abstraction  de  l'histoire. 
Par  son  tempérament,  par  sa  constitution  morale,  par  ses  idées,  par 
les  habitudes  de  son  esprit,  l'Alsacien  est  un  peuple  essentiellement 
mixte.  Le  prix  qu'on  attache  à  la  pureté  de  la  race  est  une  superstition  ; 
c'est  par  d'heureux  croisemens  que  s'améliore  l'espèce  humaine. 
Comme  on  l'a  dit,  l'Alsace,  celtique  dans  l'origine,  fut  welche  jusqu'au 
ix*"  siècle,  et  elle  revint  à  ses  destinées  primitives  lorsque  deux  cents 
ans  durant,  le  Rhin  la  sépara  de  nouveau  de  l'Allemagne.  Comme  on  l'a 
dit  aussi,  l'annexion  de  l'Alsace  à  la  France  fut  un  chef-d'œuvre  de  po- 
litique intelligente  et  généreuse.  Jamais  conquérant  n'eut  plus  de  mé- 
nagement pour  les  libertés,  pour  les  habitudes  d'une  population  con- 
quise. «  Une  noble  province,  profondément  attachée  à  ses  traditions, 
comprit  dès  le  premier  moment  qu'elle  pouvait  devenir  française  en 
restant  elle-même.  »  Louis  XIV  mit  son  honneur  à  ne  pas  toucher  aux 
institutions  républicaines  de  Strasbourg. 

La  révolution  assimila  l'Alsace  aux  autres  provinces  françaises,  et 
l'Alsacien  s'y  prêta  sans  peine,  tant  les  principes  de  1789  étaient  en- 
trés rapidement  dans  sa  tête  et  dans  son  sang.  On  ne  le  prit  pas,  il  se 
donna.  Comme  tout  autre  Français,  il  était  devenu  égalitaire  dans 
l'âme;  il  s'était  converti  à  la  nouvelle  justice  sociale,  il  détestait  les 
privilèges,  les  droits  personnels  et  les  prérogatives  de  classes,  tout  ce 
qui  déshonore  l'obéissance  et  la  change  en  servitude.  Au  surplus,  la 
révolution  respectait  sa  langue.  La  France  a  de  dangereux  défauts,  elle 
a  aussi  des  vertus  qui  lui  sont  propres,  et  elle  a  fait  plus  d'une  fois  ce 
qu'aucun  autre  peuple  ne  pourrait  faire.  Par  l'éducation  qu'elle  lui  a 
TOME  xcvi.  —  1889.  Iik 


690  REVUE   BES    DEUX    MOTNDES. 

donnée,  l'Alsacien  est  devenu  un  Français  qui  parle  aliemand.  Mais 
cette  méthode  française,  qui  se  confie  dans  l'action  du  temps  et  dans 
la  force  d'attraction,  les  nouveaux  maîtres  de  l'Alsace  n'ont  eu  garde  de 
l'appliquer,  et  on  a  pu  dire  «qu'il  en  est  decertains  vainqueurs  comme 
des  parvenus  de  la  finance,  qu'il  leur  faut  du  pouvoir  comptant  et  de 
l'obéissance  immédiate,  comme  aux  autres  de  l'amour  tout  fait.  » 

Ce  que  souffrent  et  endurent  aujourd'hui  les  Alsaciens,  nous  le  sa- 
vons tous;  mais  ce  sont  les  Alsaciens  eux-mêmes  qui  le  disent  ie 
mieux,  et  personne  ne  s'en  est  si  bien  expliqué  que  l'auteur  d'un  petit 
livre  intitulé  la  Qucsiion  d'Alsace,  et  signé  Jean  Heimweh  (1).  Ce  petit 
livre,  dont  on  ne  saurait  trop  recommander  la  lecture,  est  destiné  à 
nous  faire  comprendre  pourquoi  l'Alsace  a  tant  de  peine  à  accepter  sa 
nouvelle  condition.  Si  lourd  que  soit  le  joug  étranger  et  quelques  som- 
bres chagrins  que  puisse  éprouver  un  peuple  dont  on  dispose  sans  1« 
consulter,  il  se  résigne  plus  facilement  à  son  sort  quand  le  conquérant 
lui  apporte  des  idées  politiques  ou  sociales  qu'il  peut  croire  supérieures 
aux  siennes.  L'apprenti  écoute  son  maître,  et  il  devient  maître  à  son 
tour.  Malheureusement,  quoiqu'ils  le  traitent  en  écolier,  l'Alsacien  re- 
garde ses  nouveaux  professeurs  comme  les  représentans  d'une  poli- 
tique surannée,  auxquels  il  pourrait  en  remontrer.  Ils  lui  enseignent 
le  dogme  du  droit  divin,  qu'il  a  rejeté  depuis  longtemps,  et  ils  lui 
prêchent  le  militarisme,  qui  répugne  à  ses  mœurs,  à  son  caractère,  à 
ses  habitudes,  à  ses  goûts.  Le  militarisme  ne  consiste  pas  à  entrete- 
nir une  grande  et  puissante  armée,  dont  la  prospérité  est  un  des  pre- 
miers intérêts  de  l'état;  il  consiste  à  introduire  l'esprit  et  la  discipline 
militaires  dans  les  administrations  civiles,  et  l'Alsacien  croit  rêver 
quand  on  lui  apprend  qu'à  Berlin  le  plus  grand  honneur  qu'on  puisse 
faire  à  un  ministre  de  la  justice,  âgé  de  cinquante-cinq  ans,  est  de  le 
promouvoir  au  grade  de  sous^lieutenant. 

L'empereur  d'Allemagne,  comme  le  remarque  M.  Heimweh,  est  un 
tout  autre  personnage  qu'un  chef  d'état  français  du  xix"  siècle,  fût-il 
un  Bourbon  ou  un  Napoléon.  Dans  le  cri  de  guerre  de  sa  nation,  il  est 
nommé  après  Dieu  et  passe  avant  la  patrie.  11  est  par-dessus  tout  le 
chef  de  l'armée  ;  ministres  et  généraux  tiennent  de  lui  toute  leur  auto- 
rité et  doivent  service  à  sa  personne.  En  même  temps  il  est  le  père  de 
ses  peuples,  un  vrai  père  de  famille,  revêtu  d'une  majesté  toute  pa- 
triarcale. 11  accepte  des  conseils,  il  ne  souffre  pas  qu'on  discute  ses 
droits,  et  tour  à  tour  c'est  Jacob  gouvernant  ses  tentes  et  ses  trou- 
peaux ou  César  commandant  à  ses  légions.  «  Loin  de  moi,  dit  M.  Heim- 
weh, la  pensée  de  dénigrer  des  souverains  qui  presque  tous  ont  fait 
leur  métier  en  conscience.  Je  voudrais  seulement  donner  à  entendre 

(t)  La  Question  d'Alsace,  par  Jean  Hoimweh.  Paris,  1889;  Hachette  et  G'. 


DEUX    LIVRES    SUR    l'aLSAGE.  691 

qu'iFs'  nous  paraissent  d^un  autre  âge  ou  plutôt,  si  je  puis  ainsi  parier 
sans  iiTévcrence,  d'une  autre  faune.  Nous  nous  émerveillons  de  la 
robuste  conviction  avec  laquelle  ils  disent  :  Mon  peuple,  nnon  armée, 
de  l'assurance  avec  laquelle  ils  parlent  de  leurs  droits  héréditaires  et 
historiques.  » 

L'Alsacien  se  soumet  facilement  aux  règles  établies  par  la  loi;  mais, 
allât-il  volontiers  en  pèlerinage  sur  la  montagne  de  Sainte-Odile,  on 
aura  bien  de  la  peine  à  lui  persuader  que  la  loi  s'incarne  dans  an 
homme  et  que  son  souverain  est  un  être  à  demi  divin.  Il  se  plaint 
que,  parvenu  à  l'âge  de  raison,  on  lui  raconte  des  fables,  qu'on  lui 
enseigne  une  mythologie  politique  qu'il  avait  désapprise,  et  qu'il 
désespère  de  rapprendre  jamais.  «  Le  régime  allemand  tend  à  rame- 
ner l'Alsace  en  arrière.  Quel  que  soit  son  degré  de  culture,  chaque 
Alsacien  a  conscience  de  cet  effet.  Il  nous  semble  à  tous  que  nous 
soyons,  par  l'opération  du  traité  de  Francfort,  revenus  à  quelque  exis- 
tence antérieure,  dont  nous  aurions  gardé  le  souvenir  confus.  On  nous 
réintègre  petit  à  petit  dans  la  dépouille  de  nos  aïeux,  si  bien  que  la 
révolution,  que  nous  avions  l'habitude  de  regarder  dans  le  passé,  com- 
mence à  poindre  pour  nous  sur  l'autre  bord,  du  côté  de  l'avenir.  Il 
serait  dur,  cependant,  d'avoir  à  la  recommencer  et  de  devenir  le  levain 
qui  fera  fermenter  un  jour  le  peuple  allemand.  Dieu  nous  épargne  on 
rôle  aussi  ingrat  !  » 

L'Alsacien  est  un  peuple  très  gouvernable.  Il  rend  à  César  ce  qui  ap- 
partient à  César;  mais  il  demande  à  ses  gouvernans  de  ne  pas  s'in- 
gérer dans  sa  vie  privée,  de  le  laisser  tranquille  dans  sa  maison,  où 
César  n'a  rien  à  voir,  de  se  mêler  le  moins  possible  de  ses  affaires  et 
de  ses  joies.  Il  déteste  les  tracasseries  et  les  vexations  inutile». 
Auam  régime  ne  lui  est  plus  insupportable  que  celui  d'une  police  indis- 
crète, méfiante  et  chagrine,  qui  flaire  partout  des  complots,  qui  mul- 
tiplie comme  à  plaisir  les  enquêtes,  les  chicanes,  les  difficultés,  les 
incidens  fâcheux,  et  le  régime  policier  auquel  il  est  désormais  soumis 
joint  à  l'intolérance  l'esprit  de  minutie  et  la  pédanterie  des  vétilles. 

D'autre  part,  s'il  consent  à  se  laisser  gouverner,  il  désire  qu'on  ne 
l'administre  pas  trop.  Une  feuille  humoristique  de  Berlin  racontait  qu'un 
ètrangerde  passage  dans  cette  ville  s'était  plaint  de  n'y  point  trouver  de 
décrottcurs.  u  De  quoi  vous  étonnez-vous?  lui  fut-il  répondu.  Ils  sont  tous 
sous-préfets,  directeurs  decerclesen  Alsace- Lorraine.»  On  affirme  pour- 
tant que  ces  directeurs  sont  pour  la  plupart  des  gens  corrects,  appliqués 
à  leur  tâche  et  capables  de  s'en  acquitter  avec  intelligence.  Mais  quoi  ï 
leur  consigne  est  d'administrer  à  outrance,  et  ils  exécutent  leurs  in- 
structions avec  un  zèle  désespérant.  Comme  ils  sont  deux  fois  plus 
nombreux  que  ne  l'étaient  jadis  les  sous-préfets,  comme  chacun  d'eux 
est  doublé  d'un  assesseur  et  qu'assesseurs  et  directeurs  se  donnent  au 


692  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


I 


moins  cinq  fois  plus  de  peine  qu'un  fonctionnaire  français,  jugez  du 
repos  que  ces  bergers  laissent  à  leurs  brebis,  qu'ils  sont  chargés  de 
ramener  dans  la  bonne  voie,  en  les  guérissant  de  leurs  inclinations 
dangereuses  et  de  leurs  appétits  criminels.  «  Deux  multipliés  par 
deux  font  quatre,  qui,  multipliés  par  cinq,  font  vingt.  Nous  sommes,  au 
bas  mot,  vingt  fois  plus  administrés  qu'autrefois,  sans  compter  la  po- 
lice et  les  gendarmes.  Il  nous  semble  être  retournés  au  collège  ;  de 
nouveau  nous  marchons  en  rang,  nous  faisons  des  devoirs  et  surtout 
des  pensums,  et  l'on  nous  astreint  au  silence,  même  pendant  les  ré- 
créations. » 

Les  gouvernans  de  l'Alsace-Lorraine  blessent  l'Alsacien  dans  toutes 
ses  idées  françaises  et  aussi  dans  ce  que  ses  mœurs  et  ses  habitudes 
ont  conservé  de  germanique.  L'Allemand  se  passe  en  une  certaine 
mesure  des  libertés  constitutionnelles.  Jusqu'ici  du  moins,  il  n'a  pas 
témoigné  que  le  système  parlementaire  fût  nécessaire  à  son  bonheur  ; 
il  souffre  que  ses  princes  choisissent  leurs  ministres  en  ne  consultant 
que  leurs  convenances,  sans  se  mettre  en  règle  avec  l'opinion  publique 
et  avec  les  votes  des  chambres.  En  revanche,  il  y  a  deux  choses  aux- 
quelles il  tient  beaucoup  :  ce  sont  ses  libertés  communales  et  le  droit 
d'association.  Grâce  à  la  nouvelle  loi  des  maires,  votée  en  juin  1887, 
c'en  est  fait  des  franchises  municipales  dans  les  provinces  annexées. 
Qu'une  commune  passe  pour  être  animée  d'un  mauvais  esprit,  on  lui 
donne  à  ses  frais  ce  qu'on  appelle  un  maire  professionnel;  est-elle 
pauvre,  ne  peut-elle  pourvoir  à  l'entretien  de  ce  fonctionnaire,  on  as- 
socie à  son  triste  sort  une  ou  plusieurs  communes  voisines,  qu'on 
charge  de  parfaire  le  traitement.  Ce  maire,  qui  devient  seigneur  d'un 
nouveau  fief,  est  un  Allemand,  officier  en  disponibilité  ou  sous-officier 
en  retraite,  client  nécessiteux  de  quelque  puissant  personnage  de  Ber- 
lin. «  Il  vivait  maigrement  dans  son  pays,  on  l'engraisse  à  nos  dépens. 
Le  seigneur  d'autrefois  traitait  rudement  ses  vassaux,  mais  il  lui  arri- 
vait quelquefois  de  les  protéger;  notre  sire  commissionné  attaque  les 
siens  à  coups  de  notes  secrètes  et  de  rapports  confidentiels  ;  jamais  il 
ne  prend  leur  défense.  »  S'avise-t-il  de  se  laisser  apprivoiser,  de  s'hu- 
maniser, d'avoir  des  procédés  et  des  égards,  on  le  remplace  bien  vite, 
et  la  commune  doit  payer  à  la  fois  sa  pension  et  les  émolumens  de  son 
successeur. 

Quant  aux  associations ,  quel  qu'en  fût  l'objet,  sociétés  chorales, 
sociétés  de  gymnastes,  le  cercle  mulhousien  et  ses  neuf  sections, 
orphéon,  chœur  de  demoiselles,  union  musicale,  fanfare,  école  de 
musique,  sociétés  de  zoologie,  de  botanique,  section  dramatique,  elles 
ont  été  dissoutes  les  unes  après  les  autres.  Des  sociétés  de  prévoyance 
et  de  secours  mutuel  ont  eu  le  même  sort  ;  il  y  a  partout  du  poison  et 
partout  du  danger.  «  Bientôt,  disait  le  Journal  d'Alsace,  il  ne  restera 


II 


DEUX    LIVRES    SUR   l' ALSACE.  693 

plus  chez  nous  aucune  trace  des  anciennes  associations  qui  n'avaient 
qu'un  but  social,  récréatif  et  artistique.  Le  vide  et  la  tristesse  étaient 
déjà  très  grands,  mais  il  paraît  que  ce  vide  et  cette  tristesse,  il  les  faut 
plus  complets  encore.  »  Ce  n'est  pas  l'Allemagne  qui  gouverne  l'Alsace- 
Lorraine,  c'est  la  Prusse,  et  le  caractère  de  la  Prusse  est  de  ne  rien 
faire  à  demi. 

«  —  Vous  nous  avez  répété  bien  souvent,  disent  les  Alsaciens  à  leurs 
maîtres,  que  nous  étions  une  race  essentiellement  allemande,  des  frères 
détachés  de  la  grande  famille  par  la  violence  et  l'astuce  du  Gaulois. 
Traitez-nous  comme  des  Allemands;  nous  ne  demandons  qu'à  jouir 
des  droits  que  possèdent  les  Wurtembergeois,  les  Saxons  et  les  Prus- 
siens eux-mêmes.  —  N'y  comptez  pas,  leur  a-t-on  répondu.  Long- 
temps encore  vous  ne  serez  pour  nous  que  des  Allemands  de  troisième 
classe,  et  la  dictature  est  le  seul  régime  qui  vous  convienne.  »  —  Les 
professeurs  d'universités  et  les  poètes  très  romantiques  affectent  de 
considérer  l'Alsace  comme  une  province  allemande.  Mais  pour  le  gé- 
néral prussien,  c'est  le  bastion,  le  glacis  de  l'empire,  un  vaste  camp 
retranché,  qu'il  faut  gouverner  militairement  et  soumettre  à  toutes  les 
servitudes  qui  accompagnent  l'état  de  siège.  Pour  les  fonctionnaires 
d'outre-Rhin,  c'est  un  pays  de  promission;  les  employés  nécessiteux  y 
touchent  de  hautes  payes  et  s'y  refont  de  leurs  misères.  Pour  laGazette 
de  l'Allemagne  du  Nord,  c'est  un  endroit  où  M.  de  Bismarck  expérimente 
un  nouveau  système  fort  curieux,  fort  intéressant,  la  méthode  du  régime 
cellulaire  appliquée  à  la  politique  et  à  l'éducation  des  peuples,  dont  on 
mate  les  passions  perverses  par  l'isolement  et  la  tristesse.  Pour  la 
Gazette  de  la  Croix,  c'est  une  terre  souillée  par  l'adoration  des  idoles, 
où  des  missionnaires  éperonnés  et  bottés  rétablissent  le  vrai  culte, 
«  celui  du  dieu-soldat  qu'on  glorifie  au  jour  anniversaire  de  Sedan  et 
qu'on  mobilise  avec  l'armée.  » 

Une  des  plus  belles  fresques  alsaciennes  du  xiv*  siècle  représente 
Catherine  de  Sienne,  à  qui  le  Christ  donne  le  choix  entre  une  cou- 
ronne d'épines  et  une  couronne  d'or,  et  qui  refuse  l'or,  réclame  les 
épines  :  «  Je  t'ai  livré  ma  volonté,  mon  doux  Seigneur,  et  je  demande 
à  te  suivre  à  travers  les  souffrances.  »  Comme  cette  sainte ,  l'Alsace  a 
généreusement  choisi  les  épines.  Ce  ne  sont  pas  les  pays  les  plus 
puissans,  ni  les  plus  riches,  ni  même  les  plus  libres,  qui  forment  la 
véritable  aristocratie  des  nations;  ce  sont  les  peuples  qui  savent  souf- 
frir et  espérer. 

G.  Valbert. 


I 


REVUE    LITTÉRAIRE 


Les  Artistes  littéraires^  par  M.  Maurice  Spronck.  Paris,  1889;  Calmana  Lévy. 


Disons  d'abord  deux  mots  du  titre  de  ce  livre,  qui  est  obscur,  et  de 
so»  obj,et,  qui  pourrait  bien  n'être  pas  aussi  nouveau,  qu'arbiti'aia'e. 
Dans  l'œuvre  ou  dans  la  vie  de  ceux  qu'il  appelle  du  nom  d'.lrfisto 
littéraires,  et  qui  ont  pour  trait  commun  et  pour  air  de  famille  d'avoir 
non-seulement  écrit,  mais  vécu,  comme  si  leur  art  était  à  lui-même 
son  origine,  son  moyen,  et  s;a  ûm,  ou  encore  sa  raison  d'être,  son  objet, 
et  son  but,  M.  Maurice  Spronck  s'est  donc  proposé  de  diercher  l'ex- 
pression de  notre  vie  *  intellectuelle  contemporaine,  et  surtout  sen- 
sorielle et  sentimentale,  à  son  degré  suprême  d'intensité.  »  C'est  u* 
peu  ce  qu'avaient  fait,  voilà  déjà  quelques  années,  M.  Paul  Bouxget, 
dans  ses  Essais  de  psychologie  contemparaine;  et  M.  Taine,  longtemps 
avant  lui,  mais  pour  toate  une  grande  nation^  dans  son  llistoù-e  Je 
la  liltérature  anglam.  11  y  a  seulement  une  nuance;  et  M.  Spronck: «ne 
reconnaît  ([u'une  sorte  de  littérature  dont  on  puisse  dire  qu'elle  soit 
«  rexpres&ion  de  la  société  :  »  c'est  la  littérature  «  artiste,  »  épurée, 
pour  ainsi  parler,  de  toute  intention  morale  ou  utilitaire,  et  n'ayant 
d'autre  mesure  de  sa  valeur  que  la  beauté,  ou  plutôt  la  rareté  des  sen- 
sations qu'elle  nous  procure.  M.  Taine  avait  cru  qu'autant  au  moins  que 
David  Copperfield  et  ijuc  les  Idylles  du  roi,  les  Histoires  de  Macaulay  et 
la  Logique  de  Stuart  Mill  reflétaient,  comme  on  dit  aujourd'hui,  l'àme 
anglaise  contemporaine.  M.  Bourget,  dans  ses  Essais,  à  côté  de  Flau- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  695 

bert  et  de  M.  Leconte  de  Lisle,  de  Charles  Baudelaire  et  des  frères  de 
GoDcourt,  avait  encore  fait  une  place  considérable  à  M.  Taine  lui-même, 
à  M.  Renan,  à  M.  Dumas.  M.  Spronck,  lui,  n'admet  plus  à  l'horineur 
de  témoigner  de  la  vie  «  intellectuelle,  sentimentale,  et  sensorielle  » 
de  leur  temps,  que  l<^s  artistes  littéraires  :  Gautier,  Baudelaire,  MM.  de 
Concourt,  M.  Leconte  de  Lisle,  Flaubert  et  M.  Théodore  de  Banville; 
et,  sans  doute,  c'est  ce  qui  fait  l'originalité  de  son  point  de  vue,  mais 
c'est  ce  qui  en  fait  aussi  l'étroitesse  ;  —  et,  comme  nous  disions,  l'ar- 
bitraire. 

II  l'a  d'ailleurs  bien  senti  lui-même;  -et  ce  n'est  pas  pour  une  autre 
raison  que,  dans  le  premier  chapitre  de  son  livre,  il  nous  a  proposé 
toute  une  Théorie  de  l'art  en  général,  quelque  peu  superficielle,  vague 
et  flottante  encore  en  son  contour,  mais  enfin,  telle  quelle,  dont  l'objet 
est  de  servir  d'excuse  à  ses  omissions.  Elle  ne  les  justifie  point;  et  ici 
même,  tout  récemment,  nous  avons  essayé  de  montrer  qu'assurément 
M.  Taine  et  M.  Dumas  n'oat  pas  exercé  sur  les  transformations  de  la 
pensée  contemporaine  une  moindre  influence  que  Gustave  Flaubert.  Si 
nous  n'avons  pas  ajouté  qu'ils  en  ont  exercé  tous  les  trois  une  beau- 
coup plus  grande  que  les  auteurs  de  R(  née  Mavpen'n  et  de  Germinie  Lacer- 
tei(X,  c'est  que  nous  avons  cru  que  tout  le  monde  en  était  convaincu 
comme  de  l'évidence.  Pour  être,  en  effet,  vides  ou  dépouillées  de 
toute  «  arrière-pensée  scientifique,  politique  ou  morale,  »  c'est  une 
question,  que  desavoir  si  les  créations  du  roman  ou  de  la  poésie  en  sont 
plus  conformes  au  véritable  objet  de  l'art.  Mais  ce  qui  n'en  fait  cer- 
tainement pas  une,  c'est  que,  dans  un  siècle  comme  le  nôtre,  agité 
d'une  infinité  de  préoccupations  «  scientifiques,  politic[ues  ou  morales,  » 
les  œuvres  où  l'avenir  n'en  retrouvera  pas  quelque  trace,  n'exprime- 
ront pour  lui,  comme  pour  nous,  que  la  moindre  part  de  l'esprit  de  ce 
siècle.  M.  Spronck  n'a  pas  démontré,  et,  il  aura  beau  faire,  il  ne  dé- 
montrera pas  qu'une  œuvre  d'art  soit  d'autant  plus  expressive  ou  si- 
gnificative qu'elle  est  plus  curieuse,  si  même  ce  ne  sont  là  des  qualités 
assez  différentes  pour  n'avoir  peut-être  entre  elles  aucune  commune  me- 
sure. Allons  encore  plus  loin.  Où  l'on  retrouve  l'esprit  d'un  siècle  et  d'une 
génération,  c'est  constamment  dans  les  œu\Tcs  les  moins  curieuses, 
les  moins  personnelles,  par  conséquent,  qu'ils  nous  aient  léguées, 
c'est  dans  le  roman  de  Frédéric  Soulié,  c'est  dans  le  théâtre  d'Eugène 
Scribe,  c'est  dans  les  poésies  de  M.  Auguste  Vacquerie;  ce  n'est  déjà 
ni  dans  les  Feuilies  d'automne  ou  dans  les  AJédilatiovs,  ni  dans  les  pro- 
verbes ou  dans  les  comédies  de  Musset,  ni  dans  les  romans  eniin  de 
Stendhal;  mais  c'est  encore  bien  moins  dans  l'œuvre  de  ces  «  artistes 
littéraires  »  dont  j'ai  craint  bien  souvent  pour  eux,  que  l'originalité  ne 
fût  savamment  élaborée  de  quelque  singularité  naturelle  d'esprit,  de 
beaucoup  dic  parti-pris,  et  d'un  peu  de  charlatanisme. 


696  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Mais,  si  je  voulais  insister,  je  m'éloignerais  trop  du  livre  de  M.  Spronck, 
ou  du  moins  je  donnerais  le  change,  et  l'on  ne  verrait  pas  ce  que  j'en 
apprécie.  C'est  qu'étant  l'œuvre   d'un  nouveau-venu,  —  car  je  ne  me 
rappelle  pas  avoir  rien  lu  de  M.  Spronck,  —  son  livre  nous  apporte,  sur 
Tauteur  des  Fleurs  du  mal  ou  sur  celui  de  Madame  Bovary,  le  témoi- 
gnage ou  l'écho  des  opinions  et  des  conversations,  comme  dirait  M,  Dau- 
det, du  «  bateau  »  qui  nous  suit.  Depuis  plus  de  vingt-cinq  ans,  en  effet, 
que  nous  lisions  pour  la  première  fois,  dans  le  lourd  silence  de  l'étude 
du  soir,  à  l'abri  d'un  Quicheral,  les  vers  de  Baudelaire  ou  les  romans  de 
Flaubert,  c'étaient  alors  des   contemporains,  et  ils  sont   devenus  des 
anciens  maintenant  :  M.  Spronck  dirait  volontiers  des  classiques.  Aussi, 
quand    nous   les  relisons ,  quelque   effort  que   nous   fassions  sur  ou 
contre  nous-mêmes,  nous  avons  nos  idées  préconçues,  et  notre  impres- 
sion se   mélange  ou   s'altère  du  ressouvenir  des  impressions   d'au- 
trefois. Mais,  historiens  ou  critiques,  s'il  nous  est  arrivé,  non  pas  une 
fois,  mais  dix  fois,  mais  vingt  fois  de  parler  d'eux,  quelles  difficultés 
alors,  quelle    peine,  si   nous    en    reparlons,  pour   ne  pas  abonder 
comme  involontairement  dans  notre  propre  sens  !  Tout  change  autour 
de  nous,  on    nous  le  dit,  et  nous  le  voyons  bien,  et  nous   sentons 
que  nous  changeons  nous-mêmes  :  il  n'y  a  précisément  que  nos  pré- 
jugés qui  ne  changent  guère;  et,  dans  la  fuite  universelle  des  choses, 
nous  nous  y  attachons  comme  aux  plus  sûrs  témoins  de  notre  identité. 
De  loin  en  loin,   et  même  plus  souvent,  il  est  donc  bon  que  ceux  qui 
nous  suivent,  nous  avertissent;  et,  qu'en  nous  irritant  au  besoin,  ils 
nous  obligent  non  pas   peut-être  toujours  à  refaire  nos  opinions  ou 
notre  siège,  mais  à  revoir  les  unes  et  à  corriger  l'autre.  De  nouveaux 
points  de  vue,  qui  contrarient  les  nôtres,  nous  obligent  à  trouver  de  nou- 
velles raisons  d'y  persister,  plus  détaillées  et  plus  démonstratives,  ou, 
au  contraire,  quelque  moyen  de  les  ajuster  tous  ensemble  et  de  les  con- 
cilier sous  un   point  de  vue  supérieur.   C'est  l'utilité  que  nous  avons 
trouvée  pour  notre  part  dans  le  livre  de  M,  Spronck.  Voilà  donc  ce  qu'on 
pense  aujourd'hui,  parmi  les  jeunes  gens, —  et  M.  Spronck  est  un  jeune 
auteur,  du  moment  qu'il  écrit  ou  qu'il  imprime  pour  la  première  fois, 
—  de  Baudelaire  et  de  Flaubert,  de  Théophile  Gautier  et  de  M.  Théo- 
dore de  Banville.  Ou,  si  M.  Spronck  était  peut-être  moins  jeune  que 
nous  ne  le  supposons,  voici,  sur  les  Odes  funambulesques  et  sur  Made- 
moiselle de  Maupin,  sur  les  Paradis  artificiels  et  sur  la  Tentation  de  saint 
Antoine,  l'opinion  désintéressée  d'un  homme  à  qui  n'ont  pas  suffi  les 
opinions  des  autres,  qui  s'est  fait  à  lui-même  la  sienne,  et  qui  se  l'est 
faite  pour  écrire   son  livre.  Elle  vaut   la  peine  d'être  enregistrée;  el 
signalée  à  tous  ceux  que  l'histoire  de  la  littérature  n'a  pas  encore  cessé 
d'intéresser. 

Sur  Théophile  Gautier,  M.  Spronck  n'a  rien  dit  de  bien  neuf  ni  de 


REVUE    LITTÉRAIRE.  697 

très  personnel  :  il  s'est  efforcé  seulement  de  nous  faire  mieux  connaître 
l'homme,  et  surtout  de  montrer  qu'en  somme  l'auteur  d^Émaux  et 
Camées  avait  peut-être  moins  manqué  d'idées  qu'on  ne  l'a  bien  voulu 
dire.  Ce  serait  un  phénomène  en  effet  trop  extraordinaire,  et  un  mi- 
racle d'impuissance  que,  dans  «  la  formidable  masse  de  livres,  de  bro- 
chures, ou  de  chroniques  qui  représentent  son  œuvre,  »  un  écrivain 
de  la  valeur  de  Théophile  Gautier,  pendant  un  demi-siècle,  n'eût  pas 
déposé  quelques  idées  au  moins,  d'une  «  essence  particulière  et  peu 
répandue,  »  mais  des  idées  pourtant;  et  nous,  là-dessus,  nous  parta- 
gerons d'autant  plus  aisément  l'opinion  de  M.  Maurice  Spronck  qu'il 
nous  souvient  de  l'avoir  exprimée  avant  lui.  «  Sous  l'abondance,  sous 
la  richesse,  l'étrangeté  même  des  métaphores  dont  il  aime  à  se  servir, 
disions-nous  en  ce  temps-là,  les  idées  de  Gautier  ne  sont  pas  seulement 
plus  nettes  qu'on  ne  l'a  bien  voulu  dire,  elles  sont  plus  profondes;  » 
et  nous  le  faisions  voir.  Mais  si  d'ailleurs  on  nous  opposait  que  les 
idées  de  Gautier  sont  plastiques,  c'est-à-dire  à  peu  près  uniquement 
relatives  à  la  matière  et  à  la  forme  de  son  art,  M.  Spronck  a  très  bien 
montré  que  sa  conception  de  l'art,  —  si  peut-être  elle  ne  l'impliquait 
pas  d'abord,  —  a  fini  par  devenir  toute  une  conception  de  la  vie.  Qui 
donc  a  dit  que  ce  qui  caractérisait  éminemment  l'esprit  de  la  renais- 
sance italienne,  c'était  d'avoir  conçu  la  vie  même  comme  une  œuvre 
d'art,  et  l'art  comme  la  raison  d'être  ou  l'objet  de  la  vie?  Il  y  a  quelque 
chose  de  cela  dans  Théophile  Gautier,  quoi  que  l'on  puisse  d'ailleurs 
penser  d'Albertus  ou  de  Forlunio,  du  Roman  de  la  Momie  ou  d^Èmanx 
et  Camées;  —  et  c'en  est  assez  pour  que  sa  mémoire  soit  assurée  de 
vivre. 

Faut-il  aussi  voir  en  lui,  comme  le  veut  M.  Spronck,  «  l'un  de  ces 
grands  désespérés  qui  nous  ont  redit  si  douloureusement  leur  incu- 
rable tristesse;  »  et,  quand  un  jour  on  étudiera  de  plus  près  qu'on  ne  l'a 
fait  encore  le  mal  du  siècle,  —  je  crois  que  quelqu'un  s'en  est  donné 
la  tâche,  —  Mademoiselle  de  Maupin  passera-t-ellc  pour  un  «  document» 
de  la  même  valeur  que  René,  qu^Oberman,  que  Lélia,  que  la  Confession 
de  Musset?  J'en  doute;  mais  je  conviens  que  de  ce  roman  fameux,  et 
réputé  uniquement  scandaleux  ou  obscène,  M.  Spronck  a  fait  des  extraits, 
sinon  «  révélateurs,  «  mais  en  tout  cas  qui  donnent  à  penser.  «  J'ai  vécu 
dans  le  milieu  le  plus  calme  et  le  plus  chaste...  Mes  années  se  sont 
écoulées,  à  l'ombre  du  fauteuil  maternel,  avec  les  petites  sœurs  et 
le  chien  de  la  maison.  Eh  bien,  dans  cette  atmosphère  de  pureté  et  de 
repos,  sous  cette  ombre  et  ce  recueillement...  au  sein  de  cette  famille 
honnête,  pieuse,  sainte,  j'étais  parvenu  à  un  degré  de  dépravation 
horrible.  »  Sans  doute  il  faut  faire  ici  la  part,  non-seulement  de  la  fic- 
tion, mais  aussi  de  la  rhétorique.  Il  faut  la  faire  plus  grande  encore 
dans  cette  Comédie  de  la  mort  dont  on  dirait  que  M.  Spronck  oublie 


698  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

qu'elle  est  dans  l'œuvre  de  Gautier  ce  que  Notre-Dame  de  Parisesi  dacaê 
celle  de  Victor  Hugo  :  un  portail,  un  vitrail,  une  rosace,  la  Danse  ma- 
eabrc  mise  en  vers,  et  un  souvenir  aussi  de  Villon,  que  Gautier  sortait 
alors  de  lire  : 

Quand  je  considère  ces  têtes 
Entassées  en  ces  charniers, 
Tous  furent  maîtres  des  requêtes 
Au  moins  de  la  chambre  aux  deniers... 

Mais,  après  tout  cela,  il  ne  reste  pas  moias  que  Gautier  n'a  pas  dé- 
buté dans  la  vie  ni  dans  l'art  par  cette  impassibilité  dont  il  est  deveau 
plus  tard  le  théoricien,  et  dont  quelques  pièces  à^ Émaux  et  Camées  des- 
meureront  les  modèles.  Et  je  sais  bien  que  c'est  comme  si  l'on  disait 
qu'avant  d'être  parnassien  Gautier  fut  romantique,  mais  il  y  a  manière 
de  dire  les  choses,  et  M.  Spronck  les  a  dites  ici  d'une  manière  assez 
ingénieuse. 

Plus  indulgent  encore  pour  Baudelaire  que  pour  Gautier,  M.  Spronck 
n'hésite  pas  à  l'appeler  «  le  caractère  peut-être  le  plus  original  qu'ait 
produit  uolre  époque.  »  N'est-ce  pas  beaucoup  dire?  et  Toriginalité  de 
Baudelaire  n'aurait-elle  pas  consisté,  pour  une  bonne  part,  dans  son 
charlatanisme  ?  Qu'est-ce  donc  que  M.  Spronclc  trouve  de  tellement  origi- 
nal à  vivre  autrement  que  tout  le  monde;  et,  si  l'on  découvre  en  soi  quel- 
que principe  morbide,  que  l'on  connaisse  pour  tel,  qu'y  a-t-il  de  si  rare 
à  le  «  culliver,  comme  Baudelaire,  avec  jouissance  et  terreur,  »  pour 
s'en  faire  un  moyen  de  réputation  ou  un  instrument  de  vie  ?  C'est  ce  que 
font  les  monstres  de  la  foire.  11  est  vrai  que  M.  Spronck  lui,  voit  en  Beai>- 
delaire,  «de  tous  les  écrivains  de  notre  siècle  le  moins  occupé  de  la  ré- 
clame et  le  plus  dédaigneux  du  succès;  »  mais,  de  le  du-e,celane  suffit 
pas,  et  il  faudrait  l'avoir  prouvé.  C'est  ici  l'un  des  points  où  je  ne  puis 
me  rendre.  Je  serai  bien  vieux,  ou  je  serai  devenu  un  bien  plat  courtisan 
de  la  mode  et  de  l'opinion  quand  je  verrai  dans  Baudelaire  un  poète 
sincère;  et  plus  tôt  (lue  de  cesser  de  voir  en  lui  le  roi  des  mysti- 
ficateurs, on  me  fera  dire  que  Bouvard  et  Pccvchet  est  un  chef-d'œuvre 
d'esprit  parisien,  de  grâce  légère,  et  d'aimable  ironie.  J'accorde  donc 
seulement  à  M.  Spronck  qu'en  même  temps  qu'un  mystificateur  Bau- 
delaire fut  un  malade,  et  peut-être  le  commencement  d'un  fou. 

En  revanche,  et  après  avoir  encore  une  fois  relu  les  Fleurs  du  mal,  avec 
le  livre  de  M.  Spronck  sous  les  yeux,  il  me  semble  que  je  vois  mieux 
qu'autrefois,  comment,  par  quel  dangereux  prestige,  elles  ont,  depuis 
une  trentaine  d'années,  séduit  et  corrompu  tant  d'imaginations.  Je 
n'en  trouve  pas  les  vers  moins  prosaïques,  ni  surtout  moins  laborieux; 
quelques  beautés  ou  plutôt  quel  jues  curiosités  m'y  paraissent  toujours 
chèrement  payées  ;  les  thèmes  habituels  m'en  déplaisent  autant,  ceux- 


REVUE   LIT! ÉR AIRE.  699 

ci  pour  leur  banalité,  ceux-là  pour  leur  ignominie;  mais  M.  Spronck  a 
peut-être  raison,  et  l'on  sent,  à  travers  tous  ces  poèmes,  sous  cette 
perpétuelle  affectation,  circuler  en  quelque  manière  la  recherelie  active 
de  la  nouveauté.  «  D'autres  artistes,  dit  M.  Spronck,  se  sont  faits  les 
chanteurs  de  la  nature  ou  de  l'humanité.,  de  la  beauté  plastique  ou  de 
la  beauté  morale,  de  l'amouj*  terrestre  ou  de  l'amour  divin.  Quant  à 
Baudelaire,  le  but  suprême  qu'il  indique,  k  seul  vers  lequel  il  ait 
tendu  avec  une  énergie  continuelle  et  absorbante,  ce  fut  cette  abstrac- 
tion., —  où  il  faisait  tenir  tout  ce  qui  n'est  pas  humain,  terrestre,  réel, 
déjà  vu  et  déjà  senti.  »  Qu'est-ce  à  dire  ?  sinon  qu'il  a  enseigné  la  ma- 
aière  de  se  procurer,  à  défaut  de  la  vraie,  dont  on  man([ue,  l'air  au 
moins  et  les  apparences  de  la  fausse  originalité  ?  Peut-être  est-ce  la 
pire  \e<ion  que  l'on  puisse  doan«r  à  la  jeunesse  ;  car,  voulez-vous  être 
nouveau?  Ne  tâchez  pas  de  l'être.  Il  y  en  a  bien  des  raisons,  dont 
celle-ci  n'est  pas  l'une  des  moindres,  que  l'imitation  de  la  nature  et 
de  la  vérité,  qui  sont  le  commencement  de  l'art,  en  sont  aussi  le 
terme.  Avec  sa  théorie  de  l'artificiel,  avec  son  idée  «  d'une  création, 
due  tout  entière  à  l'art,  et  dont  la  nature  serait  complètement  absente,  » 
je  comprends  donc,  et  je  déplore  d'ailleurs  l'influence  qu'a  exercée  Bau- 
delaire. Mais  j'aurais  alors  voulu  qu'en  expliquant  la  théorie  M.  Spronck 
en  fît  voir,  —  je  ne  dis  pas  le  danger,  ce  n'était  pas  de  son  dessein,  ni  de 
l'objet  de  son  livre, —  mais  ce  qu'elle  a  d'artificiel  elle-même,  ou  plutôt 

i     d'illusoire.  Si  l'on  presse   les  termes,  qu'est-ce  qu'une  «  création  due 
tout  entière  à  l'art;  »  et  comment  d'une  œuvre  d'art,  si  compliquée 
soit-elle,  la  nature  peut-elle  être  complètement  absente? 
Une  formule  heureuse,  expressive  et  spirituelle,  c'est  celle   dont 

I  M.  Spronck  s'est  servi  pour  caractériser  les  frères  de  Goocourt  :  «  Le 
développement  exagéré  de  la  sensibilité  artistique  les  a  menés  tout 

I  (ktoit  à  l'impuissance  dans  l'art;  «  et,  si  je  ne  me  trompe,  il  serait  dif- 
ficile de  mieux  concilier  ce  que  les  admirateurs  de  G^'rmmie  Z/0(y/7€Ma7 
ou  de  Renée  Maupcrin  ont  loué,  louent  encore  dans  l'œuvre  des  deux 
frères  avec  ce  que  nous  avons,  nous,  toujours  regretté  de  n'y  pas  trou- 
ver, c'est  à  savoir  :  une  exécution  dont  la  valeur  d'art  soit  égale  à  leurs 
prétentions.  Vous  rappelez-vous  cette  Fréface  où  le  survivant  des  deux 
frères,  il  y  a  quelques  années,  revendiquait  pour  eux  l'honneur  d'avoir 
précédé  Flaubert  même  dans  les  voies  du  naturalisme,  et  se  plaignait 
à  ce  propos,  non  sans  quelque  amertume,  qu'on  les  eût  injustement 
frustres  du  plus  éclatant  de  leurs  titres  de  gloire?  Mais  il  en  faisait  va- 
loir aussi  deux  autres:  ils  avaient  découvert  le  xviii'' siècle,  disait-il,  et 
ils  avaient,  en  quelque  sorte,  inventé  le  japonisme.  C'éuit  justifier  tout 
ce  qu'on  leur  a  jamais  adressé  de  critiques.  Si  du  xvm"  siècle  ils  n'ont 

R  connu  que  les  boudoirs,  les  théâtres  et  les  cafés,  les  peintres  des  fêtes 
galantes  et  ceux  des  élégances  mondaines,  comment  auraient-ils  porté, 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


I 


dans  le  roman  naturaliste,  ce  sens  du  naturel  et  de  la  vérité  qu'il  exige 
avant  tout?  ou  encore,  pour  apprendre  à  rendre  et  à  voir  la  nature, 
quelle  école  que  l'art  japonais,  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire  !  et,  pour  des 
Occidentaux,  quelle  éducation  de  l'œil  et  de  la  main  !  Tiraillés  qu'ils 
étaient  entre  des  tendances  contraires,  les  frères  de  Concourt  n'ont 
donc  jamais  su  prendre  leur  parti  d'en  sacrifier  une  seule,  et  peut-être 
qu'ils  ne  l'eussent  pas  pu.  Bien  loin,  en  tout  cas,  de  connaître  leur 
intérêt,  j'entends  leur  intérêt  d'artistes,  qui  était  de  faire  l'éducation 
de  leur  sensibilité,  ils  se  sont  donnés  ou  livrés  à  leurs  sensations, 
dans  la  multiplicité  fugitive  desquelles  ils  ont  fini  par  ne  plus  pouvoir 
se  ressaisir  ou  se  retrouver  eux-mêmes.  «  Leur  woi  ne  persiste  pas 
dans  leurs  œuvres,  »  dit  avec  raison  M.  Spronck,  «  ni  même  dans 
leurs  confidences  ou  dans  leurs  souvenirs.  »  Et  comme  la  force  leur 
manquait,  ainsi  qu'à  tous  les  dilettantes,  pour  se  déprendre  de  leur 
plaisir,  ils  n'ont  pu  qu'ébaucher,  dans  tous  les  genres,  —  au  prix  de 
quel  labeur,  leur  Journal  nous  l'a  dit  !  —  les  chefs-d'œuvre  qu'ils 
avaient  rêvés.  «  Le  développement  exagéré  de  la  sensibilité  artistique 
les  a  menés  tout  droit  à  l'impuissance  dans  l'art.  »  Personne  encore 
ne  le  leur  avait  dit  aussi  nettement  que  M.  Maurice  Spronck  :  et  je 
crains  bien  que  son  jugement  sur  eux  ne  ressemble  déjà  beaucoup  à 
celui  de  la  postérité. 

C'est  qu'aussi  bien,  s'il  peut  suffire  de  l'imagination  ou  de  la  sensibi- 
lité pour  concevoir  une  œuvre  d'art,  c'est  la  volonté  seule  qui  l'exécute. 
M.  Leconte  de  Lisle  en  est  un  exemple.  Il  ne  s'est  pas  donné  son 
talent;  il  a  même  failli,  si  nous  en  croyons  ce  que  nous  raconte 
M.  Maurice  Spronck,  l'égarer  un  moment  dans  des  voies  qui  n'étaient 
pas  les  siennes  :  «  A  côté  du  penseur  nihiliste,  il  y  a  chez  lui  un  autre 
penseur  d'une  intelligence  très  moyenne,  celui-là,  assez  étroit  dans  ses 
utopies  d'humanitairerie  candide  et  de  libérahsme  intransigeant;  der- 
rière le  grand  génie  plastique  se  cache  un  versificateur  larmoyant  et 
poncif,  une  sorte  de  faiseur  de  romances  prétentieuses  et  sentimen- 
tales. »  Et  effectivement  ce  «  versificateur,  »  M.  Spronck  le  retrouve 
dans  quelques  ballades,  dans  quelques  chansons,  dans  quelques  histo- 
riettes, moitié  musulmanes,  moitié  chevaleresques,  telles  que  la  Fille 
de  l'Émir;  et,  cet  «  autre  penseur,  »  il  nous  le  montre  dans  le  Caté- 
chisme républicain  et  dans  VHistoire  populaire  de  la  Révolution.  Nous 
avions  oublié  le  second;  et,  pour  être  franc,  dans  les  Poèmes  bar- 
bares, nous  n'avions  pas  aperçu  le  premier.  11  y  est  cependant,  et, 
avertis  par  M.  Spronck,  nous  en  convenons  maintenant.  Mais  pour 
qu'ils  ne  reparussent  plus  l'un  et  l'autre  qu'à  de  lointains  inter- 
valles, ce  fut  assez  que  l'Inde  antique  se  révélât  au  poète  qui  ne  se 
connaissait  pas  encore,  et  dans  ces  thèmes  légendaires,  préhistoriques 
et  métaphysiques,  lorsque  M.  Leconte  de  Lisle  eut  trouvé  la  matière 


I 


REVUE    LITTÉRAIRE.  701 

de  sa  poésie,  on  peut  dire  que  sa  vie  n'eut  plus  d'objet  que  de  se  l'as- 
similer. Il  en  prit  même  des  moyens  qui  nous  ont  paru  toujours  un 
peu  puérils,  comme  de  transcrire  littéralement  les  noms  sanscrits, 
grecs  ou  Scandinaves,  ce  qui  rend  quelquefois  ses  vers  difficultueux  à 
lire  et  terribles  à  prononcer.  La  «  couleur  «  en  est-elle  pour  cela  plus 
authentique?  et  la  substance  des  Pouranas  a-t-elle  passé  tout  entière, 
comme  le  dit  M.Spronck,  dans  l'œuvre  du  poète?  C'est  une  question  secon- 
daire ,  si  son  œuvre  est  là,  debout  devant  nous,  unique,  incomparable 
en  son  genre,  et  aussi  supérieure  à  tant  d'imitations  qui  l'ont  suivie, 
que  différente  en  tout  de  cette  Légende  des  siècles  à  laquelle  on  l'a  trop 
souvent  et  indûment  comparée. 

Quant  à  la  signification  plus  intérieure  de  l'œuvre,  et  quant  à  la 
pensée  qui  circule  sous  ces  formes  magnifiques,  je  ne  crois  pas  que 
M.  Spronck  ait  ajouté  ni  changé  grand'chose  à  ce  qu'en  avait  dit  M.  Bour- 
get  dans  ses  Essais.  Tout  au  plus  semble-t-il  que  cette  impassibilité 
dont  on  faisait  jadis  un  reproche  à  M.  Leconte  de  Lisle,  et  dont 
M.  Bourget  s'efforçait  de  le  disculper,  on  serait  tout  proche  aujourd'hui 
de  lui  en  faire  au  contraire  un  mérite.  «  On  peut  parler  de  l'œuvre  de 
M.  Leconte  de  Lisle,  dit  ingénieusement  M.  Spronck,  comme  du  marbre 
grec  connu  sous  le  nom  de  la  Vénus  de  Milo.  Que  représente-t-il  exac- 
tement? Nul  ne  le  sait,  et  les  érudits  en  sont  réduits  à  des  conjectures 
plus  ou  moins  vraisemblables.  Mais  que  l'artiste  ait  voulu  modeler  une 
Aphrodite,  une  Victoire  Aptère  ou  une  Polyxène,..  ce  qui  est  certain, 
c'est  que  dans  ce  corps  de  femme  aux  lignes  admirablement  pures  et 
aux  contours  harmonieux,  dans  ce  visage  d'une  sérénité  plus  qu'hu- 
maine, il  a  laissé  à  travers  les  âges  une  des  expressions  les  plus 
hautes  de  la  Beauté  idéale.  «  C'est  en  effet  une  idée  qui  gagne  et  qui 
se  répand  tous  les  jours  davantage,  que,  comme  le  sculpteur  et  comme 
le  peintre,  le  poète  a  le  droit  de  ne  se  préoccuper  dans  son  œuvre  que 
de  la  réalisation  de  la  beauté.  Bajazet  ou  Andromaque  n'ont  pas  de  signi- 
fication morale,  et  le  moindre  défaut  de  Ruy  Blas  ou  de  Marion  Delonne 
n'est  pas  d'en  avoir  une.  On  le  saurait  depuis  longtemps,  si,  sous  pré- 
texte d'élargir  la  critique,  on  ne  l'avait  pas  faussée  plutôt  en  étendant 
à  la  poésie  les  conditions  ou  les  lois  des  genres  en  prose.  La  théorie 
de  l'art  pour  l'art,  inacceptable  dans  le  roman,  et  discutable  au  théâtre, 
ou  tout  au  moins  dans  la  comédie,  est  défendable  dans  la  poésie  pure; 
et  si  l'on  n'admettait  pas,  avec  M.  Bourget,  que,  sous  son  apparente  im- 
passibilité, l'auteur  des  Poèmes  antiques  et  des  Poèmes  barbares  n'est 
demeuré  insensible  ou  indifférent  à  aucune  des  misères  de  son  temps, 
alors,  dans  notre  littérature,  la  théorie  n'aurait  pas  de  plus  éclatante 
justification  ou  de  plus  solide  et  de  plus  inébranlable  support  que  le 
Béve  du  jaguar,  ou  le  Somnieil  du  condor,  ou  Khiron,  ou  Qaïn. 

Tout  en  les  discutant,  j'inclinerais  volontiers,  on  le  voit,  à  partager  en 


702  REVUE    DES    DEUX    MONDE^I. 


général  les  opinions  de  M.  Maurice  Spronck  ;  et  ii  est  vrai  que  lui-même, 
sauf  peut-être  sur  l'article  de  Baudelaire,  a  gardé  généralement  la  me- 
sure. Mais  quand  il  arrive  à  Flaubert,  il  la  passe  ;  et  quand,  non  conteni 
de  l'avoir  appelé  «  prodigieux  par  la  pensée,  prodigieux  aussi  par  la  forme 
impeccable  du  langage,  »  il  l'appelle  encore  «  le  représentant  peut-être 
le  plu5  achevé  de  la  prose  française  dans  notre  littérature  tout  entière,  » 
on  relit  la  phrase,  et  on  se  demande  si  on  l'a  bien  lue.  Les  admira- 
teurs outrés  de  Flaubert  veulent-ils  donc  enfin  nous  le  faire  prendre 
en  haine?  «  Elle  ne  croyait  pas  que  les  choses  pussent  se  représenter 
les  mêmes  à  deux  places  dillérentes,  et  puisque  la  portion  vécue  avait 
été  mauvaise,  sans  doute  ce  qui  restait  à  consommer  serait  le  meilleur.  » 
Cette  phrase  est  tirée  de  Madame  Bovary.  Pour  être  juste,  emprun- 
tons-en une  à  VÉducaiion  sentimentale  :  «  11  lui  découvrait  enfin  une 
beauté  toute  nouvelle,  qui  n'était  peut-être  que  le  refkt  des  choses  am- 
biantes, à  moins  que  l  urs  virtualités  seœ'etes  ne  l'eussent  fait  épanouir.  » 
J'ose  bien  assurer  M.  Maurice  Spronck  que  des  «  représentans  moins 
achevés  de  la  prose  française  «  n'ont  jamais  pourtant  écrit  de  ce  style. 
Flaubert,  et  je  l'ai  fait  plusieurs  fois  observer,  bronche,  et  tombe  dans 
le  galimatias,  aussi  souvent  qu'il  essaie  d'exprimer  des  idées,  ce  qui 
doit  être  la  grande  épreuve  des  «  représentans  de  la  prose  française.» 
Je  crois  d'ailleurs,  tout  récemment  encore,  avoir  fait  à  Flaubert  une 
part  assez  considérable  dans  l'histoire  de  la  littérature  contemporain'e 
pour  qu'on  ne  m'accuse  pas  ici  de  parti-pris.  Mais  enfin,  il  n'est  pas  le 
seul  ;  on  savait  écrire  avant  qu'il  eût  paru  ;  et  je  veux  bien  qu'on  l'ap- 
pelle ((  étonnant  w  ou  «  surprenant,  »  mais  non  pas  «  prodigieux,  »  ni 
surtout  «  impeccable.  »  Quand,  en  effet,  ce  ne  serait  pas  mal  servir  sa 
mémoire,  ce  serait  encore  fourvoyer  la  légion  de  ses  imitateurs. 

A  part  cela,  je  n'ai  rien  trouvé  de  curieux  ni  d'inattendu  dans  le  cha- 
pitre de  M.  Maurice  Spronck  sur  Gustave  Flaubert,  et  je  ne  le  lui  re- 
proche pas  :  on  a  tant  parlé  de  Madame  Bovary  !  Dans  l'homme  qui 
demeure,  en  dépit  des  frères  de  Concourt,  je  ne  dirai  pas  le  pontife, 
mais  l'initiateur  et  le  maître  incontesté  du  naturalisme  contemporain, 
M.  Spronck  n'a  pas  eu  de  peine  à  retrouver  le  romantique  impénitent. 
M.  Maxime  Du  Camp,  qui  l'avait  connu  dès  l'enfance,  nous  avait  appris 
à  l'y  voir;  et,  depuis  lors,  tout  ce  qu'on  a  publié  de  Lettres  intimes  ou 
de  confidences  de  Flaubert  nous  l'a  montré  toujours  identique  à  lui- 
même,  extrême  en  ses  propos,  outré  dans  ses  sentimens,  extravagant 
en  ses  rêves,  et  cependant,  quand  il  écrivait,  —  que  ce  fût  au  surplus 
la  Tintation  de  saint  Anloi'e  ou  l'Éducation  srnlimcnlalt>,  —  précis 
dans  ses  observations,  minutieux  ou  méticuleux  dans  le  choix  do  ses 
mots,  aussi  maître  enfin  de  sa  plume  qu'il  l'était  peu  de  ses  discours. 
«  Si  l'imagination  chez  Flaubert  était  immense,  dit  M.  Spronck  à  ce  pro- 
pos, il  faut  se  souvenir  que  le  don  d'invention  chez  lui  fut  toujours  à 


n 


REVUE    LITTÉRAIRE.  703 

peu  près  nul.  »  Pareillement,  dansée  romantique,  il  n'a  pas  eu  plus  de 
peine  à  nous  faire  voir,  si  je  puis  ainsi  dire,  le  vaudevilliste  énorme  ;  et 
il  lui  a  suffi  pour  cela  d'analyser  l'un  après  l'autre,  dans  leur  suite  lo- 
gique et  chronologique,  Madame  Bovary,  l'Édvcation  sentimentalf,  Bou- 
■oard  et  Pécuchet.  Et  dans  cet  artiste  enfin  si  convaincu  de  l'unique 
dignité  de  son  art,  aurait-il  eu  beaucoup  plus  de  peine,  s'il  l'avait  es- 
sayé seulement,  à  nous  obliger  de  reconnaître  un  «  bourgeois,  »  — 
je  veux  dire  une  espèce  d'homme  dont  l'horizon  n'était  pas  moins  étroi- 
tement limité  que  celui  même  de  son  Bouvard  ou  de  son  Pécuchet? 
11  y  a  de  cela  quelque  dix  ans  quand  nous  eûmes  Taudace  de  poser  la 
question,  les  amis  de  Flaubert  crièrent  au  scandale,  pour  ne  pas  dire 
au  blasphème.  On  y  a  répondu  depuis  lors;  et  la  réponse  ne  diffère 
pas  de  celle  que  nous  avions  proposée. 

Ces  contradictions,  ou,  comme  il  les  appelle  un  peu  bien  docte- 
ment, ces  «  antinomies  »  du  goût  personnel  et  du  tempérament  litté- 
raire de  Flaubert  avec  la  nature  de  ses  œuvres,  M.  Spronck  les  explique 
par  la  terrible  «  névrose,  »  dont  on  sait  qu'encore  jeune,  et  presque 
avant  d'avoir  rien  écrit,  l'auteur  de  Madanm  Bovary,  ressentit  les  at- 
teintes. Et  je  ne  l'ai  point  encore  dit,  mais  c'est  l'occasion  de  dire  : 
non-seulement  chez  Flaubert,  mais  chez  les  frères  de  Goncourt,  chez 
Baudelaire,  chez  Théophile  Gautier,  tout;  ce  qu'il  a  pn  rassembler 
d'indices  ou  de  symptômes  de  la  «  né\Tose,  »  M.  Spronck  les  a  si 
soigneusement  notés  qu'on  a  pu  prendre,  et  non  pas  sans  raison,  ses 
ArlisP's  lillèraircs  pour  un  commentaire,  pour  une  application,  ou  une 
illustration  de  certaines  théories  bien  connues  sur  les  rapports  du  ta- 
lent et  de  la  folie.  Je  ne  conseille  pas  aux  lecteurs  qui  voudraient 
approfondir  cette  obscure  question  de  s'aider  pour  cela  de  l'un  des 
derniers  livres  auxquels  elle  ait  donné  lieu,,  mais,  s'ils  sont  curieux  de 
savoir  ce  que  le  nom  respecté  de  la  science  peut  couvrir  de  puérilités, 
alors  je  les  renvoie  au  livre  du  professeur  Lombroso  :  Génie  et  folie. 
Critiques  ou  historiens  de  la  littérature,  il  est  possible  que  la  matière, 
comme  le  fait  justement  observer  M.  Spronck,  ne  soit  pas  de  notre 
compétence;  mais  il  semblerait  résulter  de  ce  livre  qu'elle  est  bien 
moins  encore  de  celle  des  aliénistes.  Si  peut-être  ils  connaissent  l'un 
des  termes  du  problème,  c'est  nous  qui  tenons  l'autre  ;  et  nous  sommes 
fort  ignorans,  je  l'avoue,  des  mystères  de  la  pathologie  mentale,  mais 
en  revanche  ils  ne  le  sont  pas  moins  des  exigences  de  la  critique,  de 
l'histoire  et  de  la  psychologie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  sans  vouloir  examiner  si  vraiment  «  la  névrose, 
sous  ses  multiples  aspects,  a  presque  toujours  accompagné,  comme 
cause  ou  comme  effet,  les  grandes  surexcitations  cérébrales,  »  ce  qui 
n'est  pas  démontré,  ni  peut-être  démontrable,  —  car  qu'est-ce  que 
prouveat  des  statistiques  ?   l'ingénuité  de  celui  qui  les  diresse,  cxii  sa 


704  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mauvaise  foi?  —  j'aurais  voulu  que  M.  Spronck,  puisqu'il  touchait  à  la 
question,  et  pour  la  poser  comme  elle  doit  être  posée,  la  renversât.  Je 
m'explique  en  quelques  mots.  Dans  l'œuvre  d'un  artiste  de  qui  l'on  sait, 
par  ses  confidences  ou  par  le  témoignage  de  ses  amis,  qu'il  était  ce 
que  nous  appelons  un  «  névropathe,  »  on  cherche,  avec  une  curiosité 
malsaine,  les  traces  ou  les  preuves  de  sa  «  névropathie.  »  Je  voudrais 
que  l'on  fît  précisément  le  contraire;  et,  dans  sa  «  névropathie,  »  que 
l'on  nous  fît  voir  avant  tout  le  danger,  la  fausseté,  l'illégitimité  de  sa 
conception  de  l'art  et  de  la  vie.  Par  exemple,  ce  qu'il  y  a  de  durable  et 
d'admirable  dans  Madame  Bovary,  c'est  ce  que  Flaubert  y  a  mis  quand, 
entre  deux  attaques  du  mal,  entièrement  maître  de  lui-même,  sain  de 
corps  et  d'esprit,  il  écrivait  comme  on  doit  écrire  ;  mais  ce  qu'il  y  a  d'ex- 
travagant et  de  fou  dans  la  Tentation  de  saint  Antoine,  inversement, 
c'est  ce  que  le  névropathe  y  a  comme  insinué  malgré  lui  des  formes 
de  sa  maladie.  Ou  encore,  et  si  nous  généralisons,  ce  qu'il  y  a  d'étrange, 
d'insolite,  et  de  contradictoire  au  bon  sens  dans  la  conception  que  les 
Baudelaire  et  les  Flaubert  se  sont  faite  de  l'art,  n'est-ce  pas  justement 
ce  qu'ils  y  ont  mis  quand  ils  étaient  malades?  et,  d'y  faire  consister 
leur  originalité,  n'est-ce  pas  changer  les  vrais  noms  des  choses,  con- 
fondre la  lièvre  avec  l'inspiration,  «  la  surexcitation  cérébrale»  morbide 
avec  le  fonctionnement  normal  de  l'intelligence?  et  enfin  et  surtout,  à  la 
suite  de  quelques  «  névropathes,  »  n'est-ce  pas  lancer  leurs  imitateurs 
dans  une  voie  dangereuse,  et  l'art  lui-même  sur  la  pente  au  bout  de 
laquelle  nous  l'avons  vu  tomber  du  réalisme  dans  le  naturalisme,  du 
naturalisme  dans  le  symbolisme,  du  symbolisme  dans  le  décadentisme, 
et  du  décadentisme  dans...  «  la  privation  de  la  vie,  où  l'aura  conduit 
sa  folie?  » 

Voilà  quelques  questions  que  M.  Spronck  eût  pu  sans  doute  exami- 
ner, et  dont  je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  que  la  discussion  attentive 
aurait  diminué  quelque  chose  de  la  sympathie  qu'il  témoigne  pour  les 
<(  artistes  littéraires.  »  S'il  y  a  certainement  une  petite  part  de  vérité 
dans  la  doctrine  de  l'art  pour  l'art,  par  exemple  quand  on  l'applique  à 
la  peinture  ou  à  la  musique,  on  peut  craindre  qu'en  littérature  la  «  né- 
vropathie »  de  ceux  qui  j'ont  professée  n'en  fasse  pour  la  plus  grande 
part  l'illusion  ou  le  rêve  d'un  malade.  Et  il  est  humain  -de  soigner  les 
malades,  et,  pour  les  guérir,  on  peut  affecter  d'entrer  dans  leurs  ma- 
nies: il  ne  faut  pas  se  mettre  à  leur  remorque  et  substituer  en  soi  leurs 
conceptions  délirantes  à  l'exacte  vision  de  la  nature,  de  la  vérité,  de  la 
vie.  Mais  M.  Spronck  pourra  répondre  qu'en  fait  de  questions  difficiles 
il  en  a  déjà  trop  touchées  dans  son  livre,  et  qu'il  en  a  surtout  trop  tran- 
chées. Tout  tient  à  tout,  nous  ne  l'ignorons  pas;  et,  de  la  critique  en 
particulier  nous  pouvons  dire  qu'elle  n'a  de  nos  jours,  en  cette  fin  de 
siècle,  d'autre  limite  à  ses  ambitions  que  celle  même  de  ses  forces. 


Ri:\UK    LITTÉRAIRi:.  705 

Mais  peut-être  qu'il  n'était  pas  indispensable,  pour  parler  des  frères 
de  Concourt,  d'ébaucher  une  théorie  générale  de  la  «  sensibilité  dans 
la  production  artistique,  »  ou,  pour  louer  convenablement  les  Poèmes 
antiques  et  les  Poèmes  barbares,  d'exposer  en  quelques  pages  le  système 
général  de  la  métaphysique  indoue.  Oserai-je  ajouter  que  de  ces  deux 
théories,  telles  que  je  les  trouve  dans  le  livre  de  M.  Spronck,  si  la 
seconde  est  bien  incomplète,  bien  confuse,  et  bien  peu  conforme  à 
l'exactitude  historique,  la  première  est  bien  superficielle?  A  plus  forte 
raison,  parce  que  la  question  est  encore  plus  difficile,  sont-elles  bien 
incomplètes  et  bien  superficielles  aussi,  les  quelques  pages  de  ce  livre 
où  M.  Spronck  nous  a  donné  sa  Théorie  de  l'art  en  général.  M.  Spronck 
a  des  idées,  mais  je  crains  qu'elles  ne  soient  pas  encore  assez  mûres, 
qu'il  n'en  ait  pas  vu  toutes  les  liaisons,  toutes  les  conséquences,  qui 
vont  parfois  à  l'infini,  comme  dans  la  question  de  fart  pour  l'art,  et  je 
crains  encore  qu'il  ne  soit  assez  sûr  ni  de  leur  vérité,  ni  de  ce  qu'il 
en  pensera  lui-même  «  dans  quelques  années,  dans  quelques  mois,  de- 
main peut-être.  »  C'est  d'ailleurs  un  assez  beau  défaut  que  d'avoir 
trop  d'idées,  pour  que  nous  le  signalions  sans  crainte  ni  scrupule  de 
nuire  au  livre  de  M.  Spronck  ;  et  si  le  livre  en  est  moins  bon  peut-être, 
l'auteur,  au  contraire,  n'en  est  que  plus  intéressant. 

Puisqu'il  est  évident  que  ce  siècle  est  en  train  de  régler  ses  comptes, 
et  si  j'ose  employer  cette  expression  familière,  de  faire  le  tri  de  ses 
gloires,  nous  espérons  donc  que  M.  Spronck  n'en  restera  pas  sur  ce 
premier  début.  Quelques  défauts  que  nous  ayons  pu  signaler  dans  les 
Artistes  liitéraires,  c'est  un  livre  curieux,  et  que  nous  ne  craindrons  pas 
de  recommander.  Le  style  en  est  sans  doute  un  peu  pénible,  la  phra- 
séologie trop  embarrassée  de  termes  scientifiques  ou  philosophiques. 
Pour  la  rendre  plus  facile,  plus  humaine,  M.  Spronck  n'aura  d'ailleurs 
qu'à  faire  une  de  ces  transpositions  dont  il  a  lui-même  ingénieusement 
parlé.  Dans  la  bonne  langue  de  tout  le  monde,  il  trouvera  sans  peine 
des  équivalens  littéraires  à  ces  locutions  abréviatives  dont  les  savans 
peuvent  bien  user  dans  leurs  laboratoires,  ou  les  philosophes  dans 
leurs  écrits,  mais  qu'il  faut  laisser  à  la  cabale.  Et  rien  alors  n'em- 
pêchera d'apprécier  à  leur  juste  prix  les  qualités  d'impartialité  cri- 
tique, d'indépendance  réelle  d'esprit,  et  de  pénétration  dont  il  a 
fait  preuve  dans  ces  Étudts  sur  le  XIX'^  siècle. 


F.  BrunetiLre. 


TOME  xcvi.  -    188y.  k5 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  novembre. 

Les  jours  passent,  les  mois  passeront  peut-être  inutilement,  c'est 
fort  à  craindie.  Ce  ne  sera  pas  sans  peine,  dans  tous  les  cas,  qu'on  en 
viendra  à  se  faire  une  idée  nette  des  choses,  que  cette  assemblée  qui 
vient  d'entrer  pour  quatre  ans  au  palais  Bourbon  arrivera  à  se  dé- 
brouiller, à  savoir  ce  qu'elle  veut,  à  prendre  son  équilibre. 

On  en  est  encore  aux  tàtonnemens,.  aux  inconséquences,  aux  oscil- 
lations des  consciences  indécises.  On  fait  de  l'expectative  et  de  la 
contradiction  une  politique.  On  rétracte  le  lendemain  ce  qu'on  a  voté  la 
veille  et  le  malheur  est  que,  faute  de  se  sentir  en  terrain  sur,  de  peur 
de  n'être  pas  suivi,  personne  ne  se  hasarde  à  trancher  dans  le  vif,  à  dire 
le  mot  décisif  de  la  situation.  Le  règne  des  banalités  de  parti  ou  des 
ambiguïtés  continue.  Jusqu'ici  il  n'y  a  eu  que  deux  manifestations 
qui  auraient  pu  avoir  une  signification  et  après  lesquelles  on  n'est  pas 
plus  avancé.  La  première  est  l'allocution  que  M.  Floquet,  ramené  à  la 
présidence  de  la  Chambre  après  ses  malheurs  de  chef  de  cabinet,  a 
prononcée  en  montant  à  son  fauteuil.  Ce  n'était  pas,  il  est  vrai,  à 
M.  le  président  de  la  Chambre  de  tracer  im  programme.  M.  Floquet 
s'est  borné  à  promettre  à  ses  collègues  l'impartialité,  la  fermeté  avec 
la  courtoisie,  et  à  faire  un  appel  un  peu  mélancolique  à  cette  con- 
centration républicaine  dont  il  a  lui-même  tiré  un  si  brillant  parti. 
La  seconde  manifestation  est  la  déclaration  que  le  ministère  s'est 
cru  obligé  de  porter  aux  Chambres.  C'était  ici  le  cas  de  parler. 
Malheureusement  cette  déclaration  se  ressent  de  l'incohérence  du 
ministère  et  de  ce  qu'il  y  a  d'obscur  dans  la  situation  même.  Elle 
dit  tout  ce  qu'on  voudra.  Elle  propose  d'écarter  «  les  questions  qui  di- 
visent et  irritent,  »  mais  sans  oser  les  désigner.  Elle  parle  d'apaisé- 


HKVUE.    —    ClIUOMnUL.  707 

ment,  de  conciliaiioii,  de  modération,  d'un  gouvernement  ouvert  et 
généreux;  mais  en  même  temps  elle  laisse  entrevoir  la  menace,  l'es- 
prit e\.clusif  de  parti.  Elle  sourit  aux  modérés  sans  désespérer  les  ra- 
dicaux. Elle  trace  un  programme  d'affaires  pour  se  dispenser  de  préci- 
ser une  politique.  Bref,  elle  ne  donne  aucune  direction,  elle  traite  les 
choses  délicates  par  allusion  ou  par  prétérition;  elle  n'est  pas  faite, 
en  définitive,  pour  assurer  l'autorité  et  la  force  du  ministère  qui,  sans 
avoir  d'ennemis,  peut  disparaître  à  l'improviste,  au  plus  léger  choc, 
parce  qu'il  n'est  que  l'image  vivante  d'une  situation  indécise. 

Est-ce  donc  que  dans  cette  chambre  telle  qu'elle  est,  mêlée,  tiraillée 
et  un  peu  ahurie,  il  nV  ait  pas  des  élémens  de  raison,  de  modération, 
qu'on  pourrait,  si  on  le  voulait,  rassembler  et  coordonner  pour  en 
faire  une  force  de  gouvernement?  C'est  précisément  la  question.  Eh! 
sans  doute,  cette  chambre  en  est  encore  à  s'essayer,  à  se  reconnaître  ; 
elle  est  divisée,  incohérente,  accessible  aux  préjugés  et  surtout  irré- 
solue. Au  fond,  cependant,  elle  a  visiblement  d'honnêtes  instincts,  une 
certaine  bonne  volonté,  une  certaine  sincérité  d'intentions  ;  il  y  a  des 
points  sur  lesquels  elle  semble  assez  décidée.  Lorsqu'un  nouveau  dé- 
puté du  radicalisme  le  plus  impétueux  a  cru  pouvoir  lui  proposer  du 
premier  coup  la  revision,  elle  n'a  point  hésité,  elle  a  nettement  résisté. 
Lorsque  les  derniers  élus  du  socialisme  ont  prétendu  lui  faire  accepter, 
sous  prétexte  de  réformes  ouvrières,  le  minimum  des  salaires,  la  fixa- 
tion des  heures  de  travail  ou  des  subventions  aux  grévistes  du  nord, 
elle  s'est  détournée,  elle  a  résolument  désavoué  toutes  ces  proposi- 
tions. Si  elle  se  contredit  quelquefois,  c'est  qu'elle  n'est  pas  dirigée,  et 
qu'à  défaut  de  la  direction  du  gouvernement  qui  attend,  il  ne  s'est  pas 
trouvé  encore  parmi  les  modérés  des  hommes  pour  régler  la  marche 
en  ralliant  toutes  les  bonnes  volontés.  Même  dans  cette  question  des 
invalidations  qui  reste  toujours  ouverte,  qui  ne  cesse  pas  d'être  un 
grand  piège,  la  chambre  a  visiblement  commencé  par  se  montrer  sen- 
sée et  tolérante.  Malheureusement,  on  ne  sait  quel  vent  a  souillé,  elle 
s'est  arrêtée.  11  y  a  le  parti  des  flottans,  des  pointus,  des  modères,  qui 
n'osent  pas  être  des  modérés  jusqu'au  bout.  Ceux-là  disent  un  jour  oui, 
et  non  le  lendemain;  ils  rachètent  une  validation  par  une  invalidation, 
pour  ne  pas  trop  se  brouiller  avec  les  radicaux,  et,  le  plus  souvent,  c'est 
la  raison  des  interventions  cléricales  qui  sert  de  prétexte,  qui  a  le  plus 
grand  rôle  dans  cette  stratégie. 

11  faudrait  pourtant  bien  en  finir  une  bonne  fois  avec  ces  banalités, 
avec  ces  faiblesses  ou  ces  hypocrisies  de  parti,  et  savoir  quelle  condi- 
tion on  prétend  faire  au  clergé  dans  les  élections,  dans  la  vie  pu- 
blique. Si  les  membres  du  clergé  commettent  des  délits,  s'ils  transfor- 
ment leur  église  en  club,  rien  n'est  plus  simple,  ils  ne  sont  pas  à  l'abri 
de  la  loi,  on  peut  les  poursuivre.  S'ils  ne  font  qu'exprimer  une  opinion 


708  REVUE    DES    DLVX    MONDES. 

OU  même  exercer  moralement  leur  influence,  ils  usent  d'un  droit  dont 
aucune  loi  ne  les  a  dépouillés.  Est-ce  qu'il  est  bien  extraordinaire,  par 
exemple,  que  là  où  il  y  a  un  candidat  réclamant  la  suppression  du  bud- 
get des  cultes,  les  laïcisations  à  outrance,  la  guerre  à  tout  ce  qui  est 
religieux,  des  prêtres  préfèrent  d'autres  candidatures  et  le  disent  ? 
Est-ce  qu'il  est  bien  surprenant  que  là  où  l'on  voit  de  petits  employés, 
même  de  simples  gendarmes  frappés  parce  qu'ils  vont  à  l'église  ou 
envoient  leurs  enfans  chez  les  frères,  les  populations  croyantes  écou- 
lent leurs  prêtres  ?  Q)ui  peut  être  juge,  quand  il  n'y  a  pas  une  falsifi- 
cation matérielle  du  vote,  de  la  mesure  dans  laquelle  l'influence  reli- 
gieuse sera  exercée,  des  raisons  pour  lesquelles  le  suffrage  universel 
s'est  décidé?  11  s'est  décidé,  voilà  tout  !  On  ne  voit  pas  que  procéder 
par  des  invalidations  de  tendance,  par  des  coups  de  majorité,  c'est 
d'abord  dépasser  le  droit  parlementaire;  c'est  de  plus  prolonger  un 
état  violent  contre  lequel  les  élections  dernières  ont  été  une  protesta- 
tion au  moins  partielle.  Que  les  radicaux  qui  sentent  le  pouvoir  leur 
échapper  se  croient  intéressés  à  rallumer  sans  cesse  et  à  perpétuer  les 
conflits  religieux,  c'est  tout  simple,  ils  jouent  leur  jeu;  on  ne  voit  pas 
bien  ce  que  peuvent  gagner  des  modérés  à  se  faire  les  alliés  intermit- 
tens,  les  auxiliaires  d'une  politique  qui,  en  créant  entre  eux  et  les  con- 
servateurs d'irréparables  scissions,  les  livre  sans  condition  aux  radi- 
caux. Ces  modérés,  ils  croient  naïvement  se  distinguer,  se  créer  une 
position  particulière  et  indépendante;  ils  ne  font  qu'ajouter,  par  leurs 
fluctuations  et  leurs  dissidences,  aux  obscurités  d'une  situation  où  cette 
chambre  nouvelle  a  déjà  assez  de  peine  à  trouver  son  chemin. 

Le  fait  esi  que,  même  à  part  des  invalidations,  qui  deviendraient  un 
danger  si  elles  prenaient  un  caraclèrt^  systématique,  avec  lesquelles 
on  devrait  se  hâter  d'en  finir,  la  situation  n'est  rien  moins  que  claire, 
rien  moins  que  facile.  On  aurait  beau  se  faire  iiluôion,  on  se  trouve  en 
présence  de  confusions,  d'incoliérences,  de  désordres  accumulés  de- 
puis dix  années,  légués  par  le  règne  de  l'esprit  de  parti  à  une  Chambre 
nouvelle.  Tout  dépendra  de  ce  que  sera  la  majorité,  qui  est  encore  à 
se  former,  et  de  la  politique  qu'on  suivra  pour  rendre  à  la  France  ce 
que  la  France  a  demandé  par  ses  élections  :  la  stabilité  des  institu- 
tions, la  paix  morale,  l'ordre  dans  l'état,  dans  les  finances,  dans  l'ad- 
ministration. Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  qu'il  y  a  des  républi- 
cains qui,  sans  méconnaître  absolument  la  gravité  des  choses,  mais 
sans  aller  au-delà  des  apparences,  croient  remédiera  loal  avec  de  petits 
moyens,  avec  des  expédiens.  Pour  les  uns,  tout  le  mal  est  venu  de  la 
mauvaise  organisation  des  travaux  parlementaires,  qui  a  fait  la  stérile 
anarchie  de  la  dernière  chambre  :  il  n'y  a  qu'à  réorganiser  le  travail 
parlementaire  par  la  conslitutiun  de  comités  permanens.  Pour  les  au- 
tres, c'est  Ja  presse  qui,  u^cc  bCb  dochainemcus  et  ses  excès,  est  la 


REVUE.    —    GIlIlOMQUr'.  709 

grande  coupable  :  il  faut  réformer  lo  régime  de  la  presse!  El  du  couj), 
un  des  jeunes  députés  les  plus  impatiens  d'entrer  en  scène,  M.  Joseph 
Reinach,  s'est  mis  à  l'œuvre  :  il  a  (rouvé  la  vraie  réforme,  qui  con- 
sisterait à  ramener  la  presse  de  la  légalité  spéciale  sous  laquelle  elle 
vit,  au  régime  du  droit  commun,  du  code  pénal. 

Que  la  presse,  —  une  certaine  presse,  —  ait  abusé,  depuis  quelque 
temps,  jusqu'à  s'avilir  elle-même,  de  l'outrage,  de  la  diffamation,  de 
toutes  les  excitations,  et  que  la  loi  do  1881,  celle  qui  existe  encore, 
ait  été  impuissante  ou  insudisante,  c'est  possible,  c'est  même  cer- 
tain ;  mais  enfin,  cette  loi  de  1881,  contre  laquelle  on  s'élève  mainte- 
nant, qui  donc  l'a  faite?  Que  ne  disait-on  pas,  alors,  des  lois  monar- 
chiques et  de  leurs  vaines  répressions!  On  les  traitait  avec  dédain.  La 
loi  nouvelle  devait  être  la  charte  républicaine  de  la  presse!  La  répu- 
blique seule  pouvait  donner  la  liberté  complète  et  absolue!  On  ne  vou- 
lait rien  écouter.  Il  paraît,  aujourd'hui,  que  rexpérience  a  ses  amer- 
tumes, et  les  nouveaux  réformateurs,  effrayés  de  lenrd-uvrc,  cherchant 
partout  protection,  ne  trouvent  rien  de  mieux  que  de  revenir  aux  an- 
ciennes répressions  en  les  confondant  et  en  les  aggravant.  11  ne  faut 
pas  s'y  tromper,  en  effet:  ce  qu'on  appelle  le  droit  commun,  ici,  n'est 
qu'un  mot  spécieux,  une  étiquette  assez  décevante.  Le  plus  clair  est 
que  ce  retour  au  droit  commun  n'a  d'autre  objet  que  de  rendre  au  juge- 
ment de  la  police  correctionnelle  tous  les  délits  de  presse.  Kt  quand 
cette  prétendue  réforme  serait  accomplie,  qu'en  serait-il  de  plus?  11  y 
aurait  quelques  répressions  de  plus,  quelques  journalistes  condamnés. 
Ce  serait  menaçant  pour  la  presse,  compromettant  pour  la  magistra- 
ture, dangereux  pour  le  gouvernement;  la  situation  en  serait-elle  meil- 
leure?— Le  remède  des  grandes  commissions  parlementaires  ne  serait 
certainement  pas  plus  heureux  et  plus  etTicace.  D'après  les  projets  qui 
sont  présentés,  ces  commissions  se  composeraient  de  cinquante  mem- 
bres, se  recruteraient  librement  et  correspondraient  aux  diverses 
administrations  publiques.  En  réalité,  elles  offriraient  moins  de  garan- 
ties que  les  commissions  élues  aujourd'hui  et  ellv}s  finiraient  par  être 
des  comités  omnipotens  opposés  à  tous  les  ministères,  annulant  le 
pouvoir  exécutif.  Ce  ne  serait  pas  un  remède,  ce  serait  l'aggravation 
du  mal. 

On  parle  sans  cesse  de  raffermir  les  institutions  et  ce  qu'on  propose 
ne  servirait  qu'à  fausser  encore  plus  ces  institutions.  On  veut  remettre 
l'ordre  dans  les  esprits  et  on  ne  trouve  rien  de  mieux  que  des  subter- 
fuges de  répression.  On  parle  d'apaiser,  d'éviter  «  les  questions  qui 
irritent,  »  et  on  craint  d'adoucir  la  politi(iue  qui  a  allumé  les  plus 
vives  querelles;  il  y  a  même  aujouid'hui  des  ré[)ublicains  qui  préten- 
dent identifier  la  loi  scolaire,  la  loi  militair»',  toutes  les  lois  de  guerre 
avec  la  constitution,  en  les  déclarant  inviolables  comme  la  consiiiution 


710  TEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ellf-mômo.  Oti  \oiil  faire  uno  majorité,  et,  on  attondant  la  réalisation 
du  programme  tout  pratique  que  le  ministère  lui  a  promis,  on  ne  lui 
offre  que  des  expédiens,  des  confusions,  des  obstinations  do  parti.  Il 
y  a  décidément  encore  à  faire  avant  que  cette  chambre  bien  inten- 
tionnée, on  peut  le  croire,  née  évidemment  d'un  mouvement  modéré 
et  conciliateur  du  pa>s,  trouve  un  gouvernoment  pour  la  conduire  on 
conduisant  avec  profit  les  an'airos  do  la  Franco. 

Ce  n'est  pas  non  plus  sans  peine  et  sans  effort  que  ITAiropo  finit  par 
prendre  ses  quartiers  d'hiver,  retrouvant  par  degrés  une  certaine  sécu- 
rité, momentanée  peut-être,  au  demeurant  suffisante  pour  la  circon- 
stance, en  attendant  de  nouvelles  alertes.  Maintenant,  on  peut  dire 
que  la  campagne  des  entrevues  et  des  voyages  est  close.  11  y  a  long- 
temps déjà  que  l'empereur  Alexandre  111  est  rentré  à  Saint-Péters- 
bourg après  ce  court  passage  à  Berlin,  qui  a  été  l'objet  de  tant  de 
commentaires.  Le  comte  Kalnoky  est  revenu  de  Friedrichsruhe.  où  il 
était  allé  probablement  chercher  le  secret  des  conversations  do  Berlin. 
L'empereur  François-Joseph  est  revenu  d'lnspruc'k,où  il  était  allé  saisir 
au  ))assage  le  jeune  empereur  d'Allemagne  pour  savoir  à  quoi  s'en 
tenir.  Guillaume  11  lui-même  est  rentré  à  Potsdam,  après  son  voyage 
légendaire  aux  rives  du  Bosphore,  et  ce  souverain  sans  repos  n'a  plus 
d'autres  distractions  que  quelques  parties  de  chasse. 

Que  reste-t-il  de  tout  ce  mouvement  d'automne,  de  ces  entrevues 
où  les  affaires  de  l'Kuropc  ont  dû  être  agitées  et  sont  censées  avoir  été 
réglées  souverainement?  Los  commentateurs,  il  est  vrai,  ne  manquent 
pas.  Il  y  a  même  d'ha])iles  observateurs  qui  ont  découvert  le  grand 
secret  et  ne  l'ont  point  gardé  pour  eux,  qui  ont  révélé  récemment  que 
tout  avait  été  arrangé  à  Berlin  au  plus  juste  prix,  —  moyennant  la 
liberté  laissée  à  la  Russie  en  Bulgarie,  l'annexion  définitive  de  la 
Bosnie  et  de  l'Herzégovine  à  l'Autriche  et  la  cession  du  ïrentin  à 
l'Italie!  C'est  ce  qui  s'appelle  traiter  lestement  les  affaires!  Le  plus 
clair  est  que  les  choses  restent  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui  comme 
hier,  qu'on  s'est  vraisemblablement  entendu  pour  ne  rien  faire,  que 
l'Autriche  a  pu  être  engagée  à  ne  point  accentuer  sa  politique  dans  les 
Balkans,  que  la  Russie  ne  demandait,  |)0ur  le  moment,  rien  de  plus, 
et  (pie  la  paix  demeure  assurée  autant  qu'elle  peut  l'être.  Lord  Salis- 
bury  l'a  dit  à  Londres.  Le  tsar,  dans  une  fête  militaire  toute  récente, 
à  Saint-Pétersbourg,  a  tenu  le  langage  le  plus  pacifique.  On  est  provi- 
soirement, un  peu  partout,  à  la  paix.  Aussi  bien  les  cabinets  qu'on  met 
en  jeu  ont  leurs  affaires,  qui  ne  sont  pas  toujours  faciles.  Le  gouverne- 
ment de  Berlin  ne  jieut  arriver  h  faire  voter  sa  loi  contre  les  socia- 
listes, et  il  est  engagé  avec  son  parlement  dans  des  discussions  où, 
ces  jours  derniers  encore,  le  comte  Herbert  de  Bismarck  s'est  fait  ver- 
tement relever  comme  un  conscrit.  L'Autriche  a  des  embarras  presque 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  711 

partout  :  à  Prague,  avec  les  jeunes  Tchèques;  à  Budapesth,  où  M,  Tisza 
a  de  la  peine  à  se  défendre  contre  une  opposition  plus  que  jamais 
acharnée  à  poursuivre  sa  chute;  à  Trente  même,  où  les  Tyroliens  ont 
leurs  revendications,  comme  toutes  les  autres  nationalités  ds  l'em- 
pire. Quant  à  l'Italie,  la  troisième  alliée  de  la  grande  ligue,  elle  aurait 
certes,  si  elle  le  voulait,  de  quoi  s'occuper  pour  son  repos  et  pour  son 
bien,  sans  chercher  un  rôle  dans  les  aventures. 

Pour  le  moment,  l'Italie  en  est  à  l'ouverture  de  son  parlement  qui 
vient  de  reprendre  sa  session  à  Rome,  et  le  discours  que  le  roi  Hum- 
bert  a  prononcé  ne  laisse  pas  d'être  curieux.  Le  roi  est  toujours  sûr 
d'être  bien  reçu  comme  il  l'a  été  l'autre  jour,  et  cela  se  conçoit.  Le  dis- 
cours qu'il  a  prononcé,  qui  est  moins  son  œuvre  que  l'œuvre  de  M.  Crispi, 
est  réellement  un  morceau  assez  singulier  de  littérature  lyrique 
et  retentissante,  où  manquent  la  sobriété  et  la  mesure  qui  carac- 
térisent d'habitude  le  langage  prêté  à  un  souverain.  C'est  un  discours 
plein  d'optimisme  où  l'on  ne  se  fait  que  des  complimens.  L'Iialie  a  fait 
en  trente  ans  ce  qui  a  été  le  travail  d'un  siècle  pour  d'autres  nations! 
Si  la  paix  est  assurée  à  l'Europe,  c'est  l'œuvre  du  gouvernement  italien 
et  de  ses  alliés  !  l'agriculture  sort  du  marasme  et  des  crises  dont  elle 
a  souffert!  le  développement  de  l'industrie  est  solidement  établi  !  Tout 
est  pour  le  mieux  sous  le  consulat  de  M.  Crispi  !  A  y  regarder  de  plus 
près,  peut-être  la  réalité  ne  ressemblerait-elle  pas  à  ce  séduisanttableau? 
Peut-être  les  agriculteurs  des  Pouilles  et  les  commerçans  de  la  Lom- 
bardie  trouveraient-ils  assez  étrange  la  prospérité  dont  on  se  flatte  de 
les  combler.  Il  y  a  du  moins  dans  un  passage  de  ce  discours  une  bonne 
intention.  Le  cabinet  de  Rome  annonce  le  projet  de  supprimer  les 
droits  différentiels  dont  il  a  frappé  les  relations  commerciales  de  ITtalie 
avec  la  France.  Malheureusement  la  difficulté  n'est  pas  dans  une  sur- 
taxe de  guerre  toujours  transitoire;  elle  est  dans  ce  qui  a  précédé  et 
préparé  la  complication  des  rapports  commerciaux  entre  les  deux  pays. 
Le  jour  où  Ton  voudra  s'adresser  à  la  France  avec  des  intentions  réel- 
lement conciliantes  et  libérales,  ce  n'est  certainement  pas  la  France 
^qui  les  repoussera.  .lusquc-là  on  se  paie  de  mots,  on  ne  fait  qu'éluder 
ou  déguiser  la  question.  Il  a  plu  ;i  M.  Crispi  de  s'engager  à  outrance 
^dans  une  certaine  politinuc;  s'il  convient  au  parlement  de  suivre 
fM.  Crispi  jusqu'au  bout  et  .s'il  convient  au  pays  de  suivre  son  parle- 
;ment,  de  laisser  compromettre  ses  intérêls,  ses  finances,  son  com- 
merce, son  industrie,  pour  des  armemens  ruineux,  pour  une  politique 
d'agitation  stérile,  c'est  l'affaire  du  parlement  italien  et  de  la  nation 
italienne.  La  France  n'a  rien  à  y  voir,  elle  attendra.  Tout  ce  qu'on  peut 
dire,  c'est  que  la  politique  conseillée  au  roi  Humbert  et  pratiquée  par 
[M.  Crispi  n'est  certes  plus  la  politique  de  Victor-Emmanuel  et  do  Ca- 
[vour.  On  sait  ce  qu'a  produit  cette  dernière  politique,  on  pourra  voir 
quels  seront  les  résultats  do  la  politique  nouvelle  pour  l'Italie. 


m 


71'?.  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Quelque  sérieuses  que  soient  les  affaires  de  la  vieille  Europe,  elles 
ne  sont  plus  les  seules,  et  le  monde  est  aujourd'hui  un  vaste  théâtre 
où  se  déroulent  bien  des  scènes  qui  intéressent  tous  les  peuples.  11  n'y 
a  que  quelques  jours,  au  banquet  de  Guildhall,  lord  Salisbury  préten- 
dait qu'il  étonnerait  peut-être  ceux  qui  l'écoutaient  en  leur  apprenant 
que  depuis  quelques  années  les  affaires  d'Afrique  intéressaient  le  Fo- 
reign-0/fice  plus  que  celles  de  l'Kurope;  que  l'Afrique,  si  longtemps  né- 
gligée, occupait  désormais  plus  que  nulle  autre  partie  du  globe  les  mi- 
nistres des  affaires  étrangères  des  grandes  puissances.  11  y  avait,  sous 
une  apparence  humoristique,  une  part  de  vérité  dans  ce  langage. 

Le  fait  est  que  de  tous  côtés  aujourd'hui  l'Afrique  est  assiégée;   par 
la  France  au  nord  et  au  Sénégal,  par  l'Italie  dans  la  Mer-Rouge  et  en 
Abyssinie,  par  l'Angleterre  au  sud  et  sur  le  Zambèze,   qu'elle  dispute 
au  Portugal,  par  l'Angleterre  encore  et  par   l'Allemagne  à  Zanzibar, 
sans  parler  de  l'état  nouveau  du  Congo  place  sous  le  protectorat  belge: 
Pendant  ce  temps  un  congrès  se  réunit  à  Bruxelles  pour  attaquer  l'es- 
clavage en  combattant  la  traite,  et  à  cette  heure  même  se  dénoue  un 
drame  africain  des  plus  émouvans  qui  rappelle  les  hasardeuses  et  hé- 
roïques expéditions  de  la  découverte  du  Nouveau-Monde.  On  sait  qu'il 
y  a  quelques  années  un  homme  à  l'esprit  aventureux.  Allemand  d'ori- 
gine et  converti  à  l'islamisme  sous  le  nom  d'Kmin-Pacha,  s'est  enfoncé 
au  cœur  de  l'Afrique  par  le  Soudan,  par  Khartoum  et  Wadelaï,  mar- 
chant sur  les  traces   de  l'infortuné  Gordon  et  reprenant  son  œuvre. 
Qu'était  devenu  Émin-Pacha?  Était-il  tombé  dans  ses  luttes  contre  les 
mahdistes  ou  sous  les  coups  de  ses  propres  soldats?  Etait-il  encore  vi- 
vant? avait-il  été  rejeté  plus  avant  dans  les  déserts  africains?  On  ne  le 
savait  plus,  lorsqu'un  homme,  non  moins  hardi,  de  race  américaine, 
M.  Stanley,  de  son  côté,  entreprenait  de  se  jeter  dans  l'intérieur  de 
l'Afrique  pour  se  mettre  à  la  recherche  d'Émin-Pacha.  Qu'était  devenu 
à  son  tour  Stanley?  Pendant  longtemps  on  ne  l'a  pas  su  davantage.  On 
sait  aujourd'hui  que  depuis  deux  ans  il  a  traversé  les  espaces  inexplorés 
de  ce  continent  noir,  reconnaissant  sur  son  chemin  ces  vastes  et  impé- 
nétrables contrées,  ayant  à  soutenir  des  combats  meurtriers  contre  les 
tribus  sauvages,  à  se  défendre  des  inlluences  d'un  climat  mortel,  à 
demi  vaincu  quelquefois  par  la  maladie,  puis  se  relevant  par  son  cou- 
rage, dominant  les  fatigues  et  les  dangers.  Et,  de  fait,  Stanley  a  fini  par 
rejoindre  Kmin;  il  est  revenu  avec  lui  à  travers  le  continent  africain, 
et  ces  deux  hommes,  qu'on  croyait  j)erdus,  n'étaient  plus  tout  récem- 
ment qu'à  quelques  journées  de  Zanzibar.  Ils  reviennent  de  loin!  C'est 
à  coup  sûr  un  des  plus  curieux  et  des  plus  saisissans  épisodes  de  notre 
temps.  Peut-être,  à  la  vérité,  ce  voyage  héroïque  à  travers   l'inconnu 
n'cst-il  pas  destiné  à  avoir  des  résultats  sensibles  et  immédiats  ;  il  peut 
du  moins  fournir  des  données  précieuses  sur  ces  régions  de  l'esclavagft 
noir  qu'on  attaque  aujourd'hui  de  toutes  part8. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  713 

C'est  justement,  en  effet,  au  moment  de  la  réapparition  de  ces  intré- 
pides explorateurs  de  l'Afrique,  c'est  à  ce  moment  que  se  réunit  à 
Bruxelles  la  conférence  dont  le  roi  des  Belges  a  pris  l'initiative,  où  se 
trouvent  représentées  toutes  les  puissances  qui  ont  pris  part  à  la  con- 
stitution du  Congo.  Qu'est-ce  que  cette  conférence?  Ce  n'est  qu'un  inci- 
dent de  cette  croisade  nouvelle  contre  l'esclavage,  qui  est  devenue 
comme  le  point  d'honneur  des  nations  civilisées.  Toutes  les  puissances 
peuvent  ne  pas  avoir  les  mêmes  intérêts,  les  mêmes  vues  ;  elles  peu- 
vent transporter  leurs  antagonismes  jusque  dans  leurs  entreprises 
coloniales  en  Afrique  :  elles  sont  au  fond  unies  par  la  môme  pensée  de 
cerner  dans  ses  derniers  refuges  un  fléau  que  M"""  Lavigerie,  un  des 
premiers  depuis  quelques  années,  a  signalé  d'un  accent  ému  dans  ses 
descriptions  pathétiques  des  misères  de  ces  populations  livrées  à  la 
servitude,  des  barbaries  de  ce  trafic  de  créatures  humaines.  Les  élo- 
quens  appels  de  M'-'"'  Lavigerie  n'ont  pas  peu  contribué  sans  doute  à 
préparer  la  conférence  de  Bruxelles.  Malheureusement,  si  l'on  est 
d'avance  d'accord  sur  l'existence  du  mal,  sur  l'iniquité  et  le  danger  de 
cette  offense  à  l'humanité,  il  n'est  pas  aussi  facile  de  s'entendre  sur 
les  moyens  sérieux,  pratiques  et  efficaces  de  combattre  ce  mal.  La  con- 
férence à  laquelle  préside  le  roi  des  Belges,  qui  s'ouvre  du  moins  sous 
ses  auspices,  a,  en  apparence,  un  objet  modeste  qui  est  dans  tous  les 
protocoles  depuis  plus  d'un  demi-siècle  :  la  répression  de  la  traite.  En 
réalité,  c'est  l'esclavage  qu'on  veut  atteindre  dans  tout  ce  qui  l'ali- 
mente et  le  propage  ;  mais  c'est  ici  que  la  question  devient  épineuse, 
qu'elle  se  complique  de  toute  sorte  d'autres  questions  :  droit  de  visite, 
mesures  de  police  pour  arrêter  au  passage  le  trafic  des  esclaves.  L'écueiJ , 
pour  cette  conférence  de  Bruxelles,  est  de  trop  se  restreindre  à  des  dé- 
tails, à  des  moyens  partiels  et  inefficaces  ou  de  trop  s'étendre  et  de 
se  perdre  dans  des  combinaisons  chimériques.  Elle  a  dans  tous  les  cas 
cet  avantage  supérieur  d'être  une  sorte  de  terrain  neutre  où  toutes  les 
puissances  civilisées  peuvent  se  rencontrer  en  dehors  de  tout  ce  qui 
les  divise. 

L'esprit  de  révolution  souffle  où  il  veut;  s'il  ne  souffie  pas  pour  le 
moment  en  Europe,  il  vient  de  souiller  au-delà  de  l'Atlantique,  dans  le 
seul  état  de  l'Amérique  du  Sud  qui  eût  le  privilège  d'avoir  échappé  à 
l'épidémie  des  révolutions  et  des  coups  d'état  depuis  son  émancipa- 
tion. 11  y  a  quelques  jours  encore,  cet  état  privilégié,  le  Brésil,  était  un 
empire,  une  monarchie,  la  dernière  monarchie  existant  au  milieu  de 
toutes  les  républiques  sud-américaines;  aujourd'hui,  il  y  a  une  répu- 
blique de  plus  dans  le  Nouveau-Monde.  L'empire  et  l'empereur  ont 
disparu  dans  une  sédition  improvisée  ou  préparée,  dont  la  ville  de 
Rio-de-.laneiro  semble  avoir  été  la  spectatrice  presque  IndilTértMito 
encore  plus  que  la  complice. 


71  à 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Tout  s'est  passé  d'une  façon  aussi  soudaine  que  bizarre.  Pendant 
que  la  famille  impériale  était  tranquillement  à  Pétropolis,  une  rési- 
dence d'été,  qui  est  dans  les  montagnes,  à  quelques  lieues  de  la  ville, 
un  mouvement  semi-militaire,  semi-républicain,  a  éclaté  brusquement 
à  Rio.  Tout  ce  qui  est  autorité  publique  s'est  évanoui  devant  la  sédition 
qui  s'est  emparéo  du  pouvoir.  On  est  allé  à  Pétropolis  pour  signifier  sa 
déchéance  à  l'emporcur  dom  Pedro,  en  le  priant  respectueusement  de 
s'en  aller.  Si  l'empereur  a  fait  quelque  opposition,  on  ne  le  sait  pas 
encore;  on  sait  seulement  qu'il  s'est  embarqué  ou  qu'il  a  été  embar- 
qué avec  sa  famille,  avec  l'impératrice,  avec  la  princesse  impériale  et 
son  mari,  le  comte  d'Eu,  avec  tout  ce  qui  représente  la  dynastie.  11  est 
parti  pour  l'P^urope,  et  l'insurrection  est  restée  maîtresse  à  Rio-de- 
Janeiro,  sans  rencontrer  une  résistance  sérieuse,  sans  combat,  sans 
apparence  d'intervention  populaire.  Kilo  avait  son  gouvernement  tout 
prêt,  un  gouvernement  provisoire  comme  toujours,  dont  les  chefs  prin- 
cipaux paraissent  être  un  officier  de  l'armée,  le  général  da  Fonseca,  et 
un  officier  de  marine,  le  contre-amiral  van  don  Cock.  Les  autres  sont 
un  professeur  de  l'école  polytechnique  de  Rio  et  des  journalistes  qui 
ont  pris  les  ministères.  La  révolution  n'a  eu  qu'à  paraître  pour  triom- 
pher. Elle  s'est  aussitôt  mise  à  l'œuvre  :  elle  a  dissous  la  chambre  des 
députés;  elle  a  aboli  la  constitution,  le  sénat,  le  conseil  d'état.  Elle 
s'est  hâtée  de  donner  à  la  républicjue  nouvelle  un  nom  fait  pour  plaire 
aux  instincts  fédéralistes  du  pays  :  «  Les  États-Unis  du  Brésil!  »  Ce 
qui  s'est  passé  ou  ce  qui  a  été  fait  à  Rio  n'a  pas  été  contredit  par  les 
provinces  qui  semblent  avoir  adhéré,  au  moins  provisoirement,  à  la 
révolution,  à  la  république.  Et  c'est  ainsi  que  finit  au  Brésil  l'ère  im- 
périale, la  domination  des  Bragance,  par  la  disparition  soudaine  et 
l'exil  de  cet  empereur  dom  Pedro  II  qui  s'était  fait  dans  ses  voyages  à 
travers  l'Europe  une  juste  et  universelle  popularité. 

C'est  peut-être  la  fin  d'une  duiastie,  on  ne  peut  pas  dire  ce  que  l'ave- 
nir réserve;  c'est,  dans  tous  les  cas,  la  fin  d'un  règne  de  plus  d'un 
demi-siècle  qui  avait  commencé  dans  les  agitations  et  les  crises  de 
l'émancipation  brésilienne.  Dom  Pedro  H  est  le  fils  du  premier  dom 
Pedro,  du  prince  autrefois  renommé,  qui,  après  les  guerres  de  l'em- 
pire, avait  été  laissé  comme  régent  à  Rio  par  son  père  Jean  VI. 
(jui  avait  été  conduit,  en  1822,  à  proclamer  l'indépendance  de  la 
grande  colonie  portugaise  sous  la  forme  impériale,  et  qui,  à  l'époque 
où  il  était  revenu  en  Europe,  vers  1831,  pour  soutenir  les  droits  de  sa 
fille,  dona  Maria,  au  trône  de  Portugal,  avait  laissé  à  son  tour  la  cou- 
ronne brésilienne  à  son  fils,  encore  enfant.  Cet  enfant,  c'était  dom 
Pedro  II.  qui  avait  à  peine  six  ans.  Le  jeune  souverain  régnait  d'abord 
avec  des  régences  changeantes,  et  ce  n'est  que  peu  après  18^0  qu'il 
arrivait  à  la  direction  personnelle  des  affaires  par  une  proclamation 


I 


REVUE.    —    CIinONTQUE.  715 

anticipée  de  sa  majorité.  On  ne  peut  pas  dire  assurément  que  les  pre- 
mières années  des  régences  contestées  et  même  du  règne  personnel 
de  dom  Pedro  aient  été  toujours  paisibles.  Le  jeune  empire  a  été  long- 
temps et  souvent  agité.  II  a  eu  à  faire  face  à  des  insurrections,  même 
à  des  insurrections  républicaines  dans  les  provinces;  il  a  eu  aussi  des 
querelles  avec  les  républiques  voisines,  et  la  plus  grave,  la  plus  récente 
de  ces  querelles  a  été  cette  longue,  meurtrière  et  coûteuse  guerre 
que  le  Brésil  a  soutenue  pendant  des  années  contre  le  Paraguay.  Depuis 
longtemps  cependant  le  Brésil  a  retrouvé  la  paix,  et,  avec  la  paix,  il  a 
eu  des  années  de  prospérité  sous  le  plus  libéral  des  régimes.  Le  règne 
de  dom  Pedro,  ce  règne  de  plus  de  cinquante  ans,  a  été,  à  n'en  point 
douter,  une  époque  florissante,  une  ère  de  développement  moral  et 
matériel  pour  l'empire.  L'empereur  lui-même  aimait  à  s'occuper  de 
toutes  les  améliorations,  de  tous  les  progrès,  des  écoles,  des  institu- 
tions de  bienfaisance,  des  chemins  de  fer.  C'était  un  esprit  éclairé  et 
bienveillant,  ami  des  sciences,  un  peu  philosophe,  très  philanthrope,  et 
c'est  lui  surtout,  qui,  par  une  action  aussi  généreuse  que  prévoyante, 
avait  longuement  préparé  celte  grande,  cette  libérale  et  humaine  me- 
sure de  l'abolition  de  l'esclavage,  proclamée  l'an  dernier  pendant  une  de 
ses  absences.  Il  avait  créé,  à  ce  qu'il  semblait,  une  assez  grande  sécu- 
rité pour  se  permettre  ces  voyages  qui  l'ont  plusieurs  fois  conduit  à 
Paris,  et  on  ne  pouvait  pas  croire  en  Europe  qu'un  prince  à  l'esprit  si 
libre,  aux  intentions  si  droites,  pût  être  menacé  dans  son  empire. 

Comment  donc  cette  révolution  d'hier  s'est-elle  accomplie  si  aisé- 
ment?Il  faut  bien  qu'ily  eût  quelque  décevant  mirage  dans  ces  affaires 
brésiliennes  et  que,  sous  des  apparences  spécieuses,  il  y  eût  des  ma- 
laises, des  fermentations.  Dom  Pedro,  dit-on,  s'occupait  trop  peu  de 
l'armée;  il  n'avait  aucun  goût  pour  l'esprit  militaire  et  il  a  laissé  se 
développer  des  habitudes,  des  instincts  d'indiscipline  dont  les  ambi- 
tions déçues  et  impatientes  ont  pu  se  servir  contre  lui.  Certes,  la  libé- 
ration des  esclaves  est  un  acte  généreux,  prévoyant,  de  l'empereur,  et 
on  n'oserait  pas  avouer  que  l'abolition  de  l'esclavage  a  été  une  des 
causes  de  la  révolution;  il  n'est  pas  moins  vrai  que  cette  mesure  éman- 
cipatrice  a  suscité  parmi  les  anciens  propriétaires  d'esclaves,  atteints 
dans  leur  fortune,  des  irritations,  des  mécontentemens  dont  les  chefs 
du  dernier  mouvement  ont  profité.  Peut-être  aussi  a-t-on  laissé  l'opi- 
nion s'accoutumer  un  peu  trop  à  ne  voir  dans  l'empereur  qu'un  souve- 
rain viager  et  à  se  détacher  de  la  dynastie,  des  princes  destinés  à  héri- 
ter de  la  couronne,  de  la  princesse  impériale  et  du  comte  d'Eu.  De 
sorte  qu'au  dernier  moment,  tout  s'est  réuni  pour  faciliter  ce  mouve- 
ment militaire  et  républicain  qui  a  emporté  l'empereur  et  l'empire. 
Maintenant  c'est  fait,  la  révolution  est  accomplie,  la  république  est 
proclamée  à  Bio.  Malheureusement,  au  Brésil  comme  partout,  c'est  tou- 


16 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


jours  le  lendemain  qui  est  la  dangereuse  rnigme.  La  ditliculté  pour  les 
révolutions  est  dans  les  crises  d'anarchie  ou  de  réaction  qu'elles  pro- 
voquent, dans  les  questions  de  toute  sorte  qu'elles  soulèvent. 

On  va  voir  ce  qui  sortira  de  cette  révolution  brésilienne,  si  elle  réus- 
sira à  s'organiser  ou  si  elle  ressemblera  à  toutes  les  révolutions  de 
l'Amérique  du  Sud.  Le  nouveau  gouvernement  ne  manque  pas  sans 
doute  d'une  certaine  diplomatie  dans  ses  premiers  actes.  Il  évite  de  se 
compromettre.  11  abolit  la  constitution;  mais  il  se  garde  d'inquiéter 
les  fonctionnaires,  il  s'étudie  au  contraire  à  les  rassurer.  Il  se  déclare 
prêt  à  remplir  toutes  les  obligations  de  l'ancien  gouvernement.  11  s'ef- 
force de  tranquilliser  la  banque,  les  financiers,  les  intérêts  étrangers. 
11  promet  l'ordre.  Il  n'est  pas  moins  certain  que  dans  une  aussi  vaste 
étendue  qui  égale  presque  celle  du  vieux  continent,  entre  des  pro- 
vinces séparées  par  d'immenses  espaces  du  nord  au  sud,  il  y  a  de  vieux 
antagonismes  (jui  ont  éclaté  plus  d'une  fois  même  sous  l'empire,  qui 
peuvent  se  déchaîner  encore  plus  sous  la  république.  C'est  une  diflicultf 
intérieure;  mais  il  y  a  une  autre  question  qui  intéresse  l'Europe,  qui 
ne  peut  du  moins  la  laisser  indifférente.  Par  une  coïncidence  singu- 
lière, cette  révolution  de  Rio  s'est  accomplie  au  moment  même  où  se 
trouve  réuni  à  Washington  un  congrès  dn  tous  les  états  américains 
sous  les  auspices  des  Ktats-Unis.  La  pensée  invariable  des  Ktats-Unis, 
on  le  sait  bien,  est  de  créer  une  sorte  de  vaste  fédération  économique, 
même  politique,  de  tous  les  états  du  Nord  et  du  Sud  de  l'Amérique,  de 
les  lier  par  un  système  de  rapports  concertés,  pour  opposer  le  Nou- 
veau-Monde au  vieux  monde.  Jusqu'ici  le  cabinet  de  Washington  avait 
trouvé  un  certain  obstacle  dans  le  Brésil,  qui  était  assez  puissant  pour 
avoir  sa  politique  commerciale.  Aujourd'hui  le  Brésil  entre  dans  les 
vues  des  Ktats-Unis.  Ce  qui  en  résultera  n'est  pas  l'affaire  d'un  jour. 
On  peut  prévoir  toutefois  que  cette  révolution,  qui  n'est  peut-être  pas 
sans  péril  pour  la  pai>c  intérieure  de  l'état  brésilien,  peut  aussi  n'être 
pas  sans  conséquence  pour  l'avenir  des  relations  de  l'Europe  avec  le 
Nouveau-Monde. 


CII     DE    MAZADK. 


Rtrvui,.  —  cunoMQUE.  717 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE.' 


La  révolution  brésilienne  a  surpris  étrangement  le  monde  financier 
européen.  La  soudaineté  de  l'entreprise  républicaine,  l'absence  de 
toute  velléité  de  résistance,  la  résignation  apparente  de  la  famille  im- 
périale et  de  ses  adhérens  au  fait  accompli,  tout  a  contribué  à  dérouter 
les  prévisions,  à  rendre  mystérieux  et  énigmatique  l'avenir  de  ce  pays, 
le  plus  considérable,  par  l'étendue  et  par  la  population,  de  toute 
l'Amérique  du  Sud. 

Le  Brésil  a  contracté  de  nombreux  emprunts  en  Europe,  sa  dette 
extérieure  atteint  environ  750  millions  de  francs.  II  a  de  plus  une 
dette  intérieure  dont  les  titres  sont,  pour  une  bonne  part,  dans  des 
portefeuilles  européens,  surtout  anglais.  Les  engagemens  pris  sous 
forme  de  garanties  et  de  subventions  aux  chemins  de  fer  s'élèvent  à 
500  millions.  Un  très  grand  nombre  de  compagnies,  soit  financières, 
soit  industrielles,  ont  été  fondées  avec  des  capitaux  d'Angleterre  et  de 
France.  Six  semaines  avant  la  chute  de  dom  Pedro,  la  Ban  jue  de  Paris 
venait  de  fonder  à  Bio-de-Janeiro  une  Banque  nationale,  au  capital  de 
250  millions  de  francs,  sur  la  foi  d'un  contrat  avantageux  passé  avec 
le  ministre  des  finances  pour  le  retrait  du  papier-monnaie  bré- 
silien. 

La  confiance  dans  les  ressources  et  dans  l'honnêteté  financière  du 
Brésil  était  complète.  Le  crédit  du  gouvernement  impérial  s'était  élevé 
à  tel  point  que  sa  dette  k  1/2  dépassait  le  pair  et  que  le  dernier  em- 
prunt de  conversion  en  k  pour  100  était  coté  92.  Une  longue  fidélité 
aux  engagemens,  un  demi-siècle  passé  sdius  pronuucianiiento,  avaient 
créé  cette  situation. 

A  quel  taux  va  s'établir  maintenant  le  crédit  du  Brésil  ?  C'est  l'in- 
connu. Le  premier  effet  de  la  révolution  a  été  de  faire  tomber  le  k  1/2 
pour  100  de  102  à  93,  le  /»  pour  100  de  92  à  84.  Cette  baisse  est-elle 
exagérée  et  l'ancien  niveau  sera-t-il  vite  reconquis?  ou  bien  les  cours 
actuels  sont-ils  le  point  de  départ  d'une  dépréciation  lente  qui  doit 
conduire  beaucoup  plus  bas? 

Il  est  à  remarquer  qu'on  ne  sait  rien  encore  de  l'événement  que 
son  résultat  sommaire  et  brutal,  que  l'Europe  n'en  a  appris  jusqu'ici 
que  ce  qui  a  été  transmis  par  le  télégraphe  sous  le  contrôle  du  pouvoir 
provisoire  inbtdlié  par  1  lUbUiieclion  victorieuse.  11  se  peut  que  la  ve- 


718  KEVUt    DEtj    DEUX    MUiNDES. 

rilé,  cachée  soigneusement  jusqu'ici,  éclate  dans  quelques  jours,  et 
qu'il  apparaisse  alors  que  le  Brésil  est  au  seuil  d'une  longue  période 
d'agitation  et  d'anarchie,  que  cet  immense  territoire,  presque  aussi 
vaste  que  l'Europe,  avec  sa  population  de  l/j  millions  d'habitans,  dont 
un  quart  à  peine  de  race  blanche,  soit  voué  fatalement  à  une  disloca- 
tion entre  plusieurs  républiques  indépendantes,  et  que  dans  ce  nau- 
frage politique  sombre  la  prospérité  financière  avec  la  possibilité  de 
faire  face  aux  engagemens  contractés  à  l'égard  de  l'Europe. 

11  n'est  pas  besoin  de  dire  ce  qu'il  adviendrait  alors  des  fonds  bré- 
siliens. Mais  il  est  possible,  d'autre  part,  que  le  prochain  courrier  ne 
nous  apprenne  rien  que  n'ait  déjà  dit  le  télégraphe,  que  la  révolution 
n'ait  en  effet  suscité  aucune  résistance,  et  que  toutes  les  provinces  se 
rallient  au  projet  d'établissement  d'une  république  fédérative.  Dans  ce 
cas,  la  situation  financière  du  Brésil  peut  rester  bonne,  les  recettes 
fédérales  sullire  aux  charges  assumées,  et  le  gouvernement  républi- 
cain se  montrer  aussi  scrupuleux  que  l'empire  dans  ses  relations  avec 
ses  créanciers,  extérieurs  ou  intérieurs. 

Même  eu  ce  cas,  il  n'est  pas  permis  de  prévoir  un  retour  immédiat, 
ni  même  un  retour  complet,  à  échéance  plus  ou  moins  éloignée,  de 
l'ancienne  confiance.  Les  cours  reprendront,  mais  les  capitalistes  eu- 
ropéens ne  verront  dans  cette  reprise  qu'une  occasion  propice  de  réa- 
liser leurs  placemens  en  fonds  et  autres  valeurs  du  Brésil.  Les  prix 
actuels  ne  seront  donc  guère  dépassés,  et  s'ils  le  sont  passagèrement, 
il  sera  prudent  de  prévoir  une  nouvelle  dépréciation. 

Dès  les  premières  nouvelles  de  la  révolution,  la  prime  de  la  Banque 
nationale  du  Brésil  était  tombée  de  150  à  75  francs,  et  la  Banque  de 
l'aris  avait  recule  de  845  à  795  francs.  Sur  les  assurances  réitérées  par 
télégrammes  que  le  nouveau  ministre  des  finances  était  résolu  à  main- 
tenir tous  les  engagemens  de  son  prédécesseur,  la  première  de  ces 
valeurs  a  repris  à  110  francs  de  prime,  ce  qui,  ajouté  au  pair  de  l'ac- 
tion, 506  fr.  50,  donne  le  cours  de  070  fr,  50,  et  la  seconde  s'est  rele- 
vée à  815  francs. 

Les  rentes  du  Portugal  et  de  l'Espagne  ne  pouvaient  que  subir,  dans 
une  assez  forte  mesure,  le  contre-coup  de  l'événement  brésilien.  11  y  a 
des  républicains  à  Lisbonne  et  à  Madrid,  si  petit  que  soit  leur  nombre, 
et  l'on  pouvait  craindre  la  contagion  de  l'exemple.  Le  3  pour  100  por- 
tugais a  fléchi  d'une  unité  et  demie,  le  k  pour  100  ottérieur  d'une 
unité.  Ajoutons  que  le  Portugal  s'engage,  en  ce  moment  môme,  dans 
un  conflit  avec  l'Angleterre  à  propos  de  la  possession  du  bassin  du 
haut  Zambèze,  et  que  le  gouvernement  espagnol  se  trouve  aux  prises 
avec  de  très  grosses  diflicultcs  budgétaires. 

Tandis  que  surgissait  dans  le  Nouveau-Monde  cette  cause  imprévue 
d'inquiétude  pour  les  capitalistes  de  l'Europe  occidentale,  on  n'a  cesse, 
pendant  la  seconde  quinzaine  de  novembre,  d'observer  avec  une  atleri- 


REVUE.    —    CHliO-MQUE.  719 

tion  non  exempte  de  sollicitude  l'état  du  marché  de  Berlin.  Cette  place 
supporte  depuis  plusieurs  mois  des  engagemens  considérables  à  la 
hausse  sur  une  quantité  de  valeurs  industrielles  locales,  principale- 
ment des  actions  de  houillères  et  d'entreprises  métallurgiques.  De 
plus,  elle  s'est  chargée  de  fonds  argentins,  mexicains,  chiliens,  et 
aussi  de  titres  turcs,  portugais  et  espagnols;  nous  ne  parlons  ni  des 
fonds  russes,  ni  des  valeurs  ausiro-hongroises  auxquels  elle  est  restée 
intéressée.  Enfin,  elle  a  assumé  la  défense  du  crédit  de  l'Italie  en 
absorbant  successivement  ses  émissions  d'obligations  de  chemins  de 
fer  et  en  soutenant  énergiquement  les  cours  de  sa  rente. 

Les  journaux  anglais  ont  prédit  depuis  longtemps  qu'à  se  charger 
ainsi  toujours  davantage,  la  spéculation  berlinoise  marchait  à  un  krach, 
et  plusieurs  n'étaient  pas  éloignés  de  croire  que  la  catastrophe  ne 
pourrait  être  évitée  lors  de  la  liquidation  de  novembre.  Ces  fâcheux 
pronostics  ne  se  sont  pas  réalisés,  et  les  faits  depuis  deux  ou  trois 
jours  leur  donnent  un  démenti  formel.  Les  banques  allemandes  sont 
venues  largement  en  aide  à  la  spéculation,  et,  bien  que  les  taux  de 
report  aient  été  fort  élevés,  atteignant  7,  8  et  9  pour  100,  les  ache- 
teurs ont  maintenu  leurs  positions,  et  la  hausse  a  prévalu  contre  tous 
les  obstacles.  L'Italien,  en  trois  ou  quatre  bourses,  a  été  porté  de  9k  à 
95  francs  et  au-dessus.  Les  fonds  russes  avec  les  roubles  ont  suivi, 
entraînant  à  leur  tour  le  Hongrois,  et  soutenant  même  le  Turc  et 
l'Unifiée.  Les  valeurs  houillères  et  métallurgiques  restent  à  leurs  cours 
les  plus  élevés,  grâce  à  l'élévation  croissante  des  prix  du  charbon  et 
du  fer.  Ainsi  a  été  enrayée  toute  dépréciation  sur  l'ensemble  de 
la  cote. 

Comme  la  place  de  Londres,  de  son  côté,  avait  fait  déjà  très  bonne 
contenance,  le  marché  de  Paris,  délivré  de  ses  appréhensions,  a  suivi 
l'impulsion  donnée,  mais  sans  tomber  dans  aucune  exagération.  La 
rente  frani^aise  3  pour  100  et  le  k  1/2,  après  avoir  reculé  de  0  fr.  15 
à  0  fr.  20  sur  l'affaire  du  Brésil,  ont  simplement  repris  leurs  cours 
du  milieu  du  mois,  87.70  et  105.25.  L'Amortissable  a  été  un  peu  plus 
agité  et  reste  à  91.45  après  91.80  et  91  francs. 

La  Banque  de  France,  sur  laquelle  s'était  établie  une  spéculation  fort 
aventureuse,  visant  soit  des  bénéfices  exceptionnels  fondés  sur  une  élé- 
vation du  taux  de  l'escompte  qui  ne  s'est  pas  produite,  soit  un  prompt 
renouvellement  du  privilège,  a  reculé  de  4,275  à  4440.  C'est  la  seule 
institution  de  crédit,  avec  la  Banque  de  Paris,  qui  ait  été  l'objet  de  varia- 
lions  d'une  certaine  importance.  Le  Crédit  foncier  a  baissé  de  1,310 
à  1,301.25  et  revient  à  1,308.75.  Le  Gaz,  à  1,437.50,  gagne  environ 
15  francs.  Le  Nord,  après  avoir  reculé  à  1,762.50,  s'est  relevé  à  1,777.50, 
cours  où  il  se  tenait  il  y  a  quinze  jours. 

Le  Comptoir  national  d'escompte  a  doublé  son  capital  conformément 


7'2()  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

à  la  décision  prise  par  rassemblée  du  5  novembre.  Les  80,000  actions 
nouvelles  ont  été  mises  en  souscription,  le  23,  et  prises  intégralement 
à  530  francs  par  les  porteurs  des  80,000  actions  anciennes  auxquels 
était  réservé  un  droit  de  préférence.  Les  souscriptions  non  privilégiées 
ont  atteint  un  total  de  160,000  titres.  H  n'a  été  possible  de  leur  faire 
aucune  répartition.  Les  actions  anciennes  ont  valu  6/|2.50  au  plus  haut 
et  restent  à  635.  Les  nouvelles  valant  625,  les  primes  réunies  des  deux 
titres  représentent  230  francs  qui  viennent  atténuer  la  perte  primitive 
pour  le  porteur  d'actions  de  l'ancien  Comptoir,  s'il  a  eu  les  moyens  de 
souscrire  pour  un  montant  égal  au  premier  et  au  second  capital  du 
Comptoir  national. 

Le  prix  de  l'action  de  l'ancien  Comptoir  s'est  lui-même  bien  amé- 
lioré cette  semaine  et  se  tient  à  132.50,  à  cause  de  la  conclusion  d'un 
nouvel  arrangement  entre  les  liquidateurs  et  les  anciens  administra- 
teurs. Ceux-ci  ofirent  une  indemnité  de  25  1/2  millions  pour  l'abandon 
de  toutes  poursuites  par  les  liquidateurs.  Une  circulaire  de  M.  Moreau 
a  expliqué  aux  actionnaires  que  les  gages  donnés  lors  du  krach  pour 
les  avances  faites  au  Comptoir  suffiraient  probablement  à  couvrir  tout 
le  passif,  et  que  les  25  1/2  millions  d'indemnité  ont  toute  chance  de 
revenir  entièrement  aux  actionnaires.  Cette  somme  représente  156  fr.  25 
par  action  de  l'ancien  Comptoir.  Le  projet  de  transaction  sera  soumis  à 
une  assemblée  générale  des  actionnaires  convoquée  pour  le  28  dé- 
cembre. 

La  Banque  d'escompte  est  toujours  à  530,  quoiqu'elle  ait  mené  à 
bien  pendant  cette  quinzaine  la  souscription  publique  aux  40,000  actions 
de  500  francs  des  établissemens  Decauville  aîné,  transformés  en  société 
anonyme.  L'émission  avait  lieu  au  pair. 

Le  Crédit  lyonnais  a  été  offert  pendant  quelques  jours,  sur  une  mo- 
dification de  son  bilan  faisant  disparaître  un  tiers  de  la  réserve  spé- 
ciale créée  en  1882  pour  parer  à  des  pertes  éventuelles  sur  le  porte- 
feuille de  titres.  Cette  modification  ne  pouvant  être  une  cause  de 
baisse,  l'action  s'est  relevée  à  690. 

Cet  établissement,  uni  au  Crédit  mobilier  espagnol,  a  émis  pour  le 
compte  du  Gaz  de  Madrid  53,000  obligations  k  pour  100  destinées  à  la 
conversion  ou  au  remboursement  des  anciens  emprunts  5  pour  100  de 
cette  compagnie. 

La  hausse  du  cuivre  à  /i9  et  50  livres  sterling  par  tonne  a  porté  le 
Kio-Tinto  au-dessus  de  kOO  francs,  ex-coupon  de  12  fr.  50.  Les  journaux 
anglais  ne  cessent  de  dénoncer  le  caractère  factice  de  ce  mouvement 
et  de  prévoir,  à  bref  délai,  une  prompte  chute.  La  hausse,  à  Paris, 
semble  au  contraire  inspirée  par  des  argumens  sérieux  on  faveur  de  la 
durée  probable  des  prix  nouveaux  du  cuivre. 

Le  d.'recicur-girant  :  C.  Buloz. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES 


FIN    DU     MINISTERE    DU     MARQUIS    D'ARGENSON. 


ir. 

AFFAIRES    D'ESPAGNE   ET  D'ITALIE.    —    PROJET    DE 
CONFÉDÉRATION    ITALIENNE 


Je  demande  aux  lecteurs  de  la  Revue  la  permission  d'interrompre 
Ici  pour  un  moment  la  suite  de  ce  récit  pour  les  entretenir  d'un 
incident  qu'il  n'est  pas  sans  intérêt  de  faire  connaître,  afm  que  je  ne 
sois  pas  accusé  de  m'être  volontairement  mépris  sur  le  caractère 
des  faits  que  je  vais  avoir  à  rapporter. 

Appelé  à  raconter  des  actes  du  gouvernement  du  roi  de  Sar- 
daigne,  Charles-Emmanuel  III,  qui  sont  très  diversement  appréciés 
par  les  historiens  italiens  et  même  sévèrement  condamnés  par  plu- 
sieurs d'entre  eux,  j'avais  cru  ne  pas  pouvoir  me  confier  exclusive- 
ment aux  renseignemens  tirés  des  documens  de  la  diplomatie  Iran- 
çaise.  Je  désirais  en  contrôler  l'exactitude  en  les  comparant  avec 
les  documens  italiens  ayant  trait  aux  mêmes  événemens,  et  je 
m'étais  adressé  à  la  direction  supérieure  des  archives  royales  de 
Turin  pour  obtenir  communication  des  pièces  que  je  croyais  de  na- 

(1)  Voyei  la  Bévue  du  15  novembre. 

TOME   XCVI.    —    15    DÉCEMBUE    1889.  /jG 


72^  reydï;  des  deux  mondes. 

ture  à  m'éclairer.  J'avais  dôjà  fait,  dans  des  cas  analogues,  des 
demandes  de  ce  genre  aux  archives  do  Dresde,  de  La  Haye  et  de 
Londres;  partout  j'avais  trouvé  l'accueil  le  plus  empressé  et  le 
plus  bienveillant.  Ce  souvenir  m'encourageait  à  espérer  que  ma 
prétention  ne  paraîtrait  pas  plus  indiscrète  cette  fois  que  dans  les 
occasions  précédentes. 

Ce  qui  m'encouragea  encore  davantage,  ce  fut  la  réponse  pleine 
de  courtoisie  que  je  reçus,  le  2  janvier  de  cette  année,  de  M.  le  di- 
recteur des  archives  piémontaises.  Il  m'annonçait  qu'il  avait  bien 
voulu  faire  les  recherches  que  je  sollicitais  de  lui,  que  les  corres- 
pondances qui  pouvaient  répondre  à  ma  curiosité,  et  dont  il  m'indi- 
quait le  nombre,  la  date  et  la  nature,  avaient  été  mises  de  côté  pour 
m'être  expédiées  en  copie,  aussitôt  qu'il  en  aurait  obtenu  l'autori- 
sation de  M.  le  président  du  conseil,  ministre  des  affaires  étran- 
gères et  de  l'intérieur.  11  ne  paraissait  pas  mettre  en  doute  l'assen- 
timent de  M.  Crispi,  et  de  fait,  l'approbation,  nécessaire  en  tout 
pays,  de  l'autorité  supérieure  pour  les  communications  diplomati- 
ques n'est  en  général  qu'une  simple  formalité,  quand  aucune  objec- 
tion n'est  élevée  par  le  directeur  spécial  à  qui  le  dépôt  des  archives 
est  confié. 

J'attendis  plusieurs  mois  l'envoi  qu'on  m'avait  fait  espérer.  Enfin, 
le  5  août  dernier,  M.  le  directeur  m'a  fait  savoir,  dans  des  termes 
toujours  très  obligeans,  son  regret  de  ne  pouvoir  y  donner  suite. 
Un  nouvel  examen  avait  fait  reconnaître,  me  dit-il,  que  les  docu- 
mcns  que  j'avais  indifjués  étaient  de  nature  confidentielle  et  se- 
crète, et  que,  d'après  les  règlemens  en  vigueur,  on  ne  pouvait  en 
laisser  prendie  ni  communication  ni  copie. 

J'avoue  que  cette  déclaration,  à  laquelle  je  ne  m'attendais  pas,  m'a 
causé  une  légère  surprise.  Comment  le  caractère  confidentiel  et 
secret  des  documens,  inaperçu  en  janvier,  était-il  devenu  visible 
huit  mois  après?  Et  comment  des  pièces  relatives  à  une  époque  éloi- 
gnée de  la  nôtre  de  près  d'un  siècle  et  demi,  et  antérieure  à  toute 
la  série  des  révolutions  qui  ont  changé  la  face  de  l'Europe,  peu- 
vent-elles renfermer  encore  des  secrets  d'état  ? 

Quelques  personnes  ont  voulu  me  faire  croire  que  l'interdiction 
qui  m'était  opposée  m'était  personnelle  et  avait  pour  cause  la  liberté 
de  certains  jugemens  que  j'avais  pu  porter  dans  mes  écrits  précé- 
dens  sur  la  politique  suivie,  dans  différentes  occasions,  par  l'illustre 
maison  de  Savoie.  On  se  serait  méfié  du  parti  que  je  pouvais  tirer 
des  pièces  qu'on  m'aurait  laissé  voir. 

Je  ne  puis  admettre  un  instant  une  telle  supposition.  Ce  serait 
attribuer  au  gouvernement  italien  actuel  des  égards  posthumes  pour 
la  mémoire  de  Charles-Emmanuel  III  que  je  n'ai  trouvés  ni  on  Saxe 
pour  celle  d'Auguste  III,  ni  en  Angleterre  pour  celle  de  George  II, 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  723 

et  que  personne  de  nous, j'en  suis  sûr,  n'est  tenté  d'avoir  pour  la 
bonne  renommée  de  Louis  X.V  et  de  ses  ministres.  Que  devien- 
drait la  vérité  histoiique,  si  elle  devait  à  jamais  rester  voilée  par 
des  susceptibilités  héréditaires  de  cette  nature? 

En  tout  cas,  jamais  précaution  n'aurait  été  moins  avisée  et  n'au- 
rait été  plus  directement  contre  son  but.  Que  pouvais-je  trouver, 
en  effet,  dans  les  documens  émanés  du  souverain  et  des  ministres 
piémontais,  sinon  la  justification  (présentée  à  leur  point  de  vue) 
de  leur  conduite,  et  la  réponse  aux  incriminations  que  je  voyais 
portées  contre  eux  dans  les  correspondances  Irancaises?  C'était  la 
défense  que  je  voulais  opposer  à  l'accusation.  Je  regrette  qu'on  ne 
m'en  ait  pas  fourni  les  moyens,  et  qu'on  ne  m'ait  pas  mis  en  me- 
sure d'atténuer  moi-même  la  sévérité  de  mes  appréciations. 

Pour  suppléer  pourtant  en  une  certaine  mesure  à  ce  qui  m'était 
refusé,  j'ai  appelé  à  mon  aide  les  correspondances  des  archives 
anglaise  et  autrichienne,  le  gouvernement  britannique  et  celui  de 
Marie-Thérèse  ayant  été,  à  cette  époque,  les  alliés  du  gouvernement 
piémontais  et  devant  par  là  même  le  juger  avec  plus  de  faveur  que 
des  ennemis  comme  l'Espagne  et  la  France.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
dire  que  là,  du  moins,  toutes  les  portes  m'ont  été  ouvertes.  M.  le 
chevalier  d'Arneth  en  particulier,  le  célèbre  historien  de  Marie- 
Thérèse  (à  qui  est  confiée  la  garde  des  archives  de  Vienne),  a  bien 
voulu  répondre,  par  une  lettre  toute  de  sa  main,  à  une  interroga- 
tion que  je  lui  avais  posée.  Je  suis  heureux  de  lui  en  adresser  ici 
tous  mes  remercîmens. 

I. 

Il  y  a,  pour  une  puissance  engagée  dans  une  grande  guerre  qui 
se  prolonge,  telle  alliance  dont  les  conditions  deviennent  onéreuses, 
à  ce  point  qu'elle  gène  au  lieu  de  servir,  et  que  l'isolement  ab- 
solu serait  encore  préférable.  C'était  le  cas,  au  moment  où  ce 
récit  est  parvenu,  de  celle  qu'un  traité  conclu  à  Fontainebleau, 
trois  ans  auparavant,  avait  établie  entre  le  roi  de  France  et  le  roi 
d'Espagne  pour  assurer  la  communauté  de  leur  action  en  Italie. 
C'est  à  l'origine,  déjà  éloignée,  de  ce  traité  qu'il  faut  remonter  pour 
bien  apprécier  le  caractère  d'un  acte  imprudent  et  excessif,  dont  les 
conséquences  ne  s'étaient  jusqu'à  ce  moment  fait  que  faiblement 
sentir,  mais  allaient  exercer  sur  l'issue  de  la  grande  lutte  euro- 
péenne une  influence  très  fâcheuse  pour  les  intérêts  de  la  France. 

Le  traité  de  Fontainebleau  était,  on  peut  se  le  rappeler,  l'œuvre 
de  Louis  XV  lui-même  :  c'était  le  monarque  qui  en  avait  person- 
nellement réglé  tous  les  détails  et  prépare  rcxécution  pendant  lo 
court  intei-valle  de  temps  où,  épris  du  désir  de  régner,  il  voulait 
tenir  lui  seul,  dans  ses  propres  mains,  les  rênes  de  la  politique. 


llh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jusque-là.  en  eflet,  c'est-à-dire  pendant  les  premières  années  de 
la  guerre,  bien  que  les  armées  françaises  et  espagnoles  combat- 
tissent ensemble,  —  travaillant  en  commun  à  soustraire  l'Italie  à  la 
Jomination  autrichienne,  —  aucune  stipulation  n'était  intervenue 
pour  disposer  d'avance,  après  la  victoire,  delà  dépouille  du  vaincu. 
Philippe  V  prétendait  encore  à  tout  l'héritage  de  Charles  VI,  et 
Louis  XV  n'avait  pris  aucun  engagement  précis  de  lui  en  faire 
obtenir  telle  partie  plutôt  que  telle  autre.  Cet  état  de  vague  et  d'in- 
certitude avait  été  même  maintenu  avec  soin  par  la  politique  fran- 
çaise tant  que  l'ambitieux  et  déjà  puissant  souverain  qui  gardait 
l'entrée  des  Alpes,  le  roi  de  Sardaigne,  ne  s'était  pas  prononcé  dé- 
tinitivement  et  mettait  son  concours  aux  enchères  entre  les  amis 
et  les  ennemis  de  Marie-Thérèse.  Toutes  les  provinces  italiennes 
conquises  ou  à  conquérir  pouvant  servir  d'appât  à  ses  convoitises, 
on  tenait  à  les  garder  toutes  en  réserve  pour  lui  permettre  de  faire 
son  choix.  Mais  quand  Charles-Emmanuel  III,  cédant  aux  instances 
de  l'Angleterre,  se  fut  enfin  ouvertement,  par  le  traité  de  Worms, 
déclaré  pour  l'Autriche,  Louis  XV,  dépité  d'avoir  vu  ses  avances 
repoussées,  avait  cru  devoir  répondre  en  resserrant  ses  nœuds  avec 
l'Espagne.  Le  traité  de  Fontainebleau  était  la  revanche  du  traité  de 
V\^orms;  un  article  spécial  assurait  à  l'infant  Philippe,  dernier  fils 
du  roi  d'Espagne,  la  souveraineté  du  Milanais,  à  laquelle  devaient 
être  joints  les  deux  duchés  de  Parme  et  de  Plaisance,  sous  la  seule 
condition  d'en  laisser  l'usufruit  viager  à  sa  mère,  la  reine  Elisabeth. 
L'infant  ayant  épousé  la  fille  aînée  de  Louis  XV,  l'amour  paternel 
avait  pu  contribuer  à  dicter  une  promesse  aussi  libérale. 

D'ordinaire,  ces  engagemcns  pris  d'avance  pour  escompter  des 
•conquêtes  à  venir  n'ont  pas,  aux  yeux  de  ceux  qui  les  prennent, 
ni  de  ceux  qui  les  reçoivent,  une  grande  valeur  :  ces  provinces, 
dont  on  dispose  sans  les  posséder,  ressemblent  à  la  dépouille  de 
l'ours  de  la  fable,  et  il  demeure  convenu  (sans  qu'on  le  dise)  que 
la  fortune  des  combats  décidera,  à  la  dernière  heure,  dans  quelle 
mesure  il  sera  possible  et  utile  de  donner  suite  à  ces  paroles  en 
l'air.  Mais  ce  n'est  point  ainsi  que  l'entendait  l'impérieuse  et  impé- 
tueuse Elisabeth.  Dès  qu'elle  tint  en  main  la  promesse  de  Louis  XV, 
ce  fut  à  ses  yeux  comme  un  billet  à  ordre  qu'elle  était  décidée  à  ne 
laisser  ni  protester  ni  réduire.  La  possession  du  Milanais  par  l'in- 
fant devenait,  suivant  elle,  à  partir  de  ce  moment,  le  principal, 
sinon  le  seul  objet  de  la  guerre,  et  la  première  clause,  la  condition 
^ine  qiui  non  à  insérer  en  tète  d'un  traité  de  paix.  Les  armées  fran- 
çaises ne  durent  plus  combattre  qu'en  vue  de  ce  but  unique,  et  le 
ministère  français  dut  y  sacrifier  toute  autre  prétention.  La  France, 
en  un  mot,  s'était  rangée  derrière  l'Espagne  et  devait  rester  à  ses 
oidrcs.  Aussi,  dans  la  crainte  que  Louis  XV  ne  tentât  de  s'échapper, 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  725 

il  était  surveillé  et  tenu  à  l'œil  par  son  oncle  et  sa  tante,  comme  un 
débiteur  dont  le  créancier  met  en  doute  la  solvabilité  et  la  bonne 
foi.  Jamais  amitié  ne  fut  plus  orageuse  :  tout  était  matière  à  soup- 
çons et  à  reproches.  Les  victoires  mêmes  que  Maurice  remportait 
en  Flandre  donnaient  ombrage,  et  on  n'y  applaudissait,  à  Madrid, 
que  pour  la  forme;  car,  une  fois  maître  des  Pays-Bas,  le  beau- 
père  n'allait-il  pas  préférer  son  agrandissement  personnel  à  celui 
de  son  gendre?  Puis,  dès  que,  sur  un  point  quelconque  de  l'ho- 
rizon, une  conversation  diplomatique  était  engagée  par  les  agens 
français,  leurs  collègues  espagnols  accouraient,  dressant  l'oreille 
et  exigeant  d'être  admis  en  tiers.  Si  on  parlait  devant  eux  à  voix 
basse,  c'est  que  la  trahison  était  méditée,  sinon  déjà  consommée. 
La  méfiance,  d'ailleurs,  était  appuyée  et  entretenue,  il  faut  le  dire, 
par  le  sentiment  commun  des  Espagnols,  toujours  malvcillans  pour 
ce  qui  venait  de  l'autre  côté  des  Pyrénées  et,  depuis  qu'ils  obéis- 
saient à  un  petit-fils  de  Louis  XIV,  plus  jaloux  que  jamais  de  se 
défendre  de  la  domination  française. 

Les  difficultés,  sans  cesse  renaissantes,  produites  par  une  telle 
disposition  d'esprit,  sont  peintes  avec  vivacité  dans  une  dépêche 
de  l'ambassadeur  de  France  à  Madrid,  Vauréal,  évêque  de  Rennes  : 
—  «  Je  trahirais  mon  devoir,  écrivait-il  à  d'Argenson,  si  je  dégui- 
sais la  vérité  dans  une  matière  aussi  importante;  je  vous  l'expose 
en  particulier,  afin  que  vous  en  rendiez  compte  au  roi,  si  vous  ne 
jugez  pas  à  propos  de  le  faire  en  plein  conseil.  Ce  serait  se  trom- 
per que  d'espérer  de  faire  sentir  ici  le  prix  de  ce  que  la  France  fait 
pour  l'Espagne  ;  tout  ce  que  nous  faisons,  nous  y  sommes  obligés, 
ou  nous  ne  le  faisons  que  pour  notre  intérêt  particulier  :  si  les 
succès  sont  mauvais,  ce  sera  toujours  notre  faute  ;  s'ils  sont  bons, 
nous  n'y  aurons  contribué  que  faiblement,  et  on  croira  toujours 
que  nous  aurions  pu  faire  beaucoup  davantage  :  tout  ce  que  nous 
aurons  fait  sera  non  avenu,  et  ce  que  nous  aurions  pu  faire  sera 
infailliblement  matière  à  reproches.  En  un  mot,  monsieur,  avarice, 
jalousie,  ingratitude,  c'est  tout  ce  que  nous  devons  attendre  de 
l'Espagne  tant  qu'elle  sera  gouvernée  comme  elle  l'est  présente- 
ment... Depuis  que  le  roi  a  pris  des  engagemens,  il  a  déclaré  la 
guerre  à  tous  les  ennemis  de  l'Espagne;  il  n'y  a  marque  d'amitié 
et  de  confiance  que  Sa  Majesté  ne  lui  ait  donnée...  Qu'en  est-il 
arrivé?  Les  prétentions  ont  augmenté  en  proportion  des  faveurs 
reçues  :  l'insensibilité,  pour  tout  ce  qui  a  rapport  à  la  France, 
s'est  montrée  à  découvert.  Les  succès  du  roi  en  Flandre  et  en 
Allemagne  ont  causé  la  douleur  la  plus  amère  :  la  défiance  et  les 
soupçons  ont  augmenté...  Tel  sera  toujours  l'elïet  des  complai- 
jsances,  quand  on  ne  sera  pas  bien  sûr  ici  qu'elles  sont  accompa- 


726  REVUE  DES  DEUX  MO>DES. 

gnces  de  la  plus  grande  fermeté!..  Eiiriii,  monsieur,  nous  devons 
compter  que  jamais  le  cœur  ne  sera  pour  nous  (1).  » 

A  ce  tableau  si  bien  tracé  de  la  situation,  l'évêque  ajoute,  dans 
le  cours  de  sa  correspondance,  des  portraits  esquissés  de  main  de 
maître,  et  qu'il  appelle  lui-même  des  miniatures,  des  dilférens  per- 
sonnages auxquels  il  avait  allai re.  C'est  d'abord i  le  roi  lui-même, 
co  petit-fils  de  Louis  XIV  et  ce  frère  du  duc  de  Bourgogne,  si  peu 
digne  de  telles  parentés,  qu'on  avait  vu  autrelois,  quand  il  arriva 
en  Espagne,  animé  d'un  certain  feu  de  jeunesse,  mais  sans  être 
jamais  soutenu  (disait  déjà  son  précepteur  Louville)  parce  ressort 
intérieur  qui  fait  les  hommes.  L'évêque  nous  le  montre  maintenant 
alourdi,  et  comme  hébété,  sous  le  poids  de  l'étiquette  espagnole. 
Toujours  partagé,  d'ailleurs,  entre  une  sensualité  ardente  et  une 
dévotion  scrupuleuse,  co  mélange  a  lait  do  lui  à  deux(  reprises, 
dans  ses  deux  mariages  successifs,  un  esclave  de  l'amour  conjugal 
et  le  tient  encore  en  adoration  devant  sa  seconde  femme,  à  un  âge 
où  ce  genre  de  séduction  semblerait  ne  plus  pouvoir  exercer  son 
empire.  A  côté  de  lui  voilà  la  reine  qui  tranche  sur  tout,  décide  de 
tout,  de  la  politique  comme  du  militaire,  sans  se  connaître  à  rien. 
Insinuante  autant  qu'irascible,  elle  passe,  pour  se  faire  obéir,  de 
la  colère  aux  supplications,  et  des  larmes  à  la  rago,  et  elle  connaît 
si  bien  lé  secret  de  sa  puissance  sur  son  époux  que,  pour  faire 
excuser  ses  étourderies  et  ses  emportemens,  elle  se  vante,  à  tout 
propos  et  pour  tout  mérite,  de  sa  chasteté.  —  «  Au  moins,  s'ecrie- 
t-elle,  on  ne  peut  pas  dire  que  je  suis  une  p » 

Rien  n'est  piquant  comme  la  peinture  faite  par  l'évêque  de  ces 
vieux  épou-X  ne  se  quittant  ni  jour  ni  nuit,  donnant  loius  auchences 
avant  leur  lever,  dans  leur  chambre  commune,  la  reine  prenant  la 
première  la  parole,  puis  entrant  en  fureur  à  la  moindre  contradic- 
tion et  se  retournant  brusquement  vers  le  roi,  qui  tremble  et  se 
tait,  en  s'écriant  :  «  Eli  bien  !  monsieur,  pariez  donc,  vous  m'im- 
patientez, il  faut  que  ce  soit  toujours  moi  qui  parle,  je  ne  fais  que 
vous  obéir,  et  vous  laissez  tout  tomber  sur  moi.  Moi,  je  ne  suis 
qu'une  bête  qui  ne  m'entends  à  rien  et  ne  me  mêle  de  rien.  » 

Autour  de  ces  deux  physionomies  qui  tiennent  le  centre  du 
taljleau,  se  groupent  les  ministres  et  IcS'  principaux  agens,  tous 
également  bien  drapés  par  le  même  crayon,:  c'est  l'ambassadeur 
espagnol  à  Versailles  :  «  Gampo  Florido,  l'iiomme  le  plus  méprisé 
qu'il  y  ait  dans  ce  pays-ci,  »  voler  pour  donner  et  donner  pour  vo- 
ler, «  voilà  les  deux  points  cardinaux  de  son  àmo  et  de  sa  poli- 

(1)  Vaiiréiil  à  d'Avgenson,  S  avril  17  i').  iCorrespondnnre  (VFJjtrtgne.  —  Ministère 
des  affaires  étrangères.) 


ÉTDDES   DIPLOMATIQUES.  727 

tique...  »  Puis  le  ministre  Scotti,  «  fou  et  visionnaire  à  l'excès, 
vendeur  de  mithridatc,  sans  talent  pour  le  débiter,  géographe,  ma- 
théoûaticien,  politique  :  en  un  mot,  il  est  de  tous  les  arts  et  de 
toutes  les  professions,  il  commence  des  discours  de  toute  sorte  et 
Unit  par  des  ordures  sur  ses  bonnes  fortunes.  »  —  Le  seul  qui  soit 
un  peu  ménagé,  c'est  le  «comte  de  Montijo,  honnête  homme  que  la 
reine  a  fait  grand  maître  parce  qu'elle  ne  pouvait  pas  ne  pas  le 
faire...  à  qui  elle  accorde  juste  une  demi-heure  de  conversation 
entre  une  heure  et  minuit  ;  ce  qui  pèse  un  peu  au  grand  maître 
parce  qu'il  aime  à  se  coucher  de  bonne  heure.  »  —  «  En  voilà  assez 
pour  aujourd'hui,  dit  enfin  l'évèque  à  la  fin  d'une  de  ses  piquantes 
satires,  sentant  sa  verve  s'épuiser,  lisez  et  brûlez  (1).  » 

«  En  vérité,  s'écrie  d'Argenson  en  recevant  ces  petits  chefs- 
d'œuvre  épistolaires,  vos  miniatures  sont  plus  de  la  manière  de 
Rigaud  et  de  Rembrandt  que  de  celle  de  Massé  :  le  maître  seul  les 
verra,  il  aime  les  vérités,  j'ai  presque  dit  les  nudités  (pour  suivre 
votre  figure  de  peinture)  ;  mais  l'idée  serait  peu  propre  pour  le 
peintre  et  pour  le  cal^inet  où  je  les  destine...  Votre  ouvrage  ne  sera 
pourtant  pas  perdu,  pour  la  postérité  :  car  cela  ira  ensuite  au 
dépôt  duLouvi'e  d'où, après  deux  siècles,  on  les  portera  à  la  Biblio- 
thèque du  Roi  (2).  » 

Le  compliment  du  ministre  n'est  pas  déplacé,  car  cet  artiste  qui 
fait  si  bien  le  portrait  des  autres  est  lui-même  un  type  original,  et 
quand  il  décrit  ses  entretiens  avec  le  couple  royal,  du  trio  qu'il  met 
en  scène,  il  n'est  pas  la  figure  la  moins  intéressante.  îl  importe 
même  de  s'arrêter  un  instant  pour  l'étudier,  si  l'on  veut  bien  dé- 
mêler tous  les  fils  de  l'intrigue  à  laquelle  il  va  se  trouver  mêlé.  J'ai 
déjà  eu  plus  d'une  occasion  de  faire  remarquer  combien  étaient 
rares  et  variés  les  mérites  des  agens  diplomatiques  que  la  France 
avait  alors  à  son  service  :  excellens  instrumens  dignes  de  ceux 
qui  avaient  secondé  les  gi-andes  vues  de  Richelieu  et  de  Louis  XIV, 
et  qui,  pour  être  aussi  utilement  mis  en  œuvre,  n'auraient  demandé 
qu'à  être  guidés  par  des  mains  aussi  fermes  et  aussi  habiles.  On  a 
pu  voir  dans  Valori  le  bon  sens  plein  de  finesse  d'un  vieux  soldat, 
perçant  à  jour  les  artifices  de  Frédéric,  et  lui  tenant  souvent  tête, 
sans  cesser  de  se  faire  aimer  de  lui.  Chez  Chavigny  comme  chez 
l'abbé  de  La  Ville,  c'est  une  soHdité  de  jugement,  formée  et  comme 
aiguisée  par  les  fortes  traditions  d'une  excellente  éducation  profes- 
sionnelle. Vauréal  nous  fait  voir  un  caractère  tout  diiïérent  :  c'est  le 
diplomate  resté  courtisan  qui,  malgré   l'éloignement  et   la  diffi- 

(1)  Vauréal  à  d'Argenson,  15  février,  19  novembre  17i5  et  passim.  {Correspondance 

d'Espagne.  —  Ministère  des  aftaires  étrangères.) 

(^)  D'Argenson  à  Vauréal,    18  janvier.  28  février  17V.">.   (Conesiiondance  d'Espagne. 
—  Ministère  des  atïaircs  étrangères.) 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

culte  des  correspondances,  sait  se  tenir  au  courant  de  tout  ce  qui 
s'agite  autour  de  son  roi  et  des  ministres,  a  des  sentinelles  aux 
aguets  dans  tous  les  couloirs  du  palais,  des  amis  de  tout  rang  et 
de  tout  sexe  habiles  à  pénétrer  dans  les  cabinets  les  plus  secrets, 
pour  l'avertir  des  rivalités  ou  des  coups  fourrés  qui  le  menacent, 
comme  des  caprices  et  des  faiblesses  qu'il  peut  utilement  flatter  et 
servir.  L'évéque  qui  ne  réside  jamais  à  Rennes  est,  de  Madrid 
même,  toujours  présent  à  Versailles.  La  gravité  de  son  état  ne  le 
gêne  dans  le  choix  ni  de  ses  confidens,  ni  des  moyens  de  faire  sa 
cour.  N'est-ce  pas  lui  (nous  l'avons  vu)  qui,  gardant  en  qualité  d'au- 
mônier du  roi,  même  pendant  son  ambassade,  un  appartement  à 
Versailles,  l'a  mis  gracieusement,  sur  la  demande  de  la  duchesse 
de  Brancas,  à  la  disposition  de  M""®  de  la  Tournelle  pour  faciUter 
ses  premiers  entretiens  avec  son  royal  amant?  Et  à  partir  de  ce 
moment,  les  lettres  de  la  vieille  duchesse,  placée  à  la  tête  de  la  mai- 
son de  la  dauphine,  après  avoir  joué  ce  rôle  honnête  d'intermé- 
diaire, et  devenue  la  correspondante  habituelle  de  l'ambassadeur, 
figurent  à  leur  date  avec  sa  grosse  écriture  à  peine  lisible,  et  son 
orthographe  à  la  mode  du  temps,  dans  la  série  des  dépêches  d'Es- 
pagne. En  remercîment  du  service  qu'il  a  rendu,  elle  tient  Vauréal 
au  courant  de  tous  les  incidens  de  la  cour.  Mais  c'est  bientôt  avec 
le  roi  lui-même  que  le  complaisant  prélat  sait  se  mettre  en  relation 
directe  sur  les  sujets  les  plus  délicats.  Le  mariage  du  dauphin  avec 
l'infante  (qu'il  est  chargé  de  négocier)  lui  permet  d'aborder  avec 
le  roi  des  détails  de  la  nature  la  plus  intime.  Le  père  libertin 
s'amuse  de  la  candeur  et  de  l'innocence  du  jeune  marié.  L'évéque 
répond  par  des  plaisanteries  du  même  goût  sur  le  compte  de  la 
future  dauphine  et  des  leçons  qu'elle  a  dû  recevoir  de  sa  mère,  le 
tout  sur  le  ton  le  moins  décent  et  le  plus  éloigné  de  toute  granté 
tant  épiscopale  que  paternelle  (1). 

Avec  les  ministres  et  les  gens  en  puissance,  Vauréal  n'était  pas 
moins  empressé,  ni  moins  habile  à  se  mettre  en  bonnes  relations. 
On  le  trouve  en  correspondance  familière  avec  Belle-Isle  pendant 
le  grand  éclat  de  la  mission  du  maréchal  en  Allemagne.  Il  n'y  a 
rien  là  qui  surprenne  ;  d'ambitieux  à  ambitieux,  quand  on  suit  des 
voies  différentes  où  la  concurrence  n'est  pas  à  craindre,  l'accord 
peut  s'établir  assez  aisément.  Mais  on  est  plus  étonné  de  trouver  la 
même  trace  d'intimité  familière  dans  la  correspondance  de  d'Ar- 
genson.  Entre  le  prêtre  à  l'humeur  souple  et  à  l'esprit  délié,  et  le 
philosoj)he  un  peu  rogue,  et  (sauf  sur  l'article  des  bonnes  mœurs) 
d'une  honnêteté  puritaine,  on  ne  voit  pas  trop  quel  rapport  de  sen- 


(i)  Le  roi  à  Vauréal,  5  janvier.  —  Vauréal  au  roi,  IG  janvier  1745.  {Correspondance 
d^ Espagne.  —  .Ministère  des  affaires  étrangères.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  729 

timent  pouvait  exister.  L'amitié  régnait  pourtant  entre  l'ambassa 
(leur  et  le  ministre,  et,  si  on  ne  savait  qu'elle  lut  plus  tard  cruelle- 
ment trompée,  on  la  croirait  des  deux  parts  également  vive  et 
sincère.  Il  n'est  aucun  de  ses  agens  à  qui  d'Argenson  parle  plus  à 
cœur  ouvert  qu'à  Vauréal,  et  Vauréal  répond  avec  la  même  liberté. 
Cet  échange  de  lettres  privées,  insérées  entre  les  dépêches  officielles, 
en  forme  le  commentaire  souvent  le  plus  amusant.  Si  même,  après 
avoir  eu  le  regret  de  constater  les  fautes  trop  réelles  dues  au  tour 
chimérique  de  l'esprit  de  d'Argenson  et  à  la  candeur  parfois  naïve 
de  son  âme,  on  veut,  pour  être  équitable,  apprécier  aussi  ce  que 
cet  esprit  avait  parfois  de  charme  et  cette  àme  d'élévation,  c'est 
dans  la  lecture  de  ses  lettres  à  Vauréal  qu'on  peut  se  donner  le 
plaisir  de  rendre  cette  justice.  D'Argenson  fait  à  son  ambassadeur, 
qu'il  croit  son  ami,  la  confidence  (dont  celui-ci  n'est  vraiment  pas 
digne)  de  tous  les  dégoûts  qu'il  éprouve  à  la  cour,  sa  nouvelle 
patrie,  dit-il,  si  tant  est  qu'il  y  en  ait  une  dans  cet  endroit-lii.  Il 
décrit  en  termes  touchans  la  douleur  que  lui  causent  les  prodiga- 
lités, les  frivolités  qui  l'environnent,  mises  en  contraste  avec  les 
maux  de  la  guerre  et  l'accroissement  constant  de  la  misère  pu- 
blique ;  et  son  désir  de  paix,  qu'il  laissait  peut-être  trop  voir  pour 
un  diplomate,  part  d'un  sentiment  si  sincère  pour  les  maux  des 
peuples  qu'on  ne  peut  se  défendre  d'en  être  ému.  —  «  J'ai  tant  de 
pitié,  dit-il,  pour  ce  qu'il  en  coûte  (de  faire  la  guerre)  que  le 
moindre  bout  de  chandelle  me  semble  à  ménager:  j'ai  vu  en  ce 
genre  tant  de  belles  choses  depuis  deux  mois  que  je  défierais  des 
Pandours  de  n'en  pas  pleurer...  Je  sens  que  je  deviens  Fleury. 
Épargnons,  économisons,  faisons  la  paix,  reposons-nous  sur  nos 
conquêtes.  »  —  Puis  quelle  bonne  grâce  à  convenir  des  petites 
faiblesses  dont  les  maUns  s'amusaient  à  l'OEil-de-bœuf!  —  «  L'ex- 
cellent tabac  d'Espagne  que  vous  m'avez  envoyé,  écrit-il,  je  l'ai 
donné  à  M.  le  Premier,  qui  m'a  cédé  en  échange  deux  bons  che- 
vaux, bien  doux,  ne  craignant  pas  le  bruit.  Vous  savez  que  je  ne 
monte  pas  trop  bien  à  cheval  (c'est  à  la  veille  de  Fontenoy).  »  — 
Enfin  quelle  finesse  d'observation  dans  une  remarque  comme  celle- 
ci  :  «  Continuez  vos  fatigues  de  corps  et  d'esprit.  Les  unes  re- 
médient aux  autres.  L'esprit  distrait  le  corps  :  et  l'esprit  fatigué 
dans  le  repos  du  cabinet  nous  tue  ordinairement  (1).  » 

Le  point  sur  lequel  le  ministre  était  le  plus  disposé  à  s'entendre 
avec  son  représentant,  c'était  assurément  la  sévérité  du  jugement 
à  porter  au  sujet  de  la  cour  et  surtout  de  la  reine  d'Espagne;  seu- 
lement leur  impression,  pareille  au  fond,  s'exprime  sous  une  forme 
elifférente.  Les  mauvais  procédés,  les  soupçons  injurieux,  la  cupi- 

(1)  D'Argenson  à  Vauréal,  28  février,  21  mars,  25  avril  i7i5  et  passim.  {Correspon- 
dance d'Espagne.  —  Ministère  des  afifaires  étrangères.) 


730  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

dite  égoïste  que  Vaurcal  constate  et  nous  décrit  avec  un  sang-fi-oid 
ironique,  son  supérieur  (ce  vrai  galant  homme  que  la  mauvaise  foi 
indignait,  toutes  les  fois  qu'il  n'en  était  pas  dupe)  en  éprouve  une  im- 
patience qu'il  ne  peut  contenir.  L'idée  qu'on  met,  sous  son  ministère, 
la  lovauté  do  la  France  en  doute  lo  fait  absolument  sortir  des  gonds. 
—  ((  Depuis  quelques  jours,  écrit-il,  il  a  plu  d'Espagne  un  vent  de 
tracasseries  dont  j'ai  vu  peu  d'exemples  :  le  roi  de  Sardaigne,  que 
nous  no  connaissons  ni  d'Eve  ni  d'Adam,  qui  ne  nous  dit  rien,  à 
qui  nous  ne  disons  rien...  on  nous  accuse  d'une  négociation  singu- 
lière et  si  avancée  (avec  lui)  qu'on  date  et  on  articule  un  ti'aité  de 
nous  avec  Turin.  On  sème  la  division  entre  Versailles  et  Madrid... 
Nous  sommes  des  traîtres,  nous  nous  vendons,  nous  qui  sacrifionB 
nos  troupes,  nos  généraux,  nos  conquêtes  pour  établir  D.  Philippe. 

Je  ne  t'ai  point  aimé  ;  cruel,  qu'ai-je  donc  fait? 

«  Ou  l'on  radote,  en  Espagne,  ou  on  assassine...  Vous  avez  des 
traîtres  parmi  vous  autres  grands  (1).  On  dit  que  vous  avez  un 
ministère  ennemi  de  la  France  et  des  roués  qui  cherchent  à  nous 
tromper  :  nous  mériterions  bien  qu'on  en  usât  autrement  ;  c'est  le 
moyen  que  tout  aille  mal...  Je  ne  résiste  pas  à  l'évidence  de  l'aflec- 
tation  qu'il  y  a  à  jeter  tant  de  défiance  de  nos  négociations...  Le 
roi  de  Prusse,  tout  hérétique  qu'il  est...  se  lie  à  nous  comme  à  lui- 
même  et  davantage...  La  cour  du  roi  (d'Espagne)  nous  mésestime- 
t-clle  davantage?  » 

D'Argenson,  d'ailleurs,  était  dans  son  droit  de  maudire  ces  con- 
séquences fâcheuses  du  traité  de  Fontainebleau,  car  cet  acte  diplo- 
matique avait  été  conclu  avant  son  ministère  ;  il  en  avait  toujours 
condamné  l'imprudence  et  il  considérait  l'alliance  espagnole,  payée 
au  prix  de  telles  promesses,  comme  un  boulet  qu'on  s'était  mis  au 
pied.  Aussi,  pour  s'en  délivrer,  son  imagination,  toujours  en  tra- 
vail, s'épuisait  à  chercher  des  expédions  sans  craindre  même  d'abor- 
der les  idées  les  plus  hasardées.  C'est  ainsi  qu'on  le  voit  un  jour 
proposer  sérieusement  à  Vauréal  de  pousser  sous  main  l'Espagne 
à  faire  sa  paix  particuUère  avec  l'Angleterre,  afin  que,  dégagée  par 
cette  défection,  la  France  pût,  en  guise  de  représailles  et  en  sûreté 
de  conscience,  se  dispenser  de  tenir  sa  parole.  Il  est  vrai  que  peu 
de  jours  après,  passant  d'une  extrémité  à  l'autre,  il  l'autorise  à 
aller  trouver  la  reine  et  à  la  rassurer  une  fois  pour  toutes,  en  lui 
faisant  la  giiUtuteric  (c'est  son  expression)  de  l'assurer  par  avance 
que  le  roi  ne  considère  ses  conquêtes  de  Flandre  que  comme  un 
objet  à  échanger  pour  assurer  l'établissement  de  l'infant.  Vau- 
réal, étonné,  et  souriant  de  se  voir  ballotté  entre  ces  instructions 

(1)  Vauréal  avait  obtenu  la  grandesse  à  l'occasion  du  mariage  de  la  Dauphiuc. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  731 

contraires,  lui  fait  observer  d'abord  que,  si  Londres  s'entend  avec 
Madrid,  la  marine  et  le  commerce  français  perdront  un  appui  pré- 
cieux contre  les  croiseurs  britanniques,  puis  que,  fût- on  même 
bien  décidé  à  oiïrir  en  hommage  à  l'infant  tout  le  fruit  de  nos  vic- 
toires, il  faudrait  encore  éviter  de  s'y  engager  d'avance,  pour  gar- 
der jusqu'à  la  dernière  heure  la  liberté  et  le  mérite  du  sacrifice. 
Le  ministre,  alors  dépité  de  ne  trouver  aucune  issue  pour  sortir 
d'une  situation  qui  le  gêne,  n'a  de  ressource  que  de  s'écrier  avec 
un  gros  soupir  :  m  Ah  !  cette  reine  d'Espagne  !  cette  reine  d'Es- 
pagne (1)!  » 

L'écho  de  cette  impatience  trop  mal  dissimulée  arrivait  rapi- 
dement à  Madrid  :  car  entre  les  deux  familles  royales,  désormais 
si  étroitement  unies  par  un  double  mariage,  c'était  un  échange 
constant  de  correspondances,  qui,  de  l'une  à  l'autre,  ne  laissaient 
rien  ignorer.  La  reine  était  donc  parfaitement  informée  des  senti- 
niens  que  lui  portait  le  ministre  dirigeant  de  la  politique  de  Louis  XV, 
et,  ne  se  piquant  pas  elle-même  de  ménager  ses  termes,  elle  lui 
rendait  avec  usure  ses  expressions  d'irritation  et  de  dédain. 

L'incompatibilité  d'humeur,  devenant  ainsi  chaque  jour  plus  pro- 
noncée et  plus  aiguë  entre  les  deux  cabinets,  avait  un  contre-coup 
plus  fâcheux  encore  sur  le  terrain  militaire.  Là,  l'effet  se  faisait  sentir 
par  des  conflits  constans  entre  les  généraux  commandant  les  armées 
alliées.  Un  différend  de  cette  nature,  provenant  de  cette  origine  et 
d'une  extrême  gravité,  venait  même  de  s'élever  à  la  fin  de  la  der- 
nière campagne,  au  moment  où  l'hiver  devait  en  interrompre  les 
opérations.  De  pareils  débats  sont  fréquens  entre  des  généraux 
chargés  de  faire  accorder  ensemble  les  mouvemens  de  troupes 
marchant  sous  divers  drapeaux.  Mais,  d'ordinaire,  c'est  dans  l'ad- 
versité que  la  discorde  éclate,  alors  que  chacun  des  associés  trouve 
intérêt  à  se  disculper,  aux  dépens  d'autrui,  des  conséquences  de 
ses  fautes  ou  des  trahisons  de  la  fortune.  Cette  fois,  au  contraire, 
c'était  de  la  victoire  même,  de  l'excès  de  confiance  qui  en  était  la 
suite,  et  à  propos  du  parti  qu'on  en  pouvait  tirer,  que  naissait  la 
dissidence.  Jamais  campagne,  en  effet,  n'avait  été  plus  heureuse 
q.ue  celle  que  venaient  de  soutenir,  pendant  tout  l'été  del7A5,  les 
armées  espagnole  et  française  que,  dans  la  langue  militaire  du 
temps,  on  désignait  sous  le  nom  commun  de  (ri/llisp<n/s.  Les  suc- 
cès de  Maillebois,  moins  éclatans  que  ceux  de  Maurice,  n'avaient 
été  ni  moins  complets,  ni  moins  continus.  Le  vieux  nitU'échal  pa- 
raissait retrouver  sur  ce  théâtre  des  exploits  de  sa  jeunesse  les 
réelles  qualités  qui  avaient  fait  sa  réputation  et  dont  la  défiiillance 

(l)  D'Argcnson  à  Vauréal,  29  mai,  13  juillet,  0  août  1745.  —  Vauréal  à  d'Argenson, 
'20  juin,  20-27  août  1715.  {Correspondance  d'Espagne.  —  Ministère  dos  affaires 
étrangères.) 


732  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

s'était  fait  si  tristement  sentir  dans  son  ingrate  expédition  de  Prague. 
Par  une  manœuvre,  aussi  bien  combinée  au  point  de  vue  politique 
que  militaire,  il  avait  réussi  à  concentrer  toute  la  lutte  dans  le  champ, 
d'ailleurs  assez  vaste,  qui  s'étend  entre  la  rivière  de  Gênes  et  le  cours 
supérieur  du  Pô.  Il  pensait  avec  raison  que,  tant  que  Marie-Thérèse 
était  occupée  en  Allemagne,  le  véritable  ennemi  à  poursuivre  était 
le  roi  de  Sardaigne,  qui,  mal  secondé  par  son  alliée,  pouvait  être 
écrasé  par  un  vigoureux  eflbrt.  L'événement  justifia  sa  combinai- 
son :  un  mouvement  de  concentration  très  bien  conduit  réunit  entre 
Gênes  et  Alexandrie  les  troupes  espagnoles  venant  de  Bologne  et 
de  Modène  et  les  troupes  françaises  entrées  en  Italie  par  la  Pro- 
vence et  suivant  le  littoral  de  la  Méditerranée.  Devant  leur  attaque 
vivement  poussée,  toutes  les  places  fortes  qui  garnissaient  cette 
contrée  et  dont  plusieurs,  comme  Acqui  et  Tortone,  avaient  une 
véritable  importance,  durent  successivement  capituler.  Charles- 
Emmanuel,  accouru  pour  prendre  la  tête  de  ses  troupes,  mais  fai- 
blement secouru  par  un  détachement  autrichien,  dut  reculer  jus- 
qu'à un  angle  étroit  de  terrain  formé  entre  le  Pô,  le  Tanaro  et  la 
petite  rivière  du  Scrinio,  où,  forcé  enfin  de  livrer  la  bataille,  il  la 
perdit  complètement.  P»ien  ne  put  résister  à  l'admirable  élan  des 
colonnes  françaises,  franchissant  le  Tanaro  sous  le  feu  de  l'armée, 
le  soldat  ayant  de  l'eau  jusqu'à  la  ceinture.  Ce  combat  de  Bassi- 
gnano,  demeuré  un  des  plus  beaux  faits  d'armes  de  nos  annales, 
mériterait  (on  l'a  justement  observé)  d'être  tiré  de  l'oubli  où  les 
imprudences  et  les  malheurs  qui  suivirent  l'ont  malheureusement 
trop  tôt  laissé  tomber.  Charles-Emmanuel  repassa  le  Pô  en  pleine 
déroute,  ne  songeant  plus  qu'à  couvrir  Turin,  et  laissant  en  la  pos- 
session des  vainqueurs  Asti,  Valence  et  Casai  ;  le  seul  point  qui 
fît  encore  résistance  sur  la  rive  droite  du  fleuve  était  la  citadelle 
d'Alexandrie,  la  ville  elle-même  étant  occupée  par  des  bataillons 
français  et  espagnols.  Les  Autrichiens,  non  moins  déconfits,  se 
réfugièrent  à  Novare. 

Le  bon  sens  disait  que,  l'opération  ayant  si  bien  réussi,  il  con- 
venait avant  toutes  choses  de  la  mener  à  fin.  On  tenait  le  pied  sur 
la  gorge  du  roi  de  Sardaigne  :  en  appuyant,  on  le  forçait  de  deman- 
der merci.  Le  projet  de  Maillcbois  fut  donc  de  maintenir,  pendant 
le  repos  forcé  de  l'hiver,  les  troupes  des  deux  armées  réunies  sur 
le  terrain  qu'elles  venaient  de  conquérir,  achevant  d'assurer  la  sou- 
mission d'Alexandrie  par  un  blocus  étroit,  et  menaçant  ainsi  Charles- 
Emmanuel  de  fondre  sur  lui,  au  premier  jour,  avec  une  force  irré- 
sistible et  de  le  faire  prisonnier  dans  sa  capitale.  Mais  ce  plan,  qui 
était  la  sagesse  même  et  auquel  adhéraient  le  commandant  de  l'ar- 
mée espagnole,  le  comte  de  Gages  et  l'infant  lui-même  qui  l'accom- 
pagnait, dut  être  envoyé  à  Madiid,  où  toutes  les  questions  (même 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  733 

de  tactique  et  de  stratégie)  étaient  remises  à  la  souveraine  décision 
de  la  reine,  et  n'eut  pas  la  chance  de  lui  agréer.  La  raison  de  son 
déplaisir  était  simple  et  elle  n'en  fit  pas  mystère.  Le  territoire  oc- 
cupé par  les  Gallispans  ne  faisait  pas  (sauf  quelques  parcelles  de 
peu  d'importance)  partie  des  provinces  dont  le  traité  de  Fontaine- 
bleau avait  promis  la  souveraineté  à  l'infant  Philippe  :  or  c'étaient 
ces  possessions  (dont  elle  se  croyait  déjà  la  maîtresse  légitime)  sur 
lesquelles  Elisabeth  voulait  avant  tout  mettre  la  main,  persuadée 
qu'une  fois  qu'elle  les  détiendrait,  personne  ne  saurait  plus  l'en 
faire  départir.  Elle  entendait  donc  qu'on  ne  perdit  ni  un  jour,  ni 
une  heure  pour  s'en  emparer.  Déjà,  avant  même  le  plein  succès 
obtenu  par  la  victoire  de  Bassignano,  informée  que  les  duchés  de 
Parme  et  de  Plaisance  ne  renfermaient  plus  que  de  faibles  garnisons 
autrichiennes,  elle  avait  exigé  qu'un  détachement  de  l'armée  espa- 
gnole fut  expédie  immédiatement  pour  s'en  rendre  maître,  et  aux 
représentations  que  Vauréal  lui  faisait  sur  le  danger  d'aflaiblir, 
ainsi,  à  la  veille  d'un  engagement  décisif,  le  corps  principal  de  ses 
troupes  :  «  Parme  est  ma  patrie,  lui  avait-elle  répondu,  l'infant 
y  sera  comme  chez  lui  :  les  habilans  s'y  souviennent  de  lem-  an- 
cienne maîtresse;  vous  verrez  comme  nous  y  serons  reçus.  » 

La  prévision  s'étant  trouvée  justifiée  (puisque  la  ville  de  Parme 
et  celle  de  Plaisance  ouvrirent  leurs  portes  presque  sans  résistance), 
la  reine  se  trouva  encouragée  à  exiger  qu'au  lieu  de  prendre  ses 
quartiers  d'hiver  sur  la  rive  di-oite  du  Pô,  son  armée  franchît  har- 
diment le  fleuve,  entrât  dans  le  Milanais  et  vînt,  malgré  la  rigueur 
de  la  saison,  mettre  le  siège  devant  la  capitale  de  ce  duché.  Cette 
fois  l'imprudence  étant  évidente  et  la  déraison  palpable,  la  résis- 
tance du  général  français  sur  place,  et  des  deux  frères  d'Argenson 
(l'un  chargé  de  la  diplomatie  et  l'autre  de  la  guerre)  à  Paris,  fut 
des  plus  vives.  11  y  eut,  entre  les  deux  cours,  un  échange  de  cor- 
respondances très  amères,  et  Vauréal  dut  emprunter  les  couleurs 
les  plus  vives  de  sa  palette  pour  peindre  les  scènes  violentes  qu'il 
eut  à  subir  :  «  J'ai  trouvé  la  reine,  écrit-il  dans  un  de  ses  récits, 
dans  un  si  grand  degré  d'exaltation  qu'il  me  fut  impossible  de  dire 
deux  mots  suivis  :  la  reine  ne  me  laissait  pas  parler  :  il  n'y  eut 
guère  plus  de  suite  dans  ses  discours.  Ce  n'étaient  que  des  phrases 
commencées  et  non  achevées...  ^Jous  savons  ce  que  nous  avons  à 
faire,.,  on  veut  nous  mener  comme  des  enfans,..  il  faut  bien  que 
chacun  songe  à  soi...  Enfin  elle  se  leva  une  demi-heure  plus  tôt  qu'à 
l'ordinaire  (l'audience  était  donnée  au  lit,  suivant  l'habitude),  le  roi 
d'Espagne  lui  dit  qu'il  était  trop  tôt;  elle  répondit  :  «  Je  veux  ni'en 
aller,  restez  si  vous  voulez.»  Le  roi  d'Espagne  me  paraissant  em- 
barrassé, je  crus  devoir  me  retirer.  »  Bref,  il  n'y  eut  moyen  de 
rien  obtenu*,  et  l'ordre  lut  envoyé  au  comte  de  Gages  de  marcher 


73/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

suiMilaii  [diU-il  être  battu).  On  ne  laissait  à  Maillebois  qu'un  faible 
couliogent  espagnol  pour  continuer,  sous  ses  ordres,  l'occupalian 
de  Valence  et  le  blocus  de  la  citadelle  d'Alexandrie.  De  son  côte, 
le  ministère  français  fit  défense  à  Maillebois  de  suivre  cette  course 
imprudente.  Ainsi,  la  désunion  était  patente  :  la  concentration,  celte 
sage  manœuvre  qui  avait  assuré  le  succès,  était  détruite  :  les  armées 
alliées,  répandues  sur  une  ligne  d'opération  d'une  étendue  démesu- 
rée, ne  pouvaient  plus  s'appuyer  ni  se  seconder  l'une  l'autre.  L'ar- 
mée française,  laissée  seule  et  obligée,  pour  maintenir  ses  commu- 
nications, de  conserver  des  corps  détachés  en  observation  sur  les 
rives  de  la  Méditerranée  et  en  vue  des  passages  des  Alpes,  ne  pou- 
vait plus  elle-même  pourvoir  qu'insulfisamment  à  la  délénse  des 
poiiits  occupés.  En  un  mot,  la  situation,  tout  à  l'heure  si  forte,  rede- 
venait ti'ès  précaire  ;  si  l'ennemi  reprenait  ses  sens,  on  était  à  la  merci 
d'un  coup  de  sm'prise  ou  d'audace. 

H. 

D'Argenson  avait  plus  d'un  motif  pour  être  vivement  conti'arié 
de  l'envahissement  du  Milanais,  fait  si  imprudemment  par  les  géné- 
raux espagnols.  Car,  quelle  que  lût  la  conséquence  de  celte  témé- 
raire entreprise,  —  qu'elle  lût  couronnée  de  succès  et  aboutît  à 
mettre  en  ire  les  mains  d'Ëlisabetli  la  moitié  de  laLombardie,  ou 
bien  que  Charles-Emmanuel,  averti  de  l'imprudence,  en  profilât  pom- 
rétablir  lui-même  ses  afiaires  désespérées  par  un  acte  de  vigueur, 
—  l'une  et  l'autre  hypothèse  contrariaient  également  un  vaste  plan 
au(}uel  le  ministre  français  tra\  aillait  au  même  moment  avec  ardeur 
et  dont  il  attendait,  en  même  temps  que  le  bien  de  l'Europe  et  de 
la  France,  l'éternel  honneur  de  son  nom.  Ce  projet,  très  largement 
conç'U,  comme  on  va  le  voir,  consistait  à  détacher  le  roi  de  Sar- 
daig-ne  de  l'alliance  de  Marie-Thérèse  pour  le  faire  entrer  dans  une 
ligue  de  tous  les  princes  italiens  tendant  à  affranchir  la  péninsule 
de  la  domination  autrichienne.  Aussi,  quand  il  alïirmart  à  Vauréal 
(conmie  nous  venons  de  l'entendre  dire  tout  à  l'heure)  qu'il  ne  con- 
naissait le  roi  de  Sardaignc  ni  d'Eve  ni  d'Adam  et  n'échangeait  avec 
lui  aucune  parole,  ce  langage,  qui  n'était  qu'à  moitié  conforme  à  la 
vérité  en  août,  ne  l'était  déjà  plus  du  tout  trois  mois  après,  en  dé- 
cembre. A  ce  moment,  au  contraire,  une  négociation  était  bien  en- 
gagée à  Turin,  même  très  vivement  poussée  et  à  la  veille  de  réussir. 

Avec  tout  autre  qu'un  fds  de  Victor- Amédée,  la  proposition  de 
passer,  en  pleine  guerre,  d'une  alliance  à  la  contraire  aurait 
été  embarrussante  à  faire  et  sûrement  repoussée.  Mais  à  l'héri- 
tter  du  prince  qui  a\ait  dû  son  litre  royal  à  plus  d'une  ti*ans- 
action  et  d'une  transition  de  ce  genre,   l'offre  pou\ait  être  faite 


& 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  735 

avec  une  chance  suffisante  d'être,   sinon  accueillie  tout  de  suite, 
au  moins    écoutée    sans    répugnance.    €'était,    j<î   l'ai  déjà  dit, 
la  tradition  de  la  politique  piémontaise  (et  ne  &ur\'it-elle  pas  encore 
aujourd'hui  avec  quelques  changeracns  de  mots  et  de  noms  ?)  ée 
tenir  constamment  la  balance  égale  entre  les  maisons  de  Bourbon 
et  d'Autriche,  afin  ée  pouvoir,  à  chaque  moment,  la  faire  incliner 
au  gré  de  son  intérêt,  en  laTeur  de  l'une  oia  de  l'autre  des  deux 
puissances  rivales.  Et  pour  conduire  d'une  main  plus  &ûre  ce  jeu 
délicat  d'équilibre,  et  ne  jamais  manquer  l'occasion  d'un  change- 
ment de  front  opportun,  la  noble  famille  de  Carignan  avait  soin 
d'avoir  toujours,  ou  l'une  de  ses  branches  résidant  auprès  de  cha- 
cune des  deux  cours,  ou  l'un  de  ses  membres  engagé  au  service 
de  chacune  des  deux  armées.  C'étaient  autant  d'observateurs  bien 
intormés,  prêts  à  devenir  au  premier  jour  des  porteurs  de  paroles 
officieuses.  C'est  ainsi  que,  pendant  toute  la  guerre  de  la  succes- 
sion d'Espagne,  tandis  que  l'illustre  prince  Eugène  (lui-même  fils, 
comme  on  sait,  d'une  nièce  de  Mazarin)  était  à  la  fois  le  défenseur 
et  le  conseiller  du  saint-empire,  à  Versailles,  la  duchesse  de  Bour- 
ogne,  à  Madrid,  la  reine,  première  femme  de  Philippe  V,  entrete- 
naient avec  Yictor-Amédée,  leur  père,  ime  correspondance  dont  la 
tendresse  filiale  ne  faisait  pas  toujours  tous  les  frais.  Et  depuis  la 
mort  de  Louis  XIV,  pendant  que  le  cabinet  piémontais  continuait  à 
se  livrer  à  ces  alternatives  d'hostilité  et  d'amitié  pour  la  France, 
on  n'avait  pas  cessé  de  voir  à  Paris  un  hôtel  de  Carignan,  occupé 
avec  éclat  par  un  prince,  proche  héritier  du  trône.  Le  prince  Tho- 
mas (c'était  son  nom),  banni  de  sa  patiie,  parce  qu'il  y  était  criblé 
de  dettes,  était  venu  refaire  sa  fortune  à  Paris,  en  obtenant  l'autori- 
sation d'ouvrir  et  d'alfermer  une  maison  de  jeu.  Le  prince  veniùt  de 
mourir;  mais  la  princesse  sa  femme,  qui  lui  survivait,  tenait  de 
plus  près  encore  que  lui  à  la  maison  régnante,  car  elle  était  la  fille 
légitmiée  de  la  belle  M"^^  de  Verue,  noble  demoiselle  de  la  maison 
de  Luynes,  qui  avait  régné  pendant  de  longues  années  sur  le  cœur 
de  Victor-Amédée  :  elle  se  trouvait  ainsi  la  propre  sœur  de  Charles- 
Emmanuel  et  la  propre  tante  de  Louis  XV.  Avec  les  biens  que  son 
époux  lui  avait  laissés,  accrus  par  une  large  pension  que  son  royal 
neveu  lui  assignait  sur  le  trésor  français,  ©lie  tenait  un  grand  état  de 
maison  ;  elle  avait  confié  l'administration  de  ses  revenus  à  un  con- 
seiller d'état  du  Piémont,  le  comte  de  Montgardin ,  qui  habitait  on  cette 
qualité  auprès  d'elle.  Personne  ne  doutait  que  cet  intendant,  de  haute 
volée,  ne  fût  un  agent  secret  dont  la  correspondance  avec  Turin  trai- 
tait de  tout  autre  chose  que  des  alïaires  privées  de  la  prmces&e  (1). 

(1)  Sur  la  siLuation  du  priuce  et  de  la  princesse  de  Carignan  à  Paris,  consulter  SarJ- 
Simon,  t.  x,  cli.  x\,  et  t.  xvui,  ch.  ^"-'^ —  Luynes,  t.  iii,  p.  iG'2.  —  Barbier,  août  17(1. 
—  D'Argenson  lui-même  dit  dans  ses  Mémoires,  t.  iv,  p.  275  :  m  Le  roi  de  Sarduig-ne 


736  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

D'Argenson  a\ait  donc  là  un  moyen  tout  trouvé  d'avance  pour 
entrer  en  conversation  avec  le  roi  de  Sardaigne;  aussi  (quoi  qu'il  en 
eût  dit)  dès  le  milieu  de  l'été,  il  avait  déjà  cherché  à  sonder  le  ter- 
rain par  l'intermédiaire  d'une  dame  de  compagnie  de  la  princesse. 
—  ((  La  France  et  la  Sardaigne,  disait-il,  dans  une  lettre  qui  ne 
tarda  pas  à  passer  sous  les  yeux  du  comte  de  Montgardin,  ne  pour- 
raient-elles pas  s'entendre  sans  intermédiaire  ?  Nous  commencerions 
entre  nous  la  symphonie  ;  si  les  instrumens  ne  pouvaient  s'accor- 
der, on  jetterait  la  musique  au  feu  et  il  n'en  serait  plus  question.  » 
L'ouverture,  sans  être  écartée,  fut  reçue  avec  froideur,  le  roi  fai- 
sant répondre  qu'en  aucun  cas  il  no  pouvait  rien  conclure  sans 
le  concours  de  ses  alliés  d'Autriche  et  d'Angleterre.  C'était  le  prendre 
de  haut,  mais  la  déroute  de  Bassignano  fit  promptement  baisser 
le  ton,  et  ce  fut  le  ministre  des  afi'ah-es  étrangères  de  Piémont,  Gor- 
zegue,  successeur  de  d'Ormea,  qui  engagea  Montgardin  à  frap- 
per lui-même  à  la  porte  restée  entr'ouverte.  Montgardin  fit  deman- 
der qu'on  lui  désignât  une  personne  de  confiance  qu'il  pût  entretenir 
en  liberté  et  en  secret. 

D'Argenson  fit  choix  pour  cette  mission  confidentielle  du  rési- 
dent de  France  à  Genève,  Champeaux,  alors  de  passage  à  Paris, 
mais  qui,  vivant  habituellement  dans  le  voisinage  de  la  Savoie, 
pouvait  avoir  plus  d'une  aflaire  à  traiter  avec  l'intendant  de  la 
famille  de  Carignan.  Les  deux  négociateurs  officieux  se  rencon- 
trèrent en  octobre  17/15,  dans  le  jardin  des  Capucins  de  la  rue 
Saint-Jacques. 

Dans  les  dispositions  pacifiques  qui  paraissaient  communes,  et 
sous  la  pression  de  telles  circonstances,  s'il  ne  se  fût  agi  que  d'un, 
arrangement  diplomatique  ordinaii*e  à  conclure  entre  les  deux  cabi- 
nets de  Versailles  et  de  Turin  seulement,  suivi  ou  précédé  d'un 
armistice  local,  les  choses  auraient  pu  marcher  assez  vite,  et  la 
négociation  tenue,  pour  ainsi  dire,  terre  à  terre,  aurait  avancé  sans 
rencontrer  d'obstacle.  Mais  l'esprit  de  d'Argenson,  qui  tendait  au 
grand,  ne  s'enfermait  pas  dans  des  vues  si  étroites.  Il  ne  se  con- 
tentait nullement  ni  d'une  nouvelle  délimitation  de  frontières,  ni 
d'un  nouveau  partage  (pareil  à  ceux  qui  avaient  été  faits  à  tant  de 
reprises  depuis  deux  siècles)  des  provinces  septentrionales  de  l'Ita- 
lie. Ce  qu'il  méditait,  c'était  la  reconstitution  de  la  Péninsule  tout 
entière,  sur  des  bases  rationnelles  et  d'après  un  type  idéal.  C'est 
ce  qu'il  définit  lui-même  dans  ses  mémoires  en  ces  termes  :  For- 
mer une  république  et  iDUsOciat ion  êlcrnelle  des  puissances  italiques, 
comme  il  y  en  a  une  germanique,  une  butaoique  et  une  helvétique. 

Le  point  capital  de  cette  conception  était  de  repousser  pour  ja- 

connait  notre  cour,  il  y  a  d'excellens  espions,  nous  les  souffrons  à  l'hôlel  de  Carignan  ; 
ils  suQl  Irùs  clairvoyuus  vl  l'iubtruiseut  de  tout  ce  qui  se  passe  ici.  » 


l 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  737 

mais,  au-delà  des  Alpes,  toute  domination  étiangère  afin  d'établir 
ensuite  entre  les  souverains  de  nationalité  italienne  un  lien  fédéral. 
C'était  un  plan  que  d'Argenson  disait  tenir  de  son  maître  en  poli- 
tique, le  ministre  Chauvelin,  dont  il  s'était  préoccupé  dès  le  lende- 
main de  son  entrée  au  ministère,  et  dont  il  avait  à  plus  d'une  re- 
prise, dans  des  méditations  solitaires,  essayé  de  tracer  les  grandes 
lignes  et  d'esquisser  en  quelque  sorte  l'ébauche  (1). 

L'idée  était  généreuse  et  le  temps  a  fait  voir  qu'elle  était  con- 
forme au  vœu  des  populations.  Mais  à  l'époque  où  nous  sommes, 
le  vœu  des  peuples,  dont  ils  n'avaient  eux-mêmes  qu'une  conscience 
assez  contuse  et  qu'ils  n'exprimaient  qu'à  voix  basse  était  rare- 
ment consulté  dans  les  délibérations  dont  dépendait  leur  destinée. 
Et  quant  aux  souverains  d'Italie,  l'idée  de  d'Argenson  était  trop 
étrangère  à  leurs  habitudes  pour  pouvoir  être  facilement  agréée 
par  eux.  Peut-être  même  qu'un  ministre  moins  prompt  que  d'Ar- 
genson à  s'élever  au-dessus  des  faiblesses  de  l'humanité,  et  plus 
attentif  à  étudier  les  ressorts  vulgaires  de  la  politique,  aurait  de- 
viné que  de  tous  les  princes  italiens  qu'il  appelait  à  concourir  à  son 
dessein,  celui  qui  devait  s'en  montrer  le  moins  séduit,  c'était  pré- 
cisément celui  auquel  il  allait  le  proposer  avant  tout  autre,  le  roi 
de  Sardaigne. 

C'eût  été  la  première  fois,  en  effet,  qu'on  aurait  vu  les  hommes 
d'état  piémontais,  gens  habiles  et  pratiques  avant  tout,  se  vouer 
avec  une  loyauté  chevaleresque  à  la  poursuite  d'une  idée  patrio- 
tique. Les  petits  louveteaux  de  Savoie,  comme  les  appelait  le  car- 
dinal d'Ossat,  avaient  bien  des  dents  très  aiguisées  pour  défendre 
leur  bien  ;  mais  quand  les  avait-on  vus  jouer  le  rôle  de  chiens  de 
garde  pour  l'indépendance  de  la  patrie  italienne?  Aux  temps  hé- 
roïques où  Florence  et  Milan  défendaient  leur  liberté  républi- 
caine contre  l'oppression  de  l'empire,  les  ducs  de  Savoie  avaient 
toujours  passé  avec  indifférence,  suivant  l'occasion  du  moment, 
des   rangs  des   Guelfes  à  ceux  des  Gibelins.   Puis  je   viens    de 


(1)  C'est  ce  qu'atteste  une  pièce  de  sa  main  insérée  dans  les  correspondances  de 
Turin  du  ministère,  sous  la  date  évidemment  fausse  de  février  174(3.  11  doit  y  avoir 
dans  cette  indication  une  erreur,  au  moins  d'une  année;  car,  en  février  17i6,  la  négo- 
ciation avec  Turin  était  déjà  engagée  et  presque  menée  à  fin  sur  des  bases  tout  à  fait 
différentes  de  celles  qui  sont  indiquées  dans  ce  document.  Plusieurs  passages,  d'ail- 
leurs, indiquent  que  la  pièce  a  été  rédigée  antérieurement  à  la  mort  de  Charles  VII, 
c'est-à-dire  dans  les  deux  premiers  mois  du  ministère  de  d'Argenson.  Elle  est  suivie 
d'une  sorte  d'allocution  adressée  au  pape,  afin  de  le  décider,  au  nom  des  souvenirs 
de  la  lutte  des  Guelfes  et  des  Gibelins,  à  se  ranger  du  côté  de  ceux  qui  voudraient 
affranchir  l'Italie  de  la  domination  autrichienne.  Rien  de  plus  curieux  que  de  voir 
d'Argenson  ultra-gallican,  et  imbu  de  tous  les  préjugés  parlementaires,  invoquer 
l'exemple  de  Grégoire  VII  et  d'Innocent  III. 

TOME  xcvi.  —  1889.  47 


73S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rappeler  que,  quand  les  deux  grandes  puissances  ultramoii- 
taines  avaient  choisi  l«s  rives  du  Pô  pour  le  théâtre  habituel  de 
leurs  combats,  bien  loin  de  se  plaindre  de  la  double  invasion 
étrangère,  on  s'en  était  souvent  applaudi  à  Turin,  comme  d'un 
moyen  de  faire  acheter  son  alliance  au  plus  offrant.  Aussi,  quand 
bien  même  il  se  lût  réellement  agi,  dans  le  plan  de  d'Argenson,  de 
chasser  d'Italie  twute  influence  extérieure  sans  distinction,  Charles- 
Emmanuel  aurait  probablement  vu  avec  regret  disparaître  une 
concuri-cnce  dont  ses  aïeux  avaient  si  largement  profité.  Mais  la 
proposidorx  ne  se  présentait  pas  même  avec  ce  caractère  d'impar- 
tiahté,  car  deux  choses  étaient  également  impossibles  au  ministre 
français  :  l'une  de  laire  descendre,  au  midi  de  l'Italie,  l'infant  don 
Carlos  du  trône  de  Naples  où  il  régnait  paisiblement;  l'autre  de  ne 
pas  réclamer,  au  nord,  une  part  quelconque  (fut-elle  réduite)  de  la 
dépouille  de  l'Autriche  en  fa,veur  de  l'infant  Philippe,  le  gendre  de 
Louis  XV,  pour  qui  les  armées  françaises  venaient  de  combattre 
et  de  vaincre.  En  sorte  que,  dans  le  conseil  fédéral  où  on  offrait  à 
Charles-Emmanuel  d'entrer,  il  se  serait  trouvé  assis  à  côté  de  deux 
princes  de  la  maison  de  Bourbon,  passant,  à  tort  ou  à  raison,  pour 
inléodés  à  la  France,  soit  par  le  souvenir  de  leur  origine,  soit  par 
un  lien  étroit  de  parenté.  L'idée  d'aliéner  sa  liberté  en  faveur  d'un 
conseil  ainsi  composé  aurait  fait  reculer  même  un  souverain  moins 
connu  pour  la  recherche  âpre  et  égoïste  de  ses  intérêts  personnels. 
Il  était  certain  d'avance  qu'elle  ne  serait  même  pas  sérieusement 
discutée,  et  c'est  ce  que  ne  se  font  pas  faute  de  représenter  les 
historiens  piémontais  de  nos  jours,  quand  leurs  nouveaux  compa- 
triotes s'étonnent  que  l'Emmanuel  du  xviii*  siècle  se  soit  montré 
moins  pressé  que  celui  du  xix*'  de  concourir  à  un  plan  qui  portait 
l'étiquette  de  l'indépendance  italienne  (I). 

Etait-ce  donc  sous  l'empire  d'une  vérit)able  illusion  ou  simple- 
ment pour  ne  pas  laisser  tomber  une  négociation  qui  lui  donnait 
un  rôle  important  que  Champeaux,  revenant  du  jardin  des  Capu- 
cins de  Saint-Jacques,  rendait  compte  dans  les  termes  suivans  de 
son  entretien  avec  son  interlocuteur  piémontais  :  —  «  Je  lui  ai  pro- 
posé le  beau  et  grand  projet  de  soustraire  l'Italie  à  la  tyraimie  et  à 
l'aN^rice  des  Allemands.  Je  lui  ai  expliqué  en  même  temps  que  le 
roi  se  proposait  de  procm'er  aux  princes  d'Italie  une  mdépendance 
dont  les  princes  allemands  ne  les  ont  jamais  Laissé  jouir  :  qu'il  se 
ï)roposait  aussi  de  prendre  des  mesures  pour  que  ces  princes  ne 
lussent  plus  obligés  à  l'avenir  de  prendre  part  malgré  eux  à  des 
guerres  qui  leur  sont  étrangères  et  pour  qu'ils  ne  fussent  plus  ex- 
posés à  voir  leur  pays  ravagé  à  l'occasion  de  ces  guerres  ;  il  m'a 

(1)  Carutti,  Storia  di  Carlo  Emmanuele  III,  i.  i,  p.  300  et  suiv.  * 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  739 

paru  qu'il  sentait  toute  la  beauté  de  ces  idées  et  m'a  marqué  de 
l'empressement  pour  être  informé  des  moyens  que  le  roi  prendrait 
pour  les  exécuter  (1).  » 

La  satisfaction  que  ce  compte-rendu  flatteur  causa  à  d'Argenson 
ne  devait  pas  être  de  longue  durée.  Encouragé  ainsi  à  s'expliquer 
plus  nettement,  il  rédigea  lui-même  et  fit  remettre  à  Montgardin 
un  projet  de  confédération,  où,  donnant  carrière  à  son  imagination, 
et  traçant  des  lignes  de  démarcation  à  sa  fantaisie  sur  la  carte  de 
la  péninsule,  il  faisait  à  son  gré  une  répartition  idéale  des  terri- 
toires. Le  roi  de  Sardaigne  devait  recevoir  la  plus  grande  partie 
du  Milanais,  mais  céder  en  échange  toute  une  lisière  du  territoire 
piémontais  longeant  la  rive  droite  du  Tanaro  à  l'infant  Philippe, 
dont  la  part  serait  complétée  par  les  duchés  de  Parme  et  de  Plai- 
sance. La  république  de  Venise  aurait  Mantoue,  et  celle  de  Gênes 
tout  le  littoral  de  la  Méditerranée,  jusqu'à  l'entrée  de  la  Provence  ; 
enfin  la  Toscane  serait  attribuée  au  prince  Charles  de  LoiTaine. 

Bien  entendu  que  ni  le  beau-frère  de  Marie-Thérèse,  ni  l'infant, 
ni  sa  mère,  n'avaient  été  consultés  sur  le  partage  et  qu'il  n'y  avait 
pas  la  moindre  raison  de  supposer  qu'aucune  des  parties  pre- 
nantes fût,  ni  satisfaite  de  son  lot,  ni  pressée  de  le  recevoir.  Le  tout 
était  pourtant  terminé  par  une  déclaration  que  devaient  signer  les 
luiurs  confédérés  italiens,  où  il  était  exposé  qu'il  y  a  longtemps  que 
«  l'Italie  gémit  sous  les  prétentions  des  Allemands,  qu'enfin  les 
princes  italiens  sont  résolus  de  se  soustraire  à  l'autorité  que  l'Al- 
lemagne prétend  exercer  sm'  eux,  en  vertu  de  titres  imaginaires  ; 
qu'ils  protestent  de  ne  vouloir  plus  reconnaître  que  l'empire  ait 
droit  de  seigneur  suzerain  sur  aucune  portion  de  l'Italie  ;  qu'ils 
sont  décidés  à  l'avenir  de  jouir  d'une  indépendance  absolue,  telle 
qu'ils  la  tiennent  de  Dieu  et  de  leur  naissance;  qu'enfin  la  dénomi- 
.  nation  de  l'empire  romain  ne  peut  avoir,  selon  eux,  d'autre  sens 
que  de  désigner  la  religion  des  empereurs  d'Allemagne.  Le  roi  de 
France  déclarerait,  de  son  côté,  sa  résolution  de  prêter  main-forte 
à  ces  revendications,  il  faudrait  tâcher  d'amener  le  pape  à  adhérer 
à  ce  traité  (2)  » . 

La  réponse  ne  se  fit  pas  attendi-e,  et  fut  aussi  sèche  ([ue  précise. 
Tout  l'échafaudage  de  d'ArgiMison  était  détruit  dès  les  premières 
hgnes  comme  si  on  eût  souille  dessus  :  «  Le  principe,  disait  un 
mémoire  remis  dès  le  1"  novembre  par  Montgardin  à  Champeaiix, 
de  mettre  les  Allemands  hors  de  l'Italie  et  de  ne  plus  leur  laisser 
aucune  autorité,  serait  si  odieux  à  toute  l'Allemagne,  sans  exclu- 

(1)  Champeaux  à  d'Argenson,  27  octobre  1745,  {Correspondance  de  Turin.  —  Minis- 
tère des  affaires  étrangères.) 

(2)  Carutti,  vol.  i.   Appendice  A.  Colle  pièce  est  également  citée  dans  l'écrit  de 
31.  Eugène  Rendu,  intitulé  l'Italie  et  l'empire  d'AUeinuijne,  p.  Ui5. 


7A0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sion,  qu'il  pourrait  plus  aisément  attirer  la  guerre  en  Italie 
qu'assurer  sa  sécurité,  car  le  corps  de  l'empire,  qui  se  réunirait  tôt 
ou  lard,  ne  voudrait  pas  souffrir  une  telle  diminution  :  surtout 
l'acte  qui  est  proposé  à  l'article  9  (la  déclaration  d'indépendance) 
abolirait  lous  les  titres  anciens  et  primitifs  de  la  maison  royale 
(de  Sardaigne)  et  renverserait  les  lois  fondamentales  du  pays. 
De  plus,  cet  acte  serait  criminel  et  donnerait  à  perpétuité  aux 
empereurs  un  droit  légitime  pour  dépouiller  le  roi  et  ses  succes- 
seurs (1).  » 

Après  une  déclaration  préalable  de  cette  nature,  qui  ruinait  le 
fondement  même  du  projet  français,  il  n'était  pas  besoin  de  dis- 
cuter en  détail  les  dispositions  territoriales  proposées.  Aussi  le 
mémoire  se  bornait  à  exprimer  le  doute  que  la  prudente  république 
de  Venise  (qui  depuis  le  début  de  la  guerre  ne  songeait  qu'à  se 
tenir  à  l'écart  et  à  se  mettre  à  l'abri  de  tous  les  coups)  voulût  se 
charger  de  Yodiosilé  et  de  l'engagement  que  lui  donnerait  l'acqui- 
sition de  Mantoue  contre  le  gré  de  ses  possesseurs.  Enfm,  et  comme 
conclusion,  «  le  roi  souhaite  sincèrement,  était-il  dit,  la  réconcilia- 
tion avec  la  France...  il  sait  que  Sa  Majesté  très  chrétienne  la  sou- 
haite aussi;  mais,  comme  elle  ne  pourrait  jamais  se  faire  sans  dé- 
truire en  grande  partie  le  système  du  projet  dont  il  est  question, 
Sa  Majesté  espère  que  la  cour  de  France  n'y  insistera  pas  davan- 
tage, mais  qu'elle  voudra  bien  s'expliquer  sur  les  autres  points 
plus  favorables  qu'elle  a  fait  espérer.  » 

On  était  donc  très  loin  de  compte  ;  mais  d'Argenson,  épris  de  la 
grandeur  de  son  dessein,  n'était  pas  homme  à  se  décourager  pour 
un  premier  échec,  et  Champeaux,  déçu  dans  les  espérances  qu'il 
avait  fait  concevoir,  ne  voulait  pas  non  plus  se  résigner  à  sa  décon- 
venue. L'un  et  l'autre  se  persuadèrent  aisémentque,  s'ils  étaient  mal 
appréciés,  c'est  qu'ils  étaient  mal  compris,  et  qu'une  traduction  infi- 
dèle avait  défiguré  leur  pensée.  Champeaux  offrit  î  et  d  Argenson 
se  prêta  lacilcment  à  ce  projet)  d'aller  lui-même  entretenir  direc- 
tement Charles-Emmanuel  et  son  ministre  de  ce  que  le  plan  d'une 
confédération  italienne  avait  de  beau  en  soi  et  d'avantageux  pour 
la  dynastie  de  Savoie.  La  difficulté  était  de  pénétrer  en  terre  en- 
nemie sans  être  reconnu  et  arrêté.  De  plus,  il  importait  d'aller  très 
vite  pour  que  le  dessein  ne  fût  pas  ébruité,  et  surtout  qu'aucun 
indice  n'en  arrivât  aux  oreilles  de  la  reine  d'Espagne,  qui  ne  pour- 
rait manquer  d'entrer  en  lureur  à  la  seule  pensée  de  se  voir  frus- 
trée de  la  possession  déjà  presque  acquise  du  Milanais  et  renme- 
rait  certainement  ciel  et  terre,  si  elle  était  prévenue  à  temps,  pour 
faire  tout  échouer. 

(1)  Carutii  :  Appendice.  —  Cette  pièce  n'est  pas  citée  daua  l'uuvrage  dj  M.  Reudu. 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  741 

Toute  une  série  de  précautions  était  donc  nécessaire,  et  le  roi, 
en  propre  personne,  ne  dédaigna  pas  de  régler  le  détail.  Louis  XV, 
en  effet  (qui  s'y  serait  attendu?),  si  lent  à  s'émouvoir  et  si  indiffé- 
rent d'ordinaire,  avait  pris  cette  fois  l'affaire  singulièrement  à  cœur. 
C'était  lui,  nous  assure  d'Argenson,  qui  avait  tracé  de  sa  main  la 
future  répartition  des  territoires,  se  montrant  très  bon  géographe, 
au  fait  de  la  nature  et  de  l'importance  de  toutes  les  positions  topo- 
graphiques, et  très  flatté  de  laire  voir  ses  connaissances.  Je  suis 
tenté  de  croire  aussi  que  ce  qui  lui  plaisait  le  mieux  dans  cette 
opération  occulte,  c'était  précisément  le  mystère  dont  il  conve- 
nait de  l'envelopper,  car,  par  un  penchant  vraiment  étrange  pour 
un  souverain  presque  absolu,  il  aimait  à  agir  dans  l'ombre,  à 
faire  mouvoir  des  ressorts  cachés  :  penchant  qu'il  garda  jusqu'à  la 
fin  de  ses  jours  et  qui  le  conduisit  (j'ai  eu  occasion  de  le  raconter 
ailleurs)  à  organiser  toute  une  diplomatie  secrète,  opérant  à  l'insu, 
et  souvent  à  l'encontre  de  sa  diplomatie  officielle.  Pour  le  moment, 
il  se  bornait  à  conspirer  avec  un  de  ses  ministres,  en  cachette  de 
tous  les  autres  ;  car  il  avait  sévèrement  défendu  à  d'Argenson  d'en- 
tretenir du  projet  en  question  aucun  de  ses  collègues,  et  d'Ar- 
genson, flatté  de  se  trouver  ainsi  en  tête  à  tête  avec  le  maître  et 
seul  confident  de  sa  pensée,  n'en  était  que  plus  attaché  à  l'heu- 
reuse idée  qui  lui  taisait  faire  un  si  grand  pas  dans  la  faveur 
royale  (1). 

«  Je  trouve  bon,  écrivah  le  roi,  que  Champeaux  aille  à  Turin, 
qu'il  soit  bien  déguisé,  car  il  doit  être  connu  dans  ce  pays-là,  et 
qu'il  n'y  demeure  que  quatre  jours,  après  quoi  toute  négociation 
sera  rompue.  »  —  Champeaux  dut  donc  prendre  un  habit  ecclé- 
siastique, éviter  les  routes  ordinaires,  où  des  rencontres  lâcheuses 
eussent  été  possibles.  Le  soi-disant  abbé  Roussct  partit  ainsi  de 
Paris,  le  5  décembre,  franchit  à  cheval  le  grand  Saint-Bernard, 
par  un  froid  intense,  à  travers  des  précipices  et  des  fondrières,  et 
le  20  au  soir,  il  débarquait  à  Turin,  sans  que  rien  eût  trahi  son 
incognito  (2). 

Cette  fois,  les  précautions  étaient  prises  pour  éviter  les  malen- 
tendus et  dissiper  les  méfiances.  Le  négociateur  clandestin  appor- 
tait trois  propositions  qui,  bien  que  fiées  l'une  à  l'autre  et  formant 
un  tout  complet,  pouvaient  être  débattues  séparément.  La  pre- 
mière n'avait  évidemment  pour  but  que  de  séduire,  et,  si  on  peut 
ainsi  parler,  d'allécher  le  roi  de  Sardaigne,  car  on  ne  lui  parlait 
que  de  ses  intérêts,  de  ses  droits  au  duché  de  Milan,  dont  il  avait 


(1)  Journal  el  Mémoires  de  d'Argenson,  i.  iv,  p.  285. 

(2)  Jourml  et  Mémoires  de  d'Argenson,  t.  iv,  }>.  280,  287.  —  Cluimpcaux  à  d'Argen- 
son, décembre  17lô.  (Correspondance  de  Turin.  —  Ministère  dos  affaires  étrangères.) 


7/».'^  REVUE    DiES  DEUX  MONDES. 

ajoui  nô,  mais  non  pas  abandonné  la  revendication  par  le  traité  de 
Wcrms,  et  auxquels  la  France  se  montrait  prête  à  apporter  son 
appui.  Elle  ne  demandait  en  échange  qu'un  établissement  pour 
l'inlant  Philippe  en  Italie,  et  pour  elle-même  une  rectification  de 
territoire  peu  importante  sur  les  frontières  de  la  Provence  et  du 
DaupliJné;  de  plus,  la  réintégration  de  son  protégé,  le  duc  de 
Modène  (époux  d'une  princesse  française),  dans  le  petit  état  dont 
la  guerre  l'avait  dépossédé;  enfin,  quelques  faveurs  pour  la  répu- 
blique de  Gênes,  que  les  dernières  conventions  avaient  maltraitée. 
A  ce  prix,  France,  Espagne,  Naples  et  Gènes  marcheraient  de  con- 
cert, —  on  osait  l'assurer,  —  à  une  véritable  croisade  pour  assurer 
à  Charles-Emmanuel  la  souveraineté  de  la  Lombardie. 

Le  second  projet  avait  peu  d"imi)ortance  :  il  ne  s'agissait  que  de 
régler  le  sort  du  duché  de  Mantoue,  enlevé  à  l'Autriche,  dans  le 
cas  où  le  sénat  de  Venise  refuserait  de  le  recevoir  en  don. 

Mais  c'était  dans  le  troisième  document,  élaboré  et  développé 
avec  un  soin  tout  particulier  et  portant  l'empreinte  du  talent  comme 
de  l'ordre  d'idées  favori  de  d'Argenson,  que  le  ministre  français 
avait  déplo}  é  toute  son  éloquence.  En  tête  venait  un  véritable  ré- 
quisitoire contre  la  tyrannie  exercée  en  Italie  par  la  domination 
allemande  :  —  L'empereur  d'Allemagne,  y  éUiil  il  dit,  se  prétend 
des  droits  sur  l'Italie,  et  c'est  en  vertu  de  ces  droits  prétendus, 
qu'il  foule  les  peuples  sans  pitié  et  les  pousse  aux  plus  grands 
excès  par  une  série  d'extorsioiu  et  de  violences  :  il  traite  les 
souverains  italiens  i gnotninieusement.. Les  linncGS  d'Italie  sont  en 
droit  de  réclamer  con/re  ces  prùUnliom  et  de  les  faire  déclarer 
nulles  :  ils  sont  fondés  à  prétendre  quils  sont  absolument  indé- 
pendans  et  ne  dépendent  c^ue  de  Dieu  seul.  »  Suivait  alors  le  plan 
d'une  confédération  à  établir  en  Italie,  et  dont  l'organisation  était 
prévue  et  décrite  dans  ses  moindres  détails.  iSulle  atteinte  n'y 
serait  portée  à  la  souveraineté  illimitée  de  chacun  dts  contractans. 
On  leur  demandait  seulement  de  se  regarder  comme  un  seul  et 
même  corps  dont  chacun  d'eux  n'est  que  membre,  et  d'agir 
par  un  même  esprit  pour  soutenir  leur  indépendance.  Des  gar- 
nisons enti-etenues  à  frais  connnuns  défendraient  les  places 
frontières  et  les  passages  des  Alpes.  Un  contingent,  fourni  par 
chaque  état,  entretiendrait  une  armée  fédérale,  qui  ne  s'élèverait 
pas  à  moins  de  80,000  hommes,  et  dont  le  roi  de  Sardaigne, 
comme  le  plus  puissant  prince  d'Italie,  aurait  le  commandement, 
s'il  lui  convenait  de  le  prendre.  Une  assemblée,  composée  sur  le 
modèle  de  la  diète  germanique,  réunirait  les  représentans  des 
divers  états  et  déciderait  tous  les  points  relatifs  au\  intérêts  com- 
muns. Enfin,  un  article  spécial  établissait  ([u'cn  aucun  cas  les  pos- 
sessions assignées  aux  deux  princes  de  la  maison  de  Bourbon  (don 


â 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  7Û3 

Carlos  au  midi  et  don  Philippe  au  nord)  ne  pourraient  être  réunies 
sur  une  même  tête  (1). 

Vains  efiorts  :  les  séductions  comme  les  précautions  vinrent 
échouer  contre  l'humeur  égoïste  et  méticuleuse  du  cabinet  pié- 
raontais.  Champeaux,  reçu  par  le  ministre  Gorzegue,  en  secret  et 
dans  l'ombre,  se  mit  inutilement,  pendant  les  quatre  jours  qui  lui 
avaient  été  assignés  pour  remplir  sa  mission,  en  frais  de  rhéto- 
rique. Au  bout  du  cinquième  entretien,  un  mémoire  lui  fut  remis, 
reproduisant  les  mêmes  considérations  que  Montgardin  avait  déjà 
été  chargé  de  communiquer  à  Paris.  Ce  n'était  presque  pas  la 
peine  d'avoir  fait  tant  de  chemin.  Même  crainte  de  blesser  le  corps 
germanique  et  de  réunir  toute  l'Allemagne  contre  soi,  si  on  sem- 
blait contester  des  droits  reconnus  depuis  des  siècles  au  saint- 
empire,  et  sur  lesquels  étaient  appuyés  ceux  de  plusieurs  princes 
italiens,  le  roi  de  Sardaigne  lui-même  ne  possédant  certaines  par- 
ties de  ses  états  qu'à  titre  de  fief  impérial.  Ce  serait  faire  une 
trop  grande  impression  de  nouveauté,  et  il  n'était  pas  sur,  ajou- 
tait le  mémoire,  non  sans  une  nuance  d'ironie,  que  la  France  elle- 
même  eût  à  s'en  applaudir,  car  les  droits  de  l'empire  sur  l'Italie 
étaient  reconnus  en  plusieurs  endroits  dans  le  traité  de  WestphaUe, 
dont  le  roi  de  France  était  garant.  //  semble  donc  que  la  France 
ait  plus  d'intérêt  à  conserver  ce  mê^he  empire  dans  toutes  ses  pré- 
rogatives que  de  l'en  priver.  N'avait-elle  pas,  à  plus  d'une  reprise, 
cherché,  et  tout  dernièrement  encore,  réussi  à  prendre  part  à 
l'élection  de  l'empereur  dans  un  sens  conlorme  à  ses  intérêts?.. 
Il  pourrait  donc  arrivei"  tel  cas  où  elle  regretterait  d'avoir  dimi- 
nué le  bénéfice  qu  elle  procurerait  à  quelqfie  prince  qui  lui  serait 
uni  ou  d'alliance  ou  de  sang. 

Revenant  à  un  argument  plus  sérieux,  le  ministre  piémontais 
concluait  en  disant  qu'après  tout,  ce  qui  importait  à  l'indépen- 
dance des  princes  d'Italie,  c'était,  non  de  contester  le  droit,  mais 
d'affaiblir,  en  fait,  la  puissance  de  leur  voisin,  attendu  que,  dès  que 
l'empire  et  son  chef  n  auraient  plus  de  force  en  Ittdie,  l'autorité 
qu'il  pourrait  y  conserver  ne  se  réduira  plus  qu'à  une  pure  forma- 
lité et  cérémonie,  qui  ne  jjeut  faire  du  tort  et  de  la  peine  à  awun 
prince,  et  moins  à  ceux  qui  y  sont  accoutumés  depuis  longtemps. 
L'essentiel  était  donc  de  passer  à  la  discussion  des  conditions  effec- 
tives de  l'alliance  proposée  et  des  avantages  matériels  que  chacun 
en  pouvait  tirer.  C'était  le  langage  du  sens  pratique  et  de  l'intérêt 
bien  entendu,  allant  di'oit  au  solide,  au  lieu  de  se  payer  de  paroles 
et  de  se  nourrir  de  viande  creuse  ('2). 

(1)  Rendu,  p.  151  et  suiv.  —  Mémoire  remis  par  M.  de  Champeau.v  au  cabinet  de 
Turin  en  décembre  1745. 

(2)  Rendu,  p.  157,  158. 


Jlill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

J'ai  de  la  peine  à  croire  qu'en  baissant  ainsi  de  plusieurs  tons  le 
diapason  auquel  s'était  élevée  la  dépêche  française,  le  rusé  Sa- 
voyard n'ait  pas  involontairement  souri.  —  u  Si  le  roi  de  Sardaigne, 
dit  d'Argenson  dans  ses  Mémoires,  eût  pensé  avec  plus  de  hau- 
teur, il  eût  embrassé  mon  système  avec  plus  de  chaleur  et  moins 
de  défiance,  il  ne  s'en  fût  pas  découragé  si  facilement;  mais  on  ne 
saurait  pénétrer  l'âme  de  ceux  avec  qui  on  traite...  Il  gagnait  à 
cet  alïranchissement  général,  à  proportion  de  son  petit  état,  plus 
que  n'a  jamais  fait  aucun  conquérant,.,  il  obtenait  le  Milanais  et 
devenait  chef  des  princes  d'Italie  :  il  y  était  à  peu  près  ce  qu'ont 
été  les  empereurs  de  la  maison  d'Autriche  en  Allemagne.  Plus 
aguerri,  plus  puissant  que  les  autres  princes,  il  aurait  eu  le  prin- 
cipal ascendant  à  leur  diète  :  il  n'aurait  trouvé  que  trop  d'occur- 
rences pour  s'agrandir  encore.  L'indépendance  féodale  qu'il  acqué- 
rait sur  les  empereurs  d'Allemagne  était  un  pur  gain  pour  lui,  car 
il  n'aurait  pas  trouvé  les  Allemands  moins  disposés  à  le  secourir 
contre  nous,  si  nous  y  avions  donné  lieu.  Ainsi,  ce  lien  de  féodalité 
si  vanté  pour  son  appui  n'a  jamais  été  qu'un  mauvais  prétexte  :  la 
peur  et  la  défiance  l'ont  seules  mis  en  avant  dans  le  cours  de  la 
négociation.  Tout  le  monde  y  gagnerait,  l'empire  même  y  eût  ap- 
plaudi; son  tyran  seul  l'eût  regretté  et  eût  été  furieux  de  cette 
perte.  Le  pape  Jules  II  a  dit  avec  toute  raison  que  l'Italie  ne  rede- 
viendrait jamais  heureuse  et  florissante  qu'elle  n'eût  chassé  les  bar- 
bares (c'est-à-dire  les  étrangers)  hors  de  chez  elle.  Tôt  ou  tard 
cela  doit  arriver,  à  en  juger  par  l'évidence  et  la  raison  ;  mais  le 
temps  n'est  donc  pas  encore  arrivé  (1).  » 

On  ne  saurait,  en  vérité,  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer  ici,  ou  de 
la  hauteur  des  vues  prophétiques  qui  révélaient  à  d'Argenson  un 
avenir  encore  voilé  de  tant  de  nuages,  ou  de  l'art  souverain  avec 
lequel  la  maison  de  Savoie,  cheminant  à  pas  comptés  et  par  un  pro- 
grès continu  à  travers  les  âges,  a  su  toujours  proportionner  son 
ambition  à  la  possibilité  pratique  des  résultats  qu'elle  était  à  portée 
d'atteindre.  En  17/i5,  tout  appel  fait  au  patriotisme  italien  fût  resté 
sans  écho  :  le  grand  dessein  de  d'Argenson  devançait  de  plus  d'un 
siècle  le  cours  des  révolutions  et  de  l'esprit  pubhc.  En  s'y  asso- 
ciant prématurément,  Charles  -  Emmanuel  lâchait  la  proie  pour 
l'ombre  ;  le  moindre  pouce  de  terre  à  gagner  lui  sembla,  comme  le 
grain  de  mil  de  la  fable,  avec  raison  préférable.  Cent  ans  après,  les 
grandes  maximes  de  droit  populaire  et  d'indépendance  nationale, 
dont  d'Argenson  avait  le  pressentiment,  s'étaient  assez  répandues 
pour  servir  de  puissant  levier  à  la  plus  haute  ambition.  La  prési- 
dence d'une  confédération  italique  alors  n'a  plus  suffi  :  c'est  sur  la 

(1)  Journal  de  d'Argenson,  t.  iv,  p.  -2'î't. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  7hb 

souveraineté  de  la  Péninsule  entière  que  l'heure  a  paru  venue  de 
mettre  la  main.  Ce  qui  était  trop  à  une  époque  a  semblé  trop  peu 
à  la  suivante,  et  à  chaque  fois  la  fortune,  secondant  l'habileté  du 
politique,  a  justifié  sa  prudence  ou  récompensé  son  audace. 

Le  temps  pressait  cependant,  et  le  délai  fatal  allait  expirer;  le 
pire  eût  été  de  retourner  à  Paris  les  mains  vides.  Aussi  dans  la  nuit 
du  25  au  26  décembre,  on  finit  par  se  mettre  d'accord  :  Champeaux 
remettant  en  poche  tous  les  papiers  qu'il  avait  apportés  et  aban- 
donnant toute  la  partie  théorique  et  grandiose  dos  idées  qu'il  était 
chargé  de  défendre  :  le  roi  de  Sardaigne,  en  échange,  consentant  à 
quelques  cessions  territoriales  auxquelles  il  s'était  d'abord  refusé, 
entre  autres  à  l'annexion  de  la  ville  d'Oneglia  à  la  république  de 
Gênes.  Séance  tenante,  les  chevaux  étant  déjà  mis  au  carrosse  qui 
devait  emmener  l'envoyé  français,  un  acte  fut  signé  dont  la  forme 
assez  peu  régulière  se  ressentait  de  la  précipitation  et  du  trouble 
de  ses  rédacteurs.  Ce  n'était  ni  une  convention  proprement  dite, 
ni  même  un  préliminaire  de  paix,  mais  un  simple  mémorandum 
signé  de  Gorzegue  et  contresigné  par  Champeaux. 

Avec  quelque  hâte  cependant  qu'il  fût  procédé  à  la  signa- 
ture de  ce  singulier  document,  Gorzegue  trouva  encore  moyen 
d'y  faire  insérer  dans  les  dernières  lignes  et  comme  en  post-scnp- 
tum  un  engagement  auquel  Champeaux  fut  bien  obligé  de  consentir, 
quoique  rien  dans  ses  instructions  ne  paraisse  lui  en  avoir  donné 
l'autorisation  expresse.  Il  dut  promettre  que,  comme  le  but  du 
traité  était,  non  de  jouir  de  la  paix,  mais  de  continuer  la  guerre,  la 
France  et  l'Espagne  fourniraient  des  subsides  égaux  à  ceux  que 
Charles-Emmanuel  avait,  jusque-là,  reçus  de  l'Angleterre  (1). 

Par  une  singulière  coïncidence,  ce  même  jour,  26  décembre,  était 
signée  à  Dresde  la  paix  de  Frédéric  et  de  Marie-Thérèse  qui  allait 
permettre  à  l'Autriche  d'envoyer  en  Italie  toute  la  masse  de  ses 
troupes,  délivrées  de  toute  préoccupation  en  Allemagne.  Il  n'est  pas 
sûr  que  si,  comme  de  nos  jours,  le  télégraphe  eût  fait  connaître 
cette  nouvelle  à  l'heure  même,  Charles-Emmanuel,  informé  du  se- 

(Ij  Rendu,  p.  163.  On  voit  qu'à  partir  de  la  sig-nature  de  cet  acte  du  20  décembre, 
il  ne  fut  plus  question  du  plan  d'Indépendance  et  de  confédération  italienne.  Les  his- 
toriens de  nos  jours  (Michelet  et  Henri  Martin  entre  autres)  sont  donc  absolument 
dans  l'erreur  quand  ils  attribuent  l'abandon  de  ce  projet  généreux  à  l'opposition  de 
l'Espagne  et  à  la  faiblesse  de  Louis  XV  pour  son  gendre  et  sa  bellc-fille.  C'était  la 
volonté  du  roi  de  Sardaigne  qui  réduisait  toute  la  transaction  à  un  vulgaire  traité  de 
partage  territorial.  Deux  choses  sont  également  dignes  de  remarque  :  c'est  que  dans 
la  négociation  qui  eut  lieu  à  Dresde  entre  le  ministre  de  France  et  le  représentant  de 
Marie-Thérèse  (et  qui  ne  put  aboutir),  l'impératrice  défendait  avec  persistance  les 
intérêts  du  roi  de  Sardaigne,  qui  la  sacrifiait  sans  ménagement  au  môme  moment,  et 
l'envoyé  de  d'Argenson  soutint  avec  obstination  les  droits  de  l'infant  d'Espagne  dont 
le  môme  ministre  faisait  bon  marché  à  Turin  ! 


746  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cours  puissant  qu'il  pouvait  désormais  attendre,  eût  été  si  pressé 
de  lâcher  la  partie. 

L'inipaticncc  étiiit  grande  à  Paiis,et  Cliam])caux,  reçu  par  d'Ar- 
genson  à  son  débotté,  lut  emmené  sur-le-champ  à  Choisy,  où  le  roi 
l'attendait.  Au  premier  moment  la  satisfaction  fut  tivs  vive  et  le 
succès,  si  rapidement  obtenu,  semblait  passer  les  espérances.  Le 
roi,  aussi  exalté  que  son  ministre,  examina  avec  soin  les  modifica- 
tions opérées  dans  le  projet  de  partage,  débattit  chaque  point  avec 
une  connaissance  des  faits,  une  précision  de  termes,  et  résuma  le 
débat,  avec  une  ardeur  qui  s'élevait  jusqu'à  l'éloquence,  dont 
Champeaux  (avait  dit  d'Argenson)  resta  dans  la  stupéfaction  :  il 
ordonnait  en  maître,  et  discutait  en  ministre.  A  la  reflexion  pour- 
tant, ce  beau  zèle  subit  quelque  refroidissement,  et  des  difficultés 
apparurent  qu'en  conscience  il  n'était  pas  impossible  de  pré- 
voir (1). 

Ce  n'était  pas  seulement  d'Argenson  qui  ne  se  résignait  pas  sans 
peine  à  voir  s'évanouir  la  plus  brillante  partie  de  son  beau  rêve  : 
ce  n'était  pas  seulement  la  forme  insolite  du  document  qui,  lais- 
sant plusieurs  points  obscurs,  pouvait  donner  lieu  à  de  grands 
malentendus.  Mais  un  courrier,  parti  le  môme  jour  que  Champeaux, 
portait  à  Montgardin  les  pouvoirs  nécessaires  pour  conclure  un  ar- 
mistice entre  les  trois  armées  belligérantes,  et  Montgardin  avait 
ordre  d'insister  pour  que  cette  suspension  d'armes  fût  signifiée  sans 
délai  aux  trois  armées  en  campagne.  C'était  une  conséquence  natu- 
relle de  l'accord  intervenu,  et  la  plus  précieuse  aux  yeux  de  Charles- 
Emmanuel,  très  pressé  à  son  tour  d'aller  vite  en  besogne  pour  sortir 
de  la  situation  critique  où  il  se  croyait  réduit.  Cette  demande,  très 
explicable  à  son  point  de  vue,  n'en  jetait  pas  moins  son  nouvel  allié 
dans  un  extrême  embarras. 

Rien  n'était  détinitivement  arrêté,  en  effet,  tant  que  l'assenti- 
ment de  l'Espagne  n'était  pas  obtenu  :  on  s'en  était  porté  fort 
d'avance,  sans  qu'on  eut  même  essayé  de  le  réclamer,  d'Argenson 
pensant  que  la  vraie  manière  de  venir  à  bout  d'Elisabeth  était  de 
la  mettre  en  face  d'une  décision  prise  et  d'un  fait  accomi)li.  Fort 
de  la  confiance  et  de  l'entrain  qu'il  voyait  au  roi,  il  s'était  senti 
prêt  à  braver  sans  sourciller  des  fureurs  impuissantes  :  résolu,  si  la 
reine  criait  trop  haut,  à  la  réduire  au  silence  en  la  menaçant  de 
passer  outre  sans  elle  et  d'abandonner  l'Espagne,  son  armée  et  son 
prince  à  leur  mauvais  sort.  Au  moment  d'agir  pourtant,  et  de  dé- 
chaîner un  orage  qui  allait  aNoir  des  échos  dans  l'intérieur  royal, 
lépreuve  paraissait  plus  rude  et  le  succès  moins  certain  qu'à  dis- 
tance on  ne  s'en  était  flatté.  En  tout  cas,  d'ailleurs,  il  fallait  au 

(1)  Journal  cl  Mémoires  de  d'Argenson,  t.  iv,  p.  'IHb. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  747 

moins  quelques  semaines  pour  envoyer  la  nouvelle  à  Madrid,  l'y 
faire  prendre  en  douceur  et  attendre  le  retour  du  courrier.  Et  dans 
l'intervalle,  comment  suspendre  les  opérations  militaires,  quand 
aucun  engagement  ferme  n'était  encore  pris  et  que  tout  pouvait 
d'une  heure  à  l'autre  être  remis  en  question?  Comment  promettre 
qu'on  pourrait  arrêter  la  marche  des  Espagnols  qui  s'avanfaient  au 
même  moment  à  fond  de  train  à  travers  les  plaines  de  Lombardie, 
et,  déjà  maîtres  de  tout  le  plat  pays,  s'apprêtaient  à  mettre  le  siège 
devant  le  château  de  Milan?  Et  la  France  elle-même,  pouvait-elle, 
sans  avoir  obtenu  aucune  garantie  interrompre  le  blocus  de  la  cita- 
delle d'Alexandrie?  a  C'était  là,  dit  d'Argenson  dans  ses  Mémoires, 
une  grande  difficulté...  la  citadelle  était  aux  abois...  Accordant 
l'ai-mistice,  il  fallait  lever  le  siège,  et  le  roi  de  Sardaigne  jouissant 
de  cette  réalité  pouvait  nous  lâcher  ensuite,  et  nous  nous  expo- 
sions à  un  éternel  reproche  de  la  part  de  l'Espagne...  ne  levant  pas 
le  siège,  il  n'y  avait  plus  d'armistice.  J'avoue  que  je  n'ai  rien  vu 
de  si  embarrassant  que  le  parti  à  prendre  sur  cela  (1).  »  D'Argenson 
n'ajoute  pas  que  l'embarras  était  encore  accru  par  ce  fait,  qu'à 
Alexandrie,  pas  plus  qu'ailleurs,  on  ne  pouvait  rien  faire  sans  le 
consentement  des  Espagnols,  puisque  les  opérations  du  siège  étaient 
conduites,  de  compte  à  demi,  par  les  deux  armées  alliées,  et  que  le 
commandant  qui  y  présidait,  en  vei'tu  de  la  supériorité  de  son 
grade,  était  le  comte  de  Lasci,  officier  au  service  de  don  Philippe. 

La  question  étant,  à  tout  prendre,  plus  militaù-e  que  diploma- 
tique, force  était  de  recourir  au  jugement  d'une  autorité  compé- 
tente. Persistant  dans  son  svstême  de  mvstère,  le  roi  aurait  voulu 
pourtant  éviter  encore  de  s'ouvrir  avec  son  ministre  de  la  guerre. 
Il  proposait  de  consulter  le  vieux  maréchal  de  Coigny,  qui  avait  au- 
trefois commandé  des  armées  en  Italie.  D'Argenson  éprouva  plus 
de  scrupule  et  força  en  quelque  sorte  la  main  au  roi  pour  que  le 
comte,  son  frère,  fût  averti  d'un  point  qui  mettait  sa  responsabilité 
si  fort  en  cause  et  appelé  à  se  prononcer  {•ï). 

La  surprise  du  comte,  en  apprenant  l'état  des  choses  et  le  point 
où  elles  étaient  déjà  avancées,  fut  extrême  et  son  méeontent(Muent 
visible.  D'heure  en  heure,  il  attendait  la  nouvelle  de  la  i-eddition  de 
la  citadelle  où  la  famine  commençait  déjà  à  se  faire  sentir.  La 
pensée  de  lâcher  prise  sur  la  foi  d'une  parole  en  l'air  et  d'un  pa- 
pier en  partie  inintelligible  lui  causa  une  sorte  d'indignation,  qu'il 
ne  cacha  pas.  D'Argenson  croit  devoir  imputer  le  déplaisir  qu'il 
laisse  voir  à  la  jalousie  du  succès  fraternel.  11  n'y  a  vraiment  pas 
lieu  d'aller  chercher  si  loin  pour  comprendre  quelle  répugnance  un 


(1)  Journal  et  Mémoires  dé  rf'.-l**f7enson,  t.  vu,  p.  290. 

(2)  Journal  de  d'Argenson,  t.  vu,  p.  "Wi. 


7^8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ministre  de  la  guerre  devait  éprouver,  à  la  pensée  de  compromettre 
le  fruit  d'une  longue  opération,  à  la  veille  de  la  voir  réussir,  et  de 
faire  déposer  les  armes  à  des  troupes  victorieuses. 

Pour  gagner  du  temps  et  sortir  d'embarras ,  on  aurait  voulu 
décider  le  comte  de  Montgardin  à  entrer  en  discussion  afin  de  con- 
vertir pour  le  moment,  sinon  en  traité  définitif,  au  moins  en  prélimi- 
naires de  paix  réguliers  l'acte  informe  du  26  décembre.  Le  délai 
nécessaire  pour  opérer  cette  transformation  aurait  été  employé  à 
demander  et  à  laisser  revenir  le  consentement  de  Madrid.  Mais 
Montgardin,  alléguant  qu'il  n'avait  d'autre  pouvoir  que  celui  de 
signer  un  armistice,  se  refusa  absolument,  même  à  engager  la 
conversation  sur  ce  terrain.  Le  parti  fut  pris  alors  dans  le  petit 
conseil  royal  de  rédiger  soi-même  ces  préliminaires,  en  prenant 
pour  base  le  partage  des  territoires  tel  qu'il  venait  d'être  convenu 
à  Turin  et  de  renvoyer  Champeaux  demander  au  cabinet  piémon- 
tais  une  adhésion  à  laquelle  dans  de  telles  conditions  (si  son  désir 
de  paix  était  sincère)  il  ne  pourrait  guère  se  refuser.  Entre  temps, 
on  enverrait  à  Madrid  le  même  texte,  et  toutes  les  signatures  néces- 
saires pour  faire  un  acte  parfait  pourraient  être  réunies  le  même 
jour.  Tout  se  trouva  prêt  le  19  janvier  pour  cette  double  expédition. 

Même  réduit  à  ces  proportions,  le  retard  n'était  pas  sans  incon- 
vénient. Pendant  ces  allées  et  venues,  en  effet,  la  nouvelle  du  traité 
signé  à  Dresde,  entre  la  Prusse  et  l'Autriche,  venait  d'éclater  et  se 
répandait  avec  bruit  en  Europe  ;  chacun  comprenait  que  Marie-Thé- 
rèse, affranchie  à  ce  prix  de  toute  crainte  en  Allemagne,  allait  por- 
ter tous  ses  efïorts  sur  l'Italie  pour  y  chercher  une  revanche  des 
tristes  nécessités  qu'elle  subissait  en  Bohème.  En  même  temps,  le 
prince  Edouard  perdait  du  terrain  en  Ecosse,  et  les  menaces  de 
l'expédition  maritime  confiée  au  duc  de  Richelieu  s'évanouissaient 
en  fumée.  L'horizon,  si  sombre  naguère,  s'éclaircissait  ainsi  de  tous 
côtés  autour  de  Charles-Emmanuel,  qui  pouvait  se  voir  secouru  à  la 
fois  par  les  armées  autrichiennes  et  par  la  marine  anglaise.  Dans 
ces  conditions  nouvelles,  allait-on  le  retrouver  animé  des  mêmes 
sentimens  pacifiques?  Serait-il  fidèle  à  la  parole  donnée,  et  en  hé- 
sitant à  en  prendre  acte,  le  ministre  français  ne  lui  oiTrait-il  pas 
lui-même  la  facilité  de  la  retirer?  Privé  du  soulagement  immé- 
diat qu'il  attendait  d'une  suspension  d'armes,  Emmanuel  ne  preié- 
rerait-il  pas  laisser  continuer  des  hostilités  dont  il  ne  pouvait  arrêter 
le  cours  et  attendre  le  secours  elïectif  qu'on  voyait  déjà  apparaître 
de  l'autre  côté  des  Alpes?  C'est  ce  que  Montgardin  lit  comprendre 
à  Champeaux  au  moment  de  le  laisser  mettre  en  route  ;  n'y  aurait- 
il  pas  moyen,  ajouta-t-il,  pour  faire  prendre  le  retard  en  pa- 
tience, de  convenir  que  pendant  la  durée  de  la  négociation  ainsi 
malheureusement  prolongée ,  les  armées  en  présence  éviteraient 


i 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  749 

d'en  venir  aux  mains,  et  le  ministère  français  no  pourrait-il  pas, 
par  exemple,  recommander  à  ses  généraux  de  s'abstenir  de  tout 
acte  d'agression  (1)? 

C'était  une  demande  assez  étrange  et  qui  revenait  à  accorder  à 
Charles-Emmanuel,  en  fait,  une  partie  des  avantages  que  l'armis- 
tice lui  aurait  assurés.  D'Argenson ,  cependant,  redoutant  avant 
tout  de  laisser  échapper  le  succès  qu'il  croyait  tenir,  ne  pensa  pas 
devoir  fermer  l'oreille  à  cette  ouverture;  mais,  se  doutant  bien 
que  son  frère  ferait  autant  d'objection  à  la  demi-mesure  qu'à 
la  concession  complète,  il  hésita  à  lui  en  faire  l'aveu.  Il  était  en 
relations  personnelles  avec  le  maréchal  de  Maillebois,  dont  le  fils 
avait  épousé  sa  fille.  Il  se  décida  à  lui  faire  tenir  sous  main,  à  l'insu 
du  ministre  de  la  guerre,  le  billet  ci-joint,  qu'il  faut  citer  textuel- 
lement pour  bien  faire  comprendre  les  conséquences  fâcheuses  qui 
devaient  en  sortir  :  «  Une  négociation  est  fort  avancée  avec  Turin, 
mais  le  plus  difficile  est  à  Madrid.  Nous  le  prenons  sur  un  ton  qui 
pourra  être  efficace;  c'est  le  plus  grand  secret  du  monde,  tout  est 
ici  entre  le  roi  et  moi.  On  Ta  voulu  ainsi  ;  en  attendant,  le  roi  de 
Sardaigne  voulait  que  l'armée  de  France  le  ménageât.  Je  n'ai  aucun 
ordre  à  vous  donner  sur  cela.  Pour  les  Allemands,  ils  ne  sont  point 
à  ménager,  bien  au  contraire.  Ce  serait  à  mon  frère  à  vous  envoyer 
ses  ordres  ;  mais  il  ne  sait  rien  encore,  non  plus  que  monsieur  votre 
fils.  J' espère  que  bientôt  j'aurai  la  bouche  ouverte  avec  eux.  En 
attendant,  ils  travaillent  ferme  à  la  prochaine  campagne,  dont 
j'espère  que  toute  V opération  consistera  à.  se  porter  jjromptemoit 
au  Tyrol  et  au  Trentin,  comme  en  il  35,  pour  interrompre  V  Italie 
d'avec  V  Allemagne.  —  P. -S.  Si,  dans  ces  circonstances,  on  entre- 
prenait quelque  chose  contre  Lichtenstein  (le  commandant  de  l'ar- 
mée autrichienne  à  Novare),  il  pourrait  arriver  que  le  roi  de  Sar- 
daigne laissât  faire,  mais  il  nous  soupçonnerait  de  mauvaise  foi  et 
de  vouloir  abuser  de  la  conjoncture  délicate  et  secrète  où  nous 
sommes.  Ainsi  c'est  aujourd'hui  la  simple  défensive  et  la  tranquil- 
lité jusqu'à  ce  que  le  traité  soit  signé  (2).   » 

(1)  Champeaux  à  d'Argenson,  17  janvier  1746.  {Correspondance  de  Turin.  —  Minis- 
tère des  affaires  étrangères.) 

(2)  Note  autographe  de  d'Argenson,  19  janvier  1746.  {Correspondance  de  Turin.  — 
Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Cette  note  est  insérée  par  d'Argenson  dans  la 
partie  de  ses  mémoires  qui  contient  le  récit  de  toute  sa  négociation  avec  le  Piémont 
(t.  IV,  p.  302),  mais  avec  de  notables  différences  et  de  graves  omissions.  J'ai  souligné 
les  passages  qui  ne  se  trouvent  pas  reproduits  dans  le  journal.  La  raison  de  la  plus 
importante  de  ces  suppressions  est  facile  à  comprendre.  D'Argenson  écrivant  à  Maille- 
bois,  à  l'insu  de  son  frère,  devait  lui  c\]iliquor  pouniuoi  une  auss-i  grave  recomman- 
dîition  ne  lui  était  pas  transmise  par  la  voie  officielle  du  ministère  de  la  guerre;  c'est 
ce  qui  le  décidait  à  affirmer  (contrairement  à  la  vérité)  que  le  ministre  de  la  guerre 


7Ô0  REVUE    DES   DEUX   MONDES» 

C'était,  en  tcrmos  un  peu  vagues  mais  au  fond  très  clairs, 
condamner  l'armée  française  à  l'inaction  absolue,  puisque  le  corps 
de  la  lettre  recommandait  de  ménager  les  Piémontais  et  que  le 
poslscriptum  donnait  le  même  conseil  pour  les  Autrichiens.  Dans 
ces  conditions,  un  armistice,  régulièrement  établi,  eût  été  bien  pré- 
férable, car  l'engagement  eiit  été  au  moins  réciproque.  En  donnant 
pleine  sécurité  aux  Piémontais,  la  France  eût  aussi  garanti  la  sienne  ; 
résignée  à  ne  pas  agir,  elle  n'aurait  pas  laissé  la  liberté  d'agir  contre 
elle. 

La  concession  n'ayant  pour  but  que  de  calmer  l'impatience  du 
roi  de  Sardaigne ,  Ghampeaux  fut  naturellement  autorisé  par  ses 
instructions  à  lui  en  faire  part,  et  ce  ne  Hit  pas  la  seule  précaution 
qu'on  lui  permît  de  prendre  pour  assurer  sa  bienvenue.  Il  dut  éga- 
lement laisser  entendre  que.  si  l'Espagne  refusait  son  adhésion  auï 
points  convenus,  on  donnerait  au  maréchal  de  Maillebois  l'ordi-e 
de  rentrer  en  France  avec  son  armée  et  de  priver  l'iniant  de  tout 
secoure.  Au  dernier  moment  cependant,  le  rédacteur  de  ces  instruc- 
tions semble  effrayé  lui-même  de  la  gravité  d'un  pareil  engage- 
ment, car  il  ajoute  entre  parenthèse  :  «  Cette  assurance  ne  devra 
être  donnée  que  de  bouche  et  non  par  écrit  (1).  » 

Laissons  repartir  maintenant  pour  Turin  avec  ces  instructions 
compromettantes  Champeaux,  déguisé  cette  fois  non  en  ecclésiasti- 
que, mais  en  marchand  hollandais,  et  tournons  nos  yeux  vers  Ma- 
drid, où  la  bombe  allait  enfin  éclater. 

Doc   DE   BnOGLIE. 


ignorait  l'existence  môme  de  la  ncgocialion.  Mais  dans  son  journal,  il  so  ûiit  honneur, 
au  contraire,  d'avoir  forcé  lo  roi  à  mettre  le  ministre  do  la  guerre  au  courant.  Il  fallait 
donc  faire  disparaître  cette  contradiction.  Du  reste,  dans  tout  le  récit  de  d'Argenson, 
la  suite  des  faits  est  confusément  établie  et  difficile  à  accorder  avec  les  dates  des  cor- 
respondances. 

(1)  Voici  le  passage  des  instructions  données  à  Champeaux,  qui  ne  laisse  aucun  doute 
sur  la  double  communication  faite  confidentiellement  à  Charies-Eramanujel  et  dont 
celui-ci  devait  si  tristement  ahu«pr  :  «  Le  roi  donnera  cependant  des  ordres  secrets  au 
maréchal  de  Maillebois  afin  que  ce  génér.nl  use,  on  attendant  l'acquiescement  de  l'Ks- 
pagne,  de  tous  Ira  niénagemens  convenables  à  l'égard  des  troupes  du  roi  de  Sardaigne  ; 
M.  de  Ghampeaux  no  doit  pas  lui  laisser  ignorer  que,  dans  le  cas  où  la  cour  de  Madrid 
ne  voudrait  pas  adliérer  au  traité  qui  aurait  été  conclu  ontiv  le  roi  ot  le  roi  de  Sar- 
daigne, Sa  Majnsté  se  déterminerait  à  rappeler  siu--lc-chanip  l'armée  que  commande 
M>.  do  Maillebois.  (Cette  assurance  ne  devra  être  donnée  que  de  bouche  et  non  par 
écrit.)»  —  De  plus,  une  lettre  écrite  par  Champeaux  avant  son  départ  de  Paris  (17  jan- 
vier) fait  voir  (jne  c'est  à  la  demande  de  Montpardin  (jue  fut  faite  la  rocomniandation 
adreaaée  au  maréchal  de  Maiilolwis  pour  lui  interdire  tout  mouvement. 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE 


VERS     1630 


1.  Het  Land  van  Bembrandt,  par  Busken-Huet,  3  vol.  in-S».  Harlem,  188(3.  —  II.  Ce- 
schichle  der  niederlândischen  LUieratur,  par  L.  Schneider,  i  vol.  gr.  in-8". 
Leipzig,  IBSS.  —  III.  Archief,  recueil  périodique  fondé  par  M.  Obreen  on  1877. 
—  IV.  Oud-Holkmd,  recueil  périodique  fondé  en  1883  et  dirigé  par  MM.  N.  de 
Roever  et  A.  Bredius. 

A  mesure  qu'on  étudie  de  plus  près  l'art  hollandais,  on  reconnaît 
que  ses  attaches  avec  la  vie  et  les  mœurs  de  la  nation  elle-même 
sont  très  nombreuses  et  très  étroites,  et  que,  pour  le  bien  com- 
prendre, il  est  nécessaire  de  se  fîtirc  une  idée  de  ce  peuple  et  des 
diTerses  manifestations  de  son  activité.  Plusieurs  publications  ré- 
centes nous  permettent  aujourd'hui  de  mieux  en  juger  l'ensemble. 
Deux  recueils  périodiques  ont  surtout  contribué  à  remettre  en  hon- 
neur le  passé  intellectuel  et  artistique  de  la  Hollande  :  Y  Archief, 
iondé  par  M.  Obreen,  le  directeur  du  Ryks  muséum,  et  Oud-tlol- 
la)id,  confié  à  la  savante  direction  de  M.  de  Roever,  archiviste 
d'Amsterdam,  et  de  M.  A.  Bredius,  le  critique  bien  connu,  nommé 
depuis  peu  directeur  du  musée  de  La  Haye.  De  son  côté,  dans  une 
Histoire  de  la  littcralure  néerlandaise,  parue  en  1S88,  M'^®  L.  Schnei- 
der a  utilisé  non-seulement  les  travaux  de  ses  prédécesseum,  mais 
aussi  les  matériaux  recueillis  par  M.  F.  de  Helhvald  et  dont  une 
mort  prématurée  l'avait  empêché  de  tirer  parti.  Peut-être  aurions- 
nous  à  faire  quelques  réserves  à  propos  du  germanisme  un  peu 
exclusif  qui,  en  plus  d'un  endroit,  anime  cet  ouvrage;  mais,  sans 
vouloir  l'apprécier  en  lui-môme,  nous  nous  sonnnes  contenté  d'y 
puiser  quelques-unes  des  indications  qui  nous  ont  paru  se  rapporter 
plus  particulièrement  à  notre  sujet.  Enfin,  une  autre  publication, 
à  la  fois  plus  originale  et  plus  importante,  et  à  hupiolle  nous  ferons 


752  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

de  plus  larges  emprunts,  est  due  à  un  Hollandais,  M.  Busken-Huet, 
qui  n'a  survécu  que  peu  de  temps  à  l'achèvement  de  l'ouvrage. 
Son  titre  seul  :  le  Paj/a  de  /iembt-andf,  nous  prouve  que  dans  la  pen- 
sée de  l'auteur  l'art  de  sa  patrie  ne  pouvait  être  séparé  du  mouve- 
ment général  de  son  histoire.  Telle  était  déjà  d'ailleurs  l'opinion  du 
regretté  Vosmaer  dans  son  Rembrandt ,  et,  en  cherchant  à  replacer 
le  maître  dans  son  vrai  milieu,  il  s'était  appliqué  à  mettre  mieux  en 
relief  l'originalité  de  son  génie.  Amené  par  nos  propres  études  sur 
Rembrandt  à  profiter  de  tous  les  travaux  de  nos  devanciers,  il  nous 
a  paru  intéressant  de  relever  ici  quelques-uns  des  traits  les  plus 
saillans  qu'un  grand  nombre  d'informations  nouvelles  nous  ont 
ofierts  sur  la  vie  et  les  mœurs  en  Hollande,  à  l'époque  où  le  jeune 
artiste  allait  quitter  Leyde,  sa  ville  natale,  pour  se  fixer  à  Amster- 
dam, alors  dans  tout  l'éclat  de  sa  prospérité. 

I. 

A  voir  la  situation  d'Amsterdam  se  déployant  en  éventail  en  face 
de  la  mer,  son  vaste  port,  ses  canaux  concentriques,  qui  la  mettent 
en  communication  avec  le  reste  du  pays,  on  sent  que  c'était  là 
une  place  marquée  d'avance  pour  une  ville  dont  le  commerce  allait 
s'étendre  au  monde  entier.  Cependant,  les  commencemens  de  cette 
Venise  du  Nord  ont  été  bien  modestes  et  ses  accroissemens  mar- 
qués par  une  lutte  persistante  contre  des  difficultés  de  toute  sorte. 
Pendant  longtemps,  simple  bourgade  de  pécheurs  dispersés  sur  les 
îlots  que  forment  les  alluvions  de  l'Amstol,  elle  demeure  comme 
un  des  témoignages  les  plus  significatifs  de  cette  industrieuse  in- 
telligence et  de  cette  ténacité  héroïque  auxquelles  la  Hollande  elle- 
même  doit  sa  naissance,  sa  conservation  et  sa  grandeur.  On  a  sou- 
vent comparé  ce  pays  à  une  immense  place  forte,  créée  par 
l'homme,  incessamment  défendue  par  lui  contre  des  ennemis 
toujours  menarans,  conjurés  entre  eux  afin  de  la  surprendre  et  de 
l'anéantir.  Toutes  les  forces  de  la  nature  semblent,  en  cflet,  coali- 
sées ici  pour  une  œuvre  de  destruction.  C'est  la  mer  dont  le  niveau, 
sur  une  grande  étendue  de  cette  contrée,  est  supérieur  à  celui  de 
la  terre  qu'il  faut  proléger  contre  ses  assauts  furieux.  C'est  cette 
terre  elle-même,  friable,  sans  consistance,  délayée  par  le  courant 
des  fleuves,  minée  par  la  couche  profonde  des  eaux.  C'est  le  vent 
qui  du  large  souffle  presque  sans  relâche  et  sans  obstacle,  qui  sou- 
lève et  disperse  le  sable  des  rivages  à  travers  les  vastes  solitudes 
de  la  dune,  tandis  que  plus  loin  il  ploie  violemment  les  arbres  sur 
son  passage  et  tord  ou  arrache  leurs  ramures  convulsées. 

Le  Hollandais  a  triomphé  de  tous  ces  ennemis;  biaisant  avec  eux 
ou  les  attaquant  de  front,  leur  cédant  sur  un  point  pour  accumuler 


AMSTERDAM    ET    LA    HOLLANDE.  753 

sur  d'autres  ses  inoyens  de  défense,  il  est  arrivé  à  les  maîtriser  et 
les  contenir.  Bien  plus,  en  les  mettant  aux  prises  les  uns  avec  les 
autres,  il  parvient  à  les  faire  travailler  à  son  profit.  Par  sa  vigilance, 
la  mer  reste  suspendue  au-dessus  de  ses  plaines  ;  les  côtes  basses 
sont  protégées  contre  elle,  ici  par  de  simples  amas  de  luscines,  là, 
aux  endroits  les  plus  vulnérables,  par  des  digues  gigantesques  dont 
les  blocs  de  granit  arrachés  au  loin  ont  été  amenés  à  grands  frais 
et  entassés  par  uionceaux.  Des  canaux  creusés  de  main  d'homme 
assurent  à  l'eau  des  fleuves  un  écoulement,  et  des  chasses  établies 
leur  donnent  une  profondeur  suffisante  pour  permettre  la  naviga- 
tion. Judicieusement  réparties  sur  tout  le  territoire,  ces  grandes 
artères  aquatiques  deviennent  les  moyens  de  transport  les  plus 
économiques;  les  plus  petites  servent  de  clôture  aux  propriétés, 
elles  emprisonnent  dans  leurs  pâturages  les  troupeaux  qui  se  gar- 
dent ainsi  eux-mêmes.  Quant  au  vent,  sa  fureur  est  amortie  et 
comme  usée  par  une  série  de  plantations  ingénieusement  combi- 
nées, entretenues  avec  soin  pour  résister  à  ses  assauts.  Ce  sont 
d'abord  des  herbes  chétives,  repiquées  une  à  une,  puis  des  arbris- 
seaux rampans  dont  les  racines  fortement  cramponnées  au  sol  fixent 
peu  à  peu  la  dune.  Derrière  ces  écrans  méthodiquement  disposés, 
croissent  des  végétations  de  plus  en  plus  élevées  qui  se  prêtent  un 
mutuel  appui,  s'étagent  et  finissent  par  s'épanouir  en  magnifiques 
ombrages.  Mais  c'est  peu  d'avoir  ainsi  dompté  les  violences  du 
vent;  le  Hollandais  a  fait  de  lui  un  collaborateur  toujours  dispo- 
nible. Des  mouHns  innombrables  guettent  ses  moindres  soulTIes 
pour  ébranler  leurs  grandes  ailes  et  accomplir  les  tâches  les  plus 
variées  :  la  mouture  des  grains  de  toute  sorte,  l'exhaussement  ou 
le  dessèchement  des  eaux,  qui  sont  épuisées  ou  déversées  dans  les 
canaux  voisins. 

Dans  ce  pays  qui  tout  entier  est  le  produit  du  labeur  humain, 
l'établissement  des  villes  amène  des  problèmes  plus  comi)liqués 
encore.  Le  sol  mouvant  ne  saurait  supporter  des  constructions,  pour 
lesquelles  d'ailleurs  la  pierre  fait  absolument  défaut.  Des  bri(]ues 
suppléeront  à  la  pierre,  et  grâce  à  une  foiét  de  pilotis  profondément 
enfoncés  et  serrés  les  uns  contre  les  autres,  on  obtiendra  à  force 
de  travail  et  d'argent  le  fond  solide  sur  lequel  pourront  s'élever 
des  édifices  considérables.  On  connaît  le  propos  d'Krasme  qui, 
parlant  d'Amsterdam  même,  la  signale  comme  une  ville  singulière 
«  où  les  habitans  vivent  perchés  sur  des  arbres,  à  la  manière  des 
corbeaux.  » 

On  le  voit,  pour  se  procurer  des  biens  et  une  sécurité  que  la  na- 
ture a  largement  dispensés  à  d'autres  contrées,  il  a  fallu  ici  de  longs 
efforts,  un  courage  et  une  opiniâtreté  prodigieux.  Mais  une  situa- 
TOME  xcvi.  —  1889.  48 


754  REVUE    ©ES    DEUX    MONDES. 

tion  si  menar-antc  maintient  l'énergie  et  stimule  l'intelligence. 
Gomme  chacun  a  besoin  du  concoiu-s  de  tous  et  que  chacun  aussi 
ne  doit,  à  l'occasion,  compter  que  sur  lui-même,  avec  l'esprit  d'as- 
sociation se  développe  l'exercice  de  la  volonté  individuelle,  et  la 
nation  qui,  nux  prises  avec  une  nature  si  incléraente,  a  su  la  domp- 
ter, acquiert  à  la  longue  une  trempe  morale  qui  assiu-era  sa  supé- 
riorité sur  des  peuples  plus  favorisés.  Ce  sol  façonné  par  elle  et 
déjcà  conquis  sur  les  élémens,  elle  achèvera  de  le  rendre  sien  en  se 
donnant  ses  croyances,  sa  liberté,  sa  politique,  son  commerce  et 
ses  industries.  Imprimant  un  remarquable  essor  au  mouvement 
scientifique,  elle  se  fera  en  mAme  temps,  et  de  toutes  pièces,  un 
art  nouveau,  qui,  sans  s'inquiéter  des  traditions,  sera  conforme  à 
ses  aspirations  et  à  ses  goûts. 

De  bonne  heure,  elle  a  joui  d'une  culture  générale  très  élevée  et 
surtouttrès  répandue.  Au  xv*  siècle,  Guicciardini  s'étonne  déjà  que 
<(  les  gens  les  plus  ordinaires  y  connaissent  les  règles  de  la  grammaire 
et  sachent  presque  tous,  même  les  paysans,  lire  et  écrire.  »  Avec 
l'habitude  de  penser  par  eux-mêmes  et  le  besoin  d'indépendance 
qui  est  en  eux,  la  plus  grande  partie  des  habitans  avait  embrassé 
la  réforme.  Les  cruautés  auxquelles  leurs  dominateurs  eurent  re- 
cours pour  déraciner  l'hérésie  ne  purent  que  faire  pénétrer  plus 
fortement  dans  ces  âmes  énergiques  des  croyances  que  les  persé- 
cutions leur  rendaient  plus  sacrées  encore.  L'héroïsme  de  la  résis- 
tance s'accrut  avec  les  hoiTCurs  de  la  compression.  Sous  le  coup 
des  •\iolences  qui  leur  sont  faites,  de  simples  bourgeois  proclament 
leur  droit  et  leur  devoir  avec  un  langage  d'une  simplicité  et  d'une 
noblesse  admirables.  Dans  le  compromis  de  156(>,  les  négocians 
de Deventer  jurent  «par  solennel  et  inAÎolable  serment  à  Dieu,  qu'à 
l'avenir  ils  n'endureront,  en  façon  que  ce  soit,  qu'aucune  moleste 
ou  recherche  leur  soit  faite  pour  le  fait  de  leur  religion...  Prenant 
Dieu  pour  témoin  de  leur  intégrité,  ils  le  prient  de  les  vouloir  pour- 
voir de  conseil,  force  et  dextérité  pour  la  maintenir  non-seulejuent 
d'escrits  et  paroles,  mais  y  employer  leurs  propres  corps  et  biens.  « 
C'étaient  là,  en  elïet,  mieux  que  des  paroles,  et  ils  le  firent  bien  pa- 
raître. D'un  bout  du  pays  à  l'autre,  le  signal  du  soulèvement  contre 
l'étranger  avait  été  donné,  et  dans  cette  armée  improvisée  par  les 
rebelles,  tous  les  moyens  étaient  bons  :  on  les  voyait  à  l'envi  har- 
celer l'Espagnol,  le  chasser  de  leurs  villes,  ouvrir  contre  lui  leurs 
digues,  soutenir  des  sièges  héroïques.  Des  Flandres,  où  la  résis- 
tance avait  été  moins  vive,  les  protestans  les  plus  attachés  à  leurs 
croyances  émigraient  vers  le  nord,  et  une  grande  quantité  de  ces 
émigrés  d'Anvers  était  venue  se  fixer  dans  les  principales  villes 
de  la  Hollande,  surtout  à  Amsterdam.  Accueillis  avec  sympathie, 
ils  allaient  mettre  au  service  de  leur  nouvelle  patrie  leur  énergie      1 


AMSTERDAM    ET    LA    HOLLANDE,  755> 

et  leur  expérience  des  affaires  et  ils  s"y  faisaient  bientôt  leur  place 
en  contribuant  à  sa  prospérité. 

Vers  1630,,  Amsterdam  axait  pris  un  déTeloppewient  considérable. 
Plus  heureuse  que  bien  d'autres  villes,  elle  n'avait  pas  eu  à  souffrir, 
comme  Alkmai',  Leyde  ou  Harlem.  Pi-esque  sans  efïusion  de  saiîg', 
elle  renvoyait  les  oppresseurs  et  attendait  l'issue  de  la  lutte  à  l'abri 
de  ses  digues.  Mais  du  moins  elle  avait  activement  participé  au 
succès  de  la  guerre  maritime.  C'est  là  que  se  formaient,  c'est  de  là 
que  partaient  les  flottes,  qui  allaient  pour  un  temps  assurer  la  su- 
prématie navale  de  ce  petit  pays  et  mériter  à  ses  intrépides  marins, 
à  ses  amiraux,  à  ses  colonisateurs  une  gloire  immortelle.  Il  nous 
suffira  de  citer  à  cet  égard  les  noms  de  J.  van  Heemskerfc,  de  van 
der  Doës,  de  Linsclioten,  de  Gerrit  de  Veer,  de  Barentsz,  de  Tocht, 
de  Pieter  Hein,  de  Tromp,  des  de  Ruyter,  de  Jan  Pietersz  Goen,  le 
héros  de  la  colonisation,  et  de  son  lieutenant,  ce  Pîeter  van  den 
Broeck,  le  fondateur  de  Batavia,  dont  Hais  peignait  en  1633  le  por- 
trait (l).  Déjà,  à  la  période  guerrière  succédait  une  ère  de  sécurité 
relative,  utilement  employée  à  l'extension  du  commerce  et  à  la 
conquête  de  possessions  lointaines.  Le  besoin  comme  le  génie  de 
la  race  y  poussait  les  Hollandais.  Ainsi  que  le  disait  dès  1532  le 
comte  Antoine  de  Lalaing,  gouverneur  des  Pays-Bas  pour  le  compte 
de  Charles-Quint,  ils  avaient  compris  «  qu'ils  ne  pouyaient  subsis- 
ter ni  s'entretenir  sans  la  navigation  et  qu'il  n'y  avait  pas  d'autre 
moyen  d'aider  les  habitans  du  pays,  car  il  y  a  peu  de  terre  et  beau- 
coup de  peuple  (2).  »  Plus  tard,  cette  situation  ne  frappait  pas  moins 
le  chevalier  Temple,  ambassadeur  de  l'Angleterre,  et  dans  ses 
Remarques  sur  Vélat  des  Provi/ices-Unies  (La  Haye,  16S2),  il  con- 
statait que  «  la  république,  étant  sortie  de  la  mer,  en  a  aussi  pre- 
mièrement tiré  la  force  par  laquelle  elle  s'est  fait  considérer  et  en- 
suite ses  richesses  et  sa  grandeur...  On  doit  croire  que  l'eau  a 
partagé  avec  la  terre  et  que  le  nombre  de  ceux  qui  vivent  dans  les 
barques  ne  le  cède  pas  à  celui  des  hommes  qui  vivent  dans  les 
maisons.  » 

La  population  sédentaire  avait^  il  e&t  vrai,  cherché  à  tirer  tout  le 
parti  possible  de  la  terre..  Avec  ce  bon  sens  pratique  qu'elle  montre 
en  toutes  choses,  elle  apprenait  à  lumer  la  viande  et  à  saler  le 
beurre  que  lai  procurait  son  bétail,  sa  principale  richesse,  et  ses 
fromages  et  son  beurre  faisaient  l'objet  d'une  exportation  considé- 
rable. De  leur  côté,  les  marins  avaient  aussi  trouvé  le  moyen  de 
conserver  le  saumon  et  la  morue  et  d'encaquer  le  hareng  qu'ils 

(1)  C'est  ce  portrait,  connu  sous  le  nom  de  l'IIonmie  à  Ico  canne,  quia  été  récem- 
ment acheté  110,. "500  francs  à  la  vente  Secrétan. 

(2;  Altmcj'cr  :  Relations  commerciales  et  diplomatiques  des  Pays-Bas  avec  le  nord 
de  l'Europe  au  commencement  du  \\i9  siècle.  Bruxelles,  1840;  p.  207. 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

allaiclU  pêcher  au  loin.  Mais  ces  ressources,  en  somme,  étaient 
])0U  de  chose  au  prix  de  celles  que  son  commerce  allait  bientôt 
fournir  à  cette  nation  en  la  mettant  au  premier  rang.  En  Danemark, 
en  Suède  et  en  Norvège,  d'où  elle  tirait  ges  métaux  et  ses  bois  de 
construction,  elle  supplantait  peu  à  peu  les  villes  hanséatiques,  qui 
jusque-là  y  avaient  eu  le  monopole  du  commerce.  Ses  relations  avec 
ces  contrées  étaient  devenues  si  iréquentes  que  beaucoup  de  fa- 
milles originaires  des  Pays-Bas  s'y  étaient  établies  et  y  avaient  ou- 
vert des  débouches,  non-seulement  à  l'industrie,  mais  encore  aux 
arts  de  leur  patrie.  L'excellent  livre  de  M.  Olot  Granberg,  sur  les 
Collections  privées  de  lu  Suède  (1),  nous  a  révélé  le  grand  nombre 
de  tableaux  de  l'école  hollandaise  qui  s'y  trouvent,  et  plusieurs 
peintres  néerlandais  ont  fait  dans  ces  régions  des  séjours  plus  ou 
moins  prolongés  ou  même  des  établissemens  définitifs,  comme  le 
fds  de  van  Mander  et  J.  Glauber  à  la  cour  de  Danemark,  ou 
G.  Camphuysen,  Ab.  Wuchters,  David  Beck  et  T.  Gelton  à  celle  de 
Slockholm. 

Mais  des  traversées  plus  audacieuses,  plus  fertiles  en  résultats, 
marquent  cette  époque.  Avec  la  fin  du  xiv^  siècle  commencent  ces 
expéditions  polaires  qui  doiuieront  la  mesure  du  courage  et  de  la 
fermeté  sto'ique  dont  sont  capables  ces  hardis  navigateurs.  Pous- 
sant vers  l'extrême  nord,  au  Spitzberg,  à  la  Nouvelle-Zemble  (1596), 
en  quête  du  passage  depuis  si  souvent  tenté  vers  le  pôle  Nord,  sur- 
pris et  enfermés  dans  les  glaces,  où  ils  sont  contraints  d'hiverner, 
ils  affrontent,  sous  des  latitudesjusque-là  inconnues  et  presque  sans 
ressources,  la  rigueur  et  les  longues  obscurités  de  ces  rudes  cli- 
mats. Dans  leur  mâle  concision,  les  journaux  de  bord  de  ces  cap- 
tifs héroïques  nous  font  connaître  la  sublimité  de  leur  foi  religieuse, 
l'appui  charitable  qu'ils  se  prêtent  mutuellement,  la  force  d'àme 
avec  laquelle  ils  supportent  les  privations  et  les  périls  auxquels  ils 
sont  exposés.  Sans  courir  des  dangers  pareils,  ces  explorateurs  in- 
fatigables trouvent  vers  ce  même  temps  sur  d'autres  mers  des 
conquêtes  plus  fructueuses.  C'est  le  2  avril  1595  qu'étaient  partis 
d'Amsterdam  les  quatie  bateaux  qui  pour  la  première  fois  abordè- 
rent aux  Grandes-Indes;  deux  ans  après,  trois  seulement  rentraient 
au  port,  laissant  derrière  eux  des  relations  nouées,  des  comptoirs 
établis  dans  des  parages  où  les  Portugais  seuls  avaient  eu  accès 
jus(ju'alors.  Enhardis  par  ces  succès,  les  armateurs  avaient  équipé 
d'autres  navires,  et  des  compagnies  s'étaient  formées,  d'abord  isolées, 
puis  fondues  en  1602  dans  la  grande  compagnie  des  Indes  orientales. 
En  1621,  celle  des  Indes  occidentales  activait  encore  l'accroissement 
du  cojumerce  de  la  Hollande,  dont  les  vaisseaux  couvraient  les  mers 

(1)  1  vol.  gr.  in-S";  Su.ckliolmj  Samson  et  Wallin.  1880. 


1 


A.MSTKRUAM    I:T    LA    HOLLA.NDli.  757 

et  qui  possédait  à  ce  moment  presque  la  moitié  de  la  marine  mar- 
chande de  tout  l'univers.  De  Java,  de  Bornéo,  du  Brésil,  ses  navires 
revenaient  chargés  de  café,  d'épices,  de  bois  rares,  d'animaux,  de 
plantes  et  d'une  foule  d'objets  précieux  qui  rendaient  l'Europe  sa 
tributaire.  Avec  le  commerce  se  développaient  aussi  les  moyens  de 
transaction  et  les  banques  destinées  à  faciliter  le  mouvement  des 
fonds.  L'argent  affluait  de  toutes  parts  à  Amsterdam;  sa  Bourse 
était  le  siège  des  opérations  financières  les  plus  lucratives,  et  le  cours 
de  l'argent  y  était  réglé  pour  le  monde  entier.  En  même  temps, 
l'utilité  d'informations  précises  sur  la  politique,  sur  la  production 
des  divers  pays,  sur  la  valeur  variable  des  marchandises  et  sur 
toutes  les  particularités  dont  la  communication  peut  intéresser  le 
public,  donnait  naissance  au  journalisme,  et  la  Gazelle  de  Hollande, 
avec  le  crédit  dont  elle  jouissait  en  Europe,  inaugurait  la  puissance 
de  la  presse. 

Amsterdam  restait  le  centre  d'un  mouvement  et  d'une  expansion 
de  vie  dont  l'histoire  a  rarement  offert  le  spectacle.  L'activité  qui  y 
régnait  frappait  tous  les  étrangers,  et  nous  avons  sur  ce  point  le 
témoignage  de  Descartes,  bien  placé  pour  l'observer.  On  sait  que, 
venu  une  première  fois  en  Hollande  en  1G17,  le  philosophe  y  avait 
ensuite  séjourné  sans  interruption  pendant  di^  ans.  Installe  d'abord 
à  Amsterdam,  de  1629  jusqu'au  milieu  de  1632,  il  était  heureux 
des  facilités  de  travail  qu'il  y  rencontrait,  vivant  dans' un  isolement 
complet  et  pouvant  à  sa  guise  suivre  ses  idées  ou  se  livrer  à  ses 
recherches  scientifiques.  Pendant  un  hiver  entier,  il  y  étudie  l'ana- 
tomie  et  se  fait  apporter  par  son  boucher  les  portions  de  bêtes  qu'il 
voulait  «  anatomiser  plus  à  loisir.  »  D'autres  fois,  il  est  en  relations 
avec  les  fabricans  de  verres  à  lunettes,  pour  se  rendre  compte  des 
conditions  de  la  vision  et  des  lois  de  l'optique.  Il  trouve  autour  de 
lui  des  savans  qui  s'intéressent  aux  problèmes  les  plus  vaiiés  de 
l'acoustique,  ou  bien  il  envoie  en  France  des  graines  de  plantes 
exotiques  cultivées  dans  les  jardins  botaniques  des  universités  voi- 
sines. 

C'était  là,  pour  ce  curieux  et  ce  solitaire,  un  lieu  de  recueille- 
ment privilégié.  Parmi  cette  population  afïairée,  il  goûtait  le 
charme  de  sa  retraite.  Dans  une  lettre  écrite  à  Balzac  et  datée 
d'Amsterdam  le  15  mai  1631,  il  exprime  l'éaierveillemenl  que  lui 
cause  ce  spectacle  :  «  En  cette  grande  ville  où  je  suis,  n'y  ayant 
aucun  homme,  excepté  moi,  qui  n'exerce  la  marchandise,  chacun 
est  tellement  attentif  à  son  profit  que  j'y  pourrais  demeurer  toute 
ma  vie  sans  être  jamais  vu  de  personne.  »  11  ne  saurait  trop  vanter 
les  avantages  et  les  ressources  de  ce  séjour,  et  dans  la  satisfaction 
qu'il  éprouve  à  y  vivre,  il  ajoute  :  «  S'il  y  a  du  plaisir  à  voir  croître 
les  fruits  de  nos  vergers,  pensez-vous  qu'il   n'y   en  ait  pas  bien 


758  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

autant  à  voir  venir  ici  des  vaisseaux  qui  nous  apportent  abondam- 
ment t3Ut  ce  que  produisent  les  Indes  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  rare 
on  Europe  ?  Quel  autre  pays  pourrait-on  choisir  au  reste  du  monde 
où  toutes  les  commodités  de  la  vie  et  toutes  les  curiosités  qui  peuvent 
Ctre  souhaitées  soient  si  faciles  à  trouver  qu'en  celui-ci?  Quel  autre 
où  l'on  puisse  jouir  d'une  liberté  si  entière  ?  »  Il  retient  sur  ce  su- 
jet en  publiant  six  ans  après  son  Discours  sur  ht  méthode,  et  s'ap- 
plaudiL  «  d'être  perdu  parmi  la  foule  d'un  grand  peuple  fort  actif 
et  plus  soigneux  de  ses  propres  affaires  que  curieux  de  celles 
d'autrui;  chez  lequel,  sans  manquer  d'aucune  des  commodités  qui 
sont  dans  les  villes  les  plus  fréquentées,  il  a  pu  vivre  aussi  soli- 
tiire  que  dans  les  déserts  les  plus  écartés  (1).  Quarante  ans  plus 
tard,  bien  qu'il  dût  éprouver  un  jour  l'intolérance  de  ses  conci- 
toyens, Spinoza  rendait  un  hommage  pareil  à  cette  ville  d'x\mstor- 
dam,  ((aujourd'hui  au  comble  de  la  prospérité  et  admirée  de  toutes 
les  contrées...  où  tous,  à  quelque  nation,  à  quelque  secte  qu'ils 
appartiennent,  vivent  dans  une  concorde  extrême  (i).  » 

Avec  la  richesse  croissante,  l'aspect  d'Amsterdam  s'était  peu  à 
peu  modifié.  Si  c'est  là  qu'aboutissaient  les  trésors  du  monde, 
c'est  là  aussi  qu'ils  étaient  dépensés.  Les  grands  commerçans  qui 
avaient  fait  fortune  avaient  à  cœur,  comme  autrefois  les  marchands 
de  Florence,  de  se  distinguer  par  l'élévation  de  leurs  goûts.  Plu- 
sieurs étaient  à  la  tête  du  mouvement  intellectuel;  ils  encoura- 
geaient les  arts  ou  cultivaient  eux-mêmes  les  lettres.  L'intelligence, 
l'honnêteté  qu'ils  apportaient  dans  la  conduite  de  leurs  affaires, 
ils  les  montraient  dans  la  gestion  des  intérêts  publics.  Un  même 
sentiment  de  solidarité  unissait  entre  elles  les  diverses  cités,  et 
dans  chacune  d'elles  tous  les  habitans,  pour  travailler  au  bien  gé- 
néral. Aussi  la  politique  n'était  pas  en  Hollande,  ainsi  que  chez  la 
plupart  des  autres  peuples,  un  apanage  réservé  par  la  naissance  à 
quelques  familles  patriciennes.  Tous  ceux  que  leur  mérite  propre 
désignait  aux  suff'rages  de  leurs  concitoyens  y  avaient  accès,  et  c'est 
avec  un  sentiment  de  modestie  personnelle  et  de  fierté  patriotique 
qu'un  homme  tel  que  Olden  Barneveldt  pouvait  dire  :  ((  La  science 
politique  chez  nous  n'est  pas  un  mystère  confié  à  un  petit  nombre, 
1 3  privilège  de  quelques-uns  seulement.  Nous  traitons  nos  affaires 
à  portes  ouvertes,  et  il  appartient  à  la  moindre  de  nos  villes  de 
prendre  part  à  la  politique  et  de  s'associer  à  des  décisions  qui 
peuvent  intéresser  le  soit  de  la  patrie.  » 

Entrés  tard  dans  le  concert  des  nations,  les  Hollandais  n'y  figu- 
rent pas  comme  des  parvenus.  Avec  leur  rectitude  d'esprit  et  leur 


(1)  Discours  sur  la  méthode,  3<"  partie. 

(2)  Spinoza:  Tractatus  theologico-poUticus  ;  c.  w. 


AMSTERDAM    KT    LA    HOLLANDE.  759 

sagesse  pratique,  leurs  diplomates  savent  s'y  faire  une  place.  Ils 
commandent  l'estime  par  leur  sûreté  et  démêlent  avec  une  rare 
perspicacité  l'attitude  qu'il  leur  faut  tenir  en  lace  d'hommes  rom- 
pus aux  finesses  du  métier.  Ils  prennent  leur  rang  parmi  eux  sans 
jactance,  sans  fausse  humilité.  C'est  ainsi  que  Ter  Borch  les  a  repré- 
sentés dans  son  célèbre  tableau  du  Congrès  de  Munster.  L'orgueil 
en  cette  circonstance  leur  serait  pourtant  bien  permis  :  ils  sont  ar- 
rivés à  leurs  fins,  et  après  une  lutte  héroïque,  ils  ont  forcé  leurs 
anciens  dominateurs  à  consacrer  leurs  droits  par  un  traité  solennel. 
Leur  maintien  cependant  reste  grave,  recueilli,  plein  de  dignité  et 
de  courtoisie  ;  n'étaient  leurs  costumes  plus  sévères,  on  aurait 
quelque  peine  à  distinguer  les  vainqueurs  des  vaincus. 

Le  dévoûment  à  la  chose  publique  est  la  règle  de  tous.  Ce  senti- 
ment de  solidarité  qui  règne  entre  les  citoyens  donne  à  la  per- 
sonne même  et  aux  traits  du  \isage  une  noblesse  naturelle.  De 
simples  particuliers  semblent  des  personnages  ;  on  les  sent  ca- 
pables de  grandes  choses.  A  voir  ces  hommes  vêtus  de  noir  que 
Rembrandt  nous  montre  réunis  autour  d'une  table,  vous  diriez  les 
premiers  magistrats  de  la  nation,  conférant  entre  eux  de  ses  desti- 
nées, dans  une  de  ces  occasions  solennelles  qui  décident  de  la 
vie  d'un  peuple.  Ce  sont  simplement  les  syndics  des  drapiers 
d'Amsterdam  qui  s'occupent  des  menus  intérêts  de  leur  corpo- 
ration. Mais  ces  intérêts  touchent  par  plus  d'un  point  à  ceux 
mêmes  du  pays  tout  entier,  et  ces  hommes  sont  aptes  à  juger  dans 
quelle  mesure  ils  peuvent  s'accorder  avec  ceux-ci.  A  l'ordre,  à  la 
probité  la  plus  scrupuleuse,  à  une  constante  vigilance,  ils  joignent 
l'intelligence  et  la  décision  ;  toutes  ces  qualités  ne  font-elles  pas  la 
sécurité  et  la  grandeur  d'un  état  où,  sans  se  payer  de  chlmt-res,  ni 
d'abstractions,  l'on  vise  des  résultats  positifs?  Ces  détails  profes- 
sionnels bien  compris,  et  cette  expérience  des  transactions  donnent 
à  ceux  qui  seront  appelés  dans  les  conseils  de  la  nation  des  vues 
plus  étendues,  et  ces  esprits  actifs,  soHdes,  pondérés,  se  préparent 
ainsi  à  traiter  les  affaires  publiques.  A  certains  momens  d'ailleurs, 
et  bien  qu'ils  sachent  compter  et  qu'ils  se  montrent  sagement  éco- 
nomes des  fonds  qu'ils  administrent,  ces  petits  bourgeois  sont  ma- 
gnifiques et  s'il  s'agit,  au  nom  de  leur  ville  ou  de  la  république, 
de  recevoir  des  princes  ou  des  souverains,  comme  les  ducs  de 
Holstein  et  de  Brunswick  et  le  roi  de  Bohème,  ou  de  rendre  hom- 
mage à  Marie  de  Médicis  à  son  arrivée  en  exil,  ils  n'épargneront 
ni  leur  peine,  ni  leur  dépense,  et  leur  hospitaUté  sera  digne  de 
leurs  hôtes.  Aussi,  suivant  la  remarque  de  M.  Springer  (1),  même 

(1)  Bilder  aus  der  neueren  Kunslgcschkhle,  par  Ant.  Springer,  2  vol.  in-8";  Bonn, 
1886.  T.  II,  p.  171  et  suiv. 


760  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quand  les  modèles  appartiennent  à  la  condition  la  plus  modeste, 
les  portraits  de  cette  époque  ont-ils  la  valeur  de  documens  histo- 
riques. L'esprit  de  ces  temps  glorieux  y  revit,  et,  en  reproduisant 
fidèlement  la  ressemblance  de  leurs  modèles,  les  peintres  de  l'école 
hollandaise  ont  exprimé  quelque  chose  de  la  grandeur  attachée  à 
la  vie  même  de  la  nation. 


II. 

La  sagesse  pratique  et  l'esprit  de  conduite  de  ce  peuple,  nous  les 
retrouverons  dans  tous  les  témoignages  de  son  activité.  L'exercice 
de  la  raison  est  maintenu  chez  lui  par  un  sens  moral  très  élevé  qui 
dérive  de  sa  façon  de  comprendre  la  religion,  car  celle-ci  a  égale- 
ment revêtu  en  Hollande  une  forme  très  particulière.  Tout  ce  qui 
peut  éveiller  et  développer  ce  sens  moral  fait  partie  de  la  rehgion. 
Sans  doute,  là  aussi,  nous  rencontrons  des  théologiens  ardens  à  la 
controverse,  continuateurs  attardés  de  la  scolastique,  féconds  en 
raisonnemens  subtils  et  en  vaines  dissertations,  et  à  côté  d'eux,  des 
politiques  désireux  de  perdre  leurs  adversaires  comme  fauteurs 
d'hérésie  ou  d'impiété,  qui  ne  répugnent  à  aucun  moyen  et  vont 
de  préférence  aux  plus  violens.  Mais  en  dehors  de  ces  meneurs, 
au  lond  de  toutes  ces  questions  de  grâce  et  de  prédestination  qui  pas- 
sionnent certains  esprits,  laseule  chose  nécessaire,  le  salut,  comporte 
moins  de  formules  et  de  rites,  il  s'accommode  d'un  idéal  moyen 
de  doctrines  sensées  ;  la  continuité  et  le  sérieux  des  efforts  remplacent 
les  raffinemenset  les  élans  du  mysticisme.  Ce  sont  des  gens  de  sens 
rassis,  contenus,  qui  n'ont  pas  besoin  de  beaucoup  d'expansion  et 
qui,  même  en  ces  questions,  cherchent  à  ne  pas  perdre  pied.  Sou- 
cieux avant  tout  de  voir  où  ils  vont,  ils  ne  veulent  pas  s'égarer  en 
visant  trop  haut.  Leurs  sectes,  il  est  vrai,  sont  innombrables  :  lu- 
thériens, calvinistes,  remontrans,  contre-remontrans,  mennonites, 
anabaptistes  et  bien  d'autres  encore,  plus  ou  moins  directement 
engagés  dans  ces  disputes.  Mais  le  plus  grand  nombre  a  surtout 
en  vue  un  but  pratirjue,  une  vie  droite  et  foncièrement  honnête, 
la  chasteté,  la  fidélité  aux  engagemcns  pris,  les  vertus  de  famille, 
un  christianisme  qui  développe  la  charité  et  qui  règle  les  devoirs 
prochains  des  hommes  les  uns  envers  les  autres.  D'ailleurs,  une 
élite  s'est  formée  d'esprits  tolérans  qui,  bien  que  professant  des 
croyances  différentes,  s'estiment  mutuellement,  restent  unis  par  la 
plus  tendre  affection  et  apprennent  mieux  encore  en  se  pratiquant, 
qu'avec  des  convictions  très  opposées  on  peut  avoir  des  vies  éga- 
lement exemplaires. 

Ce  n'est  pas  que  l'enseignement  dogmaticjue  de  la  religion  et 
les  recherches  qui  y  ont  trait  soient  délaissés,  Mais  là  encore  on  re- 


AMSTERDAM    ET    LA    HOLLANDE.  761 

trouve  les  exigences  de  ces  esprits  nets  et  méthodiques.  Ils  s'efîor- 
cent  de  trouver  un  terrain  solide,  acceptable  pour  tous,  et  ils 
ne  négligent  rien  pour  l'établir.  Gomme  les  livres  sacrés  consti- 
tuent le  fond  même  sur  lequel  sont  édifiées  leurs  croyances,  il  im- 
porte d'en  fixer  avec  soin  un  texte  délinitif,  qui  fasse  foi,  ou  du 
moins  qui  puisse  être  proposé  aux  masses  avec  des  garanties  suffi- 
santes. Dans  ces  questions  d'exégèse,  ils  sont  aidés  par  les  membres 
de  la  colonie  israélite  qui  ont  été  libéralement  accueillis  en  Hol- 
lande. C'est  à  Amsterdam  surtout  qu'ils  ont  reçu  asile,  et  avant  le 
milieu  du  xvii^  siècle,  on  n'y  compte  pas  moins  de  ZiOO  familles 
juives  venues  pour  la  plupart  du  Portugal.  Elles  vivent  réunies  dans 
un  quartier  à  part,  mais  ce  n'est  point,  comme  à  Rome  ou  à  Franc- 
fort, un  ghetto  où  elles  sont  cantonnées  et  dont  elles  ne  peuvent 
s'écarter.  En  1657,  ces  émigrés  arriveront  à  une  complète  émanci- 
pation, civile  et  religieuse,  et  ils  joueront  un  rôle  important  dans 
les  destinées  du  peuple  juif.  De  leur  a  nouvelle  Jérusalem,  »  ils 
ne  cessent  pas  d'entretenir  des  relations  avec  les  communautés 
issues  de  la  leur  en  Angleterre,  en  Danemark  et  à  Hambourg. 
Quelques-uns  d'entre  eux  se  distinguent  par  leur  instruction  et 
leur  caractère.  Plusieurs  se  sont  adonnés  à  l'étude  de  la  médecine, 
comme  cet  Ephraim  Bonus  dont  Rembrandt  et  son  ami  Lievens 
ont  tous  deux  fait  le  portrait,  et  c'est  à  eux  qu'est  due  l'introduc- 
tion de  quelques-uns  des  moyens  thérapeutiques  usités  chez  les 
Arabes.  D'autres  s'occupent  de  commerce  et  vont  sur  des  vaisseaux 
hollandais  établir  des  comptoirs  à  Surinam  ou  au  Brésil.  Enfin, 
parmi  leurs  rabbins,  on  compte  des  liébraïsans,  qui  fraient  avec 
les  ministres  les  plus  éclairés  de  la  Hollande  et  sont  souvent  con- 
sultés par  eux.  L'un  d'eux,  Joseph  Athias,  le  savant  miprimeur, 
reçoit  l'approbation  des  professeurs  de  l'université  de  Leyde  pour 
la  publication  d'une  Bible  en  hébreu,  et  en  1677  les  États-généraux 
le  gratifient  d'une  chaîne  d'or.  Bientôt,  du  reste,  dans  cette  patrie 
d'adoption  où  ils  ont  été  heureux  de  s'établir,  on  les  voit  s'entre- 
déchirer  et,  à  peine  échappés  à  la  persécution,  tourner  contre  eux- 
mêmes  cet  esprit  d'intolérance  dont  pendant  des  siècles  ils  ont  été 
les  victimes.  Poussés  par  le  vain  désir  de  maintenir  leur  ortho- 
doxie aux  yeux  de  leurs  nouveaux  compatriotes,  ils  se  disputent  et 
se  condamnent  mutuellement. 

Deux  d'entre  eux,  et  des  plus  illustres,  devaient  plus  particuliè- 
rement être  en  butte  aux  violences  qui  régnaient  alors  dans  les 
luttes  religieuses.  Le  premier,  Lriel  Acosta,  avait  apporté  de  l'or- 
tugal  l'illusion  qu'il  rencontrerait  à  Amsterdam  un  judaïsme  "moins 
formaliste;  il  allait,  au  contraire,  retrouver  une  synagogue  encore 
plus  strictement  attachée  aux  traditions  du  Talmud  et  disposée  à 
combattre  toutes  les  dissidences.  Les  anathèmes  prononcés  contre 


762  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lui  et  qui,  pendant  plus  de  vingt  ans,  le  mirent  au  ban  de  la  com- 
munauté, dépassaient  la  mesure  de  ce  que  sou  âme  inquiète  pou- 
vait supporter,  et,  accablé  sous  le  poids  de  ces  outrages  publics,  il 
avait  mis  fm  à  ses  jours  en  se  tirant  un  coup  de  pistolet.  Quant  à 
Spinoza,  on  sait  quelle  fut  plus  tard  sa  destinée  et  les  persécutions 
qu'eut  à  subir  le  philosophe  qui,  avec  Rembrandt  et  comme  lui 
méconnu  de  ses  contemporains,  est  aujourd'hui  une  des  gloires 
les  plus  hautes  de  la  Hollande.  En  regard  de  ces  ardeurs  et  de  ces 
excès  des  rabbins,  on  aime  à  signaler  la  modération  d'un  pacifique 
comme  ce  Menasseh-ben-Israël  qui,  tout  en  rêvant  pour  «  le  peuple 
de  Dieu  »  une  ère  de  prospérité  et  de  concorde,  ne  voulait  pas  du 
moins  recourir  à  d'autres  armes  que  la  persuasion  (1). 

Dans  le  protestantisme  tel  qu'il  était  pratiqué  en  Hollande,  la 
Lieniaisance  tenait  une  large  place.  La  façon  dont  elle  y  est  com- 
prise témoigne  de  cet  esprit  de  charité  chrétienne  qui  unit  entre 
elles  toutes  les  classes  de  la  nation  et  qui,  chez  elle,  s'exerce  sous 
toutes  ses  formes.  Distributions  de  secours,  hôpitaux,  maisons  de 
lépreux,  oi'phclinats,  hospices  de  vieillards,  ces  diverses  œuvres 
de  miséricorde  ont  pris,  en  s'acclimatant  dans  ce  pays,  une  physio- 
nomie particulière.  Qu'elles  soient  fondées  ou  soutenues  par  des 
particuliers  ou  des  municipalités,  toutes  ces  nombreuses  institutions 
sont  administrées  avec  une  telle  sagesse  et  une  si  mtclligente  pré- 
voyance que  leurs  règlemcus  fonctionnent  encore  aujom'd'hui.  Les 
citoyens  les  plus  éminens,  les  patriciennes  les  plus  considérées 
tiennent  à  honneur  de  faire  partie  de  lem's  comités,  vérifient  scru- 
puleusement les  dépenses  et  couvrent,  à  l'occasion,  les  déficits 
par  les  dons  les  plus  généreux.  Partout  régnent  l'ordre  et  la  pro- 
preté la  plus  minutieuse.  A  côté  des  régens  ou  des  régentes  aux- 
quels est  réservée  la  haute  dii'ection,  la  directrice  effective  do  ces 
établissemens  reçoit  le  nom  de  niùre.  Dans  la  salle  de  réunion  du 
conseil  figurent  les  portraits  des  administrateurs  ou  des  personnes 
qui  sont  venues  en  aide  à  la  fondation,  porti-aits  peints  parfois  par 
d'anciens  pensioimaires,  assistés  pendant  leui*  enfance,  ou  par  des 
artistes  célèbres.  Ce  sont  comme  autant  de  petits  musées,  dont 
quelques-uns  subsistent  encore  maintenant  et  possèdent  des  œuvres 
très  remarqxiables.  C'est  de  la  fondation  Berestcyn  à  Harlem  que 
proviennent  les  portraits  de  Huis,  achetés  il  y  a  quelques  années 
pour  le  Louvre,  et  le  charmant  portrait  do  jeune  fille  de  cette  famille, 
acquis  précédemment  par  M'"°  de  Rothscliild  de  Francfort  pour 

(1)  Mûdecm,  théologien,  érudil,  Miinassch  était  en  môme  temps  uu  tiomm«  dJe  goût,, 
lié  avec  Rembrandt,  à  qui  il  commanda  quati-e  estampes  pour  un  de  ses  ouvrages  : 
1(1  Piedra  (iJoriosa,  et  ami  de  Giotius,  de  Vossius  et  do  van  Bacrlo.  Ce  dernier,  ren- 
dant hominag'e  à  sa  tolérance  et  à  sa  cUariié,  disait  de  lui  :  Si  sapiinus  diversa,  Dco 
vivamus  amici. 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE.  763 

211,500  francs.  A  l'orphelinat  municipal  de  la  Kaherstraat  à  Ams- 
terdam, on  peut  encore  Toir  des  toiles  de  premier  ordre  de  Jacob 
Backer,  Juriaen  Oven,  Ab.  de  Vries,  etc.,  et  dans  cette  même  ville, 
dans  la  salle  de  la  communauté  des  Remontrans,  un  beau  portrait 
par  Th.  de  Keyser  et  un  autre  de  J.  Uysenbogaert  par  J.  Backer. 
Qu'il  ne  se  mêlât  pas  quelque  vanité  à  ces  représentations  et  que, 
comme  d'ordinaire,  l'amour-propre  n'y  trouvât  pas  son  cojnpte, 
nous  ne  le  prétendrons  pas  ;  mais  sacs  trop  nous  arrêter  aux  mobiles 
qui  détenninaient  les  donateurs,  leur  générosité  tournait  au  profit 
des  indigens,  dont  le  budget  bénéficiait  d'autant. 

Ce  sens  pratique  que  les  Hollandais  apportent  dans  l'exercice  de 
la  charité  se  manifeste  aussi  dans  les  études  de  Tordre  le  plus  élevé. 
On  l'a  remarqué  d'ailleurs  avec  raison,  les  hautes  spéculations  phi- 
losophiques ne  sont  pas  leur  affaire  et,  si  c'est  chez  eux  que  trois 
des  plus  grands  penseurs  du  xvii^  siècle  ont  conçu  et  édifié  leur 
système,  ils  ne  sont  guère  en  droit  d'en  revendiquer  aucun  :  Des- 
cartes est  Français,  Locke  est  Anglais,  et  bien  que  né  à  Amsterdam, 
Spinoza  appartenait  en  réalité  à  la  colonie  des  Juifs  portugais.  Mais 
lors  même  qu'ils  s'occupent  des  sujets  en  apparence  les  plus  abs- 
traits et  les  moins  susceptibles  d'un  intérêt  dii*ect,  leurs  savans 
aboutissent  à  des  résultats  d'une  utilité  immédiate.  Chez  un  tel 
peuple,  et  c'est  là  sa  force,  les  intérêts  sont  en  accord  avec  les 
principes.  Cherchez  le  royaume  de  Dieu,  a  dit  l'évangile,  et  le  reste 
vous  sera  donné  par  surcroît  ;  ce  reste  n'a  pas  manqué  aux  Hollan- 
dais. Nous  les  voyons  des  premiers  s'efïorcer  d'établir  en  Europe 
une  conscience  publique  dans  les  relations  des  peuples  les  uns 
avec  les  autres.  Seule  la  force  brutale  plus  ou  moins  déguisée  y 
avait  présidé  jusque-là,  et  ce  n'est  pas  aujourd'hui  qu'il  convien- 
drait de  dii-e  qu'un  tel  état  de  choses  a  pris  fin.  Mais  en  regaixi  de 
cette  prédominance  de  k  force  matérielle,  les  jm'istes  hollandais 
s'appliquent  à  édifier  la  puissance  du  droit.  Puisque,  suivant  le 
vieil  adage,  la  gueiTe  reste  la  dernière  raison  des  rois,  ils  essaient 
de  réglementer  la  guerre,  d'introduire  parmi  les  violences  dont  elle 
est  faite,  quelques  principes  qui  soient  admis  par  les  nations  civi- 
lisées ou  q^  se  piquent  de  l'être.  C'est  vers  ce  but  que  tendent 
les  écrits  et  les  publications  de  Hugo  de  Groot  (Grotius)  sur  le 
Droit  des  getis,  sm-  le  Droit  de  paix  et  de  guerre,  sur  le  Droit 
maritime.  Si  les  principes  qu'il  propose  ne  sont  point  acceptés  de 
tous,  du  moins  ils  pourront  être  invoqués  désormais  à  l'appui  des 
causes  justes,  et  les  plus  déloy-aux,  les  plus  impudens  chercheront 
à  se  cou\Tir  de  lem*  ombre  ;  même  en  les  violant,  ils  sei'ont  obligés 
d'en  tenir  compte  et  de  paraître  leur  rendre  hommage. 

Ce  sont  là  des  prescriptions  qui  visent  l'extérieur  ;  à  l'intérieur, 
l'état  a  des  devoirs  formels  vis-à-vis  des  sujets  qui  cemposcnt  la 


764  REVUE    DES    DEUX   MOiNDES. 

nation  :  mettre  de  Tordre  dans  les  finances,  y  établir  une  compta- 
bilité exacte,  assm-er  l'équité  dans  la  répartition  des  impôts,  l'équi- 
libre dans  les  budgets,  et  cette  probité,  cette  régularité  qui  est  lu 
règle  de  la  conduite  privée,  l'introduire  dans  l'administration.  Tels 
sont  les  bienfaits  auxquels  le  nom  de  Simon  Stevin  est  resté  attaché 
et  ses  Considérations  sur  les  mallicmdliqiies  (  Wisconstige  gedachlc- 
nisseîi)  ont  exercé  à  cet  égard  la  plus  utile  influence  non-seulement 
dans  son  pays,  mais  dans  l'Europe  entière. 

Ainsi  qu'il  était  naturel  de  le  penser,  l'esprit  de  liberté  devait 
également  faire  sentir  dans  le  domaine  de  la  science  son  heureuse 
action.  Affranchi  des  contraintes  qu'il  avait  subies  jusqu'alors,  l'es- 
prit humain  allait  étudier  la  nature  sans  idées  préconçues,  cher- 
cher les  lois  qui  la  régissent  sans  autre  préoccupation  que  celle  de 
la  vérité.  Au  fond  de  ces  âmes  droites  et  loyales  on  sent  la  légitime 
confiance  que  les  conquêtes  de  l'intelligence,  loin  d'aifaiblir  la  foi 
religieuse,  ne  peuvent  que  la  raftermir,  et  qu'une  pénétration  plus 
intime  des  lois  de  l'univers  ne  fera  qu'augmenter  leur  admiration 
pour  son  créateur.  Vous  ne  trouverez  donc  pas  chez  eux  ce  liber- 
tinage de  la  pensée  que  vous  rencontrerez  ailleurs;  mais  ils  ne 
mêleront  pas  non  plus  le  nom  de  Dieu,  ils  n'engageront  surtout  pas 
la  responsabilité  divine  dans  l'exposé  de  leurs  théories  particu- 
lières. 11  semble,  au  contraire,  que  leurs  vues  soient  bien  modestes 
et  que  dans  cet  ordre  d'idées  encore,  ils  ne  s'attachent  qu'à  des  réa- 
lités prochaines.  Grâce  à  eux  cependant,  les  méthodes  expérimen- 
tales entreront  dans  des  voies  nouvelles.  Ils  s'appliquent  à  isoler 
les  uns  des  autres  les  phénomènes  emmêlés  dans  la  matière  ;  à  les 
placer  à  leur  portée,  pour  les  reproduire  ou  les  modifier  à  leur  gré, 
afin  de  les  étudier  de  plus  près.  Cette  matière  même,  ils  la  sou- 
mettent à  leurs  observations  directes  afin  d'en  mieux  connaître,  s'il 
se  peut,  la  structure  et  les  transformations.  Pour  y  parvenu*,  ils  ont 
recours  aux  procédés  les  plus  ingénieux  et  ils  imaginent  ou  per- 
fectionnent des  instrumens  qui  accroissent  le  pouvoir  d'investiga- 
tion de  l'homme.  Le  sens  qui  trompe  le  moins,  la  vue,  est  grâce  à 
eux  fortifié,  augmenté  ;  en  tenant  compte  des  lois  de  l'optique,  ils 
fabriquent  des  verres  qui  donneront  à  la  science  une  base  d'opéra- 
tions à  la  fois  plus  vaste  et  plus  sûre.  Avec  le  télescope  ils  fouille- 
ront le  ciel  et  reculeront  les  bornes  de  l'étendue  perceptible,  ajou- 
tant ainsi  aux  immensités  déjà  connues  la  révélation  de  myriades 
d'autres  mondes  semés  dans  l'espace.  Inversement,  le  microscope 
va  leur  permettre  de  constater  la  profusion  infinie  de  la  vie  dans  la 
nature  et  la  conq)lexité  imprévue,  la  structure  merveilleuse  d'êtres 
qui  par  leur  exiguïté  échappaient  à  nos  regards.  C'est  là  un  pré- 
cieux auxiUaire  mis  à  la  disposition  de  la  médecine  qui  tendra  de 
plus  en  plus  en  Hollande  à  devenir  une  science  exacte,  car  elle 


AMSTERDAM    ET   LA    HOLL.ANDE.  765 

sera  désormais  à  même  d'apprécier  les  diiïérences  de  composition 
des  tissus  qui  entrent  dans  l'organisme  et  les  altérations  qu'ils  peu- 
vent subir. 

En  même  temps,  les  dissections  opérées  dans  les  amphithéâtres 
des  universités  font  avancer  l'anatomie  et  amènent  une  connais- 
sance plus  complète  de  la  conformation  du  corps  humain,  du  jeu 
de  ses  organes  et  des  relations  qui  existent  entre  eux.  C'est  à  Le\  de 
que  ces  dissections  sont  d'abord  pratiquées,  et  bien  que  le  droit  ac- 
cordé à  cet  égard  par  Philippe  II  (1555)  soit  limité  aux  cadavres 
des  criminels,  il  rencontre   au  début  des  adversaires  acharnés, 
même  parmi  les  hommes  les  plus  éclairés  et  les  plus  savans  de 
cette  époque.  Grotius  parle  à  ce  propos  de  profanation,  et  s'élevant 
avec  force   contre  u  ces   cruautés  inutiles   des   vivans  contre  les 
morts,  »  il  remarque  que  les  anciens  Grecs,  pourtant  si  habiles  mé- 
decins, n'avaient  pas  connu  ces  a  chambres  de  torture  des  morts.  » 
Mais  bientôt  ces  vaines  réclamations  se  taisent  devant  l'intérêt  su- 
périeur de  la  science.  D'autre  part,  la  thérapeutique  s'enrichit  des 
progrès  de  la  botanique.  Le  professeur  Pieter  Paauw,  qui  a  renou- 
velé l'enseignement  de  la  médecine,  dirige  trois  ou  quatre  fois  par 
an  des  excursions  botaniques  vers  les  prés,  les  collines  et  les  ma- 
rais des  environs  de  Leyde,  et  de  B-ondt  se  livre  à  une  étude  plus 
attentive  des  simples  dont  les  propriétés  sont  peu  à  peu  mieux  dé- 
finies. Son  fils  pousse  jusqu'aux  possessions  hollandaises  de  l'Inde 
pour  accroître  ces  précieuses  ressources,  et  les  plantes  qu'il  en 
rapporte  sont  recueillies  et  classées  avec  soin  dans  ce  jardin  de 
l'université  de  Leyde  dont  Descartes  vante  l'ordre  et  la  bonne  tenue. 
Enfin  le  docteur  Tulp,  —  on  sait  que  c'est  le  professeur  de  la  Leçon 
(Tunatoinie  de  Rembrandt,  —  après  avoir  été  à  Amsterdam,  comme 
Paauw  à  Leyde,  un  des  plus  ardens  promoteurs  des  dissections 
anatomiques,  provoque   une  réforme  de  la  pharmacie  dans  cette 
ville  qui,  en  1637,  ne  compte  pas  moins  de  cinquante-huit  méde- 
cins, sans  y  comprendre  les  chirurgiens,  et  soixante-six  apothicaires. 
C'est  de  ce  temps  aussi  que  datent  dans  l'industrie  de  nom- 
breux perfectionnemens  qui  contribueront  puissamment  à  la  ri- 
chesse de  la  Hollande.  La  fabrication  de  ses  toiles,  celle  de  ses 
draps  et  de  son  papier  sont  à  bon  droit  renommées  dans  toute  l'Eu- 
rope, et  quelques  joailliers  d'Amsterdam,  en  améliorant  dans  cette 
ville  l'outillage  de  la  Uiille  des  diamans,  lui  ont  assuré  le  mono- 
pole d'un  commerce  qu'elle  possède  encore  de  nos  jours. 

III. 

L'élude  des  lettres  ne  restera  pas  non  plus  .statii  m, aire.  Attentifs 
à  tout  ce  qui  regarde  l'éducation,  les  Hollandais  attirent  chez  eux 


7€6  »£VUE  DES  DEUX  MONDES. 

jpar  des  avantxiges  pécnniaires  et  par  la  considération  dont  ils  les 
entourent  les  professeurs  les  plus  réputés,  tl'est  comme  une  ému- 
lation de  générosité  et  de  libérales  dépenses  entre  les  différentes 
villes  de  ce  petit  pays.  Scaliger,  alors  en  pleine  célébrité,  est  reçu 
comme  uji  souverain  à  son  arri\  ée  à  l'université  de  Leyde,  où  on 
lui  acorde  un  traitement  supérieur, à  celui  des  autres  professeurs. 

Gomme  lui,  Sauniaise  se  décide  à  quitter  la  France  et  Juste 
Lipse  les  Flandres.  Gronovius  et  Grœvius  viennent  d'Allemagne 
grossir  le  nombre  de  ces  érudits.  iVinsi  recruté,  le  personnel  des 
universités  donne  aiu  mouvement  général  des  esprits  une  vive  im- 
pulsion. L'instruction  de  la  jeunesse  y  est  l'objet  des  soins  les  plus 
intelligeas  et,  comme  toujours,  les  côtés  pratiques  ne  sont  point 
négligés. 

La  calligraphie,  alors  considérée  comme  uin  art,  conapte  des 
virtuoses  dont  les  noms  sont  connus  de  tous,  et  les  nombreuses 
éditions  de  leurs  œuvres  se  succddent  rapidement.  A  en  jujgier  pai* 
les  gnimoii'es  à  peu  près  indéchiffrables  des  époques  précéd«iate6, 
la  réiomie  qu'ils  avaient  à  accomplir  n'était  pas  de  médiocre  im- 
portance. Grâce  à  eux,  les  écritures  deviennent  peu  à  peu  plus 
lisil^les  et,  pour  des  commerçans,  des  hommes  d'état  ou  des  diplo- 
mates, ce  progrès  est  capital;  en  facilitant  les  relations,  il  sert  au 
bon  r-enom  de  la  nation.  Les  exemples  (d'écriture  proposés  aux 
écoliers  .aident,  du  reste,  à  leur  éducation,  car  ils  contiennent  des 
leçons  morales,  des  ma\imes  versifiées  à  la  façon  de  ices  quatrains 
du  «eur  de  Pibrac  qui,  vers  cette  époque,  jouissaient  en  France 
d'un  crédit  général.  On  insiste  d'ailleurs  sur  l'enseignement  reli- 
gieux, sm'  la  connaissance  de  la  Bible,  sur  tout  ce  qui  peut  munir 
les  jeunes  générations  do  solides  principes-  Mais,  en  même  temps, 
■on  se  préoccupe  de  développer  chez  elles  la  vigueur  et  la  souplesse 
du  corps.  Dans  une  série  de  ^^vures  représentant  les  diverses 
dépendances  de  l'université  de  Leyde,  à  côté  du  jardin  botanique 
et.de  la  bibhothèque,  —  dont  les  voluicnes  classés  ipar  catégorie  sont 
prudeiiiment  retenus,  au  moyen  de  chaînes,  aux  pupitres  sur  les- 
quels on  peut  les  consulter,  —  nous  voyons  une  grande  salle  cou- 
verte dans  laquelle  les  étudians  se  hvrent  aux  exercices  les  plus 
variés  :  l'escrime, J'équitation,  la  gymnastique  et  le  maniement  des 
armes,  conformément  au  programjne  tracé  par  l'antique  dicton: 
Mens  sanii  in  cor  pore  sano. 

Avec  l'étude  de  la  langue  hollandaise  qui  commence  à  être  en 
honneur,  celle  des  langues  vivantes  est  depuis  longtemps  répandue, 
et  déjà  Guicciardini  était  frappé  de  voir  «  des  gens  qui  ne  sont  ja- 
mais sortis  do  leur  pays  qui  y  parlent,  outre  leur  langue  mater- 
nelle, un  grand  nombre  de  langues  étrangères,  le  français,  l'alle- 
juantl,  riLahenet  d'autres  encore.  »  Quant  à  ceux  qui  veulent  être 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE.  767 

initiés  aux  chefs-d'œuvre  des  écrivains  grecs  ou  latins,  des  édi- 
tions excellentes,  soigTieusement  revues  et  accompagnées  de  savans 
commentaires,  les  mettent  entre  leurs  mains  sous  un  format  com- 
mode, imprimées  en  caractères  dont  la  netteté  et  l'élégance  sont 
encore  aujourd'hui  réputées.  Il  n'est  guère,  de  contrée  où  les 
libraires  fassent  mieux  leurs  afïaires,  car  il  n'en  est  pas  où.  on  lise 
davantage,  et  Leyde  semble  une  vaste  huprimerie  à  lacpielle  la  dy- 
nastie des  Elzevier  assure  une  célébrité  uni\  erselle. 

Cette  passion  de  l'antiquité  est  restée  très  vive  chez  les  esprits 
cultivés  ;  elle  constitue  entre  eux  une  sorte  d'aristocrade  intellec- 
tuelle. Aussi  voyons-nous  l'usage  d'écrire  en  latin  persister  pendant 
longtemps  en  Hollande.  On  continue  à  y  composer  des  vers  latins, 
ainsi  qu'avait  fait  Jean  Second,  et  les  hommes  les  plus  sérieux  s'y 
exercent.  Dans  leur  correspondance  ils  visent  aux  grâces  cicéro- 
niennes  du  langage,  et  avec  une  ingéniosité  un  peu  subtile  ils  s'ap- 
phquent  à  exprimer  dans  cette  langue  morte  des  idées  ou  des  façons 
de  vivre  tout  à  fait  modernes.  C'est  pour  eux  l'occasion  de  recou- 
rir à  ces  tours  de  plu-ase  laborieux  qui  rappellent  le  jargon  de 
nos  précieuses.  Mais,  si  prisés  qu'ils  soient,  ces  raffineraens  des 
beaux  esprits  jurent  avec  le  tempérament  vigoureux  de  la  nation. 
11  y  a  trop  de  distance  entre  ces  deux  modes  de  civilisation,  les  dii- 
férenees  y  sont  trop  tranchées,  les  points  de  contact  trop  peu  nom- 
breux, pour  qu'une  assimilation  complète  de  l'antiquité  soit  pos- 
sible, et  la  force  môme  du  génie  national  s'y  oppose.  Même  chez  les 
plus  déliés,  à  ces  élégances  factices  se  mêlent  bien  dcslraits  d'un 
goût  douteux,  et  dans  cet  étalage  d'érudition  et  ces  réminiscences 
un  peu  forcées  on  sent  l'affectation  et  le  pédantismc. 

Peu  à  peU;,  la  littérature  suivra  le  courant  général.  Poussée  par 
la  vitalité  puissante  qui  anime  ce  peuple,  elle  sortira  des  abstrac- 
tion» et,  du  convenu  pour  s'associer  à  toutes  les  passions  qui  le 
remuent.  Avec  lui  elle  s'occupera  de  religion  et  de  politique  ;  elle 
s'intéressera  à  sa  vie  nouvelle,  à  cette  grande  cause  de  l'allran- 
chissement  pour  laquelle  il  s'est  levé  tout  entier.  Les  révoltes  ont 
ramassé  pour  s'en  glorifier  ce  surnom  de  gueux  par  lequel  leurs 
dominateurs  avaient  prétendu  les  flétrir.  Ils  l'ont  pris  pour  devise 
et  ils  se  sont  fait  des  armes  parlantes  de  l'écuelle  et  de  la  besace. 
Ces  gueux  auront  leurs  poètes,  et  c'est  au  bruit  de  leurs  terribles 
chansons,  grosses  de  menaces  et  de  cris  de  vengeance,  qu'ils  chas- 
seront les  oppresseurs.  Le  théâtre  aussi  viendra  bicutùl  en  aide  à  l'es- 
prit patriotique  et  donnera  aux  aspirations  nationales  une  saisissante 
expression.  Formé  sous  le  patronage  des  anciennes  chambres  de 
rhétorique,  il  se  contentait  autrefois  de  préparer,  à  l'occasion  de 
visites  princières,  des  représentations  destinées  surtout  à  célébrer, 
à  grand  renfort  d'allégories,  les  hôtes  de  marque  qui  honoraient  la 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

cilé  de  leur  présence.  Sous  la  pression  des  circonstances,  il  va  en- 
trer dans  des  voies  plus  vivantes.  Goster  introduit  dans  ses  com- 
positions académiques  des  traits  empruntés  à  la  vie  familière  et 
des  allusions  aux  événemens  contemporains.  C'est  ainsi  que  dans 
sa  Polyxène,  représentée  en  1630,  il  cherche  à  flétrir  le  fanatisme 
religieux.  Il  n'hésite  pas,  d'ailleurs,  à  mettre  sous  les  regards  du 
spectateur  les  actions  les  plus  horribles  :  sur  la  scène  elle-même, 
Hecube  crè\e  les  yeux  du  roi  de  Thrace  Polymnestor,  et  elle  est  en- 
suite lapidée  par  le  peuple.  Dans  sa  tragédie  à'Isnbelle,  l'héroïne 
de  la  pièce,  après  avoir  persuadé  à  Rodomont  qu'elle  est  invulné- 
rable, reçoit  de  lui  un  coup  si  violent  que  sa  tête  détachée  roule 
par  terre,  et  le  meurtrier  involontaire  déplore  en  termes  d'une  naï- 
veté ridicule  sa  crédulité.  Ces  giossièretés,  ces  lautes  de  goïit 
s'allient  cependant  chez  Coster  à  des  progrès  de  style  évidens  et 
même,  çà  et  là,  à  des  éclairs  d'inspiration.  Brederoo,  son  contem- 
porain et  son  ami^  s'avance  plus  loin  dans  ces  voies  :  il  essaie  de 
transporter  sur  les  planches  la  vie  même  de  tous  les  jours  et 
trouve  ses  modèles  parmi  les  rues  et  les  marchés  d'Amsterdam, 
sans  rien  retrancher  des  hardiesses  de  leur  langage  ;  mais  il  meurt 
prématurément,  avant  d'avoir  pu  donner  sa  mesure. 

Pieter  Cornelisz  Hooft,  au  contraire,  appartient  à  l'aristocratie  par 
sa  naissance  et  son  éducation,  et  il  contribuera  plus  efficacement  à 
assouplir  la  langue.  Il  reste  en  Hollande  le  plus  fidèle  représen- 
tant des  doctrines  classiques.  D'un  voyage  fait  en  Italie,  il  avait 
rapporté  l'admiration  de  ces  fades  pastorales  qui  alors  y  avaient 
cours,  et  ses  premières  œuvres  ne  sont,  à  vrai  dire,  que  des  pas- 
tiches de  VAminta  du  Tasse  ou  du  Pastor  fido  de  Guarini.  Vers  ce 
temps,  d'ailleurs,  ces  bergeries  étaient  aussi  chez  nous  dans  le 
goût  du  jour,  ainsi  qu'en  font  preuve  le  succès  de  d'Urfé  et  plus  tard 
celui  de  M""*"  Deshoulières.  Des  lettres  elles  devaient,  en  Hollande 
comme  en  France,  faire  irruption  dans  la  peinture.  A  l'exemple  de 
certains  seigneurs  de  la  cour  de  Louis  \IV,  il  n'était  pas  rare  de 
voir  de  bons  bourgeois  et  d'honnêtes  ménagères  d'Amsterdam,  ri- 
diculement affublés  en  pâtres  et  en  bergères,  poser  devant  les  por- 
traitistes à  la  mode.  Dans  les  premières  pièces  de  Hooft,  la  langue 
est  encore  gauche,  molle  et  sans  relief;  les  concclti  et  l'allectation 
y  abondent;  elle  gagne  en  grâce  et  en  naturel  dans  les  tragédies 
qui  suivent,  mais  en  somme  l'invention  y  est  pauvre,  la  vulgarité 
V  coudoie  à  chaque  instant  le  pathétique,  et  sans  respect  pour 
l'action,  les  hors-d'œuvre  y  tiennent  une  place  démesurée.  C'est 
ainsi  que  dans  son  Gérard  van  Velzcn,  représenté  en  1613,  l'au- 
teur met  dans  la  bouche  d'un  lantOme  apparaissant  au  milieu  d'un 
songe,  une  tirade  qui  ne  compte  pas  moins  de  266  vers  unique- 
ment destinés  à   prophétiser   la   grandeur  future   d'Amsterdam 


% 


AMS1ERDA.U  tl  LA  UOLLANDi:.  769 

Maigre  tout,  Hoofl  exerce  une  influence  considérable  sur  la  litté- 
rature hollandaise,  autant  par  sa  haute  position  que  par  son  talent 
et  la  noblesse  de  son  caractère.  Esprit  tolérant,  il  compte  des  amis 
dans  tous  les  partis,  et  nommé  en  1609  bailli  de  Muiden,  près 
d'Amsterdam,  il  ne  cesse  pas  d'attirer,  dans  le  château  qui  lui  est 
assigné  pour  résidence,  le  cercle  d'hommes  distingués  [Muider- 
Kring)  qui  a  mérite  un  nom  dans  lliistoire  littéraire  de  cette 
époque. 

Vondel  cependant  l'emporte  de  beaucoup  sur  Hoolt  par  l'origi- 
nalité et  la  puissance  de  ses  conceptions;  mais,  si  apprécié  qu'il 
ait  été  par  ses  contemporains,  pas  plus  que  Rembrandt  et  Spinoza, 
il  ne  devait  connaître  le  repos  et  la  fortune,  et  après  des  épreuves 
nombreuses,  il  était,  comme  eux,  destiné  à  finir  dans  la  misère. 
S'il  cherche  à  évoquer  les  souvenirs  de  la  tragédie  grecque,  c'est 
que  mieux  qu'aucun  autre  en  son  pays  il  en  a  compris  les  beautés. 
Il  n'y  était  cependant  guère  préparé  par  son  éducation,  car,  élevé 
dans  la  boutique  de  son  père,  il  s'est  instruit  lui-même,  et  à  vingt- 
six  ans  il  ne  connaissait  encore  rien  de  la  littérature  classique. 
Mais  plus  encore  que  l'écrivain,  l'homme  apparaît  dans  les  œuvres 
dramatiques  de  Vondel  ;  qu'elles  soient  inspirées  par  la  Bible  ou 
par  l'histoire  de  la  Hollande,  elles. sont  bien  l'expression  de  ses 
convictions  politiques  ou  religieuses.  Sans  s'inquiéter  des  inimitiés 
qu'il  soulève,  il  veut,  avec  une  entière  indépendance,  servir  ce 
qu'il  croit  la  vérité  et  la  justice.  Aussi  est-il  poursuivi  par  les  ran- 
cunes des  fanatiques  de  tous  les  partis.  Dans  son  PnUimedes  ou  le 
Meurtre  de  l'innucent,  joué  vers  la  fin  de  1625,  il  flétrit  avec  une 
courageuse  indignation  les  violences  et  les  persécutions  qu'engen- 
drent les  haines  religieuses.  Sous  les  noms  des  personnages  grecs 
qui  y  figurent,  ce  sont  en  réalité  ses  contemporains,  le  prince  Mau- 
rice, ses  ministres  et  les  meurtriers  de  Barneveldt,  qu'il  met  en 
scène,  et  les  allusions  sont  si  nombreuses  et  si  transparentes  (Ij  que 
Vondel,  mis  en  demeure  d'aller  se  justifier  à  La  Haye,  est  oblige  de 
se  réfugier  déguisé  chez  des  parons  et  des  amis  et  ne  doit  qu'à 
l'intervention  du  magistrat  d'Amsterdam  de  voir  sa  condamnation 
limitée  à  300  florins  d'amende. 

Esprit  fécond,  Vondel  découvre  avec  une  sagacité  extrême  les 
sujets  qui  conviennent  le  mieux  à  la  poésie  :  il  compose  son  Uip- 
poly/e  quarante-neul  ans  avant  la  Phèdre  do  Racine;  en  165^,  il 
donne  son  drame  religieux  le  plus  remarquable,  Lucifer,  auquel 
quatorze  ans  plus  tard  Milion  empruntera  plus  dun  liait  dans  son 

(1  )  Le  nombre  et  la  précision  de  ccs  allusions  ont  été  relevés  réceiiunent  dans  une 
intéressante  étude  de  M.  .1.  H.  \V.  Lnger,  Oud-UoUand;  1888,  p.  51. 

lOME  xcvi.  —  1889.  ii9 


770  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Paradis  perdu;  enfin  sa  Marie  Stuarl  (1641)  offre  avec  celle  de 
Schiller  de  nombreuses  analogies.  Pour  avoir  dans  cette  dernière 
pièce  laissé  trop  paraître  ses  sentimens  en  faveur  de  l'église  ro- 
maine et  peint  son  héroïne  comme  une  victime  innocente  et  mar- 
tyre de  sa  foi,  il  se  voit  de  nouveau  mis  en  cause'sur  les  instances 
du  gouvernement  anglais  et  condamné  à  une  amende.  Cependant, 
quand  il  s'agit  d'inaugurer  le  nouveau  tliéàtre  d'Amsterdam,  sa 
popularité  le  désigne  pour  cet  honneur.  Jusque-là  les  représenta- 
tions avaient  eu  heu  dans  un  méchant  bâtiment  en  bois,  mal  amé- 
nagé, tout  à  fait  insuffisant.  Mais  en  163A  la  chambre  de  rhétorique 
VÊglanlier  ayant  fusionné  avec  l'académie  néerlandaise,  fondée 
en  1617  par  Coster,  —  tandis  que  le  poète  Krul  créait  sous  le  nom 
de  Chambre  de  musique  une  espèce  d'opéra,  —  lo  conseiller  van 
Gampen  faisait  décider  l'érection  d'un  édifice  plus  spacieux  et  plus 
convenable  sur  l'emplacement  occupé  par  l'ancien.  A  la  fin  de  1637, 
la  construction  du  grand  théâtre  (Schouwburg)  étant  terminée,  le 
Gysbrecht  van  Aimtel  de  Yondel  fut  choisi  pour  la  première  repré- 
sentation (3  janvier  1638).  Bien  que  tué  d'une  manière  un  peu 
forcée  de  V Enéide,  le  sujet  était  vraiment  national,  et  comme  dans 
le  Gérard  van  Velsen  de  Hoolt,  l'auteur  y  annonçait  sous  forme  de 
prophétie  la  gTandeur  future  d'Amsterdam.  Mais  plus  que  Hooft, 
Vondel  possédait  le  sens  lyrique,  la  vie,  la  couleur,  un  patriotisme 
chaleureux,  des  convictions  religieuses  vives  et  profondes.  Son 
libre  esprit  s'exhalait  avec  une  verve  inépuisable  dans  des  satires 
pleines  de  mouvement  et  dont  les  traits  caustiques  frappaient  fort 
et  juste.  Il  allait  dans  sa  vieillesse  expier  cruellement  son  hu- 
meur indépendante.  Jamais  il  n'avait  eu  de  Mécènes  et  vers  la  fin 
de  son  existence  sa  gêne  devenait  toujours  plus  pressante.  Vivant 
à  grand'peine  d'une  rente  viagère  trè&  modique,  sombre  et  accablé 
dj'infirmité&,  aflîgé  par  la  perte  d'une  épouse  chérie,  affiecté  plus 
profondément  encore  par  la/  conduite  d'un  fils  indigne,  le  plus 
grand  poète  de  la  Hollande  s'éteignait  le  5  février  1679,  à  l'âge 
de  quatre-vingt-onze  ans. 

Quoique  fort  inférieur  à  Vondel,  un  de  ses  contemporains  était 
appelé  à  une  destinée  bien  différente  de  la  sienne.  Avec  le  réa- 
lisme minutioux  de  ses  observations  portant  sur  la  vie  familière, 
Jacob  Cats  avait  à  la  fois  les  qualités  et  les  défauts  qui  sont  faits 
pour  plaire  aux  foules  et,  vers  1630,  il  était  à  l'apogée  de  sa  répu- 
tation. Dans  chaque  famille,  à  côté  do  la  Bible,  on  pouvait  voir  les 
œuvres  du  «  père  Cats.  »  Son  poème  du  Mariage  [Formulier  tau 
den  houcelyclicn  Slact  ),  publié  en  1619,  était  suivi,  en  1632,  du 
Miroir  den  temps  anciens  cl  modernes  [Spiegel  van  der  ouden  en 
nieuœen  tyd),  dan»  lequel  il  cherche  à  démontrer  que  la  réunion 
des  proverbes  populau-es  constitue  pour  l'homme  un  vrai  réper- 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE.  771 

toire  de  philosopliie  pratique.  Les  sujets  les  plus  vulgaires  y  sont 
traités  avec  un  luxe  de  détails  qui  touche  souvent  à  la  trivialité. 
Ce  sont  des  leçons  de  prudence,  d'ordre  et  d'économie  qui  pro- 
cèdent d'une  morale  un  peu  terre  à  terre.  Dans  son  Annedu  imp- 
tial  {Tromvrinfj),Asiié  de  1637,  il  conte  avec  une  simplicité  cynique 
des  anecdotes  conjugales  d'une  convenance  plus  que  douteuse,  et 
il  est  curieux  de  voir  cet  homme,  qui  occupe  déjà  une  des  charges 
les  plus  importantes  de  l'état,  se  complaire  en  des  inventions 
dignes  de  Jan  Steeû.  ïl  conservera  jusque  dans  l'extrême  vieillesse 
ce  ton  de  badinage,  et  son  dernier  ouvrage  :  Biographie  dun 
octogénaire  [Tivee  entachtigjarig  lecen)  ne  laisse  guère  supposer 
que  Cats  a  rempli  les  fonctions  de  grand-pensionnaire,  et  qu'en  des 
temps  difficiles  il  a  été  mêlé  aux  plus  grandes  affaires.  C'est  pour 
le  peuple,  au  surplus,  que  Cats  a  écrit,  et  il  ne  peut  guère  être 
compris  que  dans  son  pays.  Mais  la  popularité  de  ses  œuvres,  à 
laquelle  contribuèrent  aussi  sans  doute  les  illustrations  d'Adriaen 
van  de  Yenne,  y  fut  telle  que,  dans  la  seule  année  1655,  un  édi- 
teur de  ses  poésies  en  vendait  à  Amsterdam  55,000  exemplaires. 
Cependant  en  Hollande  même,  dans  ces  derniers  temps,  une 
réaction  s'est  élevée  contre  un  auteur  qui  manque  par  trop  d'élé- 
vation, et  ce  n'est  pas  sans  laison  qu'on  lui  dénie  aujourd'hui  la 
place  qui,  pendant  longtemps,  lui  avait  été  accordée  dans  le  trium- 
virat littéraire,  à  côté  de  Hooft  et  de  Vondel. 

On  le  voit,  les  écrivains  favoris  de  la  nation  étaient  ceux  qui, 
travaillant  exclusivement  pour  elle,  se  sont  étroitement  associés  à 
ses  idées,  à  ses  croyances  et  mêlés  de  plus  près  au  courant  de  sa 
vie  familière.  Ils  n'y  forment  pas,  du  reste,  une  caste  séparée, 
uniquement  absorbée  parle  culte  des  lettres;  pom-  la  plupart,  ils 
exercent  en  même  temps  une  industrie  ou  ils  remplissent  un  em- 
ploi public  :  Huygens  est  homme  d'état  et  secrétaire  des  princes 
d'Orange  ;  Vondel  est  cliaussetier  dans  la  AVarmoeBstraa.t,  le  poète 
Krul  forgeron,  et,  avant  d'aiTiver  aux  grandes  dignités  qu'il  a 
occupées,  Cats  a  fait  office  d'avocat  et  professé  le  droit.  Plusieui's 
aussi  sont  des  réfugiés  venus  du  dehors  et  apparticamcnt  à  des 
familles  flamandes.  Mais  la  force  d'expansion  de  celte  nation  est 
telle  que  les  étrangers  qu'elle  attire  à  elle  participent  presque  aus- 
sitôt de  la  façon  la  plus  complète  à  sa  vie.  C'est  même  l'infériorité 
de  cette  httérature  qu'elle  est  restée  trop  spécialement  hollandaise 
et  ne  peut  être  goûtée  que  par  des  Hollandais.  Elle  conserve  des 
étrangetôs  et  un  goût  de  terroir  qui  ne  lui  permettent  pas  de  fran- 
chir les  frontières  entre  lesquelles  la  langue  est  comprise.  Histori- 
quement, du  moins,  elle  a  eu  son  importance  ;  elle  aide  à  l'intelli- 
gence die  celte  époque,  et  il  faut  essayer  d'en  pénétrer  l'esprit 


772  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  apprendre  à  connaître  ce  peuple  au  moment  le  plus  glorieux 
de  son  passé. 

IV. 

Le  succès  si  répandu  de  ces  écri\  ains  parmi  leurs  compatriotes 
atteste  le  degré  de  culture  auquel  était  alors  arrivée  la  Hollande. 
Les  universités  qui  y  avaient  été  fondées  contribuaient  puissam- 
ment à  cette  diffusion  :  après  celle  de  Leyde,  établie  en  1575, 
étaient  venues  celles  de  Franekcr  en  1585,  de  Groningue  en  161/1, 
et  plus  tard  celles  d'Utrecht,  en  1636,  et  de  Hardervvyck  en  16'i8. 
V École  illustre,  créée  en  1630  à  Deventer,  avait  servi  de  modèle  à 
celle  d'Amsterdam  en  1632.  C'étaient  comme  autant  de  foyers  allu- 
més à  travers  la  contrée,  dont  l'éclat  et  la  chaleur  rayonnaient  de 
proche  en  proche.  Aussi,  avec  le  temps,  les  mœurs  s'étaient  adou- 
cies, et  l'éducation  que  les  enfans  recevaient  dans  certaines 
familles  pourrait  être  proposée  comme  exemple.  Chez  les  Huy- 
gens,  la  distinction  était  en  quelque  sorte  héréditaire.  Constantin 
Huygens,  homme  d'état  et  poète  satirique  très  remarquable,  pro- 
fessait pour  Corneille  une  telle  admiration,  que  celui-ci  lui  dédiait, 
en  1650,  son  Don  Stinche  cV Aragon.  Lui-même  avait  publié, 
en  16/iù,  chez  les  Elzevier,  une  édition  du  Menteur,  en  tête  de 
laquelle  il  mettait  des  vers  latins  et  français  de  sa  façon.  Musicien 
plein  de  talent,  il  s'intéressait  aux  arts  et  devait,  pendant  de  lon- 
gues années,  servir  d'intermédiaire  entre  les  artistes  et  la  maison 
d'Orange.  Malgré  ses  nombreuses  occupations,  il  avait  voulu  diri- 
ger lui-même  l'éducation  de  ses  fils.  Ces  enfans,  doués  de  facultés 
merveilleuses,  avaient  appris  très  jeunes  le  grec  et  le  latin  et  mon- 
traient de  grandes  dispositions  pour  les  mathématiques.  On  sait 
que  Christian,  le  cadet,  devait  être  un  des  premiers  géomètres  et 
l'un  des  plus  célèbres  astronomes  de  son  temps.  Il  s'exerçait,  non 
sans  quelque  talent,  à  la  peinture,  et,  dans  une  lettre  à  son  frère 
Louis,  il  lui  dit  qu'il  a  si  fidèlement  copié  une  tête  de  vieillard 
par  Rembrandt,  qu'il  est  difficile  de  discerner  l'original  de  la  copie 
(29  juin  16'45)  (1).  Quant  à  l'aîné,  qui  s'appelait  Constantin,  comme 
son  père,  et  qui  devait  également,  après  lui,  exercer  les  fonctions 
de  secrétaire  des  princes  d'Orange,  il  faisait  pendant  ses  voyages 
des  croquis  à  la  plume  pleins  de  facihté  et  d'esprit.  Tous  deux, 
d'ailleurs,  devançant  sur  ce  point  V Emile  de  Jean-Jacques,  étaient 
en  possession  de  plusieurs  métiers  manuels,  et  bons  musiciens, 
danseurs  et  cavaliers  accomplis,  ils  excellaient  dans  la  plupart  des 
exercices  du  corps.  De  bonne  heure  en  contact  avec  les  hommes 

(1)  Œuvres  complètes  de  Christian  Huygens.  La  Haye,  1888;  M.  Nijhoff. 


AMSTEKDAM  ET  LA  HOLLANDE.  773 

les  plus  éminens  de  leur  pays,  ils  avaient  voyagé  à  l'étranger,  et 
tout  ce  qu'une  bonne  éducation  peut  ajouter  à  des  qualités  na- 
tives, ils  l'avaient  acquis.  Avec  cela,  raodcstes,  d'une  urbanité  par- 
faite, très  attactiés  à  leurs  princes,  ils  les  servaient  avec  une  intel- 
ligence et  un  dévoûment  qui  tournaient  au  bien  et  à  la  grandeur 
de  leur  patrie. 

A  côté  de  cette  famille,  combien  d'autres  mériteraient  d'être 
citées  pour  l'élévation  de  leurs  goûts,  pour  leur  amour  de  l'étude 
et  leur  souci  constant  d'être  utiles  à  leurs  concitoyens!  On  com- 
prend le  prestige  que  devait  avoir  une  élite  d'hommes  pareils,  la 
plupart  unis  par  une  étroite  amitié,  et  guidés  dans  leurs  détermi- 
nations par  les  motifs  les  plus  nobles.  Parmi  cette  élite,  les  femmes 
tenaient  leur  place  avec  honneur.  Déjà,  pendant  la  période  hé- 
roïque, elles  avaient  joué  un  grand  rôle  et,  lors  de  la  guerre  de 
l'indépendance,  elles  s'étaient  montrées  les  dignes  compagnes  des 
défenseurs  d'Âlkmar,  de  Leyde  ou  de  Harlem.  Le  nom  de  Kenau 
Hasselaer  était  désormais  immortel,  et  c'est  aux  applaudissemens 
de  tous  que  Vondel,  dans  sa  tragédie  de  Gysbrechl  van  Am.stel, 
mettait  sur  les  lèvres  de  l'intrépide  Badeloch  l'expression  des  sen- 
timens  héroïques  dont  elles  étaient  animées.  Les  chansons  popu- 
laires exaltaient  à  l'cnvi  les  jeunes  filles  hollandaises  qui  de- 
mandaient à  porter  les  armes  contre  l'ennemi  et  à  servir  sur  les 
vaisseaux  comme  des  matelots.  Après  avoir  ainsi  concouru  à  la 
délivrance,  elles  avaient  contribué  à  former  la  société  polie.  Entre 
toutes,  les  filles  de  Roemcr  Visscher  étaient  renommées;  et,  dans 
ces  derniers  temps,  un  grand  nombre  de  publications  ont  été  con- 
sacrées à  l'étude  de  leur  vie  et  de  l'influence  qu'elles  ont  exercée. 
Elles  aussi  avaient  reçu  une  éducation  raffinée.  Leur  père,  un  négo- 
ciant catholique  originaire  d'Anvers  et  fixé  à  Amsterdam,  était, 
comme  son  compatriote  et  ami  llendrik  Spieghel,  un  homme  in- 
struit, ami  des  lettres,  poète  même  à  ses  heures,  qui,  par  ses  pro- 
pres écrits,  avait  aidé  à  la  correction  et  à  l'assouplissement  de  la 
langue.  Sa  maison  était  le  rendez-vous  de  tous  les  esprits  distin- 
gués de  ce  temps,  et  son  aOabiUté,  son  hberalisme,  y  attiraient 
également  protestans  et  catholi([ues,  assurés  les  uns  et  les  autres 
de  la  cordialité  d'un  accueil  pareil.  De  ses  trois  filles,  deux  surtout 
sont  connues,  Anna  et  Maria  (1).  Curieuses  de  toutes  les  choses  de 
l'esprit,  excellant  dans  la  broderie,  la  calligraphie,  la  musique, 
assez  habiles  à  modeler,  elles  étaient  en  mémo  tenq)s  cliarniaiiies 
de  grâce  et  d'amabilité.  Les  hôtes  de  la  maison  paternelle  étaient 
leurs  admirateurs,  et  parmi  eux  lleins,  Coornhert,  lloolt,  Cats,  Huy- 

(1)  Cette  dernière,  née  l'année  même  où.  uu  désasitre  luaritime  en  vue  do  rîle  di- 
Texel  avait  causé  des  pertes  assez  sérieuses  i  son  père,  avait  re^u  [jar  suite  de  celle 
coïncidence  le  surnom  bizarre  do  Tesselschade. 


774  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

gens,  Gaster,  Rcael,  Van  Baeilc,  entretenaient  avec  elles  un  com- 
merce de  lettres  dans  lequel  les  allusions  mythologiques  et  les 
flatteuses  allégories  n'étaient  pas  épargnées.  Yondel  avait  sur- 
nommé Anna  la  Srjpho  hollandaise,  et  d'autres  poètes  la  chan- 
taient comme  da  JSymplie  d'Ainatcrdam.  Elle  peignait  agréable- 
ment, et,  dans  une  lettre  adressée  à  Rubens  en  1021,  elle  lui  parle 
d'une  copie  qu'elle  fait  de  son  AssomiJlion.  Le  grand  maître,  d'ail- 
leurs, lui  avait  dédié,  l'année  d'avant,  a  comme  un  rare  exemple 
de  chasteté,  »  la  gravure  de  Vorsterman,  d'après  son  tableau  de 
Suzanne  et  les  vieillards  (1). 

Catholique  comme  les  filles  de  Roemer  Visscher,  Anna-Maria  von 
Schui'man  avait  reçu  aussi  comme  elles  une  éducation  très  soignée, 
et  elle  devait  avoir  une  céléforité  égale.  Issue  d'une  famille  noble 
originaire  d'Anvers,  elle  était  connaisseuse  en  fait  d'art,  peignait 
et  gravait  un  peu,  et  l'on  conserve  encore  aujourd'hui  à  l'hôtel  de 
ville  de  Franeker  des  ouvrages  de  broderie  très  finement  exécutés 
par  elle.  Mais  elle  se  distinguait  s.urtou!t  par  son  instruction  et  le 
sérieux  de  son  esprit.  Ses  goûts  la  portaient  vers  les  études  théo- 
logiques, a  L'objet  de  mon  amour  est  sur  la  croix,  »  disait-elle 
avec  saint  Ignace,  et,  quoique  très  courtisée,  elle  avait  voulu  rester 
fdle.  3Eia  passant  à  Utrecht,  en  1640,  Descartes  la  trouva  lisant  la 
Bible  en  hébreu,  et,  dans  une  lettre  écrite  au  père  Mcrsenne,  il  se 
plaint  un  peu  de  son  pédantisrae.  «  Ce  Voëtius  a  gâté  aussi  la  de- 
moiselle de  Scàurman  ;  car,  au  heu  qu'elle  avait  l'esprit  excellent 
pour  la  poésie,  la  peinture  et  autres  telles  gentillesses,  il  y  a  déjà 
cinq  ou  six  ans  qu'il  la  possède  si  entièrement,  qu'elle  ne  s'occupe 
plus  qu'aux  controverses  de  la  théologie,  ce  qui  lui  fait  perdre  : 
la  conversation  de  tous  les  homiêtes  gens.  »  (Leyde,  11  no- 
vembre iôkO.)  Avec  le  temps,  ce  beau  zèle  et  ces  austères  dispo- 
sitions ne  firent  que  s'accroître,  et  les  prétentions  de  la  dame 
s'étaient,  paraiit-il,  montées  d'autant;  car,  dans  une  excursion 
qu'il  fît  en  HoEûnde  en  1(303,  im  .auti'e  Français,  grand  voyageur 
de  son  état,  M.  de  Monconys,  se  trouvant  à  Utrecht,  essaya  d'y 
voir  M"**  de  Schurman,  attiré  qu'il  était  par  sa  réputation  ;  mais  la.  _ 
servante  de  celle-ci  lui  dit  qu'elle  ne  pouvait  le  recevoir,  «  étant  | 
empêchée  à  une  assemblée  de  ministres.  »  Sur  quoi  l'hôte  de  M.  de 
Monoonys  lui  assura  «  qu'elle  ne  voulait  permettre  qu'on  la  vît,  ',: 
à  moins  que  ce  ne  lût  des  Saumaise  ou  des  personnes  de  telle  répu- 
tation. » 

Comme  on  peut  le  croire,  ce  n'étaient  là  que  des  exceptions.  Eii 
deliors  de  ces  personnes  très  en  vue  dans  le  monde  des  lettres,  la 

(1)  Rédigée  en  latin,  la  détlicace,  très  pompeuse,  vante  «  cette  jeune  fille  accomplie, 
astre  glorieux  de  la  Batuvie,  excellant  en  beaucoup  d'arts  et  cultivant  la  poésie  avec 
une  perfection  qui  dépasse  celle  de  son  siècle.  » 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE.  775 

plus  grande  partie  des  femines  hollandaises  menait  une  vie  plus 
retirée  et  plus  modeste.  Les  nombreux  portraits  qui  nous  en  ont 
été  conservés  nous  montrent  en  général  des  visages  ingénus,  au 
teint  vermeil,  au  regard  franc,  avec  un  maintien  honnête  et  ré- 
servé. Quelques-unes  sont  charmantes  de  grâce  et  de  distinction;, 
mais,  d'ordinaire,  la  force  et  la  santé  priment  chez  elles  la  beauté. 
La  sévérité  de  leur  costume  conhrmo  d'ailleurs  cette  impression. 
A  les  voir  ainsi  emprisonnées  dans  leurs  vôtemens  sombres,  les 
cheveux  tirés  avec  soin  sous  leurs  coiffes,  le  cou  dissimulé  par 
leurs  collerettes  raides  et  réguhèrement  tuyautées,  on  devine  la 
correction,  l'uniformité  de  leurs  existences.  Ce  sont  de  bonnes  mé- 
nagères, sachant  bien  tenir  une  maison  et  élever  leurs  enfans^ 
raisonnables  sans  beaucoup  d'imagination,  plus  sensées  que  raffi- 
nées, mais  contentes  de  leur  sort  et  capables  de  dévoùmcnt.  Avec 
l'âge,  leur  droiture  constante  met  son  empreinte  sur  ces  physiono- 
mies calmes  et  sereines,  éclaire  leurs  yeux,  communique  à  leurs 
traits,  à  leur  être  tout  entier  une  expression  d'indi\"idualité  très 
particulière.  Combien,  parmi  elles,  de  vieilles  excellentes,  chez  les- 
quelles l'expérience  de  la  vie,  tout  en  développant  la  finesse,  n'a 
poiS  deti'uit  la  bienveillance,  et  dont  l'aspect  seul  commande  le 
respect!  Plus  tard,  avec  le  luxe,  les  mœurs  pourront  changer;  mais 
pendant  longtemps,  chez  certaines  familles,  même  chez  les  plus 
élevées,  on  retrouvera  quelque  chose  de  cette  simplicité  primitive, 
de  cette  fidélité  à  tous  les  devoirs,  de  cette  vigilance  à  surveiller 
de  près  le  train  de  leur  maison  et  à  présider  aux  soins  les  plus 
humbles  'sans  croù'e  déroger  à  lem*  dignité.  Dans  mie  lettre  à 
Guillaume  III,  Constantin  Huygens,  lui  rendant  compte  d'une  visite 
faite  en  son  nom  à  la  veuve  de  l'amiral  de  Ruyter,  s'exprime  en 
ces  termes  :  «  Aussi  m'apprit-on  à  la  ville  que  depuis  quelque 
temps  la  bomie  femme  avait  fait  une  chute  comme  elle  était  occu- 
pée à  sécher  et  à  étendre  elle-même  son  Unge.  Votre  Altesse  peut 
juger  quelle  sorte  de  douairière  ce  peut  être  qui,  encore  depuis  la 
mort  de  son  mari,  a  toujours  continué  sa  coutume  d'aller  au  mar- 
ché le  panier  au  bras  (1).  » 

Ces  habitudes  simples,  ces  vies  droites  et  volontairement  ren- 
fermées, contribuaient  à  faire  une  race  forte  et  saine.  L'ii  grand 
nombre  des  hommes  remarquables  de  ce  temps  conservèrent  in- 
tacte, jusque  dans  l'extrême  vieillesse,  une  activité  singulière.  Les 
exemples  abondent  à  cet  égard.  Maurice  de  Nassau,  sexagénaire, 
demeure  à  la  tète  des  années,  après  avoir  supporté  les  fatigues 
d'une  lutte  prolongée  et  sans  trêve;  de  Ruyter  compte  cinquante- 
Imit  ans  de  services  effectifs  à  la  mer,  pendant  lesquels  il  a  assisté 

(1)  Lettre  du  21  mars  1677.  Oud-IloUand,  1883  j  p.  7i. 


776  REVUE    DES    DEUX    MONDE!;. 

à  cinquante  grandes  batailles  navales  et  commandé  en  chef  dix 
d'entre  elles  ;  Cats,  nous  l'avons  vu,  rime  encore  à  quatre-vingt- 
deux  ans,  et  Hais  tient  le  pinceau  à  quatre-vingts.  Le  professeur 
Fr.  Ruyscli,  âgé  de  près  de  quatre-vingt-dix  ans,  continue  à  faire 
un  cours  de  médecine  très  suivi,  à  côte  de  son  collègue  Tulp,  qui 
n'en  a  pas  moins  de  quatre-vingt-un,  et  la  fille  de  lîuysch,  Ra- 
cliel,  l'artiste  bien  connue,  peint  vaillamment  des  tableaux  de  Heurs 
à  soixante-dix  ans,  après  avoir  mis  au  monde  dix  enfans. 

Est-il  besoin  de  le  dire,  cette  force  de  tempérament  et  cette 
richesse  de  santé  ne  vont  pas  toujours  sans  quelque  grossièreté. 
Même  dans  la  bonne  société  on  peut  relever  çà  et  là  certains  écarts 
de  ton  ou  de  tenue.  Chez  les  plus  raffinés,  le  langage  est  parfois 
d'une  hberté  excessive,  et,  à  côté  de  prétentions  à  la  déUcatesse 
la  plus  subtile,  il  olTre  des  allusions  choquantes  et  plus  que  ris- 
quées. On  est  un  peu  étonné  de  voir  Brederoo  dédier  à  Maria 
Tesselschade  une  comédie  dont  la  lecture  devait  causer  quelque 
embarras  à  une  honnête  iemme  ;  on  s'explique  moins  encore  qu'un 
homme  grave  dans  la  situation  de  Cats  puisse  parler  des  mœurs 
conjugales  avec  un  cynisme  pareil  au  sien,  ou  qu'un  personnage 
aristocratique  tel  que  Hooft  énumère  les  beautés  de  sa  première 
lennne  avec  la  même  complaisance  et  le  même  luxe  de  détails  que 
s'il  s'agissait  de  la  Danac  du  Titien  (1).  11  ne  faut  pas  oublier, 
cependant,  que  ce  manque  de  retenue  n'était  pas,  en  ce  temps, 
un  pri\ilège  de  la  Hollande.  Chez  nous  aussi,  bien  que  la  société 
lût  depuis  plus  longtemps  polie,  on  ne  se  iaisait  pas  faute  de  ces 
gaillardises,  à  en  juger  par  les  contes  qu'entendaient  les  belles 
dames  à  la  cour  de  nos  rois  ou  par  les  livres  qui  trouvaient  place 
dans  leurs  bibliothèques. 

Si  même  chez  les  gens  cultivés  et  qui  visent  à  la  distinction,  on 
rencontre  ces  anomalies  ou  ces  restes  de  grossièreté,  on  peut  pen- 
ser qu'ils  seront  plus  fréquens  et  mieux  marqués  parmi  les  masses. 
Bien  que  d'ordinaire  les  allures  de  ce  peuple  soient  calmes  et  lentes 
et  qu'au  milieu  même  de  son  activité  il  ne  semble  pas  qu'il  se  presse, 
on  dirait  qu'à  certains  momens  il  sort  de  lui-même  pour  se  livrer  à 
de  >éiilables  débauches  do  mouvement  et  d'agitation.  Pendant  les 
longs  jours  de  réclusion  de  l'hiver,  quand  par  hasard  survient  une 
après-midi  de  soleil,  il  y  a  comme  un  enivrement  qui  pousse  cita- 
dins et  paysans  à  sortir  de  leurs  demeures  pour  se  répandre  en 
foule  sur  la  glace  des  rivières  ou  des  fossés  des  villes.  Patineurs, 
glisscurs,  promeneurs  en  traîneaux,  s'y  pressent  dans  tous  les  sens 
et  offrent  un  spectacle  plein  d'animation  et  de  gaîtê.  Ce  spectacle, 
qui  bien  souvent  a  défrayé  le  talent  de  peintres  hollandais,  tels  que 

(ly  liusken-Hucl;  t.  m,  p.  2Ui. 


AMSTERDAM    ET    LA    HOLLA^DE.  777 

Van  der  Neer,  Avercamp,  Adriaen  van  de  Velde  et  bien  d'autres 
encore,  faisait  l'étonnemcnt  des  étrangers.  Dès  iôih,  un  Milanais, 
venu  dans  les  Pays-Bas,  en  était  frappé  :  «  Que  peut-on  voir  de 
plus  extraordinaire,  disait-il,  que  toute  la  contrée  des  Bataves 
comme  solidifiée  par  le  froid  de  l'hiver  et  sur  les  canaux  glacés 
ces  essaims  d'hommes,  de  femmes,  d'enfans  s'élançant  rapides 
avec  leurs  chaussures  de  fer  (1)?  »  Qui  n'a  pas  assisté  aux  fêtes  des 
kermesses  dans  les  villages  ou  dans  les  villes  ne  peut  comprendre 
quelle  frénésie  prend  alors  à  ces  flegmatiques,  leurs  gesticulations, 
leurs  cris  sauvages  et  les  sarabandes  tumultueuses  auxquelles  des 
spectateurs  inoffensifs  sont  forcés,  malgré  eux,  de  s'associer  quand 
ils  se  trouvent  sur  le  passage  de  ces  troupes  débridées.  D'autres 
divertissemens  populaires  n'étaient  pas  moins  désordonnés.  Bat- 
tues également  en  brèche  par  les  catholiques  et  par  les  calvinistes 
dont  le  rigorisme  s'accommodait  mal  d'un  passe-temps  réputé  pro- 
fane et  dangereux,  les  représentations  théâtrales  ne  purent  s'établir 
d'une  façon  régulière  en  Hollande  à  cette  époque,  et  Amsterdam  est 
la  seule  ville  où  un  théâtre  permanent  ait  subsisté,  encore  n'y 
jouait-on  que  deux  fois  par  semaine;  mais  ce  ne  fut  jamais  là  qu'une 
distraction  peu  choisie,  réservée  à  un  public  de  condition  plus  que 
médiocre  et  dont  la  composition  aurait  suffi  à  éloigner  la  bonne  com- 
pagnie. Le  parterre  y  offrait  le  fouillis  le  plus  bizarre  d'enfans, 
d'adultes,  d'hommes  et  de  femmes  dont  la  tenue  n'avait  rien  d'exem- 
plaire. On  s'y  donnait  des  rendez-vous,  on  y  buvait,  on  y  fumait, 
on  y  criait  à  qui  mieux  et  les  spectateurs  échangeaient  entre  eux 
les  projectiles  les  plus  variés. 

La  rudesse  de  ces  mœurs  n'était  que  trop  explicable  au  lende- 
main d'une  lutte  qui  avait  si  profondément  bouleversé  le  pavs.  Ce 
n'est  ni  dans  les  camps,  ni  sur  mer,  que  la  génération  qui  y  avait 
été  mêlée  aurait  pu  apprendre  la  retenue  ou  les  belles  manières. 
Aussi  à  côté  de  l'austérité  feinte  ou  réelle  des  puritains,  le  déver- 
gondage des  soudards  et  des  gens  de  plaisir  s'étalait  très  librement, 
et  libertins,  ivrognes  et  joueurs  n'étaient  point  rares  en  ce  temps, 
à  en  juger  du  moins  par  le  nombre  des  tableaux  qui  nous  les  mon- 
trent. Plusieurs  des  peintres  à  qui  nous  les  devons  menaient  d'ail- 
leurs eux-mêmes  une  existence  assez  aventureuse,  et  si  le  talent 
de  quelques-uns  a  fini  par  s'y  pervertir,  on  peut  s'étonner  d'en 
rencontrer  qui,  tout  en  continuant  à  traiter  de  pareils  sujets,  ont 
su  se  maintenir  et  demeurer  de  vrais  artistes.  C'est  d'après  nature 
et  sur  le  vif  qu'ils  nous  ont  représenté  les  passe-temps  plus  ou 
moins  distingués,  plus  ou  moins  décens  de  leurs  contemporains, 
depuis  les  rustiques  ébats  et  les  soûleries  des  paysans  dans  leurs 

H)  Batavia  illustrata .  1609,  p.  122. 


Il 


778 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


misérables  taudis  jusqu'aux  débauches  élégantes  des  fils  de  famille. 
A  côté  du  sio/r  Tîiimp  et  an  im/Uresf^e,  dont  Frans  Hais,  avec  son 
brio  magistral,  a  retracé  le  couple  épique,  voici  Steen  et  les  plaisan- 
teries épicécs  de  ses  tabagies  ou  dos  mauvais  lieux  dans  lesquels, 
après  boire,  on  dévalise  les  naïfs  qui  s'y  laissent  attirer;  plus  loin, 
c'est  Pieter  de  Hooch  et  Vermeer  de  Delft  et  le  personnel  équivoque 
des  intérieurs  où  ils  nous  mènent  ;  ou  enfin,  même  chez  de  plus 
Tésen^és,  comme  Ter  Borch  et  Metsu,  les  manèges  suspects  et  les 
pourparlers  peu  avouables  des  coquettes  de  haut  bord.  Avec  les 
œu^Tes  de  ces  peintres  et  de  leurs  émules  ou  de  leurs  imitateurs, 
—  Dirk  Hais,  Pieter  Codde,  Palamedes,  J.  Kick,  J.  Duck,  Pieter 
Potter,  W.  Duyster,  Molenaer  et  bien  d'autres  encore,  car  ils  sont 
légion,  —  il  est  possible  d'assister  aux  transformations  successives 
de  la  galanterie  à  ce  moment;  de  voir,  chez  les  primitifs,  des  sol- 
dats pillards  et  maraudeurs  s'approprier  de  vive  force  des  faveurs 
que  plus  tard  ils  paieront  à  beaux  deniers  ou  qu'ils  partageront 
avec  les  riches  dcsœuATés. 

On  dirait  que  ceux-là  mêmes  dont  la  vie  d'ordinaire  est  correcte 
éprouvent  quelquefois  le  besoin  de  montrer  ce  que  leur  coûte  leur 
sagesse  et  jusqu'où  ils  peuvent  aller  quand  ils  s'en  affranchissent. 
Des  gens  habituellement  sobres  et  tempérans  deviennent  à  l'occa- 
sion des  buveurs  et  des  mangeurs  d'une  capacité  pantagruélique. 
A  certaines  noces  ce  qu'on  vide  de  bouteilles  et  ce  qu'on  consomme 
de  mnde  est  elïrayant.  Hooft  trouve  ces  excès  dignes  des  animaux 
les  plus  immondes,  et  il  compare  à  ce  propos  Amsterdam  «  à  l'ile 
de  Circé  où  les  hommes  sont  changés  en  pourceaux.  »  Dans  les  pre- 
miers temps,  aux  jours  de  fête  des  corporations  militaires  ou  artis- 
tiques, les  repas  étaient  d'une  frugalité  extrême  :  quelques  harengs, 
quelques  pots  de  bière  en  faisaient  tous  les  frais.  Par  la  suite,  ce 
sont  des  ripailles  qui  se  prolongent  outre  mesure  :  à  Harlem,  pour 
le  tirage  des  loteries  organisées  par  la  Gilde  de  Saint-Luc,  les  asso- 
ciés passent  trois  jours  pleins  à  table,  et  les  grandes  toiles  de  "\'an  | 
der  Hclst  nous  édifient  sur  les  dimensions  des  cornes  à  boire  que  '^ 
vident  les  membres  de  la  garde  civique  et  sur  la  contenance  des 
tonneaux  qui  sont  défoncés  pour  eux.  Aussi,  après  de  telles  liba- 
tions, les  yeux  de  ces  braves  gens  sont-ils  singulièrement  allumés 
et  leurs  carnations  luisantes  et  rubicondes. 

'Du  moins,  on  ne  les  accusera  pas  d'hypocrisie  ;  tout  cela  se  passe  f 
au  grand  jour.  Ce  sont  des  écrivains  hollandais  qui  nous  racontent 
ces  prouesses  et  des  peintres  hollandais  qui  en  ont  transmis  le  sou- 
venir à  la  postérité.  Si  nombreuses,  du  reste,  que  soient  ces  images, 
elles  ne  tiennent  cependant  qu'une  place  assez  restreinte  en  regard 
de  l'énorme  quantité  de  portraits,  —  ceux-là  pleins  de  con\enancc 
et  irréprochables,  —  qui  ont  été  peints,  gravés  ou  dessinés  en  Hol- 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE.  779 

lande  à  cette  époque.  Jamais,  en  aucun  lieu  du  monde,  on  n'arrive- 
rait au  total  qu'ils  ont  atteint  dans  ce  petit  pays.  Toutes  les  classes, 
toutes  les  professions  figurent  dans  cette  vaste  iconographie,  et  ce 
qui  peut  servir  à  caractériser  les  modèles,  leurs  goûts,  leurs  occu- 
pations Y  est  soigneusement  noté,  mis  en  lumière.  Il  ne  faut  pas 
qu'on  puisse  avoir  la  moindre  incertitude  à  cet  égard.  Le  marchand, 
assis  à  son  comptoir,  est  entouré  de  ses  livres  de  compte  ;  le  calli- 
graphe,  en  face  de  son  papier,  taille  sa  plume;  l'ingénieur  ou  le 
constructeur  de  navires  sont  occupés  à  tracer  leurs  plans  ;  l'archi- 
tecte tient  une  équerre  à  la  main  ;  à  côté  de  l'orfèvre  se  voient  des 
ouvrages  sortis  de  son  atelier  ;  le  prédicateur  appuie  de  son  geste 
ses  argumens  théologiques  ;  l'amiral  exerce  son  commandement  sur 
son  vaisseau,  et  une  des  batailles  navales  auxquelles  il  a  pris  part 
sert  de  fond  au  tableau.  Le  plus  souvent  encore  ces  portraits  ne 
sont  pas  isolés  ;  ceux  des  femmes  font  pendans  à  ceux  de  leurs  ma- 
ris ou  bien  les  deux  époux  sont  ensemble  sur  la  même  toile  comme 
pour  témoigner  de  l'union  du  ménage.  Parfois  même  toute  la  famille 
est  groupée  autour  des  parens,  les  enfans  mariés  avec  leurs  com- 
pagnes, d'autres  dessinant  ou  faisant  de  la  musique,  les  plus  jeunes 
avec  leurs  jouets.  A  l'occasion  et  afin  de  compléter  la  ressemblance, 
la  nourrice  du  dernier  né  ou  quelque  >leux  serviteur  dont  les  che- 
veux ont  blanchi  au  service  de  la  famille,  prennent  place  à  côté 
d'elle,  dans  le  salon  qu'elle  occupe  ou  dans  la  campagne,  en  vue 
du  domaine  qui  lui  appartient.  Avec  plus  ou  moins  de  goût  dans 
l'ordonnance,  l'image  du  moins  est  très  sincère,  très  exacte  et  d'une 
vérité  absolument  irrécusable. 


On  le  voit,,  cet  art  est  bien  la  représentation  fidèle  de  la  nation 
et  de  sa  vie,  et  ses  peintres  en  ont  traduit  avec  une  fideUté  scru- 
puleuse les  différcns  aspects.  INous  avons  montré  ici  mZ-me  (1) 
qu'il  serait  possible  de  constituer  avec  leurs  œuvres  et  celles  de 
leurs  graveurs  les  élémens  d'une  histoire  figurée  où  tous  les  évé- 
nemens  un  peu  saillans  seraient  retracés.  On  sait  aussi  que  chez 
ce  peuple,  où  l'esprit  d'association  a  tenu  une  si  grande  place  et 
fait  de  si  grandes  choses,  les  toiles  importantes  exécutées  pour  les 
salles  de  réunion  des  diverses  corporations  forment  en  quelque 
sorte  une  suite  ininterrompue  de  documcns  officiels  où  l'on  retrouve 
le  passé  de  chaque  ville,  le  souvenir  de  ses  institutions  et  des 
hommes  marquans  qu'elle  a  produits.  Les  artistes,  d'ailleurs, 
n'avaient  plus  d'autres  patrons  que  les  municipalités  ou  les  par- 
ticuliers. Avec  la  disparition  du  clergé  catholique,  les  commandes 

(1)  Voir,  dans  la  Revue  du  15  août  1880,  Van  Mander  et  son  Livre  des  peintres. 


"80  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  tableaux  destinés  à  orner  les  édifices  religieux  avaient  cessé. 
Les  princes  de  la  maison  d'Orange  n'étaient  pas  non  plus  de  grands 
protecteurs  pour  les  arts,  et  Frédéric-Henri,  qui  cominença  à  s'y 
intéresser,  fut  le  premier  qui  s'occupa  de  bâtir,  de  meubler  et  d'or- 
ner ses  palais.  Encore  ses  goûts  le  portaient-ils  plutôt  vers  les  Fla- 
mands que  vers  ses  compatriotes.  C'est  par  Yan  Dyck  qu'il  voulait 
faire  exécuter  son  portrait,  et  quand  Amélie  de  Solms,  la  veuve  de 
ce  prince,  se  proposa  dans  ladécoration  delà  MahonduBoh  d'hono- 
rer la  mémoire  de  son  mari,  elle  se  crut  obligée  d'associer  aux  pein- 
tres hollandais  des  artistes  d'Anvers,  comme  Van  Thulden  et  Jor- 
daens,  en  attribuant  à  ce  dernier  la  plus  grosse  part.  Comme  elle, 
les  riches  bourgeois  et  les  lettrés  inclinaient  de  ce  côté.  Huygens, 
Huoft,  Vondel  lui-même,  ne  voient  rien  au-dessus  de  Rubens,  et 
aucun  d'eux  n'a  compris  Rembrandt,  qu'ils  ne  nomment  même  pas 
dans  leurs  écrits.  Comme  s'il  avait  honte  de  le  faire,  Vondel  se  con- 
tente de  le  désigner  dédaigneusement  sous  l'appellation  de  «  fils 
des  ténèbres.  » 

Avec  les  Flamands,  les  amateurs  qui  se  piquaient  de  distinction 
préféraient  collectionner  des   tableaux  italiens  ;  c'était  comme  un 
brevet  de  supériorité  en  matière  de  goût  qu'ils  s'attribuaient  ainsi. 
Les   ouvrages  des   écoles   italiennes  •  étaient  donc  recherchés  et 
assez  abondans  à  Amsterdam  dès  le  commencement  du  xvii«=  siècle. 
Mais  les  connaisseurs  en  ce  genre  étant  assez  rares,  les  marchands 
qui  faisaient  ce  trafic  vendaient  souvent  des  copies  pour  des  origi- 
naux et  il  arriva  plus  d'une  fois  qu'après  des  fraudes  pareilles  ceux 
des  artistes  hollandais  qui  avaient  séjourné  en  Italie  furent  appelés 
à  vérifier  leurs  attributions  fantaisistes,  dans  des  expertises  provo- 
quées parles  tribunaux.  Ces  ilalù/msans  étaient,  au  surplus,  parmi 
les  Hollandais  le  plus  en  vogue,  ceux  qui  plaçaient  le  mieux  leurs 
tableaux.  Aux  gens  incapables  d'apprécier  le  mérite  de  la  peinture 
elle-même,  ils  offraient  des  sujets  plus  nobles, plus  en  rapport  avec 
les  traditions  rerues    et    des   épisodes  historiques  ou  littéraires 
prêtant  à  des  commentaires  qui  leur  permettaient  de  faire  parade 
de  leur  proj)re  instruction.  De  même  pour  les  paysagistes,  ceux 
qui  avaient  été  chercher  au  loin  leurs  inspirations  étaient  les  plus 
goûtés.  En  regard  des  sites  accidentés,  des  perspectives  savantes, 
des  ruines  et  des  figures  empruntées  à  la  mythologie  ou  à  la  lîible 
qu'ils  introduisaient  dans  leurs  ouvrages,   la  nature  hohandaise 
paraissait  trop  simple,  trop  humble  pour  mériter  d'être  reproduite; 
pour  ceux  qui  n'en  comprenaient  pas  les  beautés,  c'était  déjà  ti-opde 
l'avoir  sous  leurs  yeux.  Comme  toujours,  du  reste,  les  talens  les  plus 
vulgaires  rencontraient  des  admirateurs  parmi  ces  prétendus  con- 
naisseurs, qui,  en  fait  d'art,  apprécient  surtout  l'exécution  j)olie  et 
minutieuse  à  l'excès,  les  trompe-l'œil  et  toutes  les  vaines  parades 


i 


AMSTERDAJM    ET    LA    HOLLANDE.  781 

d'une  virtuosité  banale  qui  leur  semble  le  triomphe  de  la  peinture. 
Grâce  à  eux,  la  fortune  des  petits-maîlres  de  l'école  de  Leyde 
était  assurée,  et  les  anecdotes  sur  leur  conscience,  sur  la  merveil- 
leuse habileté  de  leurs  imitations,  sur  tous  les  prétendus  prodiges 
de  difficultés  vaincues,  stimulaient  la  vanité  des  possesseurs  de 
leurs  tableaux  et  haussaient  d'autant  les  prix  qu'en  pouvaient  de- 
mander leurs  auteurs.  Après  Gérard  Dow  allaient  venir  les  Micris, 
les  Van  der  WerfTet  les  Lairesse.  Quant  aux  artistes  sincères,  ori- 
ginaux, qui,  avec  plus  de  talent,  avaient  des  aspirations  plus  éle- 
vées, ils  éprouvaient  quelque  peine  à  se  tirer  d'aiïaire. 

On  s'étonne  parfois  de  voir  dans  les  tableaux  de  genre  hollan- 
dais la  grande  quantité  de  peintures  qui  garnissent  les  intérieurs 
les  plus  modestes  et  les  publications  les  plus  récentes  d'inventaires 
de  cette  époque  nous  prouvent  qu'il  n'était  pas  rare  de  rencontrer 
de  véritables  collections  même  dans  les  maisons  de  simples  bour- 
geois. Il  semblerait  qu'à  ce  compte  tous  les  artistes  pussent  trou- 
ver à  vendre  avantageusement  leurs  productions.  Mais  les  prix  tout 
à  fait  dérisoii'os  auxquels  sont  estimés  la  plupart  de  ces  ouvrages  et 
ceux  auxquels  ils  sont  adjugés  dans  les  ventes  publiques  accusent 
tristement  la  réalité.  Pour  quelques  florins  on  pouvait  se  procurer 
des  toiles  signées  de  .1.  Steen,  de  P.  de  Hooch,  de  Yermecr  de  Délit 
ou  de  paysagistes  tels  que  Van  Goyen,  A.  Van  der  Neer,  J.  Van 
Ruisdael,  Hobbema  et  d'autres  encore,  tandis  qu'un  seul  de  leurs 
tableaux  est  souvent  payé  de  nos  jours  plus  cher  que  le  total  des 
gains  que  chacun  d'eux  a  pu  faire  pendant  toute  son  existence. 
Aussi,  besogneux  et  délaissés  de  leurs  contemporains,  la  plupart 
de  ces  peintres  vivent  et  meurent  misérables.  Les  plus  avisés  cher- 
chent à  s'assurer  un  gagne -pain  en  exerçant  à  côté  de  leur  art 
quelque  profession  qu'ils  jugent  plus  rémunératrice.  Van  Goyen 
spécule  sur  les  tableaux  anciens,  sur  les  maisons  et  sur  les  tulipes  ; 
Steen,  son  gendre,  exploite  deux  brasseries  qu'il  a  prises  en  loca- 
tion ;  Hobbema  est  jaugeur- juré  pour  les  Uquides  débarqués  à 
Amsterdam  ;  Jan  Van  de  Cappelle,  le  célèbre  peintre  de  marine, 
est  teinturier  ;  P.  de  Ilooch  vit  dans  un  état  de  quasi-domesticité 
chez  un  maître  qui  se  réserve  la  propriété  d'un  certain  nombre  de 
ses  tableaux  ;  Vermeer  donne  les  siens  en  gage  chez  son  boulanger 
et  son  tailleur;  enfin,  beaucoup  d'entre  eux,  et  des  plus  grands, 
comme  Rembrandt,  Hais  et  Ruisdael,  finissent  à  l'hôpital  ou  figu- 
rent sur  la  liste  des  insolvables. 

C'est  l'honneur  de  ces  peintres  d'avoir  persévéré  dans  leurs  voies 
en  dépit  du  goût  public.  Vivant  entre  eux,  ils  se  soutenaient  nm- 
tucllement  et  trouvaient  dans  la  pratique  de  leur  art  des  satisfac- 
tions supérieures  aux  approbations  de  la  foule.  Leur  patrie  qui  les 
a  méconnus  leur  doit  aujourd'hui  ses  renommées  artistiques  les 


782  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

plus  hautes.  N'accusons  pas  trop,  du  reste,  leurs  contemporains. 
Gomment  auraient-ils  pu  apprécier  des  formes  d'art  si  nouvelles? 
Loin  de  se  rattacher  aux  traditions,  elles  semblaient  faites  pour 
dérouter  toutes  les  opinions  reçues.  Ce  n'est  que  peu  à  peu,  avec 
le  temps,  que  l'école  hollandaise  a  conquis  la  place  qu'elle  occupe 
aujourd'hui,  et  il  est  bon  de  rappeler  ici  que  c'est  un  critique  fran- 
çais, Thoré,  qui,  par  son  enthousiasme  passionné,  a  le  plus  contri- 
bué à  la  lui  donner. 

Pom-  ce  qui  touche  Rembrandt,  en  particulier,  nous  ne  devons 
pas  nous  étonner  outre  mesure  de  la  situation  misérable  où  il  était 
tombé  vers  la  fin  de  sa  vie.  Il  ne  laut  pas  oubher  que  cet  homme, 
qui,  pendant  longtemps,  a  été  représenté  par  la  légende  comme 
un  avare  était,  en  réalité^,  un  prodigue,  toujours  prêt  à  s'endetter 
pour  satisfaire  sa  curiosité  de  collectionneur;  que,,  sans  compter  et 
avec  l'imprévoyance  d'un  enfant,  il  continuait  à  contracter  des  en- 
gagemens  qu'il  était  incapable  de  tenir.  C'en  était  assez  pour  éloi- 
gner de  lui  tous  ceux  de  ses  contemporains  qui,  jugeant  sa  con- 
duite à  un  point  de  vue  strictement  commercial,  ne  croyaient  pas 
que  son  talent  lui  conférât  le  droit  de  ne  pas  s'acquitter  vis-à-vis 
de  ses  créanciers.  Joignez-y  son  humeur  casanière,  son  caractère 
un  peu  ombrageux,  ses  goiits  et  sa  manière  de  vivTe,  qui,  aux 
yeux  des  gens  corrects,  passaient  pour  des  excentricités,  enfin  la 
nature  même  de  son  talent  et  son  dédain  pour  le  genre  de  peintm'e 
qui  tendait  de  plus  en  plus  à  prévaloir  autoui;  de  lui.  Il  n'en  fallait 
pas  tant  pour  expliquer  des  disgrâces  qui,  à  distance,  nous  parais- 
sent incompréhensibles,  notre  admiration  pour  son  génie  nous  pous- 
sant à  charger  ses  contemporains  de  responsabihtés  que  seul  il  doit 
encourir.  Peut-être  môme,  à  le  bien  prendre,  a-t-il  mieux  valu 
pour  lui-même  que,  curieux  comme  il  l'était,  toujours  disposé  à 
augmenter  ses  collections,  ses  manies  fussent  un  peu  tenues  en 
bride.  Obligé,  après  la  vente  de  ses  biens,  de  se  replier  sur  lui- 
même,  il  allait,  dans  l'austère  nudité  de  son  atelier,  mettre  un  peu 
moins  à  contiùbution  les  oripeaux  et  les  turquerics  auxquels  il 
s'était  complu  jusque-là,  viser  de  plus  en  plus  à  l'expression  des 
senthiiens  et  atteindre  dans  ses  derniers  ouvrages  une  élévation 
qui  leur  assure  un  prix  inestimable.  Il  n'est  que  juste  de  recon- 
naître, à  son  honneur,  qu'en  dépit  des  épreuves  et  des  tristesses 
qui  accablèrent  la  fin  de  sa  vie,  son  énergie  et  son.  opiniâtreté  au. 
travail  demeurèrent  entières,  et  que,  paj*  ce  côté,,  du  moins,,  il  est 
resté  profondément  Hollandais. 

Grâce  à  lui  et  à  quelques-uns  des  maîtres  que  nous  avons  déjà, 
cités,  —  et,  entre  tous,  il  convient  de  nommer  Ruisdael,  dont  la 
destinée,  aussi  douloureuse  que  celle  de  Rembrandt,  fut  certaine- 
ment encore  plus  imméritée,  —  aucune  gloire  n'aura  manqué  à 


I 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE.  78 S 

rtcole  hollandaise.  A  côté  des  artistes  posés,  irréprochables,  qui, 
avec  une  exécution  accomplie,  répondent  à  la  moyenne  du  goût  qui 
dominait  alors,  ces  indépendans  apportent  à  l'École  un  appoint  d'im- 
prévu et  d'originalité  qui  complète  un  ensemble  où  tous  les  genres, 
comme  tous  les  talens  sont  représentés,  où  la  suprême  poésie  et  le 
génie  lui-même  jettent  un  si  radieux  éclat.  Ainsi  qu'on  l'a  remar- 
qué d'ailleurs,  cette  riche  floraison  s'épanouit  un  peu  partout  en 
Hollande,  presque  simultanément,  et  il  n'est  pas  d'époque,  ni  do 
pays  où,  dans  un  intervalle  aussi  restreint  de  temps  et  d'espace, 
on  en  ait  vu  paraître  d'aussi  abondante,  ni  d'aussi  variée.  A  cet 
égard  encore,  Amsterdam,  ainsi  qu'elle  l'avait  fait  pour  son  com- 
merce, devait  rcoueilhr  le  bénéfice  d'efforts  antérieurs  tentés  à 
Utrecht,  à  Harlem,  à  Leyde,  à  Alkmar,  à  Delft  ou  à  La  Haye. 
Sa  gilde  de  Saint-Luc  n'avait  jamais  eu  l'importance,  ni  l'ac- 
tivité, ni  la  cohésion  que  les  associations  artistiques  de  plusieurs 
de  ces  villes  avaient  montrées.  Le  mode  même  de  recrutement  de 
son  personnel  en  iait  foi.  Jusqu'au  21  octobre  165i,  sa  composition 
était  restée  assez  bigarrée,  et  à  côté  des  peintres  et  des  sculpteurs, 
les  vitriers,  les  tapissiers,  les  brodeurs  et  d'autres  corps  de  métiers 
y  étaient  admis.  Mais,  avec  le  temps,  V Athènes  du  nord,  comme 
l'appelaient  ses  lettrés,  avait  successivement  attiré  à  elle  la  plupart 
des  artistes  éminens  qui  s'étaient  formés  dans  d'autres  centres.  H 
n'en  est  guère,  en  effet,  qui  n'y  aient  fait  un  séjour  plus  ou  moins 
prolongé  et  qui  n'y  aient  cherché  la  consécration  de  leur  renom- 
mée. C'est  là  que  la  population  était  la  plus  nombreuse  et  la  plus 
riche,  c'est  là  aussi  que  dans  les  édifices  publics  ou  parmi  les  ama- 
teurs qui  y  abondaient,  on  pouvait  espérer  un  résultat  plus  fruc- 
tueux de  son  travail.  Aujourd'hui  encore,  malgré  tant  d'œuvres 
intéressantes  qui  lui  ont  été  enlevées  pour  être  dispersées  dans 
toute  l'Europe,  à  Amsterdam  mieux  qu'ailleurs,  on  comprend  que 
la  peinture  a  été  par  excellence  l'art  national  de  la  Hollande,  celui 
qui  a  le  mieux  Iraduit  ses  aspirations  et  sa  vie.  Elle  reste  une  des 
manifestations  les  plus  glorieuses  d'un  peuple  qui,  à  tant  de  titre?, 
s'est  fait  une  grande  place  dans  l'histoire.  La  justice  que  nous  ren- 
dons à  ses  peintres,  nous  la  devons  aussi  à  ses  graveurs,  car  à  côté 
de  ceux  qui  se  sont  appliqués  avec  autant  de  conscience  que  de 
succès  à  reproduire  les  œuvres  de  leurs  confrères,  on  compte  en 
nombre  au  moins  égal  des  artistes  originaux  qui  ont  exprimé  avec 
leur  pointe  leurs  propres  créations,  à  commencer  par  Lucas  de 
Leyde.  11  n'est  pas  besoin  de  rappeler  ici  que  Rembrandt,  aussi 
inventif,  aussi  fécond,  aussi  puissant  dans  ses  eaux-lortes  que  dans 
ses  tableaux,  a  renouvelé  les  conditions  de  la  gravure  et  prodi- 
gieusement agrandi  son  domaine. 
En  comparaison  de  ces  deux  arts,  les  autres  pâHssent  ou  s'effa- 


784  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cent.  hpvH  avoir  été  autrefois  très  on  honneur  dans  les  Pays-Bas  et 
avoir  produit  sous  les  ducs  de  Bourgogne  des  maîtres  qui  jouissaient 
d'une  légitime  célébrité,  la  musique  était  bien  déchue  de  son  an- 
cienne splendeur.  Tandis  qu'en  AUemngne  la  réforme  lui  donnait 
une  vie  nouvelle,  elle  se  trouvait  en  Hollande  à  peu  près  réduite 
au  seul  chant  des  Psaumes.  C'est  en  vain  que  Voëtius,  à  l'inaugu- 
ration de  la  IJ/tule  école  d'Utrecht  en  1636,  représentait  cet  art 
comme  un  don  de  Dieu  et  que  Huygens  s'appliquait  à  en  relever 
l'exécution  dans  les  temples  protestans;  elle  déclinait  peu  à  peu,  à 
ce  point  qu'on  ne  trouvait  même  plus  dans  tout  le  pays  un  seul 
imprimeur  pour  publier  les  productions  musicales.  Tout  «  en  se 
mêlant  de  ce  beau  métier  jusqu'à  la  composition,  »  Huygens  s'ex- 
cuse de  «  n'être  qu'un  roi  borgne  au  milieu  des  aveugles  (1),  »  et  il 
est  obligé  de  recourir  à  un  imprimeu''  de  Paris  pour  éditer  ses  ou- 
vrages. On  citait  bien  encore,  il  est  vrai,  à  Leyde,  l'organiste  Cor- 
nelis  Schuyt,  auteur  de  plusieurs  recueils  de  madrigaux  ;  à  Harlem, 
le  compositeur  Albert  Ban,  dont  Descartes  dans  ses  lettres  au  père 
xMersenne  discutait  les  théories,  et  à  Amsterdam  les  trois  généra- 
tions des  Sweelinck  ;  mais  c'était  à  peu  près  tout.  Si  elle  ne  pro- 
duisait presque  plus  de  maîtres  originaux,  la  musique  du  moins 
comptait  toujours  comme  un  passe-temps  assez  répandu.  Les  hôtes 
des  tripots  et  les  désœuvrés  des  compagnies  galantes  qu'ont  repré- 
sentés les  peintres  de  société  n'y  prêtent  pas,  il  faut  l'avouer,  une 
bien  grande  attention,  et  les  exécutans  avinés  qui  y  figurent  ne  font 
guère  que  grossir  le  vacarme  de  ces  réunions  équivoques.  De 
même,  dans  les  tableaux  de  Ter  Borch  ou  de  Metsu,  comme  dans 
la  scène  du  Malade  imaginaire,  la  musique  n'est  souvent  qu'un 
prétexte  à  de  tendres  propos  entre  le  professeur  et  l'élève.  Mais 
parfois  aussi  ces  peintres  nous  montrent  un  jeune  homme  avec  une 
guitare  ou  une  basse,  une  jeune  femme  à  son  clavecin  ou  avec  son 
luth,  charmant  leur  solitude  en  jouant  une  gavotte,  ou  accompa- 
gnant quelque  chanson  française  k  la  mode  du  jour:  le  Petit  sot  de 
Bordeaax,  la  Moslarde  nouvelle,  la  Boisvinette  ou  BeVe  Iris. 

Quant  à  la  sculpture,  elle  compte  à  peine  en  Hollande.  Cet  art 
y  est  trop  peu  favorisé  par  le  climat,  par  les  habitudes  ;  il  ne  s'y 
accorde  ni  avec  le  parti-pris  de  réalisme  qui  domine  en  peinture, 
ni  avec  le  rigorisme  de  la  religion.  Le  choix  des  formes  et  les  études 
du  corps  humain  qu'il  suppose,  comment  s'en  assurerait-il  le  bé- 
néfice? Sans  crainte  d'un  scandale  public,  il  eût  été  bien  difficile, 
presque  impossible  de  se  procurer  des  modèles,  et  quels  modèles  ! 
Les  artistes  revenus  d'Italie  avaient  bien  essayé  de  modifier  à  ce 
sujet  les  usages  régnans,  mais  sans  pouvoir  de  longtemps  y  par- 
Ci)  Lettre  à  de  Villinrs.  20  octobre  1656. 


I 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE.  785 

venir.  Dans  ces  conditions,  les  sculpteurs  ne  trouvaient  ni  juges, 
ni  occasions  d'exercer  leur  talent.  Aussi  la  Hollande  n'en  a-t-elle 
produit  qu'un  très  petit  nombre.  Artus  Quellinus,  qui  travailla  à 
Amsterdam,  était  originaire  d'Anvers,  et  de  Jansz  Vinckenbrinck, 
sur  lequel  M.  Franken  a  récemment  publié  une  intéressante  no- 
tice (1),  à  part  sa  chaire  à  prêcher  de  la  Nieuwe  Kerk  (1620),  on 
ne  connaît  guère  que  de  petits  ouvrages  qui  relèvent  plutôt  de  l'or- 
nementation que  de  la  statuaire.  Le  plus  en  vue  des  sculpteurs 
hollandais,  Hendrick  de  Keyser,  est  encore  plus  connu  comme  ar- 
chitecte. Ses  Renommées  du  tombeau  de  Guillaume  le  Taciturne  à 
Délit  (1621)  dénotent  cependant  une  certaine  entente  du  style  dé- 
coratif. Quant  à  son  Érasme  de  Rotterdam  (1622),  c'est  la  seule 
statue  de  lui  où  l'on  puisse  signaler  un  sentiment  personnel.  Cette 
fois,  du  moins,  il  a  accepté  franchement  les  élémens  que  lui  four- 
nissait la  réalité,  et  il  a  su  en  tirer  parti  en  représentant  le  sceptique 
érudit,  avec  ses  traits  fins  et  sa  physionomie  un  peu  narquoise, 
vêtu  d'une  robe  de  docteur,  la  barrette  sur  la  tète  et  un  livre  à  la 
main. 

Les  architectes  n'étaient  guère  plus  favorisés  que  les  sculpteurs; 
tandis  que  les  modèles  manquaient  à  ceux-ci,  c'est  la  matière  elle- 
même,  la  pierre  et  le  bois,  qui  faisait  défaut  aux  premiers.  Aussi, 
en  dehors  des  constructions  privées,  n'ont-ils  rien  produit  de  bien 
original.  La  plupart  des  églises  ou  des  couvens  qui  avaient  été 
élevés  en  Hollande  au  moyen  âge  ont,  il  est  \Tai,  été  ravagés  ou 
détruits  pendant  la  tourmente  de  1566;  mais  ceux  de  ces  monu 
mens  qui  subsistent  encore,  comme  la  cathédrale  d'Ltrecht,  celles 
de  Gouda  et  de  Rotterdam  et  Saint-Bavon  de  Harlem,  ne  sont  guère 
remarquables  que  par  leurs  dimensions;  ils  n'ont  rien,  en  tout  cas, 
de  la  légèreté  ni  de  la  richesse  de  décoration  de  certaines  églises 
des  Flandres.  Au  moment  de  la  renaissance,  les  formes  s'étaient 
modifiées  et  plusieurs  édifices  construits  alors,  telle  que  la  halle 
des  bouchers  et  l'hôtel  de  ville  de  Harlem,  celui  de  Middelbourçr, 
le  palais  des  états  à  Hoorn  et  la  maison  du  Poids  à  Devonter,  sans 
être  d'un  style  bien  pur,  présentent  du  moins  de  la  diversité  et 
quelque  invention.  La  brique  y  tient  généralement  la  plus  grande 
place  et  les  bandeaux,  les  moulures  et  les  encadremens  des  baies 
sont  seuls  en  pierre  de  taille.  Plus  tard,  la  construction  de  l'hôtel 
de  ville  d'Amsterdam  devait  montrer  l'impuissance  à  kuiuelle  était 
réduite  l'architecture  hollandaise.  Quand  cette  construction  (ui 
décidée,  les  magistrats  résolurent  d'en  faire  un  monument  en  rap- 
port avec  l'importance  et  la  richesse  de  la  cité.  Les  doctrines  ita- 

(1)  Oud-HoUand;  1887.  p.  l.l 

TOME  xcvi.  —  1889.  50 


786  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

liennes  étaient  alors  à  la  mode,  et  la  traduction  des  œuvres  de  Serlio 
avait  contribué  à  les  répandre.  Hendrick  de  Keyser,  qui  fut  chargé 
de  ce  travail,  eut  à  sa  disposition  un  crédit  considérable,  et  les  dé- 
penses montèrent  au  total  de  7,825,000  florins  (1).  Tous  les  maté- 
riaux lurent  tirés  du  dehors  :  on  abattit  en  Norvège  des  forêts  en- 
tières pour  les  pilotis  ;  les  blocs  de  pierre  venaient  de  Bentheim  ou 
de  Brème  et  les  marbres  d'Ecosse.  Mais  il  faut  bien  le  reconnaître, 
ce  cube  énorme,  régulièrement  percé  de  fenêtres,  sans  divisions 
ni  saillies  bien  marquées,  dépourvu  de  jardin,  de  cour  d'hon- 
neur et  d'entrée  principale,  constitue  un  édifice  d'une  simplicité 
architecturale  par  trop  élémentaire,  qui  manque  absolumeint  de 
style  et  ne  répond  guère  à  la  dépense  faite. 

En  revanche,  à  Amsterdam  môme,  on  peut  signaler  dans  un 
grand  nombre   d'habitations  particulières  des  spécimens  d'un  art 
local  ayant  un  caractère  mieux  accusé.  11  semble  à  première  vue 
que  ces  maisons  de  hautem'  généralement  égale,  rangées  symétri- 
quement de  chaque  côté  des  canaux,  sont  toutes  pareilles.  Mais  en 
dépit  de  cette  similitude  apparente,  quand  on  y  regarde  de  plus 
près,  chacune  a  sa  physionomie  particulière  et  nous  révèle  quelque 
chose  des  habitudes   ou  des  occupations  de  celui  qui  y  demeure. 
Sur  les  façades  historiées  qui  découpent  sur  le  ciel  la  silhouette 
de  leurs  pignons  taillés  en  gradins  ou  ai"rondis  en   volutes,  des 
ornemens,  des  devises,  des  attributs  variés  rappellent  sa  profes- 
sion, ses  goûts,    ses  opinions  politiques  ou    ses   croyances  reli- 
gieuses. Entrez  dans  ces  logis,  généralement  de  proportions  assez 
restreintes,  môme   dans  les  quartiers  aristocratiques  ;  vous  serez 
frappé  du  bon  parti  qu'on  a  tiré  de  leur  emplacement  et  du  confor- 
table qui  y  règne.  Avec  une  certaine  analogie  dans  leur  distribution, 
vous  remarquerez  la  propreté  de  tous  et  le  luxe  sans  ostentation 
de  quelques-uns,  ces   cuivres   toujours   reluisans,  ces   marbres 
variés  qui  garnissent  les  parois  ou  qui  forment  le  dallage  des  anti- 
chambres, ces  escaliers  dont  les  rampes  sont  sculptées  en  plein 
dans  le  palissandre,  l'acajou  et  les  bois  les  plus  précieux.  Les  pein- 
tres d'intérieur  nous  ont  familiaa-isés  avec  le  mobilier  de  ces  appai*- 
temens  où  chaque  chose  est  en  ordre,  à  sa  place  hal)ituelle.  Les 
tableaux  en  font  le  principal  ornement.  Placés  un  peu  haut,  au- 
dessus  des  boiseries,  des  cuirs  gaufrés  ou  des  carreaux  de  faïence 
dont  sont  revêtues  les  murailles,  ce  sont  des  peintures  de  dimen- 
sions moyennes,  lumineuses  et  claires  pom*  être  bien  vues  sous 
une  lumière  avai-e,  cncoi*e  tamisée  par  les  arbres  du  quai  voisin. 
D'ordinaire,  leur  exécution  est  soignée,  et  leur  lini  précieux,  bien 
digne  de  la  patrie  do  Lcuwenhoeck  et  de  Swammordam,  est  tel 

(1)  Un  peu  plus  de  16.400,000  francs;  chiffre  énorme  pour  cette  époque. 


AMSTERDAM  ET  LA  HOLLANDE.  787 

que  le  possesseur  a  toujours  chance  en  les  regardant  d'y  découvrir 
quelque  détail  nouveau  qui  n'avait  pas  encore  frappé  ses  regards. 
Ceux  qui,  malgré  la  modicité  du  prix  des  tableaux,  n'ont  pu  s'en 
payer  le  luxe  ont  du  moins  quelques  gravures.  Plus  souvent  encore 
des  cartes  géographiques  sont  étalées  aux  murs.  Le  commerçant 
peut  à  loisir  y  étudier  les  pays  ouverts  à  son  négoce,  choisir  la 
place  des  comptoirs  qu'il  veut  établir  ou  chercher  sur  la  route  indé- 
finie des  mers  la  marche  de  ses  vaisseaux.  Dans  chaque  famille, 
d'ailleurs,  il  y  a  toujours  quelque  fils,  quelque  parent,  quelque 
ami  qu'on  aime  à  suivre  pendant  qu'il  navigue  au  loin,  peut-être 
dans  ces  régions  glacées  dont  les  mystérieuses  étendues  restent 
encore  vides  d'indications.  Le  long  des  parois,  des  chaises  correc- 
tement espacées,  ou  bien  une  de  ces  soUdes  armoires  aux  mou- 
lures noires  et  saillantes;  sur  les  dressoirs,  des  aiguières  ou  des 
vases  d'argent  ciselés  par  quelque  habile  orfèvre  du  pays,  tels  que 
J.  Lutma  ou  Adam  van  Vianen,et  çà  et  là  des  objets  précieux  rap- 
portés des  Indes,  des  laques,  des  ivoires  finement  travaillés,  des 
tapis  de  Perse,  des  porcelaines  de  la  Chine  ou  du  Japon  qu'on  com- 
mence à  collectionner  et  à  côté  desquelles  les  faïences  de  la  fabri- 
cation de  Delft  ne  feront  pas  trop  mauvaise  figure.  En  somme,  peu 
d'inutiUtés  et  encore  moins  d'encombrement.  Le  jardinet  attenant 
à  l'habitation  est,  comme  elle,  propret,  bien  tenu,  garni  de  fin 
gravier  dans  les  allées,  avec  quelques  arbustes  aux  feuilles  lustrées 
et  des  fleurs,  des  tulipes,  des  anémones,  des  narcisses,  toutes  ces 
plantes  bulbeuses  auxquelles  convient  si  bien  le  sol  de  la  Hollande 
et  dont  elle  faisait  dès  lors  un  important  commerce. 

Ces  maisons,  dont  Van  der  Heydcn  a  si  fidèlement  reproduit  l'as- 
pect, sont  incessamment  lavées,  peintes  et  repeintes  chaque  année, 
avec  cette  propreté  minutieuse,  proverbiale,  dont  le  souci  semble 
exagéré,  mais  qui,  en  réalité,  est  commandée  par  l'expérience  et 
les  conditions  mêmes  de  la  vie  dans  ce  pays.  Tout,  on  le  voit,  in- 
dique l'ordre,  le  soin,  la  prévoyance;  tout  porte  la  marque  de  cet 
esprit  net,  sensé,  pratique  dont  nous  nous  sommes  appliqué  à  re- 
lever ici  les  nombreux  témoignages.  Ces  façades  alignées,  ces  ran- 
gées d'arbres  plantés  régulièrement  le  long  des  quais,  ces  canaux 
sur  lesquels  glissent  sans  bruit  les  bateaux  qui  apportent  devant 
chaque  demeure  les  objets  nécessaires  à  la  vie,  tout  cela  aux  yeux 
de  l'étranger  peut  respirer  l'ennui  et  la  monotonie.  Le  Hollandais 
n'est  pas  blasé  sur  ce  spectacle,  et  cette  uniformité  dont  il  s'accom- 
mode est  l'image  de  sa  vie  elle-même.  Ces  biens  dont,  par  un  trop 
facile  usage,  ceux  auxquels  la  nature  les  a  dispensés  ont  désappris 
la  valeur,  c'est  à  lui-même  qu'il  les  doit,  ils  sont  son  ouvrage  ;  il 
sait  ce  qu'ils  lui  coûtent  et  ce  qu'il  a  fait  pour  les  mériter.  Ce  sol 
sur  lequel  il  vit,  ces  constructions  qui  l'abritent,  cette  mer  dont  il 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  tiré  sa  richesse,  cette  indépendance  dont  il  jouit,  tout  lui  rappelle 
une  longue  suite  d'efiorts  opiniâtres  ou  de  luttes  héroïques,  et  tout 
cela,  il  faut  encore  à  chaque  instant  le  conserver,  le  défendre,  ainsi 
qu'il  se  le  propose  dans  sa  modeste  devise  :  «  Je  maintiendrai.  » 
En  s'efïorçant  de  se  suffire  et  en  ne  comptant  que  sur  lui-même,  il 
a  donné  au  monde  de  grands  exemples.  C'est  pour  lui  et  pour  lui 
seul  qu'avaient  travaillé  des  artistes  qui  font  aujourd'hui  l'admira- 
tion de  l'univers  civilisé  et  dont  on  se  dispute  les  œuvres  à  prix 
d'or.  De  même,  en  ne  cherchant  la  vérité  et  le  bien  que  pour  lui 
seul,  il  a  mis  sa  marque  dans  la  politique,  dans  les  sciences,  dans 
sa  façon  de  comprendre  la  bienfaisance  et  la  religion. 

Tout  cela  ne  se  découvre  pas  au  premier  coup  d'œil  ;  mais  qui- 
conque a  étudié  un  peu  l'histoire  de  ce  peuple  et  cherché  à  péné- 
trer ses  mœurs  et  les  conditions  mêmes  de  son  existence,  reste 
frappé  de  sa  grandeur.  Jamais  les  qualités  qui  l'ont  faite  n'appa- 
raissent plus  évidentes  qu'à  ce  moment  de  son  passé;  jamais  elles 
n'ont  amené  des  résultats  plus  féconds,  plus  considérables.  Après 
lui  avoir  acquis  son  affranchissement,  elles  l'ont  rendu  possesseur 
d'un  empire  colonial  le  plus  vaste  qui  fut  alors  et  dont  la  domina- 
tion s'étendait  sur  près  de  30  millions  d'habitans.  Des  richesses 
qui  lui  venaient  en  même  temps,  il  a  fait  le  plus  noble  usage  en 
les  consacrant  à  la  charité,  à  l'instruction  populaire,  aux  grandes 
entreprises  de  ses  ingénieurs,  aux  encouragemens  donnés  aux 
sciences  et  aux  arts.  C'est  là  un  beau  spectacle,  un  des  plus  con- 
solans  qui  puissent  être  proposés  à  l'homme,  puisque  dans  cette 
prospérité  tout  se  tient  et  qu'elle  est  de  tout  point  conforme  à  la 
logique  et  à  la  justice.  Chez  nous,  surtout,  et  au  temps  où  nous 
sommes,  il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  reconnaître  ce  que  valent 
pour  un  pays  la  concorde,  la  solidarité  entre  les  citoyens  et  ces 
vertus  morales  qui  demeurent,  à  le  bien  prendre,  le  plus  réel  sou- 
tien d'un  état.  La  fortune  prodigieuse  à  laquelle  les  Hollandais  étaient 
alors  parvenus,  ils  n'en  semblaient  eux-mêmes  ni  fiers,  ni  éton- 
nés ;  mais  c'est  avec  un  sentiment  de  religieuse  gratitude  qu'ils  se 
plaisaient  à  en  rapporter  à  Dieu  tout  l'honneur.  Aux  approches  de 
1630,  Amersfoord  était  prise,  la  Frise  venait  d'être  délivrée  et  l'éva- 
cuation de  Bois-le-Duc  allait  achever  la  libération  complète  de  leur 
territoire.  Le  dernier  jour  de  décembre  de  l'année  1629,  le  Conseil 
des  États,  rendant  compte  des  succès  qui  en  avaient  marqué  le 
cours,  déclarait  aux  applaudissemens  de  tous  la  clôture  de  la  ses- 
sion par  ces  paroles  Araiment  mémorables:  «  Ainsi  se  termine  cette 
bienheureuse  année!  Gloire  et  honneur  en  soient  rendus,  non  à  nous, 
mais  au  Dieu  tout-puissant,  avec  notre  éternelle  reconnaissance!  » 

Emile  Michel. 


CHANTE-PLEURE 


DEUXIÈME    PARTIE    (I) 


XV. 

Paisible,  à  son  pas  de  labour,  la  Pécharde  de  l'oncle,  tirant 
après  elle  un  véhicule  informe,  moitié  jardinière,  moitié  break, 
finissait  de  gravir  la  côte  qui,  par  d'interminables  lacets,  tantôt 
surplombant  des  précipices  boisés,  tantôt  coupant  à  travers  des 
grèzes  nues  gazonnées  d'immortelles,  s'élève  de  la  vallée  de  l'Avey- 
ron,  jusqu'au  seuil  de  la  Ramadc.  Un  dernier  coup  de  collier,  un  rai- 
dillon à  franchir,  et  par  la  brèche  largement  ouverte  de  l'Aligné, 
entre  les  pins  silvestres  qui  escaladent  à  main  gauche  les  pentes 
du  Pech-Agudet,  et  les  futaies  de  charmes  et  de  rouvres  plantées 
sur  les  contreforts  de  Périllac,  la  forêt  se  découvrait  tout  entière. 
—  Immense!  —  En  long,  en  large,  aussi  loin  que  la  vue  pouvait 
aller,  rien  que  des  arbres  !  Cela  tombait,  se  précipitait  en  enton- 
noir du  haut  d'une  enceinte  circulaire  de  falaises;  et  dans  ce  tour- 
billonnement d'abîme,  les  verdures  naissantes  des  taillis,  les  tètes 
encore  dépouillées  des  vieux  hêtres,  se  dissolvaient,  tondues  en 
une  vapeur  violette,  une  poussière  d'arbres  qui  flottait.  C'était 
énorme  et  très  doux.  Plus  de  sol  ;  la  rugueuse  ossature  des  mon- 
tagnes, les  déclivités  abruptes   des  ravins,  l'arête  saillante    des 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  l'""  décembro. 


790 


RI  VUE   DES    DEUX    MONDES. 


promontoires,  disparaissaient,  enveloppées  comme  d'une  caresse 
dans  la  fluidité  de  la  vie  végétale.  C'était,  au  sortir  des  âpres  ter- 
roirs environnans,  comme  un  autre  élément  en  perspective,  une 
étendue  de  mer  ou  de  ciel,  sans  une  déchirure,  sans  un  relief  à 
travers,  toujours  pareille  !  Et  cette  douceur  continue  était  presque 
inquiétante;  on  sentait  devant  soi  l'unité  d'un  être  mystéiieux, 
étranger  à  l'homme,  hostile  peut-être... 

A  peine  si,  dans  l'infléchissement  d'un  col,  apparaissait  la  ligne 
mince,  tremblante,  d'un  pays  très  lointain,  ou  suspendue  au  bord 
des  falaises,  à  des  lieues  d'intervalle,  l'imperceptible  enclave  d'une 
maison  de  garde,  ou  bien,  plus  humble  encore,  comme  une  respi- 
ration bleue,  la  fumée  d'une  charbonnière  blottie  sous  les  futaies... 
Et  ce  peu  d'humanité  devinée  çà  et  là  faisait  la  soUtude  plus  pro- 
fonde. 

Brusquement,  la  jardinière  des  Lortal  s'engloutissait  dans  la 
pente,  emportant  Pierre  et  Cécile  et  l'oncle,  planté  de  côté  sur  le 
siège,  très  crâne,  avec  sa  blouse  bleue  qui  ballonnait  au  vent  de 
la  descente. 

La  jardinière  sombrait  et  une  autre  aussitôt  pointait  au  sommet 
du  Pas  de  l'Aligné  ;  on  la  voyait  osciller  un  moment  et  chuter  à 
son  tour,  avalée  par  la  gueule  noire  de  la  Ramade.  L'un  poussant 
l'autre,  breaks  et  charretons  plongeaient  dans  l'abîme  avec  une 
résonance  de  vie  humaine,  un  bruit  régulier,  monotone,  aussi  doux 
à  entendre  et  pas  plus  fort  à  distance  que  la  voix  des  coulans 
d'eau,  du  Rieumort,  de  la  Béoune,  qui  chantaient  dans  l'obscurité 
des  cluses. 

On  fêtait  la  Sainte-Urgèle,  ce  jour-là,  et  les  gens  des  villages  ri- 
verains, de  Paour,  d'Excelsi,  de  Saint- Jean-des-Grèzes,  se  rendaient, 
qui  à  pied,  qui  en  carriole,  à  la  vieille  chapelle  cachée  loin  de  la 
route,  au  plein  coeur  de  la  forêt. 

Les  plus  dévots,  deux  pai*  deux,  en  procession  paroissiale.  On 
entendait  comme  un  piétinement  étouffé  leur  marche  lente  sous  les 
arbres;  les  voix  montaient,  lentes  aussi,  par  intervalles,  et  les  ban- 
nières se  balançaient,  rouges,  vertes,  chargées  de  disions  d'or  bro- 
dées, de  figures  d'anges  dont  les  ailes  sjTnboliques,  frôlant  les 
taillis,  effaraient,  faisaient  s'envoler  les  oiseaux. 

Ainsi  tout  le  matin;  puis  les  ruisseaux  humains  peu  à  peu  avaient 
tari  ;  les  pèlerins,  cheminant  comme  d'imperceptibles  fourmilières 
à  travers  les  branches,  étaient  arrn  es  à  la  chapelle,  et  là,  tassés 
entre  les  murs  trop  étroits  ou  debout  sur  le  seuil,  ils  chantaient 
leurs  prières,  aussi  peu  entendues  dans  l'immensité  du  silence  que, 
bruissant  dans  le  creux  d'un  chêne,  la  musique  légère  d'un  es- 
saim... 

Le  ciel  paisible  remplissait  la  brèche,  vide,  à  présent,  de  la  fa- 


CHANTE-PLEURE.  791 

laise;  les  ronces,  foulées  aux  pieds  des  processions,  se  redressaient, 
obstruant  les  sentiers  déserts...  Même  la  forêt  était  plus  seule  ce 
jour-là,  abandonnée  par  les  charbonniers  et  les  bûcherons,  aflran- 
chie  de  la  plainte  sourde  de  la  cognée,  qui,  répercutée  au  loin, 
prolongée  par  le  multiple  écho  des  ravins,  lait  communiquer  entre 
elles  les  ventes  isolées,  hors  de  portée  de  la  voix!  Inhabités,  les 
chantiers  ne  vivaient  que  par  la  lumée  des  charbonnières  ;  les 
chênes  abattus  gisaient  autour,  la  tête  en  bas,  dépecés  à  moitié  : 
étranges  cimetières  d'arbres  que  gardait  comme  une  ombre  in- 
quiète un  charbonnier  malade,  tremblant  la  fièvre,  accroupi  devant 
sa  hutte. 

Un  peu  de  fumée,  presque  un  fantôme,  et  puis  rien  ;  des  êtres 
plus  chétifs,  un  grimpereau,  —  diminutif  de  bûcheron,  frappant  du 
bec  le  bois  mort,  —  une  pauvre  âme  de  mésange  voletant  autour 
d'un  nid  commencé,  un  coucou  et  son  appel  mystérieux  voyageant 
de  combe  en  combe,  moins  encore,  l'ombre  portée,  tournant  en 
rond  sur  les  futaies,  d'une  buse  ou  d'un  faucon... 

Et  la  forêt  travaillait  à  côté,  au-dessus,  toute  à  sa  besogne  de 
forêt,  à  la  poussée  obscure  de  la  sève... 

Le  printemps  venait  ;  les  neiges  dernières  avaient  fondu  ;  les 
eaux  couraient,  déhvrées,  filtraient  sous  la  mousse  avec  une  mu- 
sique enfantine,  une  balbutiement  de  voix  frêles,  virginales.  Et  la 
forêt  désengourdie  s'était  remise  à  vivre.  Trop  rugueux,  trop  durs 
d'écorce  pour  ressentir  ces  premiers  effluves,  les  chênes,  les  hêtres 
gardaient  leur  aspect  d'hiver,  rigides  encore,  impassibles  dans  la 
douceur  attendrie  du  ciel  d'avril. 

Mais  plus  pressées,  en  bas,  les  plantes  s'éveillaient,  les  fleurs 
commençaient  à  sentir  bon.  Tout  un  petit  peuple  se  hâtait  de  vivre, 
de  fleurir,  avant  que  se  fermât  sur  lui,  pareille  à  un  sépulcre 
d'ombre,  la  voûte  épaissie  des  ramures.  Un  instinct  soulevait  cette 
multitude  d'êtres,  les  faisait  s'ériger  en  l'air,  vers  le  soleil,  droits 
comme  des  volontés,  élancés  comme  des  désirs.  C'était  comme  une 
montée  de  tendresse,  quelque  chose  de  si  délicat,  de  si  jeune!  Pas 
de  feuilles  encore,  rien  qu'un  peu  de  couleur,  un  frisson  vert  qui 
tremblait  à  la  cime  des  taillis,  un  brouillard  rose  qui  pointait  au- 
dessus  des  tilleuls  et  des  frênes.  Et  des  odeurs  parmi,  des  odeurs 
de  miel  et  des  pollens,  comme  des  particules  de  vie,  des  semences 
qui  s'en  allaient  secouées  par  le  vent,  charriéi^s  par  les  abeilles. 

Dans  les  fonds  abrités  du  nord,  ouverts  au  soleil,  le  printemps 
fermentait  comme  dans  une  cuve.  Une  langueur  en  émanait  ;  et  le 
ciel  au-dessus  paraissait  trouble,  alourdi  d'une  vapeur  laiteuse 
qui  traînait,  mêlée  à  la  bourre  blanche  des  trembles,  aux  bouquets 
blancs  des  cerisiers  en  fleur. 


792  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


XVI. 

C'était  loin  des  routes,  en  pleine  solitude,  après  qu'on  avait 
marché  pendant  des  heures  le  long  des  chemins  forestiers,  des 
chemins  sans  bords ,  interrompus  de  carrefours  vagues  où  des 
mares  croupissaient  verdies  du  reflet  de  l'herbe,  coupés  de  sen- 
tiers minces  et  d'autres  plus  étroits  encore,  simples  foulées  de 
bêtes  aussitôt  disparues  dans  l'épais  des  taillis;  très  loin  à 
l'extrémité  d'une  échine  de  montagne  broussailleuse  ;  un  promon- 
toire en  surplomb  sur  une  combe  où  de  l'eau  luisait  à  travers  les 
branches,  et  surplombé  lui-même,  regardé  de  très  haut  par  des 
pics  aigus,  des  murailles  d'arbres  que  dépassaient  encore  bleuies 
dans  le  recul  de  l'horizon,  des  découpures  de  falaise  :  la  Serre 
de  la  Fage,  le  roc  de  Pech-Agudet. 

Les  traces  finissaient  là  sur  une  plate-forme  boisée,  à  peu  près 
ronde,  un  ancien  oppidum  encore  encerclé  de  douves  jadis  pro- 
fondes ,  maintenant  nivelées  à  moitié  par  l'humus  ;  un  trou 
s'ouvrait  au  fond  ;  des  marches  descendaient  entaillées  dans  la 
pierre,  et  sous  une  avancée  de  grès  rouge  fendue  grossièrement 
en  forme  de  cintre,  gouttait  à  bruit  de  cristal  la  source  fée,  la  fon- 
taine miraculeuse  de  Sainte-Urgèle.  L'oratoire  était  juste  au-dessus, 
l'autel  établi  sur  le  roc  d'où  s'échappait  la  source  :  un  tout 
petit  édicule  bâti  en  pierres  sèches  sans  autre  ouverture  que  la 
porte,  une  claire-voie  faite  de  madriers  de  chêne  non  équarris,  par 
où  pleuvaient  les  feuilles  mortes  en  automne,  et  se  glissait  la  nuit 
le  regard  de  la  lune,  cette  dernière  curieuse  des  choses  abandon- 
nées, des  tombes  et  des  ruines. 

Depuis  un  long  temps  déjà,  la  maison  de  prières  où  l'on  ne  priait 
plus  qu'une  fois  l'an,  le  jour  de  la  fête  patronale,  avait  commencé 
de  s'en  aller  en  morceaux.  La  forêt  la  reprenait  comme  elle  avait, 
quelque  mille  ans  avant,  repris  l'oppidum  celtique.  Lentement. 
Rien  que  l'ombre,  d'abord  envoyée  de  loin,  l'obscurité  malsaine 
mère  des  pourritures,  des  lèpres  qui  mordent,  des  mousses  qui  dé- 
litent, puis  les  arbres  avaient  marché  ;  accotés  aux  fondations,  arc- 
boutés  aux  murailles  qu'ils  ébranlaient  à  chaque  pousse  nouvelle, 
les  chênes,  les  hêtres  avaient  entrecroisé  leurs  branches  au-dessus 
de  la  toiture  qui  crevait  écrasée  de  bois  mort.  Et  dangereux  aussi, 
la  grimpée  silencieuse,  le  doux  étranglement  du  lierre  agrippé 
de  ses  ongles  aux  interstices  des  pierres,  et  l'invasion  par  en  haut 
des  giroflées  dont  les  bouquets  d'or  fleurissaient  l'agonie  de  la 
bâtisse... 

Mais  en  attendant  le  coup  de  grâce  de  la  fin,  la  chute  de  la  voûte 


CHANTE-PLEURE.  7Ô3 

descellée,  des  murs  qui  faisaient  ventre,  la  chapelle  s'était  |)arée 
pour  un  jour,  endimanchée  du  haut  en  bas,  depuis  les  dalles 
raclées  au  vif,  lavées  de  leurs  moisissures,  jusqu'à  la  statue  de 
la  sainte,  une  idole  caduque,  mangée  des  vers,  mais  astiquée  à 
fond,  passée  à  la  cire,  aussi  luisante  qu'une  armoire. 

Et  du  luminaire  là-dessus,  une  douzaine  au  moins  de  cierges 
étoilant  la  })rofondeur  du  sanctuaire,  confusément  éclairé  par  le 
peu  de  jour  qui  arrivait  du  dehors,  assombri  en  passant  sous  la 
voûte  extérieure,  l'ogive  des  hêtres  et  des  chênes  qui  continuait 
l'autre  voûte. 

C'était  ainsi,  chaque  année,  comme  un  rajeunissement  du  culte 
antique,  un  renouveau  naïvement  symbolisé  dans  une  toufle  de 
primevères  que  la  piété  de  quelque  jeune  fdle,  —  une  petite  Ur- 
gèle  peut-être,  —  avait  mis  cette  fois-là  encore  entre  les  doigts 
raides  de  la  sainte. 

XVI). 

Debout  entre  Cécile  et  l'oncle,  pas  loin  de  l'entrée,  à  l'endroit 
de  la  nef  assigné  de  temps  immémorial  aux  paroissiens  de  Saint- 
Jean-des-Grèzes,  Pierre  suivait,  tiès  attentif,  presque  recueilli,  la 
liturgie  de  la  fête,  et,  par  delà  ce  qui  était  devant  lui,  il  recen- 
sait ses  souvenirs  d'enfant  et  de  jeune  homme,  l'être  religieux 
qu'il  avait  été,  dix  ans,  vingt  ans  avant,  à  pareil  jour,  à  la  même 
place. 

C'était,  ces  impressions  premières,  quelque  chose  de  très  matériel 
à  la  fois  et  d'insaisissable  :  la  figure  de  l'officiant,  les  accessoires 
du  culte,  observés  de  près  avec  les  yeux  cruels  des  tout  petits, 
le  nez  rougeoyant  du  prêtre,  les  tares,  les  mutilations  de  l'idole 
en  pleine  lumière;  mais  autour,  une  sensation  de  mystère,  l'at- 
tente d'on  ne  sait  quoi,  l'essor  d'un  rêve  ignorant  de  l'impossible. 

Et  cette  émotion  confuse,  jointe  à  la  saveur  très  précise  d'une 
tarte  ménagère,  dévorée  sur  le  pouce  en  revenant  du  pèlerinage, 
le  docteur  n'avait  pas  retenu  davantage  de  sa  religion  de  ces  an- 
nées-là. 

Plus  tard,  le  catéchisme,  et  à  la  suite,  le  grand  trouble,  le  coup 
au  cœur  de  la  première  communion  :  un  dimanclu^  suprême;  l'àme 
blanche  et  la  veste  neuve  ;  un  recueillement,  une  béatitude  de 
tout  l'être,  —  et  en  même  temps,  la  peur  de  laisser  couler  de  la 
cire  sur  l'habit... 

L'attendrissement  passait,  mais  le  pli  était  pris.  Pierre  était  en- 
gainé  dans  la  régularité  des  exercices,  des  prati^iuos  pieuses  exac- 
tement suivies  dans  le  collège  de  prêtres  où  il  laisait  ses  classes, 
toujours  confessé  ou  communié  de  frais,  do  plaiu-pied  avec  le  sur- 


794  REVOE  DES  DEDX  MONDES. 

naturel,  et  des  versets  d'évangile,  des  couplets  d'hymno,  des  mots 
de  douceur  bourdonnant  à  son  oreille  avec  le  ronron  d'une  ber- 
ceuse. 

Paris  le  secoua  bien  un  peu.  Désorienté,  désheuré,  tout  à  son  hô- 
pital, à  SCS  cours,  l'étudiant  finit  par  se  déshabituer  du  confession- 
nal, plus  tard  mOme  de  l'église.  Sans  malice,  d'ailleurs,  sans  au- 
cime  velléité  d'indépendance.  Un  sien  camarade,  zélé  propagandiste 
à  sa  manière  et  grand  déniaiseur  d'hitelligences,luiavaitbien  donné 
à  lire  un  gros  bouquin  évolulionniste,  —  le  manuel  de  l'incroyance 
à  la  mode  du  jour,  —  mais  il  avait  lâché  ça  au  premier  chapitre, 
pas  du  tout  fasciné  par  l'hypothèse,  épouvanté  surtout  des  six 
cents  pages  à  la  suite.  L'idée  au  fond  ne  le  passionnait  guère  ;  il 
portait  moms  d'intérêt  à  la  science  qu'aux  examens. 

Et  puis,  même  à  ses  heures  de  doute,  quelque  chose  résistait 
en  lui,  moins  encore  le  sentiment  que  l'instinct  catholique,  la  foi 
endémique  rapportée  de  là-bas,  du  pays  noir,  couleur  de  prêtre, 
où  chaque  maison  garde  précieusement  accrochée  à  la  cheminée, 
comme  un  fétiche,  la  photographie  d'un  parent  à  soutane  ou  d'une 
parente  en  cornette,  d'une  nonne  ou  d'un  curé!  Après  des  inter- 
ruptions de  pratique,  des  mois  d'indifférence,  Pierre  s'étonnait,  cà 
la  première  occasion,  à  une  messe  de  mariage  ou  de  mort  où  il 
avait  été  par  bienséance,  de  se  trouver  subitement  d'accord  a\  ce 
les  attitudes  de  prière  qu'il  avait  prises  sans  y  penser  ;  le  geste 
appelait  la  volonté  ;  les  genoux  fléchissaient  tout  seuls,  prosternant 
l'âme  qui  se  laissait  faire. 

Et  comme  aujourd'hui,  à  cette  messe  de  pèlerinage  où  il  s'était 
rendu  pour  voir,  en  curieux,  le  carabin  se  mettait  à  prier  pour  tout 
de  bon. 

XVIII. 

Autour  de  lui  aussi,  les  gens  priaient;  des  figures  calmes  fixées 
dans  cette  immobilité  ruminante  ({lù  est  le  recueillement  des  rus- 
tiques. Une  surtout  à  sa  droite  :  c'était  le  vieux  ('alel,lout  le  corps 
tendu,  le  cou  allongé,  les  mains  jointes,  dans  l'effort  de  l'implora- 
tion, aussi  appliqué,  aussi  raidc  à  sa  besogne  que  s'il  avait  la- 
bouré sa  vigne  ou  défoncé  son  champ.  On  priait,  pas  tout  le  monde 
cependant.  A  côté  des  pèlerins  en  posture  de  dévotion,  des  hommes 
debout,  les  bras  croisés,  les  yeux  levés  vers  l'autel  tous  à  la  fois 
avec  la  régularité  machinale  d'un  troupeau,  des  femmes  accrou- 
pies sur  les  dalles,  coiffes  baissées,  le  chapelet  écrasé  entre  les 
doigts,  certaines  contenances  sortaient  du  rang,  négligées,  indiffé- 
rentes, des  nez  on  l'air  déjeunes  filles,  des  bavardages  étoullés  de 
jeunes  gens  qui  se  dandinaient  en  riant  dans   leur  chai)eau,   et 


I 


cha:nte-pleure.  795 

leur  donnant  le  ton,  tout  près  de  Pierre,  le  poing  sur  la  hanche 
et  l'air  agressif  du  sieur  Gaviol  qui  regai-dait  ça  de  haut,  les  sour- 
cils remontés  dans  une  expression  de  mépris  d'un  satanisme  en- 
fantin. 

Peu  de  chose,  en  somme,  ces  irrévérences,  mais  le  commence- 
ment de  quelque  chose,  la  toute  première  poussée  arrivant  après 
combien  d'ondulations,  combien!  à  ce  coin  reculé  de  province,  du 
mouvement  irrésistible  qui  emporte  l'âme  moderne  hors  de  ses 
anciennes  frontières  religieuses,  vers  des  rivages  inconnus  ! 

Pas  tout  à  fait  émancipés,  détachés  seulement,  déjà  frondeurs,  ils 
étaient  là  quelques-uns  devant  les  mystères  du  culte,  gênés  encore 
par  un  vague  respect,  mais  se  poussant  du  coude,  s'encourageant 
à  tirer  la  barbe  aux  idoles. 

En  contraste  avec  ces  airs  nouveau  régime,  les  figures  très  cor- 
rectes des  châtelains  do  Chante-PIeure  dominaient,  planaient  au- 
dessus  de  la  foule,  encadrées  dans  la  boiserie  antique  du  banc 
seigneurial,  où  la  famille  avait  trôné  de  tout  temps  et  qui  portait 
encore,  sculptées  en  relief  dans  le  panneau  central,  les  armes  pa- 
trimoniales, mutilées  en  1792  et  demeurées  telles  quelles  comme 
un  avertissement  donné  à  la  vanité  par  l'envie. 

M.  de  Fabri  l'aîné  tenait  la  tête  "en  quahté  de  chef  de  famille  : 
une  figure  pointue  et  tiraillée  de  vieux  garçon  maniaque,  les 
lèvres  mamiottantes,  l'œil  baissé  sous  des  sourcils  excessifs,  et  la 
bouche,  les  yeux  plongeant  dans  un  agenouillement  à  fond  de  dé- 
vot, une  attitude  mystique  contre  laquelle  protestait  par  moment, 
comme  une  revanche  de  la  matière,  un  bâillement  aussitôt  com- 
primé, étouffé  en  soupir,  en  oraison  jaculatoire.  Rehgieux  aussi 
à  sa  manière,  mais  d'une  dévotion  plus  aisée,  presque  mondaine, 
son  irère  se  tenait  debout  près  de  lui,  la  main  appuyée  à  la  pomme 
de  sa  canne,  avec  ce  rien  de  cambré  dans  la  taille,  cette  désinvol- 
ture un  peu  raide  où  se  marquait  le  lieutenant  de  dragons  qu'il 
avait  été  avant  son  mariage  et  l'homme  de  cheval  et  de  plein  air 
qu'il  était  encore,  toujours  occupé  à  courir  le  lièvre  ou  à  faire  sa 
ronde  de  propriétaire  autour  du  château.  Puis,  c'étaient  les  grimaces 
à  l'espagnole  du  colonel,  du  vieux  carliste,  désarticulé  par  de  su- 
bites génuflexions  ou  par  des  signes  de  croix  compliqués  et  fré- 
nétiques qu'il  indiquait  du  pouce  à  la  volée  sur  son  front,  sur  sa 
bouche,  sur  ses  épaules. 

]\pûe  ^Q  Fabri  venait  ensuite,  accoudée  au  banc  d'œuvre  :  un  front 
étroit,  des  yeux  endormis,  des  bandeaux  gris  appuyés  dans  des 
mains  fluettes,  quelque  chose  de  fin,  d'allonge,  de  fatigué  aussi, 
mais  d'une  usure  très  délicate!  et  répandu  sur  elle,  du  regard  au 
sourire,  cet  air  candide,  presque  insignifiant  des  visages  de  reli- 


706  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gieuses,  qui  semble  à  la  fois  un  reflet  d'âme  incolore  et  de  coiflage 
blanc... 

M"®  Lrgèle,  enfin,  l'ancienne  petite  Urgèle  avec  qui  Pierre  avait 
joué  enfant  sur  le  mail  du  château,  les  dimanches.  Changée,  elle 
aussi  depuis  ces  derniers  cinq  ans,  affinée,  d'une  grâce  plus  nuan- 
cée, plus  subtile,  au  moins  lui  paraissait-elle  ainsi,  et  il  croyait  la 
voir  pour  la  première  fois,  sans  doute  parce  que,  s'étant  affiné  lui- 
m^Miie,  il  pouvait  mieux  saisir  l'expression  de  vie  intellectuelle  et 
nerveuse  qui  rayonnait  d'elle,  comme  une  autre  beauté. 

Agenouillée,  le  buste  plié  un  peu,  assoupli  dans  un  mouvement 
d'abandon,  le  regard  si  vif  de  ses  yeux  noirs  attendri  par  instans, 
agrandi  par  une  montée  de  langueur,  elle  aspirait  sans  doute  dans 
un  frémissement  de  tout  l'être  la  mysticité  vague  répandue  sous  les 
voûtes  de  l'antique  oratoire,  avec  l'odeur  de  nature,  l'âpre  sen- 
teur forestière  qui  flottait  mêlée  au  parfum  liturgique  de  l'en- 
cens. 

XIX. 

Regardée  après  elle  —  et  dans  la  perspective  de  Pierre,  les  deux 
tètes  s'ofl'raicnt  ensemble,  brunes  et  pâles  toutes  les  deux,  d'ail- 
leurs, et  d'un  galbe  à  peu  près  pareil  comme  pétri  dans  l'argile 
du  même  terroir,  mais  plus  finement  modelé,  d'une  ligne  plus  si- 
nueuse, d'un  coloris  plus  délicat  chez  Urgèle,  le  menton  pas  si  en 
avant,  les  pommettes  moins  larges,  les  lèvres  plus  mobiles,  — 
Cécile,  malgré  son  chapeau  fleuri,  chargé  à  la  mode  de  ce  prin- 
temps-là d'une  profusion  de  coques  et  de  nœuds,  malgré  aussi  une 
certaine  fraîcheur  de  teint  soigneusement  entretenue  comme  une 
attestation  de  sa  vie  enfermée  de  bourgeoise,  Cécile  avait  bien  l'air 
d'une  paysanne. 

La  dureté  du  type  sortait  à  plein  sous  la  chair  veloutée  dont  l'en- 
veloppait la  jeunesse;  la  robuste  ossature,  la  coupe  à  plans  droits, 
heurtés,  élémentaires  du  front  et  des  joues,  tout  marquait  la  race, 
la  parenté  étroite  avec  les  têtes  voisines  de  filles  ou  de  lemmes, 
coifTées  celles-là  de  l'indienne  roucrgate,  et  qui,  d'une  rudesse  de 
plus  en  plus  accentuée  avec  les  dégradations,  le  coup  de  pouce 
sournois  ou  brutal  dont  les  avait  marquées  la  maturité  ou  la  vieil- 
lesse, avaient  toutes  entre  elles  un  air  de  iamille,  comme  les  feuilles 
d'un  même  arbre. 

Et  ce  n'était  pas  seulement  la  forme  extérieure,  l'avancement 
du  menton,  le  relief  des  pommettes  qui  faisaient  de  Cécile  la  sem- 
blable de  ces  rugueuses  ])astoures  accroupies  à  côté  d'elle  ;  sauf 
certaines  minauderies  de  surface,  sa  physionomie  ne  dilîérait  guère 


CIIANTE-PLEURE.  797 

des  physionomies  d'à  côté,  également  vides  de  pensée,  animées  par 
les  mêmes  poussées  d'instincts,  d'un  petit  nombre  d'instincts,  de 
passions  spéciales  à  la  vie  rustique. 

Paysanne  elle  était  née  et  paysanne  elle  était  restée,  quoi  qu'elle 
en  eût  ;  paysanne  riche,  éduquée,  brodant  au  crochet  et  lisant  dans 
le  fin  ;  paysanne  malgré  tout.  Ce  n'était  pas  la  chronologie  des  rois 
et  des  reines  de  France,  apprise  par  cœur  au  couvent,  ni  hi  Pluie 
de  perle»,  fantaisie  brillante  pour  piano^  qu'elle  jouait  de  mé- 
moire, à  la  grande  admiration  de  la  famille;  ce  n'étaient  pas  da- 
vantage les  conversations  anodines  des  dames  rehgieuses,  ni  les 
confidences  des  petites  amies,  des  rurales  comme  elle,  ou  des  filles 
de  petits  employés  de  la  préfecture,  qui  avaient  pu  lui  donner  des 
idées,  élargir  son  horizon. 

A  respirer  l'air  de  la  ville,  le  peu  d'air  qui  passait  par-dessus  les 
murs  du  couvent,  elle  avait  perdu  la  naïveté,  la  simplicité  d'àme, 
toute  la  poésie  de  sa  première  éducation  campagnarde,  sans  lien 
acquérir  en  échange  ou  si  peu  ! 

Ce  qu'elle  avait  vu  de  la  vie  bourgeoise  ne  lui  avait  appris  qu'à 
la  copier  mal,  à  l'envier  de  plus  près. 

Pierre  savait  à  quoi  s'en  tenir  là-dessus.  A  la  désillusion  du 
premier  jour,  d'autres  s'étaient  ajoutées,  pas  graves  assurément, 
assez  pour  lui  donner  à  réfléchir.  Et  il  réfléchissait.  Maintenant 
même,  debout  à  côté  d'elle,  coude  à  coude  dans  l'entassement  de  la 
chapelle  trop  petite,  pendant  que,  correcte,  elle  suivait  attentive- 
ment en  apparence  les  prières  du  livre  de  messe,  il  prenait  un 
plaisir  amer  à  observer  ses  mines,  à  étudier  ses  coups  d'œil,  d'acres 
coups  d'œil  qui  inventoriaient  la  robe  ou  le  chapeau  des  dames 
châtelaines  :  un  corsage  déjà  vu,  un  chapeau  maigre  sans  un  brin 
de  plume,  avec  une  garniture  de  dentelles  qui  avait  servi  déjà;  e! 
quand  elle  avait  fini  d'expertiser  la  toilette  de  ces  dames,  il  fallait 
voir  son  sans-gêne  à  détailler  les  affiquets  de  ses  voisines,  leurs 
innovations  timides,  leurs  velléités  d'élégance!  Puis,  c'était  sur 
elle-même,  à  la  dérobée,  sur  la  soie  chiff'onnée  de  sa  jupe  qu'elle 
aplatissait  sur  les  côtés,  à  petits  coups,  sur  la  fine  pointe  de  ses 
«ouliers  lacés,  sur  ses  gants  trop  justes  où  les  mains  se  gonflaient, 
congestionnées,  sur  le  paroissien  à  fermoir  d'argent  qu'elle  exlii- 
bait  négligemment,  le  doigt  passé  entre  les  feuillets,  c'était  un 
regard  épanoui,  fervent,  presque  amoureux.  Et  elle  se  tenait 
debout  tout  le  temps,  au  lieu  de  s'agenouiller  comme  les  autres, 
dans  la  crainte  d'abîmer  ces  magnificences. 

Avare  et  vaniteuse  !  Et  que  serait-ce  plus  tard,  la  fleur  de  jeu- 
nesse tombée,  les  travers  exaspérés  par  l'habitude,  l'avarice  sans 
trein,  la  vanité  sans  excuse!  Une  jolie  vie  qu'ils  auraient  alors  tous 
les  deux:   aigre,  abrutie,  crasseuse!  Tout  résigné  qu'il  lût  ou  à 


798  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

peu  i)rès  à  la  mener,  Pierre  en  avait  la  nausée  d'avance.  Il  imagi- 
nait le  train  de  leurs  journées,  la  vilenie  de  l'épargne  quotidienne, 
le  jupon  en  guenilles,  la  savate  éculée  de  !a  ménagère,  payant  le 
luxe  ridicule,  la  soie  raide  et  l'empesage  du  dimanche.  Une  jolie 


vie! 


XX. 

Pierre  réflécliissait,  et  un  mouvement  autour  de  lui  soulevait  l'as- 
sistance. La  messe  venait  de  linir.  Pendant  que  l'officiant  dépouil- 
lait l'étole,  le  caxillunneur  et  le  sacristain  de  Saint-Jean-des-Grèzes, 
deux  solides  gaillards,  empoignaient,  descendaient  de  sa  niche  au- 
dessus  de  l'autel,  la  statue  de  sainte  Urgèle,  et  la  déposaient  avec 
précaution  sur  une  table,  au  pied  des  marches  de  l'autel;  et  la  cé- 
rémonie du  baisement  commençait.  Le  prêtre,  d'abord,  le  véné- 
rable M.  Cize,  en  aube  maintenant,  le  manipule  au  bras  gauche, 
appliquait  fortement  ses  lèvres  sacerdotales  à  la  place  consacrée,, 
sur  le  pied  nu  qui,  aminci  au  bout  et  luisant  des  adorations  sécu- 
laires des  fidèles,  dépassait  du  pouce  la  robe  traînante  de  la  sainte; 
les  prêtres  assistans  après  lui,  les  servans  de  même  ensuite,  et, 
accédant  deux  pai*  deux  à  la  porte  du  sanctuaire,  la  foule  des  pè- 
lerins. Hommes  et  iemmes, tous  y  passaient, ou  presque  tous;  huit 
ou  dix  jeunes  gens  en  tout  résistaient  au  torrent,  s'obstinaient  à 
leur  place  et  ricanaient  entre  eux,  s'étant  mis  par  groupes  alin 
de  se  donner  du  courage. 

Gaviol,  bras  croisés,  tête  haute,  les  appuyait  de  son  exemple. 
L'oncle  Lortal,  catéchisé  par  lui  de  longue  main,  ébranlé  par  les 
objurgations  suprêmes  qu'il  lui  souillait  à  l'oreille,  hésitait  un  mo- 
ment ;  mais  Cécile,  ennuyée  du  scandale  en  perspective,  le  tirait 
par  la  manche,  et  son  neveu  Pierre  ayant  délibérément  emboîté  le 
pas  aux  fidèles,  le  maire  de  Saint-Jean-des-Grèzes,  trompant  pour 
cette  fois  les  espérances  de  l'instituteur,  coupant  sans  le  savoir  le 
principal  eflet  de  la  correspondance  qu'il  se  disposait  à  envoyer 
au  journal  républicain  du  chel-liea,  se  décidait  à  suivre  son  monde, 
à  imiter  m  ces  populations  ignorantes,  encore  abruties  sous  le  joug 
de  l'obscurantisme,..  »  comme  le  disait  élégamment  l'instituteur. 

La  superstition  triom})hait;  le  charme  opérait  encore,  la  naïve 
légende  de  jadis  faisait,  comme  autrelois,  venir  à  elle  ce  monde, 
naïf  conmie  elle,  de  charbonniers  et  de  bûcherons. 

I*ris  dans  la  file  entre  Cécile  et  l'oncle,  Pierre  regardait  s'avan- 
cer vers  lui,  sortant  la  dernière  du  banc  seigneurial,  la  délicate 
figure  d' Urgèle.  La  tête  [)cnch('e  un  peu  sur  l'épaule,  elle  allait, 
machinale,  les  yeux  ennuagés  de  rêves, —  de  rêves  mystiques  sans 
doute,  ti  moins  que...  —  Les  misérables  cancans  débités  sur  le 


ClIANTE-PLEDRE.  799 

compte  de  l'enfant  par  les  mangeurs  de  nobles  de  la  Glanderie  lui 
revenaient  tout  à  coup,  et,  si  peu  prouvés  qu'ils  fussent,  c'était 
tout  de  même  comme  une  ombre  jetée  sur  ce  pur  visage  de  jeune 
fille. 

Mais  les  yeux  de  la  petite  châtelaine,  éveillés  tout  à  coup,  ren- 
contraient les  siens,  et  les  vilaines  idées  de  Pierre  s'en  allaient 
aussitôt.  Pas  moyen  de  résister  à  la  franchise  de  ce  regard,  à  la 
cordialité  du  léger  sourire  de  bienvenue  qui  saluait  de  loin  le  Pa- 
risien de  retour  au  pays.  La  bonne  créature  de  jadis  s'y  manifes- 
tait telle  qu'il  l'avait  toujours  connue,  expansive,  attirante. 

Et  Pierre  s'en  voulait  d'être  demeuré  si  longtemps  sans  penser 
à  son  ancienne  camarade  des  dimanches,  il  se  promettait  de  la  re- 
voir, de  bavarder  avec  elle,  de  s'offrir  de  bonnes  parties  de  rire 
comme  autrefois.  Puis,  à  la  réflexion,  il  ne  trouvait  plus  cela  si 
commode.  Le  voudrait-elle,  d'abord?  Etsesparens?  De  braves  gens, 
sans  doute,  très  abordables;  du  monde  un  peu  haut  pour  lui,  tout 
de  même.  Il  faudrait  voir.  Et  sa  pensée  revenait  encore  à  Urgèle. 
Quel  âge?  Il  calculait  vingt-quatre;  non,  vingt-cinq  ans.  Qui  sait? 
fiancée  déjà,  peut-être  prête  à  se  marier.  Et  il  imaginait  les  circon- 
stances, la  demoiselle  de  Ghante-Pleure  en  toilette  nuptiale,  et  le 
décor  de  la  fête  autour  d'elle,  l'^  blanc  de  la  robe  sur  les  tapis- 
series anciennes  du  grand  salon. 

Finalement  il  trouvait  étrange  de  s'appesantir  là-dessus.  Et  pour 
changer  d'idée,  il  se  remémorait  ce  qu'il  avait  à  faire  après  la 
messe,  son  premier  malade,  un  pneumonique  double  qu'il  avait 
laissé  en  mauvais  état  le  matin  même,  et  encore  le  rendez-vous 
très  important  pris  pour  le  lendemain  avec  ce  vieux  Bissol,  Achille 
Bissol,  l'officier  de  santé  de  Paour  avec  qui  l'oncle  était  en  marche 
pour  acquérir  sa  clientèle. 

Mais  un  remous  de  la  foule,  la  poussée  en  avant  des  gens  de 
Labéjo,  qui,  forts  d'un  ancien  droit  de  préséance,  refoulaient  les 
paroissiens  de  Périllac,  séparait  le  cousin  de  la  cousine  et  l'en- 
voyait sur  la  demoiselle  du  château,  si  près  d'elle  qu'il  était  obligé 
de  respirer  le  parfum  imprégné  au  linge  de  la  jeune  fille,  un  par- 
fum qu'il  reconnaissait  ;  toujours  la  même  essence  rustique  fabri- 
quée au  château  avec  les  lavandes  du  parterre.  Et  l'odeur  lui 
ressuscitait  les  allées  droites  et  le  cabinet  de  buis  au  bord  de  la 
terrasse,  où  Urgèle  et  lui  se  blottissaient  serrés  l'un  contre  l'autre 
et  retenant  leur  souflle,  quand  on  jouait  à  cligner. 

La  foule  cependant  montait,  accédait  lentement  au  sanctuaire, 
Pierre  toujours  sur  les  talons  d'Urgèle  qui,  son  tour  venu,  fléchis- 
sait le  genou,  mettait  ses  lèvres  sur  l'orteil  décoloré  de  la  sainte, 
et  le  docteur  après  elle,  à  la  même  place,  mal  essuyée  par  le  linge 


800  REVLE    DES    DEUX   MONDES. 

que   l'officiant   un   peu    las   passait    distraitement    après    chaque 
baiser. 

Et  le  baiser  cette  fois  ne  fut  pas  tout  à  fait  pour  la  sainte. 

XXL 

La  chapelle  se  vidait  maintenant  ;  avec  un  bourdonnement  confus, 
un  caquetage  de  voix  étouiïées  sous  la  voûte  et  qui  éclataient  à  la 
sortie,  s'éparpillaient  dans  la  clarté  du  jour,  les  fidèles  se  répan- 
daient au  dehors  :  des  groupes  stationnaient  ;  les  gens  de  la  même 
paroisse  se  cherchaient,  s'appelaient  autour  de  la  bannière  patro- 
nale; les  rangs  se  formaient  pour  la  procession  qui,  tous  les  ans, 
ramène  de  la  chapelle  forestière  à  l'éghse  de  Saint-Jean-des-Grèzes, 
la  statue  de  la  sainte  :  des  infirmes,  des  enfans  malades  portés 
sur  les  bras  de  leur  mère  descendaient  à  la  crypte  souterraine, 
puisaient  une  gorgée  d'eau  à  la  source  miraculeuse,  et,  ayant  bu 
avant  de  remonter,  se  signaient  dévotement.  D'autres,  pressés  de 
déjeuner,  allaient  détacher  le  mulet,  la  poulinière  qui,  toute  harna- 
chée, retenue  par  une  longe  à  la  branche  d'un  chêne,  tondait  les 
menthes  au  bord  de  la  route,  et  attelaient  pour  repartir. 

Les  Lortal  de  ce  nombre;  et  tout  en  passant  la  bride,  en  bou- 
clant la  sous-ventrière,  l'oncle  et  Caviol  bavardaient  ensemble,  amis 
comme  devant,  d'accord  sur  tout,  l'oncle  plus  radical,  plus  mange- 
prétres  que  jamais,  blaguant  le  culte,  gouaillant  le  curé  avec  une 
violence  de  renégat,  et  le  verbe  si  haut,  que  Cécile  scandalisée  le 
priait  de  se  taire...  Et  il  en  débitait  alors  de  plus  raides. 

Pierre,  après  avoir  donné  un  coup  de  main,  remercié  d'un  : 
«  Laisse  ça  tranquille...  »  affectueux  et  brutal,  attendait  à  l'écart, 
assis  sur  le  talus  du  fossé,  presque  aux  pieds  de  sa  cousine,  qui 
debout,  paquetée  dans  sa  toilette  dominicale,  un  pan  de  la  pré- 
cieuse robe  relevée  entre  ses  doigts,  envoyait  à  son  fiancé  des  sou- 
rires chargés  d'une  coquetterie  vague,  une  coquetterie  de  belle 
personne  qui  fait  la  roue,  et  peu  lui  importe  qui  l'admire!  Il  y 
en  avait  pour  Pierre,  il  y  en  avait  pour  Caviol  ;  le  même  sourire 
servait  pour  tous  les  deux,  et  il  en  restait  encore  pour  le  premier 
venu,  pour  les  passans  qui  traversaient  la  route... 

—  Les  voyageurs  pour  la  Glanderie,  en  voiture!  commandait 
l'oncle  déjà  installé  avec  l'instituteur  sur  le  siège  de  la  jardi- 
nière. Et  dans  un  large  coup  de  fouet  détaché  à  la  Pc'charde 
qui  buttait,  le  jarret  mou,  l'estomac  détrempé  par  les  nourritures 
vertes  broutées  à  même  le  taillis,  la  carriole  s'enlevait,  secouée 
aux  euipicrremens  raboteux,  inégalement  écrasés  par  les  charrettes 


CHANTE-PLEURE.  801 

de  charbonniers,  les  seules  qui  descendent  à  cette  profondeur  de 
la  Ramade. 

XXII. 

Les  cahots  à  tout  moment  jetaient  l'un  sur  l'autre,  faisaient  se 
toucher  des  genoux  ou  du  front  les  promis,  et  chaque  fois  Cécile 
se  rejetait  en  arrière,  mignarde,  avec  un  petit  air  de  frayeur  pres- 
que aussitôt  démenti  par  un  rude  et  frais  éclat  de  rire.  Car  on  était 
là  pour  s'amuser  après  tout;  et  l'enfant  y  allait  de  bon  cœur, 
matée  seulement,  découragée  parle  calme  imperturbable  du  fiancé, 
—  un  fiancé  grave,  respectueux,  sans  élan  !  C'est  qu'il  n'avait 
vraiment  pas  l'air  de  s'occuper  d'elle,  ce  vilain  garçon.  Lui,  si 
gai  jadis,  si  animé,  et  même  trop  quelquefois  si  on  l'avait  laissé 
aller;  et  maintenant  qu'il  avait  la  permission,  maintenant  que 
c'était  son  devoir  d'être  aimable,  plus  rien;  un  éteignoir!  Si 
c'était  ça  qu'on  lui  avait  enseigné  à  Paris!  Non,  ma  foi!  il  en 
prenait  trop  à  son  aise,  le  cousin!  Parce  qu'ils  se  connaissaient 
depuis  longtemps,  ce  n'était  pas  une  raison  pour  la  mettre  au 
rancart  comme  une  vieille  personne.  S'ils  en  étaient  déjà  à 
n'avoir  plus  rien  à  se  dire,  ça  lui  promettait  bien  de  l'agrément 
pour  plus  tard  !  Cécile  enrageait.  Pensez  que,  depuis  son  retour, 
Pierre  l'avait  embrassée  une  fois  en  tout,  à  son  arrivée,  et  devant 
tout  le  monde  encore,  comme  s'ils  avaient  été  frère  et  sœur!  On 
n'avait  pas  idée  d'une  pareille  conduite!  Et,  pas  un  cadeau,  ni  une 
bague,  ni  un  médaillon,  rien  à  sortir  le  dimanche,  pas  même  un 
bouquet  à  exhiber  sur  la  cheminée  du  salon,  un  de  ces  bouquets 
blancs  engainés  de  papier  dentelle  avec  une  poudre  diamantée 
par-dessus,  comme  elle  en  avait  vu  un  chez  Léocadie  Fage,  une 
amie  de  Paour  mariée  l'année  d'avant...  Non,  décidément  il  n'était  pas 
gentil,  le  cousin!  Ce  n'était  pas  comme  un  autre  qu'elle  connaissait, 
un  pas  riche  malheureusement,  mais  aussi  joli  garçon  que  Pierre  et 
qui  savait  vivre,  celui-là,  sans  avoir  étudié  à  Paris!  Ah!  ce  Firmin 
Caviol  !  Les  bons  momens  qu'elle  avait  passés  avec  lui  !  Toujours 
quelque  chose  pour  rire,  et  de  l'amitié,  oh!  pour  ça!  Cécile  se  sou- 
venait. Pas  grand'chose,  des  folâtreries,  des  tendresses  dans  les 
coins... 

Mais  c'était  déjà  loin  tout  cela!  De  bonne  foi,  maintenant  que 
c'était  fini  entre  eux,  Cécile  se  félicitait  d'avoir  tenu  le  galant  à  dis- 
tance... Et  comme  l'instituteur,  averti  par  la  froideur  de  Pierre, 
avait  lâché  le  morceau,  en  apparence  du  moins,  et  se  tenait  eOacé, 
au  second  plan,  ne  se  prévalant  aucunement  des  privautés  an- 
ciennes, il  était  resté  à  la  petite  un  souvenir  presque  tendre  du 
TOME  xcvi.  —  1889.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

galant  éconduit  et  discret  qui  se  contentait  de  lui  décocher  en  pas- 
sant des  regards  malheureux,  et  elle,  compatissante,  l'aumônait  à 
la  dérobée  de  quelque  charitable  sourire. 

Pauvre  Firmin!  Chaque  cahot  de  la  carriole,  après  avoir  envoyé 
Cécile  sur  les  genoux  de  son  cousin,  la  rejetait  sur  l'épaule  de  l'in- 
slitutenr  assis  du  même  côté  qu'elle  sur  le  siège  de  l'oncle,  et  le 
choc  appuyé  peut-être,  prolongé  plus  qu'il  n'était  nécessaire,  deve- 
nait une  caresse  pour  le  jeune  homme  :  une  caresse  qu'il  rendait, 
qu'il  prolongeait  à  son  tour. 

A  qui  la  faute?  A  la  carriole  d'abord.  Et  puis  ne  fallait-il  pas 
s'amuser  à  quelque  chose  pondant  cette  interminable  montée  de  la 
Ramade,  puisque  ce  nigaud  de  Pierre,  aveugle  et  sourd  à  toutes 
ses  invites,  s'obstinait  à  rêvasser,  aussi  raide,  aussi  endormi  que 
les  frênes  et  les  ronces  qui  dèfdaient  au  bord  du  chemin? 

XXIII. 

Plus  endormi  peut-être  !  Car  à  cette  fin  de  matinée,  sous  le  soleil 
déjcà  capiteux  de  onze  heures,  la  forêt,  presrpie  hivernale  à  la 
pointe  du  jour  dans  les  glacis  de  l'aube,  s'animait  à  présent,  se 
dilatait,  éjouie,  printanière...  Des  bourgeons  éclataient,  des  sèves 
pleuraient  aux  branches,  des  poussées  de  vie  soulevaient  çà  et 
là  le  linceul  des  feuilles  mortes.  A  peine  visibles  jusqu'à  ce  mo- 
ment, roulées  en  cornet  sous  les  halliers,  les  belles  frileuses,  ané- 
mones ou  pervenches,  respiraient  dépliées,  tète  haute,  les  calices 
tournés  tous  ensemble  comme  des  regards,  vers  la  clarté  du  jour. 
Il  y  en  avait  par  troupeaux,  grimpant  ou  dévalant  la  pente  des 
cluses;  les  décompositions,  les  mines  végétales  accumulées  par 
les  pluies  de  l'hiver  disparaissaient  sous  la  vivante  jonchée  ;  et 
c'était  pendant  des  centaines  et  des  centaines  de  pas,  devant  la 
carriole,  la  blancheur  étalée  des  anémones,  l'azur  délicat  des  per- 
venches... 

Quelquefois  aussi  c'était  dans  toute  une  combe,  dans  la  solitude 
immense  d'une  vente,  rien  qu'une  fleur,  rien  qu'un  parfum  :  la 
goutte  de  lait  d'une  stellaire,  l'odeur  d'une  violette,  qui  faisaient  à 
elles  seules  tout  le  printemps  ! 

Timide  encore,  inégale,  retardée  ou  précoce  selon  l'orientation 
de  la  montagne,  cette  renaissance  des  plantes  !  mais  là  où  la  végé- 
tation manquait,  où  les  fleurs  tardaient  à  venir,  là  où  l'on  ne  pou- 
vait pas  voir  le  printemps,  on  l'entendait.  Sauvages  et  veloutés, 
très  hardis,  comme  un  peu  ivres,  les  coups  de  flûte  des  merles 
vibraient,  s'en  allaient  à  saccades,  et  d'autres  leur  répondaient 
adoucis,  mélancoliques,  comme  le  son  d'un  bonheur  lointain. 

Puis  tout  se  taisait;  et  de  nouveau,  pour  un  moment,  la  solitude 


CIIANTE-PLEURE.  803 

muette  des  bois.  Des  fûts  de  chênes  plongeaient  à  droite,  fu- 
saient à  gauche  de  la  route,  les  premiers  espacés,  en  colonnade,  et 
des  arbustes  entre  eux,  des  luisans  de  houx,  des  palmes  fléchis- 
santes de  fougères;  puis,  après  quelques  pas,  les  vides  se  bou- 
chaient, les  fûts  entrecroisés,  serrés  à  mailles  toujours  plus 
étroites,  disparaissaient  en  un  tissu,  une  épaisseur  grise  et  verte 
qui  n'était  plus  des  arbres,  mais  cette  chose  énorme  et  difluse, 
la  forêt! 

XXIV. 

La  route  grimpait,  coupait  en  biais  les  ravins  où  de  l'eau  trouble 
s'en  allait  à  travers  la  pierraille  aes  grès  rouges,  contom-nait  un 
épaulement  rocheux,  longeait  une  coupe,  un  grand  espace  où 
se  traliissait  à  nu,  âpre  et  gauche,  la  structure  de  la  montagne, 
un  morceau  d'escarpement,  la  tombée  d'une  combe  ;  et  après  la 
vente,  c'était  encore  la  sinuosité  d'un  lacet,  encore  la  pente  d'un 
ravin,  et  toujours  ainsi  pendant  plus  d'une  heure,  sans  autre  chan- 
gement que,  sous  chaque  pont,  la  chute  du  ravin  plus  profonde, 
les  arbres  plus  petits,  plus  abîmés  dans  l'inhniment  loin  de  la 
descente. 

La  monotonie,  la  solennité  latente  de  ces  choses  pesait  à  la  longue 
sur  les  gens  de  la  carriole;  la  verve  de  l'instituteur  tarissait; 
aussi,  l'envie  de  rire  de  Cécile;  celui-ci  laissait  s'éteindre  sa  blague, 
celle-là  sa  gaîté;  le  sommeil  de  la  forêt  les  gagnait  l'un  après 
l'autre;  jusqu'à  l'oncle  qui  fouettait  mollement  la  Pécharde  avec 
un  juron  amorti,  sans  lessort,  et  ce  juron,  le  claquement  du  fouet 
et  encore  le  grincement  des  roues  écrasant  le  gravier,  c'était  tout 
ce  qu'on  entendait  de  bruit  dans  la  sonorité  des  précipices. 

Tout  à  coup,  à  l'orée  du  ravin  des  Mugles,  —  l'oncle  avait  en- 
rayé un  moment  pour  faire  souiller  la  béte,  —  une  rumeur  venait 
jusqu'à  eux,  un  éclat  de  voix  accompagné  d'mi  ronflement  de 
cuivre  :  la  procession  !  Les  voix  partaient,  s'arrêtaient  pour  repartir 
et  s'arrêter  encore  à  des  intervalles  à  i)eu  près  égaux,  et  la  voiture, 
remise  en  marche,  montait  en  mémo  temps  que  le  cortège,  plus 
lent  à  évoluer,  mais  qui,  gravissant  un  sentier  de  piétons  plus  di- 
rect, gagnait  à  cliaquo  pas  du  terrain  sur  les  Loi-tal. 

—  Vivement!  conseillait  alors  Gaviol,  ils  sont  déjà  au  Pont-de- 
Guerle;  pour  peu  qu'ils  se  pressent,  ils  toucheront  avant  nous  à 
la  Cou])ée-de-Fonlfrèdo. 

—  Je  m'en  fiche,  lipostait  l'oncle  ;  si  vous  croyez  que  je  vais 
crever  la  Pécharde  pour  yous  donner  le  j)laisir  de  pincer  les  gardes 
en  flagrant  délit  de  procession  ! 

Et  tout  de  même,  sur  la  prière  de  Cécile  qui  insistait,  curieuse 


Wh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  voir  défiler  ce  monde,  Lortal  foueltait  la  bête  jusqu'à  la  croi- 
sière de  la  grand'roule.  Une  fois  là,  inutile  de  se  presser;  plus 
qu'une  centaine  de  pas  pour  gagner  la  Coupée,  une  arche  ouverte 
sous  les  futaies,  l'aboutissomont  d'un  vieux  chemin,  le  plus  ancien 
peut-être  de  la  Ramadc,  plus  ancien  que  les  arbres  riverains,  morts 
•et  ressuscites  combien  de  fois,  depuis  que  des  pas  humains  avaient 
les  premiers  ouvert  ce  passage  à  travers  les  cépées,  plus  ancien 
même  que  le  sol,  alhivionné  ici  par  l'entassement  des  détritus, 
rongé  là,  mordu  par  les  ornières  aussi  profondes  maintenant  que 
des  ravins,  un  chemin  plein  d'autrefois,  où  plus  de  monde  était 
passé  qu'il  n'en  devait  passer  encore,  un  chemin  où  les  souliers 
lerrés  des  pèlerins  appuyaient  peut-être  aux  mêmes  places  où 
fi'étaient  posés  jadis  les  pieds  de  la  sainte,  les  pieds  blancs  de  la 
légende. 


XXV. 


Ils  étaient  là,  les  pèlerins,  au  fond  de  la  pente;  dans  les  ajoure- 
mens  de  la  futaie  sans  feuilles,  des  morceaux  du  cortège  remuaient, 
le  bleu,  le  rouge  des  bannières  se  balançaient  avec  la  dissonance 
un  peu  criarde  des  couleurs  inventées,  des  couleurs  humaines,  sur 
l'harmonie  fondue  des  teintes  de  la  forêt... 

Emboîtant  le  pas  sans  le  savoir  aux  vieilles  empreintes  enseve- 
lies sous  la  mousse,  frôlant  le  talus  herbeux  d'un  oppidum,  la  pierre 
écroulée  d'un  dolmen,  la  ihéurgie  catholique  s'avançait,  rêve  après 
d'autres  rêves;  les  supplications  monotones  des  litanies  montaient, 
à  voix  traînante,  sous  les  hautes  colonnades,  comme  sous  les 
arbres  de  jadis  les  hymnes  des  peuples  défunts,  et  sourde  à  ceux 
d'aujourd'hui  comme  à  ceux  d'autrefois,  éternellement  indifférente, 
la  Ramade,  avec  la  musique  du  vent  dans  les  branches,  avec  les 
flùtcries  des  merles  au  bord  des  fourrés,  célébrait  sa  fête  à  elle, 
la  fête  du  printemps. 

Une  grande  fête;  un  grand  mystère!  L'autre,  la  jolie  légende 
catholique  disparaissait  presque  à  travers,  comme  sous  la  majesté 
des  chênes  s'anéantissait  le  défilé  d'en  bas,  l'imperceptible  proces- 
sion de  bonshommes  ([ui  cheminaient  en  chantant  du  latin. 

Les  pèlerins  eux-mêmes  oubliaient  sainte  Urgèle,  distraits,  ensor- 
celés par  ils  ne  savaient  quoi  de  puissant  et  de  tendre  qui  était  dans 
l'air.  Les  vieux  respiraient  avec  la  tiédeur  de  la  journée,  comme  une 
odeur  de  germination,  la  promesse  de  récoltes  futures;  les  tout 
petits,  collés  aux  ju])cs  de  leurs  mères,  .s'amusaient  aux  fleurs, 
bayaient  aux  oiseaux;  et  les  jeunes  garçons,  les  jeunes  filles,  se 
regardaient,  vaguement   excités,  tourmentés  de  désirs  assez  peu 


CHA.NTE-PLEURE,  805 

d'accord  avec  les  chastes  invocations  qu'ils  poussaient,  sans  les 
comprendre,  à  pleine  gorge. 

Pas  plus  que  ceux  de  son  âge,  Pierre  n'échappait  aux  influences 
printanières,  alangui  comme  les  autres,  troublé  par  la  douceur  am- 
biante. Quelque  chose  de  nouveau  l'agitait  depuis  la  messe,  quelque 
chose  d'aussi  frêle,  d'aussi  peu  st!ir  de  vivre,  qu'un  de  ces  bourgeons 
qu'il  voyait  se  gonfler  près  de  lui,  sur  les  branches.  Pas  même 
une  espérance,  à  peine  une  impression  de  bonheur,  et  tout  de 
suite  cependant .  un  élan  de  tout  son  être  au-devant  de  ce  quelque 
chose  si  lointain  !  si  vague! 

Mais  la  procession  déjà  défilait...  En  face  du  break  arrêté,  accoté 
à  un  tas  de  cailloux,  la  tête  du  cortège  apparaissait  dans  l'ouver- 
ture montante  de  la  Coupée,  comme  dans  l'ogive  d'une  porte... 
Et  d'abord  un  trio  d'enfans  de  chœur  :  deux  garçonnets,  ensoutanés 
jusqu'aux  talons,  les  mains  disparues  dans  l'ampleur  des  manches, 
et,  entre  ces  deux-là,  un  gaillard,  déjà  monté  en  graine  et  qui 
allait  débordant  son  costume,  le  surplis  crevé,  la  soutane  en  dé- 
route, débraillé,  dégingandé,  solide  quand  même  sur  ses  quilles; 
et,  dans  ses  mains  durcies  par  la  charrue,  la  croix  paroissiale, 
long  emmanchée,  qu'il  portait,  comme  par  bravade,  devant  lui,  à 
bras  tendus... 

Les  paroissiens  de  Saint-Jean-des-Grèzes  sortaient  à  la  suite  :  les 
femmes,  pour  commencer,  les  coifles  d'indienne  plates  des  vieilles, 
les  bonnets  blancs  enrubannés  des  jeunes,  et  la  dernière  de  toutes, 
la  seule  pour  Pierre  qui  avait  reconnu  de  loin  le  chapeau  de  paille 
noire  et  la  toulïe  de  primevères  blanches,  M'^"  Urgèle,  en  plein  air 
maintenant,  et  plus  grande  qu'elle  ne  lui  avait  paru  dans  la  tas- 
sée obscure  de  la  chapelle,  plus  attirante  aussi,  souple  et  expres- 
sive d'attitude  presque  autant  que  de  visage,  la  démarche  légère, 
comme  envolée  dans  l'élan  de  la  prière,  et  toujours  la  douceur 
tendre  des  yeux  noirs,  le  regard  en  dedans,  distrait,  comme  pen- 
ché sur  des  rêves... 

—  Ro)ia  mysitica.'  imploraient  les  litanies. 

—  Ihaa  mystica!  invoquait  la  voix  fraîche,  ingénue  de  la  jeune 
fille  en  passant  devant  le  véhicule  des  Lortal.  Et  Cécile  lui  déco- 
chait quelque  malice  à  voix  basse,  penchée  sur  l'instituteur. 

Mais  Caviol  n'avait  pas  le  temps  de  l'écouter,  occupé  maintenant 
d'afiaires  plus  sérieuses,  à  l'aflïit  du  scandale  administratif  qu'il 
était  venu  cueillir  ce  jour-là  en  lorêt. 

«  M.  de  Mège,  le  garde-général,  ce  forestier  à  mine  de  congré- 
ganiste,  frais  émoulu  de  la  jésuitière  de  la  rue  des  Postes,  aurait-il 
l'audace  de  prêter  à  la  mômerie  du  pèlerinage  le  prestige  de  son 
uniforme  et  l'autorité  de  sa  fonction?  Verrions-nous,  —  spectacle 
blessant  pour  les  yeux  dun  patriote,  —  ces  vétérans  échappes  aux 


806  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

balles  autrichiennes  et  aux  obus  des  Teutons  courber  leurs  épaules, 
accoutumées  au  poids  glorieux  du  chassepot  rectilié,  sous  la  charge 
humiliante  d'une  idole?  » 

L'instituteur  se  récitait  à  demi-voix  ce  morceau  d'éloquence,  des- 
tiné au  Vigilant  de  la  Haute-Vère,  et,  tout  en  se  gargarisant  de 
sa  })rose,  il  ne  s'arrêtait  i)as  de  compter  les  pèleiins  hommes  qui, 
deux  par  deux,  avec  leurs  figures  de  bois,  leurs  yeux  trop  clairs, 
comme  vides,  surgissaient  de  la  Coupée  au  grand  joui-  de  la  route. 

—  Cent  deux,  cent  trois... 

Ils  passaient  quelques-uns,  l'oreille  basse,  gênés,  sous  le  regard 
inquisiteur  du  maître  d'école,  qui  s'interrompait  de  nombrer  pour 
leur  envoyer  quelque  mauvais  compliment  au  passage.  C'étaient 
des  pratiquans  honteux,  radicaux  tous  les  joui-s  de  la  semaine,  bien 
I)ensans  le  dimanche  :  ceux-ci  par  un  reste  d'habitude,  ceux-là  pour 
ne  se  brouiller  avec  personne... 

Gaviol  reprenait  sa  statistique  :  cent  quatre,  cent  cinq,  et  sa 
colère  montait  avec  les  chiffres.  Elle  éclatait  à  cent  dix. 

—  Nom  de  nom!  c'est  trop  fort!  Déjà  quatre  de  plus  que  l'an- 
née dernière.  Quels  crétins! 

—  Pas  plus  que  nous  qui  retardons  notre  déjeuner  pour  les 
dévisager,  répliquait  l'oncle.  Avec  ça  que  ça  nous  fera  une  belle 
jambe  de  savoir  si  le  général  des  arbres  suit  ou  non  la  procession 
de  sainte  Urgèle.  Et  pendant  que  nous  l'espérons  ici ,  le  ventre 
creux  comme  des  barriques  de  l'année  dernière,  le  monsieur  est 
l)eut-ètre  chez  lui  en  train  de  se  remplir  les  boyaux...  Gageons 
qu'il  ne  paraîtra  pas!  Un  cafard,  le  citoyen,  je  ne  dis  pas  non, 
mais  les  piécettes  avant  tout;  si  vous  croyez  qu'il  a  envie  plus  que 
vous  de  perdi-e  sa  place  ! 

—  Chut  !  les  voilà  !  prononçait  l'instituteur. 

Portée  sur  un  brancard  enguirlande  de  papier  d'argent,  que 
soutenaient  quatre  gardes  en  grand  uniforme,  la  statue  émergeait 
à  son  tour,  souriante,  les  yeux  blancs  dans  une  figure  noire  de 
\ieillesse ,  et,  sur  sa  robe  à  fond  d'or,  des  fleurs  peintes ,  des 
bleus  passés  de  muguets  ou  de  véroniques  ;  une  double  rangée 
de  gardes  l'escortait  en  serre-file,  la  plaque  au  bras  et  le  sabre  au 
clair,  et  le  garde-géneral  lui-même,  majestueux  et  printanier  en 
sa  tunique  vert  di-agon,  brodé,  galonné  d'ai-gent  sur  toutes  les 
coutures,  dans  toute  la  splendeur  de  sa  dignité  forestière,  suivait 
à  son  rang,  selon  l'usage,  la  patronne  de  la  Ramade  et  des  fores- 
tiers. 

—  Oui,  oui,  fais  le  beau,  pousse- toi  du  col,  mon  gentilhomme! 
grommelait  l'instituteur;  demain  je  te  ferai  danser  sur  un  autre 
air. 

—  A  moins  que  ce  ne  soit  lui  qui  ne  vous  lasse  danser,  insinuait 


CIIANTE-PLEURE.  807 

l'oncle.  Qui  sait?  Il  a  peut-être  le  bras  plus  long  que  vous  ne  pen- 
sez, ce  M.  de  Mège;  un  garde-général!  le  morceau  est  un  peu  gros 
à  avaler  pour  vous,  mon  garçon... 

Ce  disant,  le  maire  de  Saint- Jean-des-Grèzes  tirait  un  grand  coup 
de  chapeau  à  sainte  Urgèle  et  à  son  servant,  au  vieil  abbé  Cize, 
qui,  ployé  en  deux,  écrasé  sous  les  vêtemens  sacerdotaux,  sous  la 
chape  en  drap  d'or  des  grandes  fêtes,  s'obstinait  à  officier,  ne 
voulant  céder  à  personne  l'honneur  de  reconduire  sa  grande  parois- 
sienne. 

L'ombre  du  prêtre,  mince,  vacillante,  disparaissait  à  peine,  et 
déjà  l'oncle  Lortal  avait  tourné  bride  brusquement;  si  brusquement, 
que  Cécile,  debout,  appuyée  à  l'épaule  de  Caviol  pour  voir  passer 
le  monde,  tombait,  chavirée  presque  sur  la  banquette,  et,  dans  la 
bousculade,  un  bout  de  papier  glissait  à  terre,  échappé  de  son  pa- 
roissien, peut-être,  ou  des  poches,  toujours  farcies  d'écritures,  de 
l'instituteur,  Pierre  ne  savait  pas  au  juste";  mais  Caviol  se  trahit, 
penché  vivement  en  arrière,  avec  un  mouvement,  comme  s'il  allait 
sauter  du  break  pour  reprendre  son  bien  qui  courait  déplié,  roulé 
par  le  vent  au  bord  de  la  route.  Puis,  l'oncle  fouettant  toujours,  il 
se  ravisait  avec  un  haussement  d'épaules.  La  voiture  lilait,  et  le  pa- 
pier, attentivement  épié  par  Cécile,  distraitement  accompagné  de 
l'œil  par  Pierre,  fuyait,  accroché  par  un  tas  de  pierres,  écrasé  par 
la  roue  d'une  jardinière,  et,  finalement  enlisé  dans  l'herbe,  avalé, 
—  chétif  secret  humain,  —  dans  le  grand  mystère  des  arbres! 


XXVI. 

—  Voyons,  toi,  Lortalou;  pardon,  vous,  mon  cher  confrère, 
vous  êtes  assez  raisonnable  pour  comprendre...  Ce  n'est  pas  les 
pièces  de  cent  sous  que  j'en  tirerai;  entre  nous,  ça  peut  se  dire, 
et  votre  oncle  ne  m'en  donnera  pas  le  démenti  :  les  Fabri  ne 
sont  pas  très  bons  payeurs;  non,  vrai,  ce  n'est  pas  une  ques- 
tion d'honoraires.  ^lais  une  maison  où  je  vais  depuis  quarante 
ans,  une  maison  où  je  suis  comme  chez  moi;  du  monde  si  bon 
enfant,  si  aimable,  c'est  dur  de  ne  plus  les  voir  comme  méde- 
cin... Un  bon  mouvement,  mon  cher  successeur;  que  diable! 
c'est  bien  assez  que  je  consente  à  vous  passer  ma  clientèle,  lais- 
sez-moi le  plaisir  de  formuler  une  fois  par  an.  Toi,  cadet,  je  te  prie 
de  te  taire;  fiche-nous  la  paix!  Tiens,  repique  au  gigot,  si  tu  le 
trouves  assez  bon  pour  toi... 

—  Succulent,  mon  brave;  mais  si  tu  crois  me  fermer  la  bouche 
avec  tes  nourritures  !  Pierre  est  libre;  ça  le  regarde  !  11  est  majeur, 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

après  tout;  mais  je  sais  bien  ce  que  je  te  répondrais  à  sa  place. 
Non,  c'est  trop  bête  ce  que  tu  nous  proposes;  tu  gardes  le  meil- 
leur, tout  simplement,  et  tu  nous  offres  le  reste.  Merci  bien!  Et 
que  penseraient  les  gens,  s'ils  te  voyaient  toujours  attitré  au  châ- 
teau? Que  les  Fabri  aiment  trop  leur  peau  pour  la  fier  à  mon  ne- 
veu. C'est  ça  qui  lui  ferait  une  belle  réclame!  Qu'en  dis-tu,  Pierre? 
C'était  à  Paour,  chez  le  docteur  Bissol,  avec  qui  les  Lortal  tra- 
fiquaient de  la  cession  depuis  longtemps  promise,  et  toujours  diffé- 
rée, de  sa  clientèle.  Et  l'accord,  décidé  en  principe,  était  long  à 
s'établir.  Entamée  dès   le  potage,  dès  la  rentrée,  cahin-caha,  du 
vieil  officier  de  santé,  porté  comme  dans  un  fauteuil  sur  sa  selle  à 
la  iranraise  toute  paquetée  de  manteaux   et  sonnante  de  la  fer- 
raille professionnelle,  lancettes  et  forceps,  la  discussion,  coupée, 
étouffée  à  de  certains  momens  par  la  mangeaille,  mais  aussitôt  et 
plus  ardemment    reprise,    n'était   guère    avancée  au  rôti.    Bissol 
contre  l'oncle   Lortal,  les  tenans  étaient    d'égale    force,   entêtés 
tous  les  deux,  rageurs,  durs  à  la  détente,  chacun  d'ailleurs  avec 
ses  comportemens  à  lui,  selon  ses  nerls  et  son  estomac  :  l'oncle, 
brutal  cl  gouailleur  comme  toujours,  le  verbe  abondant,  le  geste 
large,  si  rouge  de  figure,  quand  il  s'emportait,  que  la  colère  avait 
l'air  de  lui  sortir  par  la  peau ,  Bissol,  âpre  et  retors,  tout  en  de- 
dans, bref  et  sec,  et  l'air  de  ce  qu'il  était,  les  lèvres  rentrées,  le 
nez  coupant,  la  parole  sifflante,  et  pas  d'autre  signe  de  l'émotion 
intérieure  qu'un  peu  plus  de  jaune,  par  momens,  une  montée  de 
bile  au  visage,  et  encore  un  tapotement  nerveux  des  doigts  tam- 
bourinant au  bord  de  la  table. 

Des  deux  côtes,  au  fond,  on  avait  intérêt  à  s'entendre  :  Pierre  et 
l'oncle,  pas  fâchés  d'éteindre  une  concurrence  qui  aurait  été  pour 
quelque  temps  désastreuse,  l'autre,  enchanté  de  vendre  à  un  prix 
raisonnable  ce  que  les  rhumatismes,  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus 
tard,  l'auraient  contraint  à  céder  gratis  ;  amoureux,  d'ailleurs,  à  la 
passion,  —  une  passion  de  soiftéur  plus  violente  à  mesure  que 
lage  le  privait  de  ses  autres  vices,  —  amoureux  fou  d'une  vigne 
aux  Lortal,  le  Clos-Landier,  le  meilleur  cru  du  pays,  à  vrai  dire, 
et  qui  avait  été  l'appât,  adroitement  manœuvre  par  l'oncle,  du 
marché  à  conclure.  Un  simple  échange.  Mais,  avant  d'avoir  arrêté 
la  balance,  d'avoir  estimé  la  terre,  jaugé  la  clientèle,  quel  travail  ! 
Chacun,  d'abord,  vantait  sa  marchandise. 

—  Mille  écus  d'honoraires,   une  année  dans  l'autre,  affirmait 
Bissol,  quinze  cents,  l'année  de  la  typhoïde. 

—  Trente-cinq  barriques,  année  moyenne,  cinquante  avec  la 
comète  ;  et  quel  vin  ! 

—  Croyez  ça  et  buvez  de  l'eau  !  ripostait   Bissol   en  vidant  à 


CHANTE-PLEURE. 


809 


petits  coups  une  bouteille  de  cet  ineffable  Clos-Landier,  que  l'oncle 
Lortal  lui  avait  sournoisement  offerte  afin  d'allumer  sa  convoi- 
tise. Ah!  si  j'étais  seulement  assuré  de  récolter  trente  hectolitres! 
concluait-il. 

—  Avec  ça,  qu'il  n'est  pas  plus  facile  de  faire  suer  du  vin  à  une 
vigne  que  des  honoraires  à  un  paysan  !  répliquait  l'oncle.  Mille  écus 
en  paroles,  dis-moi,  Bissol,  combien  ça  donne-t-il  de  pièces  de 
cent  sous  en  vie  ? 

— Il  y  a  mes  registres  heureusement,  et  bien  en  règle  ;  pour  peu 
que  tu  y  tiennes,  on  va  te  les  mettre  sous  le  nez.  Tu  y  verras,  rien 
que  pour  les  abonnés,  plus  de  cent  cinquante  cliens.  A  deux  sacs 
de  blé  par  tête,  tirez  le  compte  !  Et  la  clientèle  bourgeoise  !  Les 
bonnes  consultes  à  cinq,  à  dix  francs,  à  Labéjo,  à  Excelsi,  hier 
encore  à  Saint-Vergondin.  Et  la  pharmacie  dont  vous  ne  parlez 
pas,  les  drogues  achetées  en  gros  et  revendues  à  quatre-vingt-dix 
pour  cent  de  bénéfice  !  Ah  !  c'est  une  iameuse  métairie  que  je 
vous  donne,  en  échange  de  vos  malheureux  arpens  de  vigne  !  11  faut 
bien  que  vous  soyez  le  neveu  de  votre  oncle,  de  ce  brave  cadet, 
un  camarade,  un  ami  de  cinquante  ans  ! 

—  Bon,  voilà  qu'il  s'attendrit  à  présent,  ce  saigne-chrétiens. 
Méfions-nous,  Pierre,  tenons-nous  droits;  il  va  nous  ficher  dedans. 
—  Et  attaquant  une  nouvelle  tranche  de  gigot  moins  large  que  la  se- 
conde, mais  plus  épaisse  : —  Avoue  donc,  grand  farceur,  continuait-il, 
que  si  tu  nous  cèdes  la  clientèle,  c'est  que  la  cUentèle  commençait 
à  te  quitter,  avoue-le;  depuis  l'arrivée  de  ce  grand  frisé,  comment 
l'appelles-tu  ?  qui  exerce  à  Saint-Salvi-l'Albigeoise,  tes  affaires  ont 
baissé,  j'en  suis  sûr;  ce  n'est  pas  pour  son  plaisir  que  l'homme 
et  son  tilbury  neuf  se  promènent  à  tout  moment  sur  nos  routes. 
Le  bon  temps  est  passé,  n'est-il  pas  vrai,  l'ami?  Et  puis,  soit  dit 
sans  t'offenser,  tu  n'es  plus  tout  à  fait  jeune. 

—  Pare  donc  le  bras  un  peu,  retrousse  la  manche,  nous  verrons 
si  je  te  manque  la  veine!  le  défiait  Bissol... 

Ainsi,  depuis  une  heure  et  plus,  réplique  sur  riposte  et  riposte 
sur  réplique,  le  marchandage  allait  son  train,  et  tantôt  le  tonnerre 
de  l'oncle  prenait  le  dessus,  tantôt  l'àpre  fausset  de  l'olficier  de 
santé.  Très  animés  tous  les  deux,  excités  par  la  bonne  chère,  par 
ies  vapeurs  des  viandes  et  du  vin.  Mais  le  bouquet  légèrement  ca- 
piteux du  Clos-Landier  que  le  Bissol  ingurgitait  toujours  à  fortes 
doses,  en  nourrissant  sa  verve,  fouettait  en  même  temps  son  en- 
vie d'acheteur,  allumait  sa  folie  de  posséder,  de  tripoter  à  sa  guise 
le  vignoble,  et,  tiraillé  de  la  sorte,  partagé  entre  son  avarice  et  sa 
gourmandise,  le  terrible  homme  faiblissait  à  la  longue,  lâchait  ses 
prix... 


810  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


XXVll. 

IMorrc,  à  tout  instant  mis  en  cause,  attesté  par  l'un,  pris  à  partie 
par  l'autre,  intervenait  molleinent,  gêné,  avec  ses  façons  de  mon- 
sieur, sa  déférence  involontaire  pour  le  vieux  conlrére,  déplacé 
dans  ce  débat  entre  paysans.  Vaguement  attentif,  il  s'amusait,  entre 
deux  apostrophes,  au  tableau  nouveau  pour  lui  d'un  intérieur  de 
médecin  de  campagne,  à  l'inspection  en  détail  de  ce  mobilier 
composite,  assemblé,  non  pas  artificiellement  et  en  bloc  à  la  mode 
des  bourgeois  qui  montent  leur  maison,  mais  successivement, 
pièce  à  pièce,  selon  les  exigences  ou  les  occasions  d'une  vie  dont  il 
trahissait  les  secrètes  accoutumances. 

Cela  sautait  aux  yeux  d'abord  que  la  belle  chambre  où  l'on  avait 
dressé  le  couvert  des  invités  ne  servait  pas  quotidiennement  à  cet 
usage.  La  couleur  seule  du  plâtre  intérieur  de  la  cheminée  l'indi- 
quait, à  peu  près  vierge  des  souillures  de  la  fumée,  alors  que  le 
trumeau  portait,  comme  un  certificat  de  naissance,  des  arabesques 
neo-gothiques  sur  fond  bleu  du  plus  pur  style  troubadour. 

Le  ménage  évidemment  prenait  ses  repas  à  la  cuisine,  économi- 
sant ainsi  le  feu  et  la  chandelle,  —  et  même  la  cuisinière;  car 
M"'^  Bissol,  si  l'on  en  jugeait  par  ses  allées  et  venues  continuelles 
de  la  table  à  manger  aux  fourneaux,  devait  faire  habituellement 
son  tripot  elle-même,  assistée  seulement  pour  les  gros  ouvrages 
I)ar  la  Marion,  une  goujate  de  ferme,  qu'on  avait  décorée  pour  la 
circonstance  du  tablier  blanc  professionnel. 

Anuéepar  année,  l'histoire  des  conjoints,  une  histoire  bien  courte, 
bien  étroite,  se  lisait  écrite  un  peu  sur  chaque  meuble,  depuis  l'ar- 
moire paysanne  héritée  des  parons  et  qu'on  devinait  bourrée  de  vieux 
linge  de  famille  filé  par  les  grand'mères,  jusqu'à  la  commode  et  au 
lit  en  acajou  massif,  premier  luxe  qu'avaient  complété  dans  la  suite 
l'achat  de  fauteuils  Voltaire,  et  plus  tard  encore,  sous  le  troisième 
empereur,  du  temps  que  le  docteur  Bissol  était  maire  de  Paour, 
1  installation  à  la  place  d'honneur  d'une  armoire  à  glace  destinée  à 
quelque  hôte  illustre  de  passage,  à  M.  l'inspecteur  primaire,  au 
préfet  lui-même  en  tournée  de  revision. 

La  photographie  en  pied,  ornée  d'un  autographe,  du  célèbre 
baron  Bouïs,  l'ancien  député  bonapartiste  de  l'arrondissement,  un 
monsieur  à  barbiche  raide,  à  cheveux  ramenés  sur  les  tempes,  res- 
suscitait ces  années  de  gloire.  Et  à  gaucho,  à  droite  du  portrait, 
c  étaient,  encadrés  ou  enfermés  sous  globe,  d'autres  souvenirs  : 
une  Aitrine  où  finissait  de  se  dissoudre  en  poussière  bleue,  en 
poussière  jaune,  une  collection  de  coléoptères  entreprise  à  l'arrivée 


CHAME-rLEURE.  811 

du  docteur  dans  le  pays,  pendant  les  loisirs  que  lui  laissait  la 
clientèle  ;  à  côté,  bien  en  vue  au-dessus  de  la  commode,  une  mé- 
daille de  médecin-vaccin ateur;  et,  çà  et  là,  accrochés  aux  murs, 
posés  sur  la  cheminée,  des  cadeaux  de  cliens,  une  théière  en  mé- 
tal anglais,  une  cigogne  empaillée  et  qui  perdait  ses  plumes,  un 
presse-papier,  en  simili-bronze,  représentant  un  lézard... 

Mais  la  bibliothèque  surtout  intéressait  Pierre  :  des  volumes  à 
reliure  ancienne,  quelques-uns  la  tête  en  bas,  d'autres  consultés 
jadis  dans  des  cas  graves  et  portant  encore  leurs  signets  en  papier; 
et,  sur  la  tranche  des  volumes,  sur  les  signets  aussi,  de  la  pous- 
sière accumulée,  une  couche  qui  aurait  pu,  exactement  mesurée, 
dire  l'époque  juste  à  laquelle  le  docteur  Bissol  avait  cessé  d'ouvrir 
ses  bouquins. 

Les  livres  abandonnés,  empilés  en  tas  dans  un  compartiment, 
avaient  cédé  la  place  aux  boîtes,  aux  bocaux  de  remèdes  ;  quels 
bocaux!  des  terrines,  des  pots  à  confiture,  le  rebut  du  ménage;  le 
tout  en  désordre  et  d'une  saleté  peu  encourageante  pour  les  ma- 
lades... 

Avec  les  abréviauons  latines  écrites  à  la  main  sur  les  étiquettes 
pharmaceutiques,  avec  les  titres  imprimés  au  dos  des  traités,  des 
dictionnaires,  Pierre  arrivait  à  déterminer  l'âge  scientifique  du  Bis- 
sol, contemporain  et  grand  admirateur  d'un  certain  Lallemand, 
petit  vitaliste  montpelliérain,  dilué  de  Barthès,  un  oublié  dont  il 
ressuscitait  à  tout  propos  les  prétendus  aphorismes. 


XXYIII. 

—  A  toi  de  parler,  Pierre,  insistait  l'oncle..;  oui  on  non,  veux-tu 
laisser  au  docteur  la  clientèle  du  château  ? 

i^on,  certes,  Pierre  n'entendait  pas  de  cette  oreille,  et  il  se  pro- 
nonçait carrément  cette  fois;  ni  le  château,  ni  le  presbytère,  ni  per- 
sonne; le  confrère  prendrait  sa  retraite  tout  à  fait  ou  il  ne  la  pren- 
drait pas  du  tout... 

—  La  vigne  et  pas  un  patard  en  sus,  insistait  l'oncle... 

Un  coup  de  marteau  l'interrompit,  frappé  à  la  porte  sur  la  rue. 
Encore  un  malade,  le  troisième  depuis  qu'on  s'était  mis  à  table. 
Et  chaque  fois  le  docteur  s'impatientait. 

—  Pas  moyen  de  causer  tranquillement  ici... 

Mais  l'oncle  hochait  la  tète,  clignait  de  l'oeil  au  neveu,  incrédule 
à  ce  flot  de  cliens  qui  tombait  là  sur  la  conclusion  du  marché  avec 
l'à-propos  d'une  réclame. 

Cette  fois  pourtant,  c'était  pour  tout  de  bon  ;  un  commissionnaire 
de  Ghante-Pleure  ;  on  priait  le  docteur  de  passer  le  lendemain  :  rien 


812  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

de  grave,  d'ailleurs,  le  genou  de  M.  Fabrice  qui  enflait...  le  vieux 
rhumalisine. 

Le  commissionnaire  parti,  Bissol  se  taisait,  perplexe;  une  goutte 
de  Clos-Landier  était  restée  au  fond  du  verre  et  il  la  faisait  rouler, 
chatoyer  au  soleil  ;  puis  brusquement  : 

—  Il  faut  donc  en  passer  par  ce  que  vous  voulez,  conclut-il  en 
tendant  la  main  au  jeune  confrère.  A  quelle  heure  voulez-vous  que 
je  vous  prenne  demain  pour  aller  au  château  ?  Deux  heures,  ça 
vous  va-t-il? —  Et  sur  l'acquiescement  de  Pierre  :  —  Décoiffe  la  mal- 
coillée,  Régina,  commandait-il  à  sa  femme;  nous  allons  écraser  un 
grain  de  muscat  à  la  santé  de  la  médecine. 

—  Autant  dire  à  la  santé  de  la  sciatique  et  du  typhus  !  Que  le 
diable  vous  emporte  !  grognait  joyeusement  l'oncle.  Et  dire  que  je 
vais  donner  ma  fille  à  un  de  la  confrérie  !  Imprudent  !  Allons,  en- 
core un  grain  et  de  la  sauce  avec;  que  ça  nage!  Attention,  nous 
allons  trinquer  ensemble,  voulez-vous?  A  la  santé  du  Glos-Lan- 
dier  ! 


XXIX. 

A  cheval,  le  lendemain,  botte  à  botte,  le  docteur  Bissol  sur  sa 
Truitée,une  aïeule  à  l'allure  mécanique,  qui  s'arrêtait  d'elle-même, 
comme  un  animal  savant,  aux  portes  de  la  clientèle,  Pierre,  pas 
trop  mal  monté  sur  un  double  bidet  bai  brun  un  peu  court  du 
garrot  et  trapu  de  l'encolure,  mais  leste  malgré  tout  et  même  trop 
ce  jour-là,  toujours  en  avance  sur  l'amble  que  battait,  avec  la  ré- 
gularité d'un  pendule,  la  rosse  du  vieux  praticien,  les  deux  con- 
Irères,  finissant  une  tournée  de  présentations  et  de  visites  promenée 
de  haut  en  bas  et  de  bas  en  haut  à  travers  combes  et  pechs,  des- 
cendaient la  rampe  sinueuse  taillée  à  vif  par  endroits  dans  la  roche 
calcaire,  qui  mène  de  la  Ramade  à  la  vallée  de  la  Veyre  et  au  cir- 
que de  Ghante-Pleure... 

Toute  voisine  encore,  la  forêt  se  levait  à  leur  gauche  au  sommet 
de  la  montagne:  une  bordure  d'arbres  hérissée,  compacte;  et  à 
la  droite  des  voyageurs,  c'étaient  d'autres  solitudes,  des  plateaux, 
des  friches  pierreuses,  de  larges  vacans  que  dominaient  de  haut, 
aiguisés,  et  rêchcs  comme  des  dents  de  marbre,  une  ligne  de  pics 
dénudés  dont  les  pentes  verticales  emmuraient  le  levant. 

Terre  pauvre,  pays  mort;  les  causses!  un  hameau  çà  et  là,  un 
mas  :  des  murs  de  clôture,  un  toit  gris,  et  autour,  le  vert  tendre 
d'une  cmblavure,  la  silhouette  anguleuse  et  brève  d'un  chêne, 
l'enclave  d'une  vigne  où  des  figuiers  se  soulevaient,  délicats  et 
blancs  au-dessus  des  souches  noires. 


CHANTIi-PLEURE.  SIS" 

Et  sur  les  figuiers,  sur  les  vignes,  sur  les  clos  de  seigle  ou  d'herbe- 
rase,  sur  toutes  ces  choses  loqueteuses  et  tristes,  la  lumière  d'avril 
luisait,  étincelait,  si  vive,  que  c'était  comme  de  la  beauté  répandue, 
un  charme  qui  faisait  sourire  les  pierres  et  chanter  le  silence  !  Le 
printemps  était  là;  un  printemps  à  peine  perceptible,  plus  retardé 
qu'en  forêt,  visible  seulement  à  la  tache  jaune  d'une  primevère  eu 
fleur  sur  le  talus  d'un  fossé,  moins  encore,  au  reverdissement 
léger  de  l'herbe  morte  d'une  grèze,  et  dans  les  endroits  où  il  n'y 
avait  ni  fleurs  ni  herbe,  uniquement  trahi  par  la  tiédeur  de  l'air  sur 
la  joue,  comme  une  caresse. 

Une  huppe  chantait  très  loin  dans  les  genévrières  ;  des  perdreaux 
rappelaient  à  la  lisière  d'un  bois,  et  ces  musiques  de  la  saison  en 
éveillaient  d'autres  plus  anciennes  dans  le  souvenir  de  i*ierre  ;  les- 
printemps  défunts  lui  revenaient  vus  à  la  même  place,  quand  ils- 
traversaient  les  causses,  Cécile  et  lui  et  Tatou,  assis  tous  les  trois, 
jambes  pendantes,  sur  la  charrette  qui  portait  la  lessive  à  laver  à 
la  fontaine  de  Ghante-Pleure.  Et  c'était  toute  son  enfance  qui  re- 
montait à  la  fois,  qui  ressuscitait  dans  une  de  ces  sensations  trou- 
blantes où  s'exprime  l'unité  mystérieuse  de  l'être  ;  et  nous  nous- 
attendrissons  sur  ce  presque  inconnu  qui  émerge  pour  une  seconde 
devant  nous,  du  torrent  des  phénomènes. 

XXX. 

—  Un  maniaque,  mon  cher;  méfiez-vous,  expliquait  le  docteur 
Bissolen  donnant  de  son  unique  éperon  au  ventre  de  la  Truitée. — 
Et  la  bête  ne  se  dérangeait  pas  pour  si  peu,  accoutumée  à  la  ma- 
nœuvre contradictoire  du  bonhomme  qui  prudemment,  à  peine 
l'avait-il  aiguillonnée  du  pied,  la  retenait  en  tirant  à  pleines  mains 
sur  la  bride.  —  Un  vrai  maniaque,  insistait-il;  pas  plus  malade  au  iond 
que  vous  et  moi  ;  l'estomac  d'un  charretier,  le  sommeil  d'un  en- 
fant ;  et  à  l'entendre,  il  ne  passerait  pas  la  journée  :  il  soulïre  de- 
ceci  et  encore  de  cela,  de  tout  enfin,  et  il  vous  décrit  les  symp- 
tômes, la  marche  du  mal,  il  suggère  le  traitement.  Très  ferré  sur 
le  codex,  d'ailleurs,  et  aussi  bien  outillé  qu'un  apothicaire.  Il  vous 
montrera  sa  pharmacie!  Au  grand  complet,  mon  cher:  un  régi- 
ment de  fioles,  et  des  simples  autant  que  chez  un  herboriste. 
Est-ce  qu'il  ne  s'était  pas  avisé  l'an  passé  de  se  déclarer  végétarien, 
et  il  prétendait  convertir  tout  le  château.  Après,  c'a  été  l'or  pota- 
ble, et  il  en  prenait  des  cuites  !  Ah  !  ces  riches!  Le  seul  morceau  de- 
son  individu  qu'il  ne  traite  pas,  et  Dieu  sait  qu'il  en  aurait  besoin,, 
c'est  sa  cervelle.  Un  toqué!  mon  cher.  Toujours  quelque  nouveau 
dada,  quelque  invention  de  l'autre  monde  !  Vous  avez  entendu  par- 
ler de  ses  faucons!  Il  en  a  plus  de  vingt;  vingt  élèves  à  qui  il  lait 


I 


814  REVUE   DES    DFXX    MONDES. 

la  classe  du  matin  au  soir.  C'est  d'un  comique!..  Au  reste,  lisent 
tons  quelque  (?hose  au  château;  oh!  pas  crrand'chose  !  Une  pointe. 
Le  père,  c'est  la  chasse;  la  mt^rn,  la  dévotion. 

—  Et  M"°  Urgèle?  interrogea  Pierre. 

—r  Comme  les  autres.  Ne  serait-ce  que  cette  idée  de  se  coiffer  à 
la  paysanne,  qu'en  dites-vous? 

Pierre  regardait. 

C'était  devant  lui  maintenant,  à  sa  droite,  comme  une  fenêtre 
ouverte  dans  la  muraille  calcaire  qui  bordait  la  route,  une  broche 
par  où  la  vue  plongeait  à  pic  sur  le  château  de  Chante-Pleure,  et 
plus  bas,  dans  la  fente  du  ravin,  sur  la  vallée  transversale  de  la 
Veyre,  dont  on  n'apercevait  qu'un  fdet  d'eau,  un  bout  de  prairie, 
de  l'herbe  nouvelle  ombragée  par  la  verdure  naissante  des  peu- 
pliers. Le  ravin,  de  là-haut,  paraissait  tout  petit,  arrondi  presque 
régulièrement  en  hémicycle  avec  comme  de  vagues  linéamens  d'ar- 
chitecture, des  semblans  de  terrasse,  des  gradins  écroulés,  des 
fragmons  de  corniches  où,  çà  et  là,  pareille  à  une  baie  dans  un 
mur,  s'ouvrait  la  bouche  violette  d'une  grotte.  Des  buis  géans, 
des  yeuses  centenaires,  croissaient  parmi,  et  au-dessus,  griffés  à  la 
paroi  de  marbre  de  la  falaise,  le  jet  rouge  d'un  térébinthe,  le  feuil- 
lage noir  d'un  alaterne  pendaient,  se  cabraient  sur  le  vide... 

Une  odeur  sauvage,  très  forte  ce  jour-là,  comme  excitée  par  le 
soleil,  émanait  de  ce  chaos  d'arbustes  :  odeur  de  feuilles,  odeur 
de  fauves. 

Si  rapproché  que  fût,  en  effet,  le  château,  l'endroit  se  ressentait 
plutôt  de  l'autre  voisinage,  de  la  proximité  des  causses,  du  grand 
désert  de  pierres  qui  commençait  au  revers  de  la  montagne  et  s'en 
allait,  presque  sans  une  interruption  de  culture,  jusqu'au  désert  de 
feuilles  de  la  Ramade...  La  race  malfaisante  des  renards,  des  blai- 
reaux, habitait  la  partie  la  moins  accessible  du  cirque,  là  où  finis- 
saient les  arbres  de  la  garenne,  où  les  allées,  contrariées  par  la 
ponte,  se  diminuaient  en  sentiers,  et  les  seniiers  se  perdaient  à 
leur  tour,  renonçaient  à  monter...  Entre  deux  blocs,  dans  les 
fentes,  des  entrées  de  teiTier  se  creusaient,  et  en  l'air,  accroché 
aux  s.aillies,  le  peuple  noir  des  corneilles  coassait  peureusement, 
donnait  l'écho  aux  bruits  ilaillcurs  assez  rares  qui  venaient  de 
la  vallée... 

Château  et  châtelains  ne  menaient  pas  un  grand  tapage;  des 
gens  si  tranquilles,  une  bâtisse  si  pou  voyante!  Les  murailles,  les 
toits,  tout  l'extérieur  se  détachait  à  peine  de  la  couleur  am- 
biante du  pays,  les  murs  en  calcaire  rose  ou  gris,  extrait  surplace, 
les  pignons  engrisaillés  «les  mêmes  mousses  qui  habilhvient  les 
rochers  voisins.  Et  les  murs  avec  leurs  larges  fenêtres  espacées, 
les  grands  toits  un  peu  infléchis  par  l'âge,   les  ifs  taillés  et  les 


CHANTE-PLEURE.  815 

allées  droites  du  parterre,  le  cadran  solaire  sur  sa  borne,  et  les 
ramiers  dans  leur  volière,  tout  ce  petit  monde  régulier,  paisible,  se 
reflétait,  apaisé  encore,  atténué,  dans  l'eau  claire  de  la  douve  qui 
bordait  la  terrasse  et  chutait  dans  le  pertuis  du  ravin  avec  un  rou- 
lement de  chaussée  en  miniature,  d'une  monotonie  familiale,  atten- 
drissante. 

XXXI. 

—  Le  vent  d'autan  va  se  lever;  avez-vous  senti  l'odeur  des  cui- 
sines? observait  le  docteur  Bissol. 

Les  cavahers  avaient  dépassé  la  brèche  et  contournaient  le  ra- 
vin dont  rescai'pement  s'abaissait  à  leur  droite  jusqu'au  niveau  de 
la  vallée.  Les  restes  de  l'ancien  château,  une  tour  tronquée,  une 
croisée  à  meneaux,  des  giroflées  dessus,  des  sureaux  en  bas  mêlés 
aux  ruines,  s'érigeaient  à  l'extrémité  de  la  falaise. 

En  descendant  encore,  c'étaient  des  vignes  étagées,  soutenues 
par  des  murs  de  pierres  sèches,  et  bientôt  le  hameau  de  Chante- 
Pleure,  un  tout  petit  chaos  de  rocs  éboulés,  de  ruelles  en  pente, 
d'escaliers  branlans,  de  galeries  à  jour  où  des  régimes  de  maïs 
séchaient,  pendus  à  des  ficelles,  deux  ou  trois  boutiques  parmi, 
une  forge,  un  étalage  d'épicerie  rudimentau*e,  une  enseigne  de 
barbier  peinte  en  bleu  sur  le  crépi  d'un  mur;  tout  cela,  gai  et 
pauvre,  animé  et  calme  ;  des  bâillemens  de  chiens  allongés  au  so- 
leil, des  gazouillemens  d'oiseaux  en  cage,  des  caquets  de  vieilles, 
quenouilles  au  poing,  filant  au  seuil  des  portes,  et  une  bonne 
odeur  répandue,  une  odeur  paysanne  de  fumiers  de  ferme  et  de 
pain  chaud. 

Une  placette  inégale  servait  d'avant-cour  au  château  ;  les  com- 
muns en  bordure ,  très  rustiques  ;  les  étables  confinant  aux  écu- 
ries, le  hangar  à  deux  fins,  grange  à  droite,  remise  à  gauche,  des 
outils  çà  et  là,  et  au  milieu  un  dallage  de  pierres,  le  carré  de  l'aire 
où  les  gens  de  la  ferme  battaient  le  blé  à  la  saison.  La  grille,  au 
fond,  une  grille  ancienne  en  fer  forgé  d'un  style  Louis  XV  un  peu 
détortillé,  élégant  quand  même,  donnait  accès  dans  la  cour  d'hon- 
nem',  ample  et  unie,  sans  autre  ornement  qu'une  pelouse,  un  rec- 
tangle d'herbe  où  les  paons,  en  guise  de  fleurs,  promenaient  leur 
arc-en-ciel. 

Pas  un  visage  humain  là  dedans;  des  chiens,  par  exemple,  un 
peu  partout,  dans  la  paille  de  la  grange,  sur  l'herbe  de  la  pelouse, 
au  soleil  sur  les  marches  du  perron  :  un  terrier,  un  dogue  danois, 
plusieurs  lévriers  et  les  fils  et  les  petits-lLls  de  ceux-là,  des  a*oises, 
des  pur-sang,  des  bêtes  de  tout  poil  et  do  tout  âge.  —  La  meute 
de  madame,  raillait  lo  docteur  Bissol,  qui,  descendu  de  cheval,  s'es- 


816  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

crimait  de  la  cravache  sur  le  dos  de  ces  bavards,  plus  prompts 
que  les  sonnettes  et  les  timbres  à  signaler  l'arrivée  des  visi- 
teurs. 

Escorté  à  la  façon  d'un  lièvre  par  ces  aboyeurs  impitoyables,  le 
docteur  allait  prendre  langue  à  la  cuisine,  une  fenêtre  basse  en 
retrait,  sur  laquelle  se  mouvait,  auréolée  du  reflet  des  chaudrons 
rangés  au  mur  en  bon  ordre,  la  figure  immuable,  telle  au  départ 
de  IMerre,  telle  au  retour,  de  la  vieille  Thrésil. 

Informations  prises,  M.  Roger  était  en  chasse  depuis  le  matin, 
mademoiselle  à  son  piano,  madame  sur  la  terrasse.  Quant  à  M.  Fa- 
brice, il  n'était  pas  descendu  pour  déjeuner;  «  mais  il  doit  aller 
mieux,  affirmait  la  servante;  je  l'ai  entendu  tout  à  l'heure  qui  criait 
après  ses  oiseaux;  le  colonel  est  avec  lui;  vous  pouvez  monter,  » 
concluait-elle.  Et  IJissol  ne  se  pressait  pas,  en  arrêt  devant  les  four- 
neaux, flairant  les  mystères  en  train  de  s'accomplir  dans  les  casse- 
roles. 

A  voix  basse,  montant  tous  les  deux  l'escalier,  il  faisait  part  de 
ses  découvertes  à  son  confrère. 

—  Bonne  aubaine,  mon  cher,  si  on  nous  invite;  je  crois  que 
Thrésil  prépare  une  daube,  et  si  vous  saviez  ce  que  c'est,  une  daube 
de  Thrésil  ! 

Ils  allaient  entrer  chez  le  malade ,  Pierre,  la  main  déjà  allongée 
pour  heurter  à  la  porte;  Bissol  l'arrêta.  Quelque  chose  d'extraor- 
dinaire se  passait  de  l'autre  côté  de  la  cloison.  Un  bruit  de  voix 
leur  arrivait,  un  commandement  bref,  un  cri  rauque,  inarticulé  ;  cri 
•d'homme,  d'oiseau? 

—  Nous  tombons  sur  la  leçon;  ça  va  être  drôle,  disait 
l'officier  de  santé  ;  tâchez  de  ne  pas   leur  éclater  de  rire  à  la 


figure  ! 


XXXII. 

Dans  la  chambre,  très  vaste,  haute  de  plafond,  presque  vide, 
«ans  autres  meubles  qu'une  bibliothèque  et  un  trophée  d'armes, 
•c'est-à-(Ure  trois  ou  quatre  rayons  de  vieux  bouquins  et  une  demi- 
douzaine  d'épées  anciennes  fixées  n'importe  comment  sur  une 
verdure  en  loques,  deux  personnages  se  tenaient,  l'un,  M.  Fabrice, 
assis  sur  un  canapé,  la  jambe  gauche  en  paquet,  entortillée  de 
flanelle,  et  portée  sur  une  pile  de  coussins,  et  devant  lui,  sur  un 
pupitre  bas,  un  in-folio  ouvert  qu'il  déchiffrait,  le  nez  dessus,  la 
figure  animée,  ardente,  et  debout  à  côté  de  lui,  l'air  appliqué  et 
■sévère,  l'œil  triste  enfoncé  sous  un  front  haut  et  fuyant  de  vision- 
naire, le  colonel  Pepillo,  la  main  droite  fourrée  d'un  gant  d'es- 


CIIANTE-PLEURE.  817 

crime,  que  gnfïait,  oscillant,  battant  de  l'aile,  un  gros  oiseau  cha- 
peronné d'écarlate. 

Un  salut  de  la  main  aux  arrivans,  un  geste  les  invitant  à  s'as- 
seoir, et  le  salut  et  le  geste  répétés  en  plus  large,  en  plus  empha- 
tique par  le  colonel,  M.  Fabrice  s'excusait  : 

—  Rien  qu'une  minute,  messieurs,  pardonnez-moi,  monsieur 
Lortal;  avec  votre  permission  nous  allons  terminer  la  leçon  devant 
vous.  —  Et  il  indiquait  le  faucon  : —  C'est  mon  nouvel  élève,  ajoutait-il, 
le  tiercelet  hagard  dont  je  vous  avais  parlé,  Bissol  ;  un  sujet  qui 
promet,  regartlez-le  de  près  :  la  couleur  des  mains,  la  force  du 
bec;  nous  l'avons  chaperonné  hier  seulement,  et  il  nous  a  donné 
un  mal!  Et  maintenant  nous  l'exerçons  au  /?r/s/,  selon  la  méthode 
de  Jean  de  Franchières.  Je  continue,  n'est-ce  pas?  Y  êtes-vous, 
colonel? 

Assujettissant  son  pince-nez,  le  fauconnier  plongeait  de  nouveau 
dans  le  grimoire  : 

«  Et  si  premièrement  que  l'oysel  sera  descouvert,  lui  servirez 
le  pa&t  de  sénestre,  l'incitant  par  telles  paroles  ou  cris  que  trou- 
verez à  propos.  » 

A  mesure  que  M.Fabrice  lisait, le  colonel, toujours  grave, exécu- 
tait les  mouvemens  prescrits,  déchaperonnait  le  laucon,  lui  offrait 
le  past,  autrement  dit  un  morceau  de  viande  crue,  et  il  accompa- 
gnait son  action  de  :  oh!  oh!  et  de  :  ah!  ah!  qui  prenaient,  en  pas- 
sant par  son  nez  très  busqué  et  pincé  du  bout  à  l'espagnole,  une 
résonance  de  clarinette  tragique. 

Le  faucon  désaveuglé,  la  tête  libre,  secouait  ses  plumes  et  se 
jetait  sur  le  pdst. 

«  Et  sitost  qu'aura  le  dict  oysel  amorcé  l'object,  aurez  garde 
le  despartir,  lui  octroyant  sans  plus  une  ou  deux  bécades  de 
viande...  » 

Ainsi  ordonnait  .Jean  de  Franchières,  c'est-à-dire  M.  Fabrice. 
Mais  les  instructions  n'étaient  pas  commodes  à  suivre.  Mis  en 
goût  par  la  bécade  unique,  le  faucon  s'acharnait  sur  sa  proie  du 
bec  et  des  griffes,  non  sans  dommage  pour  les  doigts  du  colonel, 
qui,  touché  au  vif,  poussait  des  :  oï!  oï!  et  des  :  aï!  aï!  cette  lbi'5 
au  naturel. 

Une  immersion,  la  tête  en  avant,  dans  un  baquet  d'eau 
froide,  disposé  pour  cet  usage,  finit  par  mater  le  jeune  élève  qui, 
soigneusement  bouclé  et  chaperonné,  fut  de  nouveau  juché  sur  son 
perchoir. 

M.  Fabrice  se  tournait  en  même  temps  vers  ses  .visiteurs,  fami- 
lier avec  le  Bissol,  cordial  pour  le  voisin  de  Fontbruno.  Très  honore 
de  lui  souhaiter  la  bienvenue  à  Cliante-Pleure.  De  tout  temps  les 
TOME  xcvi.  —  1889.  52 


SIS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lortal  et  les  Fabri  avaient  fait  amitié  ensemble.  Un  Fabri  avait  tenu 
le  père  de  Pierre  sur  les  fonts  baptismaux. 

—  Et  quel  brave  homme,  votre  prre  !  ajoutait  le  fauconnier; 
pas  aussi  entendu  en  allaires  que  son  cadet,  mais  un  si  bon  cœur, 
une  nature  droite,  loyale,  un  paysan  d'autrefois,  —  un  cultiva- 
teur, veux-je  dire,  —  se  reprenait  M.  Fabrice. 

Mais  Pierre  insista  pour  paysan,  le  mot  ne  le  gênait  pas,  ni  la 
chose  ;  il  savait  d'où  il  sortait  et  n'en  rougissait  point. 

—  Et  vous  avez  raison,  mon  ami  ;  il  n'est  de  bon  outil  dans  la  main 
d'un  homme  que  la  poignée  d'une  épée  ou  le  soc  d'une  charrue... 

—  Vous  oubliez  la  lancette,  monsieur  Fabrice,  intervint  le  docteur 
Bissol.  Ce  n'est  pas  le  moment,  quand  la  goutte  vous  tient,  de  vous 
brouiller  avec  la  faculté,  et  avec  la  faculté  de  Paris,  qui  pis  est. 
Gare  à  vous,  aujourd'hui  ;  nous  serons  deux  contre  un.  Voyons, 
voulez-vous  nous  montrer  votre  jambe? 

Délicatement  manipulée  par  le  colonel,  d'aide-fauconnier  promu 
subitement  garde-malade,  —  et  il  s'acquittait  de  sa  besogne  avec 
la  granité  hiératique  d'un  vassal  assistant  son  suzerain,  —  le  genou 
apparut,  délié  de  ses  langes  de  flanelle,  aussitôt  soumis  aux  inves- 
tigations des  deux  médecins,  qui  palpaient,  examinaient  l'un  après 
l'autre,  se  repassaient  l'enflure  et  diagnostiquaient,  Pierre  discrè- 
tement, en  brèves  foiTnules,  l'officier  de  santé  verbeusement, 
avec  un  luxe  de  technologie  d(>stiné  sans  doute  à  éblouir  le  con- 
frère, et  qui  ne  servait  qu'à  exaspérer  le  patient. 

Raisonneur  de  son  naturel,  accoutumé  d'ailleurs  à  tenir  tête  à 
celui  qu'il  appelait  «  son  Esculape,  »  M.  Fabrice  partait  brusque- 
ment en  guerre  contre  le  docteur  Bissol,  s'escrimait  de  toute  sa 
science  d'amateur,  acquise  à  méditer  les  réclames  où  s'enveloppent 
les  spécialités  pharmaceutiques. 

Bissol  ripostait,  argumentait,  à  cheval  sur  les  principes,  et  une 
discussion  s'instituait,  bizarre,  incohérente,  coupée  d'un  :  «  N'est- 
ce  pas,  docteur  Lortal?  »  ou  d'un  :  «  Qu'en  dites-vous,  colonel?  » 
Et  Pierre  s'en  tirait  avec  des  demi-réponses,  anodines  et  conci- 
liantes, tandis  que  le  colonel,  imprudemment  lancé  à  la  rescousse 
du  maître,  se  faisait  attraper  par  cette  mauvaise  pièce  de  Bissol,  le- 
quel, pas  du  tout  respectueux  des  grandeurs  déchues,  mimait, 
contrefaisait,  avec  sa  rude  verve  paysanne,  les  grands  gestes  et  le 
nasillement  héroïque  du  vieux  monsieur  espagnol,  jusqu'à  obliger 
M.  Fabrice  lui-même  ta  rire  aux  dépens  de  son  féal  défenseui*. 

XXXIII. 

Pauvre  colonel  !  Il  en  avait  vu  de  grises  depuis  le  temps,  —  très 
loin,  oh!  très  loin,  ce  temps-là!  —  où,  recommande  par  le  comité 


CHANTE-PLEURE.  819 

royaliste  du  chef-lieu,  léger  de  bagage  et  chargé  d'honneurs,  nimbé 
de  la  double  auréole  de  la  bravoure  et  du  malheur,  ainsi  qu'il  était 
écrit  dans  les  feuilles  henriquinquistcs,  il  débarquait  à  Chante- 
Pleure.  La  mode  était  alors  aux  exilés  :  martyrs  polonais  à  gauche, 
réfugiés  carlistes  à  droite,  il  n'y  en  avait  que  pour  eux  dans  les 
journaux  comme  dans  les  salons.  Le  colonel  s'était  laissé  choyer. 
Gratteur  applaudi  de  chaconnes  et  de  séguedilles,  narrateur  écouté 
de  sa  propre  gloire,  il  s'exhibait,  se  pavanait  de  fête  en  fête,  de 
triomphe  en  triomphe. 

Une  vie  de  prince!  Mais  depuis!  oh!  la  longue,  l'inévitable  dé- 
chéance! Inconsciente,  d'abord.  Gomment  l'amitié  des  hôtes  était- 
elle  tombée  peu  à  peu  au  sans-gêne?  Ni  lui,  ni  eux,  n'y  avaient  pris 
garde  ;  eux,  le  verbe  plus  haut  sans  le  vouloir,  lui,  l'échiné  plus 
souple  sans  s'en  rendre  compte.  Et  l'échiné  avait  phé  plus  bas,  jus- 
qu'à la  domesticité  mal  déguisée  d'à  présent,  aux  besognes  multiples 
dont  il  était  chargé  dans  la  maison,  infirmier  ou  quatrième  au  \Nhist 
à  volonté,  apprivoiseur  de  faucon,  s'il  plaisait  à  monsieur,  racleui* 
de  guitare  s'il  plaisait  à  mademoiselle  ;  et  pour  tout  salaire,  la  vieille 
défroque  des  maîtres  à  finir  sur  son  dos,  et  encore  quelques  miettes 
de  l'ancienne  amitié  qu'on  lui  servait  de-ci  de-là,  comme  d'es  reliefs 
à  un  pauvre  ! 

Triste  fin!  Mais  quoi?  l'habitude  était  prise.  Où  aller  d'ailleurs, 
à  son  âge?  Le  joli  retour  d'enfant  prodigue  au  pays  avec  de  la  barbe 
blanche  au  menton,  et  pour  fêter  son  arrivée,  la  platée  quotidienne 
de  pois  chiches  au  lieu  du  veau  gras  traditionnel  !  Mieux  valait, 
certes,  la  cuisine  de  Ghante-Pleure  avec  toutes  ses  conséquences  : 
avec  les  toutous  de  madame  à  médicamenter  et  les  quintes  de 
M.  Fabrice  à  subir. 

Ces  gens-là  étaient  ses  bienfaiteurs,  après  tout  !  puis,  entre  gen- 
tilshommes, on  se  passe  bien  des  choses.  Ge  qui  humiliait  à  fond 
le  vieux  guerrier,  ce  qui  surexcitait  les  derniers  atomes  circulant 
en  ses  veines,  de  la  fierté  castillane,  c'étaient  les  nasardes  à  empo- 
cher du  petit  monde  qui  fréquentait  au  château,  en  particulier 
du  docteur  Bissol,  un  ennemi,  celui-là,  un  brutal,  toujours  prêt  à 
mordre,  et  à  chaque  coup,  il  enlevait  le  'morceau!  Pas  d'autre  se- 
cours à  espérer,  une  fois  que  ce  vilain  houïme  avait  ftiit  la  prise, 
que  le  sourire  apitoyé  de  M™^  de  Fabri  ou  de  M"°  Urgèle,  deman- 
dant grâce  ;  et  certes  elles  le  devaient  bien  à  leur  écuyer  cavalca- 
dour,  au  très  galant  caballero  qui  ne  manquait  jamais,  quel  que  fût 
le  temps  ou  la  saison,  de  leur  offrir  chaque  matin,  du  bout  de  ses 
doigts  tremblotans,  un  bouquet  de  fleurs  champêtres,  tardives  ou 
premières,  cueillies  à  leur  intention  quelquefois  assez  loin  et  assez 
haut  dans  la  montagne  au  risque  de  se  rompre  le  cou,  son  long 
cou  d'échassier. 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


XXXIV. 


Ce  jour-là,  encore ,  M"*^  Urgèle  arrivait  à  propos  dans  la  chambre  de 
l'oncle  Fabrice  pour  tirer  son  vieil  ami  des  griffes  du  Bissol.  Elle 
eut  tôt  expédié  ce  féroce  individu  à  l'office  où  la  Thrésil  demandait 
à  manipuler  sous  ses  yeux  certain  saupiquet  dont  il  avait  tout  nou- 
vellement porté  la  recelte  à  Chante-Pleure. 

-  —  Une  invention   dont  vous  nous  direz  des  nouvelles  tout  à 
l'heure,  monsieur  Pierre,  disait-elle,  en  tendant  la  main  au  docteur, 

—  si  toutefois  il  ne  vous  déplaît  pas  d'être  des  nôtres,  ajoutait-elle 
encore  avec  un  bon  sourire  espiègle. 

Et  comme  il  s'excusait,  alléguant  l'inquiétude  où  l'on  serait,  si  on 
ne  le  voyait  pas  rentrer  à  l'heure  habituelle  à  la  Glanderic... 

—  Vos  objections  étaient  prévues,  insistait-elle  encore,  appuyée 
par  un  grognement  approbatilde  l'oncle  Fabrice,  aussitôt  répété  en 
plus  creux  par  le  colonel  ;  notre  petit  Louiset  tient  ses  jambes  toutes 
prêtes  pour  aller  prévenir  votre  monde...  Vous  pouvez  donc  être 
tranquille...  à  moins  que,  insinuait-elle  en  souriant,  vous  n'ayez 
peur  de  vous  brouiller  avec  M""  Cécile,  —  je  dis  mademoiselle, 
parce  qu'elle  n'est  pas  venue  me  voir  depuis  un  an... 

Pierre  se  récriait,  un  peu  confus;  mais  elle  : 

—  Oh!  je  n'ai  pas  oublié,  vous  savez  bien,  cette  scène  un  di- 
manche en  revenant  de  la  messe.  Elle  est  vive,  votre  cousine...  A 
moins  quelle  n'ait  beaucoup  changé  !  Mais  croyez-vous  qu'on 
change,  docteur?  moi  pas;  au  moins  si  j'en  juge  par  votre  ser- 
vante. Telle  j'étais  à  sept  ans,  telle  vous  me  voyez  aujourd'hui. 

Là-dessus  une  révérence,  une  pirouette,  un  éclat  de  rire... 

Elle  continuait  :  —  Ce  que  j'en  dis  n'est  pas,  croyez-le  bien,  pour 
faire  la  modeste.  J'étais  déjà  très  bien  à  sept  ans;  n'est-ce  pas, 
oncle  Fabrice? 

Tout  en  parlant,-  elle  s'était  agenouillée,  et,  assistée  du  colonel, 
elle  rebandait  la  jambe  du  malade. 

—  Tâchez  de  le  guérir  au  moins,  et  vite,  ce  goutteux.  C'est 
qu'il  est  très  méchant  quand  il  a  ses  crises.  Oui,  oui;  un  monsieur 
qui  ne  pense  seulement  pas  à  embrasser  sa  nièce;  oh!  le  vilain 
oncle... 

Elle  se  relevait  en  même  temps,  offrait  la  joue  à  l'infirme,  ten- 
dait sa  main  au  colonel,  envoyait  une  chiquenaude  au  faucon,  et 
moitié  embrassée,  moitié  grondée  par  le  digne  homme  qui  l'appe- 
lait :  «  grande  étourdie  »  et,  «  tête  folle,..  »  elle  quittait  la  chambre 
en  enunenant  Pierre,  qu'elle  s'était  chargée  de  présenter  à  «  ma- 
man. » 


CHANTE-PLEURE.  821 

XXXV. 

En  chemin  : 

—  Vous  vous  reconnaissez  ici,  n'est-ce  pas?  interrogeait  Urgèle. 
La  baraque  est  la  même...  Ce  n'est  pas  comme  à  la  Glanderie!  on 
y  va  en  grand  chez  vous,  monsieur  Pierre,  en  très  grandi  Votre 
bâtisse  se  voit  à  présent  d'Hermelix,  par-dessus  les  causses  de  Peïre- 
Lane  ;  toute  blanche  et  les  contrevens  verts.  C'est  superbe  ! 

Et  sans  laisser  à  Pierre  le  temps  de  renier  les  embellissemens  de 
l'oncle  Lortal,  elle  poursuivait  : 

—  Moi,  c'est  au  rebours;  je  ne  permets  pas  qu'on  touche  rien 
ici  ;  ça  ira  tant  que  ça  pourra,  tant  que  les  planches  nous  porte- 
ront et  que  les  plafonds  ne  tomberont  pas  sur  nos  têtes.  Des  ou- 
vriers? merci  bien  !  On  sait  quand  ils  arrivent;  on  ne  sait  pas  quand 
ils  partent.  Et  quand  ils  sont  partis  et  que  tout  est  neul",  quelle 
horreur!  11  semble  qu'on  n'est  plus  chez  soi!  Ici,  tout  est  vieux, 
tout  est  fané,  mais  chaque  chose  a  sa  figure  à  part;  c'est  Chante- 
Pleurc,  c'est  la  maison! 

Urgèle  expliquait,  et  les  décorations,  les  mobiliers  des  galeries, 
des  appartemens  qu'ils  traversaient  à  la  recherche  de  la  châtelaine, 
défilaient  en  commentaire. 

Pas  banals  en  effet,  pas  prétentieux  non  plus.  Ni  encombrement, 
ni  étalage  ;  aucun  bibelot.  Tout  était  là  pour  l'usage.  Les  bahuts  et 
les  cofïres  alignés  le  long  des  corridors  gardaient  évidemment  sous 
leurs  hauts  reliefs,  le  linge,  les  étoffes  précieuses  de  jadis,  les  robes 
de  soie  ou  de  brocart  contemporaines  des  meubles  et  que  l'on 
conservait  telles  quelles,  soigneusement  pliées,  au  lieu  de  les  chit- 
fonner  en  façon  de  draperie  pour  habiller  une  cheminée  ou  un 
piano,  selon  cette  mode  du  jour  qui  lait  ressembler  les  salons  au 
«  décrochez-moi  ça  »  de  quelque  juiverie  cosmopohte... 

Pas  seulement  décorative,  elle  aussi,  utile  à  sa  manière,  une 
fontaine  en  vieille  faïence  d'Ardus,  logée  dans  une  niche  en  lace 
de  la  porte  de  la  salle  à  manger,  remplissait  son  emploi  de  naïade 
domestique,  et  accotée  à  un  angle  du  vestibule,  une  pendule  à 
gaine,  en  bois  de  rose  marqueté  et  fileté  de  cuivre,  le  cadran  ar- 
rondi à  la  Louis  XVI,  s'occupait  à  battre  les  secondes  et  à  tinter 
les  heures,  et  d'un  battement  grêle,  d'un  tintement  adouci  où  vi- 
brait comme  un  écho  des  secondes,  des  heures  d'autrefois. 

Et  la  pendule,  la  fontaine,  les  bahuts,  tout  paraissait  si  bien  en 
place,  si  naturellement  ajusté  à  la  vie  de  chaque  jour! 

Pierre  avait,  à  coudoyer  ces  choses,  la  sensation  d'unité  pro- 
fonde que  donne  à  un  logis  de  paysans  le  mobilier  ciiétif,  mais 
bien  en  main,  rangé  selon  l'utilité  des  maîtres,  et  dont  le  fouillis. 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  expressif  que  les  traits  d'un  visage,  révèle  en  un  coup  d'œil 
la  particularité  d'un  ménage  rustique... 

—  Comment  peut-on  se  prendre  d'amitié  pour  si  peu  de  cliose  ? 
Est-ce  que  ça  ne  vous  paraît  pas  drôle  à  vous  qui  sortez  des 
splendeurs  de  Paris?  s'excusait  Urgèle. 

—  Les  splendeurs  de  mon  cinquième,  rue  de  l'Arbalète?  vous 
voulez  rire,  mademoiselle.  Si  vous  saviez  comme  il  me  tardait  de 
m'en  aller,  de  ne  plus  voir  cet  horizon  de  cheminées  et  de  murs  1 
Paris  me  pesait;  je  ne  pensais  qu'au  bonheur  de  me  remettre  au 
large,  d'entendre  sonner  sous  mes  pieds  les  rochers  de  Saint-Jean- 
des-Grèzes. 

Urgèle  battait  des  mains  : 

—  Bien  vrai,  les  rochers,  les  arbres,  vous  aimez  ça  aussi?  Vous 
ne  le  dites  pas  par  politesse?  Un  homme  sérieux,  un  docteur, 
voyons,  est-ce  bien  sûr?  Eh  bien,  topez  là,  camarade,  nous  sommes 
de  la  même  confrérie.  Une  conTréric  pas  nombreuse,  par  exemple  1 
C'est  assez  mal  vu  ici,  je  vous  en  préviens,  les  rochers  et 
les  arbres.  Si  vous  saviez  ce  qu'on  me  chicane  là-dessus  ;  papa, 
maman,  ils  sont  tous  après  moi.  Tous!.,  mais  je  suis  têtue  ;  et  puis 
maintenant,  nous  serons  deux  ;  car  vous  me  défendrez,  n'est-ce 
pas?  j'y  compte,  vous  ne  me  renierez  pas  devant  le  monde... 

Toujours  en  quête  de  l'introuvable  M""^  de  Fabri,  les  jeunes  gens 
traversaient  le  salon  d'été,  une  grande  salle  en  hémicycle  lambrissée 
clair,  avec  une  galerie  à  l'italienne  qui  se  développait  en  pourtour 
à  la  hauteur  du  premier  étage...  Et  Urgèle  tout  à  coup: 

—  Que  je  suis  sotte  I  pendant  que  nous  errons  de  chambre  en 
chambre  et  d'étage  en  étage,  occupés  à  ouvrir  et  à  refermer  les 
portes,  ma  mère  se  promène  peut-être  tranquillement  au  soleil 
avec  M"'"  de  Vore.  Voulez-vous  que  nous  allions  voir?  Il  fait  si  beau  î 
Une  vraie  journée  de  printemps!  s'exclamait-elle  en  poussant  à 
deux  mains  les  volets  de  la  porte  à  vitres  du  salon. 

Un  pied  sur  le  seuil,  elle  s'arrêtait  un  moment  comme  éblouie, 
la  tète  auréolée  des  feux  du  soleil  horizontal,  qui  s'écrasait  comme 
sur  une  enclume  au  rebord  de  la  falaise  calcaire  dressée  en  mu- 
raille au-dessus  de  la  Veyre. 

Des  coulées  d'ombre  tombaient  de  là-haut  sur  la  vallée  assou- 
pie déjà,  les  pics,  les  labours  abîmés  dans  la  décomposition  lente 
du  crépuscule  avec  seulement  deux  ou  trois  cimes  de  peupliers, 
comme  une  fumée  jaune  qui  flottait.  Mais  en  iiice,  à  la  montée  de 
Chante-Pleure,  le  château,  le  jardin,  la  garenne  et,  au-dessus,  la 
combe  tout  entière,  étincelaient  transUgurés  dans  la  lumière  rose 
du  couchant... 

Et  ce  rose  était  plus  rose  ce  soir-là;  plus  tiède,  l'odeur  émanée 
des  jacinthes;  plus  fraîche,  en  revanche,  plus  égayante  à  entendre, 


CHANTE-PLEURE.  823 

la  musique  de  la  source  au  bord  de  la  terrasse,  —  une  pluie  de 
gouttes  tombant  de  la  roche  mère  avec  le  bruit  si  particulier  du 
chanto-pleure,  qui  avait  sans  doute  donné  son  nom  à  la  fontaine  et 
au  château. 

XXXVI. 

—  Ma  mère  !  dit  Urgèle  en  étendant  la  main. 

Deux  robes  noiras  glissaient  à  pas  réguliers,  quasi  conventuels, 
sous  la  charmille  nouvellement  feuillée;  et  en  avant,  en  arrière, 
gambillant  et  jappant,  des  chiens  de  toute  taille,  une  bande  tapa- 
geuse que  gouvernait,  fouet  en  main,  un  long  jeune  homme,  une 
figure  terne  et  ghibre,  un  corps  mince,  étriqué  dans  une  blouse  à 
plis  de  touriste,  l'air  maladif  et  délicat. 

—  Mesdames,  articulait  Urgèle,  notre  ami  et  convive  le  docteur 
Pierre  Lortal.  —  Monsieur  Pierre  Lortal,  mon  cousin  Michaël  de 
Vore. 

Pierre  s'inclinait;  pas  aussi  correctement,  toutefois,  que  le 
jeune  monsieur,  immobile,  la  tête  secouée  subitement  de  haut  en 
bas  et  de  droite  à  gauche,  comme  tirée  par  un  fil.  Raide  aussi,  mais 
d'une  raideur  étoflee,  majestueuse,  appesantie  par  les  fourrures 
qui  capitonnaient  son  deuil  de  veuve  et  de  dévote,  M'^''  de  Vore,  la 
more,  toisait  tranquillement  le  nouveau -venu  du  haut  de  son  iace- 
à-main  en  écaille,  tan'lis  que,  très  douce,  comme  confite.  M'*''  de 
Fabri  souriait  du  fond  de  sa  figure  éteinte  de  bonne  femme  et 
murmurait  de  vagues  complimens. 

—  Attendez  donc,  mère  ;  peraiettez,  monsieur  Lortal,  je  n'ai  pas 
fini  mes  présentations,  intervint  Urgèle;  et,  flattant  de  la  main  la 
tête  allongée  et  serpentine  d'un  sloughi  de  grande  race  qui  était 
venu  se  frotter  à  sa  robe  :  «  Sidi-Kadour!  »  annonrait-elle,  le 
janissaire  de  maman!  —  Elle  claquait  des  doigts  en  même  temps,  la 
main  haute,  appelant  le  lévrier,  qui  bondissait  comme  un  clown, 
les  quatre  pieds  en  l'air.  Puis,  se  baissant  :  —  Monsieur  Toto,  conti- 
nuait-elle, un  terrier  plein  d'avenir,  à  moins  qu'il  ne  meure  du 
gras  fondu,  le  pauvre!  —  Signalement:  un  bouchon  sur  quatre 
allumettes.  ■ —  Et  Ki-ki!  vous  n'avez  pas  vu  Ki-ki,  le  mignon, 
l'adoré  Ki-ki  !  Ne  regardez  pas  à  terre,  mon  camarade  ;  au  ciel,  pas 
encore;  il  habite  là,  sur  ma  mère,  le  cher  ange,  dans  le  m;mchon. 
Allons,  montrez-vous,  monsieur,  exhibez  votre  museau  édenté  et 
vos  yeux  en  boule  de  loto;  paraissez,  irascible  vieillard,  jappez. 
C'est  ça,  montrez  votre  allreux  caractère,  essayez  de  mordre  la 
main  de  votre  sœur,  vilain  fils  à  maman! 

Frileux,  convulsif,  les  yeux  éraillés,   la  voix  canaille,  le  minus- 


S'ih  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Cille  havanais  se  repliait,  rentrait  dans  sa  niche,  et  Urgèlc  tournait 
les  talons,  toute  secouée  de  rire  : 

—  Maintenant  que  vous  êtes  en  pays  de  connaissance,  je  vous 
quitte,  monsieur  Pierre;  vous  dhiez  avec  nous,  il  ne  faut  pas  vous 
laisser  mourir  de  faim. 

Urgèle  partie,  M™*  de  Fabri  se  fondait  en  excuses  auprès  de  son 
hôte,  et  pour  le  mauvais  dhier  qu'il  allait  faire,  —  on  a  si  peu  de 
ressources  à  la  campagne,  —  et  pour  le  bavardage  de  sa  fille,  une 
étourdie,  une  enfant  qui  racontait  tout  ce  qui  lui  passait  par  la 
tête;  et  elle  s'interrompait  de  geindre  pour  apaiser  de  la  main  le 
Ki-ki  invisible  qui  grognonnait,  reculé  dans  les  profondeurs  du 
manchon. 

Le  docteur  s'apitoyait  à  l'entendre,  à  pt-nétrer  sous  ce  parler 
fatigué,  sous  ces  gestes  mous,  la  misère  de  l'être  usé,  sans  res- 
sort. Elle  avait  joliment  baissé,  depuis  ces  derniers  cinq  ans,  la 
bonne  dame  !  Encore  plus  enfoncée  dans  l'insignifiance  de  la  vie  de 
campagne  qu'elle  menait  un  peu  malgré  elle,  assommée  par  la 
société  de  ces  grands  muets  :  les  rochers  et  les  arbres,  si  maus- 
sades pour  ceux  qui  ne  savent  pas  les  comprendre.  L'horizon,  plus 
bas  chaque  jour,  l'elTort  plus  lent,  l'activité  plus  étroite,  si  piètre- 
ment employée  d'ailleurs  ;  la  bonté  à  gcâter  son  entourage  de  chiens, 
la  piété  à  réciter  des  chapelets  sans  nombre  ou  à  colliger  les  menus 
incidens  de  sa  vie  spi'ituelle,  qu'elle  expédiait  chaque  samedi,  sous 
forme  d'épître,  au  R.  P.  de  Clamoase,  jésuite  expulsé,  mais  rési- 
dant, qui,  de  loin  ou  de  près,  dirigeait  les  consciences  armoriées 
du  diocèse,  laissant  aux  bonshommes  de  curés,  comme  l'abhé  Cize, 
les  basses  œuvres  du  sacerdoce,  la  corvée  de  confesser  et  d'ab- 
soudre, l'administration  matérielle  des  sacremens. 

M""^  de  Fabri  s'excusait  encore;  elle  tomba  subitement  en  orai- 
sons, genoux  en  terre,  aussitôt  imitée  par  M"*®  de  Vore,  qu'imitait 
à  son  tour  le  long  Michaël.  VAngclus  sonnait  à  l'église  de  Saint- 
Jean-dcs-Grèzes.  La  Salafaf ion,  récitée  posément,  à  voix  haute,  le 
soleil  avait  disparu;  un  air  plus  vif  montait  du  fond  de  la  vallée  où 
rampaient ,  dessinant  les  sinuosités  do  la  Yeyre,  de  légères  vapeurs. 

—  Ton  foulard,  mon  ami,  et  rentrons  bien  vite!  commandait 
M""  de  Vore.  Cette  fraîcheur  du  soir  ne  vaut  rien  pour  les  bron- 
ches, n'cst-il  pas  vrai,  docteur?  —  Et,  sur  la  réponse  affirmative  de 
Pierre,  elle  se  j)laignait,  non  sans  un  peu  d'aigreur,  comme  si  elle 
en  voulait  à  la  médecine,  de  la  santé  délicate  de  son  fils.  —  Je  n'ai 
plus  que  lui,  concluait-elle,  et  il  est  le  seul  de  son  nom,  le  dernier 
de  sa  race.  Quelle  responsabilité  pour  une  mère!  —  Déraidissant 
quelque  peu  la  solennité  de  son  allure,  la  dame  responsable  de 
l'hérédité  future  des  de  Vore  se  hâtait  vers  le  château. 


CIIANÏE-PLEURE.  825 


XXXVII. 


Au  salon,  les  chasseurs,  arrivés  depuis  un  {)eu,  attendaient; 
Urgèle,  pendue  au  bras  de  son  père,  câline  et  rieuse;  et,  dans  ce 
côte  à  côte,  avec  leur  cordialité  semblablement  accueillante,  avec 
quelque  chose  de  presque  identique  dans  les  attitudes,  dans  les 
gestes,  commencés  quelquefois  par  l'un  et  achevés  par  l'autre,  l'air 
de  famille  sautait  aux  yeux  de  Pierre,  entraîné  vers  le  père  et  vers 
la  fille  par  une  presque  irrésistible  sympathie.  Mais,  en  l'obser- 
vant plus  serré,  1 3  docteur  ne  trouvait  pas  tout  à  fait  son  compte 
à  l'humeur  de  M.  de  Fabri.  Ce  n'était  plus  le  même  homme. 
Fatigue,  désillusion,  usure  de  la  vie,  qui  sait?  Peut-être  les  em- 
barras d'argent,  dont  on  parlait  dans  le  pays,  y  étaient-ils  aussi 
pour  un  peu.  Et  ce  peut-être  devenait  très  probable,  si  l'on 
s'avisait  de  prendre  garde  au  compagnon  que  le  maître  de  Chante- 
Pleure  ramenait  avec  lui  ce  jour-là,  k  ce  citoyen  Capespine,  un 
banquier  de  Saint-Vergondin,  un  peu  maquignon,  usurier  beau- 
coup, un  triste  sire,  une  figure  de  Judas,  fausse,  avec  un  exté- 
rieur de  rustaude  bonhomie,  la  grimace  d'un  éclat  de  rire  perpé- 
tuel qui  le  secouait  du  menton  jusqu'au  ventre,  et,  dans  cette 
explosion  de  toute  sa  })ersonne,  un  regard  froid,  impassible,  comme 
fixé  ailleurs  .. 

Ce  n'était  certainement  pas  pour  le  plaisir  de  courre  un  Uèvre 
en  Ramade  que  ce  pataud,  large  d'échiné  et  bas  sur  jambes,  arpen- 
tait, depuis  le  déjeuner,  la  glèbe  rocheuse  de  Chante-Pleure.  Sans 
doute  quelques  billets  de  mille  à  négocier,  et  il  était  venu  étudier 
ça  sur  place,  inspecter  son  gage. 

Cependant  la  présence  du  personnage  n'avait  pas  l'air  de  faire 
événement  au  salon  ;  ni  les  invités,  ni  les  hôtes,  personne  ne  pa- 
raissait s'en  émouvoir;  lui-même,  j)arfaitement  à  l'aise,  lâchait 
son  mot,  bavardait  avec  l'un,  avec  l'autre,  et,  le  dîner  annoncé, 
offrait  son  bras  à  M™^  de  Fabri  avec  la  désinvolture  d'un  habitué 
de  la  maison. 

Assis  à  table  à  l'opposé  d' Urgèle,  entre  M™®  de  Vore  et  M.  Fa- 
brice, charrié  à  bras,  lui  et  son  fauteuil,  de  sa  chambre  à  la  salle 
à  manger,  Pierre,  un  peu  revenu  du  trouble  où  l'avait  mis  la  cama- 
raderie inattendue  et  quelque  peu  capiteuse  de  la  jeune  châte- 
laine, essayait  de  se  reprendre,  de  juger  froidement  ce  monde, 
encore  nouveau  pour  lui,  de  Chante-Pleure. 

JDe  braves  gens,  à  coup  sûr,  ces  de  Fabri  ;  encore  était-il  pru- 
dent d'y  regarder  à  deux  fois  avant  de  se  donner  à  eux  tout  à 
fait. 


826  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

De  l)raves  gens,  oui,  mais  de  fiers  originaux  !  Son  voisin  le  fau- 
connier, par  exemple  !  Qu'il  eût,  orphelin  à  vingt  ans,  tout  sacrifié 
pour  s'occuper  de  son  jeune  frère,  l'éduquer,  le  doter,  lui  faire  la 
place  plus  large  au  soleil,  le  procédé  n'était  pas  d'une  âme  vulgaire. 
Mais  il  avait  aussi,  —  Pierre  éiait  obligé  de  le  reconnaître,  —  le 
dévoûniont  bien  grognon  ! 

Toujours  à  rebrousse-poil,  le  cher  homme!  Pas  la  peine  de  tout 
abandonner  trime  main,  s'il  relirait  tout  de  l'autre,  chicanant,  morti- 
fiant, contrecarrant  à  plaisir  ce  frère  qu'il  avait  mis  au  rang  d'aîné,, 
lui  laissant  toute  sa  fortune  en  viager,  et  qu'il  traitait  en  cadet  et 
en  très  i)etit  cadet,  au  vu  et  ;iu  su  de  toute  la  maison. 

Pierre  avait  bien  quelque  idée  de  ces  difficultés;  l'oncle  Lortal  en 
avait  jasé  devant  lui  ;  une  fois,  à  propos  de  certaine  machine,  fau- 
cheuse ou  ftmeuse,  que  M.  Roger  venait  d'introduire  à  la  ferme,  et 
M.  Fabrice,  ennemijuré  du  progrès  et  de  l'agriculture  scientifique, 
ne  se  gênait  pas  pour  se  gausser  de  ces  inventions  du  diable  jusqu'à 
ameuter  contre  l'inconsciente  mécanique,  et,  par  ricochet,  contre 
son  frère,  la  routine  haineuse  et  les  préjugés  paysans;  plus  tard, 
en  tournée  électorale,  quand  le  père  d'Crgèle,  poussé,  mis  en  avant 
par  son  aîné,  se  portait  au  conseil  général  candidat  conservateur, 
mais  d'un  conservatisme  ouvert,  qui  n'elïrayuit personne,  et  ce  ter- 
rible aîné  avait  tout  gâté,  tout  perdu,  tenant  la  campagne  à  sa  façon, 
plumet  en  tête  et  bannière  au  vent,  haute  et  large,  et  atth-ante  pom* 
les  masses  rurales  à  peu  près  comme  le  vinaigre  pour  les  mouches. 

Maintenant  il  s'agissait  d'un  étang  artificiel  pour  irriguer  les  prai- 
ries de  la  montagne. 

—  Excellente  idée  !  approuvait  le  banquier  Gapespine,  bailleur 
de  fonds  de  l'entreprise. 

— •  Projet  saugrenu  !  ricanait  M.  Fabrice.  Du  foin?  au  prix  où  se 
vend  le  bétail?  D'ailleurs,  tes  prés  seront  ensablés  au  premier 
orage,.,  à  moins  que  la  digue  ne  crève  ! 

L'agriculteur  se  défendait,  alléguait  les  expériences  faites,  citait 
les  rendemens  obleims;  quant  à  la  digue,  M.  Fabrice  pouvait  dor- 
mir tranquille  :  ni  lui,  ni  sa  nièce,  ni  ses  arrière-neveux,  n'en  \ er- 
raient la  fin. 

—  Tant  pis  pour  nous,  alors,  intervenait  Urgèle  :  avec  cette  ligne 
raide  de  la  chaussée,  en  travers  de  la  pente,  vous  m'avez  gâté  lu 
plus  jolie  combe  du  domaine! 

—  Mes  excuses,  ma  fille,  souriait  M.  Roger;  c'est  vrai,  je  n'avais 
pas  songé  au  paysage.  —  M.  Roger  ne  souriait  qu'à  moitié.  Tandis 
que  l'aîné,  sa  bile  une  fois  dégorgée,  sa  goutte  sortie  dans  (pieMpir 
véhémente  apostrophe,  se  re<iuillait,  allègre  et  dispos,  son  frère, 
plus  intelligent,  mais  de  volonté  j)lus  débile,  s'usait,  s'épuisait  au 
choc  de  ces  mes^iunieries  contradictoires. 


CHANTE-PLEURE.  827 

Personne,  d'ailleurs,  pour  le  soutenir  ;  M""^  dj  Fabri,  trop  faible 
elle-même,  enlisée  dans  sa  béatitude  de  dévote;  Urgèle,  trop  capri- 
cieuse, toujours  tendre  à  la  personne  de  son  père,  mais  cruelle^à 
ses  idées  chaque  fois  qu'elles  ne  s'emboîtaient  pas  avec  sa  très  parti- 
culière et  intransigeante  esthétique.  Personne;  et,  par  surcroît,  le 
brave  homme  avait  encore  le  chagrin  d'être  à  tout  moment  en 
désaccord  avec  lui-même. 

Actif,  instruit,  d'une  portée  d'esprit  supérieure  à  celle  de  son 
entourage,  émancipé  par  une  éducation  scientifique  très  com- 
plète, —  il  aurait  visé  la  grande  carrière  et  les  hautes  recher- 
ches, si  les  amicales  exigences  de  son  frère  ne  l'avaient  pas 
dévolu  à  Saint-Cyr,  —  émancipé,  mais  jamais  affranchi,  M.  de  Fa- 
bri, comme  plusieurs  autres  de  sa  génération  et  de  sa  caste,  pau- 
vres âmes  tiraillées,  impuissantes,  inutilement  occupées  à  marier 
les  extrêmes,  souffrait  d'un  défaut  d'équilibre  entre  sa  tête  et  son 
cœur,  entre  ses  idées  acquises  et  ses  senthnens  traditionnels.  Ainsi 
qu'il  arrive  en  pareil  cas,  les  sentimens  à  la  longue  avaient  pris 
le  dessus.  Comment  résister  aux  influences  ambiantes,  aux  lentes 
alluvions  de  l'habitude,  de  la  vie  en  ménage,  plus  étroite  encore, 
depuis  que  la  famille,  quittant  k  chef-lieu,  s'était  confinée  à 
Ghante-Pleure  ?  Insensiblement,  autant  par  bonté  de  cœur  que 
par  lâcheté  de  caractère,  le  libéral  de  jadis,  le  progressiste  ent'iou- 
slaste,  était  tombé  à  je  ne  sais  quelle  rehgiosité  douceâtre,  à  quel 
royalisme  mitigé,  honteux,  aimable  pot-pourri  d'opinions  et  de 
doctrines  où  sa  personnalité  abdiquait,  émasculée,  non  pas  tout  à 
lait  aboUe  cependant.  Ce  qu'il  avait  été,  ce  qu'il  aurait  pu  être,  se 
laissait  voir  à  Pierre  à  travers  ce  qu'il  était  devenu  ;  c'était  un  haus- 
sement d'épaules  en  réponse  à  l'excommunication  majeure  que 
M.  Fabrice  lançait  contre  la  société  moderne,  jugée  en  bloc,  con- 
damnée en  deux  mots  :  pan,  pan,  des  mots  définitifs  qui  tombaient 
du  haut  des  principes  comme  le  couperet  du  haut  de  la  guillotine  ; 
un  sourire  timide  à  l'adresse  du  docteur  qui  relevait  appel  de  la 
sentence,  et  plaidait  les  circonstances  atténuantes  pour  son  siècle, 
ne  se  sentant  pas  si  corrompu,  si  coupable  que  l'affiiinait  l'inexo- 
rable justicier.  Mais,  une  fois  parti,  le  fauconnier  ne  s'arrêtait  plus 
de  se  lamenter  ni  de  maudire,  plus  impétueux,  plus  violent  à  me- 
sure que  circulaient  les  vins  fins,  le  vieux  Cahors,  contrau-e  au 
rhumatisme,  ami  de  l'éloquence. 

M.  Fabrice  tonnait,  —  telles  les  trompettes  sacrées  crevant  les 
murailles  de  Jéricho,  —  et  avec  lui,  pleurnichées,  fulminées  àl'unis- 
son,  un  chœur  bien  nourri  d'imprécations,  de  jérémiades! 

Tout  allait  de  travers  ;  la  vigne  défunte,  lu  probile  malade;  pas 
moyen  de  se  lier  à  personne  ;  l'argent  ne  reniraii  pas  ;  les  allu- 


828  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mettes  ne  valaient  rien  ;  les  notaires  voyageaient  à  l'étranger  ; 
jusqu'à  Tustel  de  Saint-Vergondin,  l'homme  de  confiance  du  clergé, 
qui  venait  de  mettre  la  clé  sous  la  porte...  Quel  monde!  Quelles 
mœurs  !  Un  sens  dessus  dessous  universel  ;  les  paysannes  s'habil- 
laient en  grisettes,  les  grisettes  ])ortaient  chapeau  comme  les 
dames;  n,  i,  fini.  Plus  de  liiérarchie  !  plus  de  religion  !  Plus  de  gi- 
bier !  Plus  rien  ! 

Tous  gémissaient,  tous  clabaudaient  à  la  fois,  même  le  jeune 
Michaël,  poing  levé  contre  la  gueuse,  contre  Marianne  Troisième, 
patronne  des  voleurs,  reluge  des  assassins.  Ah!  le  bon  coup  de 
l3alai  à  donner  à  toute  cette  racaille! 

—  Et  après?  objectait  Pierre. 

—  Après?  Un  bon  plébiscite,  formulait  le  docteui*  Bissol  du  même 
aplomb  qu'il  eût  ordonné  un  purgatif  à  son  malade. 

—  Le  roi  !  proclamait  M.  Fabrice. 

—  Sa  majesté  iN'importe-qui,  quelqu'un  qui  fasse  aller  le  com- 
merce, demandait  le  banquier  Capespine. 

—  Ah!  si  nous  savions  prier!  s'exclamait,  les  yeux  levés  au 
plafond,  M""^  de  Fabri.  Et  dans  le  recueillement  de  la  table  tombée 
tout  à  coup  au  silence,  la  pieuse  dame  entreprenait  à  demi-voix 
son  voisin  Bissol,  voltairien  endurci,  dont,  sans  se  lasser,  elle  pous- 
sait depuis  longtemps  le  siège,  un  siège  à  marche  lente,  repris 
à  chaque  visite  du  vieux  pécheur,  qui  tantôt  perdait,  tantôt  rega- 
gnait du  terrain,  habile  à  soulever  des  incidens,  à  éterniser  la 
conversion,  et  du  même  coup,  la  série  des  bons  dîners  dont,  malgré 
la  controverse,  il  ne  perdait  pas  un  coup  de  dent. 

M""**  de  Vore  au  même  moment  s'épanchait  avec  Pierre,  le  con- 
sultait sur  la  santé  de  son  fils.  Une  consultation  en  règle  avec  l'his- 
torique de  la  maladie  et  le  détail  des  divers  traiiemens  institués, 
sans  grand  succès  jusque-là.  Aucun  des  médecins  qu'ils  avaient 
vus,  des  spécialistes  cependant  et  des  fameux,  n'avait  rien  com- 
pris à  son  mal.  Du  rachitisme,  de  la  pauvreté  de  sang!  Allons 
donc!  Le  sang  des  de  Vore!  est-ce  que  c'était  possible?  Ils  se 
trompaient  à  coup  sûr.  A  preuve,  le  peu  d'ellet  des  remèdes  pres- 
crits. Malgré  les  reconstiluans  et  les  toniques,  la  faiblesse  persis- 
tait, le  relâchement  des  muscles,  et  les  misères  à  la  suite.  A  vingt- 
deux  ans,  un  état  de  quasi-enfance,  inquiétant  pour  l'avenir!.. 

Pierre  écoutait,  hochait  la  tête,  conseillait  le  grand  air,  l'exercice, 
moins  de  précautions  surtout. 

En  face  d'eux,  à  l'autre  bout  de  la  table,  le  rejeton  des  de  Vore 
se  reconstituait,  se  tonifiait  mollement,  touchait  à  peine  au.\  plats, 
buvait  du  bout  des  lèvres,  tenu  d'ailleurs  en  bride  par  les  avertis- 
seraens  muets,  les  froncemens  de  sourcils  de  sa  mère  en  solhci- 


CHANTE-PLEURE.  829 

tude  pour  son  estomac  ;  silencieux,  éteint,  il  n'avait  (l'autre  éclair 
de  vie  sur  sa  figure,  que  les  regards  d'adoration  respectueuse 
qu'il  envoyait  à  sa  cousine,  très  animée,  elle,  riant,  bavardant  à 
la  volée,  interpellant  l'un,  puis  l'autre,  comme  enivrée  d'une  joie 
de  vivre  qui  moussait,  fusait  en  l'air,  exubérante,  presque  invo- 
lontaire. 

Le  dîner  près  de  finir  s'épanouissait  maintenant  en  gaîté;  les 
diables  noirs  de  la  politique  remisés  dans  leur  boîte,  ces  braves 
gens  se  détendaient,  tout  à  la  belle  humeur  un  peu  lâchée  qui  ac- 
compagne de  droit  l'arrivée  du  dessert,  l'entrée  des  gâteaux  montes 
et  des  gaufres  traditionnelles. 

Pierre  seul  manquait  d'élan,  pas  plus  ému  des  confidences  de 
]y[me  (jg  Vore,  qu'émoustillé  par  les  plaisanteries  au  gros  sel  de 
M.  Fabrice,  curieux  de  savoir  comment  on  s'amusait  au  quartier 
latin  et  si  l'on  dansait  le  cancan  à  Bullier,  comme  jadis  à  la  Chau- 
mière... Tout  ce  monde-là  lui  paraissait  tout  à  coup  se  reculer 
loin,  très  loin  de  lui,  même  Urgèle,  dont  l'amabilité  ne  lui  semblait 
plus,  en  y  refléchissant,  qu'une  poussée  de  jeunesse,  une  envie  de 
s'écouter  parier,  de  se  regarder  vivre,  et  peut-être  se  gênait-elle 
moins  avec  lui  parce  qu'elle  le  jugeait  sans  importance. 

Quelque  chose  l'avertissait  de  ne  pas  se  hvrer  davantage  à  la  faci- 
lité toute  superficielle  de  l'accueil  qu'il  recevait  à  Chante-Pleure; 
son  instinct  démocratique  se  réveillait;,  agacé  par  la  levée  de  bou- 
cliers réactionnaires  de  tantôt,  offusqué  aussi  par  l'exhibition  dos 
armoiries  de  la  famille,  somptueusement  gravées  sur  la  vieille  ar- 
genterie que  maniait  Pierre,  étalées  en  relie!  dans  un  cartouche 
colorié  au-dessus  de  la  porte  :  un  marteau  d'argent  sur  sinople 
avec  la  devise  latine  :  Fit  faber. 

Sans  doute  ils  ne  pensaient  plus,  ces  nobles,  qu'ils  avaient  de- 
vant eux  un  fils  de  paysan,  et,  qui  plus  est,  le  neveu  du  maire  répu- 
blicain de  Saint-Jean-des-Grèzes  ;  mais  il  ne  l'avait  pas  oublié,  lui, 
et  il  leur  en  voulait  presque  de  leurs  avances,  il  s'en  voulait  à 
lui-même  de  s'être  si  vite  laissé  prendre,  d'avoir  accepté  cette 
invitation  au  pied  levé,  de  raccroc,  comme  le  premier  Bissol  venu. 
Au  moins  se  promettait-il  de  s'échapper,  le  dîner  fini,  aussitôt  qu'il 
le  pourrait  décemment,  et  une  fois  parti,  bonsoir!  on  ne  le  rever- 
rait  pas  de  quelques  jours  ! 

XXXVIII. 

On  se  levait  de  table,  on  passait  au  salon,  et,  dans  le  rcmuc-ménagc 
du  café  qu'on  finissait  de  prendre  debout  dans  les  embrasures, 


830  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

UrgOIe  ouvrait  toute  grande  la  porte  à.  vitres  qui  donnait  sur  la 
terrasse... 

—  Quel  dommage  de  s'enfermer  par  une  nuit  pareille,  soupirait- 
elle.  Voulez-vous  me  donner  le  bras,  Midiaël? 

Mais  à  peine  le  jeune  homme  commençait-il  d'entortiller  le  fou- 
lard autour  de  son  cou,  M""^  de  Vore  coupait  l'élan  de  son  fils.  U 
faisait  vraiment  trop  froid,  et  puis,  quelle  idée  de  sortir  Ton  n'y 
voyait  goutte... 

—  Vous,  alors,  monsieur  Pierre?  priait  Urgèlc.  —  Et,  comme  M"**  de 
Fabri  menaçait  d'intervenir  à  son  tour: —  Voyons,  maman,  puisque 
le  docteur  m'autorise,  n'est-ce  pas,  docteur?  Rien  que  toucher  le 
bord  de  la  terrasse  et  revenir.  Allons,  Kadour  est  là  qui.  veut  bien 
nous  escorter.  —  Et,  se  tournant  vers  le  sloughi  en  train  de  s'éti- 
rer gravement  sur  le  seuil  : — Oui,  mon  grand,  oui,  mon  beau^  vous 
nous  suivrez,  et  si  ce  monsieur-là  s'avisait  de  me  contraiier,  vous 
le  dévoreriez  tout  vif,  c'est  entendu  ! 

Un  pan  de  sa  jupe  retroussé  dans  sa  main  gauche,  TJrgèle  s'avaur 
çait  à  petits  pas,  le  bout  de  ses  doigts  touchant  à  peine  le  bras  de 
Pierre  qu'elle  avait  pris  en  sortant. 

Devant  eux  une  nuit  sans  lune,  pas  compacte  cependant,  péné- 
trée par  la  clarté  ditfuse  des  étoiles,  une  nuit  douce,  légère,  presque 
lumineuse,  avec  des  ombres  plus  noires  çà  et  là  :  des  silhouettes 
tremblanies  d'ilsoudebuis  taillés  et  l'arceau  vague  d'une  charmille 
bcaiit  au  fond  comme  la. bouche  d'un  mystère...  Urgèle  avait  quitté 
le  bras  du  docteur;  appuyée  dos  deux  mains  à  la  margelle  de  la  ter- 
rasse, la  tète  en  avant,  penchée  vers  l'obscm*  de  la  vallée,  elle 
écoutait. 

Une  rumeur  arrivait  de  très  loin,  des  espaces  baignés  de  som- 
meil; des  voix  brisées,  indistinctes,  fondues  en  une  sonorité 
sourde  qui  s'enflait  et  décroissait,  pareille  à  une  respiration.  Cela 
venait  on  ne  savait  d'où,  si  conlus  à  la  lois  et  si  expressif  que 
celait  comme  si  la  douceur  de  la  nuit,  tout  à  coup,  avait  piu'le  : 

—  Le  printemps I  pi-onom;ait  Urgèle,  toujours  penchée,  jetée, 
semblait-il,  h  la  rencontre  de  cette  musi((ue  des  soirs,  muette  de- 
puis les  froids  de  l'automne,  et  qui,  pour  la  première  fois,  ce  soir-là, 
on  eut  dit  exprès  pour  elle,  recommençait  à  vibrer  : 

«  Le  |)rin1emps!  »  c'était  dit  à  voix  grave,  contenue,  comme  un 
mot  de  religion,  de  tendresse.  Et,  presque  en  même  temps,  une 
secousse,  un  frisson  des  bras,  des  épaules,  un  mouvement  ner- 
veux subitement  résolu  en  larmes  qu'elle  essuyait  aussitôt  nées  et 
qui  renaissaient  encore... 

Elle  balbutiait  :  —  Excusez-moi,  monsieur  Pierre,  je  ne  conqjrends 
pas  ce  cpr^m'urrivo.  Celte  nmsiqiie,  sans  doute,  qui  m'aura  donné 


CUAME-PLEURE.  831 

sur  les  nerfs.  Un  méchant  concert  de  grenouilles  et  de  grillons, 
je  sais  bien!  mais  ce  que  j'entends  à  travers  :  tenez,  c'est  comme 
cette  odem'  de  jonquilles  qui  passe,  la  recomiaissez-vous?  vous 
n'imaginez  pas  ce  qu'il  me  vient  d'odeurs  avec  elle.  Des  odeurs 
d'autrelois,  oh!  celles-là,  surtout,  les  anciennes,  comme  elles  me 
montent  à  la  tête  !  Il  me  semble  alors  que  je  suis  de  nouveau  toute 
petite,  assise,  jambes  pendantes,  ici  sur  la  terrasse;  j'ai  plein  mon 
tabher  de  fleurs  coupées,  jacinthes,  violettes,  jonquilles,  je  les  pé- 
tris, je  les  caresse,  je  les  tue;  et  quand  je  les  ai  tuées  et  que  leur 
âme  est  restée  à  mes  doigts,  j'embrasse  mes  mams  pieusement, 
amoureusement  comme  je  baiserais  des  reliques...  —  £t  après  un 
silence  : 

—  Vous,  continuait-elle,  est-ce  que  le  printemps  ne  vous  remue 
pas  aussi?  hst-ce  que  vous  ne  vous  reveillez  pas  un  matin,  autre 
que  la  veille,  mais  tout  à  fait  autre?  Moi,  c'est  à  ce  point  que  je 
crois  avoir  deux  âmes,.,  ne  riez  pas,  monsieur  le  savant,  qui  n'êtes 
peut-être  pas  sûr  d'en  avoir  une,  oui,  je  suis  sûre  d'en  avoh*  deux. 
Même  enfant,  elles  étaient  plus  distinctes;  l'âme  d'hiver,  si  retenue, 
si  sage,  une  âme  toute  blanche,  couleur  de  neige  et  de  papier  neul  ; 
puis  brusquement,  au  premier  lilas  fleuri,  à  la  première  cigale,  crac  ! 
l'âme  de  printemps  s'éveillait.  Oli!  pas  difflcile  à  reconnaître,  celle- 
là!  si  folle,  si  tendre!  toujours  prête  à  se  donner,  et  à  qui? 
Vous  ne  vous  doutez  pas  que  vous  avez  été  celui-là ,  monsieur 
Pierre?  oui,  tout  un  printemps.  Oh!  il  n'y  a  pas  de  quoi  vous  van- 
ter, mon  camarade;  vous  n'avez  pas  été  le  premier,  le  dernier  non 
plus.  C'est  le  colonel  qui  vous  supplanta,  n'est-ce  pas  drôle?  Un 
vieux  grisou  déjà,  mais  ce  n'était  pas  lui  que  j'aimais  :  c'était  la 
guerre,  et  c'était  l'Espagne,  un  pays  de  romance  où  l'on  dormait 
sm'  des  coussins  brodés  d'or  à  l'ombre  des  jasmins.  Je  lui  deman- 
dai de  m'emmener  un  soir  qu'il  me  faisait  sauter  sur  ses  genoux, 
—  avais-je  dix  ans?  11  ne  comprit  pas,  et  je  pensai  en  mourir! 

—  Et  depuis?  souriait  Pierre. 

—  Depuis,  jai  renoncé  aux  messieurs  :  sotte  espèce!  je  pré- 
frère les  arbres.  Les  saules,  tenez,  quand  la  sève  les  gonfle,  que 
les  jeunes  feuilles,  à  peine  dépliées,  flottent  en  chapelets  au 
bout  des  branches.  Et  les  premières  pousses  des  chênes,  cette  éclo- 
sion  d'or  vert,  d'or  rouge  sur  les  cépées  nokes,  si  noires  ! 

—  Urgèle  !   Urgèle  ! 

^mc  jj3  Fubri  en  personne  apparaissait  à  la  porte  du  salon,  et, 
en  même  temps  un  jet  de  lumière  qui  coupait  en  deux  la  terrasse. 
Adieu  le  mystère  !  adieu  les  vok  prinlanières!   ki-ki  abo\ait. 

—  iNous  rentrons,  petite  mère,  répondait  Urgèle. 
Lentement,  plus  lentement  encore,  et  à  dcmi-\oix  : 

—  Que  pensez-vous  de  moi,  monsieur  Pierre? 


832  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

—  Mais,  mademoiselle,  je  pense... 

—  Que  je  parle  trop;  accordé!  Et  encore?  que  je  me  jette  à  la 
tète  des  gens  sans  crier  :  «  Gare  !  n  Peut-être  bien  que  oui;  pourvu 
cependant  que  leur  tête  me  revienne.  Or  vous  n'avez  pas  l'air  d'un 
fat  ni  d'un  pédant,  ni  d'un  sot.  Et  vous  m'avez  confessé  que  vous 
aimiez  les  arbres.  Eh  bien!  pour  l'amour  des  arbres,  si  vous  voulez, 
nous  serons  camarades  à  l'avenir  conmie  autrefois,  comme  aujour- 
d'hui. Ça  vous  va-t-il?  Ce  que  je  vous  propose  là  est  peut-être 
énorme.  Tant  pis!  Je  suis  une  enfant  gâtée,  une  sauvage,  et  j'en 
profite.  Camarades,  c'est  dit,  n'est-ce  pas? 

—  De  tout  mon  cœur,  mademoiselle!  répondait  Pierre,  parfaite- 
ment oublieux  pour  le  quart  d'heure  de  ses  préventions  démocra- 
tiques. 

XXXIX. 

Lotte  à  botte,  une  heure  après,  comme  le  matin,  Pierre  et  le 
docteur  Bissol  chevauchaient  à  la  remontée  de  Ghunte-Pleure. 
D'humeur  différente,  tous  les  deux;  Pierre,  muet,  absorbe,  étonné 
encore,  IJrgèle  toujours  devant  lui,  ses  yeux  clairs  dans  la  nuit, 
sa  voix  douce  dans  le  silence;  l'autre,  le  Bissol,  gonflé  de  nourri- 
ture et  de  malice,  des  cancans  jusqu'au  bec,  et  il  laissait  sortir  ça 
comme  ça  venait,  fout  cru,  tout  nu,  tel  qu'il  l'avait  ramassé  tout  à 
l'heure  à  l'office,  où  le  coiih'ere  l'avait  surpris  trinquant  et  folâtrant 
avec  la  valetaille  mâle  et  iemelle  du  château.  In  vilain  monsieur, 
décidément,  ce  Bissol!  Est-ce  qu'il  ne  s'avisait  pas,  l'haleine  encore 
grasse  des  viandes  englouties,  de  critiquer  le  diner,  de  blâmer  la 
parcimonie  des  hôtes? 

—  In  émincé  de  veau  tout  court,  sans  truffes,  sans  crêtes,  sans 
la  moindre  fioriture.  Et  la  fi-icassoe  de  poulets?  des  poulets  à  moitié 
venus  qui  n'auraient  pas  été  mars  avant  un  mois  !  Voilà  ce  qui  ne 
s'était  jamais  vu  à  Chante-Pleurc!  Et  les  vins?  avez-vous  remaj-que? 
une  seule  tournée  de  bordeaux  et  si  jeune!  Pas  la  peine  de  s'anui- 
ler  dehors  pour  se  mettre  de  pareilles  pauvretés  dans  l'estomac. 
Ah!  les  bordeaux  de  jadis  !  et  les  dindes  truffées  !  Vous  ne  vous  rap- 
jjclcz  pas,  vous,  il  y  a  quinze  ans?  trop  nigaud  alors  pour  vous  inté- 
resser aux  choses  sérieuses.  Ah  !  mon  ami  !  c'était  la  maison  du  bon 
Dieu;  s'invitait  qui  voulait,  et  quelle  table!  de  tout  à  gogo,  solide 
el  liquide,  du  vin  cacheté,  des  huîtres,  du  poisson  de  mer!  Des 
dîners  à  s'en  lécher  les  doigts  jusqu'au  coude!  Ça  embau- 
mait tout  le  pays.  Aussi  les  dîneurs  ne  manquaient  pas  ;  tous 
les  jours  du  monde  ;  des  voisins,  des  chasseurs;  qiK'hjues  curés 
parmi;  les  meilleures  fourchettes  du  canton.  Ah!  on  s'est  joliment 
amuse  à  Clianle-Pleure.  Lu  peu  trop  peut-être,  à  mon  avis.  En  en- 


CHANTE-PLEURE.  833 

rayant  d'un  cran  ou  deux,  on  aurait  lait  durer  le  plaisir.  Tandis 
que  maintenant...  Non,  vrai,  je  no  regrette  pas  de  vous  avoir 
passé  la  main.  C'est  trop  triste,  cette  dégringolade!  Ils  sont  si 
bêtes,  ces  Fabri,  —  si  bons,  si  vous  aimez  mieux.  L'argent 
leur  coule  dans  les  doigts.  Tous  dépensiers,  l'aîné  comme  le 
cadet,  et  le  père  avant  eux  et  le  grand-père,  c'est  une  habitude  de 
famille.  Savez-vous  combien  ils  étaient  à  souper,  ce  soir,  à  la  cui- 
sine? Dix-sept  sans  compter  les  enfans.  Les  domestiques  invitent 
comme  les  maîtres.  Thrésil  a  sa  mère  au  château  depuis  un  mois. 
Mette,  la  femme  de  chambre  de  mademoiselle,  a  retiré  sa  sœur  avec 
elle,  —  une  infirme,  —  et  ainsi  des  autres.  C'est  révoltant.  Et  le 
colonel  !  en  voilà  un  qui  leur  coûte  cher  à  nourrir  depuis  qu'il  tire 
au  râtelier.  Et  il  tire  !  des  dents  longues,  des  tripes  d'ici  à  demain 
et  plat  comme  une  morue  avec  ça;  on  ne  sait  pas  où  il  peut  fourrer 
ce  qu'il  mauge.  Ahl  la  vieille  canaille!  ça  ne  me  regarde  pas,  c'est 
vrai,  les  Fabri  sont  les  maîtres  de  se  ruiner  avec  qui  il  leur  plaît; 
mais  de  voir  cet  être-là  s'empifïrer  sans  vergogne  !  lui  un  étranger, 
un  passant!  nom  d'un  double!  ça  me  retourne  l'estomac.  Vous,  ça 
vous  est  égal,  le  colonel,  est-il  pas  vrai?  11  vous  faut  des  morceaux 
plus  tendres  ;  eh  !  eh  !  mes  complimens,  mon  cher  confrère  ;  il  parait 
que  M^'®  Lrgèle  ne  se  languit  pas  avec  vous  ! 

—  Je  vous  en  prie,  docteur,  coupait  Pierre;  même,  en  plaisan- 
tant, je  m'étonne... 

—  C'est  bon,  c'est  bon,.,  on  voulait  rire,  vous  avertir  aussi  peut- 
être  ;  mais  du  moment  que  ça  vous  fâche,  sulficil ;  allez,  marchez! 
On  ne  mettra  plus  le  nez  dans  vos  affaires.  Parbleu,  je  le  sais  bien, 
et  à  qui  le  dites-vous?  W^^  Urgèle  est  une  brave  fille...  Pauvre 
petite!  ses  nerfs  la  travaillent,  voilà  tout,  et  il  y  a  des  jours...  elle 
est  lunatique,  enfin  ;  nous  disons,  nous  autres  médecins,  conmient 
disons-nous?  névropathe..? 

La  route  bifurquait  au  sommet  de  la  côte  ;  un  chemin  forestier 
s'amorçait  là,  qui  dévalait  brusquement,  noir  comme  le  diable  de 
l'enfer,  jusqu'au  fond  et  au  tréfond  de  la  Raniade,  et  remontait, 
tout  humide  de  la  vapeur  des  ruisseaux  et  des  sources,  jusqu'à  la 
Baraque-Royale  et  plus  haut  encore  au  Pas-de-Haute-Serre,  tout 
proche  des  terres  et  des  maisons  de  Paour.  Arrivés  au  carrefour, 
en  présence  de  la  pierie  levée,  indicatrice  des  distances, mais  qui, 
à  cette  heure-là,  n'était  qu'un  geste  obscur  ajouté  au  mystère  de 
la  nuit,  les  deux  médecins  se  départirent  l'un  de  l'autre,  aussitôt 
avalés,  par  l'ombre;  et  l'ombre  ne  rendait  d'eux  que  le  bruit  de- 
croissant  du  pas  de  leurs  chevaux  :  l'aniMo  régulier  de  la  rosse  à 
Bissol  et  le  trot  inégal  du  bidet  de  Pierre,  qui,  nerveux  ce  soir-là, 
TOME  XGVI.  —  1889.  53 


834  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

éperonnuit  sans  savoii'  pourquoi,  et,  la  minute  après,  ralentissait  sa 
monture... 

Toujours  la  tête  prise,  obsédée  de  la  même  image;  et  c'était  de- 
vant lui  tantôt  un  mouvement,  tantôt  un  regard,  un  regard  candide, 
un  mouvement  souple  !  et  encore  cette  fossette  en  long,  quand  elle 
riait,  au  coin  de  la  bouche,.,  oh!  le  poison!  le  poison  mortel  des 
réminiscences  !  Et  très  légère  en  même  temps,  ti'ès  lointaine,  lui 
revenait  la  musique  printanière  entendue  tout  à  l'heure  sur  la  ter- 
rasse ;  lointaine  et  cependant  d'une  vibration  bien  pénétrante... 

Combien  de  fois  plus  tard  Pierre  devait-il  l'entendre,  volontaire- 
ment ou  involontairement  évoquée  !  et  chaque  fois,  en  même  temps, 
l'odeur  fraîche  et  capiteuse  des  jonquilles  ! 

Ramené  après  de  longs  circuits  en  face  de  la  coupure,  par  où  lui 
étaient  apparus  quelques  heures  avant  le  cirque  et  le  château  de 
Giiante-Pieure,  le  songeur  avait  arrête  son  cheval.  Une  lumière  uni- 
que, la  lampe  de  M.  de  Fabri  peut-être,  peut-êtie  la  veilleuse  éclai- 
rant le  rosah-e  indeiinimcnt  égrené  de  Al'^''  de  Fabri,  ou  les  rêves 
encore  éveilles  d'Urgèle,  faisait  vivre  la  façade  du  château,  mêlée 
d'en  bas  à  la  masse  indistincte  des  ténèbres.  Et  c'était  indistinct 
aussi,  ce  qui  se  passait  dans  la  tète  de  celui  qui  regardait  incliné 
sur  la  selle,  comme  attiré  par  le  grand  irou  d'ombre... 

Aucun  projet,  aucune  idée;  rien  de  change  en  apparence  dans 
les  arrangemens  déjà  pris,  dans  les  plans  arrêtés  pour  l'avenir  ;  un 
acquiescement  résigné  à  ce  qu'il  jugeait,  aujourd'liui  comme  hier, 
inévitable.  Aucun  soupçon,  d'ailleurs,  aucun  pressentiment  de  ce 
qui  l'attendait,  de  la  passion  déjà  entrée  en  lui  et  qui  éireignait  sa 
gorge  d'une  angoisse  âpre  et  délicieuse...  Ce  ne  serait  jimiais,  pen- 
sait-il, entre  Lrgèle  et  lui,  (Qu'une  camaraderie  très  douce,  une 
amitié  de  frère  et  de  sœur. 

En  attendant,  il  ne  pouvait  se  détacher  de  la  contemplation  du 
château... 

Une  chouette,  qui  hululait  depuis  un  moment,  blottie  en  quelque 
fente  du  rocher  au-dessous  de  la  brèche,  prit  l'essor  et,  festonnant 
en  l'air,  eilleura  Pierre,  en  passant,  de  son  aile  silencieuse. 

liéveillé  brusquement,  le  songeur  ramassa  les  brides,  et,  cpcron- 
nant  sa  bête,  disparut,  —  et  son  rêve  a\ec  lui,  —  dans  la  sohlude 
des  causses. 

Emile  Polvillun. 


{La  troisième  partie  au  i  rochain  n",) 


LAITS    ET    BEURRES 


I.  Ch.  Girard  :  Documens  sur  les  falsifications  des  matières  alimentaires  et  sur  tes  tra- 
vaux du  laboratoire  municipal,  Paris,  1885.  —  II.  An)iales  d'In/rjiènc  publique  et 
de  médecine  légale,  1888,  a"  0,  3^^  série,  t«.:;x.  —  III.  Duclaux,  le  Lait,  Paris,  1887. 


Même  en  parlant  le  langage  rigouieux  de  la  science,  il  ne  serait 
pas  facile  d'exposer  nettement  les  caractères  réels  de  tous  les  prin- 
cipes dont  l'assemblage  forme  le  lait.  Le  résumé  qu'on  olfrirait  au 
lecteur,  pour  être  impartial,  se  réduirait  à  une  série  monotone  de 
contradictions.  Il  vaut  mieux  laisser  aux  physiologistes  ou  cliimistes 
des  diverses  sectes  le  soin  de  discuter  entre  eux,  et,  négligeant 
l'étude  des  questions  douteuses,  nous  attacher  seulement  aux  pro- 
priétés extérieures  les  plus  saillantes  du  lait  et  du  beurre.  Certains 
détails  relatifs  à  l'analyse  de  ces  deux  produits  s'imposent,  pour 
ainsi  dire,  d'eux-mêmes,  connue  préface  à  l'examen  des  fraudes, 
trop  fréquentes,  mais  très  peu  variées,  auxquelles  se  trouvent  de 
nos  jours  exposés  et  soumis  le  beurre  comme  le  lait.  Nous  ajoute- 
rons qu'en  risquant  même  d'enlever  à  notre  travail  une  |)artic 
de  l'intérêt  qu'il  eût  présenté,  nous  avons  suivi  la  route  banale  ou- 
verte par  la  chimie  analytique,  de  préférence  aux  sentiers  étroits 
et  d'un  accès  dilhcile,  frayés  à  grand'peinc  par  la  biologie. 

I. 

La  plupart  de  nos  boissons  ou  de  nos  liquides  alimentaires  :  le 
vin,  la  bière,  le  cidre,  le  vinaigre,  l'huile,  se  laissent  tiviversci*  par 


836  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  lumière,  et  si  leur  transparence  n'est  pas  irréprochable,  il  est 
facile  du  moins  de  produire  ce  résultat  au  moyen  d'une  simple  lil- 
tration.  11  n'en  est  pas  de  même  du  lait,  opac^ue  même  sous  une 
faible  épaisseur  et  que  le  filtre  ne  saurait  clarifier;  mais  le  lait  pré- 
sente une  autre  particularité. 

Puisez  au  moyen  d'une  pipette  de  laboratoire  le  vin  d'une  bou- 
teille reposant  depuis  plusieurs  mois  au  fond  de  la  cave  ;  recueille/, 
par  l'intermédiaire  d'un  tàte-vin  plusieurs  échantillons  d'un  même 
tonneau,  vous  aurez  beau  aspirer  les  couches  inférieures,  moyennes, 
supérieures,  vous  recueillerez  toujours  des  prises  semblables  entre 
elles  à  d'infimes  divergences  près.  L'essai  de  tous  les  autres  fluides 
que  nous  venons  d'énumérer  aurait  fourni  le  même  résultat. 

Au  contraire,  une  simple  fille  de  basse-cour  apprendrait  aux 
rares  personnes  qui  ne  le  savent  pas  que  tout  lait  de  vache  abai>- 
donné  au  repos  dans  un  local  sufTisammcnt  frais  se  divise  sponta- 
nément au  bout  de  quelques  heures  en  deux  couches  hétérogènes 
superposées  d'épaisseurs  très  inégales.  Vers  le  haut  du  vase  sur- 
nage la  II  crème,  »  relativement  épaisse  et  visqueuse  ;  plus  bas  se 
concentre  le  «  lait  écrémé,  »  aqueux  et  fade,  dont  les  propriétés 
trop  connues  de  la  foule  des  consommateurs  des  grandes  villes  ne 
différent  pour  ainsi  dire  pas  du  fait  ordinaire  coupé  d'eau.  La 
crème,  d'où  l'on  extrait  ensuite  le  beurre  par  «  barattage,  »  difTère 
en  somme  du  lait  pur  par  sa  ptus  grande  richesse  en  substance 
grasse. 

Ce  sont  précisément  ces  matières  onctueuses  concentrées  dans 
la  crème,  qui,  séparées  en  globules  extrêmement  petits  et  flottant 
à  l'intérieur  du  lait  primitif,  déterminent  l'opacité  de  ce  liquide. 
Examinée  au  microscope,  une  goutte  de  lait  laisse  voir  ces  innom- 
brables vésicules,  arrondies  et  luisantes  comme  les  «  yeux  )>  du 
bouillon  et  renvoyant  fortement  la  lumière.  A  peine  un  rayon  lumi- 
neux venant  du  dehors  a-t-il  dépassé  la  surface  liquide  que  des 
réflexions  multipliées  le  chassent  au  dehors  (1).  Telle  est  la  cause 
de  l'opacité  absolue  du  lait  ;  quant  à  la  nuance  jaunâtre  que  tout 
le  monde  a  remarquée,  elle  dérive  de  la  couleur  propre  aux  sphé- 
rules  de  beurre. 

Suivant  la  majorité  des  auteurs,  le  lait  formerait  àmdaion,  c'est- 

(1)  On  compte  en  moyenne  2,i00,000  globules  par  millimètre  cube  de  lait.  De  pareils 
DOiubrcs  pourront  sembler  fantaisistes  :  cependant,  rien  do  plus  simple  que  d'appic- 
cier  un  cliilTre  aussi  énorme.  11  sullil,  au  moyen  d'un  ((uiiiile-gouttes,  de  mClor  une 
seule  goutte  de  lait  à  cent  gouttes  d'eau  distillée,  de  prélever  une  goutte  de  ce  mé- 
lange cent  fois  plus  pauvre  en  globules  gias  que  le  lait  primitif,  et  de  l'étudier  avtc 
un  micruscope  dont  l'oculaire  quadrillé  facilite  le  dénombrement  dos  disques.  11  est 
clair  qu'il  faut  recommencer  plusieurs  fois  et  prendre  des  moyennesj 


LAITS   ET    BEURRES.  837 

à-dire  un  mélange  très  intime,  sans  être  parfait,  d'un  liquide  et  d'un 
corps  gras  très  divisé.  Lesémulsions  artificielles  s'emploient  beau- 
coup en  pharmacie  et  en  confiserie.  Une  des  plus  connues  et  des 
plus  usitées  n'est  autre  que  le  lait  cCamandea^  expression  très  juste, 
puisque  la  similitude  de  nom  correspond  parfaitement  à  la  simili- 
tude d'aspect  de  cette  préparation  avec  le  véritable  lait. 

Celui  qui  visite  une  laiterie  d'une  certaine  importance  dans  le 
nord  ou  le  centre  de  la  France  remarquera  peut-être,  dans  un  coin 
de  la  salle  où  l'on  apporte  le  lait  après  la  traite,  un  petit  instrument 
bien  simple  dont  l'usage  ne  se  comprend  pourtant  pas  à  pn^niière 
vue.  Le  «  crémomètre,  »  —  tel  est  son  nom,  —  consiste  dans  une 
éprouvette  cylindrique  divisée  en  parties  égales.  Versons  le  lait  à 
essayer  jusqu'au  niveau  du  trait  supérieur  de  la  graduation,  puis 
attendons  quelques  heures,  jusqu'à  ce  que  la  montée  de  la  crème 
soit  complète  (1).  Il  sera  aisé  alors  de  juger  de  la  richesse  du  lait 
par  l'appréciation  de  l'épaisseur  de  la  couche  de  crème  au  sommet 
de  l'éprouvette.  Nous  constaterons  avec  le  seul  aide  de  ce  modeste 
appareil  l'existence  de  divers  phénomènes  assez  intéressans  et  nous 
pourrons  même  les  apprécier  par  des  chiffres. 

D'abord,  les  divers  laits  et  les  diverses  traites  d'une  vache  désignée 
ne  sont  pas  toujours  identiques  à  eux-mêmes.  Un  Anglais,  M.  Bell, 
après  avoir  examiné  les  produits  d'un  grand  nombre  d'étables  bri- 
tanniques, chacune  d'elles  renfermant  plusieurs  vaches  laitières,  a 
noté  des  nombres  assez  variables  :  6  à  lA  parties  de  crème  pour 
100  parties  de  lait;  l'écart,  comme  l'on  voit,  dépasse  celui  du 
simple  au  double.  Il  est  juste  de  dire,  cependant,  que  les  indi- 
cations du  crémomètre  conduisent  à  des  présomptions  plutôt  ({u*à 
des  données  certaines,  car,  souvent,  la  faiblesse  du  chiffre  trouvé 
tient  à  ce  que  la  montée  de  la  crème  s'opère  mal  ou  dure  plus 
longtemps.  Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  oublier  que  le  crémomètre  ne 
peut  jamais  servir  à  l'examen  des  laits  bouillis. 

Le  lait  le  plus  crémeux,  le  plus  gras,  toutes  choses  égales  d'ail- 
leurs, s'obtiendra  en  recueillant  les  dernières  parties  de  la  traite 
du  soir  d'une  vache  bonne  laitière  fournissant,  six  ou  huit  mois 
après  le  vêlage,  une  moyenne  raisonnable  de  liquide,  la  bête  étant 
du  reste  soumise  à  de  fréquentes  traites.  Certaines  races,  comme 
la  race  hollandaise,  semblent  très  avantageuses  au  point  de  vue 

(1)  Les  parties  grasses  se  rassemblent  d'autant  niieii\  à  la  surfaco  que  la  tcnipL-ra- 
ture  du  lait  est  elle-même  plus  basse.  l)aus  quelques  contrées  du  nord,  ou  l'efroidit 
avec  de  la  glace  le  lait  à  écrémer.  C'est  une  excellente  pratique  :  en  effet,  d'une  part, 
la  densité  de  la  partie  aqueuse  du  liquide,  du  «  sérum,  »  s'accroil  sensiblement,  rt. 
d'autre  part,  les  globules  de  beurre,  acquérant  plus  de  consistance,  éprouvent  moins 
de  difliculté  à  s'élever  jusqu'aux  tranches  supérieures. 


838  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

du  rendement  du  lait;  mais  alors  celui-ci  est  beaucoup  plus  clair, 
l'augmentation  n'est  qu'apparente  et  se  réduit  à  un  simple  béné- 
fice de  volume.  Comme  on  peut  le  croire,  un  agronome  n'oublie- 
rait pas  de  signaler  l'influence  de  la  nourriture  et  celle  de  l'hygiène 
aux  champs  ou  à  l'étable;  mais  un  pareil  sujet,  outre  qu'il  est  loin 
d'être  élucidé  à  fond,  concerne  plutôt  l'économie  rurale  que  la  chi- 
mie proprement  dite. 

En  dehors  même  du  laboratoire  du  savant,  l'emploi  du  lactoden- 
siniètre  est  à  présent  fort  répandu.  11  y  a  près  de  cinquante  ans 
que  Bouchardat  et  Quévenne  imaginèrent  l'instrument.  Qu'on  se 
figure  un  aréomètre  construit  en  verre  comme  tous  les  autres 
appareils  de  ce  genre,  lesté  à  sa  base  par  une  boule  pleine  de  gre- 
naille de  plomb  et  surmonté  d'une  tige  cylindrique,  garnie  à  son 
intérieur  d'une  double  graduation  sur  papier.  On  plonge  le  lacto- 
densimètre  (il  est  plus  court  de  dire  le  pèse-lait)  dans  le  lait  dont 
on  veut  connaître  la  densité,  et  on  observe  le  numéro  de  la  division 
correspondante  au  niveau  d'affleurement.  Si  cette  division  porte  le 
numéro  30,  par  exemple,  on  dit  que  le  lait  pèse  30  degrés  (1).  Pour 
le  chimiste,  une  indication  de  ce  genre  oflre  un  sens  précis  :  un  Utre 
du  lait  en  question  pèse  1,030  grammes,  soit  30  grammes  de  plus 
qu'un  hire  d'eau.  On  comprend  facilement  que  le  pèse-lait  ne  soit 
pas  un  instrument  d'une  précision  rigoureuse  ;  l'on  aurait  tort  de 
compter  sur  l'exactitude  absolue  de  la  dernière  décimale.  Toute- 
fois, après  une  vérification  minutieuse,  un  appareil  bien  contrôle 
peut  rendre  de  grands  services  à  cause  de  la  rapidité  de  ses  indi- 
cations. 

En  tous  les  cas,  il  nous  a  mis  à  même  de  constater,  ce  que 
n'ignore  personne,  que  le  lait  est  plus  lourd  que  l'eau.  Un  pareil 
excès  de  densité  ne  tient  naturellement  pas  à  la  présence  des  corps 
gras,  beaucoup  plus  légers  que  l'eau,  mais  il  résulte  de  l'influence 
des  autres  matières  dissoutes  dans  le  liquide  ou  disséminées  dans 
ce  dernier  à  l'état  de  simple  suspension,  comme  la  caséine,  le  sucre 
et  divers  sels.  Jamais  le  lactodensimètre  immergé  dans  un  lait  na- 
turel et  pur  ne  marque  moins  de  16,  ni  ])lus  de  40  degrés  (ce  qui 
signifie  que  la  densité  du  lait  est  comprise  entre  1,016  et  i,OàO). 
L'écart  est-il  bien  notable?  Non,  sans  doute,  et,  encore,  dans  la 
pratique,  convient-il  de  resserrer  sensiblement  les  valeurs  extrêmes. 
Les  liquides  très  lourds  ou  très  légers  ne  se  rencontrent  que  par 
exception;   de  plus,  le  lait  pur  ou  le  lait  raisonnablement  baptisé, 


(1)  Si  la  température  du  lait  n'est  pas  très  voisine  de  15  degrés  centigrades,  il  faut 
avoir  recour:*  à  des  tables  que  les  fabricans  vendent  avec  raréomi;tre  et  calculer  la 
valeur  d'une  petite  correction,  additive  au-dessus  de  15  dejj-'rés,  eoustractive  au-dessous. 


LAITS   ET   LEURRES.  839 

qu'on  vend  dans  le  commerce,  résultent  d'habitude  du  mélange 
d'un  assez  grand  nombre  de  laits  dilïerens,  et,  par  suite,  leur  pe- 
santeur spécifique  se  note  par  des  chiiïres  assez  voisins  de  1,025 
ou  1,030.  Du  reste,  nous  reviendrons  sur  ce  point  lorsque  nous 
elïlc'urerons  la  question  du  mouillage  du  lait. 

Puisque  l'on  voit  la  crème  surmigcr  au-dessus  du  lait  écrémé,  il 
n'est  besoin  d'aucun  raisonnement  pour  comprendre  que  la  den- 
sité du  lait  privé  de  crème  est  plus  forte  que  celle  du  lait  pur.  11 
ne  faut  donc  pas  s'imaginer  que  moins  le  lactodensimètre  plonge 
dans  un  lait,  meilleur  est  celui-ci,  puisque  l'on  voit  (jue  l'écré- 
mage  augmente  invarianlement  la  densité  (1).  Un  lait  pauvre  en 
crème  sera  même  ordinairement  assez  dense,  surtout  s'il  n'est  pas 
trop  dépourvu  de  caséine  et  de  sucre. 

On  a  donné  le  nom  trop  savant  de  colostrwn  au  lait  que  sécrè- 
tent les  mamelles  de  la  vache  à  l'époque  du  vêlage  et  quelques 
jours  après  la  part  ;  mais  le  terme  vulgaire  ,  à  consonance  peu 
gracieuse,  est  «  amouille.  »  Amouille  ou  colusù-imi,  un  pareil 
liquide  est  purgatif  et  tout  à  fait  impropre  à  la  consonnnaiion.  Si 
on  l'essayait  au  lactodensimètre,  l'instrument  consulté  ne  lourni- 
rait  le  plus  souvent  aucune  indication,  le  bas  de  l'éciielle  graduée 
ne  baignant  même  pas  dans  le  lait.il  faudrait  faire  choix  d'une  auU'e 
méthode  densimétrique  et  on  s'apercevrait  d'un  excès  de  poids  de 
60  à  75  grammes  par  htre.  Le  déficit  du  beurre  n'est  pas  mohis 
appréciable. 

De  peur  de  confusion,  nous  n'avons  jusqu'à  présent  entretenu 
le  lecteur  que  du  lait  de  vache,  à  la  vérité  le  plus  important  et  de 
beaucoup.  Le  lait  de  chèvre  et  ceux  de  brebis  et  d'ânesse  dillèrent 
très  peu  de  ce  dernier  au  point  de  vue  du  poids  absolu;  au  con- 
traire, CCS  trois  sortes  de  liquides  sont  très  inégalement  gras.  Le 
lait  de  brebis,  sensiblement  plus  crtmeux  que  celui  de  vache  et 
que  le  lait  de  chèvre,  à  peu  près  équivalens  entre  eux  en  ce  qui 
concerne  le  beurre,  laisse  bien  loin  derrière  lui  le  lait  d'ânesse  ("2). 
Circonstance  curieuse  :  malgré  la  quasi-idontite  speciliipie  dos  deux 
races  d'animaux,  la  sécrétion  mammaire  de  la  jument  diilère  beau- 
coup de  celui  de  l'ànesse  et  pourrait  fournir,  au  besoin,  aascz  de 
beurre. 


(1)  L'expûiùonce  a  })rouvc  que  raroomètre  ne  donnait  pas  des  indications  identiques 
avec  deux  pi'oduils  d'égale  densité  :  l'un  pur,  l'autre  écrémé.  C'est  pour  cola  que  les 
laclodeusimctrcs  portent  doux  échelles  :  l'une,  acconipai;née  d'une  bande  bloue.  s'ap- 
plique aux  laits  ccréuiés  dont  elle  l'appelle  la  nuance  blcuàtio,  Landis  ijue  l'autre  ^celle 
de  la  bande  jaune)  convieni  aux  laits  purs. 

(2)  Le  lait  de  lemnie  contient  un  jieu  jiUis  d'extrait  onctueux  que  le  lait  d'àuesse, 
mais  il  est  bien  niuins  jiras  que  io  lait  de  vaciie. 


SllO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Passons  sous  silence  les  renseignemens  que  divers  ouvrages 
énumèrent  avec  complaisance  sur  le  lait  de  chienne,  voire  sur 
celui  de  truie,  et  citons  deux  liquides  exceptionnellement  riches 
en  crème,  le  second  surtout  :  le  lait  de  bullle,  lequel  a  servi  et  sert 
encore  fréquemment  à  la  nourriture  de  l'homme,  puis  le  lait  d'élé- 
phant, que  le  docteur  Oremus  a  eu  la  curiosité  d'analyser  et  de  dé- 
guster. 

Un  mot  sur  le  «  lait  végétal.  »  On  trouve  au  Venezuela  et 
dans  la  vallée  de  l'Amazone  un  arbre  appelé  Drosimum  galac- 
todendron,  d'où  les  Indiens  retirent  par  incision  un  suc  cré- 
meux susceptible  d'être  utilisé  comme  aliment.  Quelques  au- 
teurs sceptiques  ont  émis  des  doutes  sur  la  véracité  de  ce  fait,  et 
il  faut  avouer  qu'une  circonstance  aussi  singuUère  méritait  d'être 
scientifiquement  confirmée.  Feu  M.  Boussingault  affirmait  que  dans 
le  cours  de  ses  voyages  à  travers  l'Amérique  du  Sud  il  avait  con- 
sommé, pendant  un  mois,  la  sève  de  «  l'arbre  à  la  vache  »  mêlée 
avec  du  café  ou  du  chocolat.  Il  ajoutait,  du  reste,  que  ce  prétendu 
lait  ressemblait  plutôt  à  une  crème  très  épaisse  ;  et  le  célèbre  agro- 
nome finit  par  confirmer  ses  souvenirs  de  jeunesse  en  publiant  une 
analyse  complète  d'un  échantillon  de  lait  provenant  de  l'arbre  à  la 
vache  et  qu'il  se  fit  envoyer  à  Paris  à  l'occasion  de  l'Exposition  de 
1878.  Comment  M.  Boussingault  put-il  se  procurer  un  produit  au- 
thentique et  surtout  inaltéré,  nous  l'ignorons,  mais  il  trouva  que 
ce  suc  végétal  était  composé  à  peu  près  comme  la  crème  du  lait 
de  vache. 

II. 

11  semble,  d'après  une  célèbre  prophétie  de  l'écriture  sainte,  que 
les  Hébreux  connussent  l'usage  du  beurre,  sans  toutefois  l'appré- 
cier beaucoup  (1).  Hérodote  décrit  la  fabrication  du  beurre  chez 
les  Scythes,  mais  il  en  parle  comme  d'une  opération  curieuse.  Les 
Romains  ignoraient  aussi  l'usage  de  cet  aliment  ou  du  moins  ne 
s'en  servaient  guère.  11  en  résulte  que  les  plats  les  plus  raffinés 
qu'on  ait  servis  sur  les  tables  de  Lucullus  et  d'IIéliogabale,  pré- 
sentés à  un  gourmet  de  nos  jours,  lui  répugneraient  probablement 
à  cause  de  leur  préparation  à  l'huile.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  cer- 
tain que  le  rôle  culinaire  du  beurre  n'a  cessé  de  gagner  en  impor- 
tance depuis  les  premiers  temps  du  moyen  âge;  cette  matière 
grasse  se  prépare,  se  consomme  et  malheureusement  aussi  se 
labri(iue,  presque  sur  toute  l'étendue  du  monde  civilisé. 

(t)  Bulyruiii  et  inel  comedel,  ut  sciât  reprobare  inuhtin  et  eliy(re  bonum. 


LAITS    ET    BEURRES.  841 

Que  représente  le  beurre,  non  plus  pour  un  cuisinier,  mais  pour 
un  chimiste?  Dans  une  précédente  étude  relative  aux  vins  (1),  nous 
avons  parlé  de  la  glycérine  à  plusieurs  reprises  en  la  définissant  : 
une  sorte  d'alcool  susceptible  de  se  combiner  jusqu'à  trois  fois  avec 
les  acides  pour  donner  des  «  éthers  »  triples.  Eh  bien  î  depuis  les 
beaux  travaux,  vieux  déjà  de  cinquante  ou  soixante  ans,  qui  ont 
rendu  célèbre  le  nom  de  Ghevreiil,  on  sait  que  tous  les  corps  gras  : 
huiles  ou  graisses,  quelle  que  soit  leur  origine,  sont  des  éthers  de 
la  glycérine;  ils  résultent  de  l'union  de  ce  dernier  principe  avec 
les  divers  acides  «  gras.  » 

Le  plus  connu  de  ces  acides  est  l'acide  stéarique,  matière  pre- 
mière de  la  fabrication  des  bougies. 

C'est  principalement  d'une  matière  végétale  appelée  «  beurre  » 
ou  ((  huile  de  palme  »  qu'on  retire  l'acide  palmitique,  un  peu 
plus  fusible  que  l'acide  stéarique,  et  dont  le  rôle  n'est  pas 
moins  essentiel.  Les  huiles,  liquides  à  la  température  ordinaire, 
doivent  leur  fluidité  à  la  présence  d'un  troisième  corps,  l'acide 
oléique,  lequel  fond  à  l/i  degrés.  Enfin  il  convient  de  ne  pas  oublier 
l'acide  butyrique,  dont  la  constitution  chimique,  assez  simple  en 
elle-même,  est  bien  connue,  et  dont  l'énergie  acide  est  beaucoup 
plus  puissante  :  à  la  différence  des  trois  com])osés  énumérés  en  pre- 
mier lieu,  l'acide  butyrique  est  franchement  liquide,  assez  volatil  et 
très  soluble  dans  l'eau. 

Dérivant  de  la  copulation  intime  d'un  acide  avec  un  alcool,  les 
éthers  se  préparent  en  faisant  agir  les  deux  élémens  l'un  sur  l'autre. 
En  revanche,  l'eau,  surtout  quand  elle  est  chaude,  et  les  alcalis, 
voire  même  les  oxydes  métalliques,  détruisent  plus  ou  moins  facile- 
ment les  éthers  ;  l'alcool  est  régénéré,  et  il  se  forme  dans  le  premier 
cas  un  acide,  dans  le  second  cas  un  sel  à  base  d'alcali  ou  de  métal. 
Par  exemple,  l'huile  de  palme,  traitée  par  l'eau  suichaufTée,  fournit 
à  la  fois  de  la  glycérine  et  de  l'acide  palmhique  ;  l'huile  d'olive, 
attaquée  par  la  soude,  se  dédouble  de  même  en  glycérine  (dont  la 
valeur  commerciale  est  à  peu  près  nulle)  et  en  savon  constitué  en 
majeure  partie  par  de  l'oléate  de  soude.  Aussi,  pour  abréger  le  lan- 
gage, on  généralise  cette  circonstance,  et  l'on  dit  qu'on  «  sapo- 
nifie »  un  corps  gras  lorsqu'on  le  traite  par  la  potasse,  la  soude, 
la  chaux,  l'oxyde  de  plomb. 

Revenons  au  beurre,  dont  cette  digression,  un  peu  longue,  mais 
nécessaire,  nous  a  écarté.  iNégligeons  l'eau  interposée  mécani({ue- 
ment  dans  les  pains  de  beurre  à  la  suite  de  l'opération  du  barattage, 
eau  que  le  producteur  n'est  pas  intéressé  à  éliminer  trop  complè- 

(1)  Vo3'ez  la  Revue  du  1"  janvier. 


8/l2  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tcment  :  ne  parlons  pas  non  plus  des  restes  de  caséine  provenant 
de  la  même  origine.  Négligeons  enfin  nn  assez  grand  nombre 
d'éthers  se  rattachant  à  divers  acides,  intéressans  seulement  aux 
yeux  des  théoriciens.  Voici  la  composition  du  beurre  :  oléine  (éther 
oîéiquc  de  la  glycérine)...  Zi2,2  pour  100;  stéarine  et  palmitine, 
50  pour  100;  butyrinc...  7,7  pour  100.  Le  beurre  pur  renferme 
donc  la  moitié  de  son  poids  de  butyrine  et  d'oléine,  principes 
liquides. 

A  raison  de  la  grande  consommation  qu'on  en  fait,  le  beurre  du 
commerce,  surtout  celui  qu'on  débite  dans  les  grandes  villes,  est 
fréquemment  adultéré.  Un  habile  dégustateur  constatera  sans  la 
moindre  manipulation  quelques-unes  de  ces  fraudes;  par  exemple, 
il  aura  toujours  soin  de  goûter  des  fragraens  extraits  de  l'intérieur 
même  du  pain  de  beurre,  pour  s'assurer  que  ce  dernier  n'aura  pas 
été  «  fourré,  »  opération  qui  consiste  à  entourer  un  noyau  de  beurre 
rance  par  une  enveloppe  de  beuiTe  frais  de  première  qualité  ;  il 
n'est  pas  besoin  d'être  un  fin  gourmet  pour  découvrir  la  falsification 
grossière  destinée  à  masquer  la  rancidité  du  beurre  et  consistant 
à  le  baratter  avec  de  l'huile,  ni  pour  s'apercevoir  de  la  présence  du 
fromage  blanc,  de  l'axonge  ou  de  la  graisse  d'oie. 

Chacun  se  moque  du  préjugé  d'après  lequel  un  beurre  est  censé 
d'autant  meilleur  que  sa  nuance  est  plus  jaune,  ce  qui  n'empêche 
pas  ces  mêmes  personnes  de  se  décider,  le  cas  échéant,  en  faveur 
de  l'échantillon  le  plus  coloré.  Tout  le  monde  connaît  aussi  l'usage 
du  jus  de  carottes  pour  teindre  le  beurre,  et  nul  ne  sera  rigoriste 
au  point  de  condamner  cette  innocente  pratique.  Si  cependant  on 
voulait  s'assurer  qu'un  beurre  trop  jaune  doit  sa  belle  couleur  à  la 
carotte,  il  suffirait  de  laver  l'échantillon  suspect  avec  un  peu  d'al- 
cool faible;  ce  réactif,  sans  avoir  aucune  action  sur  le  beurre,  en- 
traînera la  substance  tinctoriale,  et  dès  lors,  le  résidu  évapore  ver- 
dira par  les  alcalis.  A  la  suite  d'un  semblable  traitement,  on 
reconnaîtra  le  safran  au  précipite  orange  qu'il  forme  avec  le  sous- 
acétate  de  plomb;  le  rocou  (teinture  jaune  extraite  des  capsules 
d'un  arbre  des  tropiques  appartenant  à  la  famille  des  Liliacécs),  le 
rocou  entraîné  par  l'alcool  bleuit  par  l'acide  sulfurique,  et,  enfin  le 
curnimn,  qu'on  retire  do  la  racine  d'une  sorte  de  balisier,  brunit 
par  les  alcalis.  Mais  encore  une  fois,  l'usage  du  curcuma  ou  du 
safran,  l'emploi  de  la  carotte  ou  du  rocou  (cette  dernière  drogue 
est  fréquemment  utilisée)  n'oiTre  aucun  inconvénient  pour  la  santé 
et  n'est  pas  répréhcnsible.  Seules,  les  couleurs  tirées  de  la  houille, 
comme  l'éosine,  sont  formellement  interdites. 

Les  globules  butyreux  de  la  crème,  en  s'agglomérant,  absorbent 
toujours  un  pou  d'eau  mécaniquement  entraînée;  la  motte,  une  fois 


LAITS    ET    BEURRES.  84S 

qu'elle  a  été  formée,  est  rincée  à  grande  eau  à  diverses  reprises; 
enfin,  bien  des  fois,  on  a  aussi  recours  à  l'eau  pour  préserver  le 
beuiTe  du  contact  de  l'air.  Dans  de  semblables  conditions,  il  serait 
bien  surprenant  que  le  corps  gras  destiné  à  notre  alimentation  ne 
fût  pas  accompagné  d'une  bonne  dose  d'humidité.  Au  reste,  rien 
de  plus  aisé  que  de  constater  scientifiquement  le  fait;  il  suffît  de 
peser  un  fragment  de  beurre  et  de  le  soumettre,  dans  l'étuve  à  eau 
bouillante,  à  une  température  de  90  à  100  degrés.  On  s'aperce\Ta 
au  bout  de  quelques  heures  que  le  beurre  a  perdu  10  ou  même  15 
pour  100  de  son  poids  :  un  semblable  déchet  ne  peut  être  attribué 
au  beurre  lui-même,  dont  les  caractères  intimes  ne  se  sont  pas  mo- 
difiées :  il  résulte  de  l'eau  chassée  par  évaporation. 

Il  n'est  même  pas  besoin,  à  la  rigueur,  de  faire  subir  au  corps 
gras  l'influence  de  l'étuve.  Prenez  un  flacon  ordinaire  à  goulot 
suffisamment  large,  dans  lequel  vous  ferez  tomber  une  tranche  de 
beurre,  pesée  d'avance  ;  achevez  de  remplir  avec  du  bon  éther  de 
pétrole,  bouchez  et  agitez.  La  matière  grasse  se  liquéfie  peu  à  peu 
•et  se  mêle  au  pétrole,  tandis  qu'au-dessous  de  celui-ci  on  voit  se 
rassembler  une  petite  couche  d'eau  dont  le  rolume  et  par  suite  le 
poids  peuvent  être  jugés  à  vue  d'oeil,  et  sont  même  susceptibles 
d'être  estimés  avec  précision,  grâce  à  l'emploi  d'une  éprouvette 
graduée  ou  bien  d'un  entonnoir  à  robinet.  Il  est  donc  facile,  en 
l'absence  de  tout  matériel  chimique,  de  se  faire  une  idée  de  l'hu- 
midité contenue  dans  le  beurre. 

Il  est  manifeste  qu'au-delà  d'une  limite  raisonnable  de  lô  ou 
20  centièmes,  la  présence  d'un  excès  d'eau  constitue  une  trom- 
perie véritable,  d'autant  plus  qu'il  s'agit  d'un  aliment  dont  le  prix 
est  relativement  élevé,  et  que  le  laboratoire  municipal  de  Paris  a 
découvert  jusqu'à  35  pour  100  (plus  du  tiers!)  d'eau  claire  dans 
certains  échantillons  de  beurre,  destinés  aux  amateurs  de  la  grande 
ville.  La  moyenne  du  «  mouillage  »  ne  s'écarte  guère  de  J2  ou 
13  1/2  pour  100,  et  le  minimum  descend  jusqu'au  taux  infime  de 
5  pour  100. 

Cependant  la  mince  couche  d'eau  que  nous  apercevons  au-des- 
sous de  l'éther  de  pétrole,  dans  notre  expérience  de  tout  à  l'heure, 
mérite  souvent  un  examen  plus  attentif.  Surtout  avec  un  bcuiTC  de 
médiocre  qualité,  il  est  rare  que  cette  eau  soit  insipide  et  insen- 
sible aux  réactifs.  Presque  toujours  son  goût  trahira  la  présence 
du  sel  de  cuisine  ;  mais  la  présence  de  cet  agent  conservateur  est 
parfaitement  tolérée.  Si  le  producteur  ou  l'intermédiaire  sale  trop 
copieusement,  le  consommateur  ne  peut  manquer  de  s'en  aperce- 
voir et  dès  lors  paiera  le  beurre  moins  cher.  Le  bicarbonate  de 
soude,  le  borax,  l'acide  sahc\  lique,  beaucoup  plus  puissans  comme 


814  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

antiseptiques,  sont  doués  d'une  saveur  moins  prononcée  que  le 
chlorure  de  sodium,  et  par  cela  même  sont  beaucoup  plus  dange- 
reux. Mais,  en  revanche,  rien  de  plus  facile  que  de  retrouver  ces 
drogues  une  fois  entraînées  dans  le  résidu  aqueux.  D'autres  fois, 
le  fraudeur  mélange  à  la  pâte  de  l'alun,  du  verre  soluble  (silicate 
de  potasse), corps  très  avides  d'eau  et  par  cela  même  propres  à  ac- 
croître le  poids  de  la  motte,  ou  bien  il  incorpore  au  beurre  de  la 
craie,  du  plâtre,  de  l'argile.  L'alun,  la  plus  malfaisante  de  toutes 
ces  matières,  possède  un  goût  assez  accentué;  les  autres  sels  sont 
insipides.  Tous  se  retrouvent  soit  à  l'état  de  dissolution  dans  l'eau 
extraite  du  beurre,  soit  mêlés  à  cette  eau,  et  s'offrent  d'eux-mêmes 
à  l'épreuve  des  réactifs  de  l'opérateur. 

A  la  vérité,  s'il  faut  en  croire  les  rapports  de  M.  Girard,  les  fal- 
sifications de  ce  genre  ne  sont  pas  très  comnmnes,  non  plus  que 
celles  qui  consistent  à  mêler  au  beurre  pur  de  l'amidon,  de  la  farine, 
de  la  pulpe  de  pommes  de  terre,  du  fromage  blanc.  Le  chimiste 
s'apercevra  sans  peine  de  la  tromperie  en  agitant  avec  de  l'éther 
sullurique  le  beurre  desséché  à  100  degrés.  Farine,  amidon,  fécule, 
fromage  blanc  refuseront  de  se  dissoudre  et  se  rassembleront  en 
dépôt  au  fond  du  vase.  Mais  l'expert  aura  besoin  de  mettre  en  jeu 
toute  son  habileté,  si  le  beurre  est  «  artificiel  »  en  tout  ou  en  partie, 
c'est-à-dire  s'il  a  été  fabriqué  sans  l'aide  du  lait  de  vache  ou  s'il 
comporte  l'addition  d'oléomargarine.  Par  malheur,  cette  variété  de 
fraude  est  à  la  fois  la  plus  commune,  la  plus  dangereuse  et  la  plus 
profitable  au  sophistiqueur. 

Il  y  a  trente  années,  alors  que  la  chimie  des  corps  gras  était  moins 
avancée  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui,  on  ne  savait  pas  distinguer 
bien  nettement  les  trois  élémens  qui  dominent  dans  toutes  les  ma- 
tières grasses;  on  croyait  celles-ci  essentiellement  formées  d'oléine, 
principe  liquide,  et  de  margarine,  principe  solide  ;  plus  tard  seule- 
ment il  a  été  reconnu  que  la  margarine  elle-même  se  composait  de 
stéarine  et  de  palmitinc.  Simple  ou  non,  la  margarine  forme  la 
base  des  graisses  animales,  plus  consistantes  que  les  b.eurres,  et 
surtout  que  les  huiles.  Cette  circonstance  suffit  à  expliquer  le  terme 
de  beurre  de  margarine,  qu'un  chimiste,  M.  Mège-Mouriès, appliqua 
à  un  produit  artificiel  retiré  de  la  graisse  de  bœuf  ou  du  suif  de 
mouton,  et  destiné  à  suppléer  le  beurre  de  vache.  Gomme,  par  le 
fait,  une  semblable  substance  contient  aussi  de  l'oléine,  on  dit  quel- 
quefois plus  correctement  «  beurre  d'oléomargarine.   » 

L'inventeur  du  beurre  artificiel  ne  s'était  nullement  proposé  de 
fabriquer  industriellement  un  produit  destiné  à  remplacer  le  beurre 
véritable,  pour  toutes  les  préparations  culinaires.  Agissant  avec 
des  intentions  philanthropiques  et  désintéressées,  il  voulait  seule- 


LAITS    ET   BEURRES.  SA 5 

ment  faciliter  l'alimentation  des  pauvres  gens  en  leur  livrant  à  bas 
prix  une  graisse  purifiée  propre  à  la  cuisson  des  alimens  et  d'ail- 
l(îurs  inoffensive,  grâce  aux  soins  avec  lesquels  la  margarine  était 
préparée.  Ces  considérations  parurent  si  probantes  qu'en  1872  le 
conseil  d'hygiène  et  de  salubrité  de  la  Seine  autorisa  la  vente  de  la 
margarine,  sous  son  véritable  nom,  à  la  suite  d'un  rapport  favo- 
rable de  M.  Boudet,  un  savant  d'une  compétence  indiscutable,  et 
dont  le  nom  fait  autorité  pour  tout  ce  qui  concerne  la  chimie  des 
substances  grasses. 

Malheureusement,  en  prononçant  cette  décision,  le  conseil  d'hy- 
giène s'était  engagé  dans  une  fausse  voie.  Il  supposait  d'abord  gra- 
tuitement que  tous  les  industriels  préparant  de  la  margariue  opé- 
reraient toujours  conformément  aux  règles  les  plus  strictes  de 
l'hygiène,  ensuite  que  le  produit  serait  toujours  loyalement  vendu 
sous  son  vrai  nom.  C'était  bien  mal  connaître  la  niaiserie  du  public 
et  la  mauvaise  foi  des  falsificateurs.  Gomme  nous  l'avons  répété 
plusieurs  fois  au  sujet  des  vins,  les  consommateurs  ne  se  soucient 
guère  d'un  produit  de  qualité  inférieure  lorsqu'il  est  offert  pour  ce 
qu'il  est  réellement;  en  revanche,  ils  achèteront  volontiers  ce  même 
ingrédient  décoré  d'un  nom  qu'il  ne  mérite  point.  Les  marchands 
de  comestibles  qui  débiteront  de  l'oléomargarine  sous  l'étiquette 
du  «  beurre  de  vache  »  ou  de  «  beui're  »  tout  court  ne  manqueront 
jamais  de  cliens,  surtout  s'ils  se  contentent  d'un  bénéfice  raison- 
nable, et  vendent  à  bon  marché. 

Il  est  certain  que,  préparés  à  l'oléomargarine,  les  plats  sont  in- 
digestes, malgré  l'avis  du  conseil  d'hygiène.  Peut-être  l'inconvénient 
serait-il  un  peu  atténué  s'il  s'agissait,  au  heu  de  pommes  de  terre 
frites,  d'autres  apprêts  ou  ragoûts,  de  légumes  verts  sautés,  et  encore 
à  la  condition  que  ces  alimens  soient  destinés  à  nourrir  de  vigou- 
reux adultes.  En  tous  les  cas,  une  semblable  cuisine,  le  plus  sou- 
vent dangereuse  pour  les  enfims,  est  de  nature  à  incommodtT  gra- 
vement tous  les  consommateurs  jeunes  ou  vieux  lorsque  l'animal 
qui  a  fourni  la  graisse  n'est  pas  irréprochablement  sain  (1).  La  tri- 
chine, le  tîcnia,  persistent  à  l'intérieur  du  soi-disant  beurre  et  con- 
servent toute  leur  nocivité  :  l'inconvénient  n'est  même  pas  rare  dans 
le  cas  des  graisses  d'origine  allemande.  iMais  s'il  est  une  région 
où  l'oléomargarine  triomphe  sans  conteste,  au  détriment  du  vé- 
ritable beurre,  ce  pays  est  l'Amérique  du  Nord;  là  justement 
où,  préparée  sur  une  plus  vaste  échelle  qu'ailleurs  et  sans  précau- 
tions suffisantes,  la  drogue  est  le  plus  pernicieuse.  Suivant  M.  Gau- 

(1)  Il  y  a  iilusicurs  années  de  cela,  nous  demandâmes  à  un  jeune  iiiirénieur-chiiuiste, 
employé  dans  une  vaste  usine  de  beurre  artificiel,  s'il  consentirait  à  faire  usage  pour 
sa  consommation  personnelle  des  matières  dont  il  surveillait  la  fabrication.  Il  nous 
réiiliqua  :  «  Quelle  horreur!  Jamais  de  lu  vie!  » 


8Û6  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

tier,  son  usage  aurait  provoqué  à  Chicago  de  véritables  épidémies, 
et  certes  le  beurre  artificiel  n'est  pas  le  remède  propre  à  guérir  la 
légendaire  dyspepsie  dont  souffrent,  dit-on,. les  estomacs  yankees, 
torturés  par  l'abominable  cuisine  du  Nouveau-Monde. 

Comment  s'y  prennent  les  chimistes  quand  il  s'agit  de  reconnaître 
la  véritable  nature  d'un  beurre  falsifié?  Et  d'abord  ne  suffit-il  pas 
d'une  simple  dégustation  attentive  pour  faire  rejeter  un  beurre  qui 
n'a  rien  de  commun  avec  le  lait?  Les  organes  du  goût  donnent 
lieu  à  bien  des  erreurs  en  pareille  circonstance,  et  M.  Gautier  en  a 
cité  des  exemples  fort  curieux  :  à  l'exposition  de  laiterie  de  Ham- 
bourg (1877),  les  experts  trouvent  l'oléomargarine  aussi  bonne  que 
le  meilleur  beurre  de  vache  ;  dans  un  concours  analogue,  à  New- 
York,  les  commissaires  se  déclarent  inhabiles  à  juger  de  la  diffé- 
rence. Dira-t-on  que  la  compétence  des  Allemands  et  des  Améri- 
cains, en  tant  que  gourmets,  est  un  peu  sujette  à  caution?  Nous 
répliquerons  par  une  anecdote  plus  bizarre  encore  :  on  a  vu,  dans 
le  Royaume-Uni,  les  arbitres  d'une  exposition  primer  un  beurre  de 
margarine  et  le  ranger  au-dessus  des  produits  fournis  parles  vaches 
anglaises  (1). 

Mais,  si  le  sens  du  goût  entraîne  l'expert  à  des  illusions,  jusqu'à 
lui  faire  commettre  de  véritables  bé^^les,  que  dire  de  la  vision, 
môme  secondée  par  un  microscope?  Elle  ne  saurait  conduire  à  des 
résultats  certains,  sinon  dans  le  cas  le  plus  simple,  celui  où  l'on 
examinerait  une  graisse  incom})lè'temcnt  débarrassée  de  traces  de 
sang  ou  de  résidus  de  membranes.  11  faut  donc  se  résigner  à  pro- 
céder aux  méthodes  recommandées  par  la  physique  ou  la  chimie, 
méthodes  malheureusement  trop  nombreuses  pour  être  irrépro- 
chables isolément,  méthodes  enlin  difficiles  à  pratiquer  en  dehors 
d'un  laboratoire  bien  installé.  Il  est  certain  que  l'exposé  qui  va 
suivre  donnera  au  lecteur  une  haute  idée  de  la  fécondité  d'imagi- 
nation des  chimistes. 

Ainsi  on  a  recommandé  l'emploi  d'une  lampe  spéciale,  alimentée 
par  le  beurre  suspect  :  lorsque  la  mèche  est  bien  allumée,  le  pra- 
ticien souffle  sur  la  flamme,  l'éteint  et  hume  consciencieusement 
la  fumée  qui  se  dégage.  S'il  perçoit  alors  bien  nettement  l'odeur 
caractéristique  de  la  chandelle  ou  de  la  côtelette  grillée,  il  peut  être 
certain  que  le  beurre  est  Iraudé. 

Nous  avons  vu  que  le  beurre  sec  et  pur  contenait  7  pour  100  de 

(1)  11  est  clair  que  les  prétendus  beurres  destinés  aux  juges  des  concours  avaient 
été  préparés  tout  spécialement  et  rcrtes  purifiés  avec  beaucoup  plus  de  soin  que  les 
échantillons  ordinaires  du  commerce.  Peut-être  aussi  j^  avait-il  eu  fraude,  fraude 
inverso  de  celle  qui  se  produit  d'habitude,  et  les  soiihistiqueurs  à  rebours  avaient- 
ils  dénaturé  la  margarine  avec  de  l'excellent  beurre.  Enfin,  il  est  bien  permis  de  fd 
demander  s'il  n'^'  a  pas  ou  erreur  volontaire. 


LAITS    ET    BEURRES.  847 

butyrinc,  et  qu'au  contraire  cette  même  matière  ne  figurait  pas 
dans  le  beurre  artificiel.  Prenons  du  beurre  de  bonne  qualité,  purgé 
de  caséine  et  exempt  de  corps  étrangers  :  ajoutons  un  peu  d'acide 
sulfurique  et  d'alcool  ordinaire  ;  le  résultat  de  ce  traitement  sera  de 
faire  réunir  l'acide  butyrique  à  l'alcool  avec  production  d'éther  bu- 
tyrique, facilement  reconnaissable  à  l'excellente  odeur  d'ananas 
qu'il  exhale.  Traité  de  même,  le  beurre  de  margarine  émettra  tout 
d'abord  un  parfum  de  fruits  assez  agréable,  quoique  nettement 
distinct  de  la  senteur  précédente,  mais  bientôt  l'opérateur  percevra 
un  relent  de  vieux  suif.  Ce  procédé  a  du  moins  sur  le  précédent 
l'avantage  do  soumettre  l'odorat  du  chimiste  à  de  moins  rudes 
épreuves. 

On  a  espéré  pouvoir  tirer  parti  de  l'appréciation  exacte  de  la  tem- 
pérature de  fusion  du  corps  gras  suspect,  car  les  beurres  naturels, 
riches  en  oléine,  fondent  plus  aisément  que  les  beurres  de  marga- 
rine; de  plus,  les  premiers  se  résolvent  d'habitude  en  une  liqueur 
limpide,  et  les  seconds  fournissent  une  huile  trouble.  Par  mallieur, 
une  pareille  méthode  laisse  à  désirer  à  cause  de  l'état  pâteux  qui 
précède  toujours  la  fluidité  parfaite  lorsqu'on  réchauffe  le  beurre. 

D'autres  savans  ont  prétendu  pouvoir  arriver  à  des  conclusions 
suffisamment  nettes,  en  mesurant  bien  exactement  la  densité  du 
corps  gras  ;  et  encore  tous  sont  loin  d'être  d'accord  au  sujet  de  la 
température  fixe  à  adopter  pour  les  observations  :  l'un  choisit  100  de- 
grés ;  l'autre  opère  immédiatement  au-dessus  du  point  de  liquéfac- 
tion ;  un  troisième  ne  chauffe  pas  son  beurre  et  règle  ses  mesures 
sur  la  température  de  15  degrés. 

Enfin,  l'on  a  remarqué  que  les  graisses  factices  réfractent  mieux 
la  lumière  que  le  vrai  beurre  de  lait  ;  l'expert  soumet  alors  le  beurre 
à  examiner  à  une  pression  mécanique,  et  en  retire  un  liquide  hui- 
leux dont  il  estime  aussi  exactement  que  possible  le  pouvoir  réfrin- 
gent. Malheureusement,  la  mesure  de  ce  que  les  pliysiciens  nomment 
«  l'indice  de  réfraction  »  exige  des  appareils  coûteux  et  beaucoup 
d'habileté  pratique. 

Venons-en  aux  méthodes  chimiques  qui  du  moins  ne  réclament 
de  la  part  de  l'opérateur  qu'un  peu  de  propreté  et  d'adresse  ma- 
nuelle. Toutes  se  fondent  sur  les  principes  suivans  :  le  véritable 
beurre  contient  forcément  une  certaine  proportion  d'acide  buty- 
rique sous  forme  de  butyrine,  en  plus  des  acides  oleique,  palmi- 
tique,  stéariquc,  lesquels  sont  associés  dans  le  beurre  à  l'acide 
butyrique  et  figurent  seuls  dans  les  graisses  animales.  Or  l'acide 
butyrique,  liquide  à  la  température  ordinaire,  se  mêle  très  bien  à. 
l'eau  pure,  et  peut  être  distillé  sans  altération  h  la  température  de 
160  degrés.  Inversement  l'acide  stéarique,  l'acide  palmitique,  l'acide 


848  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

oléique,  insolubles  tous  les  trois,  ne  se  volatilisent  pas,  ou  du  moins 
ne  s'évaporent  que  sous  l'influence  d'une  chaleur  assez  forte.  De 
plus,  les  chimistes  ont  observé  que,  pour  neutraliser  un  poids  donné 
de  potasse  ou  de  soude,  il  fiUlait  employer  des  doses  presque  égales 
entre  elles  des  trois  derniers  acides;  mais  que,  pour  arriver  au 
même  résultat,  il  suffisait  d'une  quantité  troia  fois  7noiiidre  d'acide 
butyrique,  dont  la  capacité  de  saturation  est  beaucoup  plus  accen- 
tuée (1). 

Nous  nous  dispenserons  d'étudier  tout  au  long  les  divers  modes 
d'expérience  en  usage  dans  les  divers  pays,  car  on  n'opère  pas  à 
Amsterdam  comme  à  Berlin,  ni  en  Suisse  comme  dans  le  Royaume- 
Uni.  11  est  à  noter  que  les  inventeurs  de  ces  nombreux  procédés 
sont  presque  tous  Allemands.  Du  moins,  les  noms  de  Rei- 
chert,  xMeissl,  Kôttstorfer,  Hehner,  Angell,  et  bien  d'autres  encore 
que  nous  pourrions  citer,  parlent  assez  d'eux-mêmes  et  proclament 
bien  haut  que  les  savans  tudesques  ont  de  rudes  combats  à  sou- 
tenir contre  les  fraudeurs  et  ont  besoin  d'en  appeler  à  toutes  les 
ressources  de  la  science  moderne  pour  faire  triompher  la  cause  de 
l'honnêteté  commerciale. 

Leur  tâche  n'en  est  pas  moins  fort  délicate.  La  moindre  négli- 
gence dans  le  courant  d'une  opération,  la  moindre  erreur  analytique 
peut  souvent  conduire  à  des  résultats  de  pure  fantaisie.  Ainsi,  un 
gramme  de  bon  beurre,  privé  d'eau,  exige,  pour  se  saponifier, 
227  milligrammes  de  potasse  à  l'alcool  ;  prenons  semblable  poids 
de  graisse,  et  nous  produirons  le  même  effet  avec  190  milligrammes 
du  même  réactif.  La  différence  est  donc  assez  minime. 

De  toutes  ces  diverses  méthodes,  la  plus  sensible  paraît  être  celle 
de  MM.  Reichert  et  xMeissl.  Un  poids  constant  de  beurre,  préala- 
blement saponifié  par  la  potasse,  est  ensuite  traité  par  l'acide  sul- 
lurique.  Ce  puissant  réactif  décompose  facilement  les  sels  formés, 
stéarates,  oléates,  butyrates,  etc.,  s'empare  de  la  base  et  met  les 
acides  en  liberté.  Chauffons  légèrement  le  mélange  :  l'acide  buty- 
rique distillera,  mêlé  de  beaucoup  d'eau  et  d'un  peu  d'acide  oléiquo. 
On  arrête  l'opération  dès  que  l'on  a  recueilli  dans  le  réfrigérant  un 
volume  fixe  d'avance;  de  cette  façon,  peu  importe  que  l'on  com- 
mette une  erreur,  du  moment  qu'elle  est  toujours  identique  pour 
toutes  les  opérations  de  même  ordre.  Il  ne  reste  plus  qu'à  filtrer 
le  «  distillât,  »  afin  d'éliminer  l'acide  oléique,  et  à  verser  goutte  à 
goutte  dans  le  liquide  clair  une  solution  titrée  de  soude,  jusqu'à 

(1)  \o\ù  les  chiffres  exacts  :  "256  milligrammes  d'acide  palmitique  ou  283  milli- 
grammes, soit  d'acide  stéarique,  soit  d'acide  oléique,  saturent  .^6  milligrammes  de 
I>otasse  caustique,  c'est-à-dire  produisent  juste  le  même  effet  que  88  milligrammes 
seulement  d'acide  butyrique. 


LAITS    ET    BEURRES.  8^9 

complète  neutralisation.  Gomme,  grâce  à  la  marche  de  l'opération, 
l'acide  butyrique  figure  seul  dans  le  résidu  ainsi  traité,  le  moment 
où  la  saturation  est  atteinte  indique  à  l'opérateur  la  qualité  bonne 
ou  mauvaise  du  beurre  essayé.  Si  la  neutralisation  est  immédiate, 
cela  prouve  que  nulle  trace  d'acide  butyrique  n'a  été  dégagée  et 
que  le  beurre  est  factice;  si  elle  tarde  un  peu  à  s'effectuer,  on  a 
affaire  à  un  corps  gras  sophistiqué.  Néanmoins,  le  secret  de  l'énigme 
peut  très  bien  échapper  au  chimiste,  si  le  fraudeur  trop  intelligent 
a  réussi  à  combiner  un  peu  de  margarine  à  une  plus  forte  quantité 
de  beurre  de  vache  authentique. 

Gomme  conclusion,  rappelons  qu'en  1888  le  laboratoire  muni- 
cipal s'est  attaqué  à  175  beurres;  Â2  étaient  additionnés  de  graisses 
étrangères  et  un  seul  était  trop  aqueux  ! 


III. 

Dans  le  cours  de  son  excellent  ouvrage  sur  le  lait,  M.  Duclaux 
énumère  la  liste  des  microbes  que  ce  liquide  peut  nourrir  ;  tous  ces 
êtres  microscopiques  se  développent  avec  une  prodigieuse  facilité 
et,  par  ce  fait  même,  l'altération  spontanée  et  si  rapide  du  lait  s'ex- 
plique facilement.  Grâce  à  des  précautions  minutieuses  auxquelles  il 
faut  se  conformer  à  la  lettre,  il  est  possible  d'obtenir  du  lait  exempt 
d'animalcules  et  encore  doit-on  le  conserver  dans  des  tubes  scellés 
à  la  lampe.  L'étude  des  êtres  qui,  au  bout  de  peu  de  temps,  fourmil- 
lent dans  le  sein  des  liquides  organiques  altérés,  offre  sans  doute 
beaucoup  d'intérêt;  mais,  à  proprement  parler,  elle  ne  concerne 
plus  le  chimiste  et  appartient  au  domaine  de  la  branche  toute  nou- 
velle de  la  biologie  qu'on  nomme  «  microbiologie  »  ou  «  bactério- 
logie. »  D'ailleurs,  d'après  le  simple  aperçu  que  nous  allons  exposer, 
le  lecteur  pourra  se  convaincre  sans  peine  que  l'examen  purement 
chimique  du  lait  présente  encore  un  assez  vaste  sujet. 

On  peut  arriver,  sans  grandes  difficultés  expérimentales,  â  se  faire 
une  idée  fort  exacte  de  la  proportion  d'eau  et  de  corps  solides  que 
renferme  un  lait  quelconque;  il  suffit  d'en  peser  un  poids  connu 
ou  d'en  mesurer  avec  précision  un  volume  convenable  et  de  dessé- 
cher le  vase  contenant  l'échantillon  dans  une  étuve  à  air  chaud  ré- 
glée de  façon  à  ce  que  sa  température  n'atteigne  pas  tout  à  fait 
100  degrés  et,  comme  lorsqu'il  s'agit  de  calculer  l'extrait  d'un  viii, 
il  faut  opérer  avec  une  capsule  à  fond  plat  i^l\  Mais  avec  le  lait,  la 
détermination  est  bien  plus  facile  et  les  résultats  se  trouvent  aussi 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l'^''  janvier. 

TOME  xcvi.  —  1889.  54 


850  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

beaucoup  plus  forts.  Un  lait  ordinaire  de  vache  abandonne  plus  du 
huitième  de  son  poids  de  matières  solides;  126  à  130 grammes  par 
litre,  terme  moyen.  Le  dépôt  serait  beaucoup  plus  lourd  (un  bon 
quart  en  sus)  si  l'on  traitait  le  lait  de  brebis,  plus  lourd  encore 
avec  le  lait  de  bufUe.  L'extrait  de  lait  de  jument  est  aussi  considé- 
rable, mais,  en  revanche,  le  lait  de  femme  et  celui  d'ânesse  se  trou- 
vent infiniment  plus  aqueux  et,  sous  ce  rapport,  sont  inférieurs  au 
lait  de  chèvre  lui-même. 

Il  est  assez  curieux  de  noter  que  la  quantité  de  cendres  aban- 
données par  l'extrait,  après  calcination  de  celui-ci,  est  loin  de  pré- 
senter un  rapport  constant  avec  le  poids  résiduel.  Si  un  litre  de 
lait  de  vache  fournit  en  moyenne  Zjlx  de  gramme  de  cendres,  un 
litre  de  lait  de  buffle  ou  de  brebis  laissera  un  résidu  beaucoup  plus 
lourd.  11  s'agit  de  laits  riches  en  extrait  sec  ;  mais,  au  contraire,  le 
lait  de  jument,  presque  aussi  bien  partagé  en  matières  solides,  se 
réduira  à  fort  peu  de  chose,  après  calcination,  tout  comme  le  lait 
si  aqueux  de  l'ànesse. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  les  divers  laits  ne  se  distinguent 
que  par  leur  concentration,  par  la  quantité  d'eau  que  les  lois  phy- 
siologiques leur  ont  assignée.  Autrement  dit,  si  cette  affirmation 
était  vraie,  il  suffirait,  par  exemple,  d'ajouter  une  petite  quantité 
d'eau  pure  au  lait  de  vache  pour  reproduire  du  lait  de  chè^TC,  ou 
d'étendre  beaucoup  celui  de  brebis  pour  obtenir  un  liquide  presque 
identique  avec  le  lait  d'ânesse.  A  l'aide  des  seules  notions  expéri- 
mentales que  nous  avons  acquises  jusqu'à  présent,  nous  ne  pou- 
vons répondre  scientifiquement  à  cette  question;  nous  sommes 
même  d'autant  plus  embarrassé  pour  la  résoudre  qu'il  est  positif 
que  l'extrait  sec  des  dilTéreiis  laits  augmente  ou  diminue  en  même 
temps  que  la  richesse  en  crème  ou  en  beurre.  L'extrait  du  lait  de 
brebis,  fluide  très  crémeux,  l'emporte  sur  celui  du  lait  de  chèvre, 
bien  moins  gras,  et  surpasse  de  beaucoup  le  résidu  provenant  d'un 
lait  pauvre  en  beurre,  comme  celui  de  l'ànesse.  Néanmoins,  le  sens 
du  goût,  l'expérience  journalière,  démontrent  clairement  que  cette 
règle  si  simple  n'est  pas  exacte.  Nous  voilà  donc  forcé  d'étudier  les 
diverses  substances  dont  l'ensemble  forme  l'extrait  sec. 

Parlons  d'abord  de  la  caséine,  qu'on  nomme  aussi  caséum,  du 
mot  latin  aiseus,  fromage.  Tout  le  monde  a  vu  le  lait,  passablement 
fluide  dans  son  état  normal,  se  «  cailler  »  sous  l'influence  de  la 
«  présure  »  retirée  de  l'estomac  des  ruminans,  ou  sous  l'action  du 
suc  de  certaines  plantes  comme  l'artichaut,  par  exemple  ;  mais  il 
sera  plus  intéressant  de  faire  usage  d'un  réactif  minéral  comme  un 
des  acides  chlorhydrique,  sulfurique,  nitrique,  ou  même  d'avoir 
recours  à  l'acide  acétique  étendu.   D'autres  agens  produisent  le 


LAITS    ET    BEURRES.  851 

même  coagulum,  par  exemple,  l'alcool  ordinaire,  le  sel  marin,  le 
sullate  de  magnésie.  Enfin,  chacun  a  vu  le  lait,  chaufïé  jusqu'à  la 
température  d'ebullition,  se  recouvrir  progressivement  d'une  sorte 
de  toile  ou  de  mince  pellicule,  sans  pour  cela  se  solidifier  entière- 
ment. D'autre  part,  dans  la  fabrication  des  laits  dits  concentrés,  le 
liquide  est  desséché  à  70  degrés,  mais  l'extrait  obtenu  peut  êtro 
derechef  mélangé  à  l'eau  lorsqu'on  veut  utiUser  la  conserve,  et  re- 
produit à  peu  près  le  lait  primitif. 

Peut-on  restituer  sa  fluidité  première  au  lait  caillé  par  les  acides? 
Il  suffit  de  neutraliser  l'action  de  l'acide  par  quelques  gouttes  de 
potasse,  de  soude,  en  un  mot  d'une  substance  alcaline,  pour  que 
le  précipité  formé  ne  tarde  pas  à  disparaître.  Ajoutés  au  lait  pur, 
ces  mêmes  alcahs  rendent  le  Hquide  plus  coulant,  moins  visqueux. 

L'ensemble  des  phénomènes  que  nous  venons  d'énumérer  peut 
s'expliquer  en  admettant  que  le  lait  renferme  une  substance  ana- 
logue au  blanc  d'œuf  de  poule  ou  albumine.  La  véritable  albumine 
de  l'œuf  est  soluble  dans  l'eau;  l'alcool  et  l'éther  la  précipitent  de 
sa  solution,  la  coagulent;  les  acides  minéraux  agissent  de  même 
et  plusieurs  sels,  le  chlorure  de  sodium,  par  exemple,  produisent 
le  même  effet.  Néanmoins,  si  voisine  qu'elle  soit  de  l'albumine  vé- 
ritable, la  matière  contenue  dans  le  lait  en  diffère  sous  quelques 
rapports.  Il  suffit  d'avoir  ouvert  un  œuf  à  la  coque  pour  s'apercevoir 
qu'une  température  inférieure  à  celle  de  l'eau  bouillante  solidifie 
le  blanc  d'œuf  et  le  rend  rigoureusement  insoluble  dans  l'eau,  kw 
contraire,  le  lait  ne  se  coagule  point  si  on  ne  chauffe  que  modéré- 
ment. D'autre  part,  l'acide  acétique,  ou  si  l'on  veut,  le  vinaigre, 
ajouté  au  lait,  le  caille  à  merveille;  le  même  réactif  ne  trouble 
point  les  liquides  à  base  d'albumine.  —  Conclusion  :  le  lait  ren- 
ferme un  principe  très  voisin  de  l'extrait  de  blanc  d'œuf,  mais 
cependant  bien  distinct  de  ce  dernier,  et  c'est  à  ce  principe  que 
s'applique  le  terme  de  caséine.  L'une  et  l'autre  matière,  riches  en 
carbone,  riches  en  azote  (1),  sont  éminemment  propres  à  l'alimen- 
tation de  l'homme  et,  de  cette  façon,  la  science  rend  compte  du 
pouvoir  nutritif  du  lait  qui  entrelient  l'ensemble  de  l'organisme 
d'un  mammifère,  fournissant  à  la  chair  l'azote  de  sa  caséine,  à  la 
charpente  osseuse  de  l'acide  phosphorique,  vivifiant  le  sang  par  son 
chlorure  de  sodium,  et  agissant  enfin  sur  la  respiration  par  l'iiuer- 
médiaire  du  beurre  et  du  sucre  de  lait. 

On  a  entassé  argumens  sur  argumcns  et  déversé  de  vrais  tor- 


(1)  Composition  centésimale  apiiroximative  de  l:i  cascino  et  do  l'albumine  :  car- 
bone, environ  53  pour  100;  hj'drogùne,  7  pour  100:  ;uote,  16  pour  100;  oxygène, 
23  pour  100;  soufre.  1  pour  100. 


852  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rcns  d'encre,  soit  pour  prouver  que  la  caséine  du  lait  n'est  pas 
contenue  dans  ce  liquide  à  l'état  de  dissolution,  soit  pour  démon- 
trer le  contraire,  sans  parler  des  chimistes  qui  tiennent  pour  l'opi- 
nion moyenne  et  partagent  le  différend  en  posant  en  principe  qu'une 
partie  seulement  de  la  caséine  se  trouve  à  l'état  de  parfaite  disso- 
lution. On  n'a  pas  moins  disserté  pour  établir,  preuves  en  main, 
que  la  caséine,  loin  d'être  'simple,  résulte  du  mélange  intime  de 
plusieurs  matières  bien  distinctes.  Gardons-nous  d'aborder  l'expo- 
sition de  ces  interminables  controverses  dont  quelques-unes  re- 
montent seulement  au  siècle  dernier,  sans  être  tranchées  pour  cela. 
N'oublions  pas  de  noter  que,  suivant  une  opinion  communément 
reçue,  la  caséine,  ou  la  partie  soluble  de  la  caséine,  n'est  dissoute 
dans  le  lait  qu'à  la  faveur  de  la  très  petite  dose  d'alcali  que  con- 
tient ce  liquide,  et  qu'on  retrouve  dans  les  cendres  après  dessicca- 
tion et  calcination  au  rouge  sombre  (1). 

Mais  puisque  la  caséine  ne  se  coagule  pas  sous  l'influence  d'une 
chaleur  modérée,  quelle  peut  être  la  nature  de  la  pellicule  ou  toile 
qu'on  voit  se  former  à  la  surface  de  lait  bouilli  ?  Il  faut  croire  que 
cette  membrane  est  formée  d'une  sorte  d'albumine,  coagulable  par 
la  chaleur,  et  accompagnant  la  caséine.  Un  des  procédés  les  plus 
habituels  de  l'analyse  du  lait  consiste  à  le  traiter  par  l'acide  acé- 
tique. Le  «  coagulum  »  formé,  soumis  à  la  filtration,  est  ensuite 
attaqué,  comme  nous  le  verrons  plus  tard;  mais  les  gouttes  qui  ont 
suinté  à  travers  le  papier  du  fdtre  ont  beau  être  parfaitement  lim- 
pides, elles  se  troul3lent  par  l'ébulUtion,  ce  qui  dénote  la  présence 
de  l'albumine.  Le  liquide  trouble  doit  être  clarifié  de  nouveau  et, 
pour  plus  de  simplicité,  les  chimistes  recueillent  cette  albumine 
sur  le  premier  filtre  encore  rempli  de  caséine.  Dans  le  cours  de 
l'analyse,  ils  lavent,  dessèchent  et  pèsent  ensemble  les  deux  corps 
azotés  sans  les  distinguer  l'un  de  l'autre. 

Si  nous  rinçons  à  diverses  reprises,  avec  de  l'éther,  le  magma 
accumulé  sur  le  filtre,  nous  arriverons  à  dissoudre  et  à  entraîner 
le  beurre  mélangé  à  la  caséine  ainsi  qu'à  l'albumine.  Celles-ci  fini- 
ront par  rester  seules,  et,  desséchées  avec  précaution,  pourront 
être  pesées.  On  apprendra  de  la  sorte  que  dans  un  litre  de  lait  de 
vache  il  se  rencontre  en  moyenne  36  grammes  de  caséine   (2)  ; 

(1)  C'est-à-dire  que  la  caséine  soluble  serait  une  sorte  de  caséinate  de  potasse  ou  de 
soude,  renfermant  très  peu  de  base  unie  à  une  molrculo  extrêmement  complexe.  La 
solubilité  de  ce  corps  serait  accrue  par  un  excès  d'alcali,  au  lieu  que  les  acides  s'em- 
parant  de  la  base  précipiteraient  la  caséine  sous  sa  forme  insoluble. 

('2)  Peut-être  ferions-nous  mieux  de  dire  «  caséo-albumine.  »  Mais  ce  terme  étant 
bien  long,  nous  aimons  mieux  confondre  avec  la  majorité  des  cbimistes  la  caséine 
et  l'albumine,  sous  l'expression  commune  de  caséine. 


LAITS   ET   BEURRES.  853 

qu'une  vache  suisse,  bien  que  provenant  d'un  pays  où  l'on  fait  des 
fromages  renommés,  en  fournit  ordinairement  bien  moins,  et  qu'une 
vache  bretonne  en  donne  beaucoup  plus.  Le  lait  des  vaches  hollan- 
daises, que  nous  savons  être  bien  médiocrement  fourni  en  beurre, 
se  trouve  également  inférieur  en  ce  qui  concerne  la  caséine  ;  mais 
la  mauvaise  qualité  du  lait  est  alors  compensée  par  son  abon- 
dance. Deux  bêtes,  l'une  bretonne,  l'autre  hollandaise,  donneront 
en  définitive  à  l'éleveur  des  poids  équivalens  de  beurre  ou  de  ca- 
séine, les  deux  principes  utilisables  du  lait  ;  seulement  la  nature 
aura  difiusé  ces  quantités  presque  égales,  soit  dans  8  litres,  soit 
dans  12  litres  d'eau.  Le  résultat  se  trouvera  au  fond  le  même,  et  il 
ne  saurait  y  avoir  profit  ni  perte.  C'est  l'éternel  principe  de  com- 
pensation qui  gouverne  tout  le  monde  matériel. 

Dans  la  pratique  commerciale,  notre  conclusion  devient  fausse. 
Il  est  clair  que  le  nourrisseur  a  beaucoup  plus  d'avantage  à  aug- 
menter la  production  en  litres  de  son  étable  qu'à  recueillir  un  pe- 
tit volume  d'excellent  lait;  le  baptême  devient  inutile  du  moment 
que  la  nature  elle-même  pratique  l'addition  d'eau. 

Puisque  le  colostrwn  paraît  avant  tout  destiné  à  l'accrois- 
sement de  la  chair  du  veau  nouvellement  né,  on  peut  s'attendre  à 
ce  que  le  lait  sécrété  au  moment  du  part  soit  extraordinairement 
riche  en  caséine  et  en  albumine  (plus  de  18  pour  100  de  ces  deux 
élémens ,  terme  moyen).  Aussi  voit-on  le  colostrwn  se  coaguler 
simplement  par  l'ébullition.  Ceci  nous  conduit  à  examiner,  à  ce 
même  point  de  vue,  les  diverses  sortes  de  lait.  Gomme  toujours,  le 
liquide  sécrété  par  les  mamelles  de  la  vache  occupe  un  rang 
moyen  à  côté  du  lait  de  chèvre  et  non  loin  du  lait  de  femme.  Le 
lait  de  brebis,  celui  de  buffle,  se  trouvent  à  la  première  place;  celui 
de  l'cànesse  ne  fournit  presque  pas  de  caséine  (17  gr.  par  litre  seu- 
lement) . 

Nous  connaissons  déjà  deux  des  matières  qui  composent  l'extrait  ; 
il  nous  en  reste  à  examiner  une  troisième,  très  facile  à  isoler  du 
reste.  Coagulons  du  lait  par  un  acide;  filtrons  et  lavons  le  magma 
obtenu  ;  faisons  bouillir  le  liquide  clair,  mélangé  aux  eaux  de  la- 
vage, afin  de  solidifier  l'albumine,  filtrons  de  nouveau  et  concen- 
trons par  rèbullition.  Si  nous  avons  opéré  avec  une  dose  raison- 
nable de  lait,  nous  verrons  à  la  fin  de  notre  opération  se  former  de 
petits  cristaux  incolores  très  analogues,  sous  bien  des  rapports,  et 
en  particulier  au  point  de  vue  de  la  saveur,  à  du  sucre  ordinaire 
cristallisé.  C'est  en  effet  le  «sucre  de  lait»  ou  «  lactose,  »  incorporé 
dans  le  liquide  à  l'état  de  solution  parfiiite  ;  il  communique  au  lait 
cette  saveur  doucereuse  qui  le  caractérise. 

La  proportion  de  lactose  des  dilïérens  laits  n'est  point  constante  ; 


Sbk  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

elle  est  au  contraire  sujette  à  varier,  comme  celles  de  la  caséine  et 
du  beurre,  mais  elle  n'oscille  qu'entre  des  limites  assez  resserrées 
autour  de  la  moyenne  de  5  pour  100  caractéristique  de  la  vache. 
Les  traites  du  matin,  du  soir,  les  premières  ou  les  dernières  por- 
tions de  ces  traites,  ne  difïèrent  pas  beaucoup  entre  elles  au  point 
de  vue  du  sucre.  Ce  dernier  fait,  du  reste,  est  peu  surprenant  : 
puisque  le  sucre  est  dissous,  il  peut  sans  obstacle  se  dilVuser  à 
l'intérieur  des  glandes  mammaires,  et  l'inégalité  des  diverses  sécré- 
tions, s'il  y  en  avait  une,  serait  bien  vite  corrigée.  11  y  a  mieux  : 
les  mêmes  chiffres,  à  peine  diminués  ou  accrus,  conviennent  aux 
laits  de  la  femme,  de  la  chèvre,  de  la  brebis. 

Quiconque  a  usé  du  lait  d'ânesse  n'a  pu  s'empêcher  de  remar- 
quer la  saveur  sucrée  de  ce  lait.  Le  sens  du  goût,  en  pareil  cas, 
n'est  pas  trompeur;  le  chimiste,  d'accord  avec  le  consommateur, 
constate  positivement  un  petit  excès  de  lactose.  Au  demeurant,  la 
dilïérence  n'est  pas  extraordinaire,  mais  elle  devient  frappante  si 
l'on  étend  les  recherches  jusqu'au  lait  de  jument,  dont  la  teneur  en 
sucre,  8  ou  9 pour  100,  est  exceptionnelle.  Aussi,  les  Tartares  uti- 
Usent  le  lait  de  leurs  nombreuses  jumens  pour  la  fabrication 
d'une  liqueur  fermentée  assez  agréable,  le  koumys.  Mais  le  seul 
énoncé  de  ce  lait  comporte  quelques  indications  tout  à  fait  indis- 
pensables. 

Nous  savons  que  le  lait  pendant  les  chaleurs  est  sujet  à  «  tour- 
ner, »  c'est-à-dire  à  se  coaguler  tout  en  devenant  aigre.  Une  véri- 
table fermentation  s'est  produite  :  le  principe  sucré  du  lait,  la 
lactose,  s'est  transformé,  non  pas  en  alcool,  comme  fait  la  glucose 
du  jus  de  raisin,  mais  en  acide  lactique,  liquide  acre,  miscible  à 
l'eau,  dont  la  saveur  rappelle  un  peu  celle  du  vinaigre  ordinaire. 
Ce  corps,  comme  tous  les  acides,  provoque  la  solidification  de  la 
caséine.  Rien  n'est  plus  facile,  au  reste,  que  d'empêcher  le  lait  de 
tourner  :  il  suffit  d'y  mêler  une  très  faible  quantité  de  bicarbonate 
de  soude  (sel  de  Vichy),  matière  parfaitement  inolïensive  à  faible 
dose.  Au  fur  et  à  mesure  que  les  premières  traces  d'acide  lactique 
prennent  naissance,  le  gaz  carbonique  est  déplacé  par  le  nouveau 
réactif,  beaucoup  plus  puissant  que  lui.  Il  se  forme  du  lactate  de 
soude,  et  le  gaz  dégagé  s'échappe  librement.  Ce  n'est  pas  précisé- 
ment frauder  que  d'ajouter  du  bicarbonate  de  soude  ;  seulement 
un  excès  par  trop  grand  de  sel  de  Vichy  a  quelques  inconvéniens 
que  nous  signalerons  plus  loin. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  sucre  de  laitj  surtout  en  présence  de 
peu  de  caséine,  comme  dans  le  lait  de  jument,  ne  puisse  se  chan- 
ger aussi  en  alcool.  Les  Tartares  se  contentent  d'enfermer  le  lait 
dans  des  outres  en  cuir  de  cheval  qu'ils  agitent  de  temps  à  autre  et 


LAITS    ET    BEURRES.  855 

débouchent  ensuite  à  diverses  reprises  pour  les  relcrmer  immé- 
diatement après.  Dans  ces  conditions,  le  lait  ne  tarde  pas  à  con- 
tracter une  odeur  et  une  saveur  franchement  vineuses,  et  se  trans- 
forme rapidement  en  koumys.  Assez  riche  en  alcool,  rendue 
aigrelette  par  l'acide  lactique,  mousseuse  parce  qu'elle  est  saturée 
de  gaz  carbonique,  la  boisson  obtenue  de  cette  manière  n'est  pas 
mauvaise,  à  ce  que  l'on  prétend.  11  est  même  possible  d'en  extraire 
l'alcool  par  distillation.  A  défaut  de  lait  de  jument,  on  peut  à  la 
rigueur  arriver  à  obtenir  un  liquide  spiritueux  avec  du  simple  lail 
de  vache  :  le  kcphyr  des  Caucasiens  et  une  autre  boisson  ano- 
nyme qui  se  fabrique  en  Suisse  dans  le  canton  des  Grisons  n'ont 
pas  d'autre  origine,  et  doivent  ressembler  au  koumys  sous  le  rap- 
port du  goût. 

Mais  l'homme,  presque  toujours,  a  beaucoup  moins  d'intérêt  à 
transformer  ainsi  les  produits  des  vacheries  qu'à  chercher  à  leur 
conserver  le  plus  longtemps  possible  les  qualités  hygiéniques  qu'ils 
possèdent  normalement  à  l'état  frais.  Le  meilleur  procédé  assuré- 
ment consiste  à  refroidir  le  lait  :  ainsi  le  docteur  Adam,  qui  s'est 
beaucoup  occupé  du  lait  et  de  ses  caractères,  a  indiqué  le  plan 
d'un  appareil  fort  simple  destiné  à  fournir  un  liquide  irréprochable 
aux  malades  de  l'hôpital  Beaujonj  à  Paris.  On  verse  le  lait  dans 
une  caisse  métallique  entourée  de  glace  pilée,  et  de  temps  à  autre 
on  entretient  l'homogénéité  du  lait  au  moyen  d'un  agitateur  héli- 
coïdal mu  par  une  manivelle  extérieure.  De  cette  manière,  on  en- 
trave la  montée  de  la  crème,  précaution  nécessaire  en  ce  sens  que 
la  séparation  des  globules  gras  s'opère  d'autant  mieux  que  la  tem- 
pérature est  plus  basse.  Dans  les  grandes  villes,  les  crémiers  ou 
laitiers  opèrent  plus  simplement  :  ils  ajoutent  au  lait  la  glace  à 
rafraîchir  de  façon  à  augmenter  le  volume  de  leur  marchandise 
par  celui  de  l'eau  de  fusion,  propre  ou  sale,  que  fournit  la  glace 
en  se  liquéfiant. 

Au  lieu  d'employer  le  froid,  on  peut  avoir  recours  à  la  chaleur: 
récemment  bouilli  et  par  cela  même  purgé  d'air,  le  lait  ne  contient 
plus  de  germes  et  ne  s'altère  pas  de  quelque  temps.  Mais  rébulli- 
tion  présente  deux  inconvéniens  ;  d'abord  le  lait,  même  après  re- 
froidissement complet,  s'écréme  avec  difficulté;  puis  l'arôme  du 
hquide  s'évanouit.  Nous  voulons  parler  de  ce  parlum  si  délicat 
qu'on  perçoit  durant  la  traite  et  que  les  chimistes  ont  réussi  à  isoler 
en  agitant  le  lait  avec  quelques  gouttes  de  sulfure  de  carbone. 

Au  début  de  son  ouvrage  sur  le  lait,  M.  Duclaux  indique  un 
autre  moyen  de  conservation  permettant  d'obtenir  un  produit  rigou- 
reusement exempt  de  microbes.  11  va  sans  dire  que  le  procédé  en 
question,  très  précieux  pour  le  chimiste  ou  le  biologiste,  ne  saurait 


856  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

être  d'aucun  usage  dans  la  pratique  industrielle  (1).  Une  fois  que 
les  premières  gouttes  de  lait  ont  nettoyé  le  pis  de  la  vache,  on 
interpose  rapidement  sous  le  filet  blanchâtre  qui  jailUt  du  trayon 
l'extrémité  ouverte  d'un  tube  de  verre  fermé  à  l'autre  bout.  Ce  tube 
doit  être  placé  aussi  près  que  possible  du  pis  sans  le  toucher 
cependant.  Un  peu  avant  l'opération,  le  verre  aura  été  chauffé 
pendant  plusieurs  heures  à  la  température  de  120  degrés,  et  jus- 
qu'au dernier  moment  le  tube  doit  être  obstrué  avec  un  tampon  de 
coton  stérilisé.  Dès  qu'il  renferme  assez  de  lait,  on  rebouche 
promptement. 

Le  liquide  qu'on  aura  ainsi  emprisonné  se  conserve  en  général 
sans  altération  intime.  Toutefois  son  aspect  extérieur  se  transforme 
insensiblement,  les  divers  élémens  du  lait  se  séparant  peu  à  peu. 
La  crème  surnage  naturellement;  puis,  au-dessous,  la  caséine 
s'amasse  dans  une  couche  transparente  ;  plus  bas  l'œil  aperçoit  une 
troisième  zone  à  peine  translucide,  au  sein  de  laquelle  flottent  des 
particules  muqueuses  de  caséum  en  suspension.  A  la  base  du  tube 
enfin  s'est  rassemblé  un  dépôt  blanchâtre  et  opaque  de  phosphate 
de  chaux  précipité. 

S'il  fallait  ajouter  foi  aux  prospectus  des  fabricans,  il  suffirait 
d'ajouter  une  certaine  proportion  d'eau  tiède  aux  laits  concentrés 
que  l'on  débite  en  boîtes  scellées  pour  obtenir  instantanément  un 
liquide  aussi  épais  que  le  lait  naturel  sortant  du  pis  de  la  vache  et 
pour  le  moins  aussi  bon  que  lui,  sinon  meilleur.  En  réalité,  il  s'en 
faut  de  beaucoup  que  la  pâte  semi-liquide  préparée  au  moyen  de  la 
concentration  du  lait  pur  puisse  ultérieurement  suppléer  à  celui-ci. 
D'abord,  par  suite  d'une  circonstance  aussi  fâcheuse  pour  le  public 
que  profitable  à  l'industriel,  il  est  positif  que  l'opération  réussit 
infiniment  mieux  avec  du  lait  écrémé  qu'avec  un  liquide  riche  en 
beurre.  Ensuite  la  durée  de  la  conserve  n'est  pas  toujours  aussi 
longue  qu'elle  devrait  l'être  théoriquement.  Ce  qui  prouve  l'im- 
perfection des  difiérens  procédés  que  les  inventeurs  ont  mis  en 
usage,  pour  conserver  le  lait,  c'est  précisément  le  grand  nombre  de 
ces  inventeurs  et  la  multipHcité  des  méthodes  prônées  par  chacun 
d'eux.  Le  consommateur  se  trouve  en  présence  d'un  dilemme  im- 
possible à  résoudre  :  ajoutc-t-il  au  sirop  concentré  la  proportion 
d'eau  que  recommande  le  fabricant  dans  son  prospectus?  il  obtient 
un  lait  très  clair,  moins  nutritif  que  le  plus  médiocre  lait  écrémé  des 
villes,  et  cependant  déjà  trop  sucré.  Ménage-t-il  l'eau?  il  réaUse  un 

(1)  Il  convient  ceiiendant  de  faire  observer  que  des  tentatives  récentes  ont  été  faites 
en  Suisse  pour  obtenir  la  conservation  du  lait  en  le  préservant  de  l'action  des  microbes 
à  l'intérieur  de  boîtes  scellées,  sans  dénaturer  aucunement  le  liquide  frais.  Ces  pro- 
duits auraient,  dit-on,  obtenu  beaucoup  de  succès  à  l'Exposition  de  1889. 


LAITS   ET    BEURRES.  857 

liquide  suffisamment  crémeux,  mais  par  trop  doucereux.  Effective- 
ment, le  lait  soumis  à  la  concentration  est  toujours,  au  préalable, 
mélangé  d'une  certaine  dose  de  sucre  de  canne  ;  ce  sucre,  incor- 
poré au  résidu  lacté,  se  dissout  plus  tard  en  même  temps  que  lui. 
Quoique  le  sucre  n'ait  rien  de  malsain  en  lui-même,  un  lait  sucré 
artificiellement  convient  beaucoup  moins  à  un  jeune  estomac  que 
la  pure  sécrétion  des  mamelles  de  la  vache,  parce  qu'alors  les 
élémens  nutritifs  sont  exactement  équilibrés  entre  eux  sous  l'in- 
fluence de  la  nature  elle-même.  Ce  serait  donc  une  grave  erreur 
de  s'imaginer  que  dans  les  grandes  villes  où  le  lait  vendu  en  détail 
est  trop  souvent  falsifié,  il  soit  avantageux  d'avoir  recours  aux  laits 
conservés  pour  nourrir  les  bébés  (1).  Les  farines  lactées  sont  encore 
moins  à  recommander  ;  il  faut  à  tout  prix  employer  du  lait  pur  et 
non  autre  chose.  Mais  il  est  clair  que  les  conserves  de  lait,  loin 
d'être  à  dédaigner,  peuvent  rendre  de  grands  services  aux  voya- 
geurs, surtout  pour  les  préparations  culinaires  exigeant  la  pré- 
sence du  sucre  ou  entremets. 


lY. 


Gomme,  au  bout  d'un  certain  nombre  d'heures,  le  lait  aban- 
donné à  lui-même  dans  une  cave  suffisamment  fraîche  se  sépare 
spontanément  en  deux  couches  superposées,  inégalement  aqueuses, 
inégalement  riches  en  beurre,  la  nature  elle-même  semble  favori- 
ser une  fraude  trop  simple  consistant  à  recueillir  et  à  utiliser  la 
crème  et  à  vendre  le  lait  écrémé  sous  la  mention  de  lait,  garanti 
exempt  d'eau  et  de  matières  étrangères.  Une  pareille  manœuvre 
doit  tomber  sous  l'application  des  lois.  Le  lait,  après  écrémage,  a 
perdu  ses  meilleures  qualités,  passe  à  l'état  de  simple  résidu  et 
n'est  plus  bon  qu'à  faire  des  fromages.  Dans  certains  pays,  la  légis- 
lation est  sévère  au  point  qu'il  est  interdit  de  vendre,  sous  quelque 
prétexte  que  ce  soit,  du  lait  écrémé,  môme  en  le  qualifiant  de  son 
vrai  nom.  On  a  pensé  probablement,  et  on  a  eu  raison,  qu'au 
début  de  la  vente  la  mention  a  écrémé  »  serait  nettement  expri- 
mée, mais  que  dans  la  suite  elle  disparaîtrait  de  l'enseigne. 

Au  point  de  vue  nutritif,  le  lait  écrémé  n'est  pas  sans  valeur.  Ni 
la  caséine,  ni  l'albumine,  ni  le  sucre  ne  lui  font  défaut;  mais  la 
substance  grasse  a  été  en  grande  partie  éliminée,  si  bien  que  la 
perte  relative  dépasse  les  deux  tiers  du  chilTre  primitif.  Soumis  à 

(1)  A  Zug,  en  Suisse,  où  l'on  prépare  d'énormes  provisions  de  conserves  de  lait,  on 
ajoute  120  grammes  do  sucre  par  litre. 


S58  REVUE    DES    DEUX    MO.XDLt;. 

une  évaporalion  ménagée,  le  lait  écrémé  dépose  un  résidu  sensi- 
blement moindre  que  celui  du  lait  analysé  après  la  traite. 

L'écrémage,  comme  nous  l'avons  dit,  augmente  la  densité  du 
lait,  et,  loin  de  la  rapprocher  de  celle  de  l'eau,  tend  plutôt  à  l'écarter 
de  l'unité.  En  eOet,  la  partie  la  plus  légère  du  lait,  c'est-à-dire  le 
beurre,  ayant  disparu,  riniluencc  de  la  caséine,  matière  assez  lourde 
par  elle-même,  n'est  plus  contrariée  comme  auparavant,  et  le  liquide 
pèse  davantage. 

La  fraude  n'est  pas  cependant  difficile  à  i-econnaître,  même  en 
l'absence  d'un  bon  dégustateur.  On  peut  se  fonder  sur  la  couleur: 
la  nuance  propre  à  la  crème  est  si  connue  qu'elle  a  servi  à  désigner 
une  teinte  jaunâtre,  iort  à  la  mode,  il  y  a  quelque  temps.  Privé 
de  sa  crème,  le  lait  présente  un  reflet  bleuâtre.  Vu  l'absence  de 
matières  grasses,  il  est  moins  visqueux  que  le  lait  véritable.  Le 
crémomètre,  cela  ^a  sans  dire,  ne  pourra  fournir  aucune  indica- 
tion avec  un  liquide  appauvri.  Mais  de  ce  qu'il  n'y  a  point  de  mon- 
tée de  crème,  il  ne  s'ensuit  pas  forcément  que  le  lait  essayé  ait 
été  dépouillé  de  ses  meilleurs  principes  ;  on  pourrait  simplement 
avoir  aftaire  à  un  lait  naturel  bouilli. 

De  l'écrémage  au  mouillage  la  transition  est  toute  naturelle, 
d'autant  plus  que  l'une  des  deux  pratiques  n'empêche  pas  l'autre. 
Baptisé  trop  souvent  chez  le  feriuier  producteur,  baptisé  quelque- 
fois par  le  «  ramasseur  »  qui  recueille  et  expédie  à  Paris  les  pro- 
duits de  plusieurs  étables  voisines,  baptisé  invariablement  par  le 
laitier  ou  crémier  qui  le  vend  en  gros  dans  la  ville,  baptisé  enfin 
par  les  marchands  au  détail,  grâce  à  la  «  vache  à  queue  de  bronze  » 
ou  même  grâce  à  l'eau  des  ruisseaux,  le  lait  arrive  à  contenir  jus- 
qu'à 50  pour  100  d'eau!  Plus  nombreux  sont  les  intermédiaires, 
plus  le  liquide  est  aqueux;  il  est  facile  dès  lors  de  comprendre  que 
le  lait  vendu  pour  quelques  sous  par  les  marchands  ambulans  a 
passé  par  beaucoup  de  mains  et  doit  se  trouver  copieusement 
allongé.  Néanmoins,  même  le  petit  laitier  qui  stationne  sous  une 
porte  cochôre  est  encore  obligé  de  ménager  ses  modestes  pratiques: 
mais  la  cupidité  humaine  reprend  tous  ses  droits  si  le  marchand 
de  lait  abreuve  une  clientèle  forcée  dont  les  réclamations  n'ont 
aucun  effet.  En  d'autres  termes,  ce  sont  les  adjudicataires  de 
collège  ou  de  pension  qui  fournissent  le  lait  le  plus  mouillé.  Il 
suffira,  du  reste,  à  ceux  de  nos  lecteurs  qui  ont  été  élevés  à  Paris 
de  faire  appel  à  leurs  anciens  souvenirs  de  réfectoire  ;  ils  ont  dû 
remarquer  autrefois  la  médiocrité  de  cet  aliment,  même  dans  les 
établissemens  où  la  nourriture  n'était  pas,  en  général,  mauvaise. 
Il  va  sans  dire  que  le  lait  pur  n'est  pas  plus  introuvable  à  Paris 
que  dans  les  autres  grandes  villes  ;  il  suffit  de  le  bien  payer  en 


LAITS    ET    BEURRES.  859 

s'adressant  directement  aux  exploitations  agricoles  qui  l'expédient 
en  boîtes  scellées,  ou  même  en  s'adressant  à  une  bonne  crémerie. 
Mais  le  gros  des  consommateurs  ne  voulant  ou  ne  pouvant  pas 
acheter  du  lait  à  0  fr.  70  le  litre,  consomme  un  liquide  trempé  et 
falsifié  qu'il  paie  0  fr.  30  à  0  fr.  ÀO. 

Le  laitier  en  gros,  installé  dans  son  entrepôt  de  Paris,  objectera 
bien,  pour  sa  défense,  qu'il  n'est  pas  chimiste  et  ne  peut,  a  priori, 
reconnaître  si  le  lait  qu'il  reçoit  de  la  {)ro\ànce  ou  de  la  banlieue 
est  mouillé  ou  non.  Le  débitant  répondra  de  même,  avec  un  argu- 
ment de  plus  à  l'appui  de  son  dire,  qu'il  l'accepte  des  mains  d'un 
intermédiaire  et  non  directement.  Tous  deux,  néanmoins,  encou- 
rent la  responsabilité  pleine  et  entière  des  fraudes  commises  au 
détriment  du  lait  qu'ils  se  procurent,  en  vertu  d'un  principe  bien 
connu  :  «  Chacun  doit  être  en  état  de  juger  de  la  qualité  des  den- 
rées dont  il  fait  le  commerce  (1),  »  soit  par  la  dégustation,  soit  en 
tenant  compte  de  l'aspect  extérieur.  D'ailleurs,  les  laboratoires  muni- 
cipaux, fondés  dans  toutes  les  villes  de  quelque  importance,  n'ont 
pas  d'autre  but  que  de  permettre  aux  marchands,  aux  détaillans, 
aux  consommateurs,  de  s'assurer  de  la  bonne  qualité  des  vivres 
qu'ils  achètent  dans  l'intention  de  les  revendre  ou  de  les  utiliser  par 
eux-mêmes. 

Souvent  il  n'est  pas  impossible  au  premier  venu  de  constater 
directement  un  mouillage  maladroit.  Pour  en  faire  sur-le-champ 
la  démonstration,  reprenons  les  deux  petits  appareils  que  nous 
avons  déjà  décrits  :  le  lactodensimètre  de  Quévenne  et  le  crémo- 
mètre  de  Chevallier. 

Plongeons  l'aréomètre  dans  un  lait  frais  pur  de  tout  mélange  ; 
l'instrument,  à  la  température  de  15  degrés  centigrades,  marquera 
30  degrés  1/2.  Après  avoir  noté  ce  chiffre,  versons  le  lait  dans  lo 
crémomètre  et  attendons  que  la  crème  se  soit  rassemblée  en  for- 
mant une  couche  d'épaisseur  connue.  Enlevons  celle-ci  au  moyen 
d'une  cuiller,  puis  recourons  de  nouveau  à  notre  pèse-lait  ;  u  priori, 
le  nouveau  nombre  que  nous  lirons  sera  supérieur  à  30°  5.  ElTecti- 
vement,  le  lait,  par  la  perte  de  la  plus  grande  partie  de  son  beurre, 
aura  gagné  en  densité.  Le  point  d'allleurement  se  fixera  non  à  la 
division  30°  5,  mais  à  la  division  3i.  Comme  on  le  voit,  la  diffé- 
rence est  assez  sensible,  chaque  degré  de  l'instrument  occupant 
sur  la  tige  une  longueur  de  plusieurs  millimètres. 

Attaquons-nous  maintenant  à  des  laits  suspects.  Le  premier 
échantillon  qu'on  nous  présente  est  assez  dense.  Versons-le  dans 
l'éprouvette  crémométrique  ;  malgré   toutes   les  précautions  que 

(1)  M.  Ch.  Girard. 


860  REVTJE    DES    DEUX   MONDES. 

nous  prendrons,  il  ne  se  rassemblera  à  la  surface  qu'assez  peu  de 
crème,  'i  ou  5  pour  100  par  exemple  ;  et  même,  cette  couche  une 
fois  enlevée  avec  la  cuiller,  l'aréomètre  nous  donnera  encore  le 
même  chiffre  qu'auparavant,  accru  d'une  ou  deux  unités  au  plus. 
II  est  clair  que  ce  lait  a  été,  au  préalable,  dépouillé  d'une  bonne 
partie  de  sa  crème  ;  en  revanche,  il  est  trop  lourd  pour  avoir  été 
baptisé. 

Le  second  échantillon  n'a  pas  mauvaise  mine;  cependant  il 
marque  seulement  27  degrés,  ce  qui  est  peu.  Gardons-nous  bien 
de  le  condamner,  cependant,  car  nous  pouvons  nous  assurer  que 
sa  légèreté  spécifique  tient  à  l'abondance  de  la  crème.  Otons  de 
l'éprouvette  la  couche  grasse  surnageante  ;  la  partie  écrémée,  nota- 
blement plus  lourde  que  le  lait  primitif,  ne  diffère  point  de  la 
moyenne  ordinaire. 

La  densité  du  troisième  échantillon  est  plus  faible  encore  que 
celle  du  numéro  2  et  se  traduit  par  25  degrés.  Assez  peu  de  crème  : 
cependant  plus  qu'avec  le  lait  numéro  1.  Le  lactodensimètre, 
après  écrémage,  accuse  28  degrés,  chiffre  notoirement  insuffisant. 
Ce  lait  n'a  pas  été,  il  est  vrai,  écrémé  au  préalable,  mais  il  a  reçu 
de  l'eau  ;  la  faiblesse  de  sa  densité  ne  pouvant  s'expliquer  par  la 
présence  d'une  bonne  dose  de  beurre.  Dans  l'exemple  choisi,  le 
mouillage  est  d'un  cinquième  environ. 

Si  l'on  s'était  contenté  d'une  simple  pesée  au  lactodensimètre, 
sans  étudier  la  montée  de  la  crème,  on  aurait  pu  commettre  des 
erreurs  très  graves.  Un  lait  très  crémeux,  dont  par  cela  même  la 
densité  se  rapprocherait  de  celle  de  l'eau,  semblerait  mouillé  à 
un  no^dce  qui  verrait  l'aréomètre  s'enfoncer  beaucoup  trop.  Inver- 
sement, prenez  un  bon  lait  frais  de  première  qualité;  pesez-le 
d'abord  pur,  puis  après  soustraction  de  la  meilleure  partie  de  la 
crème.  La  densité  primitive  ne  se  retrouvera  plus  ;  en  un  mot,  le 
lait  écrémé  sera  plus  lourd  qu'auparavant.  Mais  arrosez  votre  lait 
écrémé  avec  de  l'eau  en  quantité  suffisante,  en  bien  agitant,  et 
vous  ne  tarderez  pas  à  lire  sur  l'échelle  du  lactodensimètre  le 
chiffre  observé  en  premier  lieu.  Ainsi  un  lait,  à  la  fois  écrémé  et 
mouillé,  peut  très  bien  conserver  une  densité  normale,  pourvu  que 
les  deux  opérations  soient  corrélatives  l'une  de  l'autre  ;  et,  de  la 
sorte,  un  liquide  largement  travaillé  par  le  Iraudeur  semblera  de 
prime  abord  tout  à  fait  naturel. 

Dans  de  semblables  conditions,  plus  l'écrémage  a  été  exagéré, 
plus  l'addition  d'eau  doit  être  copieuse.  On  s'apercevra  bien  vite 
de  la  fraude  dans  les  cas  extrêmes,  et  l'on  n'aura  pas  besoin  de 
crémomètre  pour  constater  que  le  lait  baptisé  trop  libéralement  est 
clair,  bleuâtre  de  teinte  et  qu'il  présente  un  goût  fade.  Mais  sup- 


LAITS   ET   BEURRES.  8(51 

posons  que  le  fraudeur  ait  écrémé  modérément  et  ensuite  n'ait  pas 
abusé  de  la  cruche  ou  de  l'arrosoir,  la  tromperie  devient  difficile  à 
constater*,  malgré  la  dégustation,  malgré  l'épreuve  au  crémomètre. 
Elle  ne  pourra  être  dévoilée  qu'après  une  expertise  chimique  com- 
plète. 

Le  praticien  devra  encore  se  résigner  à  recourir  à  l'analyse 
quantitative  lorsqu'on  lui  présente  un  lait  de  bonne  apparence, 
d'une  saveur  agréable,  mais  qui  semble  écrémé,  car  il  peut  très 
bien  arriver  que  les  globules  gras  éprouvent  de  la  difficulté  à  s'ag- 
glomérer. 

En  résumé,  au  moyen  des  deux  simples  appareils  de  Chevallier 
et  de  Quévenne,  on  peut  acquérir  des  notions  très  utiles  dans  la 
plupart  des  circonstances,  mais  auxquelles  on  ne  peut  se  fier  com- 
plètement si  l'on  étudie  des  laits  de  nature  exceptionnelle  ou  trop 
intelligemment  fraudés. 

Presque  toujours  la  tâche  de  notre  chimiste  consiste  à  doser, 
avec  autant  de  précision  que  possible,  le  beurre  et  l'extrait  sec  du 
lait  qu'on  lui  présente.  Il  est  clair,  a  priori,  que  le  mouillage  seul 
ne  modifie  en  rien  la  composition  centésimale  de  l'extrait,  tout  en 
diminuant  le  taux  de  matières  sèches  par  litre  proportionnellement 
à  la  quantité  d'eau  surajoutée.  Les  résultats  de  l'écréniagc  sont 
moins  simples  ;  le  lait  ainsi  traité  dépose  bien  un  résidu  plus 
faible  qu'avant  l'opération,  comme  si  on  l'avait  mouillé;  ce  résidu 
ne  manque  ni  de  caséine  ni  de  sucre  ;  mais,  ainsi  qu'on  pouvait 
prévoir,  il  comporte  très  peu  de  matières  grasses,  puisque  la  ma- 
jeure partie  du  beurre  aura  été  élmiinée  avec  la  crème.  Une  pa- 
reille anomalie  n'est  même  pas  modifiée  par  un  mouillage  subsé- 
quent, lequel  n'a  d'autre  effet  que  d'affaiblir  encore  le  coefficient 
résiduel  rapporté  au  litre. 

Quant  aux  méthodes  d'analyse  employées,  elles  sont  assez  nom- 
breuses, en  ce  qui  concerne  la  recherche  du  beurre,  relativement 
simples  ;  mais  leur  exposé  ne  présenterait  aucun  intérêt.  Comme 
toujours,  certains  auteurs  ont  principalement  recherché  l'exacti- 
tude dans  les  résultats  (1),  d'autres  ont  préconisé  des  méthodes 
plus  expéditives  (2).  Au  contraire,  l'appréciation  de  l'extrait  sec  se 
fait  toujours  de  même,  nécessite  un  outillage  spécial  et  exige  abso- 
lument l'emploi  d'une  balance  de  précision. 

Le  coefficient  relatif  au  beurre  ou  à  l'extrait,  une  fois  obtenu 
avec  toute  l'approximation  désirable,  quel  usage  doit  fiiire  le  clii- 

(1)  On  peut  indiquer  comme  exemples  lo  procédé  suivi  dans  le  laboratoire  municipal 
de  Paris  et  le  procédé  recommandé  par  le  docteur  Adam. 

(2)  Ainsi  M.  Marchand,  de  Fécamp,  l'inventeur  du  lactobutyromèlre,  instrument 
très  simple,  permettant  de  titrer  volumétriqucment,  sans  pesée,  le  beurre,  mais  non 
l'extrait  sec  d'un  lait  donné. 


862  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

miste  du  nombre  qu'il  aura  trouvé?  Quand  sera-t-il  en  droit  de 
conclure  à  la  fraude,  ce  qui  revient  à  réclamer  lormellement  une 
condamnation  du  tribunal  ?  Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  composi- 
tion du  lait  de  vache,  —  pour  ne  parler  que  de  celui-là,  —  est  loin 
d'être  fixe  «  quantitativement,  »  principalement  en  ce  qui  regarde 
le  beurre  et  en  ce  qui  concerne  l'extrait.  Un  lait  de  composition 
anormale,  même  pur,  pourra  donc  risquer  de  paraître  falsifié; 
d'autre  part,  un  lait  très  riche,  modérément  écrémé  ou  mouillé, 
semblera  loyal  et  marchand. 

Heureusement  que  les  différences  constatées  ne  sont  considé- 
rables que  parce  qu'elles  sont  individuelles.  Les  produits  quoti- 
diens d'une  même  étable,  habitée  par  plusieurs  vaches,  varient 
sans  doute  d'un  jour  à  l'autre,  mais  bien  moins  que  chacun  des 
liquides,  si  distincts  entre  eux,  tirés  des  mamelles  des  différens 
individus.  Mêlez  les  traites  de  nombreuses  vacheries  voisines,  et 
les  variations  de  composition  diminuent  encore.  Réunissez  enfin  des 
laits  provenant  d'un  grand  nombre  de  bêtes  dont  aucune  ne  res- 
semble à  l'autre,  au  point  de  vue  de  l'âge,  de  la  race,  avec  des 
conditions  inégales  de  nourriture,  de  vêlage,  de  mode  d'élevage, 
de  stabulation  ;  prélevez  «  l'échantillon  moyen,  »  et  celui-ci  jouira 
de  propriétés  presque  immuables.  Tel  est  précisément  le  cas  du 
lait  vendu  dans  les  villes,  et  surtout  à  Paris  :  les  liquides  expédiés 
de  huit  ou  dix  départemens  se  concentrent  dans  la  capitale,  se 
mêlent,  et,  heureusement  pour  le  chimiste,  finissent  par  former 
une  sorte  de  lait  moyen  ou  normal  sur  la  composition  duquel  on  se 
base,  au  point  de  vue  pratique,  pour  décider  si,  dans  un  cas  par- 
ticuUer  donné,  il  y  a  fraude  ou  non. 

Sur  l'avis  du  docteur  Adam,  la  commission  de  l'Assistance  pu- 
blique, à  Paris,  a  posé  en  principe  qu'elle  n'accepterait,  comme 
laits  à  employer  sous  forme  de  médicamens  ou  à  distribuer  aux 
enfans  et  aux  malades,  que  ceux  réunissant  les  conditions  sui- 
vantes : 

Densité,  1032,  soit  32  degrés,  taux  maximum.  —  Beurre, 
42  grammes  par  litre,  taux  minimum.  —  Extrait  sec,  135  grammes 
par  litre  au  minimum  (1). 

Par  une  décision  du  27  août  1857,  le  conseil  d'hygiène  du  dépar- 
tement de  la  Seine  posa  en  principe  que  le  lait  marchand  devait 
présenter  la  composition  moyenne  suivante  :  «  Matières  sèches, 
130  grammes  par  kilogramme  de  lait  (2);  beurre,  hO  grammes; 
sucre,  50  grammes  ;  cendres,  0  grammes.  » 


(1)  Le  beurre  constitue  alors  les  31  centièmes  du  poids  de  l'extrait. 

(2)  Soit,  en  pratique,  133  grammes  par  litre,  le  litre  de  lait  pesant  un  peu  plus  d'un 
kiloirramme. 


LAITS    tT    BEUBRES.  863 

On  voit  que  ces  derniers  chifïres  sont  un  peu  plus  faibles  que  les 
précédens  ;  ceux-ci,  en  efïet,  concernent  des  liquides  de  choix  four- 
nis par  adjudication;  les  autres,  au  contraire,  s'appliquent  aux  laits 
ordinaires  du  commerce.  Les  hôpitaux  n'acceptent  jamais  que  les 
produits  des  fermes  de  la  province  et  non  le  lait  sorti  des  étables 
de  la  banlieue,  dont  les  vaches,  soumises  à  des  conditions  hygié- 
niques fort  médiocres,  consomment  en  outre  une  nourriture  appro- 
priée dont  l'eilet  est  de  pousser  à  une  production  surabondante  de 
lait  très  clair. 

Nous  pourrions  citer  encore  d'autres  nombres  :  ainsi  on  a  eu  la 
patience  de  relever,  dans  tous  les  mémoires  consacrés  au  lait  de 
vache,  la  moyenne  des  extraits  secs  obtenus  avec  des  liquides  de 
provenances  authentiques,  et  toutes  ces  valeurs  ont  été  combinées 
entre  elles.  Le  «  lait  type  »  contiendrait  en  poids  h  pour  100  de 
beurre  et  133  grammes  d'extrait  par  kilogramme,  chilfres  presrpie 
identiques  à  ceux  que  l'Assistance  publique  a  li\és,  pour  peu  qu'on 
les  ramène  au  litre  (1). 

Mais  abandonnons  la  théorie  pour  la  pratique  :  900  échantillons 
furent  analysés  à  Paris  pendant  l'année  188/i,  la  moyenne  de  l'ex- 
trait, tous  calculs  faits,  ne  dépassa  pas  126  grammes  1/2  par  kilo- 
gramme. Imaginons  à  présent  qu'on  réunisse  ensemble  et  qu'on 
mélange  ces  900  échantillons  prélevés  à  Paris;  on  aura,  par  cette 
opération  idéale,  obtenu  en  quelque  sorte  le  lait  moyen  de  Paris. 
Pour  reproduire  un  liquide  exactement  pareil  à  celui  dont  la  popu- 
lation de  Paris,  considérée  en  bloc,  s'est  nourrie  en  188/i,  il  suffi- 
rait de  95  parties  de  lait  moyen  théorique  et  d'y  ajouter  un  peu 
plus  de  5  parties  de  bonne  eau  claire.  On  s'étonnera  sans  doute  de 
la  petitesse  de  ce  chiffre,  mais  l'explication  est  toute  simple.  Les 
échantillons  bons  ou  même  passables  franchissant  tous  et  de  beau- 
coup la  moyenne  indiquée  compensent  presque  l'inlîuence  des 
liquides  mauvais  ou  médiocres  mouillés  non  pas  à  5,  mais  à  20 
ou  30  pour  100. 

Actuellement,  ce  même  laboratoire  municipal  de  Paris,  qu'on 
attaque  avec  tant  d'opiniâtreté,  suit  une  règle  plus  large  encore 
que  toutes  les  précédentes.  Le  règlement  admet  bien  comme  exi- 
gible le  taux  de  13  pour  100  d'extrait,  soit  133  grammes  par  litre 
environ,  mais  il  pose  en  principe  que,  pour  que  la  fraude,  écré- 
mage  ou  mouillage,  soit  constatée  avec  certitude,  il  laut  que  le 
résidu  ne  corresponde  qu'à  1:18  grammes.  Autrement  dit,  un  la  t 
est  réputé  bon  s'il  abandonne  au  moins  133  grammes  d'extrait  par 
litre.  De  133  grammes  à  118  grammes,  il  est  simplement  suspect  ; 

(1)  On  trouve  eflectlvemcnt  :  beurre,  U  grammes  par  litre;  extrait,  130  grammes. 


864  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  l'expert,  en  l'absence  d'autres  preuves,  renonce  au  droit  de 
conclure  positivement  au  mouillage.  Enfin,  un  lait  est  réputé  con- 
tenir de  l'eau  s'il  ne  fournit  après  évaporation  que  118  grammes 
ou  moins  de  118  grammes  de  substances  sèches. 

En  1888,  sur  /i,7/i3  échantillons  déposés  au  laboratoire  nmni- 
cipal  de  Paris  ou  prélevés  par  les  inspecteurs  de  la  ville,  QUb, 
c'est-à-dire  13  pour  100,  étaient  allongés  d'eau  plus  que  de  raison, 
ou  du  moins  écrémés.  Sur  les  /i,008  autres,  combien  étaient  irré- 
prochables? —  Peut-être  pas  le  quart,  en  réaUté.  Les  mouilleurs 
ou  écrémeurs  ont  bénéficié  du  doute. 

Mais,  en  revanche,  il  ne  iaut  pas  s'imaginer  qu'un  fraudeur  trop 
intelligent  puisse  impunément  baptiser  un  lait  pur,  de  qualité  mé- 
diocre, de  iaçon  pourtant  à  ce  qu'il  marque  encore  118  grammes 
d'extrait.  Au  laboratoire,  on  dose  toujours  le  beurre  et  l'on  exige 
27  à  30  grammes  de  matières  grasses  par  kilogramme  de  lait,  ainsi 
que  /i5  grammes  de  sucre.  La  caséine,  l'albumine,  les  cendres  ne 
sont  pas  oubUécs.  Le  falsificateur  finit  toujours  par  être  démasqué 
d'une  manière  ou  d'une  autre. 

Pour  l'écrémage,  une  comparaison  de  chiOres  bien  simple  fait 
ressortir  la  tromperie  :  on  soupçonnera  qu'un  lait  aura  été  écrémé 
lorsque  le  beurre  constituera  moins  des  23  centièmes  du  poids  de 
l'extrait  sec  ;  si  le  taux  observé  n'atteint  pas  21  pour  100,  le  chi- 
miste n'a  plus  à  hésiter.  Cette  règle  est  naturellement  indépen- 
dante du  mouillage. 

Contrairement  à  ce  qui  se  passe  pour  les  vins,  il  est  très  rare 
que  le  marchand,  en  vue  de  faciliter  la  vente  d'un  lait  par  trop 
écrémé  ou  mouillé,  d'aspect  bleuâtre,  de  saveur  fade  et  aqueuse, 
de  consistance  trop  fluide,  cherche  à  lui  donner  un  aspect  plus 
avantageux.  11  n'est  pas  ordinaire,  non  plus,  de  voir  un  laitier  cher- 
cher à  relever  l'extrait  par  l'introduction  de  substances  étran- 
gères (1).  On  a  beaucoup  plaisanté  sur  le  lait  fabriqué  avec  la 
pulpe  cérébrale  broyée  dans  l'eau.  Est-il  besoin  de  dire  qu'une 
semblable  fraude,  que  décèlerait  immédiatement  le  plus  simple 
examen  microscopique,  est  si  rare  qu'elle  ne  se  présente  pas  wie 
fois  sur  deux  ou  trois  mille?  Nous  nous  demandons  même  si  ces 
prétendus  laits  n'ont  pas  quelquefois  été  préparés  par  des  mystifi- 
cateurs qui  les  auraient  ensuite  présentés  aux  cliimistes. 

11  ne  nous  reste  plus,  pour  être  complet,  qu'à  parler  d'une  va- 

(1)  Matières  destinées  à  accroître  la  densité  ou  la  consistance  du  lait  :  sucre,  fécule, 
farine  amidon,  gommes,  jaunes  d'œufs,  caramels,  etc.  Corps  destinés  à  procurer  au 
lait  écrémé  le  reflet  jaunâtre  du  lait  pur  :  jus  de  ré^rlisse,  extrait  de  chicorée,  etc. 
Toutes  ces  drogues  sont  trop  aisées  à  découvrir  par  les  procédés  chimiques;  aussi  bien 
leur  emploi  tend  de  plus  en  plus  à  disparaître. 


LAITS    ET    BEURRES.  865 

riété  spéciale  de  fraude  assez  pratiquée  dans  les  grandes  villes. 
Durant  la  période  des  chaleurs,  le  lait  «  tourne  »  facilement,  par 
suite  de  la  transformation  de  la  lactose  en  acide  lactique.  Nous 
savons  que,  pour  obvier  à  cet  inconvénient,  les  laitiers  ajoutent  au 
liquide  un  peu  de  bicarbonate  de  soude  ;  du  reste,  ce  sel  est  inno- 
cent de  sa  nature,  ce  qui  fait  qu'une  semblable  pratique  n'entraîne 
par  elle-même  aucun  inconvénient  tant  que  la  dose  de  bicarbonate 
sodique  introduit  ne  dépasse  pas  un  demi-gramme  par  litre. 

Tous  les  anas  possibles  racontent  l'histoire  du  pantalon  trop 
long,  successivement  raccourci  par  trois  domestiques  zélées,  opé- 
rant chacune  à  l'insu  de  l'autre  et  du  propriétaire  du  vêtement,  de 
telle  sorte  que  celui-ci  finit  par  être  transformé  en  simple  culotte. 
C'est  justement  l'inverse  de  ce  qui  a  lieu  pour  le  bicarbonate  de 
soude.  Comme  les  intermédiaires  successifs  par  les  mains  duquel 
passe  le  lait  se  préoccupent  fort  peu  de  la  constitution  chimique  du 
liquide,  il  peut  arriver  que  chacun,  de  son  côté,  ajoute  une  dose 
nouvelle  de  sel  préservateur,  sans  se  douter  que  le  lait  en  con- 
tient déjà,  et  l'on  a  vu  des  échantillons  renfermer  jusfju'à  huit 
grarnmes  (par  litre)  de  bicarbonate  sodique  (1). 

Un  ahment  ainsi  manipulé  n'empoisonne  pas;  mais,  en  le  chauf- 
fant, il  s'en  dégage  aussitôt  une  odeju*  de  lessive  très  peu  agréable 
qui  le  rend  impropre  à  la  consommation.  L'expertise  chimique  de- 
vient alors  superflue.  Mais  avec  une  dose  moindi-e  de  bicarbo- 
nate, bien  que  supérieure  encore  à  la  tolérance  prescrite,  l'emploi 
journalier  d'un  pareil  lait  présente  à  la  longue  des  inconvéniens. 
Dès  lors,  le  praticien  se  basera  sur  le  degré  d'alcalinité  du  résidu 
incinéré,  sur  la  vivacité  plus  ou  moins  grande  du  phénomène  d'efler- 
vescence  qui  se  produira  en  arrosant  les  cendres  d'acide  chlorhy- 
drique  (2)  ;  il  constatera  l'augmentation  anormale  du  poids  de  ces 
mêmes  cendres  comparées  avec  celles  d'un  lait  authentique;  néan- 
moins le  problème  reste  très  difficile  à  résoudre  et  les  résultats  ne 
conduiront  pas  toujours  à  des  conclusions  évidentes. 

Les  fraudeurs  ont  eu  recours  à  l'emploi  d'autres  drogues  anti- 
septiques :  le  borax,  l'acide  salicylique;  mais  alors  la  lidsilicalion  se 
manifeste  aisément  à  l'aide  de  réactifs  très  sensibles. 


(1)  A  la  température  d'ébullition,  le  sel  de  Vichy  passe  à  l'état  de  carbonate  de  soude 
{vulgo  sel  de  soude)  en  perdant  du  gaz  carbonique. 

(2)  L'acide  chlorhydriquc,  réactif  très  puissant,  chasse  instantanément  l'acide  car- 
bonique du  carbonate  de  soude  qui  s'échappe  sous  forme  de  bulles.  Si  le  phénomène 
est  très  peu  accusé  et  qu'on  soit  en  hiver,  le  chimiste  a  lieu  de  soupçonner  un  mouil- 
lage fait  au  moyen  d'une  eau  calcaire  dont  la  chaux  s'ajoute  à  colle  que  renferme  natu- 
rellement le  lait.  Le  li([uide  naturel  ne  contient  pas  non  plus  de  soude,  mais  celte  der- 
nière base  n'est  pas  dosablc  directement. 

TOME  xcvi.  —  1889.  55 


866  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Nous  n'avons  pas  à  prendre  part  aux  discussions  qui  ont  eu  tant 
d'écho  il  y  a  quelques  mois;  encore  moins  nous  reconnaissons-nous 
le  droit  de  décider  entre  les  partisans  du  laboratoire  municipal  et 
ses  adversaires,  ceux-ci  ouvertement  secondés  par  la  foule  im- 
mense des  drogueurs  et  empoisonneurs  qui  acclament  indistincte- 
ment les  sophismes  et  les  objections  les  mieux  fondées,  pourvu 
qu'on  batte  en  brèche  le  grand  gêneur.  Que  les  premiers  aient 
tort;  que  les  autres  aient  ou  n'aient  pas  raison,  peu  importe;  dès 
qu'il  s'agit  de  fraudes  sur  le  lait,  il  faut  rechercher  sans  cesse  la 
tromperie,  la  dévoiler  et  la  punir  impitoyablement.  Insistons  sur 
l'exposé  des  circonstances  aggravantes. 

A  la  rigueur  on  peut,  non  sans  doute  se  passer  de  vin,  de  bière 
ou  de  cidre,  mais  en  user  modérément,  quitte  à  payer  un  peu  plus 
cher  ces  boissons.  On  ne  consomme  pas  une  telle  quantité  d'huile 
ou  de  A'inaigre,  que  la  falsification  de  ces  deux  substances,  tout  en 
étant  fort  regrettable,  puisse  influer  fâcheusement  sur  la  santé  pu- 
blique. Au  contrah-e,  le  lait  est  un  aliment  qui  s'impose  aux  ma- 
lados, qui  est  indispensable  surtout  aux  enfans.  Le  ménage  le 
moins  fortuné,  habitant  n'importe  quel  quartier,  doit  pouvoir  être 
assuré  d'acheter  à  des  prix  modérés  un  lait  absolument  salubre. 
sans  être  tenu  ni  d'accepter  l'aumône  des  hôpitaux,  ni  de  recourir 
aux  produits  coûteux  d'Arcy-en-Brie  ou  d'ailleurs. 

Tout  cela  n'empêche  nullement  de  perfectionner  les  méthodes 
analytiques  ou  d'organiser  un  laboratoire  d'appel  destiné  à  rectifier 
les  décisions  injustes  ou  erronées.  Avouons-le  bien  haut,  cepen- 
dant, il  faut  avant  tout  sauvegarder  la  parfaite  sécurité  du  com- 
merce de  détail  de  lait,  dût-on,  pour  atteindre  ce  but,  nuire  aux 
intérêts  de  certains  mouilleurs  trop  adroits,  fallût-il  encore  sur- 
veiller étroitement  ces  étables  où  les  vaches  sont  comme  parquées 
et  soumises  à  un  odieux  régime  de  surmenage.  Le  sort  des  pauvres 
enfans  élevés  au  biberon  et  réduits  à  sucer  un  lait  des  plus  mé- 
diocres doit,  ce  nous  semble,  inspirer  plus  de  vraie  phié  que  le 
malheur  du  crémier,  vexé  de  ne  pou^  oir  parvenir  à  débiter  comme 
lait  l'eau  presque  pure  des  fontaines  Wallace. 


Antoine  de  Saporta. 


LA 


PROPRIÉTÉ  DES  ML\ES 


II'. 

LE    RÉGIME   DES    CONCESSIONS. 


Nous  avons  montré,  dans  un  précédent  essai,  après  quels  tàton- 
nemens,  quelles  vicissitudes,  la  mine  avait  été  constituée  en  pro- 
priété distincte  du  sol.  Chose  singulière,  cette  division  de  la  sur- 
face et  du  tréfonds  minéral,  —  le  point  faible  du  système  de 
Napoléon,  —  a  jusqu'à  présent  échappé  à  toutes  les  critiques.  C'est 
l'attribution  de  la  propriété  souterraine  qui,  depuis  plus  d'un  demi- 
siècle,  fait  presque  exclusivement  les  frais  des  discussions  sans 
cesse  renaissantes.  Et  c'est  à  elle  encore  que  s'en  prennent  les 
théories  réformatrices  que  la  perspective  d'une  revision  géné- 
rale a  fait  surgir.  Quelle  que  soit,  dans  cette  multitude  de  pro- 
jets, l'apparente  diversité  des  opinions  et  des  systèmes,  on  y 
reconnaît,  sans  trop  de  peine,  un  double  courant,  avec  le  même 
objectif  :  la  réforme  de  notre  mode  actuel  d'institution  des  con- 
cessions. Tous  la  réclament  :  ceux  qui  font  à  l'iiidusti-ie  miné- 
rale un  crime  de  sa  prétendue  prospérité,  connue  ceux  qui  croient 
nécessaire  de  lui  venir  en  aide  dans  la  crise  qu'elle  traverse.  Les 

(1)  Voyez  la  lieviic  du  l'^''  décembre. 


868  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

premiers,  désireux  d'associer  la  nation  aux  bénéfices  de  l'exploita- 
tion des  mines,  protestent  contre  la  faculté  laissée  au  chef  de 
l'Etat  de  désigner  le  concessionnaire  et  considèrent  la  gratuité  et 
la  perpétuité  des  concessions  comme  une  atteinte  aux  droits  de  la 
généralité  des  citoyens;  il  leur  paraît  que  ce  pouvoir  discrétion- 
naire, ce  dessaisissement  définitif  et  gratuit,  ont  gardé  des  dehors 
d'ancien  régime  dont  notre  susceptibilité  démocratique  a  lieu  de 
s'émouvoir.  Les  autres,  voyant  avec  une  patriotique  inquiétude  le 
marché  français  envahi  par  les  houilles  étrangères,  pensent  que 
notre  législation  spéciale  n'encourage  pas  suffisamment  la  recherche 
des  nouveaux  gites  et  qu'il  faut  pousser  à  l'exploitation  plus  active 
des  anciens,  en  restreignant  le  périmètre  des  concessions,  en 
frappant  de  déchéance  celles  qui  restent  inexploitées.  Si  bien  que 
l'industrie  minière,  qui  n'entend  parler  dans  les  deux  camps  que 
de  mesures  de  rigueur,  ne  sait  au  juste,  de  cette  hostilité  systé- 
matique ou  de  cette  exigeante  sollicitude,  laquelle  lui  portera  les 
plus  rudes  coups. 

I. 

L'école  qui  revendiquait,  en  18/18,  les  mines  pour  l'État  et  vou- 
lait lui  en  confier  la  régie,  ne  trouve  plus  aujourd'hui  que  de  rares 
adeptes.  Le  socialisme  pratique,  forcé  de  compter  avec  les  incon- 
véniens  de  l'exploitation  administrative,  a  fini  par  admettre  les  con- 
cessions individuelles  ;  mais  il  les  veut  limitées  à  un  temps  déter- 
miné et  accordées,  par  voie  d'adjudication  publique,  au  plus 
ofTrant  et  dernier  enchérisseur.  Par  la  concession  temporaire,  la 
nation  reprend  possession  de  la  mine  après  un  certain  nombre 
d'années,  et,  si  le  concessionnaire  a  réussi,  elle  profite  de  ses  tra- 
vaux ;  par  l'adjudication,  elle  s'assure  immédiatement  une  recette 
sans  avoir  à  s'inquiéter  autrement  du  sort  de  l'entreprise.  L'un  et 
l'autre  système  a  ses  partisans;  on  peut,  d'ailleurs,  plus  ou  moins 
ingénieusement  les  combiner.  Au  point  de  vue  pratique,  tous  deux 
soulèvent  de  graves  objections.  Les  concessions  de  mines  aux  en- 
chères auraient  cela  de  bon  qu'on  parlerait  moins  facilement,  peut- 
être,  de  favoritisme  et  de  fraude  ;  mais  il  n'y  faudrait  pas  beaucoup 
compter  pour  remplir  les  caisses  de  l'État.  Dans  l'exploitation  souter- 
raine, les  prévisions  sont  tellement  conjecturales,  qu'une  mise  à  prix 
tant  soit  peu  élevée  écartera  presque  toujours  les  adjudicataires  sé- 
rieux, surtout  s'il  s'agit  d'une  mine  à  créer.  C'est  tout  au  plus  si 
l'on  y  pourrait  songer  pour  les  mines  que  la  nation  aurait  d'abord 
concédées  à  temps,  et  qui  lui  feraient  retour.  Encore  n'est-il  pas 
bien  sûr  que,  pour  cette  première  concession  temporaire, —  fùt-elle 
gratuite,  —  on  trouvera  des  pionniers  disposés  à  courir  les  pre- 


I 


LA  PROPRIÉTÉ  DES  MINES.  869 

miers  risques,  ou  que,  s'il  s'en  rencontre,  ils  exploiteront  «  en  bons 
pères  de  tamille,  »  avec  une  perspective  d'avenir  limitée  à  une  ou 
deux  générations.  Ces  choses  ont  été  dites  si  souvent,  à  cette 
place  même,  et  si  bien  dites,  qu'on  est  presque  confus  d'avoir  en- 
core à  les  redire.  Une  concession  de  mines  à  terme  mène  fatale- 
ment le  concessionnaire  au  gaspillage  ou  à  la  ruine,  suivant  ce 
qu'il  a  de  désinvolture  ou  de  scrupules.  Faut-il  rappeler  le  régime 
de  1791?  Faut-il  insister,  après  M.  Lamé-Fleury  et  M.  Arthur  Des- 
jardins (Ij,  sur  les  dangers  de  la  période  finale,  pendant  laquelle  le 
concessionnaire  exagérera  l'extraction,  ou,  chose  encore  plus  grave, 
négligera  les  dépenses  de  gros  entretien?  On  prétend  que  le  fait 
s'est  déjà  produit  dans  des  circonstances  analogues.  On  a  parlé  de 
directeurs  de  sociétés  de  mines,  qui,  voyant  approcher  le  terme  de 
leurs  fonctions,  se  seraient  abstenus  volontairement,  pendant  les  der- 
nières années,  d'entretenir  convenablement  les  galeries,  d'en  faire 
renouveler  les  boisages.  Les  bénéfices  obtenus  par  cette  désas- 
treuse économie  étaient  distribués  aux  actionnaires,  et  l'accroisse- 
ment des  dividendes  provoquait  une  hausse  momentanée  dont  le 
gérant  indélicat  profitait  pour  spéculer  sur  les  titres  de  la  compa- 
gnie. Vraie  ou  lausse,  l'anecdote  prête  à  réfléchir,  et  nous  la  recom- 
mandons aux  partisans  de  la  clause  de  retour.  Croit-on  que,  pour 
un  concessionnaire  sur  ses  fins,  la  tentation  serait  moins  forte,  et 
ne  rencontrerait-il  pas,  avec  des  facilités  plus  grandes  encore,  plus 
de  dispositions  à  l'indulgence  dans  le  public  ou  chez  les  juges 
mêmes?  C'est  alors,  pendant  toute  la  durée  de  l'exploitation,  une 
surveillance  étroite  de  l'État  ;  à  l'approche  du  terme,  un  redouble- 
ment de  tracasseries  administratives  ;  à  l'échéance,  des  comptes 
à  n'en  plus  finir  pour  la  reprise  du  matériel  et  du  stock,  la  perspec- 
tive d'une  liquidation  pénible  et  de  procès  interminables  :  tous  les 
plus  sûrs  moyens  d'eflaroucher  les  capitaux. 

On  objecte  que  l'adjudication,  que  la  concession  temporaire, 
sont  de  règle  pour  les  travaux  publics, —  canaux,  chemins  de  fer, 
docks,  ponts  à  péage  ou  formes  de  radoub.  Mais  au  seul  point  de 
vue  industriel  et  laissant,  pour  le  moment,  les  autres  de  côte, 
tout  diffère  :  la  nature,  les  conditions,  les  risques  de  l'entreprise. 
L'ingénieuse  combinaison  qui  assure  à  l'État  la  propriété  des 
chemins  de  fer  dans  un  avenir  relativement  prochain  repose  sur 
un  calcul  d'amortissement.  On  évalue,  aussi  exactement  que  pos- 
sible, la  durée  et  la  dépense  probable  dos  travaux  de  piomior  éta- 
blissement; on  suppute  ce  que  l'entreprise  en  plein  rapport  pourra 
rendre  chaque  année  ;  on  établit,  avec  ces  données,  ce  qu'il  faudra 
de  temps  au  concessionnaire  pour  se  rembourser  avec  bénéfice  ;  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  avril  1885. 


870  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dui'ée  de  la  concession  est  fixée  en  conséquence.  Cela  suppose 
qu'on  pourra  distinguer,  dans  l'exploitation,  deux  périodes  parfai- 
tement tranchées  :  —  période  de  premier  établissement  et  période 
productive,  —  se  succédant  à  point  nommé,  ayant  chacune  leur  du- 
rée limitée  et  leur  budget  propre.  Or,  dans  les  travaux  des  mines, 
les  deux  périodes  se  confondent  jusqu'au  bout.  Quand  le  gîte  est 
atteint,  quand  le  mineur  a  cessé  de  «  travailler  au  stérile,  »  il  n'est 
qu'au  début  de  ses  eflorts.  Pour  aller  recouper  le  gisement  h  tra- 
vers les  couches  inférieures  du  sol,  le  voilà  qui  va  rei)rendre,  dans 
le  sens  horizontal,  le  travail  de  fouille  qu'il  avait  commencé  en 
profondeur;  après  quoi,  et  à  mesure  que  ses  galeries  s'allonge- 
ront sous  terre,  il  devra  songer  à  les  mettre  en  communication 
avec  l'extérieur  par  de  nouveaux  puits  d'extraction  et  d'aérage.  Au 
milieu  de  ce  perpétuel  recommencement,  il  faut  sans  cesse  enga- 
ger de  nouveaux  capitaux;  le  compte  de  premier  établissement 
n'est  jamais  clos. 

Le  terme  qu'on  assignerait  aux  concessions  de  mines  serait  donc 
forcément  arbitraire,  du  moins  tant  que  nous  ne  pourrons  pas  cal- 
culer par  avance  ce  que  telle  portion  du  sol  renferme  de  tonnes 
de  minerai  ou  de  houille,  ce  qu'il  faudra  de  temps  et  d'argent  pour 
l'extraire,  ce  que  produira  la  vente.  Admettons  que  tout  cela,  la 
science  parvienne  un  jour  à  le  prédire,  qu'une  concession  temporaire 
de  mines  ne  soit  plus  un  jeu  de  hasard  ;  que  gagnerait  l'État  à  limiter 
la  durée  de  l'exploitation?  Le  travail  souterrain  ne  laisse  après  lui 
que  des  ruines.  Du  tréfonds  exploité,  rien  ne  demeure  qui  puisse 
faire  retour  à  la  nation  :  tout  au  plus  quelques  installations  acces- 
soires, qui  vont  devenir  insuffisantes  ou  inutiles,  dès  que  l'extrac- 
tion se  poussera  plus  avant  dans  le  sol.  Les  galeries  subsistent, 
mais  vides  ;  on  peut  les  utiliser,  mais  seulement  à  l'état  de  pas- 
sages souterrains,  et  dans  un  rayon  forcément  limité.  Où  voit-on  là 
matière  à  reprise?  Sans  doute,  si  une  loi  de  spoliation  ou  de  rachat 
venait  fondre  à  l'improviste  sur  une  exploitation  en  pleine  activité, 
elle  mettrait  sous  la  main  du  gouvernement  certaines  valeurs  pro- 
ductives :  travaux  d'approche,  galeries  à  moitié  exploitées,  tout  ce 
que  le  concessionnaire  aurait  disposé  en  vue  de  ses  prochaines 
campagnes.  Mais  on  ne  suppose  pas  qu'un  entrepreneur  à  qui  le 
temps  aura  été  préalablement  mesuré  se  laissera  surprendre  par 
l'échéance  fatale.  Pour  ne  pas  s'exposer  à  travailler  en  pure  perte 
pendant  les  dernières  années,  il  restreindra  l'extraction  aux  couches 
déjà  explorées  et  n'y  laissera  rien  à  glaner  à  ses  successeurs  ;  ou 
bien  il  négligera,  comme  étant  d'une  exploitation  trop  peu  rémuné- 
ratrice, des  quantités  de  houille  qu'il  fliudrait  extraire  pendant  qu'on 
en  est  à  portée,  qu'on  ne  pourra  plus  aller  chercher  après  que  les  ga- 
leries, abandonnées  à  elles-mêmes,  se  seront  affaissées  naturellement. 


LA    PROPRIÉTÉ    DES    MINES.  871 

On  voit  combien  peu  sont  pratiques  les  divers  expédiens  imagi- 
nés pour  associer  la  nation  aux  profits  de  la  mine.  Au  suqilus, 
une  question  domine  toutes  les  autres  :  tout  partage  de  bénéfices 
suppose  un  droit  dans  les  bénéfices;  qu'a  donc  à  prétendre  l'Ktai 
sur  les  mines?  Rien,  nous  l'avons  vu,  de  par  la  tradition  et  l'his- 
toire; et  rien  non  plus,  de  par  la  lettre  de  la  loi  moderne.  Mais,  à 
entendre  quelques  théoriciens,  Charles  Comte  à  leur  tète,  on 
aurait  méconnu  pendant  des  siècles  un  principe  fondamental 
du  droit  public.  ((  S'il  est  vrai,  dit-il,  que  le  territoire  sur 
lequel  une  nation  s'est  développée  et  a  toujours  vécu  forme  sa 
propriété  nationale,  si  tout  ce  qui  ne  passe  pas  au  moyen  du  tra- 
vail dans  le  domaine  des  particuliers  reste  dans  le  domaine  public, 
il  est  évident  que  les  matières  souterraines  continuent  à  faire  partie 
du  domaine  national,  et  que  la  nation  peut  les  faire  exploiter  dans 
son  intérêt,  sans  qu'aucun  de 'ses  membres  puisse  se  plaindre  qu'il 
est  porté  atteinte  à  sa  propriété  (1).  »  L'abus  de  langage  est  flagrant  : 
on  ne  parlerait  pas  autrement  si  la  consutution  de  la  nation  fran- 
çaise avait  précédé  l'appropriation  du  sol,  et  qu'un  beau  jour  l'Ktat. 
premier  maître  et  seigneur  de  toutes  choses,  eût  convoqué  les 
citoyens  pour  leur  distribuer  des  terres.  La  nation  est  souveraine 
de  son  territoire;  elle  n'en  a  jamais  été  propriétaire.  Le  domaine 
privé  des  citoyens  n'a  pas  été  pris  sur  le  domaine  pubhc  ;  les  seuls 
biens  qui  appartiennent  à  l'État  sont  ceux  que  lui  attribue  la  loi 
positive;  il  n'en  est  aucun  qui  lui  soit  dévolu  en  vertu  d'un  droit 
primordial  sur  le  sol. 

Nous  savons  bien  que,  par  droit  de  souveraineté,  il  appar- 
tient au  gouvernement  de  régler  l'exploitation  des  gîtes,  que,  pou- 
vant l'interdire,  il  peut  également  ne  l'autoriser  qu'à  certaines  con- 
ditions. Mais  voudrait-on,  par  hasard,  y  trouver  la  preuve  qu'il 
peut  en  disposer  à  son  profit?  C'est  ainsi  qu'on  raisonnait  au 
xv^  siècle,  et  l'on  était  parti  de  là,  les  seigneurs  pour  réclamer  les 
droits  de  banalité,  de  garenne,  de  jambage,  le  roi  pour  s'attribuer 
les  mines  ;  ces  confusions  de  pouvoirs,  à  peine  excusables  chez  les 
rudes  contemporains  de  Gilles  de  Laval,  condamnées  par  tous  les 
publicistes,  hautement  répudiées  par  la  Révolution,  nous  feraient 
rétrograder  jusqu'aux  pires  temps  do  l'ancien  régime. 

11. 

11  semble  d'ailleurs  que  la  thèse  de  la  domanialité  des  mines 
perd  chaque  jour  du  terrain.  Collectivistes  et  socialistes  n'ont  pas 
de  raisons  particulières  pour  attribuer  la  mine  à  l'Iltat.  Lllo  n'est. 

(1)  De  la  Propriété,  chap.  xxir. 


872  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  eux,  qu'une  des  formes  du  droit  de  propriété  individuelle 
dont  ils  poursuivent  la  suppression.  S'ils  s'attaquent  avec  un  achar- 
nement particulier  à  la  propriété  souterraine,  c'est  que,  la  trou- 
vant constituée  de  plus  fraîche  date  et  moins  fortement  organisée, 
ils  pensent  en  avoir  plus  iacilcmcnt  raison  et,  par  cette  brèche,  pé- 
nétrer dans  la  place.  Montrons  qu'ils  ont  mal  choisi  leur  point  d'at- 
taque. 

La  propriété  privée  s'est  établie  par  l'occupation  du  sol  et  par  le 
travail  individuel.  Mais,  —  et  voici  le  grand  argument  de  ses  ad- 
versaires, —  l'occupation,  bonne  tout  au  plus  pour  une  société 
naissante,  ne  suffirait  pas  à  perpétuer  indéfiniment  la  possession 
dans  les  mêmes  mains  si,  par  son  travail  de  chaque  jour,  le  posses- 
seur ne  se  créait  continuellement  de  nouveaux  titres.  Or,  pour  quel- 
ques classes  de  biens  qui  ne  produisent  qu'au  prix  d'un  acharné 
labeur,  combien  d'autres  ne  réclament  qu'un  effort  insignifiant,  la 
peine  seulement  de  récolter  et  d'entretenir  !  La  propriété  moderne 
a  donc  dévié  de  son  principe  et  renié  ses  origines  ;  elle  n'est  plus 
fille  du  travail.  Et  puis,  là  même  où  il  joue  encore  un  rôle  actif, 
le  travail,  dit-on,  n'est  pas  tout.  Dans  la  production  de  la  richesse, 
l'individu  a  pour  coopérateurs  nécessaires,  la  nature  qui  fournit  la 
matière  première,  la  société  qui  donne  aux  choses  leur  valeur  com- 
merciale, en  créant  le  milieu  propre  aux  relations  et  aux  échanges. 
L'homme  ne  peut  donc,  sans  frustrer  son  semblable,  s'attribuer  en 
propre  une  chose  où  la  nature  et  la  société  ont  part  également. 

Appliquées  à  la  propriété  de  droit  commun,  ces  critiques,  sans 
être  aucunement  décisives,  ont  leur  valeur  ;  sur  le  terrain  de  la 
propriété   minière,    les    exploitans    peuvent   les    retourner,    mot 
pour  mot,  contre  leurs  antagonistes.  L'occupation,  ce  mode  d'ac- 
quérir des  civilisations  primitives,  est  restée  et  restera  toujours  le 
régime  normal   de  la  mine,  car  elle  est  une  condition  indispen- 
sable à  l'appropriation  des  substances  minérales  ;  c'est  elle  qui  les 
met  dans  la  circulation,  qui  les  fait  entrer  dans  le  commerce.  Et 
l'occupation,  fait  absolument  individuel,  ne  peut  engendrer  qu'un 
droit  pareillement  individuel  et  privatif.  Voilà  donc  justifiée  l'attri- 
bution première  de  la  mine  à  un  seul.  Quant  au  caractère  perpé- 
tuel de  cette  possession,  s'il  est  vrai  que  la  propriété  ne  se  conserve 
légitimement  que  par  le  travail,  personne  n'est  mieux  en  règle  que 
le  maître  de  mines,  car  aucune  propriété  n'exige  un  pareil  et  plus 
constant  déploiement  de  l'activité  humaine  sous  ses  trois  formes  : 
intelligence,  capital,   main-d'œuvre.   Le  travail,  il  est  vrai,  n'est 
pour  rien  dans  la  formation  de  la  houille  et  des  métaux  ;  la  nature 
seule  les  a  créés  ;  mais  elle  ne  les  a  pas  mis  à  la  portée  de  tous, 
comme  l'air,  l'eau  courante,  les  prés,  les  forêts,  les  animaux  sau- 
vages; elle  les  a,  tout  au  contraire,  si  soigneusement  dérobés  à 


t 


LA    PROPRIÉTÉ    DES    MINES.  873 

l'atteinte  des  hommes,  qu'il  faut  les  lui  arracher  de  vive  force.  Et 
cet  elïort  du  génie  humain,  véritable  enfantement  et  création  nou- 
velle, est  à  ce  point  profitable  à  la  collectivité,  qu'il  compense,  et 
au-delà,  le  surcroit  de  prospérité  que  l'industrie  minérale  reçoit 
du  milieu  social  où  elle  se  développe.  La  mine  est  le  grand  pour- 
voyeur de  l'industrie,  de  la  navigation  et  du  commerce  ;  elle  ap- 
porte la  vie  dans  les  régions  incultes,  elle  donne  au  sol  superficiel 
lui-même  une  plus-value  dont  bénéficie  la  nation  tout  entière. 
Entre  les  services  que  la  société  rend  à  la  mine,  et  ceux  que  la 
mine  rend  à  la  société,  la  balance  est  pour  le  moins  égale.  Toute 
reprise,  tout  partage  de  bénéfices  avec  la  nation,  sous  prétexte  de 
restitution  à  la  collectivité,  ne  serait  donc  qu'une  iniquité  mons- 
trueuse. L'État,  qui  n'accorde  aux  compagnies  minières  ni  subven- 
tions ni  garantie  d'intérêts,  qui  assiste  impassible  à  la  ruine  de 
celles  qui  succombent,  serait  bien  mal  venu  à  mettre  la  main  sur 
les  gains  de  celles  qui  prospèrent,  —  sans  compter  que  de  ce  jour- 
là,  selon  toute  vraisemblance,  elles  cesseraient  immédiatement  de 
prospérer.  Laissons  donc  de  côté  ces  subtilités  méta[)hysiques  :  le 
droit  de  propriété  privée  n'a  rien  de  contraiie  au  caractère  des 
mines;  loin  de  porter  atteinte  aux  prérogatives  de  la  nalion,  il  est 
pour  la  société  le  seul  moyen  d'uMliser  les  richesses  minérales. 
Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  notre  loi  minière  est  partie  du  véritable 
principe,  et  que,  si  nous  avons  à  la  refaire,  ce  sera  pour  compléter 
ses  dispositions,  et  consolider  son  œuvre? 


in. 


C'est  l'avis  de  beaucoup,  et  le  projet  ministériel  de  1886  se  ré- 
clame, dans  son  exposé  des  motifs,  des  principes  de  la  loi  de  1810; 
il  y  est  dit  que  les  innovations  proposées  ne  vont  qu'à  élaguer  les  dis- 
positions transitoires,  celles  qui  ne  répondent  plus  aux  conditions  du 
travail  dans  les  sociétés  modernes.  Par  cette  assurance,  la  tâche, 
semble-t-il,est  rendue  plus  aisée  à  ceux  qui  voudront  discuter  sans 
parti-pris  les  propositions  nouvelles.  Cependant,  à  la  vivacité  des  po- 
lémiques qu'elles  ont  suscitées  de  toutes  parts,  on  devine  qu'il  s'agit 
ici  de  bien  autre  chose  que  de  simples  malentendus  ou  de  divergences 
d'interprétation.  Le  projet  considère  la  mine  et  la  surface  comme 
originairement  distinctes;  il  refuse  au  propriétaire  du  sol, non-seu- 
lement le  droit  d'exploitation,  mais  le  droit  de  recherche,  et  sup- 
prime purement  et  simplement  la  redevance  tréfoncière.  Le  pouvoir 
discrétionnaire  du  gouvernement,  pour  rattribution  de  la  mine, 
disparaît;  la  concession  est  attribuée  à  l'inventeur,  ou,  s'il  ne  la 
réclame  pas,  mise  en  adjudication.  La  propriété  souterraine  n'est 


87Û  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  perpétuelle  ;  elle  cesse  de  plein  droit  après  l'extraction  com- 
plète des  substances  concédées;  elle  peut  également  être  aban- 
donnée par  le  concessionnaire  ou  lui  être  retirée  par  déchéance, 
([uand  il  cesse  d'exploiter  ou  qu'il  néglige  de  payer  la  redevance 
due  à  l'État;  et  cette  redevance,  applicable  aux  anciennes  conces- 
sions comme  aux  nouvelles,  est,  par  rapport  à  la  surface  concé- 
dée, non-seulement  proportionnelle,  mais  progressive  ;  on  compte 
ainsi  ramener,  bon  gré  mal  gré,  le  périmètre  des  concessions 
actuelles  à  une  moindre  étendue.  Quant  aux  concessions  futures, 
le  projet  de  loi  établit,  d'après  la  nature  des  substances,  un  maxi- 
mum de  superficie  :  800  hectares  pour  les  mines  de  combustibles, 
500  hectares  pour  les  autres. 

Que  ces  innovations  soient  graves,  la  chose  est  visible.  Mais  qu'elles 
soient  en  opposition  formelle  avec  la  loi  de  1810,  —  telle  du  moins 
qu'on  la  comprend  aujourd'hui,  —  nous  n'oserions  l'affirmer.  La 
conception  première  de  Napoléon  a  été  si  subtilement  commentée, 
l'esprit  administratil  a  si  bien  fait  son  profit  de  ce  qu'elle  renfermait 
d'élémens  contradictoires  et  équivoques,  qu'avec  une  égale  sincérité 
de  part  et  d'autre,  on  a  pu  l'invoquer  dans  les  deux  sens.  Si  la  mine  ap- 
partient à  l'État,  tout  s'explique  :  l'adjudication,  la  déchéance,  la  sup- 
pression des  redevances  attribuées  au  propriétaire  de  la  surface  :  alors, 
eneffet,  la  redevance  tréfoncièren'étaitqu'une  mesure  de  circonstance 
ménageant  la  transition  entre  le  régime  du  code  civil  et  celui  des 
concessions  ;  il  est  grand  temps  qu'elle  disparaisse  ;  —  l'Etat  adju- 
geant les  mines  ou  accordant  la  préférence  à  l'inventeur,  c'est  le 
propriétaire  disposant  de  son  bien  comme  il  l'entend,  et  il  n'est 
même  pas  besoin  d'un  texte  de  loi  pour  l'y  autoriser  ;  —  la  dé- 
chéance enfin,  c'est  l'application  du  droit  commun  :  les  conces- 
sionnaires n'avaient  été   mis   là  par  le  gouvernement  que  pour 
exploiter  en  son  nom;  en  manquant  à  cette  condition  implicite  de 
leur  titre,  ils  encourent  la  révocation,  comme  tout  acquéreur  ou 
donataire.  Il   n'est   pas  jusqu'aux  mesures   de  coercition  fiscale 
qu'on  prendra  pour  les  contraindre  à  exécuter  leur  traité ,  qui, 
dans    cet    ordre    d'idées,   ne  semblent  de   bonne   justice.  Mais 
supposons,  au  contraire,  que,  dès  avant  la  concession,  la  mine 
soit  déjà  propriété  privée;  que  celui  à  qui  elle  appartient  ait  dû, 
pour  quelque  raison  d'l'>tat,  céder  sa  place  à  un  autre,  que  le  gou- 
vernement ne  joue  ici  qu'un  rôle  d'intermédiaire,  qu'il  intervienne 
seulement  pour  passer  d'office  le  contrat  entre  deux  intéressés,  qui, 
mis  en  présence,  n'arriveraient  pas  à  s'entendre,  —  en  ce  cas,  c'est 
le  propriétaire  primitif  qui  devra  profiter  du  produit  de  la  conces- 
sion, si  elle  est  faite  à  prix  d'argent,  de  son  abandon  si  l'on  y  re- 
nonce. Et  puisqu'on  admet  qu'elle  peut  être  retirée  au  concession- 
naire indigne,  il  faut,  à  ce  compte,  que  la  mine  fasse  retour  à  la 


LA  PROPRIÉTÉ  DES  MINES.  875 

propriété  d'où  elle  a  été  détachée,  nullement  au  domaine  national 
dont  elle  n'a  jamais  fait  partie. 

Nous  voilà  donc  de  nouveau  ramenés  devant  la  question  fonda- 
mentale qui  s'est  imposée  à  nous  dès  le  début  de  ce  travail,  que  nous 
retrouvons  à  chaque  détour,  que  l'on  cherchera  vainement  à  éluder 
parce  qu'elle  est  la  clef  même  de  la  position  et  qu'elle  commande 
en  quelque  sorte  toutes  les  issues  :  pour  décider  comment  l'État 
disposera  de  la  mine,  il  faut  d'abord  savoir  à  quel  titre  il  en  dis- 
pose. 

lY. 

Nous  avons  montré  ce  que  valent  les  vieilles  théories  régaliennes  ; 
mais,  d'après  une  doctrine  de  date  et  d'esprit  plus  modernes,  le 
droit  de  l'État  sur  la  mine  serait,  sinon  la  propriété,  —  dont 
on  chercherait  vainement  le  titre  légal,  —  du  moins  quelque 
chose  de  plus  qu'un  simple  droit  de  réglementation  et  de  police. 
On  fait  remarquer,  à  cet  égard,  qu'il  n'est  pas  nécessaire  que  la 
mine  soit  domaniale  pour  que  l'Etat  puisse  en  disposer.  Pour  qu'il 
l'attribue  à  qui  il  veut  et  à  telles  conditions  qu'il  lui  convient,  il 
suffit  qu'elle  n'appartienne  à  personne.  Cette  explication,  assurément 
lort  ingénieuse,  justifierait,  —  après  coup,  —  la  conception  de  Na- 
poléon et  l'économie  de  la  loi  du  21  avril  1810.  Voici  comment  elle 
se  formule  :  la  loi  de  1810  a  commencé  par  soustraire  au  régime 
normal  de  la  propriété  un  certain  nombre  de  substances,  les  plus 
utiles  ou  les  plus  précieuses  ;  elle  a  décrété  en  principe  que  le  pro- 
priétaire du  fonds  n'y  aurait  aucun  droit  ;  puis  à  mesure  qu'on  les 
rencontre  dans  le  sol,  elle  a  permis  au  gouvernement  de  les  attribuer 
définitivement  à  celui  qu'il  juge  le  plus  apte  à  en  tirer  parti;  enfin, 
comme  tout  cela  repose,  en  définitive,  sur  une  supposition  gra- 
tuite et  qu'une  fiction  légale  ne  peut  se  traduire  par  une  spolia- 
tion, on  a  dédommagé  le  possesseur  du  sol,  en  lui  allouant  une 
redevance.  Tel  est  le  secret  pour  créer,  sans  secousse  et  sans 
dommage,  une  nouvelle  propriété  immobilière.  Et  voyez,  dit-on, 
comme,  dans  cet  ordre  d'idées,  tout  procède  d'une  manière  simple 
et  logique.  Le  propriétaire  de  la  surface  n'aurait  pu  exploiter  le 
tréfonds  minéral  qu'avec  l'autorisation  du  gouvernement;  autant 
dire  qu'avant  la  concession  il  n'avait  rien;  il  ne  doit  donc  piis  se 
poser  en  victime  lorsque  le  gouvernement  accorde  la  concession 
à  un  autre,  d'autant  qu'alors  on  l'indemnise;  —  l'État  n'intervient 
qu'à  thre  de  puissance  publique  et  sans  aucune  arrière-pensée 
fiscale;  son  choix  ne  risque  donc  pas  d'être  suspect;  —la  pro- 
priété attribuée  à  l'exploitant  vient  d'être  créée  pour  lui  vierge  et 
libre,  et  hi  plus  parHute  qui  se  puisse  concevoir;  il  a  donc  pleine 


876  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

garantie  dans  le  présent  comme  dans  l'avenir  pour  travailler  pai- 
siblement. Que  voudrait-on  de  plus? 

Rien,  ou  du  moins  peu  de  chose.  Uniquement  qu'on  nous  dise 
enfin  ce  que  c'est  au  juste  qu'une  mine.  Le  législateur  de 
1810,  fidèle  au  mot  d'ordre  de  Boulay  de  la  Meurthe,  n'a  pas 
su  nous  la  définir,  —  ou  plutôt  il  l'a  définie  :  amas,  couche  ou  filon 
de  substances  minérales  ;  il  l'a  considérée  comme  une  chose 
distincte,  susceptible  de  faire,  par  elle-même  et  à  elle  seule,  l'objet 
d'un  droit.  Gela  est  fort  séduisant  et  naturel  en  apparence, 
étant  donnée  l'importance  des  gîtes  métalliques,  bien  supé- 
rieure en  général  à  celle  des  fonds  de  terre  où  ils  se  cachent. 
Mais  les  faits  protestent.  La  théorie  a  beau  vouloir  dégager  la  mine 
de  son  enveloppe  terrestre,  il  n'y  a  pas  de  fiction  légale  qui  puisse 
aller  l'atteindre  à  travers  le  sol.  Il  faut  du  terrain  pour  se  frayer  un 
passage  jusqu'au  gîte  exploitable,  du  terrain  pour  pousser  les  ga- 
leries d'exploitation,  encore  du  terrain  pour  déposer  les  déblais 
provenant  des  fouilles,  du  terrain  toujours  pour  sortir  les  matières 
abattues  ou  extraites;  et  tout  ce  terrain,  probablement,  n'est  pas 
un  bien  vacant  et  sans  maître.  Quand  on  viendra  dire  au  pro- 
priétaire du  sol  que  la  propriété  souterraine  est  une  création  de  la 
loi,  il  aura  le  droit  de  répondre  que  la  loi  ne  l'a  pas  créée  de  rien. 
Avant  de  l'attribuer  vierge  à  l'élu  du  gouvernement,  il  a  iallu  lui 
refaire  d'abord  une  virginité,  ou,  plus  prosaïquement,  la  «  purger,  » 
à  prix  d'argent,  de  tous  les  droits  antérieurs. 

Va  pour  le  terrain,  dira-t-on  ;  mais  les  substances  minérales  en- 
fouies dans  le  sol  et  ignorées  de  tous  échappent  à  l'appropriation 
privée;  —  car  un  bien  dont  nul  ne  soupçonne  l'existence, une  chose 
sur  laquelle  personne  n'a  pu,  même  en  imagination,  jeter  son  dé- 
volu, ne  saurait  appartenir  à  qui  que  ce  soit.  Elles  demeurent  donc 
à  la  disposition  de  la  nation,  dont  aucun  droit  privé  ne  vient  contre- 
carrer le  pouvoir.  Et  comme  l'individu  qu'on  en  aura  rendu  pro- 
priétaire ne  peut  être  empêché  par  le  mauvais  vouloir  d'un  voisin  de 
jouir  de  sa  chose,  on  lui  accordera  le  droit  d'occuper,  moyennant 
indemnité  ou  redevance,  les  parties  de  la  surface  ou  du  tréfonds  qui 
lui  sont  indispensables.  C'est  la  théorie  qu'on  enseigne  à  l'école  des 
Mines,  et  que  M.  Aguillon  défend  avec  un  talent  incontestable.  Nous 
ne  voyons  pas  pourtant  qu'elle  ait  conquis,  jusqu'à  présent,  l'adhé- 
sion des  jurisconsultes.  Il  y  a,  sans  doute,  un  texte  du  code  civil,  — 
passablement  obscur  d'ailleurs,  et  généralement  mal  compris,  —  qui 
donne  à  l'État  les  biens  vacans  et  sans  maître  ;  mais  la  mine,  jusqu'à 
ce  que  sa  présence  soit  reconnue,  la  mine,  en  tant  qu'objet  distinct 
du  fonds,  n'est  pas  un  bien,  pas  même  une  chose  :  ce  n'est  qu'une 
pure  hypothèse,  sur  laquelle  le  droit  n'a  point  de  prises.  D'autre 
part,  coTume  elle  n'échappe  à  la  condition  comnmne  de  la  pro- 


LA.    PROPRIÉTÉ    DES    MINES.  877 

priété  privée  que  parce  que  personne  ne  soupçonne  qu'elle  existe, 
elle  y  retombe  nécessairement  sitôt  que  son  existence  est  révélée  ; 
ou  si  l'on  veut  qu'elle  reçoive  l'existence  de  cette  révélation  même, 
elle  revient  alors,  de  droit,  à  celui  qui  la  découvre,  car  c'est  lui  qui 
l'aura  créée.  Entre  le  moment  où  elle  est  encore  ignorée  et  celui 
de  sa  découverte,  il  n'y  a  pas  de  place  pour  une  mainmise  natio- 
nale. Le  système  de  la  «  mine  à  personne  »  fait  donc  fausse  route; 
il  ruine  les  prétentions  de  l'État  sans  le  vouloir,  et,  sans  le 
savoir,  il  introduit  sur  la  scène  un  nouveau  prétendant,  l'inventeur 
qui,  l'Etat  écarté,  va  rester  seul  en  face  du  propriétaire  du  sol. 

Il  est  certain  que  ce  candidat  nouveau  n'est  pas  un  rival  à  mépri- 
ser; sa  cause  semblerait  même,  au  premier  aspect,  la  meilleure. 
«  Sans  moi  vous  n'auriez  rien,  peut-il  dire  au  propriétaire.  Avant  mes 
recherches,  il  n'y  avait  pas  de  mine  sous  votre  fonds  ;  c'est  par  moi 
qu'il  y  en  a  une  aujourd'hui.  Cette  propriété  nouvelle,  j'en  suis 
l'auteur,  à  tout  le  moins  le  premier  occupant,  car  c'est  moi 
qui  la  possède,  autant  qu'elle  peut  être  présentement  possédée  ; 
la  loi  qui  vous  l'attribuerait  vous  enrichirait  donc  de  mes  dé- 
pouilles.» La  thèse  n'est  que  spécieuse  :  au  point  de  vue  du  service 
rendu  et  du  droit  à  récompense,  —  que  personne  d'ailleurs  ne 
conteste,  —  nous  la  croyons  irréfutable;  mais  au  point  de  vue 
de  l'attribution  de  la  mine,  elle  nous  paraît  singulièrement  ha- 
sardée. L'inventeur  se  targue  d'avoir  tout  fait.  Cependant,  va 
riposter  le  propriétaire,  qu'apportez-vous  de  plus  que  moi?  Des 
indications  précieuses,  un  renseignement  indispensable  à  l'exploi- 
tation future  ;  mais  l'occupation  du  sol  n'est  pas  moins  nécessaire 
à  l'exploitation,  que  la  connaissance  du  gîte,  et  le  sol  est  mon 
bien:  sans  vous,  la  mine  serait  encore  comme  si  elle  n'était  pas; 
mais  sans  moi,  personne  n'y  pourrait  aborder.  Allez-vous  pré- 
tendre que  votre  découverte  l'a  fait  entrer  d'emblée  dans  votre  pa- 
trimoine, et  que,  comme  propriétaire  du  fonds  supérieur,  je  suis 
tenu  de  vous  livrer  passage?  Les  substances  minérales  que  ren- 
ferme ma  propriété  seraient  donc  votre  œuvre,  le  produit  de  votre 
travail,  de  votre  intelligence?  Elles  existaient,  pourtant,  avant  votre 
venue  ;  bien  plus,  elles  formaient  le  corps  même  de  ma  chose. 
Grâce  à  vous,  désormais,  elles  vont  prendre  le  nom  de  mine,  puis- 
qu'il est  constaté  qu'elles  se  présentent  en  couches  ou  en  filons  ; 
mais  est-ce  bien  là  le  changement  d'état  qui  efface  le  passé,  la 
complète  métamorphose  d'où  sort  une  chose  nouvelle,  dégagée  de 
tout  lien,  et  attendant  son  premier  maître?  Et,  quant  à  votre  prise 
de  possession  intentionnelle,—  entre  nous, renouvelée  de  llluitrc 
et  les  Plaideurs,  —  où  est  cette  pleine  et  parfaite  connaissance  qui 
pourrait  seule  valoir  mainmise?  Dites-nous  sculoment  où  com- 
mence et  où  finit  votre  mine.  Savez-vous  exactement  où  la  prendre? 


878  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

En  pourriez-YOUS  décrire,  de  façon  même  approximative,  la  con- 
sistance, la  profondeur  et  l'allure?  Car  voilà  bien  l'écueil  inévitable 
de  tous  les  systèmes  qui  voudront  séparer  la  mine  du  sol,  lui  sup- 
poser une  existence  propre,  une  individualité  distincte;  et  l'inven- 
teur viendra  s'y  heurter  comme  les  autres,  plus  durement  même 
qu'aucun  autre.  Dans  le  travail  souterrain,  tout  au  rebours  de  ce 
qu'on  pourrait  croire,  l'invention  ne  précède  pas  l'exploitation  ; 
toutes  deux  marchent  de  Iront.  La  mine  n'est  connue  que  quand 
elle  est  fouillée;  on  la  découvre  à  mesure  seulement  qu'on  l'at- 
taque; et,  quand  on  parle  d'en  mettre  l'inventeur  en  possession 
pour  prix  de  sa  trouvaille,  on  renverse  les  termes  du  problème. 

En  lait,  la  découverte  d'un  gisement  est  due,  soit  à  des  induc- 
tions géologiques,  soit  à  la  rencontre  d'un  affleurement  superficiel. 
La  présence  d'un  aflleurement  n'est  nullement  significative  ;  à  quel- 
ques mètres  sous  terre,  le  filon  peut  cesser  brusquement  sans 
qu'on  sache  pourquoi,  et  «  le  pionnier  hardi  qui  parcourt  la  mon- 
tagne, guidé  seulement  par  son  instinct,  »  en  sera  le  plus  sou- 
vent pour  sa  peine.  Les  inductions  géologiques,  corroborées  par 
des  sondages  préparatoires,  ne  donnent  elles-mêmes  que  des  in- 
dices, parfois  trompeurs,  toujours  insuffîsans;  on  en  a  constam- 
ment la  preuve  pour  les  houillères,  la  branche  la  plus  importante 
de  notre  richesse  souterraine,  celle  qu'il  faut  toujours  avoir  pré- 
sente à  l'esprit  quand  on  raisonne  sur  ces  matières.  Nous  croyons 
savoir  aujourd'hui  que  le  combustible  minéral  s'est  lormé  par  la 
décomposition  lente  de  débris  végétaux  accumulés  et  stratifiés  dans 
les  dépressions  du  sol.  Pour  prédire  à  coup  sûr  qu'à  telle  profon- 
deur on  tombera  sur  une  couche  de  houille,  pour  affirmer,  —  chose 
capitale,  —  qu'elle  se  continue  sans  interruption  sur  une  longueur 
déterminée,  il  faudrait  donc  connaître  le  relief  du  sol  à  l'époque 
carbonifère  et  les  modifications  successives  qu'il  a  subies  depuis 
lors.  Faute  de  ces  bases,  que  la  stratigraphie  n'a  pu  jusqu'ici  leur 
fournir,  nous  voyons  les  concessionnaires,  au  centre  même  du  gîte, 
trompés  dans  leurs  calculs  les  mieux  établis  par  des  accidens  de 
terrain  dont  rien  ne  pouvait  les  avertir.  Un  explorateur  table  né- 
cessairement sur  des  données  encore  plus  vagues  ;  le  peu  qu'il 
connaît  de  la  mine  se  réduit,  en  réalité,  aux  quelques  portions 
atteintes  par  ses  travaux  de  recherches;  et,  ce  qu'il  ne  connaît 
pas,  il  ne  peut  raisonnablement  le  réclamer  par  droit  d'inven- 
tion (1). 

(1)  La  (lifTicuUé  de  définir  Tinvention  en  matière  de  mines  montre  tout  ce  qu'il  y 
a  d'arbitraire  dans  le  système;  le  projet  de  i88G  propose  de  reconnaître  la  qualité 
d'inventeur  à  celui  qui  aura  le  premier  établi  matériellement,  dans  un  i)érimètre  de 
recherches  légalement  détenu  par  lui,  l'existence  d'un  gîte  naturel,  paraissant  techni- 
quement susceptible  d'exploitation. 


LA.   PROPRIÉTÉ   DES    MINES.  879 

Découvrir  une  mine,  c'est,  proprement,  signaler  la  présence  pro- 
bable Jïnn  lit  de  houille  ou  d'une  couche  de  minerai  dans  telle  ou 
telle  partie  du  sous-sol  ;  le  résultat  des  sondages  de  l'inventeur  ne 
va  pas  au-delà.  Le  déclarer  propriétaire,  sur  cette  simple  présomp- 
tion, est  évidemment  prématuré  ;  et,  s'il  n'a  ni  la  propriété  du 
fonds,  ni  celle  du  gîte,  ce  qu'on  peut  lui  accorder,  en  récompense 
de  sa  découverte,  c'est  le  droit  d'extraction  et  de  fouilles.  Mais  ce 
droit,  le  seTll  dont  il  puisse  être  question  jusqu'à  ce  que  la  con- 
sistance et  l'allure  du  gîte  aient  été  exactement  déterminées,  il  appar- 
tient normalement  au  propriétaire  du  sol  ;  et  dès  là  qu'il  faut  dé- 
pouiller le  propriétaire  pour  donner  l'investiture  à  un  autre,  notre 
démonstration  est  faite  :  lui  seul  peut  revendiquer  la  mine.  Quand 
l'inventeur  obtient  la  concession,  c'est,  —  comme  un  concession- 
naire quelconque,  —  par  la  grâce  du  gouvernement  et  non  par 
droit  de  conquête  ;  quand  on  la  lui  refuse,  s'il  doit  être  indemnisé, 
ce  n'est  pas  parce  qu'on  le  dépossède,  mais  parce  que  toute  peine 
mérite  salaire  et  qu'il  ne  faut  pas  que  personne  s'enrichisse  aux 
dépens  d'autrui. 

V. 

L'attribution  de  la  mine  soit  à  l'État,  soit  à  celui  qui  la  révèle, 
manque  donc  de  base  légale  ;  il  en  est  de  même  des  mesures  coer- 
citives  :  déchéance,  réduction  de  périmètre,  —  sur  lesquelles  on 
compte  pour  obliger  les  exploitans  actuels  à  pousser  leurs  travaux; 
enfin, la  suppression  de  la  redevance  trélbncièrc  repose  sur  rini)0- 
thèse  impossible  de  la  mine  dégagée  du  fonds  qui  la  contient. 
iN'importe!  dira-t-on.  Il  s'agit  défavoriser  la  découverte  de  nou- 
veaux gîtes,  d'activer  l'extraction  dans  les  anciens  ;  tout  doit  être 
sacrifié  à  ce  but  unique  de  la  législation  minière.  Oui,  mais  encore 
faudrait-il  être  assuré  du  résultat.  Or,  pour  ne  pas  parler  des 
compagnies  houillères,  dont  on  serait  tenté  peut-être  de  récuser 
le  témoignage,  nous  voyons  des  membres  du  corps  des  Mines, 
des  économistes,  des  savans,  dénoncer  l'attribution  de  la  mine 
à  l'inventeur,  la  suppression  des  redevances  tréfoncières,  la  dé- 
chéance, et  surtout  la  limitation  des  périmètres  connue  autant 
d'innovations  fatales.  C'est  par  un  système  do  redevances  pro- 
gressives qu'on  se  propose  de  faire  échec  aux  concessions  trop 
étendues.  De  l'aveu  niême  des  auteurs  du  projet,  le  taux  de  l'im- 
position nouvelle  est  calculé  de  telle  sorte  que  les  concessionnaires 
auront  intérêt,  pour  s'y  soustraire,  à  prendre  l'initiative  d'une 
réduction,  qui  retranchera  de  leur  périmètre  tout  ce  qu'ils  n'exploi- 
tent pas  actuellement.  On  compte,  par  là,  faire  rentrer,  sans  bourse 
délier,  dans  les  mains  de  l'État,  pour  être  adjugée  ensuite  aux 


880 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


enchères,  la  moitié  environ  des  gîtes  concédés.  On  comprend  que 
ce  procédé  oblique  qui  prend,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  la  propriété 
à  revers,  ait  rencontré  une  opposition  générale  :  si  les  conditions 
présentes  de  l'industrie  et  du  travail  ne  permettent  pas  de  laisser 
détenir  plus  longtemps  des  richesses  minérales  inexploitées,  il 
semble  que  ce  n'est  pas  par  un  subterfuge  fiscal  que  la  loi  doit 
y  pourvoir. 

Quelles  sont  donc  ces  conditions  nouvelles ,   et  qu'y  a-t-il  de 
changé  depuis  le  jour  où  la  propriété  souterraine  a  été  constituée 
pour  la  première  lois?  Aujourd'hui  comme  alors,  le  fer  et  la  houille 
tiennent  la  tête  dans  les  statistiques  de  notre  production  minière  ; 
ce  n'est  guère  que  pour  ces  deux  substances  qu'on  a  légiféré  de- 
puis un  demi-siècle.  Les  procédés  d'extraction,  l'outillage,  se  sont 
perfectionnés  sans  doute  ;  ils  n'ont  subi  aucune  transformation  sub- 
stantielle. Si  la  consommation  a  plus  que  décuplé  par  le  fait  des 
découvertes  modernes,  l'extraction  française  n'a  pas  cessé  de  pro- 
gresser, à  proportion,  sinon  dans  la  mesure  exacte,  des  nouvelles 
exigences  ;  ce  qu'elle  n'a  pu  fournir,  l'importation  l'a  toujours  pro- 
curé. Nous  n'avons  donc  plus  à  nous  préoccuper,  comme  en  1810, 
du  cas  où  l'exploitation  restreinte  ou  interrompue  donnerait  des 
inquiétudes  «  pour  les  besoins  des  consommateurs.  »  C'est  là  une 
de  ces  dispositions  transitoires,  tombées  d'elles-mêmes  en  désué- 
tude avec  l'ancien  ordre  de  choses,  et  qu'il  ne  faudrait  faire  revivre 
que  si  le  malheur  des  temps  nous  ramenait  un  blocus  continental. 
Présentement,  de  quoi  s'agit-il?  D'obtenir  la  houille  à  bon  marché 
et  de  lutter  contre  la  concurrence  étrangère.  Sur  la  moyenne  de 
33  millions  de  tonnes  que  consomme  annuellement  l'industrie  fran- 
çaise, les  deux  tiers  sont  fournis  par  les  charbonnages  français,  le 
dernier  tiers  par  l'Angleterre,  la  llelgique  et  l'Allemagne.  La  pro- 
duction  nationale   se   développant  serait -elle  à  même  de  suffire 
seule  aux  demandes ,  et  le  pouvant,  le  devrait-elle  ?  Grave  pro- 
blème dans  lequel  il  faudrait  prendre  parti  entre  les  prophètes  de 
malheur  qui  annoncent  l'épuisement  de  nos  mines  de  combustible 
dans  un  temps  relativement  peu  éloigné,  et  les  optimistes   qui 
répondent  de  tout.  Assurément,  s'il  y  avait  la  moindre  crainte  de 
disette  future,   l'exploitation  à  outrance  serait  le  pire  des  gaspil- 
lages ;  les  concessionnaires  qui  s'y  livreraient  devraient  être  mena- 
cés de  déchéance  pour  avoir  compromis  «  les  besoins  des  consom- 
mateurs ;  »  il  faudrait  encourager  nos  usines,  nos  compagnies  de 
navigation  à  vapeur  et  de  chemins  de  fer  à   s'approvisionner  à 
l'étranger  en  temps  de  paix,  et  tenir  soigneusement  en  réserve  nos 
richesses  minérales  pour  le  moment  où  nous  devrions  nous  suf- 
fire à  nous-mêmes. 

Il  y   a  tout  lieu  de  croire,  puisque  ces  préoccupations  n'ont 


LA    PROPRIÉTÉ    DES    MINES.  881 

pas  trouvé  d'écho  chez  les  auteurs  du  projet,  que  le  temps  dos 
économies  n'est  pas  encore  venu,  et  que  nous  pouvons,  sans 
arrière-pensée,  hvrer  bataille  à  la  concurrence.  Mais  le  développe- 
ment de  l'extraction  n'est  ici  qu'un  des  facteurs.  Les  houilles  l'ran- 
çaises  auront  beau  encombrer  le  marché,  elles  n'enlèveront  la  pré- 
férence qu'à  prix  égal  ou  inférieur;  si  elles  reviennent  plus  cher  au 
producteur  et  qu'il  faille  les  vendre  à  perte,  la  production  s'arrê- 
tera d'elle-même  en  dépit  des  plus  belles  lois  du  monde,  et  nous 
aurons  acheté  l'avilissement  momentané  du  combustible  au  prix 
de  la  ruine  de  notre  industrie  houillère.  Avant  donc  de  décréter 
l'exploitation  en  masse,  il  sera  bon  de  s'assurer  qu'elle  sera  suffisam- 
ment rémunératrice  ;  —  à  moins  qu'on  n'en  revienne  tout  simple- 
ment à  reconnaître,  avec  M.  Aguillon,  que  l'intérêt  personnel  des 
exploitans  est,  à  tout  prendre,  la  meilleure  des  garanties,  car  «  les 
propriétaires  ne  renonceraient  pas  longtemps  aux  profits  certains 
qu'ils  pourraient  tirer  de  l'exploitation  de  leurs  mines.   » 

Les  raisons  de  notre  infériorité  vis-à-vis  de  l'Angleterre  et  de 
l'Allemagne  sont  parfaitement  connues  (1)  :  salaires  plus  «'le- 
vés, faible  épaisseur  des  couches,  difficultés  plus  grandes  d'aérage 
et  d'épuisement  des  eaux,  allure  particulièrement  capricieuse  des 
gîtes,  situation  peu  favorable  des  barsins  houillers,  solidité  moindre 
du  toit  des  mines  françaises.  A  ces  causes  permanentes  et  qui  s'ag- 
graveront à  mesure  qu'il  faudra  descendre  plus  profondément,  sont 
venues  s'ajouter,  depuis  lors,  les  pertes  résultant  des  grèves  et  des 
chômages.  Le  prix  moyen  de  vente  de  la  tonne  de  houille  est,  en 
France,  de  10  fr.  67;  en  Westphalie,  il  est  descendu  à  5  fr.  10. 
Avec  un  pareil  écart,  les  droits  de  douane  arrivent  à  peine  à  réta- 
blir l'équilibre  dans  les  départemens  frontières  où  les  charbons  alle- 
mands pénètrent  sans  trop  de  frais  de  transport.  Pour  peu  que 
le  nouveau  système  d'impôts  et  de  redevances  empire  la  situation 
financière  de  nos  concessions,  les  charbons  français  seront  hors 
d'état  de  lutter;  et,  dès  lors,  à  quoi  bon  la  découverte  de  nouvelles 
mines,  l'impulsion  donnée  à  l'exploitation? 

La  redevance  progressive,  proportionnelle  à  la  surface,  n'est 
pas  seulement  onéreuse  ;  elle  constituerait  une  inégalité  flagrante  an 
préjudice  des  mines  les  plus  pauvres;  la  mine  à  filon,  la  moins 
riche,  se  prolonge  sur  une  étendue  beaucoup  plus  considérable 
que  la  mine  en  couches  profondes;  elle  serait  donc  plus  taxée. 
«  Aujourd'hui,  dit  M.  Gomel,  les  propriétaires  de  mines  acquit- 
tent une  redevance  fixe  de  0  fr.  10  par  hectare,  et  une  redevance 

(1)  Voir  la  Revue  du  l"  et,  du  15  octobre  1876. 

TOMK  XGVI.  —  1889.  j<> 


882 


REVUE   DES  DEUX   MONDES. 


proportionnelle  de  5  Ir.  50  pour  100  du  produit  net.  Le  projet 
réduit  la  redevance  proportionnelle  à  3  pour  100,  mais  il  aug- 
mente la  redevance  fixe  et  établit  pour  elle  un  taux  progressif  : 
elle  serait  à  l'avenir  de  0  fr.  50  par  hectare  jusqu'à  50  hectares, 
puis  de  i  franc  entre  51  et  100  hectares,  de  2  francs  de  101  à 
500  hectares,  de  3  francs  entre  501  et  1,500  hectares,  enfin  de 
k  francs  à  partir  de  ce  dernier  chiffre.  La  diminution  du  rende- 
ment de  la  redevance  proportionnelle  sera  couverte  par  la  plus- 
value  due  à  l'élévation  de  la  redevance  fixe,  mais  il  saute  aux  yeux 
que  le  nouveau  système  d'impôt  altérera  singuhèrement  la  situa- 
tion respective  des  cxploitans.  Ainsi,  voilà  une  mine  dont  le  gise- 
ment est  puissant  et  dont  le  périmètre  est  de  1 ,000  hectares  :  elle 
payait  jusqu'alors^,  pour  un  produit  net  de  1  million,  55,000  francs 
de  redevance  proportionnelle  et  100  francs  de  redevance  fixe  ;  elle 
paierait  à  l'avenir  30,000  fi*ancs  de  redevance  proportionnelle  et 
2,375  francs  de  redevance  fixe  :  soit  un  bénéfice,  pour  elle,  de  près 
de  23,000  francs  par  an.  Au  contraire,  voilà  une  exploitation  voi- 
sine dont  le  terrain  minier  est  pauvre  et  qui,  par  cela  même,  est 
étendu  :  il  est  de  3,000  hectares  ;  elle  acquitte  actuellement 
11,000  francs  de  redevance  proportionnelle  pour  une  recette  nette 
de  200,000  francs  et  300  francs  de  redevance  fixe;  elle  suppor- 
tera dorénavant  6,000  francs  de  redevance  proportionnelle  et 
9,875  francs  de  redevance  fixe  :  soit,  pour  elle,  une  aggravation 
de  charges  de  plus  de  h,bOO  francs.  Le  mode  d'imposition  projeté 
sera  donc  très  favorable  aux  exploitations  lucratives,  et  onéreux  à 
toutes  celles  qui  luttent  contre  des  difficultés  naturelles  ou  com- 
merciales (1).  » 

Cette  inégalité  des  terrains  miniers,  au  point  de  Yue  de  la  richesse 
des  couches  et  des  conditions  d'extraction,  semble  également  devoir 
faire  écarter  la  limitation  a  priori  du  périmètre  des  mines,  puisque 
le  chef  de  l'i^tat  se  verrait  empêché  désormais  de  tenir  compte  des 
circonstances,  essentiellement  variables  d'une  région  à  l'autre, 
d'après  lesquelles  il  se  détermine  aujourd'hui.  S'il  serait  mauvais 
qu'une  même  compagnie  accaparât  tout  un  bassm  houilier;  en  re- 
vanche, il  est  impossible  d'instituer  une  exploitation  fructueuse  sur 
un  gisement  de  faible  importance ,  et  il  va  de  soi  que  l'importance 
du  gisement  n'est  pas  toujours  proportionnelle  à  la  surface  sous 


(1)  M.  Grilner,  qui  a  consacré  à  l'examen  critique  du  projet  une  remarquable  mo- 
nographie, fait  observer  qu'au  moment  môme  où  le  gouvernement  français  se  préoc- 
cupe de  restreindre  les  périmètres,  les  sociétés  houillères  de  Westphalie  sont  en  in- 
stance pour  obtenir  la  modification  de  la  loi  prussienne  qui  met  des  entraves  à  la 
fusion  des  concessions.  La  crise  récente  qui  vient  de  sévir  sur  le  bassin  westphalien 
a  accentué  encore  le  mouvement  dans  ce  sens. 


LA  PROPRIÉTÉ  DES  MINES.  883 

laquelle  il  se  développe.  Il  y  a  là  une  question  de  mesure,  essen- 
tidlement  contingente,  dans  laquelle  le  gouvernement  aurait  tort 
de  se  lier  les  mains  par  une  disposition  législative. 

M.  Francis  Laur  voulait  même  que  la  réunion  de  deux  conces- 
sions fût  de  droit,  et  son  projet  supprimait  la  nécessité  d'une 
autorisation.  A  son  avis,  l'abrogation  du  décret  de  1852  est 
réclamée  par  l'intérêt  de  l'industrie  minière,  dont  il  importe,  par- 
dessus tout,  de  diminuer  les  frais  généraux  :  «  S'il  est,  dit-il,  une 
industrie  qui  réclame  la  forme  par  groupemens,  c'est  bien  l'in- 
dustrie minière,  si  misérable  et  si  compromise  entre  les  mains 
d'individualités  souvent  impuissantes.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple, 
quel  avantage  a-t-on  retiré,  au  point  de  vue  général,  du  morcel- 
lement en  quatre  groupes  de  la  compagnie  de  la  Loire?  On 
a  jeté  la  pomme  de  discorde  au  milieu  de  quatre  sociétés,  con- 
damné certains  groupes  à  lutter  contre  toutes  les  difficultés,  d'au- 
tres à  prospérer  quand  même.  Encore  si  on  avait  voulu  éviter  la 
trop  grande  extension  des  périmètres  ;  mais  les  quatre  groupes  que 
Napoléon  III  a  formés  par  un  décret  spécial  ne  constituent  qu'une 
surface  concédée  de  5,662  hectares,  et,  à  côté,  dans  le  bassin  de 
la  Loire  même,  la  seule  concession  de  Firminy  et  Roche  a  5,856  hec- 
tares. La  concession  d'Anzin  comprend  11,851  hectares,  et  la  com- 
pagnie entière  possède  28,000  hectares;  Aniche,  11,850;  Nœux, 
8,028.  On  ne  s'aperçoit  nullement  que  ces  concentrations  entre  les 
mains  de  sociétés  nuisent  à  l'intérêt  général,  et,  rfaw«  tous  les  cas, 
cela  est  favorable  au  sage  amcnagemeiit  des  mines  (1).  » 

Pour  nous,  s'il  nous  était  permis  d'exprimer  une  opinion, 
nous  dirions  qu'il  est  dangereux  de  virer  de  bord  sous  le  feu 
de  l'ennemi,  que  la  mise  en  vigueur  d'une  loi  nouvelle  n'ira  pas 
sans  difficulté,  surtout  si  l'application  en  est  presque  exclusivement 
abandonnée,  comme  on  le  propose,  aux  administrations  locales. 
Dans  les  conditions  difficiles  où  la  production  française  soutient 
actuellement  la  lutte  contre  la  concurrence  étrangère,  on  peut  se 
demander  si  les  meilleures  innovations  viendraient  à  point;  — 
et  peut-être  cette  considération  nous  détournerait-elle  de  dire,  à 
notre  tour,  celles  que  nous  croyons  réalisables,  si  nous  pouvions 
nous  dispenser  d'en\'isager  la  question  sous  toutes  ses  laces. 

VI. 

En  retraçant  l'histoire  de  notre  législation  minière,  la  série  do 
d'essais  d'où  la  loi  de  1810  est  sortie,  en  étudiant  de  plus  près 

(1)  E-xposé  des  motifs  de  la  proposition  de  loi  sur  les  mines. 


88 Û  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  nature  de  la  propriété  souterraine,  nous  aurons  fait  sans  doute 
entrevoir  et  pressentir  la  solution  théorique  du  problème.  S'il  est 
certain  que  le  meilleur  régime  légal  des  mines  est  celui  qui  peut 
assurer  la  prospérité  de  l'industrie  minérale,  la  base  de  ce  régime 
idéal  sera  la  propriété  privée;  non  pas  une  propriété  bâtarde  et 
vassale,  mais  le  droit  complet,  indépendant,  irrévocable,  institué 
par  le  code  civil,  sous  les  seules  restrictions  que  comportent  le 
bon  ordre  et  la  sécurité  publique  ;  s'il  est  non  moins  évident  que 
l'exploitation  minière  ne  reste  pas  confinée  dans  les  profondeurs  du 
sol,  mais  qu'il  faut  de  toute  nécessité  qu'elle  débouche  et  s'étale 
au  grand  jour,  cette  propriété  comprendra  tout  ensemble  la  sur- 
face et  le  tréfonds;  enfin,  s'il  est  vrai  que  l'idée  la  plus  simple  est, 
en  général,  la  plus  juste,  on  attribuera  la  propriété  de  la  mine  à 
celui  qui  en  occupe  déjà  toutes  les  avenues,  qui  seul  peut  l'at- 
teindre, à  qui  il  suffit  de  laisser  les  mains  libres,  —  en  un  mot  au 
propriétaire  foncier.  Tel  serait  notre  système  de  prédilection,  celui 
que  nous  verrions  le  plus  volontiers  porter  à  la  tribune,  s'il  s'agis- 
sait de  légiférer  pour  les  citoyens  de  Salente,  si  une  société  vieille 
de  quinze  siècles  pouvait  impunément  faire  table  rase  de  son  passé 
et  des  droits  acquis.  Encore  qu'il  ne  soit  que  le  développement 
rationnel  de  l'idée  première  de  Napoléon,  il  bouleverserait  trop 
profondément  la  condition  actuelle  de  la  mine  pour  qu'on  puisse, 
sans  imprudence,  essayer  de  le  traduire  en  proposition  de  loi. 
Qu'on  nous  permette,  pourtant,  de  le  montrer  rapidement  à  l'œuvre  : 
cet  examen  spéculatif  fournira  certaines  données  indispensables 
pour  la  discussion  des  projets  de  réforme  à  l'étude. 

Que  subsiste-t-il,  aujourd'hui,  des  raisons,  des  préjugés,  pour 
mieux  dire,  qui  ont  fait  écarter, en  1810,  le  prétendant  légitime,  le 
propriétaire  du  sol?  Écoutons  les  orateurs  officiels,  Regnault  de  Saint- 
Jean-d'Angély,  Stanislas  de  Girardin,  plaider  la  cause  de  la  concession 
administrative,  et  voyons  leurs  motifs  :  a  Attribuer  la  propriété  de  la 
mine  à  celui  qui  possède  le  dessus,  ce  serait  lui  reconnaître  le  droit 
d'user  et  d'abuser,  droit  destructif  de  tout  moyen  d'exploitation 
utile,  droit  qui  soumettrait  au  caprice  d'un  seul  la  disposition  de 
toutes  les  propriétés  environnantes  de  nature  semblable,  droit  qui 
paralyserait  tout,  autour  de  celui  qui  l'exercerait,  qui  frapperait  de 
stérilité  toutes  les  parties  de  mines  qui  seraient  dans  son  voisi- 
nage. ))  Qu'est-ce  à  dire?  La  faculté  de  libre  et  absolue  disposition 
du  propriétaire  est  la  condition  commune  de  toutes  les  propriétés, 
sans  distinction  d'origine,  et  si  vraiment  elle  pouvait  autoriser 
tous  les  abus,  —  proposition  qui  fait  sourire,  —  ces  actes  abu- 
sifs seraient  aussi  bien  permis  au  propriétaire  choisi  par  le  gouver- 
nement qu'au  propriétaire  du  droit  commun.  Poursuivons  :  «  L'ex- 


LA   PROPRIÉTÉ   DES    MINES.  885 

ploitation  minérale  implique  des  conditions  particulières  de  capacité 
et  àe  fortune;  il  faut  donc  que  le  choix  corrige  le  hasard,  et  le 
chef  de  l'Etat  l'exercera  en  laveur  du  plus  digne.  »  Aura-t-il  tou- 
jours la  main  heureuse?  Pour  l'attribution  première  de  la  mine,  je 
veux  le  croire;  mais  l'avenir  n'est  à  personne.  Cette  propriété  nou- 
velle est  nécessairement,  et  comme  toutes  les  autres,  disponible  et 
transmissible  ;  la  loi  permet  expressément  de  l'échanger  ou  de  la 
vendre.  Lors  de  chaque  mutation, l'administration  devra-t-elle  donc 
donner  son  agrément?  Si  on  l'exige,  nous  voici  bien  loin  du  droit 
commun  ;  et  si  l'autorité  publique  doit  s'abstenir,  que  deviennent 
les  prétendues  garanties? 

Au  surplus,  ce  que  l'on  appréhendait  au  temps  de  Fourcroy  et 
de  Gambacérès,  —  mauvais  vouloir,  insouciance,  manque  de  capi- 
taux ou  de  capacité  professionnelle,  —  ne  nous  arrêterait  pas  un 
instant.  L'inintelligence,  la  routine,  l'aversion  des  populations  ru- 
rales pour  les  spéculations  industrielles  :  pures  légendes.  Le  plus 
arriéré  de  nos  paysans  sait  ce  qu'on  peut  tirer  d'une  couche  d'étain 
ou  d'anthracite,  aussi  bien  qu'il  connaît  l'importance  d'une  source 
thermale  ;  il  bouleversera  ou  laissera  bouleverser  volontiers  son 
lopin  de  terre,  s'il  entrevoit  au  bout  le  moindre  profit.  Ni  le  culte 
du  foyer,  ni  l'amour  du  champ  paternel,  —  toutes  les  considéra- 
tions sentimentales  et  bucoliques,  —  ne  tiendront  une  minute 
contre  l'appât  du  gain  ;  et  le  petit  bourgeois  des  villes  et  le  mil- 
lionnaire lui-même  ne  pensent  pas,  au  fond,  différemment.  Quelle 
apparence  qu'ils  négligent  de  gaîté  de  cœur  l'occasion  de  faire 
fortune,  qu'ils  éconduisent  niaisement  l'homme  qui  viendra  leur 
en  proposer  le  moyen?  Ceux  qui  refuseront,  c'est  qu'ils  auront  de 
justes  sujets  de  méfiance.  Au  lieu  de  stimuler  leur  inertie,  on  aurait 
plutôt  à  les  défendre  contre  la  tentation,  —  s'il  n'était  grandement 
temps  de  nous  déshabituer  de  cette  manie  de  mener  les  gens  en 
laisse.  Un  accord  amiable  entre  l'explorateur  et  le  propriétaire  fon- 
cier, il  n'y  a  pas  de  règlement  administratif  qui  donnerait  à  tous 
deux  une  sécurité  plus  grande  ;  des  commanditaires  solides,  un  ingé- 
nieur habile,  c'est  tout  ce  qu'il  fautpour  assurer  la  bonne  exploitation. 
Actuellement,  on  n'en  demande  pas  davantage  au  concessionnaire  : 
nulle  part  il  n'est  dit  qu'il  devra  réunir  en  sa  personne  la  triple 
aptitude  financière,  commerciale  et  technique;  on  pense  que  son 
intérêt  l'amènera  à  s'entourer  convenablement,  et  les  choses  n'en 
vont  pas  plus  mal.  Contre  les  abus,  les  imprudences,  on  aura  tou- 
jours la  surveillance  des  ingénieurs  de  l'État,  dont  le  contrôle 
s'exerce  sur  toutes  les  industries  dangereuses,  et  qu'il  faudrait 
charger  ici,  par  extension,  de  prévenir  le  gaspihage. 

La  mine  et  la  surface  réunies  et  réconciliées,  les  redevances,  les 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

indemnités,  les  expertises  supprimées  du  même  coup,  quelle  sim- 
plification et  quelle  fructueuse  économie!  Si  quelque  jour,  cepen- 
dant, le  propriétaire  veut,  en  gardant  son  champ,  vendre  sa  mine, 
alors,  les  limites,  les  relations  respectives  des  deux  propriétés,  super- 
ficielle et  souterraine,  seront  du  moins  fixées  et  garanties  par 
des  engagemens  mutuels  accommodés  à  la  nature  des  lieux,  par 
des  conditions  librement  débattues,  dont  aucun  des  contractans 
n'aura  droit  de  se  départir  ou  de  se  plaindre. 

Le  seul  côté  véritablement  défectueux  du  svstème  de  l'accession, 
Mirabeau  l'avait  signalé  déjà  ;  c'est  qu'il  prolonge  à  travers  le  sol 
les  divisions  superficielles  et  qu'il  fractionne  ainsi  arbitrairement  le 
gîte,  au  détriment  de  l'exploitation.  Non  pas  qu'une  mine  soit  par 
elle-même  un  tout  concret  et  indivisible  ;  mais  il  n'est  pas  indifTérent 
de  l'attaquer  sur  tel  ou  tel  point  de  son  parcours.  L'extraction  pra- 
tiquée simultanément  dans  plusieurs  propriétés  contiguës,  outre 
qu'elle  décuplerait  les  frais  généraux,  risquerait  d'amener  des  ébou- 
lemens  ou  des  inondations,  de  sorte  qu'il  faudrait  grouper  les  pro- 
priétaires en  nombre  suffisant  pour  constituer  les  élémens  d'une 
exploitation  rationnelle  et  unique.  Ils  y  viendront  d'eux-mêmes 
dans  bien  des  cas;  au  besoin,  l'administration  les  y  amènerait  en 
leur  refusant  le  permis  d'exploiter,  dès  qu'il  y  aura  danger  de  gas- 
pillage ou  d'accidens.  Quelque  progrès  pourtant  qu'ait  fait  l'esprit 
d'association  depuis  bientôt  un  siècle,  il  y  aura  des  résistances  qui 
paralyseraient  tout  et  dont  il  faut  avoir  raison.  Force  est  alors  à 
l'autorité  publique  de  se  montrer,  soit  pour  réunir  d'office  en  syn- 
dicat tous  les  intéressés  plus  ou  moins  récalcitrans,  soit  pour  at- 
tribuer la  propriété  de  la  mine  à  une  tierce  personne,  à  charge 
d'indemniser  les  propriétaires.  La  première  combinaison  est  plus 
respectueuse  des  droits  existans;  c'est  celle  qu'on  applique  aux 
desséchemens  de  marais,  aux  constructions  de  digues  contre  la 
mer  ;  nous  avons,  là-dessus,  des  lois  qui  rendent  l'association  syn- 
dicale obligatoire,  une  procédure  toute  montée,  qu'il  serait  assez 
facile  d'adapter  à  l'extraction  souterraine  en  cas  de  morcellement 
et  de  refus  de  concours  ;  on  l'a  déjà  fait,  en  1838,  pour  les  travaux 
d'épuisement  communs  à  plusieurs  mines.  Mais  il  est  sensible 
qu'une  concession  du  gouvernement  assurera  mieux  le  succès  de 
l'entreprise.  Le  syndic  qui  serait  chargé  d'exploiter  pour  le  compte 
de  plusieurs  propriétaires,  divisés  d'intérêts  et  aigris  les  uns  contre 
les  autres,  se  trouverait  dans  une  situation  plus  difficile  encore  que 
celle  d'un  fonctionnaire  administrant  une  mine  de  l'État.  Le  con- 
cessionnaire qui  joue  sa  fortune,  et  qui  ne  doit  de  comptes  à  per- 
sonne, a  SOS  coudées  franches;  la  raison  suffit  pour  j)référer  cette 
combinaison. 


LA    PROPRIÉTÉ   DES    ML\ES.  887 

Notre  système  de  «la  mine  à  la  surface  »  n'écarte  donc  pas  d'une 
maoière  absolue  la  concession  à  un  tiers.  Il  l'admet,  au  contraire, 
comme  une  exception  nécessaire,  dans  les  cas  assez  nombreux 
où  le  morcellement  et  le  défaut  d'entente  entre  les  propriétaires 
ne  permettent  pas  de  constituer  un  périmètre  suffisant  pour  une 
exploitation  normale. 

VII. 

Ce  tempérament,  commandé  par  la  force  des  choses,  ne  serait-il 
pas,  à  tout  prendre,  le  trait  d'union  entre  le  code  ci^il  et  notre  loi 
des  mines,  le  secret  cherché  par  Napoléon  pour  accorder  les  exi- 
gences de  l'exploitation  avec  les  droits  incontestables  et  constam- 
ment proclamés  par  lui,  de  la  propriété  territoriale?  Le  principe 
posé,  le  législateur  de  1810  s'est  exagéré  les  difficultés  de  la  pra- 
tique; il  a  franchi  de  prime-saut  la  règle,  et  poussé  droit  jusqu'à 
l'exception.  Que  l'on  rétabhsse  seulement  l'une  et  l'autre  en  sa 
place  ;  que  l'administration  conserve  le  pouvoir  de  concéder  la 
mine,  mais  qu'elle  soit  tenue  de  donner  la  préférence  au  proprié- 
taire du  sol,  et  que  la  loi  spécifie  les  cas  dans  lesquels  la  con- 
cession pourra  lui  être  refusée  :  nous  n'am-ons  pas  besoin  d'autre 
réforme.  Quand  il  sera  bien  entendu  que,  sauf  raison  majeure, 
le  tréfonds  minéral  doit  rester  attaché  à  la  surface,  qu'un  conces- 
sionnaire étranger  ne  doit  être  choisi  qu'en  dernière  ressource, 
les  relations  du  concessionnaire,  de  l'inventeur  et  du  proprié- 
taire du  sol,  entre  eux  et  avec  l'État,  reprendront  leur  véritable 
caractère;  la  recherche  et  l'exploitation  des  mines  trouveront  dans 
le  jeu  des  intérêts  individuels  un  stimulant  plus  efficace  que  toutes 
les  pénahtés. 

Que  faut-il  pour  cela?  Ni  refonte  générale,  ni  dispositions  nou- 
velles; tout  au  plus  quelques  retouches  de  détail;  moins  encore 
peut-être  ;  un  commentaire  législatif  des  principes  poses  par  les 
auteurs  de  la  loi  au  seuil  de  la  discussion  :  «  le  propriétaire 
du  dessus  l'est  aussi  du  dessous  ;  mais  l'intérêt  supérieur  de  l'ex- 
ploitation minérale  obhgc  de  porter  atteinte  à  son  droit;  cette  rid- 
son  d'état  ne  va  pas,  toutefois,  Jusqu'à  faire  prononcer  son  exclu- 
sion complète  ;  il  peut  obtenir  la  concession  tout  connue  un  autre, 
lorsque  les  circonstances  le  permettent.»  Lui  attribuer  aujourd'hui 
un  droit  exclusif  à  l'exploitation  de  la  mine  serait  évidemment 
ajouter  à  la  loi;  mais  lui  reconnaître  un] simple  droit  de  préférence, 
c'est  exprimer  seulement  ce  qu'elle-même  a  sous-entendu.  La  réu- 
nion de  la  surface  et  du  tréfonds  dans  les  mêmes  mains,  quand 
elle  est  possible,  présente  pour  les  intéressés  et  pour  l'administration 


888 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


de  si  grands  avantages,  elle  facilite  tellement  la  surveillance,  qu'il 
n'est  pas  vraisemblable  que  le  gouvernement  ait  jamais  refusé,  à  la 
légère,  d'agréer  pour  concessionnaire  de  la  mine  le  maître  du  londs 
qui  la  renferme.  Cela  étant,  quel  inconvénient  d'ériger  ouvertement 
en  règle  ce  dont  on  a  dû  se  faire  une  loi  dans  la  pratique?  et, 
puisque  cette  règle  comporte  des  exceptions,  pourquoi  ne  pas 
les  rigoureusement  définir  ? 

La  crainte  de  compromettre  l'exploitation  en  la  scindant  est  la 
seule  raison  qui  justifie  la  création  d'une  propriété  souterraine  in- 
dépendante ;  il  faut  donc  réserver  cette  combinaison  pour  les  miné- 
raux dont  l'extraction  ne  pourrait  s'accommoder  du  régime  normal 
de  la  propriété  foncière.  On  s'est  préoccupé  presque  exclusivement 
jusqu'à  ce  jour  de  mettre  la  nomenclature  des  substances  conces- 
sibles  d'accord  avec  les  données  de  la  science,  d'englober  dans 
l'énumération  légale  toutes  celles  qui,  par  leur  nature,  appartiennent 
aux  mêmes  catégories  ;  et  de  peur  d'en  laisser  échapper  quelqu'une, 
les  récens  projets  de  réforme  proposent  de  laisser  la  porte  ouverte 
à  des  classifications  ultérieures  qui  se  feront  par  simples  décrets. 
La  question,  ce  semble,  est  mal  posée;  l'analyse  et  la  compo- 
sition chimique  importent  moins  ici  que  les  conditions  habituelles 
de  gisement  et  d'abatage.  Si  l'on  procédait,  dans  cet  ordre  d'idées, 
à  la  revision  des  substances  actuellement  classées  comme  conces- 
sibles,  la  liste  en  sortirait  sans  doute  singulièrement  réduite.  Mais 
de  toute  façon,  c'est  dans  la  loi  et  pas  ailleurs  que  cette  nomen- 
clature doit  se  trouver,  car  une  question  de  propriété  ne  peut  être 
décidée  discrélionnairement  ni  par  l'administration,  ni  par  les  tri- 
bunaux ou  le  conseil  d'État  (1).  Entre  les  gîtes  d'une  même  sub- 
stance, il  y  aurait,  d'ailleurs,  des  distinctions  à  faire.  Certaines 
couches  de  houille,  par  exemple,  sont  si  peu  profondes  et  de 
si  faible  épaisseur,  que  deux  ou  trois  hommes  travaillant  à  ciel 
ouvert  suffisent  pour  les  exploiter;  on  ne  saurait,  en  pareil  cas, 
exiger  du  propriétaire  qu'il  remplisse  les  foi'malités  d'une  demande 
de  concession.  Quand  l'administration  a  constaté  que  les  amas 
superficiels  ne  constituent  pas  l'aflleurement  d'un  gîte  souterrain 
plus  considérable,  elle  doit  laisser  l'extraction  s'exercer  librement. 
Le  projet  ministériel  de  188(3  entre  dans  cette  voie.  L'article  7  au- 
torise au  profit  des  propriétaires  du  sol  l'exploitation  des  gîtes  mé- 
tallifères superficiels  non  compris  dans  le  périmètre  d'une  mine  de 
même  nature  déjà  instituée.  Ce  n'est  pas,  toutefois,  un  droit  qu'il 
reconnaît,  mais  une  faveur  qu'il  accorde,  et  que  le  préfet  peut  reti- 


(I)  I^  loi  prussienne  contient  une  énumcration  strictement  limitative  des  substances 
soumises  au  régime  spécial  des  mines. 


LA  PROPRIÉTÉ  DES  MINES.  889 

reu  quand  il  lui  plaît.  Nous  aurions  voulu  davantage  ;  la  tendance 
mérite  néanmoins  qu'on  la  signale. 

Enfin,  lors  même  qu'un  gîte  susceptible  de  concession  s'étend 
sous  un  grand  nombre  de  propriétés  dilïérentes,  il  serait  bon 
([u'avant  de  l'attribuer  à  une  tierce  personne,  l'administration  mît 
les  propriétaires  en  demeure  de  se  réunir  en  société  pour  en  sol- 
liciter la  concession.  En  cas  d'entente,  nous  savons  déjà  toutes  les 
facilités  que  l'exploitation  y  trouverait.  En  cas  d'échec,  et  par  le 
seul  fait  de  l'ultimatum  administratif,  la  situation  du  concession- 
naire étranger  à  qui  la  mine  serait  dévolue  se  trouverait  notable- 
ment fortifiée,  les  inconvéniens  de  la  séparation  du  sol  et  de  la 
mine  de  beaucoup  amoindris.  Gomme  les  propriétaires  non  adhé- 
rens  ne  pourraient  s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes  de  la  séparation 
de  la  surface  et  du  tréfonds,  ils  ne  pourraient  prétendre  qu'à  la 
réparation  du  préjudice  matériel  qu'ils  éprouveraient  ;  il  n'y  aurait 
plus  de  raison  de  leur  accorder  une  indemnité  «  au  double  »  en 
cas  d'occupation  du  sol. 

Même  au  point  de  vue  de  la  recherche  de  nouvelles  mines,  le 
droit  de  préférence  accordé  au  propriétaire  foncier  serait  préférable 
à  l'attribution  de  la  mine  à  l'inventeur.  Pour  assurer  à  l'explo- 
rateur le  bénéfice  de  sa  découverte,  les  auteurs  des  nouveaux 
projets  ont  dû  interdire  au  propriétaire  lui-même  tout  travail 
d'exploration,  sans  une  autorisation  administrative.  Cependant  le 
droit  de  creuser  le  sol  rentre  essentiellement  dans  les  prérogatives 
du  propriétaire  ;  on  aurait  beau,  d'ailleurs,  lui  interdire  de  se  livrer 
chez  lui  à  la  recherche  des  substances  classées  dans  la  catégorie  des 
mines,  qu'il  pourrait  toujours  éluder  la  défense  en  donnant  le  change 
sur  le  but  de  ses  fouilles,  —  à  moins  qu'on  n'en  arrive  à  défendre  de 
remuer  la  terre  sans  l'agrément  du  préfet.  Mais  si  l'on  veut  vrai- 
ment favoriser  la  découverte  des  richesses  minérales,  c'est  le  pro- 
priétaire du  sol  qu'il  faut  encourager  avant  tout  autre,  car  il  est 
mieux  placé  que  personne  pour  réussir.  La  législation  actuelle  lui 
donne  toute  latitude  :  seulement,  comme  elle  n'a  rien  fait  pour 
lui  garantir  la  concession,  il  n'est  pas  surprenant  qu'il  se  montre 
peu  empressé  à  profiter  de  ses  droits.  Il  en  serait  tout  autrement 
s'il  avait  promesse  de  préférence  pour  l'attribution  du  gîte  situé 
sous  sa  propriété.  Ses  recherches,  donnant  l'éveil  à  ses  voisins,  les 
détermineraient  à  efiectuer,  de  leur  côté,  des  sondages  parallèles  : 
on  serait  donc  promptement  fixé  sur  la  configuration  et  l'allure  de 
la  mine.  La  question  de  priorité  n'étant  plus  en  jeu,  puisque  le 
tréfonds  minéral  devrait,  en  cas  d'accord,  être  attribué  par  droit 
d'accession,  personne  ne  chercherait  à  gagner  les  autres  de  vitesse. 
H  y  aurait  de  grandes  chances   pour  que  les  investigations    se 


890  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fissent  à  frais  communs,  sous  une  direction  unique  ;  le  terrain  se 
trouverait  ainsi  parfaitement  préparé  pour  le  groupement  volon- 
taire de  tous  les  intéressés  en  société  ou  en  syndicat,  le  moment 
venu  de  consentir  la  concession  définitive.  On  conçoit  qu'il  nous  est 
impossible  d'entrer  ici  dans  les  détails  du  fonctionnement  du  sys- 
tème; il  nous  suffît  d'avoir  montré  le  peu  qu'il  faudrait  pour  réta- 
blir dans  notre  code  minier  la  cohésion  et  la  logique.  Et,  cjuant 
aux  résultats,  puisqu'il  est  aujourd'hui  de  mode  de  chercher  des 
inspirations  chez  les  nations  voisines,  nous  pouvons  ajouter  qu'en 
face  du  principe  de  «  la  mine  à  l'inventeur,  »  de  provenance  prus- 
sienne, le  di'oit  d'accession  de  la  mine  à  la  surface  est  le  fonde- 
ment de  la  législation  anglaise,  qu'il  est  admis  en  Saxe  pour  les 
gîtes  de  houille,  en  Belgique  et  dans  le  Luxembourg  pour  les  mi- 
nerais de  fer,  —  si  bien  qu'en  accordant  au  propriétaire  du  sol  un 
simple  droit  de  préférence,  la  loi  française  resterait  encore  en  deçà 
des  dispositions  libérales  adoptées  avec  succès  dans  un  certain 
nombre  de  pays  étrangers. 


YIII. 


C'est  dans  ce  sens  seulement,  croyons-nous,  qu'on  pourra  son- 
ger à  reviser,    à  compléter  pour  mieux  dire,  —  notre  législation 
spéciale,  si  l'on  veut  la  maintenir  en  harmonie  avec  les  principes 
du  droit  civil  et  conserver  à  la  mine  son  caractère  immobilier  et 
perpétuel.  Confondue  avec  la  propriété  du  sol,  elle  participe  de  sa 
nature;  même  démembrée  de  la  surface,  elle  garde  la  trace  indé- 
lébile de  son  origine   territoriale  ;  mais  si  l'on  prétend  lui  faire 
rompre  ses  attaches  avec  le  fonds,  la  combinaison  féconde  de  la  loi 
du  21  avril  1810  va  s'écrouler  du  coup.  Dans  les  pays  de  droit  ré- 
galien, l'État  à  qui  la  loi  réserve  les  gîtes  métallifères  ne  peut  con- 
céder que  ce  qu'il  possède  lui-même,  c'est-à-dire  du  fer  et  de  la 
houille,  et  non  pas  les  couches  du  sol  qui  les  contiennent,  puisque 
le  sol  dépend  de  la  surface.  Le  titre  du  concessionnaire  ne  porte 
donc  que   sur  les  substances  concédées,  choses,  de  leur  nature, 
mobilières  et  périssables,  et  son  droit  s'évanouit  sitôt  que  la  mine 
est  épuisée.  Le  projet  qui  supprime  la  redevance  tréfoncière,  — 
dernier  et  fragile  lien  du  «  dessus  et  du  dessous,  »  —  n'a  pas  re- 
culé devant  cette  conséquence.  11  définit  la  propriété  de  la  mine  : 
«  le  droit  d'exploiter  jusqu'à  leur  épuisement  tous  les  gîtes  naturels 
des  substances  dénommées  au  titre  d'institution,  »  —  rien  n'étant 
plus  contraire  à  la  nature  des  choses,  dit  l'exposé  des  motifs,  «  que 


I 


LA  PROPRIÉTÉ  DES  MINES.  891 

cett^e  éternité  attribuée  à  l'exploitation  d'une  richesse  appelée  fata- 
lement à  disparaître  dans  un  délai  souvent  assez  court  (1).  » 

Si  cette  disposition  doit  rétroagir,  c'est  le  bouleversement 
complet  du  régime  des  mines;  c'est  l'inégalité  des  conditions, 
si  elle  ne  regarde  que  l'avenir.  Mais  le  peu  de  concessions  nou- 
velles sur  lesquelles  il  est  permis  de  compter  ne  vaudrait  pas 
l'honneur  d'une  législation  spéciale  :  à  de  très  rares  exceptions 
près,  comme  le  fait  observer  M.  Aguillon,  nous  ne  pouvons  nous 
flatter  de  posséder  dans  notre  vieux  pays,  si  connu  et  si  exploré, 
des  richesses  minérales  tant  soit  peu  sérieuses,  qui  ne  soient  pas 
déjà  appropriées.  Aussi,  est-ce  bien  d'une  loi  rétroactive  qu'il  s'agit  : 
les  nouveaux  cas  de  déchéance,  la  nouvelle  définition  de  la  propriété 
souterraine,  et,  —  par  le  moyen  détourné  que  l'on  sait,  — la  réduc- 
tion des  périmètres,  s'appliqueraient  aux  mines  déjà  instituées.  Et 
le  préjugé  de  l'omnipotence  de  l'État  en  pareille  matière  est  si  bien 
enraciné, que  nombre  de  gens,  peut-être,  trouveront  la  chose  toute 
naturelle.  On  parle  toujours  dos  concessionnaires  comme  si  la  nation 
s'était  dépouillée  à  leur  profit  ;  partant  de  là,  les  impatiens  ont  dé- 
noncé l'abus  et  sommé  les  pouvoirs  publics  d'y  mettre  un  terme  ; 
les  modérés  n'ont  trouvé  d'autre  réponse  que  de  représenter  les 
compagnies  minières  comme  dépositaires  d'une  part  de  la  richesse 
nationale,  et  chargées  de  la  faire  valoir  pour  le  commun  profit.  X  cette 
conception  fausse  de  leurs  devoirs  et  de  leui'S  droits,  les  concession- 
naires ont  gagné,  dans  le  début,  certaines  prérogatives  dont  ils  sa- 
vent aujourd'hui  tout  le  prix,  une  protection  particulière  qui  s'est 
bientôt  transformée  en  protectorat.  La  vérité,  c'est  que  la  concession 
n'est  pas  plus  une  libéraUté  qu'elle  n'entraîne  le  dessaisissement  de 
l'État  :  lorsqu'elle  est  faite  au  propriétaire  de  la  surface,  la  mine  ne 
change  pas  de  maître;  lorsqu'un  autre  l'obtient,  ce  sont  les  droits  du 
propriétaire  foncier  qui  passent  sur  sa  tête,  et  la  redevance  tréfon- 
cière  est  le  prix,  parfois  insuffisant,  du  rachat.  Les  concessionnaires 
ne  traitent  donc  pas  avec  l'administration  ;  ils  n'ont  pas  d'engagemcns 
à  prendre  envers  elle;  leurs  charges  fiscales,  leurs  devoirs  au  point 
de  vue  de  la  police  et  de  la  sécurité  pubHque,  leur  sont  tracés  par  la 
loi  ou  par  les  règlemens  généraux;  —  des  conventions  particu- 
héres  n'y  pourraient  rien  changer.  C'est  avec  le  maître  du  sol 
qu'ils  contractent  par  l'intermédiaii-e  du  gouvernement.   Si    donc 

(1)  Comme  on  l'a  fait  remarquer  fort  justement,  l'extinction  du  droit  de  propriéti^ 
par  l'épuisement  du  gîte  permettrait  à  l'e-xploilaut  de  se  dcsinliiresser  des  affjiisse- 
mens  de  terrain  qui  peuvent  se  produire  aprt-s  qu'il  aura  vidé  les  lieux.  Aussi  la  com- 
mission a-t-elle  maintenu  la  propriété  indotinio  de  la  mine,  ^ouvcllo  prouve  que  la 
mine  est  bien  une  portion  du  sol,  et  cette  conclusion  se  retourne  contre  le  pi-éteudu 
droit  de  l'inventeur  et  contre  la  suppression  des  redevances  tréfoucières. 


892  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'État  vient  leur  dire  qu'ils  sont  tenus  d'exploiter,  comme  con- 
dition de  leur  concession,  il  usurpe  sur  les  attributions  du  véri- 
table vendeur,  le  propriétaire  foncier,  —  qui  seul  pourrait  rappeler 
son  acquéreur  à  l'exécution  du  contrat.  Quant  aux  intérêts  publics, 
nous  ne  voyons  pas  ce  qu'ils  ont  à  faire  avec  la  déchéance. 
Pour  les  exploitations  mal  conduites,  l'interdiction  d'exploiter  suffit, 
sans  préjudice  des  travaux  que  le  préfet  peut,  ici  comme  partout 
ailleurs,  faire  exécuter  d'office,  en  cas  de  péril  imminent.  Pour  les 
exploitations  abandonnées,  on  n'aperçoit  pas  mieux  les  motifs  par- 
ticuliers qui  feraient  à  l'administration  un  devoir  de  pousser  à  la 
reprise  du  travail.  Il  importe,  sans  doute,  que  les  richesses  miné- 
rales ne  restent  pas  enfouies  dans  le  sol,  mais  il  importe  aussi  que 
nos  vignobles  détruits  par  le  phylloxéra  soient  replantés,  que  les 
terres  arables  ne  restent  pas  à  l'abandon.  Dans  cette  voie,  la  dépos- 
session des  viticulteurs  nègligens  de  la  Gironde  et  de  l'Hérault,  des 
agriculteurs  de  l'Aisne  et  du  Nord,  s'imposerait  à  courte  échéance; 
l'avenir  de  la  propriété  territoriale  est  donc  solidaire  de  celui  des 
concessions. 

L'imprudente  innovation  du  législateur  de  1838  portait  en  germe 
toutes  ces  conséquences;  si  le  mal  n'a  pas  été  plus  grand,  on  le 
doit  à  l'excellent  esprit,  à  la  haute  intégrité  du  corps  national  des 
Mines  (1).  Le  merveilleux  instrument  de  tyrannie  ou  de  vengeances 
personnelles,  —  le  jour  où  il  tomberait  entre  des  mains  moins 
désintéressées, —  que  cette  menace  d'éviction,  ce  droit  d'exécution 
sommaire  indéfiniment  suspendu  sur  la  tête  des  exploitans,  avec  l'in- 
jonction vague  de  travailler  sans  interruption,  malgré  les  crises 
commerciales,  malgré  les  grèves  dont  il  est  toujours  facile,  avec  un 
peu  de  mauvais  vouloir,  d'attribuer  la  responsabilité  à  la  direction 
de  l'entreprise  ! 

Bien  loin  de  multiplier  les  cas  de  déchéance,  le  mieux  serait 
de  les  faire  disparaître.  Toute  atteinte  à  la  stabiUtc  de  la  pro- 
priété souterraine  rejaillit  non-seulement  sur  la  production, 
mais  sur  la  condition  de  l'ouvrier  mineur,  dont  le  sort  reste  et 
restera  lié,  quoi  qu'on  fasse,  à  la  prospérité  de  la  mine.  11  faut 
au  travail  souterrain  la  foi  robuste  qui  transporte  les  montagnes  ; 
il  y  faut  aussi  les  capitaux  qui  les  percent,  et  le  crédit  est  sujet  à 
prendre  facilement  de  l'ombrage  :  les  clauses  élastiques,  les  pou- 
voirs discrétionnaires,  —  l'inconnu  ne  lui  dit  rien  qui  vaille;  aux 
réformes  les  plus  rationnelles,  il  préférera  \e  statu  qHO,qua.nd  elles 
devront   se   traduire  par  des  mesures  radicales.    Et  nous-mêmc, 

(1)  Jusqu'à  ce  Jour,  l'administration  n'a  prononcé  la   déchéance  que  dans  quelques 
cas  d'abandon  volontaire  de  concessions  devenues  improductives. 


LA  PROPRIÉTÉ  DES  MINES.  893 

nous  nous  reprocherions  d'avoir  signalé  ici  les  côtés  défectueux 
de  notre  loi  organique,  si  la  situation  des  concessionnaires  pouvait 
en  être  un  instant  ébranlée,  s'ils  n'avaient  été  les  premiers,  presque 
les  seuls,  à  soufïrir  de  ces  inconvéniens  dont  ils  ne  songent  plus  à 
se  plaindre.  Mais  il  nous  semble  que  de  remettre  en  lumière  les 
bases  essentielles  de  la  législation  minérale,  aura  mieux  servi  leur 
cause  que  tous  les  argumens  de  circonstance.  En  restituant  à 
la  concession  son  caractère  véritable,  on  dissipe  les  préjugés 
qui  la  discréditent;  en  montrant  qu'elle  procède  de  la  propriété 
foncière  par  la  vertu  d'une  transmission  légale  consommée  sous 
le  contrôle  du  gouvernement,  on  la  justifie  dans  son  principe; 
en  la  rattachant  au  droit  commun,  on  la  met  à  l'abri  du  bon 
plaisir.  Au  surplus,  et  dans  tout  autre  système,  —  avec  le  droit 
régalien  comme  sous  le  régime  de  l'invention,  —  la  position  des 
propriétaires  actuels  de  mines  reste  inattaquable.  Aux  revendi- 
cations de  l'État,  ils  opposeraient  leur  titre  de  propriété  per- 
pétuelle, contre-signe  du  chef  de  l'État;  si  c'est  l'inventeur  qui 
l'emporte  dans  la  loi  nouvelle,  ils  peuvent,  à  l'encontre  de  tous 
autres,  se  réclamer  de  cette  qualité,  car  le  véritable  inventeur  d'une 
mine  n'est  pas  celui  qui  en  signale  l'existence,  mais  celui  qui  la 
poursuit  et  l'atteint  dans  les  profondeurs  du  sol,  celui  qui  la  dt- 
couvre  au  sens  littéral  du  mot.  Forts  de  leur  di'oit,  de  leur  longue 
possession,  des  capitaux  engagés,  des  résultats  obtenus,  appuyés 
sur  les  nombreux  intérêts  solidah*es  des  leurs,  les  remaniemens 
projetés  ne  sauraient  les  toucher,  sans  compromettre  du  mémo 
coup  la  propriété  foncière  et  l'industrie  nationale. 

La  commission  parlementaire,  saisie  du  projet  de  loi  sur  les  mines, 
l'avait  parfaitement  compris.  En  adhérant,  pour  l'avenir,  h.  la  doc- 
trine nouvelle  de  la  mine  à  l'inventeur,  elle  avait  jugé  nécessaire 
de  rassurer  les  concessionnaires,  en  leur  conférant  expressément 
une  nouvelle  investiture,  en  affirmant  la  perpétuité  de  la  [)ro{)riété 
souterraine,  en  repoussant  le  système  de  redevances  progressives 
destiné  à  amener  la  réduction  des  périmètres.  Si  elle  n'a  pas  pro- 
posé la  suppression  de  la  déchéance,  —  comme  la  logique  l'aurait 
voulu  peut-être,  —  elle  demandait  du  moins  que  cette  mesure 
fût  restreinte  au  cas,  —  presque  équivalent  à  l'abandon  volontaire, 
—  où  l'exploitation  est  interrompue  pendant  deux  ans,  sans  cause 
légitime,  les  tribunaux  civils  étant  juges  des  motifs.  11  y  a  loin  de 
là  aux  bouleversemens  réclamés,  en  1882  et  1884,  par  une  fraction 
de  la  chambre.  Laréflexionet  l'étude  ont  donc  porté  leurs  fruits.  On 
peut  être  assuré  qu'en  cette  matière  elles  conduh-ont  toujours  vers 
les  solutions  simples  et  libérales. 

René  de  Kecï. 


LES 


FACULTÉS   FRANÇAISES 


EN     1889 


h 

LA    SITUATION    MATERIELLE. 


ï.  Statistique  de  l'enseignement  supérieur,  de  1878  à  1888,  publiée  par  le  ministère  de 
l'instruction  publique,  1889.  —  II.  Recueil  des  lois  et  règlemens  sur  l'enseigt^ement 
supérieur,  recueillis  et  publiés  par  M.  A.  de  Beauchamp,  4  vol.  gr.  in-S",  1881- 
1889. 

^^ous  avons  vu,  le  5  août  dernier,  quelque  chose  d'inoubliable. 
Ce  jour-là,  à  trois  heui-es  précises,  le  Président  de  la  Répu- 
blique arrivait,  en  grand  appareil,  rue  des  Écoles.  11  s'arrêtait  au 
seuil  d'un  monument  neuf ,  à  la  haute  laçade  finement  et  fière- 
ment dessinée.  Reçu  par  le  ministre  de  l'instruction  publique  et 
les  autorités  universitaires,  il  était  introduit  dans  un  vaste  et  ad- 
mirable amphithéâtre  où  l'attendaient,  groupées,  plus  de  trois  mille 
personnes  :  les  ministres  du  jour  et  les  anciens  minisires  de  l'in- 
struction publique ,  le  vice-recteur  de  Paris  et  les  recteurs  de 
presque  toutes  les  académies  de  France,  les  délégués  des  conseils 
généraux  de  toutes  les  facultés  des  départemens,  le  personnel  en- 
tier des  facultés  de  Paris,  les  professeurs  des  grandes  écoles,  l'In- 
stitut, le  Conseil  supérieur  de  l'instruction  publique,  des  sénateurs, 


LES    FACULTÉS    FRANÇAISES    EN    1889.  895 

dès  députés,  des  conseillers  municipaux,  et,  chose  qui  ne  s'était 
pas  encore  vue,  chez  nous,  en  ce  siècle,  plus  de  quinze  cents  étu- 
dians  de  tout  pays,  de  toute  langue,  de  tout  costume,  parisiens, 
provinciaux,  anglais,  belges,  suédois,  suisses,  italiens,  espagnols, 
grecs,  roumains,  hongrois,  tchèques,  russes,  danois,  américains, 
bannières  déployées  et  rangées.  11  était  acclamé,  à  son  entrée,  par 
cette  jeunesse  d'élite  autant  que  chef  d'état  le  fut  jamais,  et  dun 
élan  si  unanime,  qu'on  eût  dit  que  toutes  les  langues  s'étaient  fon- 
dues, pour  un  moment,  dans  un  même  salut  à  la  France.  Dès 
l'abord  on  sentait,  dans  cette  grande  assemblée,  une  émotion  peu 
habituelle,  joyeuse,  sereine  et  haute,  et  cette  émotion  allait  gran- 
dissant à  mesure  que  les  orateurs  :  le  vice-recteur,  le  président 
du  conseil  municipal,  puis  le  ministre  de  l'instruction  publique, 
exaltaient  à  l'envi  la  science,  la  patrie,  l'humanité. 

C'est  la  nouvelle  Sorbonne  que  l'on  inaugurait.  Mais  ce  n'était 
pas  l'ordinaire  et  banale  prise  de  possession  officielle  d'un  nouveau 
bâtiment.  Ce  qui  remuait  tous  les  cœurs,  c'était,  dans  c*\s  murs 
neufs,  une  chose  également  neuve,  un  nouvel  état  de  l'enseignement 
supérieur,  un  nouvel  état  de  la  jeunesse  française.  Cette  chose,  nous 
en  savions  l'existence,  nous  tous  qui  depuis  vingt  ans  en  avons  été 
les  ouvriers  attentifs  et  passionnas  ;  mais  elle  n'avait  pas  encore 
éclaté  aux  yeux  du  pubhc.  Ce  jour-là  elle  apparaissait,  avec  le  mo- 
nument dégagé  de  ses  échafaudages,  formée,  vivante  et  agissante, 
et  c'était  une  fierté  pour  les  uns,  pour  quelques  autres  une  sur- 
prise, pour  tous  une  joie  et  une  grande  espérance. 

Il  nous  a  semblé  que  c'était  le  moment  ou  jamais  de  dire  ce  qui 
a  été  fait  en  ces  dernières  années  pour  la  transformation  de  nos 
facultés,  ce  qu'elles  sont  devenues,  ce  qui  leur  manque  encore. 
Aussi  bien  la  tâche  est-elle  facilitée  par  deux  récentes  publicaliois 
du  ministère  de  rinstniction  publique,  la  Statistique  de  Vemei- 
gnement  supérieur  de  i818  à  i888,  et  le  quatrième  volume  du 
Recueil  des  lois  et  règlemens  sur  Venseigjiement  supérieur,  par 
M.  Arthur  de  Beauchamp,  deux  sources  abondantes  de  renseigno- 
mens  auxquelles  nous  aurons  souvent  recours. 

I. 

Tout  d'abord  il  faut  dire  en  quel  état  se  trouvait  notrf  haui 
enseignement  lorsqu'apparut  clairement,  comme  une  ohligation 
nationale,  la  nécessité  de  le  réformer;  et,  pour  cela,  il  faut  aupara- 
vant indiquer  en  quelques  traits  les  vicissitudes  par  lesquelles 
il  avait  passé  depuis  la  disparition  des  Universités  de  l'ancien 
régime. 

Avant  la  Révolution,  on  ne  distinguait  pas  entre  ce  que  nous 


896  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

apjH'.lons  aujourd'hui  renseignement  secondaire  el  l'enseignement 
supérieur.  Toute  l'instruction  se  donnait  à  l'université  :  rinstructioii 
préparatoire,  latin,  grec,  rhétorique,  philosopliie  et  élémens  des 
sciences,  à  la  laculté  des  arts;  l'instruction  professionnelle,  théo- 
logie, droit  et  médecine,  aux  facultés  de  théologie,  de  droit  et  de 
médecine.  Cristallisées  dans  cette  forme  depuis  des  siècles,  il  n'y 
avait  en  elles  aucune  place  pour  un  haut  enseignement  des  lettres 
et  des  sciences,  encore  moins  pour  les  recherches  savantes.  Aussi 
toute  la  science  du  xviii®  siècle  fut-elle  faite  en  dehors  d'elles,  sou- 
vent en  dépit  d'elles.  Ce  fut  la  principale  raison  de  leur  décadence  et 
plus  tard  de  leur  suppression.  Sans  doute,  avec  la  Révolution,  elles 
aui'aient  été  atteintes,  comme  le  furent  toutes  les  institutions  de 
l'ancien  régime,  dans  leur  constitution  et  dans  leurs  privilèges  ;  mais 
peut-être  n'auraient-elles  pas  disparu,  sans  leur  torpeur  scientifique 
et  sans  leur  antagonisme  à  l'esprit  de  la  science,   où  le  nouvel 
esprit  public  ne  devait  pas  tarder  à  voir  un  dissentiment  irréduc- 
tible avec  le  nouvel  état  politique  et  social.  Toujours  est-il  que  loin 
de  songer  à  supprimer  l'enseignement  supérieur,  la  Révolution  eut, 
au  contraire,  une  vue  nette  de  ce  qu'il  doit  être,  et  qu'elle  en 
donna  une  délinition  qui  n'a  été  dépassée  en  aucun  pays,  et  qui, 
chez  nous,  est  encore  loin  d'être  épuisée.  Ce  sont  des  utopies,  sans 
doute,  si  l'on  songe  aux  ressources  alors  disponibles,  que  les  plans 
de  Talleyrand  et  de  Gondorcet  sur  l'instruction  publique;  mais  ces 
utopies  sont  en   même  temps  un  idéal,  et  c'est  bien  l'idéal  de  la 
Révolution,  en  lait  de  haut  enseignement,  idéal  conforme  à  la  phi- 
losophie du  xviii®  siècle,  d'où  elle  était  sortie,  que  cet  immense 
Institut  enseignant  où  Talleyrand  voulait  réunir,  avec  tous  les  auxi- 
liaires du  travail  intellectuel,  bibliothèques,  musées,  collections, 
laboratoires,  les  sciences,  les  lettres  el  les  arts;  c'est  bien  encore 
cet  idéal  que  ces  lycées,  rêvés  par  Condorcet,  où  tout  ce  qui  est 
science   et  libre  recherche,   mathématiques,   sciences  physiques,^ 
sciences  de  la  nature  vivante,  sciences  de  l'homme  moral,  sciences 
des  sociétés,  langues  et  littératures,  tout,  jusqu'aux  beaux-arts  et 
aux  arts  mécaiùques,  eût  eu  des  professeurs,  des  chercheurs  et  des 
instiumens. 

A  vrai  dire,  dès  le  début  de  la  Révolution,  d'autres  idées  furent 
émises  sur  l'organisation  du  haut  enseignement.  Au  lieu  d'écoles 
encyclopédiques  où  toutes  les  sciences  eussent  été  groupées  suivant 
leurs  affinités  naturelles,  s' aidant  et  s'unissant  les  unes  les  autres 
dans  une  poursuite  commune  de  la  vérité,  d'autres,  songeant  moins 
à  la  science  en  elle-même  qu'à  ses  applications,  et  d'ailleurs  sou- 
cieux d'économies,  avaient  proposé  pour  chaque  science  particu- 
lièi'e  des  écoles  spéciales  et  fejmées.  Ce  furent  même  leurs  idées 
qui  triomphèrent.  11  n'en  est  pas  moins  ci  rtain  que  le  programme 


LES    FACULTES    FRANÇAISES    EN    1889.  897 

de  Condorcet,  un  instant  voté  par  la  Convention,  repris  par  Daunoa 
et  Roger  Martin  sous  le  Directoire,  est  bien  l'expression  de  ce  que 
les  théoriciens  de  la  Révolution  conçurent  comme  le  type  de  l'en- 
seignement supérieur.  Ce  que  firent  les  hommes  d'action,  au  ha- 
sard des  circonstances,  et  sous  la  pression  des  événeniens,  fut 
juste  le  contraire  de  cet  idéal.  Les  anciens  officiers  du  Jardin  du 
Roi  avaient,  dès  le  début  de  la  Constituante,  préparé  une  refonte 
révolutionnaire  de  cet  établissement.  On  adopta  ce  projet,  et  le 
Jardin  du  Roi  devint  le  Muséum,  l'école  spéciale  des  sciences  de  la 
nature.  Le  Comité  de  Salut  public  voyait  avec  terreur  la  pénurie 
des  ingénieurs  militaires;  il  improvisa  l'École  polytechnique.  On 
criait  de  toutes  parts  contre  l'incapacité  des  médecins  et  les  mé- 
faits des  charlatans;  Fourcroy  fit  décréter  les  Écoles  de  santé.  Le 
succès  de  ces  divers  établissemens,  la  ruine  successive  de  la 
Gironde  et  de  la  Montagne,  qui  avaient  l'une  après  l'autre  épousé 
et  soutenu  les  idées  de  Condorcet,  permirent  aux  partisans  des 
écoles  spéciales  d'enlever  à  la  volée,  à  l'avant-dernier  jour  de  la 
Convention,  une  loi  de  principe  qui  faisait  de  ces  Ixoles  le  mode 
général  de  tout  le  haut  enseignement.  L'Institut  de  France,  créé 
en  même  temps,  devait  pourvoir  à  l'avancement  des  sciences. 

Le  Consulat  continua  l'œuvre  de  la  Convention,  en  créant,  suivant 
l'esprit  de  la  loi  qu'il  avait  reçue  d'elle,  dç  nouvelles  écoles  spé- 
ciales pour  le  droit  et  pour  la  pharmacie.  11  fit  œuvre  propre  en 
soumettant  toutes  les  écoles  spéciales  à  une  organisation  qui  devait 
entraver  et  qui  entrave  encore  nos  facultés.  Pour  les  philosophes  de 
la  Révolution,  la  science  était  le  but  de  l'enseignement  supérieur; 
pour  les  administrateurs  du  consulat,  ce  fut  la  poursuite  des  grades 
professionnels.  On  avait  été  conduit,  par  mesure  de  sécurit»'  so- 
ciale, à  réglementer  des  professions,  comme  la  médecine  et  le  bar- 
reau, où  la  liberté  n'avait  produit  que  des  abus  et  des  maux.  En 
posant  des  conditions  à  l'exercice  de  ces  professions,  on  devait  au 
public  des  garanties.  On  les  chercha,  non  dans  le  savoir  en  lui- 
même,  mais  dans  la  constatation  officielle  du  savoir.  On  rétablit 
donc  les  anciens  degrés,  et  on  en  fit  des  grades  d'état,  sans  souci 
de  savoir  si  la  poursuite  des  parchemins  ne  nuirait  pas  à  la  re- 
cherche de  la  science  et  n'abaisserait  pas  les  hautes  études  en  mo- 
difiant leur  destination. 

L'Empire  créa  l'Université';  mais  comme  il  la  créait  pour  être 
une  fabrique  d'esprit  public  à  son  usage,  il  n'eut  garde  d'y  faire 
une  place  sérieuse  à  la  science,  qui  est  un  foyer  d'esprit  do  liberté. 
Sans  doute  il  devait  y  avoir  dans  l'Univcrsitt'  impi'riale,  une  et 
indivisible  comme  l'empire,  un  compaiiiment  spécial  pour  l'ensei- 
gnement supérieur,  et  dans  ce  compartiment  jusqu'à  cinq  ordres 
TOME  xcvi.  —  1889.  57 


898  REVTE    DES    DEUX    MO:VDES. 

de  ikcultés  :  théologie,  droit,  médecine,  sciences  et  lettres.  Mais 
sous  ces  mots,  que  de  mensonges  ;  dans  ce  cadre,  que  de  fan- 
tômes! Au  lond,  les  facultés  nouvelles  n'étaient  qu'un  nouveau 
nom  dos  anciennes  écoles  spéciales,  et,  en  le  leur  donnant,  on  ne 
leur  avait  pas  donné  ce  qu'il  implique  d'essentiel,  à  savoir  une 
âme  commune,  de  laquelle  elles  eussent  été  les  diverses  puis- 
sances. Entre  elles,  pas  de  liens,  pas  de  rapports,  parfois  même 
pas  de  contacts.  Tantôt  dispersées,  tantôt  juxtaposées  au  hasard 
d'une  distribution  absolument  empirique^  elles  devaient  vivre  sans 
s'aider,  sans  même  toujours  se  connaître  les  unes  les  autres,  ap- 
pliquées chacune  à  sa  besogne  particulière,  faisant  ici  des  licenciés 
en  droit,  là  des  docteurs  en  médecine,  ailleurs  des  bacheliers.  Con- 
férer des  grades  était  leur  grosse  et  même  leur  unique  affaire. 
Aux  facultés  des  sciences  et  aux  facultés  des  lettres,  qui  sont  pour- 
tant les  facultés  savantes  par  excellence,  on  n'assignait  pas,  sauf  à 
Paris  pour  les  besoins  de  l'École  normale,  d'autre  destination  et 
d'autre  tâche.  On  ne  leur  donnait,  aux  sciences,  que  quatre  ou 
cinq  professeurs  pour  toutes  les  provinces  des  mathématique^,  des 
sciences  physiques  et  des  sciences  naturelles  ;  aux  lettres,  que 
trois  ou  quatre  pour  le  domaine  immense  de  la  philosophie,  de 
l'histoire,  des  langues  et  des  littératures,  et  encore  de  ces  profes- 
seurs la  plupart  faisaient-ils  double  emploi,  professeurs  au  lycée, 
juges  à  la  faculté.  Aussi  l'enseignement,  quand  il  exista,  ne  fut-il 
que  l'intermède  des  sessions  d'examen,  et  comme  il  manquait  des 
instrumens  nécessah'es  et  d'une  clientèle  assurée,  il  demeura  sans 
portée  et  sans  fruits. 

On  comprend  la  hâte  de  la  Restauration  à  supprimer  ces  ombres 
coûteuses.  L'Empire  lui  laissait  vingt-trois  facultés  des  lettres  ;  elle 
n'en  conserva  que  six.  Un  instant,  tout  à  fait  au  début,  elle  parut 
disposée  à  donner  à  l'enseignement  supérieur  une  organisation 
plus  conforme  à  sa  destination  véritable  ;  elle  en  fut  vite  détour- 
née par  le  cours  que  prit  sa  politique.  L'ordonnance  de  181A, 
qui  créait  des  universités  régionales,  douées  chacune  d'une  cer- 
taine autonomie,  resta  lettre  morte,  et  l'Université  impériale,  deve- 
nue l'Université  royale,  continua,  malgré  une  suspicion  aiguë  et 
des  attaques  constantes,  de  pourvoir  à  la  fonction  publique  de 
l'enseignement.  Pendant  cette  période,  il  fut  peu  fait  par  le  pou- 
voir pom-  l'enseignement  supérieur.  L'organisation  générale  n'en 
fut  pas  modifiée  ;  les  ressources  n'en  furent  pas  sensiblement  ac- 
crues. On  le  tolérait  ;  on  le  subissait,  laute  de  pouvoir  le  rempla- 
cer, et  souvent  la  politique  s'y  faisait  sentir  avec  brutalité  aux 
hommes  et  aux  institutions.  C'est  pourtant  à  cette  épo<xue  que 
noire  enseignement  supérieur,  dépourvu  d'institutions  qui  l'eus- 
sent modelé  dans  une  forme  adéquate  à  sa  fonction,  s'en  donna  de 


LES    FACULTÉS    FRAx\<jAIS£S    EN    1889.  899 

lui-même  une  autre  où  il  devait  briller  d'un  rayonnant  éclat.  A  ce 
moment,  soutenu  et  excité  par  le  libéralisme  de  l'opinion,  l'ensei- 
gnement de  la  Sorbonne  devint  tout  à  coup,  avec  Guizot,  Cousin 
et  Villemain,  une  des  manifestations  les  plus  retentissantes  de  l'es- 
prit français.  Du  coup  lut  arrêté,  pour  de  longues  années,  par  le 
succès  de  ces  modèles,  l'idéal  du  professeur  français  de  faculté. 

Des  trois  ordres  d'enseignement,  ce  n'est  pas  à  l'enseignement 
supérieur  que  le  Gouvernement  de  juillet  appliqua  son  principal 
effort.  11  ne  fut  pourtant  pas  sans  y  réaliser  de  notables  améliora- 
tions, et  même  certains  de  ses  hommes  d'état  y  méditèrent  des 
transformations  radicales.  11  n'y  a  que  deux  types  d'enseignement 
supérieur,  les  écoles  spéciales  et  les  universités  :  les  unes  vouées 
à  la  culture  d'une  science  particulière,  et  n'admettant  des  autres 
que  ce  qui  peut  servir  à  celle-là  ;  les  autres  ouvertes  à  toutes  les 
sciences,  à  toutes  les  branches  des  lettres,  faisant  mieux  que  les 
recevoir,  les  unissant  toutes  ensemble,  dans  une  hai-monie  compa- 
rable à  celle  des  facultés  de  l'esprit  humain  et  des  lois  de  la  nature. 
Les  lacultés  de  l'Empire  étaient,  malgré  leur  nom,  des  écoles  spé- 
ciales. A  ces  facultés  éparpillées,  isolées  les  unes  des  autres,  pau- 
vrement dotées,  dépourvues  presque  toutes  des  premiers  instrumens 
du  travail  intellectuel  et  de  la  recherche  scientifique,  M.  Guizot,  dans 
ses  projets  de  la  première  heure,  rêva  de  substituer  quelques  uni- 
versités complètes,  «  grands  loyers  d'étude  et  de  vie  intellectuelle.  » 
Un  peu  plus  tard,  le  rapporteur  du  budget  de  l'instruction  publique, 
M.  Dubois,  un  universitaire  distingué,  réclama  la  môme  reforme,  et 
M.  Cousin,  dans  son  court  passage  au  ministère,  essaya  d'en  com- 
mencer l'exécution.  Mais  il  en  lut  de  ces  desseins  comme  des  projets 
de  Gondorcet.  Ni  le  public,  ni  le  gouvernement,  ni  l'Université  elle- 
même  n'étaient  assez  empressés,  assez  préparés  à  ces  réformes, 
«  Je  ne  rencontrai  point,  dit  M.  Guizot,  de  forte  opinion  publique, 
qui  me  pressât  d'accomplir  dans  le  haut  enseignement  quehjue 
œuvre  générale  et  nouvelle...  En  lait  d'instruction  supérieure,  le 
public,  à  cette  époque,  ne  souhaitait  et  ne  craignait  à  peu  près 
rien  ;  il  n'était  préoccupé,  à  cet  égard,  d'aucune  grande  idée,  d'au- 
cun impatient  désir...  Le  haut  enseignement,  tel  qu'il  était  consti- 
tué et  donné,  suffisait  aux  besoins  pratiques  de  la  société,  qui  lo 
considérait  avec  un  mélange  de  satisiaction  et  d'indillérencc.  »  On 
se  borna  donc  à  amélioier  ce  qui  existait  sans  lo  transformer.  On 
augmenta  les  traitemens;  on  fit  quelques  dépenses  pour  les  bâti- 
mens ,  les  laboratoires  et  les  collections  ;  on  créa  de  nouvelles 
chaires,  et,  chose  plus  grave,  on  créa  de  nouvelles  facultés.  On 
s'efforça  d'animer  les  facultés  des  lettres  et  les  facultés  des  sciences, 
et  l'on  se  disposait  à  faire  des  études,  surtout  dans  lo  di'oit  et  la 


900  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

médecine,  une  retonte  générale ,  lorsqu'éclata  la  révolution  de 
1848.  Le  budget  des  facultés  était  alors  de  2,876,000  francs  en 
chiffres  ronds.  Le  Gouvernement  de  juillet  l'avait  augmenté  de 
2  millions  environ. 

Sous  le  second  Empire,  les  choses  continuèrent  d'aller  du  même 
train,  sans  accélération,  sans  orientation  nouvelle.  L'opinion  avait 
peu  souci  du  haut  enseignement,  et  elle  se  contentait  des  licenciés 
en  droit  et  des  docteurs  en  médecine  qu'il  fournissait.  Comme  sous 
le  Gouvernement  de  juillet,  les  besoins  pratiques  avaient  satisfac- 
tion, et  la  science,  malgré  de  grands  noms,  de  grands  travaux  et 
souvent  d'admirables  découvertes,  n'excitait  que  rarement  l'intérêt 
du  public  et  celui  du  pouvoir.  Le  budget  des  facultés  s'accrut, 
dans  cette  période,  d'environ  deux  autres  millions;  mais,  de  cette 
somme,  la  plus  grosse  part  fut  absorbée  par  la  création  de  nou- 
velles facultés  inutiles,  toutes  taillées  sur  l'étroit  patron  d(3  celles 
qui  végétaient  déjà.  , 

H. 

Aussi,  vers  la  fin  du  second  Empire,  que  de  choses  manquaient 
aux  facultés  !  Quelle  misère  des  bâtimens,  quelle  insuffisance  des 
crédits,  quelle  détresse  des  laboratoires,  quelle  absence  des  instru- 
mens  les  plus  nécessaires  au  travail,  et,  par  suite,  quelle  torpeur  des 
institutions,  et,  ti-op  souvent,  avec  beaucoup  de  talent,  quelle  lan- 
gueur chez  les  hommes  !  Bientôt  toutes  les  anciennes  installations 
des  facultés  auront  disparu,  et  l'on  n'aura  plus,  pour  témoins  de  ce 
qu'elles  furent  si  longtemps,  que  les  documens  officiels  des  statis- 
tiques. Mais  tous  ces  documens  attestent  la  misère,  souvent  la  noire 
misère.  A  la  question  :  les  bâtimens  sont-ils  appropriés  à  leur  des- 
tination, la  Slalistiqne  de  1868  répond  presque  partout  :  «  Non,  non, 
non  !  »  Et  de  fait,  à  part  quelques  villes  moyennes  ou  petites,  Nancy, 
Rennes,  Caen,  Clermont,  fières  de  leurs  facultés,  qui  les  ont  conve- 
nablement installées,  les  autres  se  sont  peu  souciées  d'elles  et  les 
ont  logées,  vaille  que  vaille,  où  elles  ont  pu,  de  cette  façon  provi- 
soire, qui,  en  France,  devient  promptement  définitive.  A  Lyon,  la 
faculté  des  sciences  est  dans  les  combles  du  palais  Saint-Pierre  ;  à 
Bordeaux,  dans  une  annexe  de  l'hôtel  de  ville  ;  le  laboratoire  de 
chimie,  froid,  humide,  meurtrier,  n'a  jour  et  air  que  par  un  vesti- 
bule intérieur  ;  à  Montpellier,  elle  est  dans  une  masure  élayée  de 
toutes  parts  ;  à  Toulouse,  dans  un  ancien  couvent.  Nulle  part, 
même  dans  les  facultés  neuves,  les  laboratoires  ne  sont  assez  spa- 
cieux, les  salles  des  collections  assez  vastes.  Aux  facultés  des  lettres 
et  de  dioit,  moins  gourmandes  de  place,  on  n'a  même  pas  donné 


LES    FACULTÉS    FRANÇAISES    EN    1889.  901 

le  strict  nécessaire.  En  général,  une  laculté  des  lettres  se  compose 
d'un  grand  amphithéâtre  de  cours,  quelquefois  flanqué  d'une  tri- 
bune pour  les  dames,  d'une  petite  salle  d'attente  de  quelques  pieds 
carrés  pour  le  professeur  et  d'une  loge  pour  l'appariteur  ;  pas  de 
salles  de  conférences,  pas  de  salles  d'études,  pas  de  bibliothèque. 

Dans  l'enquête  ordonnée  par  M.  Duruy  en  1865,  de  partout  s'élè- 
vent les  mêmes  doléances,  les  mêmes  requêtes.  Marseille  demande 
«  par  mesure  d'hygiène,  l'exhaussement  des  laboratoires  qui  man- 
quent d'air.  »  Dijon  signale  «  ses  amphithéâtres  étroits,  sombres, 
nuS;,  fort  inférieurs,  sous  tous  les  rapports,  aux  classes  d'un  lycée.  » 
A  Lille,  «  l'un  des  amphithéâtres,  construit  en  contre-bas  du  sol, 
est  sombre,  humide  et  on  ne  pourrait  pas  y  professer  convenable- 
ment pendant  le  jour.  Le  laboratoire  de  chimie  réclame  une  place 
pour  les  objets  de  collections  et  un  magasin  pour  les  produits.  La 
physique  demande  une  salle  distincte  où  l'on  puisse  installer  des 
expériences  et  faire  des  manipulations.  »  Et  ainsi  des  autres.  — 
A  Paris,  la  situation  n'est  pas  meilleure.  La  faculté  des  sciences 
et  la  faculté  des  lettres  étouffent,  depuis  la  Restauration,  dans  la 
vieille  Sorbonne  de  Richelieu;  depuis  1835,  on  a  projet  de  les 
agrandir.  Derrière  la  façade  monumentale  de  Soulflot,  la  faculté 
de  droit  manque  d'espace  pour  sa  bibliothèque  et  pour  ses  cours. 
La  faculté  de  médecine  a  des  installations  honteuses  :  «  Tout  Paris, 
écrit  M.  Duruy  en  1868,  dans  un  rapport  à  l'empereur,  tout  Paris 
est  renouvelé  :  les  bâtimens  affectés  à  l'enseignement  supérieur  res- 
tent seuls  dans  un  état  de  vétusté  qui  contraste  péniblement  avec 
la  grandeur  imposante  d'édifices  consacrés  à  d'autres  services.  » 
Et,  en  1873,  un  autre  ministre,  M.  Jules  îSimon,  pouvait  tenir  ce 
langage  à  la  réunion  des  Sociétés  savantes  :  «  Si  nous  avions  eu  le 
temps,  j'aurais  tenu  à  vous  faire  visiter,  après  la  séance,  nos  éta- 
bUssemens  scientifiques  de  Paris.  Je  ne  parle  pas  de  l'Ecole  supé- 
rieure de  pharmacie  ;  j'aurais  eu  quelque  inquiétude  à  vous  y  con- 
duire, car,  cette  semaine  même,  nous  venons  d'être  obligés  de 
l'étayer.  Je  ne  parle  pas  de  l'École  de  médecine,  ni  surtout  de 
l'École  pratique  que  je  ne  veux  plus  montrer  à  personne...  Sans 
sortir  de  la  Sorbonne,  j'aurais  pu  me  borner  à  vous  montrer  les 
laboratoires  de  la  faculté  des  sciences..,  dans  des  locaux  qui  ser- 
vaient autrefois  à  loger  des  étudians  ou  de  petits  ménages.  Toutes 
ces  pièces  étroites,  mal  éclairées,  dont  nous  avons  su  tirer  parti, 
l'ancienne  chambre  à  coucher,  le  petit  salon,  la  cuisine,  sont  nos 
salles  d'études  !  Encore  ne  nous  appartiennent-elles  pas  ;  c'est  la 
ville  de  Paris  qui  nous  les  prête  ;  et  si  demain  elle  nous  donnait 
congé,  notre  enseignement  s'arrêterait.  » 

Dans  l'enseignement,  que  de  lacunes!  «  Vous  le  savez  comme 


902  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moi,  disait  encore  M.  Jules  Simon  aux  Sociétés  savantes,  dans  nos 
facultés  des  lettres,  il  n'y  a  qu'une  chaire  de  littérature  ancienne; 
les  études  latines  et  les  études  grecques  sont  confiées  à  un  seul 
professeur.  Pour  l'histoire,  c'est  encore  pis  :  le  même  professeur 
est  chargé  d'enseigner  toute  l'histoire,  et,  de  plus,  la  géographie, 
ce  qui  veut  dire  que  la  géographie  n'est  pas  enseignée.  C'est  à 
Paris  seulement  qu'il  y  a  un  professeur  spécial  de  géographie.  Mal- 
gré l'importance  que  l'étude  des  Httératures  étrangères  a  prise  dans 
notre  siècle,  nous  n'avons  qu'une  chaire  de  littératures  étrangères 
par  faculté,  »  A  Paris  même,  il  n'y  avait  pas  alors  de  chaires  spé- 
ciales pour  des  objets  de  première  importance,  pour  l'histoire  et 
pour  la  littérature  du  moyen  âge,  pour  le  sanscrit,  pour  la  gram- 
maire comparée,  pour  l'archéologie.  Dans  les  sciences,  sauf  à  Paris, 
le  plus  souvent  le  même  homme  portait  le  triple  fardeau  de  la  zoo- 
logie, de  la  botaniqtie  et  de  la  géologie.  Dans  le  droit,  on  n'ensei- 
gnait nulle  part  le  droit  constitutionnel,  l'histoire  du  droit,  le  droit 
maritime,  et  il  n'y  avait  qu'une  seule  chaire  d'économie  politique, 
celle  de  la  faculté  de  Paris. 

Partout  les  moyens  et  les  instrumens  de  travail  sont  insuffi- 
sans.  C'est  à  peine  croyable  :  dans  aucune  faculté  des  départemens, 
il  n'y  a  de  bibliothè(jue.  On  achète  bien,  de-ci  de-là,  quelques  livres 
sur  les  reliquats  de  l'année.  Mais  qu'est-ce  au  prix  de  la  produc- 
tion scientifique  du  monde  entier?  Et  puis  on  n'a  ni  salle  pour  les 
ranger,  ni  bilDhothécaire  pour  les  conserver.  —  Les  collections  sont 
pauvres,  incomplùîcs,  dépareillées.  Les  laboratoires  manquent  d'in- 
strumens  ;  les  professeurs  n'ont  pas  d'argent,  ou  en  ont  si  peu 
qu'une  fois  payés  le  chauffage  et  l'éclairage,  il  ne  reste  à  peu  près 
rien  pour  les  expériences  des  cours  et  les  recherches  personneUes. 
Aussi  faut-il  entendre  les  plaintes  de  l'enquête  de  1885  :  «  Le  cré- 
dit de  /lOO  francs  alloué  aux  collections  ne  permet  pas  de  les  main- 
tenir au  niveau  du  progrès  de  la  science.  »  (Faculté  des  sciences  de 
Bordeaux.)  —  «  La  faculté  manque  absolument  des  instrumens,  des 
modèles  et  mêmes  des  dessins  nécessaires  aux  démonstrations  des 
cours  de  mécanique  et  de  machines.  Les  collections  font  également 
défaut  pour  le  cours  de  dessin  appliqué  aux  arts  industriels,  et  jus- 
qu'ici le  professeur  en  a  supporté  les  frais.  Le  crédit  alloué  pour 
l'acquisition  et  l'entretien  des  instrumens  de  physique  (350  francs) 
est  insuffisant.»  (Faculté  des  sciences  de  Lille.) —  «  Les  instrumens 
nécessaires  aux  expériences  d'astronomie  et  de  physique  sont  peu 
nombreux  et  insuffisans...  Les  crédits  ouverts  pour  les  frais  de 
cours,  l'entretien  et  l'accroissement  des  collections  sont  également 
insuffisans...  Les  moyens  de  démonstration  manquent  presque 
complètement.  »  (Faculté  de  Paris.) 


,  LES    FACULTÉS    FRANÇAISES    EN    1889.  903 

Toutes  ces  plaintes  sont  fondées;  les  budgets  d'alors  ne  per- 
mettent pas  d'en  douter.  Presque  partout,  les  frais  de  cours  et  les 
crédits  des  collections  sont  restés  ce  qu'ils  étaient  en  18/i7;  en 
quelques  endroits  même,  ils  ont  été  diminués.  Voici  quelques  chif- 
res  relevés  dans  les  budgets  des  facultés,  en  1869-1870.  Facultés 
de  droit  :  Paris,  bibliothèque,  1,000  francs;  la  faculté  est  abonnée 
à  vingt  recueils  périodiques,  dont  pas  un  seul  étranger.  —  Caen, 
abonnemens  :  600  francs,  six  périodiques,  tous  français.  —  Fa- 
cultés des  sciences  :  Paris,  frais  de  cours  et  de  laboratoires, 
8,930  francs;  collections,  1,500  ;  abonnemens,  160.  —  Marseille, 
cours  et  laboratoires,  1,800  francs;  collections,  750;  bibliothèque, 
néant.  —  Lyon,  cours  et  laboratoires,  1,800 francs;  collections,  950  ; 
abonnemens  et  livres,  néant.  —  Montpellier,  cours  et  laboratoires, 
1,800  francs;  collections,  200;  livres,  500.  Que  faire  avec  de  si 
maigres  ressources,  souvent  sans  préparateurs,  sans  garçons  de 
laboratoires?  C'est  vraiment  men-eille  qu'outillées  et  dotées  de  la 
sorte,  nos  facuhés  n'aient  pas  encore  été  plus  languissantes. 

Languissantes,  elles  le  sont,  et  elles  ne  peuvent  pas  ne  pas  l'être. 
Sauf  à  Paris^  où  de  tout  temps  les  talens  ont  été  nombreux  et  la  vie 
intellectuelle  intense,  l'excitant  manque,  et  rien  dans  les  institutions, 
rien  dans  les  habitudes  n'est  de  nature  à  le  susciter.  Dans  une  même 
ville,  nuls  rapports  entre  les  facultés  de  ditïérens  ordres  ;  nulle 
communauté  d'intérêts,  nul  échange  de  vues;  nulle  collaboration, 
parfois  même  nul  voisinage.  On  se  rencontre  une  fois  l'an,  au  dé- 
but de  l'année,  à  la  messe  du  Saint-Esprit  ;  on  se  range  suivant 
des  préséances  jalousement  gardées,  les  robes  rouges  devant,  les 
robes  jaunes  derrière,  et  en  voilà  pour  l'année  entière.  Dans  chaque 
faculté,  à  part  les  relations  personnelles  ou  mondaines,  quand  elles 
existent,  les  professeurs  ne  sont  pas  moins  isolés  entre  eux.  Ils  ne 
se»  rencontrent  à  la  faculté  que  les  jours  d'examen.  Hors  de  là. 
chacun  reste  chez  soi,  travaille  solitairement,  vient  faire  son  cours 
à  son  jour,  à  son  heure,  à  sa  guise,  pour  son  public.  Aucune  œuvre 
à  poursuivre  en  commun  ;  partant,  aucun  besoin  de  se  coordonner, 
aucune  excitation  réciproque,  aucune  émulation. 

Des  quatre  facultés,  seules  la  médecine  et  le  droit  ont  des  étu- 
dians  ;  les  lettres  et  les  sciences  n'en  ont  pas.  Files  les  rempla- 
cent, quand  elles  peuvent,  par  le  grand  publie.  Souvent  les  pro- 
fesseurs de  sciences  le  dédaignent  ou  ne  peuvent  l'attirer;  ils  se 
renferment  alors  chez  eux  ou  dans  leurs  laboratoires,  vaquant  soli- 
tairement à  des  travaux  personnels,  qu'ils  n'interrompent  que  pour 
venir  enseigner,  à  la  faculté,  quelques  maîtres  d'études, la  plupart 
du  temps  mal  préparés.  Mais  pour  le  professeur  de  lettres,  le  pu- 
blic, c'est  le  tout  de  l'enseignement  ;  c'est  le  but  et  c'est  la  récom- 


904 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pense.  Il  faut  le  conquérir,  et  il  faut  le  conserver.  Combien  il  en 
coûte  pour  cette  conquête  incessante,  d'eflorts,  d'esprit,  d'art,  de 
talent,  parfois  de  manèges  et  de  diplomatie  !  Heureux  encore  quand 
cet  auditoire  exigeant,  que  mettraient  en  déroute  la  science  et 
l'érudition,  que  seuls  peuvent  capter  le  charme,  l'émotion  ou  le 
piquant  de  la  parole,  qui  veut  chez  le  professeur  un  renouvelle- 
ment perpétuel,  chaque  année  une  matière  nouvelle,  chaque  se- 
maine une  leçon  montée,  ne  se  compose  que  de  gens  instruits  et 
bien  élevés!  Mais  parfois  à  quelles  mésaventures  le  maître  n'est-il 
pas  exposé  avec  ces  auditeurs  de  passage  et  de  hasard,  qu'il  ne 
connaît  pas  plus  qu'ils  ne  le  connaissent,  et  qui  sont  sans  respect 
pour  la  dignité  de  la  science  et  de  l'enseignement?  Jamais  je  n'ou- 
blierai celle  qu'eut  à  souffrir  la  phdosophie,  il  y  a  quinze  ans,  à 
mes  débuts  à  la  faculté  de  Bordeaux.  Suivant  l'usage  du  lieu,  je 
dus  faire  mon  cours  le  soir,  à  huit  heures.  L'hiver,  tout  alla  bien  ; 
les  auditeurs  étaient  nombreux  et  semblaient  attentifs.  Ils  ne  dimi- 
nuèrent pas  trop  au  printemps  ;  mais  bientôt  la  retraite  militaire, 
qui  l'hiver  ne  sortait  pas,  vint  me  les  enlever  presque  tous. 
Elle  passait  le  samedi  soir  devant  les  bâtimens  de  la  faculté,  un 
quart  d'heure  après  le  commencement  de  la  leçon.  A  peine  clairons 
et  tambours  s'entendaient-ils  au  loin,  que  l'auditoire  sortait  en 
masse,  suivait  la  musique  et  ne  reparaissait  plus.  C'est  à  peine  s'il 
restait  quelques  fidèles.  Pour  ceux-là,  l'année  suivante,  pour  ceux- 
là  seuls,  je  fis  mon  cours  toujours  à  huit  heures,  mais  à  huit  heures 
du  matin. 

De  cet  enseignement,  il  ne  sort  pas  d'élèves,  pas  d'apprentis  sa- 
vans.  La  parole  une  fois  évaporée,  il  n'en  resterait  rien,  si  parfois  les 
leçons  ne  se  condensaient  en  des  livres  remarquables,  par  exemple 
Ui  Cité  antique  de  M.  Fustel  de  Coulanges,  la  Famille  de  M.  Paul 
Janet,  à  Strasbourg;  le^  Moralistes  français  de  Prévost-Paradol, 
les  Empereurs  romains  de  M.  Zeller,  à  Aix  ;  les  Moralistes  sous 
l'empire  romain  de  M.  Martha,  à  Douai.  La  plupart  du  temps,  et 
c'est  le  meilleur  emploi  du  talent  et  du  travail,  le  livre  à  faire  est 
le  but  secret  de  l'enseignement,  et  le  but  du  livre,  un  titre  pour 
venir  à  Paris.  A  Paris,  ce  sera  sur  un  plus  vaste  théâtre,  le  même 
public,  plus  nombreux  peut-être,  mais  encore  plus  inconnu,  plus 
composite  et  plus  bizarre.  Qui  n'a  vu,  dans  ce  temps,  à  la  Sor- 
bonne,  ces  auditeurs  permanens,  ces  constantes,  comme  on  les  ap- 
pelait, qui  passaient  avec  une  suprême  indilTérence  d'un  cours  de 
littérature  à  un  cours  de  théologie,  d'un  cours  de  théologie  à  une 
leçon  de  |)hysique,  cherchant  d'une  faculté  à  l'autre  un  lieu  couvert 
et  chaud  ?  —  Ceux  qui  restent  en  province  finissent  par  se  désinté- 
resser, s'alanguir  et  se  stériliser. 


LES   FACULTÉS    FRANÇAISES   EN    J889.  905 


m. 

Dressé  en  face  de  ce  tableau,  l'état  présent  des  choses  mettrait 
en  une  large  saillie  la  grandeur  de  l'œuvre  accomplie.  Mais  il  se- 
rait injuste  de  procéder  ainsi.  Cette  œuvre,  en  effet,  n'a  pas  été  le 
fruit  soudain  d'une  génération  spontanée.  Avant  les  ouvriers  d'hier 
et  d'aujourd'hui,  il  y  a  eu  les  ouvriers  de  la  première  heure,  de 
l'heure  la  plus  difficile.  Ce  qu'ils  ont  fait  doit  être  dit. 

Les  vices  et  les  dangers  de  la  situation  n'étaient  pas  sans  être 
vivement  sentis  de  quelques-uns  et  dans  les  facultés  et  en  dehors 
d'elles.  On  le  vit  bien  le  jour  où  M.  Duruy,  faisant  succéder  l'action 
à  l'inertie,  essaya  de  secouer  la  torpeur.  On  prit  confiance,  et  les 
langues  se  délièrent.  On  dit  tout  haut  la  misère  de  nos  facultés, 
l'insuffisance  de  leurs  enseignemens,  les  vices  de  leur  organisation  ; 
on  chercha  des  remèdes;  on  proposa  des  réformes.  Il  se  produisit 
alors  un  mouvement  d'idées  où  se  trouvaient  en  germe  bon  nombre 
des  choses  qui  se  sont  faites  depuis  lors.  Si  l'on  veut  s'en  rendre 
compte,  il  faut  lire,  entre  autres,  le  rapport  de  M.  Wurtz,  au  retour 
de  sa  première  mission  aux  universités  de  langue  allemande,  les 
Questions  contemporaines,  de  M.  R.?nan,  les  articles  de  M,  Gaston 
Boissier,  publiés  ici  même  (1),  et  la  première  Statistique  de  l'en- 
seignement supérieur. 

Il  faudrait  lire  aussi  les  documens  inédits  de  l'enquête  qui  pré- 
céda la  statistique.  C'est  là  qu'on  verrait  le  mieux  l'état  psycholo- 
gique des  facultés.  Beaucoup  de  ces  documens  témoigneraient  sans 
doute  d'une  quiétude  et  d'un  manque  de  clairvoyance  qui  éton- 
nent aujourd'hui;  mais  d'autres  sont  moins  optimistes,  et  signalent 
avec  force  les  défauts,  les  lacunes,  les  besoins.  Nous  ne  pouvons 
les  résumer  ici  ;  citons  du  moins,  comme  échantillon,  quelques 
fragmens  d'un  franc  et  hardi  rapport  du  recteur  de  Strasbourg, 
M.  Chéruel.  «  L'esprit  universitaire,  dit-il,  s'est  éteint  partout... 
Une  école  est  un  faisceau  de  doctrines  que  relie  un  esprit  commun, 
unité  féconde  qui  se  prête  à  la  variété  des  recherches  et  des  résul- 
tats. La  France  a-t-elle  bien  conservé  la  rehgion  des  hautes  études? 
A-t-on  retrouvé  chez  nous  la  filiation  des  doctrines,  leurs  fécondes 
alliances,  leur  homogène  épanouissement?..  Le  voyageur  qui  visite 
nos  centres  académiques  y  admire  surtout  l'absence  de  vingt 
chaires  magistrales  qui  font  la  renommée  des  universités  étran- 
gères. Après  avoir  lu  nos  programmes,  il  nous  demande  ce  que 
nous  entendons  par  académie,  et  nous  prie  de  lui  donner  une  dé- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juin  1868  et  du  15  août  1869. 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

finition  qui  s'applique  également  à  Strasbourg,  à  Douai  et  à  Cler- 
mont...  Le  savoir,  fractionné  comme  une  monnaie  courante,  a  été 
répandu  par  petites  sommes,  et  les  écoles  restreintes  pullulent  au 
détriment  des  grandes...  L'intention  qui  dota  Aix  et  Douai  du  droit 
et  des  lettres,  Marseille  et  Lille  des  sciences,  a  réparti  les  denrées 
au  gré  des  consommateurs.  » 

De  ce  mouvement  d'idées,  il  sortit  une  institution  et  un  pro- 
gramme. L'institution,  ce  fut  l'École  pratique  des  hautes  études. 
Pesez  bien  chacun  de  ces  mots  :  école  pratique  des  hautes  études  ; 
ils  disent  l'institution  tout  entière,  son  but,  son  caractère,  ses 
moyens  d'action,  et  la  révolution  qui  par  elle  allait  s'opérer  dans 
l'enseignement  supérieur.  L'École  des  hautes  études,  telle  que  la 
conçut  M.  Duruy,  devait  avoir  cinq  sections  :  les  mathématiques, 
les  sciences  physiques,  les  sciences  naturelles,  les  sciences  écono- 
miques, les  sciences  historiques  et  philologiques.  Ce  devait  être, 
en  dehors  de  leurs  situations  officielles,  l'alïihation  corporative 
des  maîtres  les  plus  autorisés  de  la  science.  On  y  \it  réunis, 
dès  le  premier  jour,  Claude  Bernard  et  Sainte-Glaire  Deville,  Wurtz 
et  Berlhelot,  M.  Bertrand  et  M.  Serret,  M.  Boissier  et  M.  Bréal, 
M.  Gaston  Paris  et  M.  Monod.  Elle  siégeait  partout,  au  Muséum,  au 
Collège  de  France,  à  l'École  normale,  à  la  faculté  des  sciences,  à  la 
faculté  de  médecine,  à  la  bibhothèque  de  l'université,  au  voisinage 
de  la  faculté  des  lettres,  partout  où  il  y  avait  des  maîtres,  au  sens 
plein  de  ce  mot.  A  ces  savans  on  donnait  plus  de  ressources  que  par 
le  passé  pour  leurs  travaux  personnels  ;  à  ces  maîtres,  on  assurait 
des  élèves,  de  vrais  élevés,  non  pas  des  auditeurs  de  passage,  mais 
des  apprentis,  des  compagnons  ;  aucun  programme  ne  leur  était 
imposé.  On  leur  demandait  simplement  d'être  des  chefs  d'atelier, 
et  de  former  de  bons  ouvriers  de  la  science. 

Qu'on  le  remarque;  ce  n'était  pas,  malgré  quelques  élémens 
fournis  par  elles,  une  transformation  intime  des  facultés.  C'était,  à 
côté  d'elles,  la  constitution  d'un  organisme  nouveau,  pour  une  fonc- 
tion dont  elles  n'avaient  encore  que  vaguement  conscience,  et 
qu'elles  étaient  alors  incapables  de  réaliser.  xMais  peu  à  peu,  de  cet 
organisme,  au  contact  duquel  elles  allaient  vivre  désormais,  l'es- 
prit scientifique  allait  s'infiltrer  en  elles  par  une  exosmose  conti- 
nue. La  bonne  et  fraîche  semence  déposée  dans  le  sol  il  y  a  vingt 
ans  a  fructifié,  et  la  moisson  nouvelle  pousse  aujourd'hui  partout 
dans  les  champs  d'alentour. 

L'Ecole  des  hautes  études  n'était  que  le  point  central  d'un  plus 
vaste  programme  :  pour  la  science,  dotation  moins  pauvre  des  la- 
boratoires, création  de  bibliothèques,  publications  scientifiques, 
recueils  périodiques,  missions  et  expéditions  scientifiques,  voyages 


LES    FACULTÉS    FRANÇAISES   EN    1889.  907 

de  circumnavigation  ;  pour  l'enseignement ,  transformation  des 
mœtirs  scolaires,  réduction  des  leçons  publiques,  institution  de 
conférences  intimes,  création  de  bourses  d'enseignement  supérieur, 
multiplication  des  enseignemens  par  la  faculté  donnée  aux  agrégés 
d'ouvrir  des  cours  libres.  De  ce  programme,  il  ne  fut  ébauché  que 
quelques  fragmens.  Le  ministre  et  ses  collaborateurs,  au  premier 
rang  desquels  il  faut  placer  M.  du  Mesnil,  avaient  la  foi  et  la  bonne 
volonté  ;  mais  les  crédits  leur  étaient  parcimonieusement  mesurés. 
A  grand'peine  avaient-ils  obtenu  les  300,000  francs  de  l'École  des 
hautes  études.  Pour  le  reste,  il  eût  fallu  des  millions.  D'ailleurs,  il 
faut  le  dire  aussi,  les  facultés  en  général  manquaient  d'élan,  et 
l'opinion  publique  restait  indifférente. 

Elle  avait  cependant  reçu  une  assez  vive  secousse  lorsque,  der- 
rière de  violentes  accusations  de  matérialisme  et  d'impiété  contre 
les  facultés,  avait  surgi  tout  à  coup  la  revendication,  depuis  long- 
temps assoupie,  de  la  liberté  de  l'enseignement  supérieur.  Pou- 
vait-on vraiment  ouvrir  le  champ,  sans  avoir  auparavant  mieux 
armé,  pour  la  concurrence,  les  facultés  de  l'État?  Ce  ne  fut  pas  le 
sentiment  de  la  commission  chargée,  en  1870,  de  préparer,  sous  la 
présidence  de  M.  Guizot,  un  projet  de  loi  sur  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement supérieur.  A  ce  projet,  elle  joignit,  comme  corollaire  ou 
comme  préface,  un  programme  de  réformes  dans  les  facultés  de 
l'État,  duquel  tous,  les  demandeurs  et  les  autres,  étaient  tombés 
d'accord.  En  voici  Us  principaux  articles  :  «  Que  pour  leur  régime 
intérieur,  spécialement  pour  la  présentation  aux  chaires  vacantes 
dans  leur  sein,  pour  l'emploi  des  agrégés,  pour  l'autorisation  des 
cours  qui  pourront  être  donnés  dans  les  locaux  afTectés  à  leur  ser- 
vice, pourles  diverses  relations  et  les  divers  modes  d'enseignement 
qui  peuvent  s'établir  entre  les  professeurs  et  les  élèves,  les  facultés 
instituées  par  l'État  soient  investies  d'une  large  part  d'autonomie 
et  de  liberté;  —  qu'il  soit  pourvu,  dans  le  budget  de  l'Etat,  aux 
moyens  personnels  et  matériels  d'étude  et  de  progrès  dont  le  besoin 
se  fait  si  vivement  sentir  dans  l'enseignement  supérieur,  tels  que 
l'augmentation  du  nombre  des  chaires  et  des  j)rofesseurs  titulaires 
ou  agrégés,  la  formation  et  l'entretien  des  bibliothèques,  des  labo- 
ratoires et  des  divers  instrumens  de  travail  intellectuel  ;  —  que  dans 
quelques-unes  des  principales  villes  de  l'État,  et  avec  leur  concours, 
il  soit  organisé  un  enseignement  supérieur  complet,  c'est-à-dire 
réunissant  tontes  les  facultés  avec  leurs  dépendances  nécessaires, 
de  telle  sorte  que,  sans  détruire  l'unité  de  la  grande  université 
nationale,  ces  établissemens  deviennent,  chacun  pour  leur  compte, 
de  puissaus  foyers  d'études,  de  science  et  de  progrès  intellectuel.  » 

La  guerre,  qui  vint  ajourner  ces  réformes,  en  fit  sentir  bien  [)lus 


908  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vivement  encore  l'urgence  et  la  nécessité.  Déjà  en  1867,  M.  Renan 
avait  écrit:  «  C'est  l'université  qui  fait  l'école.  On  a  dit  que  ce  qui 
a  vaincu  à  Sadowa,   c'est  l'instituteur  primaire.   Non,  ce   qui  a 
vaincu   à  Sadowa,   c'est  la  science  germanique.  »  Après  Sedan, 
M.  Renan  ne  fut  plus  seul  à  penser  de  la  sorte.  Ons'enquitde  toutes 
parts,  avec  une  curiosité  passionnée,  des  universités  allemandes, 
et  l'on  acquit  la  conviction  que  par  elles  s'était  fait  l'esprit  allemand, 
et  par  cet  esprit  la  patrie  allemande.  Dès  lors,  la  réforme  de  nos 
facultés  ne  fut  plus  seulement  affaire  de  science  ;  elle  devint  ques- 
tion de  patriotisme.  On  comprit  que  par  elle  se  formerait  une  des 
pièces  maîtresses  de  notre  nouveau  système  de  défense.  Aussi  de 
quel  cœur,  à  partir  de  ce  moment,  la  réforme  est-elle  prêchée  ! 
C'est  M.  Bréal  écrivant  sous  un  titre  modeste  un  livre  des  plus  pleins 
sur  notre  enseignement  public  (1)  ;  c'est  PaulBert,  tout  à  la  science 
et  à  la  patrie,  esquissant  de  son  laboratoire  de  la  Sorbonne  un  pro- 
jet de  loi  sur  l'enseignement  supérieur;  c'est  un  groupe  d'hommes, 
toujours   ardens  au  progrès  :   MM.    Berthelot,   Renan,  Boissier, 
Bersot,  Gaston  Paris,  et  d'autres  que  j'oublie,  se  réunissant  au 
Collège  de  France  pour  méditer  un  plan  général  de  réformation; 
c'est   au  moment   même  où  s'achève  la  libération  du  territoire, 
M.  Jules  Simon  étalant,  à  la  Sorbonne,  devant  les  Sociétés  savantes, 
les  misères  persistantes  de  notre  haut  enseignement,  avec  le  ferme 
propos  d'y  porter  promptement  remède;  c'est  enfin  une  foule  d'ano- 
nymes qui  partout  s'animent  d'un  esprit  nouveau,  et  s'entraînent 
pour  l'œuvre  à  laquelle  ils  devront  concourir. 

Ce  fut  la  dernière  période  de  l'incubation.  L'éclosion  tarda  quel- 
que temps  encore.  Pour  faire  œuvre  sérieuse,  il  fallait  des  millions, 
et  ceux  qu'on  avait  allaient  au  plus  pressé,  à  la  rançon  de  guerre, 
à  la  libération  du  territoire,  à  la  réfection  du  matériel  militaire.  En 
1871,  le  budget  des  facultés  était  de  Zi, 300,000  francs;  en  1873, 
il  n'était  encore  que  de  /i,Zi/i/i,921.  Le  gouvernement  y  avait  de- 
mandé, pour  1874,  une  augmentation  de  1,100,000  francs  ;  il  n'en 
lut  accordé  que  400,000.  C'est  seulement  à  partir  de  1877  que 
la  marche  en  avant  s'accélère.  Le  budget  des  facultés  avait  été  de 
5,124,581  francs  en  1875;  il  passa  tout  à  coup  à  7,799,180  en  1877. 
Dans  l'intervalle,    la  loi  de  1875,  proclamant  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement supérieur,  avait  enjoint  au  gouvernement  de  présenter, 
dans  le  délai  d'un  an,  unprojetde  loi  «  ayant  pour  objet  d'introduire 
dans  l'enseignement  supérieur  de  l'État  les  améliorations  reconnues 
nécessaires.  » 

La  lettre  de  cette  prescription  fut  lettre  morte.  M.  Waddington 

(1)  Quelqties  mots  sur  l'instruction  publique  en  France.  187*2. 


LES    FACULTÉS    FRANÇAISES    EN    1889.  909 

prépara  bien  le  projet  de  loi  ;  mais  il  ne  le  soumit  pas  aux  cham- 
bres. Il  parut  hasardeux  de  procéder  par  reconstruction  totale. 
Les  idées  qui  avaient  cours  sur  les  points  essentiels  de  la  réforme 
formaient  bien  une  sorte  de  protoplasma  où  flottaient  des  germes, 
mais  des  germes  encore  épars  et  dans  l'ensemble  desquels  le 
futur  édifice  ne  se  laissait  pas  voir  encore  avec  assez  de  netteté.  On 
se  dit  aussi  que  la  loi  ne  crée  pas  les  mœurs,  mais  qu'elle  doit  les 
suivre.  Or  si  l'on  était  d'accord  pour  souhaiter  dans  les  facultés 
des  mœurs  nouvelles,  on  l'était  également  pour  reconnaître  que 
ces  mœurs  commençantes  n'étaient  encore  ni  assez  générales,  ni 
assez  fermes,  pour  mériter  la  consécration  de  la  loi.  A  une  révo- 
lution subite,  brusquant  toutes  choses,  on  préféra  une  évolution 
graduelle,  les  assurant  l'une  après  l'autre,  l'une  sur  l'autre,  et 
permettant  au  besoin  de  les  reprendre  et  de  les  corriger.  On  ne  s& 
traça  pas  un  plan  définitif  et  immuable;  mais  on  se  réserva  de 
développer  l'œuvre  d'après  la  loi  d'évolution  qui  ne  pouvait 
manquer,  si  vraiment  c'était  œuvre  vivante,  de  se  dégager  d'elle^ 
et  l'on  attaqua  l'entreprise  sur  plusieurs  points  à  la  fois,  du  dehors 
et  du  dedans  tout  ensemble. 


IV. 


Commençons  par  le  dehors,  c'est-à-dire  par  les  bàtimens.  Nous 
avons  dit  leur  état  presque  partout  lamentable.  Qu'il  fallût  les  re- 
faire, c'était  chose  entendue,  depuis  le  gouvernement  de  juillet. 
Pendant  toute  la  durée  de  l'empire,  on  avait  élaboré  des  plans  (1)  ;  un 
instant  même,  on  avait  fait  mine  de  vouloir  les  exécuter,  en  posant  la 
première  pierre,  la  première  pierre  seulement,  de  la  nouvelle  Sor- 
bonne.  La  campagne  ne  fut  sérieusement  entreprise  que  de  nos  jours, 
par  le  gouvernement  de  la  République.  Elle  commença,  en  1876, 
par  la  reconstruction  des  facultés  de  Grenoble  ;  elle  fut  poursuivie, 
sans  un  jour  de  relâche,  par  tous  les  ministres  de  l'instruction  pu- 
blique; elle  s'achèvera  demain  par  la  construction  des  nouvelles 
facultés  de  Lille. 

Voici,  en  un  sommaire,  les  résultats  de  cette  campagne.  —  Pa- 
ris :  construction  de  la  nouvelle  Sorbonne,  facultés  des  sciences  et 
des  lettres;  reconstruction  de  l'école  de  pharmacie;  agrandisse- 
ment de  la  faculté  de  droit;  agrandissement  de  la  faculté  de 
médecine;  reconstruction  de  l'école  pratique.  —  Besançon  :  créa- 
tion d'un  observatoire.    —  Bordeaux  :  construction   d'une  faculté 


(1)  Voir,  dans  l'ouvrage  de  M.  Gréard  intitulé  Éducation  et  Instruction,  le  volume 
consacré  à  l'enseignement  supérieur. 


910  REVUE   DES    MUX   MONDES. 

de  droit,  d'une  faculté  de  médecine,  d'un  observatoire,  d'une 
faculté  des  sciences  et  d'une  faculté  des  lettres.  —  Caen  :  agran- 
dissement des  facultés.  —  Clermont  :  création  de  laboratoires  pour 
la  faculté  des  sciences.  —  Dijon  :  agrandissement  des  anciens  lo- 
caux. —  Grenoble  :  construction  de  locaux  neufs  pour  les  trois  la- 
cultés  de  droit,  des  sciences  et  des  lettres.  —  Lille  :  création  d'une 
faculté  de  médecine,  d'une  faculté  de  droit  et  d'une  faculté  des 
lettres;  construction  d'instituts  pour  la  faculté  des  sciences.  — 
Lyon  :  construction  d'une  faculté  de  médecine,  d'une  faculté  des 
sciences,  d'une  faculté  de  droit  et  d'une  faculté  des  lettres;  créa- 
tion d'un  observatoire.  —  Montpellier  :  agrandissement  de  la 
faculté  de  médecine,  création  d'une  faculté  de  droit,  construction 
d'instituts  de  botanique,  de  chimie,  de  physique  et  des  sciences 
biologiques.  —  Rennes  :  construction  d'une  faculté  des  sciences.— 
Toulouse  :  agrandissement  des  facultés  de  droit  et  des  lettres,  re- 
construction de  la  faculté  des  sciences,  agrandissement  de  l'écote 
de  médecine.  — Alger:  création  d'écoles  supérieures  pour  le  droit, 
la  médecine,  les  sciences  et  les  lettres,  et  d'un  observatoire. 

Après  le  sommaire,  le  bilan  de  l'entreprise.  —  Les  dépenses 
soldées  ou  engagées  s'élèvent  à  88,073,387  francs,  y  compris 
3,200,000  francs  pour  la  construction  des  écoles  d'Alger,  lesquels 
proviennent  de  la  vente  de  biens  domaniaux  en  Algérie.  Sur  ce 
total,  les  villes  out  fourni  lib,8i8,6'lb  francs,  les  départemens 
665,000,  et  l'État  41,589,76-2.  On  le  voit,  et  il  faut  le  faire  remar- 
quer à  l'honneur  des  villes,  leur  contribution  dépasse  sensiblement 
celle  de  l'Etat.  A  l'origine,  dans  la  première  période  de  la  campa- 
gne, elle  la  dépassait  bien  plus  encore.  Ainsi  Bordeaux  a  dépensé 
pour  ses  facultés  environ  trois  millions,  et  a  reçu  moins  de  1  mil- 
lion de  subvention.  Lyon  en  aura  dépensé  bien  plus  de  7,  et  n'aura 
reçu  que  2  millions.  C'est  seulement  depuis  la  loi  de  1885,  loi  présen- 
tée par  M.  Fallières,  votée  so-us  l'impulsion  de  M.  Berthelot,  et  qui  a 
misa  la  disposition  de  l'État  les  ressources  nécessaires  pour  l'achè- 
vement des  établissemens  d'enseignement  supérieur,  que  les  dé- 
penses sont  partagées  également  entre  l'État  et  les  villes.  Ainsi, 
sans  le  concours  des  villes,  rentrcpriso  n'eût  pu  se  faire  ou  elle  eût 
indéfiniment  dure.  Heureusement  que,  dès  le  début,  les  villes, 
grandes  et  petites,  Paris  en  tète,  ont  compris  qu'elles  avaient  des 
devoirs  envers  la  science  et  les  hautes  études,  et  ont  largement 
payé  leur  dette.  On  vient  de  voir  les  sacrifices  consentis  par  Lyon 
et  Bordeaux.  Ceu\  de  Paris  s'élèvent,  à  celle  heure,  à  plus  de 
22  millions.  D'autres  chiffres,  plus  petits,  sont  également  édifians  : 
Grenoble  a  donné  pour  ses  facultés  720,000  francs,  Caen  près  de 
900,000  francs. 

Au  total,  plus  de  88  millions.   La  somme  est  forte,  et  l'on  ne  re- 


LES  FACULTÉS  FRANÇAISES  E^    1889.  911 

prochera  pas  à  la  République  d'avoir,  clans  ce  domaine,  trop  peu 
bâti;  avant  elle,  on  avait  bâti  si  peu.  Mais  peut-être  trouvera-t-on 
plus  tard  qu'elle  a  tro[)  bien  bâti.  Certes,  il  est  boa  que  la  science 
ait  façade  et  pignoii  sur  rue;  il  y  va  de  sa  dignité  et  de  son  crédit 
dans  l'opinion.  A  ce  point  de  vue,  nos  nouvelles  facultés  sont  par- 
faites. La  nouvelle  Sorbonne  est  un  des  plus  beaux  monumens  de 
Paris,  et  n'aura  de  rivale  qu'à  Vienne  et  à  Strasbourg;  les  facultés 
de  Lyon  sont  admirables  ;  celles  de  Bordeaux  vont  de  pair  avec  les 
plus  beaux  monumens  modernes  de  cette  élégante  cité.  Pourtant, 
quand  je  vois,  en  plein  Paris,  dans  un  quartier  des  plus  denses, 
les  masses  puissantes  de  l'École  de  médecine  et  la  longue  enlilade 
de  la  Sorbonne,  je  ne  puis  me  défendre  d'une  inquiétude  et  d'un 
regret.  Je  me  demande  si  ces  grands  monumens  inextensibles, 
laits  pour  durer  des  siècles  et  des  siècles,  satisferont  toujours  aux 
exigences  de  la  science.  Qui  sait  ce  que  deviendront  un  jour  son 
outillage  et  ses  engins,  et  si,  au  lieu  de  ces  palais  durables,  mieux 
n'eussent  pas  valu  de  simples  ateliers  légèrement  construits,  par- 
tant faciles  à  remplacer,  le  jour  où  la  science  y  aurait  avantage?  Et 
alors  je  me  prends  à  regretter  que,  laissant  la  faculté  des  lettres  à 
la  Sorbonne,  on  ne  se  soit  pas  avisé,  quand  il  en  était  temps,  d'éle- 
ver sur  de  vastes  espaces,  à  la  Halle  aux  vins,  par  exemple,  au 
flanc  du  Muséum,  une  trentaine  de  pavillons  et  d'instituts  distincts 
pour  le  service  de  la  faculté  de  médecine  et  de  la  faculté  des  scien- 
ces. En  Allemagne^  une  université  n'est  pas  un  monument;  c'est 
tout  un  quartier,  parfois  même  une  cité  entière,  la  cité  ouvrière 
de  la  science,  où  tous  les  services  sont  à  la  fois  chacun  chez  soi  et 
groupés  tous  ensemble,  comme  les  pièces  organiques  d'un  même 
appareil.  Tout  autre  a  été  presque  partout  le  type  de  nos  facultés 
nouvelles.  A  l'ordre  dispersé,  nous  avons  préféré  la  concentration 
derrière  la  même  façade,  sous  le  même  toit,  de  services  dissem- 
blables peu  faits  pour  cohabiter  ensemble.  C'est  un  peu  la  faute,  si 
faute  il  y  a,  de  nos  professeurs  qui,  dans  les  débuts,  n'étaient  pas 
assez  au  courant  des  installations  de  l'étranger,  et  qui,  jugeant  de  ce 
qu'on  leur  offrait  par  ce  qu'ils  avaient,  se  montraient  facilement 
satisfaits.  Mais  c'est  aussi,  n'hésitons  pas  davantage  à  le  dire,  celle 
des  architectes,  qui  plus  d'une  fois,  dans  une  faculté  à  construire, 
ont  vu  moins  des  services  à  pourvoir  d'organes  appropriés  qu'un 
monument  à  édifier.  Soyons  justes  cependant,  et  n'exagérons  rien. 
Ils  nous  ont  donné  presque  partout  de  beaux  monumens  et  plus 
d'une  fois  ils  ont  su  concilier  les  exigences  de  la  science  et  celles 
de  l'art.  Ainsi  dans  la  nouvelle  Sorbonne,  la  taculté  des  sciences, 
bien  que  formant  un  tout  et  faisant  corps  avec  la  faculté  des  lettres, 
aura  pour  chaque  ordre  de  science  des  installations  complètes  et 


912  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

indépendantes.  Il  en  est  de  même  à  la  faculté  médecine  de 
Lyon;  le  monument  est  un  et  multiple  tout  ensemble;  chaque 
groupe  de  sciences,  les  sciences  physico-chimiques,  les  sciences 
anatomiques,  les  sciences  biologiques,  y  occupe  des  édifices  dis- 
tincts. Il  en  est  de  même  aussi,  quoique  à  un  moindre  degré,  à  la 
faculté  de  médecine  de  Bordeaux  ;  le  service  de  l'anatomie  y  est 
parfait  de  tout  point.  Dans  ces  derniers  temps,  on  a  fait,  et  avec 
succès,  quelques  essais  d'un  autre  type.  On  achève  à  Nancy  un 
institut  de  chimie,  et  on  va  y  commencer  un  institut  d'anatomie 
qui,  dans  leur  simplicité,  seront  des  modèles  du  genre.  A  Mont- 
pellier, on  installe,  en  ce  moment  même,  à  fort  peu  de  frais, 
un  institut  de  botanique  commun  à  la  faculté  de  médecine,  à  la  fa- 
culté des  sciences  et  à  l'école  de  pharmacie,  dans  le  vieux  jardin 
des  plantes  de  GandoUe.  C'est  enfin  le  type  adopté  pour  la  con- 
struction des  facultés  de  Lille.  Là,  pour  la  première  fois  en  France, 
nous  aurons  la  cité  universitaire  :  au  centre,  la  bibliothèque;  sur 
les  cotés,  les  laboratoires  de  la  faculté  de  médecine,  la  faculté  des 
lettres,  la  faculté  de  droit,  la  galerie  d'archéologie  classique  ;  en 
arrière,  l'institut  de  physique  ;  en  avant,  celui  des  sciences  natu- 
relles ;  plus  loin  ,  celui  de  la  chimie. 

V. 

Après  les  bàtimens,  venons  au  budget  des  facultés.  Longtemps 
il  fut  insuffisant  et  vraiment  indigne  d'un  pays  comme  la  France. 
En  1835,  lorsque  le  budget  de  l'Université  cessa  de  former  un 
compte  à  part  et  fut  incorporé  au  budget  général  de  l'État,  la  part 
des  facultés  y  était  seulement  de  2,00/1,623  francs.  Le  Gouverne- 
ment de  juillet  la  laissa  à  2,876,018.  Le  second  Empire  la  prit  à 
2,836,471  ;  il  l'éleva  à  3,633,308,  après  la  loi  de  185Zi,  qui  créait 
un  assez  grand  nombre  de  facultés  ;  pendant  une  dizaine  d'années, 
il  n'y  fit  pas  de  changemens  appréciables;  de  1867  à  1870,  il  la 
porta  de  3,828,821  francs  à  4,215,021.  Après  1870,  malgré  les 
charges  inouïes  qui  venaient  de  s'abattre  sur  le  trésor,  on  ne  tou- 
cha pas  à  la  dotation  des  facultés  ;  on  y  ajouta  même  un  peu  chaque 
année.  En  1874  et  en  1875,  l'augmentation  fut  plus  sensible.  Mais 
c'est  seulement  au  budget  de  1877,  M.  Waddinglon  étant  ministre 
de  l'instruction  publique,  après  le  vote  de  la  loi  sur  la  liberté  de 
l'enseignement  supérieur,  que  la  République  se  montra  résolue  à 
donner  enfin  aux  facultés  des  ressources  en  rapport  avec  leurs  be- 
soins, leurs  fonctions  et  leurs  services.  A  partir  de  ce  moment  jus- 
qu'en 1885,  le  budget  des  facultés  fait  chaque  année  un  véritable 
bond.  Il   monte,    en    1877,   de    5,113,880   francs   à  7,799,180; 


LES    FACULTÉ>    FRAXCAISES    EN    1889.  913 

en  1878  et  en  1879,  sons  le  ministère  de  M.  Bardoux,  il  s'élève  à 
8.(V25,o'iO  tV.-incs  ;  enfin  de  1880àl88/i,  sous  les  ministères  succes- 
sifs de  x\l.  Jules  Ferry,  il  atteint  11,652,355  francs.  11  est,  en  1889, 
de  11,391  ,/i95,  le  triple  environ  de  ce  qu'il  était  en  1870. 

C'est  la  le  chillre  de  ce  que  l'Etat  alloue  aux  facultés.  En  réa- 
lité, elles  sont  loin  de  lui  coûter  autant.  En  effet,  en  même  temps 
qu'elles  dépensent,  elles  produisent.  Leurs  étudians  et  les  candidats 
qui  viennent  chercher  l<urs  grades  paient  des  droits,  droits  d'in- 
scription, de  bibUothèque,  de  travaux  pratiques,  droits  d'examca 
et  de  diplôme,  et  tous  ces  produits  vont  droit  au  trésor,  sans  qu'un 
centime  reste  en  leurs  mains,  l'our  évaluer  ce  qu'elles  coûtent 
réellement,  de  ce  qui  leur  est  attribué,  il  faut  donc  déduire  ce 
qu'elles  rapportent.  11  fut  un  temps  où  la  balance  s'établissait  au 
profit  du  trésor;  les  recettes  des  lacultés  étaient  supérieures  à  leurs 
dépenses,  et  loin  de  leur  donner  du  sien,  l'Etat  tirait  d'elles  un  bé- 
néfice. Hâtons-nous  de  le  dire,  pour  l'honneur  de  notre  pays,  voilà 
bien  longtemps  déjà  qu'il  n'en  est  plus  ainsi.  Depuis  1838,  le 
compte  des  facultés  s'est  soldé  chaque  année  par  un  excédent  de 
dépenses,  et  naturellement  cet  excédent  s'est  accru  à  mesure  que 
s'élevaient  les  crédits.  Voici  la  balance  du  dernier  exercice  clos, 
l'exercice  1888:  crédits  alloués,  14,Zi/i5,4/j5  ;  recettes  effectuées, 
^,929,160;  excédent  de  dépenses,  6,516,285  francs. 

Six  miUions  et  demi,  en  chiffres  ronds,  telle  est  au  juste  la  con- 
tribution réelle  de  l'État  aux  dépenses  des  facultés.  Comparé  à  ce 
que  coûtent  au  trésor  l'enseignement  primaire  et  l'enseignement 
secondaire,  le  premier  quatre-vingt-dix  millions  et  le  second  dix- 
sept,  ce  chiffre  n'a  rien  d'excessif.  Comparé  à  ce  que  coûte  ailleuis 
l'enseignement  supérieur,  il  paraîtra  plutôt  insuffisant.  On  ne  peut 
prendre  pour  terme  de  comparaison  les  universités  anglaises,  qui 
vivent  de  leurs  propres  biens.  H  serait  difficile  de  considérer  ei 
bloc  les  vingt  et  une  universités  de  l'empire  allemand,  qui  sont 
loin  d'avoir  en  Saxe,  en  Bavière  et  en  Prusse  le  même  régime 
financier.  Mais  on  peut,  sans  l'alfaiblir,  réduire  la  comparaison  aux 
seules  universités  prussiennes.  Il  y  a  en  Prusse  dix  universités. 
Leur  budget  total  est  à  peu  près  égal  à  celui  des  facultés  Iran- 
raises,  11,882,229  francs  pour  l'exercice  1888-89.  Sur  cette  somn.e 
3,'i08,6/il  francs  proviennent  de  fonds  qui  leur  appartiennent,  in- 
térêts de  capitaux,  revenus  de  biens-fonds,  immatriculations,  coti- 
sations et  fondations.  Le  reste,  c'est-à-dire  de  beaucoup  la  pli  s 
grosse  part,  8,473,588  francs,  est  fourni  par  l'Etat,  sans  compter 
des  crédits  extraordinaires  qui,  dans  ces  derniers  temps,  ont  été 
chaque  année  d'un  ou  de  deux  millions.  Ainsi  les  dix  universités 
prussiennes  reçoivent  à  elles  seules  de  l'Etat,  au  budget  ordinaire, 
TOME  xcvi.  —  1889.  58 


91/i  RKVIK    DKS    DKIJX    MONDES. 

environ  doux  millions  de  plus  qne  tontes  les  facultés  de  France, 
est  vrai  que  chez  nous  les  facultés  ne  sont  pas,  comme  en  Prusse, 
les  seuls  organes  de  la  science  et  du  haut  enseignement,  et  qu'en 
dehors  d'elles,  d'autres  étabhssemens,  le  Collège  de  France,  le  Mu- 
séum, rKcole  normale,  l'École  des  chartes  et  l'École  des  langues 
orientales  vivantes,  émargent  au  budget  pour  plus  de  deux  mil- 
lions. 

Après  les  chiffres  d'en<5emblc,  il  faudrait  les  chiffres  de  détail. 
Après  le  total  des  augmentations,  il  en  faudrait  la  décomposition  et 
les  applications,  année  par  année.  On  suivrait  ainsi  pas  à  pas  la 
marche  de  l'entreprise,  ses  progrès,  sa  direction.  Mais  ce  serait  une 
tâche  trop  longue  et  trop  complexe;  d'ailleurs,  quelques  groupe- 
mens  de  chiffres  et  de  renseignemens,  sous  quelques  chefs  princi- 
paux, seront  tout  aussi  expressifs. 

Pendant  la  période  que  nous  considérons,  le  budget  des  facultés 
s'est  accru  de  7,175,794  francs.  Sur  cette  somme,  un  million 
et  demi  s'applique  à  des  facultés  nouvelles.  On  a  vu  plus  haut  l'iné- 
galité que  présentaient  nos  divers  groupes  universitaires.  Deux 
seulement,  Paris  et  Strasbourg,  avaient  les  quatre  facultés.  Mont- 
pellier, la  vieille  cité  étudiante,  la  cité  de  Placentin,  n'avait  pas  la 
faculté  do  droit  ;  Bordeaux  et  Lyon  n'avaient  que  les  sciences  et  les 
lettres;  Lille  n'avait  que  les  sciences.  Aujourd'hui,  Bordeaux,  Lille, 
Lyon,  Montpellier  et  Nancy  ont.  comme  Paris,  les  quatre  facultés. 
On  a  transporlé  à  Nancy,  après  la  perte  de  l'Alsace,  la  faculté  de 
médecine  de  Strasbourg  avec  l'école  de  pharmacie  dont  elle  était 
ffanquée.  On  a  créé  une  faculté  de  droit  à  Bordeaux,  à  Lyon  et  à 
Montpellier,  une  faculté  de  médecine  et  de  pharmacie  à  Bordeaux, 
à  Lyon  et  à  Lille.  Tout  récemment  le  groupe  de  Lille  s'est  complété, 
en  attirant  à  lui  les  facultés  df-s  lettres  et  de  droit  de  Douai.  C'est 
donc,  avec  les  quatre  écoles  d'enseignement  supérieur  d'Alger,  onze 
créations  nouvelles.  Elles  n'ont  pas  toutes  immédiatement  pesé  sur 
le  budget;  les  villes  qui  les  réclamaient  depuis  longtemps,  Bor- 
deaux, Lyon,  Montpellier,  Lille,  en  ont  pris  d'abord  les  frais  à  leur 
charge,  mais  pour  douze  ans  seulement;  après  ce  délai,  la  charge 
passe  à  l'État. 

L'insuffisance  des  traitemcns  préoccupait  à  bon  droit  les  pouvoirs 
publics.  Un  million  a  servi  à  les  améliorer.  C'était  de  toute  justice, 
j'ajoute  de  toute  nécessité,  si  l'on  voulait  retenir  dans  l'enseigne- 
ment supérieur  et  y  attirer  des  valeurs  que  partout  ailleurs  on  eût 
payées  plus  cher.  Pour  ne  parler  que  des  professeurs  titulaires,  il 
fut  un  temps,  qui  n'est  pas  encore  loin,  où  leur  traitement,  fait 
de  deux  parts,  l'une  fixe,  garantie  par  l'État,  l'autre  mobile,  atta- 
chée aux  examens,  pouvait  être  inft^rieur  à  celui  d'un  professeur 


LES    FACULTÉS    FRANÇALSES    EN    1889.  915 

de  lycée.  En  outre,  il  n'y  avait,  pour  ra\ancement,  ni  cadres  per- 
manens,  ni  règles  déterminées.  M.  Wallon  supprima  l'éventuel  en 
1876  et  le  consolida;  un  peu  plus  tard,  M.  Jules  Fen*y  obtint 
des  chambres  les  crédits  nécessaires  pour  un  rlassement  régulier. 
Aujourd'hui,  les  traitemens  de  nos  professeurs  de  faculté,  sans  éga- 
ler ceux  de  leurs  confrères  d'Allemagne  et  surtout  d'AngleteiTe, 
n'offrent  plus  comme  naguère  d'inégalité  cho^juante  avec  ceux 
des  autres  fonctions  publiques.  Ils  sont,  à  Paris,  de  douze  à  quinze 
mille  francs  ;  dans  les  départemens,  de  six,  de  huit,  de  dix  et  de 
onze  mille. 

L'insuffisance  des  cadres  de  l'enseignement  était  plus  grande 
encore.  II  y  avait  en  tout,  à  la  fin  de  l'Empire,  hOG  chaires  et 
60  cours  complémentaires  dans  les  facultés.  Sauf  à  Paris ,  une 
faculté  des  lettres,  nous  l'avons  déjà  dit,  se  composait  de  cinq 
professeurs,  une  faculté  des  sciences  de  cinq  ou  six,  rarement  de 
sept.  En  1889,  le  nombre  des  chaires  est  de  598.  Si  l'on  tient 
compte  des  29  chaires  des  facultés  de  théologie  catholique  sup- 
primées en  1885,  c'est  221  chaires  nouvelles.  Sur  ce  nombre, 
133  appartiennent  aux  établissemens  de  création  récente  mention- 
nés plus  haut;  c'est  donc,  au  total,  67  chaires  nouvelles  dans  les 
anciennes  facultés.  Nous  n'en  ferons  pas  l'énumération  ;  il  suffira 
d'une  vingtaine  d'échantillons  pour  montrer  quelles  ficunes  elles 
venaient  combler.  Paris  :  faculté  de  droit,  quatre  chaires  nou- 
velles, droit  administratif  (doctorat),  droit  constitutionnel,  pan- 
dectes,  science  financière  ;  —  médecine  :  maladies  des  enfans,  cli- 
nique ophtalmologique,  maladies  syphilitiques  et  cutanées,  maladies 
du  système  nerveux,  maladii\s  mentales  ;  —  sciences  :  chmiie  orga- 
nique, physiologie  chimique  ;  —  lettres  :  littératures  du  nord  de 
l'Europe,  histoire  de  la  philosophie,  histoire  du  moyen  âge,  his- 
toire contemporaine,  archéologie,  langue  et  littérature  françaises  du 
moyen  âge,  sanscrit  et  grammaire  comparée,  archéologie,  science 
de  l'éducation.  • —  Bordeaux  ;  droit  :  économie  politique,  droit  ma- 
ritime; lettres:  littérature  et  antiquités  grecques,  géographie,  ar- 
chéologie. 

Mais,  pour  répondre  à  Tampleur  dos  besoins,  pour  relever  nos 
facultés  de  leur  honteiise  inféiiorité,  c'eût  été  trop  peu  de  ces 
67  chaires.  Aussi,  en  môme  temps,  généralisa-t-on  l'institution,  à 
peine  ébauchée,  des  cours  complémentaires,  et  créa-t-on  celle  des 
conférences.  Cours  complémentaires,  le  mot  est  clair,  ce  sont  des 
cours  destinés  à  l'enseignement  de  matières  qui  ne  sont  pas  ensei- 
gnées par  les  titulaires  des  chaires;  ainsi,  dans  une  faculté  des 
lettres  où  il  n'y  a  qu'une  chaire  de  philosophie,  un  cours  d'histoire 
de  laphi'osophie  en  sera  le  complément.  Les  conférences  devaient 


916  REVUE   DES    DEUX    MONDES 

être  autre  chose.  Ce  n'est  pas  seulement  pour  enrichir  l'ensbigne- 
itient  des  facultés  qu'on  les  instituait,  mais  surtout  pour  en  ctian- 
ger  le  caractère.  Le  mot  venait  de  l'École  normale.  Là  jamais  l'en- 
soignement  n'a  été  le  monologue  du  professeur  en  face  d'auditeurs 
passifs,  c'est  le  coUoquium  actif  du  maître  et  des  élèves  :  le  maître 
appoi'lant  sa  méthode  et  sa  science;  les  élèves,  leurs  ébauches  et 
leurs  essais  de  parole  et  de  plume;  c'est,  en  un  mot,  ce  qu'en  Alle- 
magne on  appelle  des  séminaires.  C'est  là  ce  qu'on  voulut  trans- 
porter dans  les  facultés  en  y  créant  des  conférences.  On  les  créait, 
non  pour  le  grand  public,  mais  pour  les  vrais  élèves  qu'on  s'effor- 
çait de  donner  aux  facultés  des  sciences  et  dos  lettres. 

La  plupart  des  nouveaux  enseignemens  créés  depuis  1877  l'ont 
été  sous  la  forme  de  cours  complémentaires  et  de  maîtrises  de 
conférences.  Il  y  avait,  nous  l'avons  plus  haut  noté,  60  cours 
complémentaires  en  1870  ;  le  nombre  s'en  était  élevé  à  105  en  1878  ; 
il  est,  en  1889,  de  228,  ainsi  répartis  :  2  dans  les  facultés  de  théo- 
logie protestante,  102  dans  les  facultés  de  droit,  27  dans  les  facultés 
de  médecine,  13  dans  les  écoles  de  pharmacie,  29  dans  les  facultés 
des  sciences,  et  55  dans  celles  des  lettres.  Le  premier  crédit  pour 
maîtrises  de  conférences  daie  de  1877  ;  il  en  fut  alors  créé  hl  ; 
elles  sont  aujourd'hui  au  nombre  de  129  :  3  dans  les  facultés  de 
théologie  protestante,  53  dans  les  facultés  des  sciences,  73  dans 
les  facultés  des  lettres.  —  67  chaires,  168  cours  complémentaires, 
129  conféiences;  c'est  donc,  au  total,  36^i  enseignemens  nou- 
veaux (1). 

Si  saisissans  que  soient  ces  chiffres,  le  parallèle  d'une  ou  deux 
facultés  avec  elles-mêmes,  à  quinze  ans  de  distance,  le  sera  davan- 
tage encore.  Prenons  pour  exemple  les  facultés  de  I-yon.  En  187Zi, 
la  faculté  des  sciences  avait,  en  tout,  7  chaires  :  mathématiques 
pures,  mathématiques  appliqm'es,  physique,  chimie,  géologie,  zoo- 
logie et  botanique.  En  1888,  elle  a  10  chaires,  celles  de  187â,  plus 
la  chimie  appliquée  à  l'industrie,  la  physiologie  générale,  l'astro- 
nomie; 3  cours  complémentaires  de  chimie,  de  botanique  et  d'as- 
tronomie; 5  conférences  de  chimie  industrielle,  de  zoologie,  df 
malhématiques,  de  |)hysique  et  de  minéralogie,  soit  18  enseigne- 
mens au  lieu  de  7.  La  faculté  des  lettres  n'avait  que  5  chaires 
en  187/i  :  la  philosophie,  l'histoire,  la  littérature  ancienne,  la  litté- 
rature française,  les  littératures  étrangères;  en  1889,  elle  a,  en 
outre,  6  chaires  nouvelles  :  la  géogra[)hie,  les  antiquités  grecques 


(l)  Dans  tout  ce  décompte  n'entrent  pas  les  enseignemens  des  Écoles  in-éparatoirei 
et  des  Écoles  de  plein  exercice  de  médecine  et  de  pharmacie,  lesquels  sont  payés  ;)Jir 
les  villes. 


LES    FACULTÉS    FRANÇAISES    EN    1889.  917 

et  latines,  la  langue  et  la  littérature  grecques,  l'histoire  et  les  anti- 
quités du  moyen  âge,  la  littérature  du  moyen  âge,  le  sanscrit  et  la 
grammaire  comparée;  5  cours  complémentaires:  philosophie,  latin, 
français,  allemand,  langue  sémitique;  7  maîtrises  de  conférences: 
philosophie,  science  de  l'éducation,  histoire  moderne,  grec,  an- 
glais, grammaire,  égyptologie,  soit  23  enseignemens  au  lieu  de  5. 

A  tous  ces  maîtres,  anciens  et  nouveaux,  on  a  donné,  année  par 
année,  les  auxiliaires  indispensables  à  l'enseignement  et  aux  recher- 
ches. J'ouvre  la  Statistique  de  1888  k  l'article  faculté  de  médecine 
de  Paris.  Je  trouve,  en  1877-78,  2  chefs  des  travaux  pratiques, 
3  directeurs  et  6  chefs  de  laboratoire,  5  chefs  de  clinique,  3  pro- 
secteurs, 5  aides  d'anatomie,  12  préparateurs.  En  face,  je  relève, 
pour  l'année'  1887-88,  7  chefs  des  travaux  pratiques,  8  prosec- 
teurs, \h  aides  d'anatomie,  31  préparateurs,  \k  chefs  de  clinique, 
\h  chefs  adjoints,  25  chefs  de  laboratoire.  Partout  ailleurs,  c'est 
à  l'avenant. 

A  tous,  maîtres  et  étudians,  l'accroissement  des  budgets  a  per- 
mis de  donner  des  instrumens  de  travail.  En  premier  lieu,  des 
bibliothèques.  Il  n'y  en  avait  pas  avant  1879,  ou,  pour  être  tout  à 
fait  exact,  il  n'y  en  avait  qu'à  Paris  et  à  la  faculté  de  médecine  de 
Montpellier.  Maintenant,  il  y  en  a  partout,  et  toutes  sont  ouvertes 
aux  professeurs  et  aux  étudians;  toutes  sont  au  courant  des  prin- 
cipales publications  savantes  de  la  France  et  de  l'étranger.  Trois 
chiffres  diront  la  rapidité  de  leur  croissance  et  l'importance  de 
leurs  services.  Au  dernier  recensement,  celui  de  1888,  elles  com- 
prenaient 88/i,261  volumes;  elles  avaient,  la  même  année,  prêté 
512,252  volumes  et  reçu  122,786  lecteurs. 

Aussi  rapide,  aussi  profonde  a  été  la  métamorphose  des  labora- 
toires. Tout  était  à  renouveler  et  à  créer.  En  moins  de  dix  ans,  tout 
a  été  renouvelé  ou  créé,  il  n'est  pas  une  faculté  des  sciences,  pas  une 
faculté  de  médecine  qui  n'ait  aujourd'hui  son  outillage  complet  d'en- 
seignement et  de  recherches  ;  partout  l'enseignement  de  celles  des 
sciences  qui  relèvent  de  l'expérience  se  fait  par  l'expérience;  par- 
tout fonctionnent  des  travaux  pratiques  pour  les  élèves;  partout  la 
recherche  expérimentale  est  à  côté  de  l'enseignement  théorique.  11 
n'est  pas  jusqu'aux  facultés  des  lettres  qui  ne  commencent  à  avoir, 
elles  aussi,  leurs  collections,  fac-similés,  estam})ages,  i)liotûgra- 
phies,  moulages. —  Feuilletons  les  budgets  des  facultés.  Au  lieu  dos 
sommes  dérisoires  d'avant  1870,  nous  y  trouvons  d'amples  crédits 
pour  les  bibliothèques,  pour  les  collections,  pour  les  déiH^nses  des 
laboratoires,  pour  les  travaux  pratiques  des  étudians.  En  veut-on 
quelques  exemples  tirés  des  budgets  de  1888?  A  Paris,  le  crédit  du 
matériel  des  bibliothèques  universitaires  a  été  de  72,330  francs, 


018  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

celui  des  colleclion?,de  /47,500  à  la  focnlté  de  médecine,  de  29,000 
à  la  faculté  des  sciences,  de  21,800  à  l'école  de  pharmacie,  de  /i,85n 
à  la  faculté  des  lettres;  celui  des  frais  de  cours,  de  laboratoires  et 
de  travaux  pratiques,  de  161,830  francs  à  la  faculté  de  médecine, 
de  88,600  à  la  faculté  des  sciences,  de  80,950  à  l'école  de  pharma- 
cie. Dans  les  départemens,  à  Nancy,  par  exemple,  les  crédits  de 
même  ordre  ont  été,  la  même  année,  de  23,235  francs  pour  la  biblio- 
thèque, de  16,000  pour  les  collections  de  la  médecine,  de  14,850  pour 
celles  des  sciences,  de  28,6'i0  pour  les  laboratoires,  cours  et  travaux 
pratiques  de  la  faculté  de  médecine,  de  21,000  pour  les  dépenses 
analogues  de  la  faculté  des  sciences.  —  Au  total,  il  est  inscrit  au 
budget  législatif  de  1889  un  crédit  de  2,241,780  francs  pour  les 
frais  matériels  des  facultés  de  tout  ordre,  soit  1,363,966  francs  de 
plus  qu'en  1875. 

N'ayons  garde,  parmi  ces  créations,  d'oublier  celle  des  bourses 
de  faculté.  Il  n'en  est  pas  qui  fasse  plus  d'honneur  à  la  République; 
il  n'en  est  pas,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  qui  ait  eu,  jiour 
la  réforme  de  l'enseignement  supérieur,  plus  d'efïets  et  d'efîets 
plus  heureux.  L'idée  de  ces  bourses  remonte  aux  assemblées  de  la 
Révolution.  Elles  voulaient  avoir,  à  tous  les  degrés  de  l'enseigne- 
ment, des  élèoes  de  la  patrie;  il  leur  semblait  que  les  libéralités 
de  l'Etat,  pour  produire  tous  leurs  fruits,  et  pour  n'en  pas  produire 
de  mauvais,  ne  devaient  pas  s'arrêter  à  mi-chemin.  L'Empire  fut 
d'un  autre  sentiment.  11  institun  des  chh-es  du  gouvernement  ;  mais 
il  n'en  mit  que  dans  les  lycées.  C'est  seulement  de  nos  jours  qu'ap- 
paraissent au  budget  les  bourses  d'enseignement  supérieur,  d'abord 
300  bourses  de  licence,  en  1877,  sous  M.  Waddington,  puis  200 
bourses  d'agrégation,  en  1881.  sous  M.  Jules  Ferry.  Elles  sont  in- 
scrites au  budget  de  1889  pour  670,000  francs. 

VL 

Si  rapide  qu'il  doive  être,  ce  résumé  des  statistiques  serait  in- 
complet et  infidèle,  si,  en  face  des  déboursés,  il  ne  présentait  pas 
les  gains  réalisés.  De  ces  gains,  les  uns  sont  d'ordre  scientifique, 
d'ordre  purement  moral,  et  ne  s'évaluent  pas  numériquement.  Leur 
place  n'est  pas  ici  ;  nous  les  retrouverons  ailleurs.  Bornons-nous, 
eu  ce  moment,  à  ceux  qui  s'expriment  en  chiffres,  c'est-à-dire  à 
l'accroissement  du  nombre  des  étudians,  à  l'accroissement  du  nombre 
des  diplômes. 

Nous  n'avions  en  1869  que  9.522  étudians.  Nous  en  avons  eu 
17,630  en  1888.  C'est  donc,  en  vingt  ans,  uu  gain  de  8,108  uni- 
tés. Ce  gain  ne  s'est  pas  fait  tout  d'un  coup,  ni  par  un   progrès 


LES    FACULTÉS    FRANÇAISES    EN   1889.  919 

uniforme.  11  commence  à  se  dessiner  en  1872;  mais  c'est  seulement 
à  partir  de  1878,  au  moment  même  où  de  toutes  parts  les  réformes 
s'accomplissent,    qu'il  s'accentue  et  s'arxéR're.  Il  y  avait  10,972 
étudians  en  1878;  nous  en  trouvons  12,000  en  1881,  13,000  en 
1883,  15,000  en  188i,  plus  de  16,000  en  1885,  et  enfin  17,630 
en  1888.  La  progression  ne  s'est  pas  fait  sentir  également  dans  tous 
les  ordres  de  facultés.  La  population  des  facultés  de  droit  était  de 
3,969  étudians,  en  18/iA.  En  1869,  elle  s'était  élevée  à  5,220.  Elle 
n'a  été,  en  1888,  que  de  5,152.  Dans  les  écoles  de  médecine,  au 
contraire,  il  y  a  eu,   pendant  la  même  période,  un  gain  considé- 
rable. De  3,159,  leur  clientèle  a  monté,  principalement  à  dater  de 
1880,  à  6,455  étudians.  Progression  analogue  dans  les  écoles  de 
pharmacie.  Mais  c'est  surtout  dans  les  facultés  des  sciences  et  dans 
les  facultés  des  lettres  que  la  cnie  s'est  fait  sentir.  Naguère  encore, 
il  n'y  avait  pas  d'étufiians  proprement  dits  dans  ces  facultés.   On 
n'inscrivait,  on  ne  comptait  comme  tels  dans  les  statistiques,  que 
les  candidats  à  la  licence,  qui  la  veille  de  l'examen  prenaient  quatre 
inscriptions  d'un  seul  coup,  pour  se  mettre  en  règle  avec  le  fisc.  C'était 
au  plus,  dans  les  bonnes  années,  iOO  éiudians  dans  les  sciences, 
150  dans  les  lettres,  et   presque  tous  fictifs.  Tout  à  coup,  à  partir 
de  1877,  nous  trouvons  38ù  étudians  dans  les  facultés  des  sciences, 
286  dans  les  facultés  des  lettres;  puis,   d'une  année  à  l'autre,  ces 
nombres  se  doublent,  se  triplent,  se  quadruplent,  et  finissent  par 
atteindre  les    chiffres  inespérés  de  1,335    dans  les  sciences,  de 
2,358  dans  les  lettres.  Par  conséquent,  dans  l'accroissement  total 
du  nombre  des  étudians,   les  facultés  des  sciences  et  des  lettres 
entrent  en  compte  pour  plus  de  3,500  unités.  Ce  n'est  pas  là  pure- 
ment et  simplement  l'accroissement  d'une  chose  préexistante;  c'est 
de  toutes  pièces  la  création  d'une  chose  vraiment  nouvelle. 

Par  là  nous  avons,  en  très  grande  partie,  regagné  l'avance  que 
de  tout  temps  l'Allemagne  avait  eue  sur  nous.  Autrefois,  le  nombre 
de  ses  étudians  était  double  du  nôtre.  Il  lui  est  encore  aujourd'hui 
supérieur  de  12,000  environ.  Mais  la  population  de  l'empire  d'Alle- 
magne est  de  45  millions  d'habitans;  celle  de  la  France  n'est  que 
de  38  millions.  Et  puis,  ne  l'oublions  pas,  nous  avons  en  France  des 
institutions  qui  détournent  des  facultés  une  notable  partie  dn  con- 
tingent qui,  en  Allemagne,  va  droit  aux  universités  :  nos  lycées 
d'abord,  où  s'enseignent  quantité  do  choses  qui  ailleurs  sont  du 
domaine  de  l'enseignement  supérieur,  puis  l'Ecole  polytechnique, 
l'Ecole  normale,  l'École  des  chartes,  enfin  tous  les  grands  sémi- 
naires. En  Allemagne,  rien  de  semblable;  seul  l'enseignement  tech- 
nique a  des  écoles  spéciales;  tout  l'enseignement  scientifique  se 
donne  aux  universités.  Partant,  c'est  aux  universités  que  va  presque 


9-20 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


tonie  h  jeunesse,  les  futurs  ministres  des  cultes  aussi  bien  que  les 
futurs  médecins.  Sur  les  29,000  étudians  de  l'empire,  les  élèves 
en  théologie  comptent  pour  plus  de  6,000.  II  y  a  en  Allemagne  un 
étudiant  d'université  pour  l,5Zi/i  habitans;  chez  nous,  la  propor- 
tion est  sensil)ljment  moindre,  1  pour  2,155  habitans;  mais,  au 
f;iit.  en  tenant  compte  de  toutes  ces  causes  de  différence,  l'écart 
est  beaucoup  moindre. 

Naturellement,  avec  le  nombre  des  étudians  s'est  accru  celui  des 
grades.  11  n'est  cependant  pas  inutile  d'ét.-iblir,  pour  chaque  ordre 
de  facultés,  le  rapport  des  uns  et  des  autres.  Dans  les  facultés  de 
droit,  le  rendement  s'est  accru  d'une  manière  absolue.  Nous  avons 
dit  que  le  nombre  des  étudians  y  était  demeuré  à  peu  près  station- 
naire.  Le  nombre  des  grades,  au  contraire,  s'est  notablement  accru. 
De  1870  à  1879,  la  moyenne  des  licenciés  en  droit  était,  chaque 
année,  de  1,050.  De  1879  à  188/i,  ce  nombre  s'élève  à  IJiOO.  il 
retombe  ensuite  à  1,260;  mais  il  se  relève  plus  tard  à  1,300.  En 
même  temps  le  nombre  des  docteurs  en  droit  s'accroît  dans  une 
beaucoup  plus  forte  proportion.  11  avait  été  de  30  en  1826,  de  30 
encore  dix  ans  plus  tard,  de  100  en  18/i6,  de  90  en  1856,  de  80  en 
1866;  il  monte  à  190  en  1876,  et  depuis  lors,  il  se  maintient,  bon 
an  mal  an,  à  120  en  moyenne.  Dans  les  facultés  et  écoles  de  mé- 
decine, à  l'inverse,  le  nombre  des  étudians  s'est  accru,  et  celui  des 
grades  est  demeuré  à  peu  près  stationnaire.  Avec  plus  d'étudians. 
nous  ne  faisons  pas  beaucoup  plus  de  docteurs  et  nous  faisons 
moins  d'oHiciers  de  santé.  Le  nombre  des  docteurs  reçus  en  186(> 
était  de  520  ;  il  était  de  610  en  1876;  depuis  cette  date,  une  seule 
fois,  il  s'est  élevé  à  600  ;  mais  d'autres  fois  il  est  tombé  à  590  et 
même  à  540.  Le  nombre  des  officiers  de  santé,  qui  était  autrefois 
de  plus  de  200,  oscille  maintenant  entre  135  et  90;  il  est  même 
descendu  à  80  en  1888.  En  revanche,  dans  les  facultés  des  sciences 
et  des  lettres,  c'est  un  changement  du  tout  au  tout.  C'était  naguère 
une  excellente  année  quand  nous  avions,  y  compris  les  élèves  de 
l'Kcole  normale,  60  licenciés  es  sciences,  80  Ucenciés  es  letres,  une 
di/aine  de  docteurs  es  sciences,  autant  de  docteurs  es  lettres.  Ce 
serait  maintenant  une  très  mauvaise  aimée.  Depuis  1877,  nous 
sommes  habitués  à  d'autres  moissons.  Nous  avons  eu,  certaines 
années,  jusqu'à  360  licenciés  es  sciences,  300  licenciés  es  lettres, 
30  docteurs  es  sciences  et  30  docteurs  es  lettres. 

Tel  est,  vu  du  dehors,  le  tableau  de  nos  facultés.  Il  nous  faut 
maintenant  pénétrer  au  dedans,  et,  sous  le  physique,  chercher  à 
saisir  le  moral. 


Louis  Ltard. 


REVUE    MUSICALE 


Concerts  du  Chàtelet  :  VOcle  trwmpliale  de  M"'"  Augusta  Ilnlmès.  —  Concerto  pour 
piano  de  M.  E.  Laïc;  M""'  Krauss.  —  Mireille,  à  l'Opéra-Comiqup.  —  Lucie  de 
Lammermoor,  à  l'Opéra. 


Que  l'auteur  de  Zia/e  ne  soit  plus  de  ce  monde,  cela  est  fâcheux: 
d'abord  pour  lui;  ensuite  pour  le  public,  parce  que  Donizetti,  à  dé- 
faut de  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  talent,  avait  un  peu  de  ce 
qu'on  appellera  toujours  le  génie.  Mais  cela  est  heureux  pour  nous, 
car,  s'il  vivait  encore,  nous  compterions,  à  la  fin  de  cet  article, 
un  ami  de  moins  ou  un  ennemi  de  plus.  Nos  lecteurs  nous  permet- 
tront-ils, à  ce  propos,  de  nous  entendre  avec  eux  une  bonne  fois  sur 
la  critique  telle  que  nous  la  comprenons,  sur  ses  devoirs  et  sur  ses 
droits? 

Cette  minorité  de  gens  aimables  ou  médians,  intelligens  ou  sots, 
quelquefois  très  riches,  jamais  très  pauvres,  ce  groupe  social  qui  se 
croit  toute  l'humanité  et  s'appelle  le  monde  parce  qu'il  se  prend  pour 
l'univers;  le  monde  paraît  étrangement  méconnaître  le  rôle  et  l'hon- 
neur de  la  critique,  lorsqu'il  lui  reproche  trop  de  rigueur  ou  de  fran- 
chise seulement.  Notre  seule  vertu  nécessaire  est  la  sincérité.  Le  pu- 
blic ne  peut  exiger  de  nous  le  talent,  qui  est  rare;  ni  le  goût,  chacun 
ayant  le  sien;  mais  nous  lui  devons  la  vérité,  ou  du  moins  ce  que  nous 
croyons  la  vérité.  Qu'il  nous  pardonne  des  erreurs;  mais  qu'il  n'ait 
jamais  à  nous  reprocher  un  mensonge. 

Au  nom  de  quels  principes  le  monde  prélendrait-il  nous  imposer  li 
dissimulation  et  le  silence?  l'ar  respect  pour  la  vieillesse? —  Mais  je  ne 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sache  pas  que  le  don  de  produire  et  le  droit  de  juger  se  mesurent  aux 
années.  Des  critiques  peuvent  commencer  très  jeunes  et  des  composi- 
teurs finir  très  vieux.  —  Par  égard  pour  des  amis  ou  d'anciens  maîtres  ? — 
Mais  c'est  à  eux-mêmes  et  non  à  leurs  ouvrages  que  nous  devons  notre 
déférence  et  notre  gratitude,  que  nous  gardons  notre  amitié,  souvent 
plus  fidèle,  hélas  !  que  la  leur.  Faut-il  donc  laisser  notre  conscience 
artistique  à  la  merci  de  nos  affections  aujourd'hui,  demain  de  nos 
rancunes?  Si  encore,  de  cette  indulgence  qu'on  nous  prêche,  on  nous 
donnait  l'exemple  avec  la  legon  !  Si  le  monde,  qui  nous  conseille  la 
complaisance,  pratiquait  seulement  la  charité!  Mais  ilfaut  les  entendre, 
ceux  et  celles  que  la  libre  critique  d'art  effarouche,  diffamer  les  gens 
comme  nous  ne  discuterions  pas  les  œuvres,  ne  reculer  devant  aucune 
médisance,  aucune  calomnie.  Colporteurs  de  scandale  et  d'infamie, 
leur  bouche,  comme  disait  Henri  Heine,  est  une  véritable  guillotine 
pour  toute  bonne  renommée.  Prêter  des  amans  à  M"""  X...  «  est-ce 
péché?  Non,  non.  «  Mais  faire  des  réserves  sur  la  romance  ou  le 
ballet  de  M.  Z!,.  «  Juger  l'œuvre  d'autrui,  quel  crime  abominable!  » 

Si  nous  entendons  parler  à  cœur  ouvert,  nous  ne  prétendons  pas 
juger  à  coup  sûr.  Nous  ne  croyons  pas  rendre  des  arrêts,  mais  nous 
voulons  encore  moins  rendre  des  services.  Comme  des  devoirs 
moraux  envers  les  êtres,  on  a  des  devoirs  intellectuels  envers  les 
choses,  et  le  premier  est  la  justice.  Elle  est  souvent  cruelle  et  nous 
savons  ce  qu'il  en  coûte  d'écrire  selon  sa  pensée  et  contre  son  cœur. 
Il  le  faut  cependant,  et  pour  cela  le  mieux  encore  est  de  s'en  tenir  à 
la  vieille  devise  :  Amicus  Plato,  sed  magis  arnica  ver'Uas.  On  ne  lui  obéit 
ni  sans  regrets  ni  sans  périls;  mais  on  ne  la  trahirait  pas  sans  honte 
ni,  je  veux  le  croire  à  leur  honneur,  sans  perdre  l'estime  de  ceux-là 
mêmes  auxquels  on  l'aurait  sacrifiée. 

Et  maintenant  que  nous  nous  sommes  expliqué  (je  vous  prie  de  ne  pas 
lire:  excusé),  oserons-nous  juger  l'œuvre  d'une  femme  et  d'une  artiste 
sympathique  :  VOde  triomphale  de  M""' Augusta  Ilolmès?  Ce  fut,  il  y  a  un 
mois  environ,  au  concert  du  Châtelet,  le  dernier  écho  de  l'Exposition. 
Mais  quel  écho  !  Les  oreilles  nous  en  tintent  encore.  On  nous  a  assuré,  et 
nous  le  croyons,  que  VOde  Iriomplialc  avait  beaucoup  perdu  en  remon- 
tant la  Seine.  Au  palais  de  l'Industrie  elle  devait  être  mieux  à  sa  place, 
et  surtout  plus  à  son  aise.  Les  questions  de  cadre  sont  capitales  ;  on  n'ex- 
pose pas  un  panorama  dans  un  salon,  et  c'est  un  panorama  en  mu- 
sique que  M'""  Holmes  a  brossé  pour  l'immense  hall  des  Champs- 
Elysées.  Panorama  civil  et  militaire,  où  défilent  toutes  les  classes  de  la 
société  :  laboureurs,  forgerons,  troupes  de  terre  et  de  mer,  amoureux, 
bataillons  scolaires.  On  se  croirait  au  Conservatoire  des  Arts-et-Mé- 
tiers,  des  métiers  surtout.  Pour  sauver  de  la  monotonie  cette  série  de 
chœurs,  il  fallait  la  variété  de  la  représentation  théâtrale,  le  prestige 


KEVUE   MUSICALE.  923 

de  la  lumière  électrique,  de  la  figuration  et  d'une  mise  en  scène  qui 
fut,  dit-on,  pittoresque.  Elle  aura  même  été  émouvante,  et  l'œuvre  a 
dû  bénéficier  de  l'enthousiasme  auquel  ne  pouvaient  échapper  des 
milliers  d'auditeurs  réunis  dans  un  théâtre  de  circonstances,  et  de 
circonstances  flatteuses  pour  notre  fierté  nationale.  On  aura  acclamé 
par  amour  du  pays,  sinon  par  amour  de  Tart,  une  œuvre  que  l'auteur 
semble  avoir  composée  en  patriote  plutôt  qu'en  artiste. 

Mais  au  Ghâtelet,  plus  d'appareil  national,  plus  de  drapeaux,  de  dé- 
cors ni  d'uniformes;  tout  le  cortège  assis,  et  rien  n'est  plus  nuisible  à 
l'effet  d'un  cortège.  La  dame  chargée  de  chanter  la  conclusion  a  eu 
beau  lancer  les  grands  mots  de  travail,  de  gloire  et  de  liberté;  elle 
avait  quitté  le  péplum  tricolore  et  le  bonnet  phrygien.  Les  choristes 
étaient  immobiles  et  vêtus  de  noir.  Alors,.,  alors  nous  sommes  restés 
froids  et  nous  n'avons  pas  entendu,  au  fond  de  nos  âmes,  la  voix  du 
sang,  du  sang  de  France.  iNous  n'avons  entendu  qu'un  vacarme  ter- 
rible, comme  si  toute  la  section  des  cuivres  à  l'Exposition  (vous  rap- 
pelez-vous cet  amas  de  bassines  et  de  chaudrons  rouge  et  or?)  s'était 
mise  à  hurler  en  l'honneur  de  la  patrie.  A  quels  excès  se  porte  le  zèle, 
non  pas,  comme  disait  Voltaire,  de  la  dévotion,  mais  du  patriotisme 
chez  les  dames!  Du  moins  à  quels  excès  de  sonorité  ! 

Si  VOde  triomphale  nous  a  paru  trop  bruyante,  la  faute  en  est  un  peu 
au  local;  mais,  et  je  crains  cette  fois  que  la  faute  en  soit  à  l'œuvre 
même,  elle  nous  a  paru  un  peu  vulgaire  aussi.  On  nous  dira  qu'il  ne 
s'agissait  pas  de  distinction.  Nous  le  savons  et  nous  n'attendions  pas 
un  nocturne.  Mais  point  n'était  besoin  de  frapper  si  fort.  De  M""'  Hol- 
mes, les  petites  compositions  parfois  sont  exquises;  mais  les  grandes 
ne  sont  trop  souvent  que  grosses  ou  vides.  Même  quand  on  y  trouve 
du  Massenet  (ce  qui  arrive),  c'est  du  Massenet  épaissi  ;  du  Massenet 
encore  féminin,  mais  pour  femme  géante. 

La  page  qui  nous  a  laissé  la  meilleure  impression  est  le  chœur  des 
ouvi'iers,  aussi  franc  et  moins  trivial  que  les  autres.  Voilà  l'accent  et 
l'allure  que  nous  aurions  souhaités  à  l'ensemble.  Le  reste  est  seule- 
ment national  et  décoratif,  un  peu  dans  le  style  des  personnes  opu- 
lentes et  crénelées  qui  siègent  sur  les  édicules  de  la  place  de  la  Con- 
corde. Mais  que  de  bruit  !  Je  ne  crois  pas  qu'une  dame,  excepté  M"""  Louise 
Michel,  en  ait  jamais  fait  autant  à  propos  de  la  RépubUque. 

Nous  avons  eu  chez  M.  Colonne  des  séances  plus  douces.  M.  Diémer 
y  a  joué  en  impeccable  virtuose  un  concerto  de  M.  Lalo,  de  grand  style 
et  de  belle  allure.  Il  comprend  trois  morceaux,  dont  les  deux  derniers 
surtout  nousont  plu.  Non  pas  que  le  premier  soit  indilïorent.  On  y  croit 
trouver  parfois  des  réminiscences  de  l'hymne  russe.  Mais  nous  préfé- 
rons de  l)eaucoup  Vadiujio  et  le  finale.  Très  noble,  très  pur,  V adagio 
repose  presque  tout  entier  sur  un  dessin  continu  de  deux  notes.  L'idée 


924  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

maîtrosso  en  est  originale,  très  grave  et  très  belle.  Exposée  par  le 
piano  d'abord,  elle  passe  ensuite  à  l'orchestre,  pour  y  prendre  toute  sa 
plénitude  au-dessus  d'un  trille  de  piano  éclatant,  prolongé,  qui  marque 
l'apogée,  Tépanouissement  du  morceau.  De  tous  les  musiciens,  ce  doit 
être  Beethoven  que  M.  Lalo  préfère.  L'élévation  de  la  pensée  et  la  soli- 
dité de  la  forme  trahissent  ici,  non  pas  l'imitation,  mais  la  connais- 
sance et  l'admiration  profonde  du  maître.  Le  finale  n'est  pas  moins 
conforme  aux  traditions  de  Beethoven.  L'auteur  du  premier  morceau 
de  la  symphonie  en  la  et  du  finale  du  concerto  en  mi  bémol  en  eût 
aimé  l'aplomb  rythmique,  l'élan  un  peu  sauvage  et  la  rude  énergie, 
détendue  (;à  et  là  par  une  grâce  sans  fadeur  et  une  fantaisie  sans 
désordre.  M.  Lalo  ne  s'égare  jamais;  il  va  tout  droit,  et  très  vite:  dans 
ce  finale,  peut-être  même  trop  vite.  Le  développement  d'un  motif  du 
premier  morceau,  repris  avec  un  rythme  nouveau,  s'arrête  un  peu 
court  ;  en  faisant  plus  long,  le  compositeur  eût  fait  mieux  encore.  Voilà, 
dira-t-il,  une  critique  qui  ressemble  à  un  éloge.  Nous  l'entendons 
ainsi,  et  la  manière  très  sobre,  très  brève  de  M.  Lalo,  peut  lui  mériter 
parfois  ce  reproche  tlatteur. 

Dans  le  même  concert.  M'""  Krauss  a  chanté  mieux  que  jamais,  ou 
plutôt  aussi  bien  que  toujours.  Allez  l'entendre  dire  l'air  à'Alceste  : 
Non!  ce  n'est  point  un  sacrifice.  Voyez-la  debout,  en  vêtemens  sombres, 
immobile,  l'œil  perdu  dans  son  extase  de  mort.  Quelle  grandeur,  due 
à  quelle  simplicité!  Quelle  assurance  à  ces  mots:  Non,  ce  n'est  point  un 
sacrifice!  prononcés  pour  la  première  fois.  Mais  voici  le  trouble,  les  dé- 
faillances, et  quand  les  mêmes  paroles  reviennent,  c'est  sur  des  lèvres 
tremblantes,  incapables  de  les  prononcer  sans  paraître  les  démentir. 
Image  cCun  époux  que  j'adore  et  qui  m'aime!  Par  quel  heureux  contraste, 
par  quel  cri  de  passion  aussitôt  suivi  de  (jucl  soupir  de  modestie, 
presque  d'humilité,  l'artiste  indique  une  nuance  exquise  entre  l'amour 
que  ressent  Alceste  et  celui  qu'elle  inspire!  Quand  on  chante  ainsi,  on 
chantera  ainsi  toujours.  Le  talent  de  M""'  Krauss  ne  passera  jamais, 
parce  qu'il  est  avant  tout  la  manifestation  d'une  âme,  et  que  l'àme 
ne  passe  point.  Cette  voix  peut  tomber,  sans  que  cette  ardeur  s'éteigne. 
11  semble  même  que  le  chant  de  M"'*^  Krauss  se  spiritualise  de  plus  en 
plus,  que  tout  intermédiaire  matériel  ait  désormais  disparu  entre  son 
cœur  et  le  nôtre. 

C'est  par  le  cœur,  sans  lequel  il  n'est  pas  d'artistes  ou  d'œuvres 
d'art,  que  nous  a  repris  Mireille.  Mireille  a  vingt-cinq  ans,  et,  comme 
on  dit,  ne  les  paraît  pas,  tant  elle  a  de  grâce  juvénile,  et  même  ado- 
lescente. Vous  savez  qu'aujourd'hui  l'héroïne  ne  meurt  plus  :  elle 
épouse  Vincent.  On  a  trouvé  ce  dénoûmcnt  plus  conforme,  sinon  à  l'es- 
thétique, du  moins  à  la  sensibilité  des  habitans  du  quartier.  Les  quais 
ont  plus  de  cœur  que  le  boulevard.  On  a  trouvé  aussi  ce  dénoûmcnt 


REVUE   MUSICALE.  925 

plus  humain,  et  je  no  vois  pas  trop  pourquoi,  les  gens  qui  meurent 
étant  plus  nombreux  encoro  que  ceux  qui  se  marient.  Mais  que  la  pièce 
fmisse  bien  ou  mal  (et  c'est  aux  personnes  mariées  de  décider  quelle 
est  la  fin  la  meilleure),  la  partition  ne  finira  jamais  très  bien.  Le  der- 
nier tableau  découronne  un  peu  cette  œuvre,  d'ailleurs  toute  char- 
mante. Médiocres,  la  cavatine  de  Vincent  et  le  dernier  duo,  accompa- 
gné de  harpes  banales  et  coupé,  selon  l'usage  antique  et  solennel,  en 
trois  couplets  pareils  :  un  pour  Mireille,  un  pour  Vincent,  un  pour  les 
deux  ensemble. 

Le  maître  nous  permettra-t-il  de  signaler  encore  deux  petites  fai- 
blesses (et  ce  sera  tout)  :  la  valse  du  premier  acte  et  le  grand  air  dj 
second.  Au  lieu  de  la  très  belle  scène  du  Rhône,  voilà  ce  qu'il  fallait 
retrancher.  Le  personnage  de  Mireille  serait  complètement  naturel  s'il 
était  débarrassé  de  ces  deux  postiches.  Du  grand  air,  le  larghttto  sei:! 
est  expressif;  le  reste  est  banal  et  démodé.  Quant  à  la  valse,  il  s'en 
faut  d'elle  seule  que  le  premier  acte  soit  irréprochable.  Plus  faible,  pliiS 
sèche  surtout  que  celle  de  Juliette,  Tariette  à  trois  temps  de  Mireille, 
avec  sa  ritournelle  à  la  Marcailhou,  est  plus  déplacée  encore.  A  l'extrême 
rigueur,  on  peut  excuser  dans  un  bal,  surtout  le  premier  bal  d'une  jeune 
fille,  ces  fioritures  mondaines.  Et  puis  Juliette  n'a  pas  encore  vu  Roméo. 
Ce  n'est  que  son  plaisir  qu'elle  chante,  et  non  pas  son  amour.  Mais  Mi- 
reille, la  paysanne,  l'amoureuse,  en  pleine  nature,  sous  les  mûriers, 
parler  de  Vincent  avec  sa  voix  seulement,  quand  elle  vient  d'en  parler, 
quand  elle  va  lui  parler,  et  si  délicieusement,  avec  son  cœur!  «Chantez, 
chantez,  magnanarelles,»  mais  sans  faire  de  roulades,  comme  vous  chan 
lez  quand  le  rideau  se  lève  et  quand  il  tombe  sur  l'adorable  premier  acte 
de  la  partition.  Oh!  l'aimable  chanson  de  jeunes  filles,  de  gracieuses 
ouvrières  des  champs!  Quelle  élégance  mélodique  et  quel  naturel! 
Quel  agrément  donne  à  la  reprise  une  discrète  broderie,  un  petit  filet 
sonore  de  hautbois!  ce  chœur  est  à  la  fois  joyeux  et  paisible;  la  per- 
sistancedu  rythme,  l'aisance  des  modulations  et  des  rentrées  expriment 
bien  un  travail  sans  arrêt,  mais  sans  fatigue,  un  léger  travail  de 
femmes.  Cette  esquisse  charmante  échappe  à  la  monotonie  par  mille 
nuances  dans  la  demi-teinte  :  nuances  de  mouvement  et  surtout  de 
sentiment.  Voici  Taven,  qui  vient  mêler  aux  refrains  de  la  cueillette  sa 
complainte  de  mauvais  augure.  Écoutez-les  cJianter  et  rire,  gronde-l-elle 
sur  un  ton  d'ironie,  presque  de  reproche,  et  la  phrase,  qui  semble  treai- 
bler  de  vieillesse,  semble  aussi  trahir  le  deuil  des  illusions  per- 
dues et  des  printemps  évanouis.  Mais  décourage-t-on  la  jeunesse  de  la 
joie  et  de  l'amour?  Les  fillettes  ripostent  gaîment  et  toujours  chantant 
se  content  entre  elles  leurs  espérances  ou  leurs  chimères.  Rappelez- 
vous,  dans  un  chef-d'œuvre  plus  récent  que  Mireille,  dans  Carmen ,  le 
trio  des  cartes.  Là  aussi  des  femmes  devisent  de   l'avenir,  mais  tor.t 


026  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

autrement.  Les  Bohémiennes  de  Bizet  sont  des  gaillardes,  et  Carmen 
une  coquine.  Les  magnanarelles  ont  plus  de  sagesse  et  de  modestie. 
Quand  la  belle  Clémence  a  conté  son  rêve,  dont  elle  rit  la  première,  à 
Mireille  d'avouer  le  sien,  mais  sans  en  rire.  M.  Gounod  trouve  d'ex- 
quises mélodies  pour  nous  présenter  ses  héroïnes.  Mireille  se  détache 
de  ses  compagnes  avec  simplicité,  seulement  par  sa  grâce  plus  tou- 
chante et  sa  voix  plus  émue.  Au  milieu  des  rires  de  ses  sœurs  et  de 
leurs  souhaits  ambitieux,  sa  modeste  phrase  éclôt  comme  une  humble 
fleur  d'amour.  Lcoutez  ces  vingt  ou  vingt-cinq  mesures  :  le  plus  pur 
de  l'inspiration  de  M.  Gounod  est  là.  Le  voilà  tout  entier,  traduisant 
un  sentiment  profond,  sincère,  dans  une  forme  irréprochable  ;  le  voilà 
avec  tout  son  art  et  tout  son  cœur. 

Si  Mireille  nous  apparaît  charmante,  Vincent  n'a  pas  moins  bonne 
façon.  «  Vincenette  a  votre  âge...  »  On  ne  saurait  noter  la  déclaration 
du  gentil  vannier  avec  une  plus  souple  intelligence  de  toutes  les 
nuances  :  timidité,  respect,  passion.  Quelle  malicieuse  coquetterie 
dans  l'exclamation  de  Mireille  :  Ali!  cYmcent!  Quelle  chaleur  dans  l'ef- 
fusion du  jeune  homme!  De  ce  petit  duo,  tout  est  parfait;  ravissante, 
•la  dernière  phrase  de  Mireille,  arrondie  comme  le  bras  de  la  jeune 
fille  assurant  sur  son  front  son  panier;  très  poétique,  l'écho  lointain, 
sous  la  feuillée,  du  refrain  des  magnanarelles. 

Le  second  acte  renferme  trois  pages  de  prix  :  le  duo  de  Magali,  la 
chanson  de  ïaven  et  la  plainte  de  Mireille  aux  genoux  de  son  père. 
Pour  le  duo,  M.  Gounod  s'est  inspiré  d'un  thème  provençal,  et,  n'en 
déplaise  aux  dévots  de  la  mélodie  populaire,  il  a  mieux  fait  que  de  le 
transcrire.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  comparer  la  chanson  ori- 
ginale au  célèbre  duo,  qui,  depuis  vingt-cinq  ans,  se  défend  contre  les 
amateurs  acharnés  à  sa  perte.  Ah!  le  brave  petit  duo!  Non-seulement 
il  n'est  pas  mort,  mais  il  ne  paraît  pas  même  fatigué.  Il  court  toujours 
aussi  leste,  tantôt  joyeux,  tantôt  attristé  par  un  nuage  du  ciel,  par 
l'ombre  du  monastère,  marquant  à  chaque  mesure  de  nuances  nou- 
velles les  hasards  du  chemin,  les  métamorphoses  de  la  vierge  fugi- 
tive et  rejointe  enfin.  C'est  plaisir  de  l'entendre  chanter  autrement 
que  par  une  demoiselle  musicienne  et  un  gros  monsieur  qui  s'essoulïle 
à  se  faire  «  abeille  ou  papillon  ;  »  de  retrouver  au  théâtre  ce  que  les 
salons  ne  peuvent  donner  :  la  reprise  finale  avec  le  murmure  des 
chœurs  qui  semble  l'assentiment  du  peuple  à  des  fiançailles  popu- 
laires, et  la  consécration,  je  dirais  presque  la  contagion  douce  de  ce 
mélodieux  amour.  On  a  indiqué  ici  aux  choristes  une  mimique  assez 
heureuse,  à  la  condition  de  ne  pas  être  exagérée  :  ils  suivent  de  la 
physionomie  et  du  geste  le  chant  dialogué  de  Vincent  et  de  Mireille. 
Sans  doute  on  leur  a  lu  cette  strophe  de  Mistral  après  les  couplets  do 
Magali  :  «  Les  autres,  en  même  temps,  d'un  penchcmeni  de  front,  — 


REVUE   MUSICALE.  927 

l'accompagnaient,  syiipathiques  ;  —  comme  les  touffes  de  cresson,  — 
qui,  pendantes  et  dociles,  —  se  laissent  aller  ensemble  au  courant 
d»'une  fontaine.  » 

La  chanson  de  Taven  :  Voici  la  saison,  mignonne,  a  plus,  ou  du  moins 
autre  chose  que  de  la  grâce  et  de  la  bonhomie.  On  y  trouve  un  peu, 
selon  nous,  lamêmeâpreté  sombre  que  dans  la  phrase  signalée  au  pre- 
mier acte,  et  le  curieux  accompagnement  des  bassons  achève  de  rendre 
à  Taven  le  caractère  de  sorcellerie  qu'avait  affaibli  le  livret,  mais  dont 
la  musique  s'est  souvenue.  J'aimerais  que  l'interprète  applaudie  de  ce 
rôle  montrât  davantage  qu'elle  s'en  souvient,  elle  aussi. 

Que  nous  reste-t-il  encore  à  signaler  ?  La  touchante  prière  de  Mireille 
à  son  père,  reprise  en  un  bel  ensemble,  que  termine  une  vigoureuse 
montée  de  trombones;  au  troisième  acte,  le  Val  d'Enfer,  de  beaux  récits 
d'Ourrias,  un  appel  pathétique  de  Vincent  à  Mireille  et  la  querelle  mou- 
vementée des  deux  rivaux.  La  couleur  fantastique  du  tableau,  qui  par- 
fois rappelle  un  peu  Mendelssohn,  préparait  très  bien  au  tableau  sui- 
vant, le  Rhône,  que  les  difficultés  de  la  mise  en  scène,  d'autres  disent 
un  effet  trop  lugubre,  ont  fait  retrancher.  Décidément,  on  a  peur  de  la 
mort  à  rOpéra-Gomique,  et  cette  pusillanimité  nous  a  privés  d'une 
page  magnifique.  Peut-être  n'est-ce  pas  très  regrettable.  Ce  genre  de 
musique  souffre  aisément  de  la  représentation, et  les  décors,  les  trucs, 
auraient  pu  nous  gâter  Timpression  de  ces  chœurs  funèbres,  surtout 
de  la  plainte  délicieuse  exhalée  sous  les  flots  clairs  par  les  pauvres 
mortes  d'amour. 

Enfin,  n'oublions  pas,  avant  de  finir,  deux  exquises  petites  chansons 
qui  se  suivent  :  celle  du  pâtre  Andreloun  et  celle  de  Mireille.  Voilà  le 
plus  beau  paysage  de  la  partition,  et  le  plus  ressemblant.  Ressemblant, 
dira-t-on.Mais  le  prélude  de  hautbois  pourrait  bien  n'être  qu'un  refrain 
de  pifferaro.  —  Je  ne  déciderais  pas,  il  est  vrai,  si  nous  sommes  en 
Provence  ou  dans  la  Campagna  ;  en  tout  cas,  nous  sommes  au  soleil.  Je 
jie  connais  pas  de  chanson  plus  lourde  de  chaleur.  Comme  l'enfant  qui 
la  murmure  en  fermant  ses  yeux  appesantis,  elle  semble  ployer  et 
s'endormir  sous  l'accablante  pesée  du  jour.  Derrière  la  naïveté  presque 
enfantine  du  tableau,  se  cachent  les  plus  jolis  détails  de  paysage  et  de 
sentiment.  La  chanson  d'Andreloun  est  pour  ainsi  dire  impersonnelle, 
indifférente  :  on  dirait  un  soupir  de  la  terre  ;  celle  de  Mireille  est  plus 
humaine  et  mélancolique.  La  pauvrette,  toute  triste  et  un  peu  jalouse, 
regarde  le  petit  pâtre  s'endormir  sous  l'azur  du  ciel,  qu'une  modula- 
tion pittoresque  suffit  à  nous  montrer  tout  bleu  au-dessus  de  sa  tète.    . 

Ce  lumineux  épisode  est  le  foyer  de  la  partition  ;  il  l'échauffé  et 
l'éclairé.  11  a  dans  l'ensemble  de  l'œuvre  une  importance  capitale.  A 
rOpéra-Gomique,  on  l'a  bien  compris,  et  on  a  soigné  le  tableau  :  décor 
ensoleillé  et  charmante  interprète.   M""  Auguez,  qui  ressemble  à  un 


92S  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

blond  petit  Phœbus  et  chante  sa  chanson  comme  il  faut  la  chanter,  avec 
Lmgueur,  presque  avec  somnolence,  M"*^  Simonnet  a  plus  de  grâce  que 
de  tendresse,  grâce  un  peu  immobile,  qui  convenait  à  la  Rozenn  du 
Roi  d'Ys,  une  figure  un  peu  hiératique,  une  «  vierge  en  or  fin  d'un  livre 
de  légende,  «  beaucoup  mieux  qu'à  Mireille.  L'actrice  a  paru  assez  tou- 
chante ;  que  la  chanteuse  prenne  garde  à  Tintonation  de  sa  voix,  quel- 
quefois un  peu  basse.  M.  Clément,  un  tout  jeune  homme  à  peine  sorti 
du  Conservatoire,  ne  chante  pas  mal,  et  ce  qui  est  plus  rare,  ne  chante 
pas  «  bête.  »  11  a  l'effusion,  la  sincérité,  presque  la  naïveté  de  ses 
vingt  ans.  Enfin,  un  interprète  qu'il  faut  citer  avec  éloge,  c'est  M.  Gil- 
let;  car  le  hautbois,  instrumenta  la  fois  pastoral  et  désolé,  chante  tout 
le  long  de  cette  douloureuse  églogue,  sans  souci  du  nouveau  dénoûment. 
L'excellent  orchestre  de  M.  Danbé  a  mis  en  lumière  une  orchestration 
qui  plus  que  jamais  nous  a  charmé  par  sa  clarté,  son  agrément  et  son 
expressive  sobriété.  Les  chœurs  ont  chanté  avec  style,  avec  nuances, 
ce  qui  n'arrive  qu'à  rOpéra-Comique,  et  décidément  M,  Paravey  est  en 
bon  chemin. 

11  est  vrai  qu'il  n'a  pas  repris  Lucie.  Mais  la  direction  de  l'Opéra 
veillait,  et  grâce  aux  2,580,790  francs  encaissés  pendant  l'Exposition  (1), 
grâce  aux  costumes  de  la  Dame  de  Montsoreau  et  je  crois  aussi 
d'Henri  Yllf,  demeurés  sans  emploi,  grâce  aux  décors  de  Sigurd  ou  au- 
tres, grâce  enfm  à  la  bonne  volonté  de  ces  jeunes  choristes  que  dévore 
le  zèle  et  que  ne  rebute  aucune  desdillicultés,  aucun  des  casse-cou  qui 
hérissent,  on  le  sait,  les  chœurs  de  Donizetti,  on  a  pu  enfm  donner  à 
l'Académie  nationale  de  musique  une  reprise  peut-être  inattendue, 
vraisemblablement  inutile,  mais  certainement  économique,  de  Lucie  dr 
Lammermoor. 

Que  pourrions-nous  offrir  au  public,  se  demandait-on  à  l'Opéra, 
comme  s'il  n'y  avait  au  monde  que  Lucie.  —  Ce  qu'on  pouvait  nous  offrir? 
Laissons  Lohengrin,  hélas!  le  chauvinisme  de  quelques  camelots  étant 
chose  sacrée  ;  mais  Ascdiiio,  par  exemple,  pour  ne  parler  que  d'un 
ouvrage  non-seulement  accepté,  mais  commandé  par  la  maison,  11  est 
vrai  que  M"®  Richard,  qui  devait  créer  le  rôle  principal,  a  quitté  le 
théâtre.  On  l'a  même  remplacée  par  deux  dames,  dont  j'ai  entendu 
l'une  seulement  dans  le  Prophète,  et  jusqu'ici,  j'aime  mieux  l'autre.  A 
défaut  d'Ascanio,  Salammbô  peut-être,  avec  l'interprète  exigée  par 
M.  Keyer,  avait  droit  de  paraître  et  chance  de  réussir.  Olliclfo  (celui  de 
Verdi)  n'est  pas  non  plus  à  méj)riser;  ni  Samson  et  Dalila  de  M.  Sainî- 
Saëns,  ni  le  lioi  de  Lnliore  de  M.  Massenet.  injustement  délaissé.  Et 
puis,  même  avant  Lucie,  on  avait  déjà  composé  des  opéras,  Beethoven 
avait  écrit  Fidelio;  Gluck,  Orphée,  qu'un  Jean  de  Reszké  saurait  chanter, 

(1)  Voir  le  Fiyaro  du  15  novembre. 


REVUE   MUSICALE.  929 

fût-ce  sous  un  des  costumes  et  dans  les  décors  de  Sapho.  Les  direc- 
teurs de  l'Opéra  ne  se  sont  souvenus  que  de  Lucie.  Ils  nous  ont  fait  là 
une  piètre  aumône,  et  les  gagnans  d'un  gros  lot  ont  coutume  de  se 
montrer  plus  généreux. 

Non  pas  que  l'œuvre  de  Donizetti  soit  bonne  à  jeter  tout  entière  là 
où  Alceste  voulait  mettre  le  sonnet  d'Oronte.  Il  reste  de  Lucie  au  moins 
deux  pages  sublimes  :  le  sextuor  et  surtout  l'admirable  scène  finale. 
Quand  on  les  a  écrites,  on  a  touché  le  fond  du  cœur  humain:  on  a 
compris  et  rendu  le  comble  de  la  tendresse  et  de  la  douleur,  on  a  eu 
du  génie,  et  sous  les  décombres  le  trésor  enseveli  se  conservera.  A  côté 
de  ces  fragmens  précieux,  on  noterait  encore  au  hasard  des  détails 
délicats,  quelques  touches  d'un  sentiment  exquis  :  les  premières  me- 
sures du  premier  air  de  Lucie,  le  début  de  son  air  de  folie,  sa  phrase  : 
Pleurant  son  absence,  dans  le  duo  avec  son  frère.  Mais  l'ensemble  de 
la  partition  ne  saurait  plus  s'entendre  sans  un  mortel  ennui.  Le 
temps,  qui  consacre  et  condamne,  a  fait  sa  double  besogne,  et  l'œuvre 
principale  a  été  l'œuvre  de  destruction.  L'indifférence  de  la  musique 
à  l'action,  à  la  parole,  la  faiblesse  et  souvent  la  fausseté  de  l'expres- 
sion, voilà  ce  qui  gâte  les  trois  quarts  de  Lucie,  comme  les  neuf 
dixièmes  des  Puritains,  Somnambulr,  Linda  et  autres  productions. 
N'allons  pas  au  moins,  comme  on  le  fait  parfois,  imputer  à  la  mé- 
lodie en  général  la  caducité  de  certaines  mélodies  particulières  ;  elles 
n'ont  péri  que  par  leur  propre  faute  et  leur  misère  à  elles.  La  preuve 
en  est  que  les  autres,  les  survivantes,  ne  sont  pas  moins  qu'elles  des 
mélodies,  mais  belles,  mais  éloquentes.  La  différence  est  dans  la  qua- 
lité et  non  dans  la  nature  de  l'inspiratiou. 

A  une  certaine  époque,  des  maîtres  d'un  génie  facile  et  superficiel 
ont  malheureusement  rencontré  des  interprètes  avant  tout  virtuoses. 
Les  deux  écoles  de  composition  et  de  chant  se  sont  mutuellement 
égarées.  Les  Bellini,  les  Donizetti,  sans  parler  de  Rossini,  du  Rossini 
seulement  italien,  ont  trouvé  des  complices  de  leurs  faiblesses.  Mais 
depuis  lors,  l'Allemagne  et  la  France  ont  fini  par  retenir  l'Italie  sur  cette 
pente.  Elle-même  d'ailleurs  a  paru  la  remonter  dans  ces  dernières 
années  à  la  voix  d'un  de  ses  enfans,  d'un  maître  qui  en  se  corrigeant 
tentait  de  corriger  son  pajs,  qui  le  premier  a  jeté  le  cri  d'alarme  et 
de  salut  :  Torniamo  all'antico!  L'Italie,  pour  se  réformer,  n'avait  en 
effet  qu'à  se  convertir  à  elle-même,  à  rei)rendre  les  traditions  de  son 
passé,  à  chercher  auprès  de  ses  grands  artistes  d'autrefois,  les  Cavalli, 
les  Cesti,  les  Garissimi,  les  principes  éternels  de  beauté  et  de  vérité 
que  de  temps  en  temps  on  s'imagine  découvrir  ei  (pi'oii  ne  fait  jamais 
que  retrouver. 

Lucie  manque  trop  souvent  à  ces  principes.   Il  \  a  longtemps  qu'on 
TOME  xcvi.  —  1889.  59 


930  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

s'en  est  aperçu.  Si  Lucie  avait  été  au  répertoire,  on  aurait  pu  l'y  lais- 
ser; puisqu'elle  n'y  était  plus,  il  était  inutile  de  l'y  remettre.  La  Favo- 
rite (soit  dit  sans  ironie)  suflisait  à  garder  de  notre  oubli  la  gloire  de 
Doiiizclli. 

Mais  nous  n'avons  ni  le  temps  ni  l'envie  de  faire,  à  propos  de  Lucie, 
une  leçon  d'histoire  ou  d'esthétique  musicale.  A  l'Opéra  plus  que  par- 
tout ailleurs,  l'ouvrage  devait  paraître  vieilli,  maigri,  ridé;  il  a  paru 
tout  cela.  La  résurrection,  ou  plutôt  l'exhumation  de  Lucie,  a  été  mar- 
quée par  un  incident  à  la  fois  pénible  et  ridicule,  qu'il  serait  superflu 
de  raconter  encore  une  fois.  M.  Engel,  le  suppléant  improvisé  de 
M.  Cossira,  a  chanté  Edgar  avec  une  voix  qu'il  a  la  sagesse  de  ne 
pas  forcer;  il  a  du  goût,  de  la  chaleur,  et  certainement  il  est  bon  mu- 
sicien. 

Quant  à  M'"®  Melba,  sa  voix  superbe,  ses  trilles,  ses  gammes,  ses 
notes  piquées  ont  fait  merveille  dans  la  scène  de  la  Folie,  qu'elle  a 
chantée  en  grande  virtuose.  Elle  rend  supportables,  même  intéres- 
sans,  par  la  hardiesse  et  la  grâce  de  l'exécution,  les  exercices  difficiles 
(plût  à  Dieu  qu'ils  fussent  impossibles  !)  auxquels  ne  manque  jamais 
de  se  livrer,  quand  vient  l'heure  de  la  folie  obligée,  l'héroïne  de  tout 
véritable  opéra  italien  (voir  les  Puritains,  Linda,  etc.).  Cela  arrive  par- 
fois, même  dans  les  opéras  français,  et  ce  n'est  pas  moins  ennuyeux, 
sauf  dans  Hamiet.  De  toutes  les  jeunes  filles  vêtues  de  blanc  et  qui  dé- 
raisonnent, Ophélie  seule  nous  attendrit.  M.  Ambroise  Thomas  a  su 
donner  à  son  égarement  la  plus  étrange  poésie. 

Les  autres  interprètes  de  Lucie  ont  été  médiocres,  excepté  la  flûte 
enchantée  de  M.Taffanel,  qui  n'a  pas  quitté  d'une  seconde,  plutôt  d'une 
tierce  (oh!  pardon!)  la  voix  agile  de  M'"''  Melba.  C'est  à  M.  Taiïanel,  et 
non  à  M.  Vianesi,  que  la  cantatrice  aurait  dû  tendre  la  main,  si  elle 
voulait  absolument  la  tendre  à  quelqu'un.  Mais  M.  Taffanel  était  trop 
loin.  D'ailleurs,  cette  petite  effusion  à  l'italienne  a  paru  un  peu  plus 
qu'inutile. 

Les  chœurs  n'ont  pas  été  médiocres  :  dans  le  finale  des  Tombeaux, 
où  l'un  des  plus  beaux  effets  leur  est  confié,  ils  ont  été  très  mauvais. 
Quant  à  la  mise  en  scène,  elle  est  variée  :  on  voit  des  costumes 
Charles  IX,  Henri  III,  Henri  IV,  dans  une  Ecosse  bénie  où  fleurissent 
toutes  les  plantes  tropicales.  Allons,  allons,  tout  cela  n'est  pas  digne 
de  rOpéra.  Mais  vienne  la  prochaine  Exposition,  on  nous  rendra  sans 
doute  Matilde  di  Sabran  ou  V Elis  ire  d'amore. 


CVMILLE  BeLLUGUE. 


LES 


LIVRES    D'ÉTRENNES 


La  faute  en  est-elle  à  l'Exposition  ?  Mais  il  semble  que  nos  éditeurs 
de  livres  d'étrcnnes  soient  un  peu  en  retard  cette  année,  et  nous  lisons 
aux  catalogues  le  titre  de  plus  d'un  ouvrage  dont  nous  aurons  le  regret 
de  ne  pouvoir  parler.  Tel  est,  chez  Quantin,  le  volume  de  M.  Roger 
Ballu  sur  VŒuvre  de  Darye,  avec  préface  de  M.  Eugène  Guillaume;  tel, 
à  la  librairie  Renouard,  celui  de  M.  Henry  Jouin  sur  Charles  Le  Brun  et 
les  Arts  sous  Lmiis  XIV ;  tel,  à  la  librairie  Pion,  celui  de  M.  Henri  Bou- 
chot sur  la  Franche-Comté;  tel  encore,  chez  Rothschild,  les  Portraits 
dessinés  par  Ingres,  avec  texte  de  M.  George  Duplessis;  ou  tel  enfin, 
chez  Jouaust,  dans  un  tout  autre  genre,  VOrestie  d'Eschyle,  avec  des- 
sins de  M.  Rochegrosse...  Mais  on  va  voir  que,  sans  les  compter,  il  en 
reste  encore  assez,  beaucoup  plus  assurément  que  l'on  ne  saurait  en 
lire  en  huit  jours; —  et  que  nous  sommes  bien  imprudens  de  souhaiter 
qu'il  y  en  eût  davantage. 

Il  est  vrai  que,  pour  parler  des  Œuvres  poétiques  de  Boileau-Despréaux, 
nous  aurions  la  mémoire  bien  courte  si  nous  avions  besoin  de  les 
relire  dans  la  magnifique  édition  que  nous  en  donne  la  maison  Ha- 
chette; et  ce  ne  serait  pas  la  peine,  un  an  durant,  d'en  avoir  page  à 
page  suivi  l'impression  et  rédigé  l'introduction.  N'ayant  eu  d'ailleurs 
à  nous  occuper  ni  du  choix  du  papier,  ni  de  celui  des  caractères,  et 
bien  moins  encore  de  leur  arrangement,  le  peu  de  part  que  nous  avons 


932  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prise  à  la  confection  de  ce  beau  volume  ne  saurait  nous  embarrasser 
pour  y  louer  un  chef-d'œuvre  de  typographie.  Quant  à  la  valeur  et  à 
l'originalité  de  l'illustration,  nos  lecteurs  en  ont  pu  juger  à  l'Exposition 
universelle,  où  les  dessins  originaux  et  les  aquarelles  de  M'"*^  Madeleine 
Lemaire,  de  MM.  Bida,  Bonnat,  Chapu,  Delort.  Flameng,  Français,  Gé- 
rôme,  J.-P.  Laurens,  Le  Blant,  Lhermitte,  L.-O.  Merson,  Vibert,  etc., 
faisaient  d'un  coin  de  l'exposition  de  la  librairie  comme  un  prolonge- 
ment de  la  galerie  des  Beaux-Arts. 

Non  loin  de  ce  Boileau,  nous  avions  admiré,  mais  sans  y  pouvoir 
toucher,  le  Polyeucle  de  la  maison  Mame;  —  et  nous  l'avons  revu 
avec  plaisir.  C'est  un  magnifique  volume  aussi,  dont  l'arrangement 
et  la  composition  font  le  plus  grand  honneur  à  ses  éditeurs.  Et  à 
ce  propos,  il  est  fort  heureux  que,  tandis  que  l'Imprimerie  natio- 
nale se  borne  à  publier,  dans  un  format  d'ailleurs  peu  maniable, 
les  œuvres  de  son  directeur,  ou  VHistolre  de  la  Révolution  française, 
de  Michelet,  —  car  pourquoi  pas  celle  de  ïhiers,  ou  celle  de  Louis 
Blanc?  —  les  grandes  maisons  d'édition  rivalisent  au  contraire  d'ar- 
deur et  de  dépenses  pour  entretenir  ou  renouveler  le  culte  des  classi- 
ques. Le  Polyeucle  de  la  maison  Mame,  illustré  d'un  portrait  de 
Corneille,  par  M.  F.  Burney,  dont  le  talent  rappelle  celui  de  son 
maître,  F.  Gaillard  ;  de  cinq  grandes  compositions  gravées  d'après  les 
dessins  de  M.  Albert  Maignan,  et  de  nombreuses  gravures  sur  bois; 
précédé  d'une  introduction  de  M.  Léon  Gautier;  et  enrichi  de  curieux 
ou  savans  éclaircissemens  de  MM.  Paul  Allard,  sur  les  Procès  des  Mar- 
tyrs, Edouard  Garnier,  sur  Polyeucle  au  théâtre,  et  L.  Legrand,  sur  Po- 
lyeucle devant  la  critique,  sera  certainement  mis,  d'un  accord  unanime, 
au  nombre  des  plus  beaux  livres  que  nous  ayons  vus  depuis  quelque 
temps.  Ajoutons  qu'on  a  eu  le  bon  goût  de  ne  pas  reproduire  ici  l'or- 
thographe de  Corneille,  ce  qui  n'est  qu'une  manière,  en  le  respectant 
trop,  de  lui  prêter  des  rides  qu'heureusement  il  n'a  point.  Les  ama- 
teurs n'apprendront  pas  sans  quelque  satisfaction  que  ce  Polyeucle  n'a 
été  imprimé  qu'à  huit  cents  exemplaires  seulement. 

Comme  Corneille  et  comme  Boileau,  quoique  sans  doute  d'une  autre 
sorte  et  d'un  moins  franc  aloi,  Rousseau  aussi  est  un  classique;  et  sa 
Nouvelle  Héloïse  l'un  de  ces  livres  que  l'on  relit  presque  aussi  souvent 
qu'il  en  paraît  une  édition  nouvelle.  Celle  que  publie  la  Librairie  des 
bibliophiles,  et  qui  fait  partie  de  la  Petite  Bibliothèque  artistique,  ne 
passera  pas  pour  la  moins  attrayante.  Le  texte  en  est  digne  des 
presses  de  l'imprimerie  Jouaust.  M.  John  Grand-Carteret  y  a  mis 
une  préface  où  je  ne  trouverais  à  reprendre  qu'un  peu  d'emphase,  si 
je  ne  savais  d'ailleurs  qu'on  ne  vit  pas  im])unément  dans  la  comj)a- 
gnie  de  Jean-Jacques  et  que  l'on  se  monte  aisément  à  son  ton.  Enfin, 
l'élégance,  la  finesse  et  l'esprit  de  l'illustration  en  font  l'un  des  chefs- 


LES    LIVRES    DEIRExNiNES.  933 

d'œuvre  du  regretté  Edmond  Hédouin.  Je  ne  dis  rien  du  roman  ou  du 
livre  lui-même,  —  car  j'en  aurais  jusqu'à  demain. 

Et  Musset,  puisque  nous  y  sommes,  dirons-nous  qu'il  soit  un  clas- 
sique? En  vérité,  il  l'était  presque  plus  il  y  a  quinze  ou  vingt  ans 
qu'aujourd'hui  ;  mais  ce  n'est  pas  aujourd'hui,  c'est  il  y  a  quinze  ou 
vingt  ans  que  l'on  avait  raison;  —  et  M.  Jules  Lemaître  ne  nous  en 
démentira  point.  Pour  cette  nouvelle  édition  du  Théâtre  de  Musset,  éga- 
lement publiée  par  la  librairie  des  bibliophiles,  M.  Jules  Lemaître  a  écrit, 
en  effet,  une  Préface,  où,  en  parlant  d'Alfred  de  Musset,  il  a  mêlé  son  ha- 
bituelle, spirituelle,  et  j)arfois  grimaçante  ironie,  d'un  peu  plus  de  sérieux 
ou  de  gravité  même  qu'il  ne  fait  trop  souvent.  On  n'a  nulle  part,  je  crois, 
mieux  caractérisé,  d'une  manière  plus  expressive  et  plus  heureuse, 
l'originalité  rare  et  singulière  du  Théâtre  d'Alfred  de  Musset;  ni  nulle 
part  on  n'a  mieux  marqué,  d'un  trait  plus  rapide  et  plus  net,  la  limite 
qui  sépare,  au  théâtre,  —  et  ailleurs  aussi,  —  le  «  poétique  »  du  «  roma- 
nesque. »  Les  illustrations  de  M.  Ch.  Delort,  gravées  par  M.  Boilvin, 
ne  sont  que  suffisantes.  Comment  se  fait-il,  en  passant,  que  la  Biblio- 
th€(jue  artistique  rnodernc,  dont  les  quatre  volumes  du  Théâtre  de  Mus- 
set font  partie,  soit  presque  constamment  moins  heureuse  en  illustra- 
tions que  la  Petite  Bibliothèque  artistique? 

Finissons-en  avec  les  morts  illustres  en  mentionnant  ici  la  nouvelle 
traduction,  agréablement  illustrée  par  M.  Toudouze,  des  Aventures  de 
Nigel,  de  Walter  Scott,  chez  Firmin  Didot;  la  nouvelle  édition,  dans  la 
Bibliothèque  des  chefs-d'œuvre  du  Roman  contemporain,  du  Cinq-Mars,  d'Al- 
fred de  Vigny,  que  la  Reçue,  d'ailleurs,  a  déjà  signalée;  et  enfin,  chez 
Hachette,  le  premier  roman  d'Edmond  About,  Tolla,  superbement  im- 
primé, dans  le  format  in-Zj",  et  illustré  de  10  grandes  planches  gravées 
sur  bois  d'après  les  aquarelles  de  M.  F.  de  Myrbach.Il  y  a  bien  de  l'es- 
prit dans  les  compositions  de  M.  de  Myrbach;  il  y  en  a  presque  autant 
que  dans  le  texte  d'About  lui-même;  et  si  dans  Tolla  le  tour  de  force 
est  d'avoir  pu  constamment  maintenir  le  ton  du  récit  entre  le  rire  et 
les  larmes,  on  peut  dire  de  M.  de  Mjrbach  qu'en  reproduisant  dans  ses 
aquarelles  les  modes  de  1840,  il  a  su,  comme  le  romancier,  se  tenir  à 
égale  distance  de  la  caricature  et  du  mélodrame.  Cette  édition  n'est 
imprimée  qu'à  neuf  cents  exemplaires. 

Les  ouvrages  relatifs  à  l'histoire  de  l'art  sont  toujours  nombreux 
parmi  les  livres  d'étrennes,  et  on  en  voit  aisément  les  raisons.  Il  y  en  a 
une  aussi  pour  qu'ils  soient  toujours,  ou  longtemps  encore,  bien  accueillis 
du  public:  c'est  qu'il  y  a  quinze  ou  vingt  ans,  chez  un  peuple  qui  se 
pique  de  porter  aux  choses  de  l'art  un  intérêt  passionné,  tout  était  en- 
core, en  fait  d'histoire  de  l'art,  ou  à  récrire  ou  à  écrire.  Mais  bien  loin 
de  nous  en  plaindre  aujourd'hui,  nous  nous  féliciterions  au  contraire 
d'avoir  tant  attendu,   puisque  la  longueur   de   l'attente,   compensée 


934  REVUE  DES  DEUX    MOADtS. 

par  les  découvertes  que  Ton  a  faites,  que  l'on  fait  encore  tous  les 
jours,  nous  a  valu  des  ouvrages  comme  celui  de  MM.  George  Perrot 
et  Charles  Chipiez,  dont  le  cinquième  volume  vient  de  paraître  :  VHis- 
tuire  de  l'art  dans  l'antiquité.  Ne  l'avons-nous  pas  peut-être  déjà  dit  ? 
Nous  le  répéterons  donc  en  ce  cas:  ni  en  Allemagne  ni  en  Angleterre, 
pour  les  proportions  de  l'ouvrage  ou  du  monument,  dont  cinq  gros  vo- 
lumes déjà  parus  nous  ont  exposé,  sans  les  épuiser,  les  richesses  de  l'art 
oriental,  égyptien,  assyrien,  phénicien,  persan;  —  pour  la  sûreté  de 
l'érudition  et  de  cette  connaissance  de  l'histoire  générale,  de  l'histoire 
des  mœurs,  qui  seule  vivifie  l'érudition;  —  pour  l'habile  distribution 
des  matières,  pour  la  clarté,  pour  la  précision,  pour  l'agrément  du 
style;  —  enfin  pour  le  choix  des  illustrations,  qui  fait  sans  doute  une 
partie  considérable  d'une  Histoire  de  Vart,  il  n'y  a  rien  de  compa- 
rable. On  remarquera  surtout,  dans  ce  cinquième  volume,  —  Phnjgie, 
—  Lydie  et  Carie,  —  Lycie,  —  Perse,  —  les  chapitres  consacrés  à  la 
Perse,  et  dont  la  nouveauté  suffirait  à  prouver  ce  que  nous  disions  tout 
à  l'heure:  que  nous  avons  sans  doute  attendu,  mais  que  nous  sommes 
largement  dédommagés  de  l'attente. 

L'ouvrage  de  MM.  T.  de  Wyzewa  et  \.  Perreau,  les  Grands  peintres  des 
Flandres,  de  l'Italie,  de  la  Hollande  et  de  la  France,  n'a  sans  doute  pas 
la  même  importance  que  VHistoire  de  l'art  dans  l'antiquité  ;  et  aussi 
n'en  faisons-nous  point  de  comparaison.  Il  ne  s'adresse  point,  en  effet, 
au  même  public,  et  le  texte  y  sert  plutôt  de  commentaire  à  l'illustra 
tion  que  l'illustration  de  preuve  ou  d'éclaircissement  au  texte.  Tel  qu'il 
est  cependant,  nous  ne  craignons  point  de  le  recommander.  La  dispo- 
sition en  est  claire  ;  les  renseignemens  y  sont  sûrs  et  précis  ;  les  juge- 
mens  très  personnels,  et  dans  leur  brièveté,  d'une  remarquable  jus- 
tesse; la  forme  enfin,  quoique  cursive,  pour  ainsi  dire,  en  est  élégante 
dans  sa  rapidité  même.  Nous  souhaiterions  que  cette  esquisse,  dans  la 
pensée  de  ses  auteurs,  et  des  Didot,  leurs  éditeurs,  ne  fût  que  l'avant- 
projot  d'une  Histoire  de  la  peinture,  qui  nous  manque  toujours, —  VHis- 
toire des  peintres,  de  Charles  Blanc,  n'en  est  à  vrai  dire  que  l'album, 
ou  le  portefeuille;  — et  nous  aimons  à  croire  que  notre  souhait  se  réa- 
lisera. 

L'histoire  de  la  Porcelaine  tendre  de  Sevrés,  de  M.  Edouard  Garnier, 
publiée  parla  maison  Quantin,  est  d'un  intérêt  moins  général.  Nous  n'en 
avons  d'ailleurs  encore  vu  que  quelques  livraisons,  mais  nous  en  avons 
admiré  l'exécution  matérielle  : 

On  travaille  aujourd'hui  d'un  air  miraculeux; 

et  depuis  quelques  années  les  différens  procédés  d'impression  en  cou- 
leurs,—  que  nous  ne  sommes  point  si  habiles  que  de  vouloir  distinguer 


LES    LIVRES    d'ÉTRE.NNES.  935 

OU  définir,  —  atteignent  à  des  effets  dont  on  trouvera  dans  ce  beau 
volume  de  nouveaux  et  séduisan;:-  témoignages. 

Il  me  semble  bien  que  c'est  ici  que  je  devrais  dire  quelques  mots 
du  livre  de  M.  Henri  Bouchot,  également  publié  par  la  maison  Quantin, 
puisque  la  reproduction  des  «  crayons  »  de  Clouet,  et  de  nombreuses 
gravures  du  xvr  siècle,  n'en  est  pas  le  moindre  attrait.  Mais,  les  Femmes 
de  Braniô'iie,  je  doute,  en  vérité,  que  ce  soit  un  «  livre  d'etrennes;  » 
et  d'autant  que  M.  Bouchot  n'a  certes  point  recherché  ce  qu'un  tel 
sujet  pouvait  avoir  de  scabreux,  mais  il  ne  l'a  pas  non  plus  évité.  Peut- 
être,  en  une  autre  occasion,  reparlerons-nous  de  ce  livre,  qui  est  inté- 
ressant, qui  le  serait  encore  davantage,  s'il  était  moins  anscdotique. 
Il  soulève  en  effet  plus  d'une  question  délicate  ou  subtile  que  M.  Bou- 
chot n'a  qu'à  peine  effleurée,  comme  celle  de  savoir  dans  quelle  me- 
sure V italianisme  du  xvr  siècle  est  venu  modifier  l'ancien  fonds  de  la 
race,  et  plusieurs  autres, qui  s"y  lient.  Mais, dans  une  revue  des  «livres 
d'etrennes,  »  contentons-nous  de  l'avoir  signalé  :  il  représenterait,  lui 
tout  seul  cette  année,  parmi  eux,  le  livre  d'histoire,  si  nous  n'en  de- 
vions deux  ou  trois  à  la  maison  Firmin-Didot. 

C'est  encore  un  assez  beau  volume  que  celui  du  comte  Paul  Vasili  :  la 
Sainte  Russie,  publié  par  la  maison  Didot,  et  l'illustration,  qui  parait  au- 
thentique, en  est  assez  bien  entendue.  Si  je  baisse  un  peu  la  voix,  c'est 
que  depuis  quelque  temps  la  maison  Didot  sommeille,  et  je  voudrais  bien 
l'éveiller,  mais  que  ce  ne  fût  pourtant  pas  trop  brusquement.  Quant  à 
la  Sainte  Russie,  j'avoue  que  je  n'aime  pas  beaucoup  l'affectation  de  ce 
titre  ;  et,  sans  doute,  on  y  trouvera  sur  l'empire  des  tsars,  sur  l'aristo- 
cratie russe,  sur  l'armée,  sur  l'administration,  enfin  sur  tout  ce  qui 
constitue  la  vie  normale  d'une  grande  nation,  de  nombreux  rensei- 
gnemens,  mais  dont  je  ne  sais  si  je  puis  garantir  l'entière  exactitude. 
Elle  est  trop  belle,  la  Sainte  Russie  du  comte  Vasili,  et  je  la  crois  plus 
humaine,  je  veux  dire  tout  simplement  moins  belle  qu'il  ne  nous  la 
présente.  Quelques  assertions  de  l'auteur  donnent  aussi  beaucoup  à 
penser;  et  on  est  étonné  d'apprendre  que,  tandis  que  toutes  les  mo- 
narchies d'Europe  auraient  la  force  pour  origine,  —  c'est  lui  qui  sou- 
ligne, —  la  monarchie  russe  seule  aurait  le  droit  pour  fondemeni. 
Après  cela,  son  livre  est  intéressant,  et  il  est  très  bien  imprimé. 

Les  extrêmes  se  touchent,  dit  le  proverbe,  et,  en  effet,  l'Afrique  a 
beaucoup  «  donné  »  cette  année.  Voici  d'abord  Tunis  et  ses  environs, 
publié  par  la  maison  Quantin,  «  texte  et  dessins  d'après  nature,  «  par 
M.  Charles  Lallemand.  Si,  d'ailleurs,  ce  petit  coin  de  terre  «  grand 
comme  un  petit  arrondissement  de  France,  «  est,  selon  l'expression  de 
M.  Lallemand,  «  la  terre  historique  par  excellence,  »  je  ne  le  querel- 
lerai point  là-dessus  :  il  sied  à  un  auteur  de  croire  que  son  sujet  est  le 
sujet  par  excellence,  et  il  le  traite  alors  avec  un  peu  de  celte  passion 


936  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sans  laquelle  on  ne  fait  rien  que  de  médiocre.  Pour  nous,  il  nous 
suffît  que  nous  ayons  aujourd'hui  toute  sorte  de  raisons  de  nous  inté- 
resser à  Tunis  et  à  la  Tunisie  ;  et  que  le  livre  de  M.  Lallemand,  vive- 
ment écrit,  heureusement  illustré  de  cent  soixante  aquarelles  impri- 
mées en  couleurs,  soit  plus  abondant  encore  en  renseignemens  précis, 
pour  ne  pas  dire  intimes,  qu'en  récréations  pour  les  yeux.  C'est  un 
vrai  voyage  que  nous  faisons  à  la  suite  de  M.  Lallemand,  un  voyage 
facile,  un  voyage  amusant,  un  voyage  instructif.  C'est  en  même  temps 
une  galerie  dont  les  moindres  scènes,  surprises  et  rendues  par  l'ar- 
tiste avec  cette  rapidité  qui  fait  sans  doute  une  partie  de  la  justesse 
de  l'impression,  offrent  un  aspect  saisissant  de  réalité  et  de  vie. 

L'ouvrage  du  colonel  Frey  :  ta  Côte  occidentale  d'Afrique,  scènes,  vues 
et  croquis,  publié  par  les  éditeurs  Marpon  et  Flammarion,  est  d'un 
autre  genre.  Les  gravures  y  abondent  aussi,  et  les  «  croquis  d'après 
nature  »  et  les  «  aquarelles  inédites,  »  —  imprimées  en  noir,  il  est 
vrai,  —  et  les  indications  utiles.  Mais  évidemment,  quoi  qu'il  en 
dise  lui-même,  avec  un  excès  de  modestie,  dans  un  court  Avant-propos, 
le  colonel  Frey  s'est  proposé  quelque  chose  de  plus  qu'une  description 
pittoresque  de  cette  côte  d'Afrique,  et  en  particulier  de  cette  Sénégam- 
bie,  où  il  a  fait  lui-même  presque  toute  sa  carrière  militaire.  Évidem- 
ment, il  a  voulu  nous  faire  profiter  de  sa  longue  expérience,  en  nous 
aidant  à  nous  former  une  opinion  raisonnée  sur  des  questions  dont  l'in- 
térêt n'est  égalé  ou  surpassé  que  par  la  pauvreté  des  ressources  dont 
nous  disposons  ordinairement  pour  les  résoudre.  11  ne  s'est  même  pas 
contenté  pour  cela  de  nous  dire  ce  qu'il  avait  vu  de  ses  yeux  ;  mais 
tous  les  voyageurs  qui,  depuis  un  demi-siècle,  l'ont  précédé  ou  suivi  sur 
cette  partie  de  la  terre  d'Afrique,  il  les  a  comme  appelés  en  témoi- 
gnage de  ses  impressions  et  de  son  enquête.  Là  est  l'intérêt  particulier 
de  son  livre,  sur  lequel  nous  insisterions  davantage,  si  c'en  était  le 
temps  ou  le  lieu.  Mais,  pour  le  mieux  recommander,  nous  craindrions 
d'aller  contre  notre  dessein  en  dissertant,  à  l'occasion  de  la  Côte  occi- 
dentale d'Afrique,  sur  la  politique  coloniale;  —  ce  qui  n'est  pas,  au  sur- 
plus, de  notre  compétence. 

Nous  enfonçons  dans  l'intérieur  et  jusqu'au  cœur  du  continent  noir, 
avec  le  livre  de  M.  Victor  Giraud  :  les  Lacs  de  l'Afrique  Équatoriale,  pu- 
blié par  la  maison  Hachette,  et  orné  de  160  gravures  d'après  les  des- 
sins de  M.  Riou.  C'est  par  la  côte  orientale  que  M.  Giraud  a  abordé 
l'Afrique,  et  c'est  la  région  du  Nyassa,  des  lacs  Tanganika,  Moéro,  Ban- 
gouéolo,  qu'il  a  explorée  de  1883  à  1885.  On  trouvera  dans  ce  récit, 
dont  le  ton  de  simplicité  ne  laisse  pas  de  faire  un  heureux  contraste  avec 
l'emphase  de  quelques  voyageurs,  des  renseignemens  de  toute  sorte, 
géographiques,  ethnographiques,  économiques,  entremêlés  d'amu- 
santes anecdotes   et  de  dramatiques  aventures  de  chasse.   Peut-être 


LES    LIVRES    d'eTRENNES.  937 

aussi  semblera-t-il,  en  le  lisant,  qu'on  doive  un  peu  rabattre  des  «  des- 
criptions enthousiastes,  »  que  les  Livingstone,  les  Burton,  les  Stanley, 
les  Cameron  nous  ont  données  autrefois  des  «  richesses  de  l'Afrique 
équatoriale.  »  Omne  ignotum  pro  magnifico  est,  disait  déjà  l'historien 
latin,  et  le  récit  de  M.  Giraud  le  prouve,  à  sa  manière.  «  Beaucoup  de 
mes  illusions  se  sont  envolées,  »  nous  déclare-t-il  lui-même.  On 
remarquera  que,  depuis  quelques  années,  c'est  un  peu  ce  que  disent 
tous  ceux  qui  reviennent  d'Afrique.  Ceci  soit  dit  sans  vouloir  découra- 
ger personne,  ni  rien  prétendre  diminuer  surtout  de  l'admiration  que 
doivent  nous  inspirer  l'énergie,  le  courage,  l'heureuse  audace,  le  dé- 
voûment  enfin  de  tant  de  voyageurs  à  la  cause  de  la  science  et  de  l'hu- 
manité. 

Ne  quittons  pas  la  maison  Hachette  sans  mentionner  le  volume 
annuel  du  Tour  du  Monde.  Nous  \  avons  plus  particulièrement  re- 
marqué Trente  mois  au  Tonkin,  du  docteur  Hocquard,  et  le  curieux 
voyage  de  M.  Cari  Lumholz  :  CJicz  les  Cannibales  du  nord-est  de  l'Aus- 
tralie. 

Touchons  maintenant  la  terre  d'Europe,  et  avec  la  Seine,  de  M.  Louis 
Barron,  rentrons  non  seulement  en  Europe,  mais  en  Franco.  Déjà,  l'an- 
née dernière,  à  la  même  librairie  Renouard,  dans  un  agréable  volume, 
du  même  format,  M.  Eouis  Barron  nous  avait  décrit  le  cours  de  la 
Loiix;  et,  naturellement,  dans  ses  descriptions  et  dans  ses  narrations, 
comme  il  convient  pour  les  fleuves  «  historiques,  »  il  avait  fait  la  part 
aussi  large  à  Thistoire  nationale  qu'à  la  géographie.  Il  nous  promet,  pour 
l'an  prochain,  la  Garonne  et  le /?/îo«e,  et  nous  l'y  attendons.  Rien  de  plus 
agréable,  en  effet,  que  de  revivre  ainsi  le  passé,  —  c'est  le  cas  de  le 
dire,  —  en  se  laissant  aller  soi-même  au  fil  de  l'eau  ;  et  le  passé,  dans 
notre  pays,  est  toujours,  on  le  sait,  tellement  mêlé  au  présent  qu'entre 
tous  les  moyens  de  nous  le  rappeler  et  de  nous  le  faire  un  peu  mieux 
connaître,  il  n')  en  a  pas  qu'on  ne  doive  encourager,  dès  qu'il  est 
différent  des  autres. 

Nous  pouvons  dire  à  peu  près  la  même  chose  du  Paris,  de  M.  Auguste 
Yitu,  illustré  de  500  dessins  d'après  nature,  et  publié  par  la  maison 
Quantin.  Si  nous  ne  manquons  pas  de  descriptions  de  Paris,  nous  sa- 
vons aussi  comme  elles  vieillissent  vite;  et  si  VHistoire  de  France  est 
à  refaire  tous  les  vingt-cinq  ans,  on  peut  tous  les  dix  ans  refaire 
un  livre  comme  celui  de  M.  Vitu.  Ce  qu'il  faut  d'ailleurs  ajouter,  c'est 
qu'en  vieillissant,  je  n'oserais  certes  pas  prétendre  qu'un  Par/.s  s'amé- 
liore, mais  enfin  il  devient  lui-même  un  monument,  ou  un  docu- 
ment, dont  il  n'est  pas  douteux  que  le  prix  ou  l'intérêt  augmente 
avec  les  années.  Tel  est  le  Paris  et  ses  organes,  de  M.  Maxime  du 
Camp  ;  telle  est  VHistoire  de  Paris,  de  Dulaure  ;  tel  encore  le  Tableau 
de  Paris,  de  Mercier;  tel  le  gros  livre  de  Sau\al  sur  les  Antiquités  de 


938  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Pmis,  et  tant  d'autres  dont  réniimération  serait  interminable.  Si  le 
Paris  de  M.  Vitu  n'a  peut-être  pas  la  même  importance,  il  a  son  inté- 
rêt, et  sans  rien  dire  de  l'illustration,  il  a,  lui  aussi,  sa  valeur.  M.  Vitu 
sait  beaucoup  de  choses  et  il  connaît  son  Paris  à  fond.  L'histoire  des 
rues,  surtout,  lui  est  familière;  et  si  l'on  doit  dire  de  quelqu'un  qu'il 
ne  saurait  voir  une  maison  de  Paris  sans  la  «  reconnaître,  »  comme 
on  fait  un  visage  humain,  ou  poser  le  pied  sur  un  pavé  de  la  grande 
ville  sans  en  faire  lever  les  souvenirs  en  foule,  ce  n'est  de  personne, 
sans  doute,  —  ou  bien  c'est  de  M.  Vitu. 

Quant  à  ceux  qu'effraieraient  peut-être  le  poids  et  le  format  du  Paria 
de  M.  Vitu,  nous  leur  recommandons  le  volume  que  M.  Alexis  Martin 
publie  sous  le  même  titre  chez  l'éditeur  Hennuyer  :  Paris,  promenades 
dans  les  vingt  arrondissemens,  avec  kk  gravures  hors  texte  et  21  plans 
coloriés.  L'aspect  en  est  moins  luxueux  ;  l'impression  en  est  un  peu 
compacte;  et,  sans  en  être  absens,  les  souvenirs  historiques  y  tien- 
nent moins  de  place  peut-être.  Mais  la  lecture  n'en  est  pas  déplai- 
sante, et  plus  d'un  Parisien  y  apprendra  sans  doute  plus  d'une  chose 
qu'il  ignore,  comme  il  y  trouvera  plus  d'un  renseignement  utile  et 
précis.  C'est  plus  et  mieux  qu'un  «  guide  ;  »  mais  c'est  un  «  guide  » 
aussi  ;  et  en  le  disant  nous  ne  croyons  pas  déplaire  à  l'auteur  ni  à  l'édi- 
teur, mais  répondre  au  contraire  à  ce  qu'ils  voudraient  qu'on  'pensât 
de  leur  livre. 

Si  l'histoire  des  rues  est  familière  à  M.  Vitu,  c'en  est  la  physio- 
nomie journalière  que  peu  de  caricaturistes  ou  d'artistes  ont  connue, 
saisie,  et  rendue  comme  J.-F.  Raffaëlli,  dans  ses  Types  de  Paris,  pu- 
bliés par  la  maison  Pion.  Vous  rappelez-vous,  peut-être,  un  roman  de 
M.  lluysmans,  dont  le  héros  employait  une  part  de  son  temps  à  ob- 
server sa  rue  de  sa  fenêtre,  pour  essayer  d'en  dégager  ce  qu'il  en 
appelait  le  «  caractère  ?  »  On  pourrait  comparer  le  dessein  de  M.  Raf- 
faëlli à  celui  de  M.  lluysmans.  Seulement,  c'est  ici  la  différence  de  l'art 
d'écrire  et  de  l'art  de  peindre  ;  et  ce  que  le  romancier  ne  parvenait  à 
exprimer  que  lentement,  péniblement,  et  imparfaitement,  quatre  coups 
de  crayon  suffisent  à  M.  Raffaëlli  pour  nous  en  procurer  la  vivante 
impression.  On  pourra  d'ailleurs  n'aimer  point  les  «  types  »  qu'il  a 
choisis;  on  pourra  surtout  dire,  si  la  collection  en  doit  demeurer  là, 
qu'il  y  en  a  d'autres  à  Paris  que  celui  du  Bohème  en  mlUgiatvre  ou  des 
Habitués  de  café,  comme  aussi  d'autres  ouvriers  r,ue  les  Forgerons  ou 
les  Terrassiers;  on  pourra  reprocher  enfin  à  M.  Raffaëlli  de  confondre 
souvent  «  le  caractère  »  avec  la  caricature,  qui  en  est  l'exagération  ; 
on  ne  niera  ni  le  talent  du  peintre,  ni  celui  des  collaborateurs  dont  le 
texte  sert  de  commentaire  ou  d'encadrement  à  ses  dessins.  Qui  le 
croira?  Nous  avons  trouvé  dans  les  Types  de  Paris  jusqu'à  des  vers 
presque  intelligibles  de  M.  Stéphane  Mallarmé  ; 


LES    LIVRES   d'ÉTRENNES.  939 

lA   FEMME   DD   CARRIER. 

La  femme,  l'enfant,  la  soupe, 
En  chemin  pour  le  carrier, 
Le  complimentent  qu'il  coupe 
Dans  l'us  de  se  marier... 


Il  y  a  aussi  : 


LA   MARCHANDE    D  HABITS. 

Le  vif  œil  dont  tu  regardes 
Jusques  à  leur  contenu, 
Me  sépare  de  mes  hardes. 
Et  comme  un  Dieu,  je  vais  nu. 

C'est  un  monde  plus  spécial  encore,  et  moins  connu,  que  nous  décrit 
M.  Hugues  Le  Roux  dans  son  volume  sur  les  Jeux  du  cirque  et  la  Vie  foraine, 
illustré  par  M.  Jules  Garnier,  et  publié,  comme  le  livre  de  M.  Raffaëlli, 
par  la  librairie  Pion.  A  la  vérité,  la  dédicace  en  est  un  peu  bizarre  :  — 
Au  fondateur  de  la  Ligue  de  l'Éducation  physique  ;  —  et  Ton  se  demande  si 
M.  Le  Roux  croirait  peut-être  à  la  régénération  de  la  race  par  la  dislo- 
cation et  par  l'acrobatie.  Mais,  ceci  dit,  et  puisqu'il  y  a  décidément  une 
poésie  du  paillon  et  du  clinquant,  des  a  jeux  du  cirque  «  et  de  «  la  vie 
foraine,  «  nous  signalerons  ce  volume  parmi  les  plus  amusans  qu'on 
puisse  lire.  Amusant,  au  meilleur  sens  du  mot,  il  l'est  par  le  sujet  lui- 
même  ;  par  le  plaisir  très  vif  que  nous  éprouvons  toujours  à  être  exac- 
tement renseignés,  comme  nous  le  sommes  par  M.  Le  Roux,  sur  une 
manière  de  vivre  qui  nous  est  étrangère  ou  plutôt  excentrique;  par 
la  qualité  de  l'illustration,  dont  les  couleurs  ont  Tair,  si  je  puis  dire, 
d'être  fardées.  Il  l'est  aussi  par  le  sérieux  avec  lequel  M.  Le  Roux  nous 
parle  des  Dompteurs  et  des  Éiji(Hib)-isles,  des  Gymnasiarques  et  des 
Cloicns.  Je  ne  dis  rien  de  la  profondeur  ou  de  la  hauteur  des  considé- 
rations que  lui  suggère  «  le  travail  symétrique  des  barres  fixes  »  ou 
celui  de  «  la  voltige  en  porteurs...  » 

Que  si  d'ailleurs  vous  préférez  l'exercice  du  cheval  à  celui  du  trapèze 
et  le  bois  de  Roulogne  aux  Folies-Bergère,  l'homme  d'esprit  qui  se 
cache  sous  le  pseudonyme  de  Crafty  vous  y  servira  de  guide,  et  son 
Paris  au  Bois,  également  publié  par  la  librairie  Pion,  vous  montrera  la 
vie  parisienne  sous  un  autre  aspect  encore.  Vous  y  apprécierez  surtout  ce 
qui  manquait  le  plus  aux  ^eux  du  cirque:  une  difliculté  de  s'étonner, 
une  ironie  légère  et  souriante,  un  art  de  dire  sans  surfaire  et  d'indi- 
quer sans  appuyer,  qui  deviennent  de  jour  en  jour  plus  rares.  Nous 
avons  d'ailleurs  assez  souvent  parlé  des  albums  de  Crafty  pour  qu'il 
soit  inutile  ici  d'en  parler  plus  longuement,  et  il  suffit  de  dire  de  Paris 


940  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  Bois  qu'on  y  reconnaîtra  toutes  les  qualités  qui  ont  fait  le  légi- 
time succès  de  la  Chasse  à  courre  et  de  Pai-is  à  cheval. 

Si  l'on  avait  pu  craindre  un  seul  instant  que  la  disparition  de  son 
fondateur  ne  compromît  l'avenir  de  la  Collection  Hetzel,  on  est  sans 
doute  rassuré  maintenant.  Les  auteurs  aimés  des  lecteurs  du  Magasin 
d'Éducation  et  de  Récréation  lui  sont  demeurés  fidèles  ;  et,  en  passant  des 
mains  de  P.-J.  Stahl  à  celles  de  M.Jules  Hetzel  la  direction  de  la  Biblio- 
thèque n'a  pas  périclité.  Seize  ouvrages  nouveaux  s'y  viennent  ajouter 
cette  année.  La  Famille  sans  nom,  de  M.  Jules  Verne,  est  un  véritable 
roman,  un  roman  historique,  dont  l'action,  presque  contemporaine,  puis- 
qu'elle ne  date  que  de  quarante  ou  cinquante  ans  encore,  se  déroule  au 
Canada.  Quoique  le  volume  fasse  partie  de  la  collection  des  Voyages 
extraordinaires,  on  n"y  trouve  heureusement  rien  qui  passe  les  bornes 
de  la  vraisemblance.  M.  Jules  Verne,  cette  année,  n'a  pas  eu  besoin, 
pour  nous  intéresser,  d'appeler  les  chimères  de  la  science,  —  car  la 
science  a  ses  chimères,  —  au  secours  de  sa  féconde,  inépuisable,  et 
toujours  jeune  imagination.  Il  a  seulement  profité  du  choix  qu'il  avait 
fait  du  Canada,  comme  cadre  ou  comme  théâtre  de  son  drame,  pour  in- 
sinuer à  ses  jeunes  lecteurs  de  nombreux  rcnseigncmens  sur  la  géo- 
graphie et  sur  l'histoire  d'une  ancienne  colonie  française. 

Dirai-je  qu'il  a  passé  la  main  à  M.  André  Laurie  ?  C'est  ce  que  nous 
pouvons  croire  en  voyant  l'un  des  deux  volumes  annuels  de  M.  Laurie, 
De  New-York  à  Brest  en  sept  heures,  succéder  aux  Naufragés  de  l'espace 
et  diU  Nain  de  Bhadayneh.  Comment  d'ailleurs  on  va  de  New- York  à  Brest 
en  sept  heures,  ou  plutôt  comment  on  y  pourrait  aller,  par  quels  che- 
mins et  par  quels  moyens  encore  plus  merveilleux  que  rapides,  il 
nous  faudrait  ici  parler  longtemps  pour  le  dire;  et  puis,  si  nous  le 
disions,  ce  serait  enlever  sans  doute  au  livre  de  M.  André  Laurie  cet 
air  de  mystère,  d'énigme,  ou  de  problème  qui  n'en  est  pas  le  moindre 
attrait.  L'autre  volume  de  M.  André  Laurie  est  intitulé  :  Mémoires 
d'un  collégien  russe:  il  continue  cette  série  de  la  Vie  de  collège  dans 
tous  les  pays ,  qui  peut  bien,  depuis  une  dizaine  d'années,  avoir 
quelque  peu  dévié  de  son  caractère  primitif,  mais  dont  je  ne  sache 
pas  un  volume  qui  ne  soit  facile,  agréable  et  instructif  à  lire. 

Nous  parlerions  volontiers  encore  du  livre  de  M'"^  Dupin  de  Saint- 
André  :  Ce  qu'on  dit  à  la  maison,  dont  le  titre  est  un  peu  obscur,  mais 
dont  l'idée  est  assez  ingénieuse.  «  Que  de  révélations  le  langage  fami- 
lier des  enfans  peut  fournir  à  un  observateur  attentif!  »  dit  l'autfur, 
dans  une  courte  Préface;  et  ces  mots  qui  leur  échappent,  où  ils  se 
trahissent  involontairement  eux-mêmes,  avec  les  qualités  et  les  défauts 
qu'ils  auront  un  jour,  M"""  Dupin  do  Saint-André  s'est  proposé  d'en  «  dé- 
mêler  la  véritable  signification,  le  sens  intime  et  souvent  caché;»  sans 
oublier  la  «  petite  leçon  de  morale  pratique  «  dont  ils  peuvent  être  l'oc- 


LES    LIVRES    d'ÉTREXNES.  9/j1 

casion  naturelle.  Stahl,  à  la  mémoire  de  qui  M"""  Dupin  de  Saint-André 
a  dédié  son  livre,  en  eût  approuvé  le  dessein. 

Mentionnons  aussi  leMnrchand  d'allumettes,  que  le  nom  d'A.  Gennevra yo 
suffit  sans  doute  à  recommander;  l'Ainêe,  récit  traduit  ou  adapté,  dirons- 
nous  de  l'anglais  ou  de  l'américain  de  Suzan  Coolidge  ;  et  rUistoire  d'un 
casse-noisette,  de  M.  Alexandre  Dumas.  M.  Dumas  nous  pardonnera  si, 
dans  cette  confusion  de  livres,  n'ayant  avisé  le  sien  qu'un  peu  tard, 
nous  sommes  obligés  d'avouer  que  nous  ne  l'avons  pas  encore  lu.  Tous 
ces  volumes,  à  peine  avons-nous  besoin  de  le  rappeler  en  terminant, 
sont  illustrés  de  dessins  de  MM.  Bertall,  George  Roux,  Riou,  Geoffroy 
et  Tiret  Bognet. 

Il  nous  faut  passer  rapidement  sur  la  collection  Hachette,  n'ayant  à 
peine  eu  le  temps  que  d'en  parcourir  deux  ou  trois  volumes.  UÈpave 
mystérieuse,  de  M™''  de  Nanteuil,  en  est  un,  et  nous  pouvons  dire  que 
les  jeunes  lecteurs  auxquels  il  s'adresse  n'en  tireront  pas  moins  de  profit 
que  d'agrément.  Scènes  de  la  vie  de  bord  et  scènes  de  la  vie  militaire, 
s"ouvenirs  glorieux  de  la  guerre  de  Crimée,  dans  le  cadre  d'un  récit 
agréablement  romanesque  et  parfois  émouvant,  M'"^  de  Nanteuil  a  trouvé 
le  moyen  de  les  faire  entrer  sans  effort,  comme  aussi,  sans  aucune 
déclamation,  d'y  faire  sentir  ce  que  la  menace  ou  le  voisinage  du  dan- 
ger peut  inspirer  à  l'homme  de  nobles  sentimens.  Ni  la  gaîté,  d'ail- 
leurs, ni  le  sourire  ne  manquent  dans  son  livre  ;  et  nous  n'aurons  pas 
l'imprudence  de  dire  que  nous  augurerions  mal  d'eux,  mais  nous  plain- 
drions les  lecteurs  du  Journal  de  la  Jeunesse,  si  depuis  deux  ou  trois  ans 
seulement  qu'elle  veut  bien  écrire  pour  eux,  ils  n'avaient  pas  appris 
à  aimer  M'"''  de  Nanteuil, 

Nous  nous  reprocherions  de  ne  pas  signaler  dans  lu  Bibliothèque 
blanche,  à  côté  de  l'Épave  mystérieuse ,  le  Commis  de  M.  Bonvat.  C'est 
le  dernier  ouvrage  d'un  galant  homme,  M.  J.  Girardin,  dont  nous 
avons  ici  même  et  plus  d'une  fois  loué  les  amusans  récits.  Ajoutons-y 
Tout  droit,  du  mystérieux  auteur  de  la  Neuvaine  de  Colette  ;  Mon  onde 
d'Amérique,  de  M'"''  Colomb;  une  traduction  un  peu  abrégée  des  Fian- 
cés, de  Manzoni,  illustrée  de  nombreuses  gravures;  et  dans  la  Biblio- 
thèque Rose  (car  il  en  faut  pour  tous  les  goûts,  ou  plutôt  pour  tous  les 
âges):  Souffre-Douleur,  de  M'"*  Colomb;  l'Oncle  Philibert,  de  M"""  Jeanne 
Marcel;  la  Dame  Bleue,  de  M'""  Carpentier,  et  les  Protégés  d'Isabelle,  de 
lyjmo  presneau. 

Est-ce  là  peut-être  ce  que  la  «  maison  A.  Lemerre,  »  en  nous  présen- 
tant ses  livres  d'étrennes,  appelle  un  peu  bien  dédaigneusement  «  le 
Vulgaire  volume  de  jour  de  l'an,  grossièrement  écrit,  cartonné  et  illus- 
tré? »  J'oserais  alors  l'assurer  qu'elle  se  trompe;  et,  en  même  temps, 
que,  pour  faire  valoir  ses  livres,  à  elle,  il  était  bien  inutile  de  déprécier 
ainsi  ceux  des  autres. 


942  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  Marins  de  France,  de  M.  Gaston  de  Raimes,  édition  illustrée  de 
150  dessins  de  M.  Eugène  Le  Mouël,  c'est  le  récit  de  quelques-unes 
des  actions  héroïques  dont  l'histoire  de  notre  marine  est  pleine,  depuis 
Jean-Bart  jusqu'à  Bisson,  depuis  Duquesne  jusqu'à  l'amiral  Courbet, 
depuis  «  le  Renard  de  la  Mer  »  jusqu'à  Henri  Lecroisez,  le  sauveteur 
havrais.  Dire  de  M,  Gaston  de  Raimes,  qu'il  les  a  tirées  de  l'ombre, 
ce  serait  beaucoup,  ce  serait  trop  dire  et  non-seulement  les  noms  de 
Tourville  ou  de  Suflren,  mais  ceux  aussi  de  Bisson  ou  de  la  Clocheterie 
nous  sont  assez  connus.  On  ne  lui  en  saura  pas  moins  gré  d'en  avoir 
ranimé  le  glorieux  souvenir  et  de  l'avoir  fait,  comme  il  le  fallait,  sans 
emphase,  mais  non  pas  sans  chaleur  de  cœur.  L'oubli  reprend  si  vite 
les  noms  de  ceux  qui  ne  sont  plus  !  et  leurs  exemples  sont  si  néces- 
saires à  ceux  qui  les  ont  remplacés  dans  la  vie  ! 

Nous  ne  pouvons  que  signaler  l'Auberge  des  saules,  de  M"^  Jeanne  Loi- 
seau,  dont  il  nous  souvient  seulement  d'avoir  lu,  sous  un  autre  nom, 
plus  d'un  agréable  et  attachant  récit;  les  Contes  pour  les  soirs  d'hiver, 
de  M.  André  Theuriet,  dont  le  nom  suffira  sans  doute  auprès  de  nos 
lecteurs;  et  le  Nain  Goémon,  texte  et  dessins  de  M.  Eugène  Le  Mouël; 
mais  nous  dirons  quelques  mots  de  plus  de  ces  Héros  légendaires  dont 
M.  Ernest  d'Hervilly  a  eu  l'ingénieuse  idée  de  nous  conter  «  la  véri- 
table histoire.  » 

Si  vous  connaissez  en  effet  le  roi  Dagobert,  et  l'invincible  Malbrouck, 
peut-être  connaissez  -vous  moins  M.  Dumollet  et  Colin  Tampon,  ou 
Nicodème  et  Lustucru.  Savez-vous  seulement  s'ils  ont  existé?  Pour 
éclaircir  cette  question,  et  bien  d'autres  encore,  également  abstruses, 
M.  d'flervilly  s'est  donc  livré  à  de  savantes  recherches  qui  ne  font 
guère  moins  d'honneur,  qui  en  font  même  peut-être  davantage  à  la 
fécondité  de  son  imagination,  ou  à  la  singularité  de  son  humour  qu'à 
la  longueur  de  sa  patience.  Aussi  ne  doutons-nous  pas  que  les  Héros 
légendaires  ne  soient  accueillis  du  public  avec  autant  de  plaisir  que 
l'auteur  en  a  pris  lui-même  à  reconstituer  leur  histoire,  et  à  l'inventer 
au  besoin.  160  dessins  de  M.  Henri  Pille,  commentaire  spirituel  du 
texte  de  M.  d'Hervilly,  ajoutent  beaucoup  à  l'attrait  de  ce  livre  un  peu 
bizarre,  mais  amusant,  et  contribueront  assurément  pour  leur  part  au 
succès  que  nous  lui  souhaitons. 

Que  reste-t-il  encore  à  signaler?  Chez  l'éditeur  Calmann  Lévy,  de 
jolis  vers  de  M.  Pailleron  :  la  Poupée,  agréablement  illustrés  par 
M.  Adrien  Marie;  et  un  conte  de  fées,  Zerbeline  et  Zerbelin,  de  M.  Lucien 
Perey?  Chez  Lecène  et  Oudin,  Dix  Contes,  par  M.  Jules  Lemaître,  spiri- 
tuellement contés,  mais  que  nous  louerions  bien  davantage  encore  si 
les  éditeurs  nous  en  avaient  laissé  quelque  chose  à  dire.  Ils  ont  promu 
d'eux-mêmes  M.  Jules  Lemaître  au  premier  rang  de  nos  conteurs,  — 
c'est  ainsi  qu'ils  s'expriment;  —  ei,  sans  doute,  l'année  prochaine  ils  le 


LES    LIVRES    d'ÉTRENNES.  943 

mettront  au  premier  rang  de  nos  épistoliers.  Mais,  en  attendant,  ses 
Contes  ne  manquent,  à  notre  avis,  que  d'un  peu  d'imagination  et  d'un 
peu  d'originalité.  Voltaire  se  reconnaîtrait-il  dans  l'histoire  de  Touriri, 
prince  de  Bagdad?  Il  se  souviendrait  tout  au  moins  d'en  avoir  donné  le 
modèle.  Flaubert  se  retrouverait  dans  Hellé,  Gautier  dans  Myrrha, 
M.  Anatole  France  dans  la  Princesse  Lilith,  M.  Alphonse  Daudet  dans 
3Ièlie,  dans  Képis  et  Corneltes,  dans  la  Chapelle  Blanche.  Et,  à  la  vérité, 
M.  Lemaître  s'y  retrouve  aussi  ;  et,  il  a  bien  choisi  ses  modèles,  en 
habile  homme  qu'il  est;  et,  pour  être  imités  de  Flaubert  ou  de  Vol- 
taire, ses  Contes  n'en  sont  pas  moins  agréables  à  lire;  —  mais  cela  ne 
laisse  pas  d'en  diminuer  un  peu  le  mérite. 

Nous  aurions  fini,  s'il  ne  convenait  en  terminant  de  dire  deux  mots 
de  quelques  ouvrages  qui,  sans  doute,  ne  sont  pas  des  «  livres 
d'étrennes  »  à  proprement  parler,  ou  dont  le  caractère  serait  scienti- 
fique plutôt  que  littéraire.  Tels  sont,  dans  la  BibUolhèque  des  Merveilles, 
le  livre  de  M.  Maxime  Hélène  sur  le  Bronze,  ou  celui  de  M.  Guignet  sur 
les  Couleurs  :  le  second  plus  savant,  plus  instructif,  plus  utile  aux  cri- 
tiques d'art  et  peut-être  aux  artistes  eux-mêmes  ;  le  premier,  plus  facile 
à  lire  et  moins  spécial.  Tel  est  encore,  chez  Firmin-Didot,  le  beau 
volume  de  M.  Gabriel  Dallet  :  le  Soleil  et  les  Étoiles,  dont  nous  crai- 
gnons seulement  de  n'avoir  pas  très  bien  vu  ce  qui  le  distingue  de  tant 
de  traités  d'astronomie  et  de  descriptions  du  ciel.  Tel  est  enfin,  chez 
l'éditeur  Hennuyer,  le  très  bel  ouvrage  de  M.  de  Quatre  fa  ges  :  Intro- 
fluction  à  l'étude  des  races  humaines,  orné  de  Zj41  gravures  dans  le  texte, 
de  6  planches  et  de  6  cartes.  Celui-ci  est  assurément  le  meilleur  livre 
que  l'on  puisse  aujourd'hui  consulter  sur  l'anthropologie  générale  et  sur 
la  difficile  question  de  la  Classification  des  races  humaines.  C'est  en  même 
temps,  comme  son  titre  l'indique,  le  premier  volume  d'une  série  d'ou- 
vrages que  MM.  de  Quatrefages  et  Hamy  se  proposent  de  consacrer 
à  la  description  détaillée  des  grandes  races  de  l'humanité  :  blanche, 
noire,  jaune,  puisqu'aussi  bien,  et  quoique  la  couleur  ne  soit  qu'un 
caractère  extérieur  et  superficiel,  on  n'en  a  pas  trouvé  qui  différenciât 
plus  nettement  les  hommes.  Il  est  d'ailleurs  assez  curieux  que  cette 
Histoire  générale  des  races  humaines  commence  de  paraître  dans  le 
temps  même  où  l'on  se  demande  si  la  science,  depuis  une  quarantaine 
d'années,  n'aurait  pas  peut-être  attribué  dans  l'histoire,  à  la  race, 
beaucoup  plus  d'importance  qu'elle  n'en  paraît  décidément  avoir. 


*  *  * 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  décembre. 

A  voir  comment  tout  marche  ou  se  traîne,  tout  ce  qu'il  )  a  d'incon- 
séquences, de  contradictions,  de  vulgaires  obstinations  dans  nos 
affaires  parlementaires,  on  pourrait  bien  croire  que  l'expérience  ne 
sert  décidément  à  rien  en  politique.  On  dirait  qu'il  ne  s'est  rien  passé 
depuis  quelque  temps  en  France,  ou.  si  Ion  veut,  que  tout  ce  qui  s'est 
passé  est  déjà  oublié,  effacé  comme  un  mauvais  rêve  de  la  mémoire 
des  hommes.  C'est  en  vain  qu'on  a  vu  se  dérouler  pendant  des  mois 
une  crise  d'agitation  qui  a  tout  menacé,  qui  n'était  manifestement  que 
le  triste  et  déplorable  fruit  d'une  politique  d'aveuglement  et  de  pas- 
sion trop  longtemps  suivie.  C'est  en  vain  que  le  pays,  interrogé 
dans  les  élections,  a  répondu  aussi  clairement  qu'il  le  pouvait,  en  écar- 
tant le  danger  des  aventures  dictatoriales,  ei  en  témoignant  l'immense 
désir  d'échapper  aux  tyrannies  meurtrières  des  partis,  de  retrou- 
ver la  liberté  de  travailler  en  paix  sous  un  gouvernement  d'équité  et 
de  conciliation.  Les  élections  sont  passées,  la  crise  est  passée,  on  I».' 
croit  du  moins.  Jusqu'ici,  il  n'y  a  pas  Tiipparence  d'une  politique  nou- 
velle, répondant  à  la  situation  morale  de  la  France  telle  qu'elle  est 
apparue,  aux  vo'ux  évidens  de  l'opinion.  Il  semblerait  que  tout  s'est 
accompli  pour  que  M.  Floquet  remonte  sur  son  fauteuil  de  président 
avec  sa  sullisance,  pour  que  les  partis  reviennent  au  Palais-Bourbon 
avec  leurs  passions,  leurs  préjuges,  leurs  caprices  de  domination,  — 
et  pour  que  le  pays,  témoin  et  victime  de  tout,  compte  une  déception 
de  plus! 

Ce  n'est  pas,  nous  en  convenons,  qu'on  puisse  dire  encore  ce  que 
sera  définitivement  cette  chambre  nouvelle  qui  vient  de  rentrer  au 
Palais-Bourbon.  Depuis  un  mois  qu'elle  est  réunie,  elle  n'a  à  peu  près 


REVUE.    —    CUKONIQUE.  9lib 

rien  fait  de  sérieux,  et  elle  ne  paraît  pas  bien  pressée  d'arriver  aux 
affaires  pour  lesquelles  on  lui  dit  qu'elle  a  été  élue.  Elle  ne  se  connaît 
pas  elle-même,  elle  se  perd  dans  les  préliminaires.  Tout,  à  vrai  dire, 
est  assez  obscur  dans  cette  masse  parlementaire,  où  il  y  a  peut-être 
plus  d'instincts  que  de  lumières.  Ce  qui  en  sortira,  comment  se  déga- 
gera une  majorité,  —  si  elle  réussit  à  se  dégager,  —  on  ne  le  voit  pas 
bien  encore.  Ce  parlement  est  jusqu'ici  un  chaos  mal  débrouillé  ;  mais 
ce  qu'on  peut  distinguer  déjà,  ce  qu'il  y  a  de  caractéristique  et  de 
dangereux,  c'est  justement  cet  état  d'esprit  qui  se  manifeste  chez  bon 
nombre  de  républicains  par  la  prétention  de  ne  tenir  aucun  compte 
des  vœux  du  pays,  par  le  dédain  des  minorités,  par  la  persistance 
dans  l'arbitraire  et  les  passions  exclusives  de  la  politique  de  parti.  Ils 
se  retrouvent  après  les  élections  tels  qu'ils  étaient  avant  ;  ils  ne  sont 
sortis  de  cette  crise  ni  instruits  ni  éclairés.  Ils  ont  la  majorité,  ils  le 
pensent,  ils  le  disent;  ils  se  croient  dès  lors  le  droit  de  tout  faire,  de 
casser,  d'invalider,  d'exclure,  d'interdire  les  portes  de  la  république, 
de  dicter  la  loi  au  suffrage  universel  lui-même. 

Il  est  certain  que  cette  vérification  des  pouvoirs  à  laquelle  la  chambre 
se  livre  depuis  qu'elle  est  réunie  serait  un  des  spectacles  les  plus  cu- 
rieux s'il  n'était  si  monotone  et  si  fastidieux.  Pourquoi  les  républicains 
valident-ils  une  élection  et  invalident-ils  une  autre  élection  dans  des 
conditions  absolument  semblables?  Ils  ne  le  savent  pas  eux-mêmes. 
Une  chose  est  évidente,  c'est  qu'ils  dépassent  leur  droit;  ils  se  font 
les  juges,  non  plus  seulement  de  la  régularité  d'une  élection,  mais 
des  circonstances,  des  vivacités  de  polémiques,  des  conlliis  d'in- 
fluences, de  la  composition  d'une  affiche,  des  moindres  incidens  d'une 
lutte  nécessairement  animée.  Ils  s'occupent  sérieusement  à  supputer 
combien  d'électeurs  sont  allés  boire  dans  un  cabaret  et  ont  pu  se  lais- 
ser capter,  le  nombre  de  voix  qu'il  aurait  suffi  de  déplacer  pour  que  le 
candidat  républicain  fût  élu.  Bien  entendu,  ils  ne  calculent  pas  ce  que 
représente  de  voix  la  pression  officielle  exercée  à  outrance  par  la  légion 
des  fonctionnaires,  juges  de  paix,  percepteurs,  cantonniers,  facteurs 
mis  en  campagne.  Le  fait  est  que  tout  ce  qui  sert  une  candidature  offi- 
cielle est  légitime  et  que  la  plus  simple  parole  d'un  curé  suffit  pour  vi- 
cier une  élection! 

C'est  l'arbitraire  dans  toute  sa  naïveté.  Et  où  en  arrivc-t-on  ?  On^en 
vient  à  procéder  par  une  sorte  de  jugement  discrétionnaire,  intéressé, 
de  parti,  comme  dans  ceite  élection  de  Clignancourt  dont  on  a  certai- 
nement d'ailleurs  exagéré  l'importance.  11  n'y  avait,  après  tout,  rien 
d'extraordinaire  dans  cette  élection,  et  le  mieux  était  d'agir  simplement, 
franchement.  Qu'on  le  veuille  ou  qu'on  ne  le  veuille  pas,  qu'on  l'avoue 
ou  qu'on  le  dissimule,  M.  Boulanger  a  eu  prés  de  8,000  voix,  tandis 
que  son  concurrent,  M.Jolïrin,  en  a  eu  5,000.  .M.  Boulanger,  condamné 
TOME  xcvi.  —  1889.  00 


9llf)  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  la  Haute-Cour,  était  devenu  inéligible,  il  devait  donc  être  invalidé 
comme  l'a  été  M.  Dillon  à  Lorient;  mais  il  n'en  résultait  pas  que  le 
candidat  d'une  minorité  pût  être  reconnu  comme  le  vrai  représentant 
d'une  circonscription.  C'est  la  loi,  dit-on,  c'est  la  suite  de  la  loi  sur  les 
candidatures  mulliples  et  sur  les  déclarations  préalables  !  La  déclara- 
lion  de  M.  Boulanger  était  illégale,  elle  ne  pouvait  être  acceptée,  et  les 
voix  qu'il  a  obtenues  ne  comptent  pas!  C'est  possible;  malheureuse- 
ment cette  loi  bâclée,  expédiée  sans  examen,  sans  discussion,  au  der- 
nier jour  de  la  session  de  juillet,  est  si  peu  claire  qu'on  ne  s'entend 
même  pas  sur  ce  qu'elle  veut  dire,  et  d'après  les  explications  qui  ont 
été  données,  il  s'ensuivrait  qu'un  préfet  serait  seul  maître  du  camp, 
que  seul,  en  acceptant  ou  en  refusant  une  déclaration,  il  disposerait 
d'un  scrutin.  Et  voilà  comment  l'arbitraire  se  glisse  partout,  sous  toutes 
les  formes,  dans  cette  vérification  de  pouvoirs  qui  devrait  rester  la  plus 
simple  des  opérations  ! 

Si  Ton  veut  en  finir  avec  ce  fantôme  de  césarisme  démagogique  qui 
s'est  appelé  le  général  Boulanger,  ce  n'est  pas  avec  les  subterfuges 
d'une  légalité  douteuse  ou  des  expédiens  équivoques,  ni  môme  avec 
M.  Joffrin,  pas  plus  qu'avec  les  obstinations  d'une  politique  épuisée, 
ce  n'est  pas  avec  tout  cela  qu'on  aura  raison  d'une  malfaisante  in- 
fluence. On  n'en  finira  que  par  une  politique  plus  haute  et  plus  libé- 
rale, qui  ait  le  courage  de  reconnaître  la  vérité,  qui  ne  craigne  pas 
d'avouer  des  fautes,  qui  sache  se  prêter  à  toutes  les  transactions  utiles, 
et  c'est  là  justement  que  les  républicains,  radicaux  ou  opportunistes, 
prouvent  qu'ils  n'ont  rien  appris  ni  rien  oublié.  11  y  a  des  républicains 
qui  n'ont  positivement  rien  vu  dans  les  élections.  Ils  se  font  une  telle 
idée  des  conditions  d'un  gouvernement  libéral,  des  intérêts  de  la  répu- 
blique, qu'ils  semblent  n'avoir  d'autre  crainte  que  d'être  dérangés 
dans  leur  domination,  d'avoir  à  compter  avec  une  minorité  puissante  qui 
est  la  moitié  du  pays.  Ils  n'ont  d'autre  préoccupation  que  d'éloigner  les 
conservateurs,  de  surveiller  et  d'intimider  les  républicains  modérés  qui 
seraient  disposés  à  des  alliances  suspectes.  Ces  bons  apôtres  sont  pleins 
de  libéralité.  Ils  ont  les  clés  de  la  république,  ils  sont  chargés  de  garder 
les  portes  :  on  n'entrera  qu'à  certaines  conditions  qu'ils  daignent  fixer. 
11  faudra  que  les  néophytes  se  soumettent  à  des  épreuves,  qu'ils  olïrent 
des  «  garanties,  »  des  «  gages  suflisans  ;  »  on  leur  imposera  une  pé- 
nitence, un  «  stage  nécessaire!  »  .lusque-là  les  portes  resteront  fer- 
mées. Les  conservateurs  qui  représentent  trois  millions  de  Français 
sont  l'ennemi;  les  républicains  modérés  qui  seraient  tentés  de  traiter 
avec  eux,  de  s'entendre  avec  des  conservateurs  constitutionnels  comme 
M.  Pion  ou  M.  Hély  d'Oissel,  sont  des  «transfuges.  »  Ils  sont  plaisans 
en  vérité!  Ils  parlent  comme  s'ils  avaient  le  droit  de  faire  la  loi, 
d'imposer  des  conditions.  Ils  n'ont  aucun  droit;  on  n'a  pas  besoin  de 
leur  permission  pour  entrer  dans  une  république  ouverte  à  toutes  les 


REVUE.    —    CURONrQUE.  9Û7 

bonnes  volontés,  pour  participer  à  la  direction  des  affaires  de  la  France. 
Au  fond,  toute  leur  politique  est  d'empêcher,  s'ils  le  peuvent,  qu'on  ne 
substitue  une  politique  de  conciliation  et  d'apaisement  à  la  politique 
exclusive  et  irritante  qui  a  préparé  la  crise  à  laquelle  on  vient  à  peine 
d'échapper.  Ce  qu'ils  redoutent  surtout,  c'est  qu'on  ne  touche  aux  lois 
dont  ils  ont  la  prétention  de  faire  la  charte  républicaine;  —  la  loi  mi- 
litaire, les  lois  de  laïcisation  scolaire,  ils  choisissent  bien  leur  mo- 
ment ! 

Oui,  certes,  ils  choisissent  l'heure  oii  se  dévoilent  justement  de  toute 
façon  les  dangers  de  ces  lois,  qui  ne  sont  qu'une  œuvre  de  secte.  11  n'y 
a  que  quelques  jours,  M.  Bardoux,  avec  le  zèle  d'un  esprit  libéral,  a 
cru  devoir  provoquer  les  explications  de  M.  le  ministre  de  la  guerre  au 
sujet  de  l'application  de  la  loi  militaire.  11  se  trouve,  en  effet,  que  ce 
qu'on  avait  prévu  arrive,  que,  dès  lepremier  pas,  une  des  conséquences 
de  la  loi  est  de  compromettre  plus  ou  moins  le  recrutement  et  peut- 
être  Texistence  de  TF^cole  normale.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  de  mieux, 
à  ce  qu'il  paraît,  est  d'adoucir  un  peu  la  rigueur  de  la  loi,  de  choisir  le 
moment  où  les  élèves  devront  faire  leur  année  obligatoire  de  service. 
Ils  iront  au  régiment  avant  leur  entrée  à  l'école  ou  à  leur  sortie.  Les 
études  ne  seront  pas  moins  forcément  compromises.  Et  ce  qui  est  vrai 
pour  les  élèves  de  l'École  normale  l'est  aussi  pour  bien  des  jeunes 
gens,  voués  à  d'autres  études,  pour  les  séminaristes  eux-mêmes.  On 
est  réduit  à  chercher  des  palliatifs  ;  ne  serait-il  pas  plus  simple  de 
proposer  hardiment,  courageusement,  une  revision  partielle  de  la  loi 
dans  l'intérêt  de  la  haute  culture  intellectuelle  et  morale  de  la  France? 

Sait-on,  d'un  autre  côté,  quels  sont  les  effets  des  dernières  lois  sco- 
laires? Plus  de  cinq  cents  rapports  sont  arrivés  au  ministère  de  l'in- 
struction publique;  ils  viennent  de  Paris  ou  de  la  province.  La  plupart 
révèlent  en  traits  parfois  saisissans  qu'avec  l'enseignement  religieux  a 
disparu  tout  enseignement  moral,  que  presque  partout  l'éducation 
morale  est  en  déclin  quand  elle  n'est  pas  absente  dans  les  écoles. 
Ils  sont  réellement  intéressans,  instructifs  et  souvent  navrans  dans 
leur  sincérité,  tous  ces  rapports  qui  ont  été  écrits  évidemment  sans 
aucun  parti-pris,  qui  exposent  tout  simplement  ce  qui  se  passe  dans 
la  Charente,  dans  le  Limousin,  dans  la  Somme  comme  à  Paris.  Les 
expressions  varient,  le  fond  est  le  même.  On  en  revient  toujours  à 
ceci  :  «  l'enseignement  de  la  morale  n'existe  pas  dans  nos  écoles:  »  ou 
bien  :  «  l'enseignement  de  la  morale  n'est  ni  compris  ni  donné  dans 
nos  écoles...  »  A  Paris,  les  inspecteurs  avouent  que  «  les  enfans  per- 
dent la  notion  du  respect  et  du  devoir,  faute  d'instruction  morale,  « 
qu'ils  arrivent  à  un  tel  degré  de  mauvaise  éducation  que  tout  le  monde 
s'en  plaint,  ({uc  a  les  patrons  ne  veulent  plus  prendre  d'apprentis  à 
cause  des  dcsagrémcns  qu'ils  ont  à  subir  des  enfans  dont  ils  ont  la 
responsabilité...  »  Tel  est  l'universel  témoignage.  M.  le  vice-rectcur  de 


9h8  REVUE   DES    D2UX   MONDES. 

racadémie  de  Paris,  avec  son  élévation  d'esprit,  constate  le  mal,  et  ré- 
cemment un  des  juges  les  plus  éclairés  du  tribunal  de  la  Seine, 
M.  Guillot,  déclarait  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  aucun  doute,  que  «  l'aug- 
mentation de  la  criminalité  chez  les  jeunes  gens  avait  coïncidé  avec  les 
changemens  introduits  dans  l'enseignement  public.»  Sur  tous  les  points, 
que  les  radicaux  le  veuillent  ou  ne  le  veuillent  pas,  il  y  a  donc  quelque 
chose  à  faire,  et  ce  quelque  chose,  c'est  justement  la  politique  qui  ré- 
pond à  l'instinct  du  pays,  à  laquelle  doivent  s'attacher  tous  les  hommes 
animés  de  la  passion  généreuse  de  replacer  la  P^rance  dans  des  condi- 
tions de  sécurité  politique  et  de  grandeur  morale. 

Si  ce  n'était  un  certain  état  général  de  l'Europe,  des  rapports,  des 
alliances,  si  ce  n'était  cet  état  toujours  compliqué,  toujours  tendu, 
qui  laisse  tout  craindre,  on  pourrait  dire  qu'il  n'y  a,  pour  le  moment, 
ni  indices,  ni  apparences  de  troubles  prochains  dans  les  affaires  du 
continent.  Des  incidens  des  derniers  mois  il  n'est  resté  qu'une.impres- 
sion  assez  pacifique  qui  se  prolonge,  le  sentiment  que  personne  n'a 
envie  de  précipiter  les  événemens  ni  en  Orient,  ni  dans  l'Occident.  Le 
prince  Ferdinand  de  Cobourg,  à  son  retour  à  Sofia  après  ses  prome- 
nades en  Europe,  a  eu,  il  est  vrai,  un  langage  un  peu  indiscret.  Il  a 
affecté  de  laisser  croire  que  la  Bulgarie  ne  serait  jamais  abandonnée 
par  l'Autriche,  que  l'Autriche  ne  serait  jamais  abandonnée  par  l'Alle- 
magne, que  l'appui  de  la  triple  alliance  lui  était  assuré.  Ce  sont  des 
propos  de  prince  dans  l'embarras.  Le  comte  Kalnoky  n'a  sûrement  pas 
trouvé  à  Friedrichsruhe  le  conseil  de  «  s'engager  à  fond,  »  pour  le  bon 
plaisir  du  prince  bulgare.  L'Autriche  n'est  pas  disposée  à  courir  les 
aventures,  et,  entre  autres  bonnes  raisons  de  ne  pas  se  compromettre, 
de  ne  rien  brusquer,  elle  a  plus  que  jamais  aujourd'hui  ses  embarras 
intérieurs.  Les  ministères  qui  dirigent  ses  affaires  sont  assaillis  de  dif- 
ficultés croissantes.  Le  comte  Taaffe  a  de  la  peine  à  se  reconnaître  au 
milieu  de  toutes  les  revendications  slaves,  tchèques,  ruthénes,  croates, 
italiennes,  et  malgré  sa  dextérité  dans  l'art  de  tout  concilier,  il  est  me- 
nacé de  ne  plus  retrouver  sa  majorité;  mais  c'est  surtout  à  Pesth  que 
les  affaires  ministérielles  et  parlementaires  prennent  depuis  quelque 
temps  un  caractère  des  plus  violens. 

Déjà  au  printemps  dernier  la  loi  militaire  avait  été  l'occasion  d'une 
lutte  passionnée,  acharnée,  qui  du  parlement  passait  dans  la  rue  et 
était  accompagnée  de  manifestations  populaires.  Depuis  quelques 
semaines,  cette  lutte  a  recommencé  plus  ardente  que  jamais  à  pro- 
pos du  budget,  et  elle  se  déroule  à  travers  les  incidens  orageux,  les 
scènes  violentes.  C'est  une  sorte  de  duel  implacable  entre  les  chefs  de 
l'opposition  hongroise  de  toutes  les  nuances,  M.  Iranyi,  M.  Polonyi, 
le  comte  Gabriel  Karolyi,  le  comte  Albert  Apponyi  et  le  premier  mi- 
nistre, M.  Tisza.  Tout  met  les  passions  en  jeu  ;  tout  sert  de  prétexte 
pour  renouveler  l'assaut  contre  M.  Tisza,  contre  le  «  régime  Tisza  »>  et 


REVUE.    —    Cil  ROM  QUE.  9^9 

sa  majorité  qu'on  accuse  de  corruption ,  de  violation  des  droits  de  la 
Hongrie,  de  subordination  sans  dignité  vis-à-vis  de  Vienne.  L'opposi- 
tion va  un  peu  à  l'aventure,  sans  réflexion.  Elle  est  allée  même  jus- 
qu'à refuser  de  voter  la  liste  civile  attribuée  à  l'empereur  comme  roi 
de  Hongrie.  Elle  vote  contre  tout  ce  que  propose  le  chef  du  cabinet,  sans 
lui  laisser  même  le  temps  et  la  liberté  de  parler.  Elle  manœuvre  visi- 
blement de  façon  à  rendre  la  position  impossible  à  M.Tisza.  Un  instant, 
on  a  cru  avoir  trouvé  le  point  faible  à  propos  du  vieux  Kossiith,  qui 
habite  Turin  et  n'a  jamais  voulu  rentrer  en  Hongrie.  D'après  les  lois 
de  l'empire,  Kossuth,  pour  conserver  sa  nationalité,  était  obligé  de  faire 
une  déclaration  au  consulat  austro-hongrois  de  la  ville  où  il  réside  ; 
mais  il  s'est  toujours  refusé  à  reconnaître  le  régime  existant  en  Hon- 
grie, et,  à  défaut  de  la  déclaration  légale,  il  était  exposé  à  perdre  sa 
nationalité.  Merveilleuse  occasion  de  soulever  les  passions  contre  le  mi- 
nistère, s'il  exécutait  la  loi  à  l'égard  de  celui  qu'on  appelait  «  le  grand 
patriote  sans  patrie  !  »  M.  Tisza  a  su  déjouer  le  plan  avec  finesse,  par  une 
sorte  de  subterfuge,  en  déclarant  que  Kossuth,  ayant  accepté  de  plu- 
sieurs villes  la  qualité  de  citoyen  honoraire,  pouvait  être  considéré 
comme  citoyen  hongrois,  —  que,  si  l'opposition  voulait  lui  dénier  ce 
titre,  c'était  son  affaire.  Il  a  mis  les  rieurs  de  son  côté. 

M.  Tisza,  à  dire  la  vérité,  tient  tête  à  l'orage  avec  un  mélange  d'ha- 
bileté, de  sang-froid  et  de  verdeur.  11  ne  recule  pas,  il  disait  même  il  y 
aquelques  jours,  d'un  ton  assez  hautain,  qu'il  regrettait  «de  nepouvoir 
offrir  à  ses  adversaires  la  perspective  de  sa  démission  prochaine.  » 
C'est  fort  bien  !  Il  n'est  pourtant  pas  dillicile  de  distinguer  à  travers 
tout  que  ce  premier  ministre,  si  fier,  si  confiant  en  lui-même,  arrive  au 
bout  de  son  règne.  M.  Tisza  a  connu  autrefois  la  popularité,  il  connaît 
aujourd'hui  les  amertumes  d'une  impopularité  qui  devient  évidente.  11 
a  trop  duré,  il  a  contre  lui  ses  quinze  années  de  ministère,  et  rien  ne 
prouve  mieux  le  déclin  de  son  ascendant,  que  le  soin  avec  le([uel 
quelques-uns  de  ses  collègues  récemment  appelés  au  ministère  le  lais- 
sent seul  engagé  dans  la  lutte,  paraissant  éviter  de  confondre  leur 
cause  avec  celle  du  président  du  conseil.  On  peut  donc  prévoir  que 
M.  Tisza  n'ira  plus  bien  loin  comme  chef  de  cabinet,  que  s'il  ne  prend 
pas  sa  retraite  pour  donner  satisfaction  à  ses  adversaires,  il  la  prendra 
parce  qu'il  en  sentira  lui-même  la  nécessité.  On  peut  pressentir  aussi 
qu'un  changement  de  ministère  dans  ces  conditions  peut  n'être  pas 
sans  gravité,  sans  signification  pour  les  rapports  toujours  délicats  de 
la  Hongrie  et  de  l'Autriche,  qu'il  pourrait  même  avoir  quelque  influence 
directe  ou  indirecte  sur  les  affaires  diplomatiques  de  l'empire.  Ce  se- 
rait dans  tous  les  cas  une  crise;  cette  crise  pourrait  être  un  embarras 
sérieux  pour  l'Autriche,  pour  l'empereur  François-Joseph  lui-même,  et 
ce  ne  serait  pout-être  pas  le  moment  de  »  s'engager  à  fond,  »  comme 


950  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

on  l'a  dit  à  Sofia,  pour  assurer  la  couronne  bulgare  au  prince  Ferdi- 
nand de  Cobourg,  au  risque  de  mettre  le  feu  à  l'Europe. 

Comme  s'il  n'y  avait  pas  assez  de  questions  pour  occuper  et  agiter 
l'Europe,  les  plus  grandes  puissances  ont  aujourd'hui  une  passion  nou- 
velle :  elles  ont  la  passion,  la  fièvre  des  expéditions  ou  des  acquisitions 
lointaines,  des  conquêtes  en  pays  inconnu.  C'est  à  qui  arrivera  le  pre- 
mier, à  qui  plantera  le  premier  son  drapeau  sur  un  territoire  plus  ou 
moins  inexploré,  surtout  en  Afrique.  On  va  à  l'aventure,  et  il  en  résulte 
des  conflits  imprévus,  quoique  souvent  inévitables,  comme  celui  qui 
vient  d'éclater  entre  le  Portugal  et  l'Angleterre  au  sujet  des  territoires 
qui  avoisinent  la  vieille  colonie  portugaise  de  Mozambique,  qui  se  dé- 
roulent sur  les  deux  rives  du  Zambèze,  jusque  vers  le  lac  Nyassa.  La 
compagnie  anglaise  du    u  Sud  africain  n  a  jeté  son  dévolu  sur  ces  ter- 
ritoires; elle  prétend  avoir  des  traités  de  cession  des  cliefs  indigènes: 
elle  a  enfin  obtenu  récemment  une  charte  de  la  reine  qui  consacre  ses 
droits,  trace  les  limites  de  cet  empire  du  Zambèze,  fixe  les  conditions 
de  l'établissement  nouveau.  Au  fond,  à  en  juger  par  cette  charte  même, 
la    compagnie    du   Sud  africain   n'est  visiblement  que  le  prête-nom 
du  gouvernement   anglais,   qui    se  réserve  d'entrer  directement  en 
possession  quand  il  le  voudra.  Malheureusement,  cette  tentative  s'est 
aussitôt  heurtée   contre  les   susceptibilités  et  les  prétentions  portu- 
gaises. Le  gouvernement  de  Lisbonne,  sans  perdre  un  instant,   s'est 
hàtè  de  faire  acte  de  souveraineté.  11  a  réorganisé  par  un  décret  ces 
régions  du  Zambèze  ;    il  a  même  envoyé  une  petite  expédition  pour 
faire  flotter  partout  le  drapeau  portugais.  Bref,  il  a  opposé  son  droit  aux 
prétentions   anglaises.  Et  voilà,  sinon   la  guerre,   heureusement,  du 
moins  une  querelle  allumée!  Elle  est  assez  vive  depuis  quelques  se- 
iîiaincs,  et  les  journaux  anglais  traitent  rudement  ce  malheureux  petit 
Portugal,  sans  craindre  de  pousser  leur  gouvernement  à  employer  la 
force  s'il  le  faut.  Le  cabinet  britannique  s'est  borné  jusqu'ici  à   récla- 
mer contre  les  actes  du  gouvernement  de  Lisbonne.  11  invoque  contre 
le  Portugal  la  condition  d'une  «  occupation  effective  »  imposée  par  le 
congrès  de  Berlin,  il  prétend  que  le  Portugal  n'occupait  pas  ces  con- 
trées. Lord  Salisbury  a  protesté;  le  ministre  des  affaires  étrangères  de 
Lisbonne,  M.  Barros  Cornes,  a  proteste  à  son  tour  par  une  note  sa- 
vante, serrée,  décisive,   en  même   temps  que  très  mesurée.  Il  dé- 
montre que  c'est  le   l'ortugal  qui  a  découvert  le  pays,  qui  a  acquis 
l'ancien  empire  du  Monomotapa,  qui  n'a  cessé  de  régner  sur  ces  ré- 
gions du  Zambèze.  C'est,  entre  le  Portugal  et  l'Angleterre,  le  renouvel- 
lement du  conflit  qui  s'est  élevé  il  y  a  quelques  années,  entre  l'Espagne 
et  l'Allemagne,  au  sujet  des  Carolines.  Tout  finira  sans  doute  comme 
alors,  par  quelque  médiation,  par  quelque  transaction  qui  n'est  peut- 
être  pas  trop  difllcile  dans  des  contrées  si  vastes  et  si  peu  connues. 


I 


REVUE.    —    CIIKOMOUE.  951 

Il  y  a  des  questions  qui  s'agitent  dans  tous  les  pays  et  qui,  partout, 
soulèvent  les  mêmes  dilïicultés,  provoquent  les  mêmes  divisions,  les 
mêmes  conflits  d'opinions.  Les  chambres  hollandaises,  pour  leur  part, 
viennent  de  dire  le  dernier  mot  d'un  débat  prolongé,  souvent  des  plus 
vifs,  sur  une  de  ces  questions  qu'on  retrouve  partout  aujourd'hui,  sur 
le  régime  et  les  conditions  de  l'enseignement  public.  Depuis  plus  de 
trente  ans,  entre  les  deux  partis  qui  divisent  la  Hollande,  les  lois  sco- 
laires sont  un  objet  de  perpétuelle  contestation.  Les  libéraux  ont  été 
toujours  partisans  de  l'école  publique,  neutre,  soutenue  par  l'État,  ou- 
verte aux  enfans  de  toutes  les  confessions  religieuses.  C'est  la  loi  faite 
par  les  libéraux  il  y  a  longtemps.  Les  cléricaux  n'unt  cessé  de  s'éle- 
ver contre  ce  régime,  et,  usant  de  la  liberté  qui  leur  est  ac  [uise,  ils 
ont  ouvert  des  écoles  confessionnelles,  qui  se  sont  bientôt  multipliées, 
qui  ont  été  les  rivales  souvent  heureuses  des  écoles  laïques.  La  lutte 
ne  laissait  pas  d'être  laborieuse,  lorsqu'il  y  a  dix  ans  un  ministère 
libéral  ajoutait  encore  aux  diflicultés  de  l'enseignement  libre  en  fai- 
sant voter  une  loi  qui  assurait  un  subside  de  l'État  pour  l'entretien  des 
écoles  publiques.  Dès  lors,  la  concurrence  devenait  sinon  impossible, 
du  moins  singulièrement  difficile,  d'autant  plus  (jue  la  loi  nouvelle 
imposait  à  toutes  les  écoles,  indistinctement,  d'assez  fortes  dépenses 
pour  l'amélioration  intérieure  du  régime  scolaire.  Les  écoles  confes- 
sionnelles n'en  sont  pas  mortes;  mais  elles  ont  eu  plus  de  peine  à 
vivre.  Elles  ne  sont  soutenues  que  par  les  sacrifices  pécuniaires  de 
leurs  partisans,  et  il  y  a  eu  un  certain  mouvement  d'opinion.  Les 
conservateurs  ou  cléricaux  ont  protesté  plus  que  jamais  contre  l'injus- 
tice d'une  loi  qui,  en  leur  laissant  la  charge  de  leurs  écoles,  les  obli- 
geait à  payer  par  l'impôt  les  écoles  laïques  dont  ils  ne  voulaient  pas 
se  servir. 

C'est  dans  ces  conditions  que  le  minisière  conservateur  de  M.  de 
Mackay,  arrivant  au  pouvoir  l'an  dernier,  a  trouvé  la  question.  11  a  voulu 
en  finir,  comme  on  en  finit  toujours  avec  ces  interminables  querelles, 
par  une  transaction.  Il  n'a  pas  tardé  à  proposer  une  revision  de  la  loi 
scolaire  qui,  en  diminuant  les  frais  de  l'enseignement,  accordait  aux 
écoles  confessionnelles,  comme  aux  autres,  une  part  dans  les  rétribu- 
tions de  l'État.  C'était  une  manière  de  faire  la  part  de  tout  le  monde, 
dans  une  pensée  de  paix.  Le  ministère  avait  la  majorité  dans  la  se- 
conde chambre  des  états-généraux,  il  était  sur  d'obtenir  le  vote  de  sa 
loi;  mais  ici  est  survenu  un  incident  caractéristique  qui  révèle  le  mou- 
vement des  opinions.  Une  partie  des  libéraux,  17,  n'ont  point  hésité  à 
voter  la  loi  ;  ils  se  sont  prêtés  à  une  transaction  pour  dégager  le  ter- 
rain parlementaire  d'une  vieille  difficulté  et  pouvoir  aborder  dans  do 
meilleures  conditions  les  questions  militaires,  financières,  qui  ont  au- 
jourd'hui une  certaine  importance  en  Hollande.  Les  17,  il  faut  le  dire, 


952  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ont  fait  un  peu  scandale  dans  le  parti  ;  on  les  a  accusés  d'abdiquer 
devant  les  cléricaux,  de  déserter  les  traditions  libérales.  Les  adver- 
saires de  toute  concession  comptaient  au  moins  que  la  loi  irait  échouer 
à  la  première  chambre  où  les  libéraux  ont  encore  une  assez  forte  ma- 
jorité. Pas  du  tout  :  là  aussi  l'esprit  de  conciliation  l'a  emporté  et  la 
loi  a  été  adoptée;  là  aussi  bon  nombre  de  libéraux  n'ont  pas  voulu 
prendre  la  responsabilité  d'un  rejet,  qui  pouvait  avoir  pour  conséquence 
soit  un  changement  de  ministère,  soit  une  dissolution  des  chambres. 
Heureux  exemple  d'une  transaction  dans  ces  questions  délicates!  11 
reste  à  savoir  si  les  cléricaux  hollandais  se  tiendront  pour  satisfaits,  si 
les  prudentes  concessions  dos  libéraux  n'amèneront  pas  une  scission 
dans  le  parti,  —  si  le  ministère  enfin  aura  conquis  la  paix  des  esprits 
qu'il  a  voulu  réaliser. 

La  révolution  qui   s'est  récemment  accomplie  au  Brésil,  qui  a  rem- 
placé l'empire  par  la  république,  a-t-elle  été  aussi  simple,  aussi  spon- 
tanée qu'on  l'a  cru  d'abord  ?  A-t-elle  eu  le  caractère  d'un  événement 
né  de  la  force  des  choses,  d'un  mouvement  irrésistible,  quoique  ina- 
perçu, d'opinion?  Cette  révolution  brésilienne,  à  dire  toute  la  vérité, 
semble  encore   assez  énigmatique.  Elle  garde  toutes  les  apparences 
d'une  surprise,    d'un  coup   de   théâtre,    dont  le  succès   reste    assez 
inexpliqué.  On  voit  bien  que  des  militaires  ont  décidé  le  mouvement, 
que  quelques  chefs  républicains  de  Rio  ont  réussi  aussitôt  à  s'en  em- 
parer, qu'il  n'a  pas   été   mal  accueilli  par  bon  nombre  d'anciens  pro- 
priétaires d'esclaves,  que  toute  sorte  d'élémens  discordans  se  mêlent 
dans  cette  échauifourée,  devant  laquelle  se  sont  évanouis  les  pouvoirs 
publics.  D'un  autre  côté,  ce  qu'on  sait,  surtout  depuis  l'arrivée  récente 
de  l'empereur  dom  Pedro  à  Lisbonne,  ne  prouve  pas  que  tout  se  soit 
passé  aussi  simplement  qu'on  l'a  dit,  que  l'empereur  et  la  famille  im- 
périale aient  dû  quitter  Rio,  s'embarquer  pour  l'Europe  sous  le  coup 
d'une  animadversion   nationale,  même  d'une  manifestation  sensible 
d'opinion.  Le  plus  clair  est  que  la  révolution  s'est  accomplie  parce 
qu'on  l'a  laissée  s'accomplii',   qu'au  dernier  moment  la  résistance  a 
manqué  ou  est  devenue  impossible  par  la  défection  des  troupes,  que 
le  général  de  Fonseca,  qui  ne  voulait  peut-être  arriver  qu'à  un  change- 
ment de  ministère,  s'est  trouvé  avoir  renversé  l'empire.  Les  chefs  du 
mouvement  sont  restes  maîtres  du  terrain  sans  combat  ;  ils  ont  ])ro- 
clamé  la  république  sans  consulter  le  pays.  11  ne  reste  plus  maintenant 
qu'a  faire  accepter,  à  organiser  cette  république  nouvelle  qui  fait  son 
apparition  au-delà  de  l'Atlantique.  Ce  n'est  point,  à  ce  qu'il  semble,  le 
plus  facile.  Les  débuts  paraissent  assez  laborieux;  l'œuvre  commencée 
par  la  sédition  à  Rio-de-Janeiro  n'ira  peut-être  pas  jusqu'au  bout  sans 
(lifTiculté.et,  en  attendant  que  les  nouveaux  États-Unis  du  Brésil  soient 
organisés,  les  vieux,  les  vrais  États-Unis,  ceux  de  l'Amérique  du  Nord, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  953 

viennent  de  recevoir  le  compte  annuel  de  leurs  affaires  par  le  mes- 
sage du  président  Harrison,  Les  États-Unis  ne  sont  pas  la  région  du 
Nouveau-Monde  où  tleurissent  les  révolutions  ! 

C'est  la  première  année  de  la  présidence  de  M.  Harrison  qui  finit, 
et,  comme  ses  prédécesseurs  à  la  Maison-Blanche,  le  nouveau  président 
a  la  chance  de  n'avoir  à  constater  à  travers  tout  que  la  fortune  crois- 
sante de  l'Union  américaine.  Il  peut  y  avoir,  sans  doute,  il  y  a  sûre- 
ment dans  cette  vaste  république,  qui  s'étend  et  grandit  sans  cesse, 
des  troubles  partiels,  des  violences,  bien  des  problèmes  qui  touchent 
à  la  politique  intérieure  comme  à  la  poUtique  extérieure.  Tout  finit  par 
se  confondre  dans  un  puissant  mouvement  de  prospérité  ininterrom- 
pue. Le  message  que  M.  Harrison  vient  d'adresser  au  congrès  n'est 
pas  ou  ne  peut  pas  être  le  tableau  de  ce  travail  d'une  société  en  for- 
mation. Il  ne  parle  que  des  affaires  qui  ont  occupé  ou  occupent  encore 
le  gouvernement,  de  l'affaire  de  Samoa,  qui  a  un  instant  divisé  les 
États-Unis,  l'Angleterre,  l'Allemagne,  et  qui  a  été  réglée  à  Berlin,  des 
pêcheries  du  Canada,  qui  restent  toujours  une  difficulté  avec  les  Anglais, 
du  congrès  pan-américain  réuni  à  Washington  pour  préparer  la  fédéra- 
tion de  toutes  les  républiques  du  Nouveau-Monde, —  un  peu  de  la  révolu- 
tion du  Brésil.  Le  message  promet  de  reconnaître  la  révolution  de  Rio, 
«  si  la  majorité  de  la  population  donne  son  adhésion  aux  nouveaux 
gûuvernans;  »  il  ne  va  pas  au-delà.  Les  Américains  ne  portent  pas, 
dans  leurs  affaires,  des  idées  de  propagande  républicaine;  ils  ne  ver- 
ront, selon  toute  apparence,  dans  la  république  brésilienne  un  événe- 
ment heureux  que  si  elle  entre  dans  les  vues  de  fédération  américaine 
auxquelles  le  cabinet  de  Washington  cherche  en  ce  moment  à  rallier 
toutes  les  républiques  du  Nouveau-Monde.  Les  Américains  ne  sont 
pas  aussi  naïfs  que  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  de  France, 
qui,  interpellé  il  y  a  quelques  jours  dans  notre  chambre,  déguisait  à 
peine  sa  satisfaction  de  voir  naître  au-delà  des  mers  une  république 
de  plus,  un  régime  «  qui  se  fonde  sur  le  principe  de  la  souveraineté 
nationale,  sur  le  principe  électif.  »  Les  Américains  ne  font  pas  de  la 
diplomatie  avec  des  ingénuités  républicaines. 

Quant  aux  affaires  intérieures  des  États-Unis,  elles  se  résument  sur- 
tout dans  un  fait  invariable,  triomphant,  que  le  message  présidentiel 
a  encore  une  fois  à  constater.  M.  Harrison  annonce  au  congrès  que 
dans  la  dernière  année  financière,  tous  services  payés,  y  compris 
l'amortissement,  il  est  resté  un  excédent  de  57  millions  de  dollars, 
près  de  300  millions  de  francs.  Dans  l'année  courante,  l'excédent  est 
de  kk  millions  de  dollars.  11  y  a  déjà  quelques  années  que  ce  phéno 
mène  dure,  et  il  paraît  devoir  se  prolonger.  Chose  surprenante!  11  y  a 
au  monde  aujourd'hui  un  trésor  d'état  qui  souffre  de  pléthore,  de 
l'excès  de  ses  ressources,  qui  ne  sait  que  faire  de  ses  richesses  !  Kt 
comme  les  douanes  sont  la  première,  la  plu?  abondante  source  de  re- 


i 


954  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

celtes,  —  elles  donnent  22^  millions  de  dollars,  —  le  remède  à  un  mal 
si  étrange  serait,  à  ce  qu'il  semble,  une  diminution  des  tarifs,  le  retour  à 
une  politique  douanière  plus  libérale.  Le  dernier  président,  M.  Cleve- 
land,  avait  déjà  proposé  une  revision  des  tarifs.  Le  nouveau  président, 
M.  Harrison,  à  son  tour,  propose  assez  timidement,  dans  son  message, 
une  réforme  de  ce  genre.  Le  congrès,  jusqu'ici,  ne  paraît  pas  pressé 
de  suivre  ces  conseils.  Voilà  encore  un  point  où  les  Américains  se  mo- 
quent parfaitement  des  principes  !  Ils  ont  voulu,  après  la  guerre  de  la 
sécession,  rétablir  à  tout  prix  leurs  finances,  éteindre  leur  dette,  suf- 
fire à  tout,  et  ils  n'ont  trouvé  rien  de  mieux  que  de  mettre  à  contribu- 
tion le  commerce  étranger,  en  suscitant  du  même  coup  un  mouvement 
extraordinaire  dans  leurs  industries.  Ils  ont  réussi  plus  qu'ils  ne  l'es- 
péraient peut-être,  puisqu'ils  ont  amorti  une  grande  partie  de  leur 
dette  et  qu'ils  ont  vu  se  développer  une  puissante  industrie.  Mais  c'est 
justement  ici  la  difficulté.  Ils  sont  aujourd'hui  entre  un  système  de  ta- 
rifs, qui  a  produit  tout  ce  qu'il  pouvait  produire,  dont  ils  n'ont  plus 
besoin  pour  leurs  finances,  et  des  propositions  de  déerèvemens,  contre 
lesquelles  l'industrie  nationale  se  soulève.  S'ils  reviennent  dans  une 
certaine  mesure  à  une  politique  plus  libérale,  ils  ne  s'y  décideront 
sûrement  qu'en  gens  pratiques,  parce  qu'ils  y  seront  intéressés  et 
qu'ils  le  i)Ourront  sans  nuire  à  ce  qui  a  fait  depuis  vingt  ans  leur  pro- 
digieuse prospérité. 

en.    DE   MAZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Les  marchés  financiers  ont  conservé  quelque  hésitation  au  moment 
de  la  liquidation  de  fin  novembre  et  pendant  les  premiers  jours  de 
décembre.  Puis  les  motifs  d'inquiétude  venant  à  s'atténuer  et  les 
élémens  de  hausse  au  contraire  à  se  fortifier,  la  spéculation  a  repris 
courage  simultanément  à  Berlin,  à  Vienne,  à  Paris  et  à  Londres.  Tous 
les  fonds  d'états  se  sont  mis  en  mouvement  et  ont  atteint  sur  la  cote 
un  niveau  sensiblement  plus  élevé. 

Il  faut  mettre  naturellement  à  part  le  groupe  des  fonds  brésiliens, 
de  l'Extérieure  et  du  Portugais,  alïectés  par  un  événement  politique 
d'une  haute  portée,  la  révolution  du  15  novembre,  et  qui  ont  continué 
à  baisser  immédiatement  après  la  liquidation. 

Toutefois,  cette  baisse,  faite  plus  encore  par  la  spéculation  que  par 
les  porteurs  de  litres,  était  trop  rapide  et  violente  pour  ne  pas  donner 
lieu  bientôt  à  une  réaction  assez  vive  dans  le  sens  de  la  reprise.  C'est 


REVUE.    —    CHROMOUE.  955 

co  qui  s'est  en  effet  produit  vers  le  10  du  mois,  el  l'aïuélioration  qui  a 
été  le  résultat  de  ce  revirement  est  venue  encore  accentuer  le  carac- 
tère optimiste  de  la  physionomie  du  reste  du  marché. 

L'argent,  comme  on  l'avait  prévu,  a  été  cher  en  liquidation,  moins 
toutefois  à  Paris  qu'il  n'avait  été  à  Berlin  et  à  Londres,  à  Berlin  surtout, 
où  l'on  avait  payé  8,  9  et  10  pour  100.  On  n'a  guère  dépassé,  ici,  5  ou  6 
pour  100,  et  même  pour  la  plupart  des  valeurs,  la  spéculation  a  obtenu, 
sur  notre  marché  en  banque,  comme  au  parquet,  des  conditions 
bien  plus  douces.  Sur  la  rente  française  on  a  payé  de  0  fr.  22  à  0  fr.  25, 
et  il  y  a  eu  des  reports  élevés  sur  quelques-uns  de  nos  grands  titres, 
Banque  de  France,  Crédit  foncier,  Chemins  français,  Suez,  etc. 

Les  opérations  de  prorogation  terminées,  on  restait  préoccupé  de 
l'état  du  marché  monétaire  à  Londres,  et  de  l'extension  que  prendrait 
la  panique  sur  les  valeurs  brésiliennes.  De  l'un  et  de  l'autre  côté  on 
n'a  pas  tardé  à  se  rassurer.  Si  la  situation  de  la  Banque  d'Angleterre 
ne  s'est  pas  encore  modifiée,  l'argent  est  redevenu  très  abondant  sur 
le  marché  libre  de  l'argent  dans  la  Cité,  où  les  avances  sont  obtenues 
bien  au-dessous  du  taux  officiel.  Quant  aux  fonds  du  Brésil,  nous  avons 
dit  qu'après  une  brusque  dépréciation  nouvelle,  qui  a  fait  reculer  le 
k  1/2  à  87  et  le  k  pour  100  à  77,  une  réaction  était  enfin  survenue.  Les 
derniers  cours  sont  90  et  81.  Avant  la  révolution,  ces  titres  étaient  cotés 
à  Londres  101  et  92.  De  tels  prix  étaient  réellement  trop  élevés  et  se 
seraient  peut-être  en  tout  cas  difficilement  soutenus.  Il  n'est  pas  pro- 
bable qu'on  les  revoie,  au  moins  d'ici  longtemps  ;  les  fluctuations  de 
ces  valeurs  ne  sauraient  désormais  exercer  la  moindre  influence  sur 
l'attitude  et  les  tendances  des  marchés  européens. 

La  place  de  Berlin  a  donné,  en  réalité,  l'impulsion  décisive  à  la 
hausse  en  poussant  résolument  les  fonds  russes  et  hongrois  et  l'italien. 
Le  k  pour  100  russe  a  été  porté  de  92.60  à  93.20,  le  Hongrois  de  87.90 
à  88.30,  l'Italien  de  95  à  90.62.  Pour  les  deux  derniers  fonds,  les 
acheteurs  profitent  de  la  proximité  du  détachement  d'un  coupon  semes- 
triel, 2  pour  100  sur  le  Hongrois,  2.17  sur  l'Italien,  ce  qui  ramène 
les  prix  actuels  à  86.30  et  9/j./i5. 

Le  gouvernement  du  roi  Humbert  a  présenté  à  la  chambre  des  dé- 
putés de  Bome  le  projet  de  loi  abolissant  les  droits  dilïéreniiels  entre 
la  France  et  l'Italie,  qui  avait  été  annoncé  dans  le  discours  du  trône. 
La  commission  a  déposé  son  rapport,  qui,  à  l'unanimité,  conclut  à  l'abo- 
lition, et  le  vote  de  la  chambre  est  acquis  d'avance.  M.  Crispi  recon- 
naît la  nécessité  d'un  retour  vers  la  France  après  la  désastreuse 
expérience  d'une  guerre  de  tarifs,  qui  n'a  fait  de  mal  qu'à  celui  des 
deux  adversaires  qui  l'avait  déclarée.  Parmi  les  motifs  qui  ont  poussé  le 
ministre  italien  à  exécuter  cette  évolution  politique,  on  peut  placer  har- 
diment le  désir  de  rouvrir  le  marché  français  aux  valeurs  italiennes  ré- 


i 


956  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cemment  créées,  celui  de  Berlin  se  montrant  impuissant  à  les  absorber. 

La  progression  des  cours  des  fonds  russes  et  hongrois  s'explique  par 
la  situation  de  plus  en  plus  satisfaisante  des  budgets  des  deux  pays  et 
surtout  par  la  conviction  que  la  paix  de  l'Europe  ne  sera  pas  plus  trou- 
blée Tannée  prochaine  que  les  précédentes. 

Pendant  la  première  semaine  de  décembre,  le  marché  de  Berlin 
avait  été  aussi  tenu  dans  une  certaine  indécision  par  la  crainte  que  le 
mouvement  gréviste  dans  le  bassin  houiller  de  Westphalie  ne  prît  une 
extension  dangereuse  pour  la  tranquillité  sociale,  et,  à  un  point  de  vue 
plus  spécial,  pour  les  approvisionnemens  de  l'armée.  Mais,  sur  les 
instances  des  autorités  de  la  province,  les  conseils  d'administration 
des  compagnies  ont  acquiescé  aux  demandes  des  mineurs,  et  la  grève 
générale  a  été  conjurée. 

L'Extérieure  et  le  Portugais  à  73  et  66.25  ne  se  sont  pas  encore  rele- 
vés de  la  dépréciation  qu'ils  avaient  subie  à  la  suite  des  fonds  brési- 
liens. Ils  ont,  il  est  vrai,  plus  d'un  motif  de  ne  pas  s'élever  trop  brus- 
quement au-dessus  du  niveau  actuel.  La  situation  financière  est  très 
mauvaise  en  Espagne.  Le  ministre  Gonzalez  ne  l'a  que  timidement 
exposée  aux  Certes,  et  ceux-ci  n'osent  pas  aborder  en  face  la  difTiculté. 
Les  déficits  s'ajoutent  aux  déficits,  les  économies  réalisables  sont  sans 
importance  réelle.  La  dette  flottante  prend  des  proportions  énormes 
pour  le  pays.  Un  emprunt  de  quelques  centaines  de  millions  devient 
absolument  urgent. 

L'Unifiée  s'est  élevée  de  467.50  à  471.25.  Les  Anglais  sont  moins 
disposés  que  jamais  à  quitter  la  vallée  du  Ml,  maintenant  que  les  mah- 
distes  sont  devenus  maîtres  de  la  province  équatoriale  qu'Kmin-Pacha 
avait  jusqu'à  cette  année  défendue  contre  leurs  attaques,  et  qu'ils  vont 
pouvoir  tourner  leurs  efforts  du  côté  de  la  llaute-Égypte. 

A  un  point  de  vue  plus  strictement  financier,  l'Unifiée  a  été  sou- 
tenue par  la  déclaration  du  gouvernement  égyptien  promettant  l'abo- 
lition de  la  corvée  sans  augmentation  de  l'impôt  foncier,  si  les  puis- 
sances intéressées  consentaient  à  la  conversion  de  la  Dette  privilégiée, 
l'économie  résultant  de  cette  conversion  devant  compenser  les  frais 
de  l'abolition.  11  est  probable  que  la  France  ne  persistera  pas  dans 
l'opposition  qu'elle  avait  faite  jusqu'ici  à  l'opération  financière  prépa- 
rée au  Caire  et  en  Angleterre. 

Les  fonds  turcs  ont  été  mieux  tenus.  Le  1  pour  100  a  presque  touché 
18  francs,  l'obligation  Douane  a  dépassé  400,  et  la  Banque  ottomane 
s'est  rapprochée  de  540.  C'est  à  Berlin  surtout  qu'est  poussée  la  rente 
turque  et  aussi  l'obligation  Douane.  La  spéculation  délaisse  provisoire- 
ment la  Banque  ottomane,  en  attendant  les  premiers  résultats  que 
pourra  donner  l'administration  de  sir  Edgar  Vincent. 

Siniullani'ment  avec  cette  reprise  générale  des  fonds  publics,  s'est 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

produite  une  hausse  nouvelle  des  rentes  françaises.  Le  cours  de  88  fr., 
devant  lequel  le  3  pour  100  se  trouvait  arrêté  depuis  deux  mois,  a  été 
enlevé  d'un  élan  vigoureux. 

Les  achats  n'ont  assurément  pas  émané  du  public,  mais  l'épargne 
ne  s'est  pas  montrée  étonnée  des  cours  nouveaux,  et  il  n'a  pas  été 
signalé  de  ventes  importantes  du  portefeuille. 

Aussi  le  prix  de  88.30,  que  l'on  n'avait  jamais  vu,  a-t-il  été  assez 
aisément  atteint  et  conservé.  11  est  vrai  qu'un  coupon  trimestriel  sera 
détaché  lundi,  ce  qui  fait  ressortir  le  3  pour  100  à  87.60.  Cependant  la 
spéculation  ne  dissimule  pas  son  espoir  de  faire  inscrire  avant  la  fin 
de  l'année  le  cours  de  88  francs  ex-coupon. 

L'Amortissable  a  été  porté  de  91.60  à  92.30,  et  le  k  1/2  s'est  établi 
à  105.50. 

L'année  1889  promet  donc  de  se  terminer  sur  les  plus  hauts  cours 
connus  jusqu'ici  en  ce  qui  regarde  les  rentes  françaises  et  quelques- 
uns  des  principaux  fonds  d'états  européens. 

Restent  seuls  en  arriére,  avec  les  fonds  argentins  et  brésiliens, 
ritalien,  l'Extérieure  et  le  Portugais. 

Les  dispositions  sont  également  redevenues  très  favorables  pour  la 
plupart  de  nos  grandes  valeurs. 

La  Banque  de  France,  sur  laquelle  va  être  détaché  le  dividende  se- 
mestriel, se  tient  au-dessus  de  /j,100  francs. 

Le  Crédit  foncier,  en  reprise  continue  depuis  un  mois,  atteint 
l,3i|2.50.  L'action  a  longtemps  été  affectée  par  la  défaveur  passagère 
que  le  public  a  témoignée  pour  les  obligations  à  lots.  11  tend  à  re- 
prendre des  cours  plus  conformes  à  son  excellente  situation  et  au  ren- 
dement avantageux  que  représente  son  dividende  annuel  de  62  francs, 
par  comparaison  avec  la  capitalisation  de  la  rente  3  pour  100,  qui  est 
aujourd'hui  de  3.^0  pour  100. 

La  Banque  de  Paris  et  sa  création  récente,  la  Banque  nationale  du 
Brésil,  ont  reculé  d'abord  très  vivement  avec  les  fonds  de  ce  pays,  la 
première  jusqu'à  795,  la  seconde  jusqu'à  630.  Elles  ont  repris,  depuis, 
à  810  et  665. 

Le  Comptoir  national  d'escompte  a  maintenu  sa  prime  si  élevée  de 
1/jO  francs  sur  ses  titres  anciens  et  nouveaux.  11  y  a  là  un  eiïet  singu- 
lier de  la  confiance  qu'inspire  l'administration  nouvelle.  Les  prix  sont 
à  un  niveau  exagéré  pour  le  revenu  que  l'établissement  pourra,  pen- 
dant plusieurs  années,  donner  à  ses  actionnaires. 

Le  Lyon,  le  Nord,  le  Midi,  l'Orléans,  le  Gaz  et  le  Suez  ont  eu  leur 
part  dans  le  mouvement  général  de  hausse. 

Les  Chemins  espagnols  ont  été  plus  faibles,  surtout  le  Nord  de  l'Es- 
pagne, qui  avait  été  sans  raison  porté  au-dessus  de  /lOO  francs. 

Les  Voitures,  les  Omnibus  et  la  Compagnie  transatlantique  sont  res- 
tés sans  changement  appréciable  aux  environs  des  cours  où  ces  titres 


9ô8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  sont  fixés  depuis  la  clôture  de  TExposition  universelle,  soit  750,  1,250 
et  610. 

Il  ne  semble  pas  que  l'augmentation  considérable  des  recettes, dont 
ces  entreprises  ont  eu  le  bénéfice  par  suite  de  l'aniuence  des  visiteurs 
à  l'Exposition  universelle,  se  traduise  pour  les  actionnaires  en  une  élé- 
vation correspondante  du  dividende.  Les  conseils  d'administration  pro- 
poseront plutôt  de  l'appliquer  à  l'accroissement,  soit  des  réserves,  soit 
des  amortissemens. 

On  considère  comme  vraisemblable,  en  conséquence,  que  le  divi- 
dende des  Voitures  ne  dépassera  pas  /jO  francs  et  celui  de  la  Transat- 
lantique 30  francs. 

La  Banque  d'escompte,  qui  avait  été  portée  i)en(lant  quelque  temps 
à  530,  a  reculé  jusqu'à  510,  sur  un  conllit  singulier  qui  s'est  produit 
entre  cette  société  et  une  compagnie  espagnole  de  chemins  de  fer 
dont  elle  avait  mis,  il  y  a  quelques  mois,  les  obligations  en  souscrip- 
tion publique.  L'affaire  a  été  portée  devant  les  tribunaux  et  une  en- 
quête a  été  ordonnée.  11  s'agit  de  savoir  si  la  compagnie  de  Saragosse- 
.Môditerranée  offre  ou  non  les  garanties  que  la  Banque  d'escompte 
s'était  crue  autorisée  à  offrir  aux  souscripteurs  dans  le  prospectus  offi- 
ciel d'émission. 

En  attendant  la  solution  du  litige,  les  obligations,  émises  à  275,  se 
négocient  à  180  environ. 

La  Banque  d'escompte  s'est  d'ailleurs  relevée  à  520,  cette  société 
s'étant  déclarée  prête  à  rembourser  le  prix  des  obligations  souscrites 
à  §es  guichets,  si  le  tribunal  Ty  autorisait. 

La  souscription  ouverte  à  la  fin  du  mois  dernier  par  les  soins  de  la 
même  institution,  pour  la  formation  de  la  société  Decauville,  a  réussi, 
et  la  première  assemblée  constitutive  a  eu  lieu  cette  semaine.  Les 
actions  se  négocient  à  510  francs  environ. 

Il  est  question  de  la  constitution  prochaine,  sur  un  plan  analogue, 
d'une  société  anonyme  des  établissemens  Eiffel. 

L'ancien  Comptoir  d'escompte  a  valu  150,  puis  132  et  enfin  UO.  C'est 
à  la  fin  de  décembre  que  les  actionnaires  sont  convoqués  en  assemblée 
générale  pour  statuer  sur  la  proposition  de  transaction  présentée  par 
les  anciens  administrateurs  et  censeurs  (indemnité  de  25  millions  1/2 
de  francs),  et  déjà  acceptée  par  MM.  Moreau  et  Monchicourt. 

La  hausse  du  cuivre  s'est  continuée  à  Londres  jusqu'au  prix  de 
50  livres  sterling  par  tonne.  Aucune  réaction  ne  s'est  encore  produite 
sur  les  cours  des  actions  des  sociétés  de  mines  qui  avaient  profité 
directement  de  cette  reprise  du  métal.  Le  Rio-Tinto  se  maintient  au- 
dessus  de  /jOO,  le  Tharsis  à  117  ou  118,  le  Capc-Copper  à  90. 


Le  direclcur-gùrant  :  C.  Buloz* 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DU 


OUATRE-VINGT-SIÎIZÎKME     VOLUME 


TROISIEME    PERIODE.     —    LIX«    ANNEE. 


JNO\  EMBR  K.    —   DECEMBRE. 


Livraison   du    1"    Novembre. 

Idylle  et  Drame  di;  salon,  deuxième  partie,  par  M.  Henry  RABUSSON 5 

L'Hygiène  en  1889,  par  M.  Jules  ROCHARD,  de  l'Académie  de  médecine.  .  .  o4 

L'Afrique  et  l'Océame  a  l'Exposition  universelle,  par  M.  C.  de  VARIGNY.  .  8G 
Mirabeau,  d'après  un  livre  récent,  par  M.  Alfred  MÉZIKRES,  de  l'Académie 

frauçaise 112 

La  Peinture  étrangère  a  l'Exposition  universelle,  par  M.  Georges  LAFENESTRE.  138 
A   Travers  l'Exposition.   —  IX.  —  Dernières  remarques,  par  M.  le  vicomte 

Eugène-Melcuior  de  VOGIjÉ,  de   l'Académie  française 173 

Les  Mémoires  du  comte  Vitzthum,  par  M.  G.  VALBERT 196 

Revue  littéraire.  —  Bibliographie  des  œuvres  de  Voltaire,  par  M.  F.  BRU- 

NETIÈRE >208 

Revue  dramatique.  —  Théâtre  libre,  le   l'ère  Lebonnard,  dk  M.  Jean  Aicard.  '2'21 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 227 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 238 

Livraison    du    15    Novembre. 

Idylle  et  Drame  de  salon,  dernière  partie,  i»ar  M.  Henry  RABUSSON.  .  .  .  211 
Curiosités    historiques  et  littéraires.  —    Sir    John   Maundeville.   —    I.   — 

L'Homme  et  le  Conteur,  par  IM.  Emile  MOATÊGUT 277 

Études  diplomatiques.  —  Fin  du  ministère  du  marquis  d'Argenson.  —  I.  — 
L'Expédition  d'Ecosse  et  la  Prise  de  Bruxelles,  par  M.  le  duc  de  BROGLIE, 
de  l'Académie  française 313 


^ 


960  RKVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  Cavalerie  dans  la  GLEnr.E  modeiine 351 

Joseph  Cuamberlain  et  le  Socialisme  d'État,  par  M.  Augustin  FILON    ....  393 

Le  Congrès  antiesclavagiste,  par  M.  Edmond  PLALCHUT 428 

Revue  dramatique.  —   Théâtre  du  Gymnase,  la  Lulle  pour  la  vie,  de  M.  A. 

Daudet 461 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 466 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 477 

Livraison  du   1"  Décembre. 

Chante-Pleure,  première  partie,  par  M.  Emile  POUVILLON 481 

Un  Précurseur.  —  Dupont-Wuite,  par  M.  Emile  de  LAVELEYE 525 

Curiosités  historiques  et  littéraires.  —  Siu  John  Maundeville.  —  IL  —  Le 

Philosophe,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 547 

La  Propriété  des  mines.  —  L  —  Les  Origines  de  la  propriété   souterraine, 

par  M.  René  de  RÉCY 508 

La  Réforme  de  l'orthographe  française,  par  M.  Michel  BRÉAL,  de  l'Institut 

de  France 592 

Les    Grands   comités    parlementaires.  —  L'Expérience   de    1848,   par   M.   A. 

DE  LA  BERGE 617 

Le  Roman  de  la  nouvelle  réforme  en  Angleterre,  par  M.  Tii.  BENTZON.  .  .  649 

Deux  Livres  sur  l'Alsace,  par  M.  G.  VALBERT 683 

Revue  littéraire.  —  Les  Artistes  littéraires,  a  propos  d'un  livre  récent,  par 

M.  F.  BRUNETIÈRE 695 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 706 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 717 

Livraison   du    15    Décembre. 

Études  diplomatiques.  —  Fin  du  ministère   du  marquis  d'Argenson.  —  IL  — 
Affaires    d'Espagne   et   d'Italie,   Projet   de    confédération    italienne,    par 

M.  le  duc  DE  BROGLIE,  de  l'Académie  française 7'21 

Amsterdam  et  la  Hollande  vers  1630,  par   M.  Emile   MICHtlL 751 

CiiANTE-PLEURE,  dcuxicmc  partie,  par  M.  Emile  POUV'ILLON 789 

Laits  et  Beurres.  —  Leurs  Falsifications,  par  M.  Antoine  de  SAPORTA.  .   .       835 
La  Propriété   des  mines.  —  11.  —  Le   Régime   des   concessions,  par  M.  René 

DE  RÉCY 867 

Les    Facultés  françaises    en    1889.   —  l.   —    La    Situation    matérielle,   par 

M.  Louis  LIARD 894 

Renue    musicale.  —  L'Ode  triomphale,  aux  Concerts   du  Ciiatflet;   Mireille, 
A   l'Opéra-Comiqlë;   Lucie   de  Lammermoor,  a   l'Opéra,  par   M.  Camille 

BELLAIGUE 921 

Les  Livres  d'étrennes 931 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire »      944 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 954 


Paris.  —  U.ùàou  Quaiiiiii,  L.-Uuiuy  Uuy,  diruutuur,  7,  rue  Saïut-Buuoli. 


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